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EHESS Une entreprise de relativisation socio-culturelle Le Génie du paganisme by Marc Augé Review by: Jacques Gutwirth Archives de sciences sociales des religions, 28e Année, No. 56.2 (Oct. - Dec., 1983), pp. 163-168 Published by: EHESS Stable URL: http://www.jstor.org/stable/30198720 . Accessed: 17/06/2014 09:47 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . EHESS is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Archives de sciences sociales des religions. http://www.jstor.org This content downloaded from 91.229.229.203 on Tue, 17 Jun 2014 09:47:20 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Une entreprise de relativisation socio-culturelle

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EHESS

Une entreprise de relativisation socio-culturelleLe Génie du paganisme by Marc AugéReview by: Jacques GutwirthArchives de sciences sociales des religions, 28e Année, No. 56.2 (Oct. - Dec., 1983), pp. 163-168Published by: EHESSStable URL: http://www.jstor.org/stable/30198720 .

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Arch. Sc. soc. des Rel., 1983, 56/2 (octobre-decembre), 163 - 168 Jacques GUTWIRTH

UNE ENTREPRISE DE RELATIVISATION SOCIO-CULTURELLE

Apropos de:

Marc AUGE, Le Genie du paganisme. Paris, Gallimard, 1982, 336 p.

Decidement les voies de l'edition et du progres scientifique en France sont deconcertantes. Voici, d'un anthropologue frangais bien connu, un livre impor- tant, dont cependant la majeure partie avait deja ete publike dans une encyclo- pedie italienne. Combien de temps encore l'edition anthropologique frangaise restera-t-elle a la traine, non seulement par rapport aux publications americai- nes, mais encore, dans ce cas precis, italiennes?

En tout cas, le livre de Marc Auge represente une somme importante d'eru- dition, de reflexions hardies, de mises au point que l'on peut parfois contester, mais qui restent stimulantes pour les specialistes de l'ethnologie religieuse et po- litique; pour tous ceux enfin qui, comme sociologues et historiens, et - pourquoi pas- comme theologiens, reflechissent et travaillent sur la rencontre des reli- gions.

Le titre de l'ouvrage se veut evidemment replique a celui du livre de Cha- teaubriand, Genie du christianisme (1802). L'objectif de I'A. n'est certes pas de demanteler tout ce qu'a dit ce grand auteur ...apres tout plus receptif & la pre- sence de Dieu "sensible au coeur"... dans les d6serts d'Amerique que dans les salons parisiens ) (p. 12). Marc Auge met en question les rapports du christia- nisme au paganisme, de l'Occident a tous les autres [qui] passent d'abord par l'epreuve du silence et du malentendu a (ibid.). Car, dans la maniere chretienne, traduction et trahison ne font qu'un: ( comment distraire un element du pan- theon pai'en pour lui faire dire, comme on dit, Dieu ? ) (p. 13). Seule l'ethnologie a tente de rendre aux concepts de polygamie, cannibalisme, sorcellerie, posses- sion, etc., leur sens sociologique et politique, sans neanmoins vraiment reussir. Ce livre se donne precisement comme objectif, i la lumiere des meilleurs tra- vaux sur la Grece ancienne -principalement ceux de Jean-Pierre Vernant- et

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ceux de bons ethnologues africanistes et americanistes, de relativiser la reflexion scientifique sur le paganisme et le christianisme qui sont pour l'auteur deux courants religieux largement opposes. Des I'introduction, Marc Auge enonce clairement son objectif: le paganisme, donc, c'est d'abord tout le contraire du christianisme; et c'est bien la ce qui fait sa force derangeante, peut-tre sa pe- rennite... Il n'est jamais dualiste et n'oppose ni l'esprit au corps, ni la foi au sa- voir. Il ne constitue pas la morale en principe exterieur aux rapports de force et de sens que traduisent les aleas de la vie individuelle et sociale... II postule que tous les evenements font signe et tous les signes sens. Le salut, la transcendance et le mystere lui sont essentiellement etrangers... Il accueille la nouveaute avec intr&t et esprit de tolerance; toujours pr&t i allonger la liste des dieux, il congoit I'addition, I'alternance, mais non la synthesen (p. 14).

La frontiere entre christianisme et paganisme n'est pas nette pour autant. Chateaubriand lui-m~me avait compris qu'une religion ne se reduit pas a son contenu theologique. Aujourd'hui (...la reflexion savante rejoint l'intuition commune lorsqu'elle se refuse a opposer categoriquement l'ordre au desordre, la nature it la societe, I'inorganique a l'organique) (p. 15). ((Parler des dieux, des hbros ou des sorciers c'est aussi parler tres concretement de notre rapport au corps, aux autres, au temps, parce que ia logique paienne est a la fois plus et moins qu'une religion: constitutive de ce minimum de sens sociologique qui in- vestit nos comportements les plus machinaux, nos rites les plus personnels et les plus ordinaires, notre vie la plus quotidienne - nos intuitions les plus savantes (pp. 15-16).

L'auteur va done dans de vastes developpements sur la (religion ), les fi- gures pai'ennes n, ( le sens des signes n, exposer subtilement ce que l'introduction annonce de maniere synthetique, et peut-&tre volontairement provocatrice.

Le chapitre I sur ( Les frontieres de la religion n, n'est toutefois pas le plus pertinent dans les perspectives tracees par I'auteur. D'une certaine maniere il s'agit d'un cours, au demeurant instructif, sur la definition de la religion a partir de Marx, Bergson et Durkheim. Le chapitre II qui porte sur ( La construction de l'individu: homme pai'en, homme chr&tien H, traite d'une question souvent abor- dee en anthropologie, celle de la notion de personne. M. A. y propose un certain nombre de remarques sociologiques et cognitives, valables d'ailleurs autant pour les paiens que les chretiens. Ainsi la religion repond peut-&tre aux besoins de l'individu mais aucun individu n'adhere a la religion pour repondre a ses be- soins. L'individu est religieux avant de les ressentir ) (p. 54). Apropos des dieux grecs, I'A. rappelle que la (relation entre hommes et dieux, mime lorsqu'elle concerne les aspects les plus intimes de I'organisme individuel (la sterilite, la maladie), reste une relation fonctionnelle et, dans cette mesure, sociale: la mala- die est alors interpret~e comme l'appel d'un dieu a se faire construire un autel ou le rappel d'un ancdtre neglige (p.55). La religion palienne signifie done (...bien davantage l'adhesion a un mode de vie collectif et a un savoir technique tendant i la maitrise de l'ev6nement que l'adhesion intime et personnelle d'un individu

au dieu... I'idee de l'incroyance est denu~e de sens..,. (p. 56). Avec ce dernier point on met le doigt sur une des faiblesses des demonstra-

tions de M. A. En effet, ce qui est vrai pour les pailens ne l'est-il pas aussi tres largement pour bien des juifs et des chretiens ? D'ailleurs quelques pages plus loin I'auteur le reconnait d'une certaine maniere: dans I'univers chretien a...la religion supporte l'incroyance bien temperee... (p. 57). J'ajouterai que chez les

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hassidim bien enracines, non seulement dans la religion judaique mais aussi dans une culture et une sociabilite specifiques, la question de l'adhesion a la foi est le plus souvent denu~e de sens. C'est lI me parait-il une affaire d'intellectuel occidental, non celui de femmes ou d'hommes fagonnes dans une tradition. M. A. observe aussi que le catholicisme par exemple a, historiquement parlant, des comportements tres variables face au paganisme: ( avec son culte des saints et son gofit des statues il semble n'avoir pas fini d'en decoudre avec son propre fond pai'en... (p. 66).

La discussion un peu oiseuse qu'entame l'A. sur le phenomene tres parisien de revendication -par la gauche ou par la droite- de l'heritage des dieux grecs et du paganisme, debouche sur quelques constatations qui vont au-dela de ces querelles. La pensee occidentale doit prendre au serieux les dieux paiens d'Afri- que, d'Amerique, d'Oceanie, dont la parente intellectuelle avec les dieux grecs parait indubitable. En tout cas ...ils constituent une mise en ordre mat~rialiste du monde (p. 70). Enfin, a... les paganismes ne sont porteurs d'aucun pressenti- ment chretien; aucun polyth~isme ne pr6ne I'amour de Dieu ou celui du pro- chain ) (p. 70). ( Les dieux grecs, non plus que les dieux africains, ne brillent par une particuliere moralite: ils n'apparaissent pas prioritairement comme une re- ponse aux aspirations spirituelles de l'homme... (p. 71). D'autre part, ces dieux paiens ambivalents peuvent Stre et hostiles et bienveillants. Il est vrai, comme le reconnait M. A., que si le catholicisme a ses saints gu~risseurs, le pantheon grec a lui aussi des divinites essentiellement benefiques, tels Pan et Asklepios...

Un troisieme chapitre de la partie ( Religion ) analyse avec brio des essais de trois grands penseurs -Nietzsche, Freud et Bataille- temoins exemplaires de la ( crise de conscience moderne> qui concerne la religion notamment dans ses rapports au ((gouvernement des hommes , c'est-a-dire a la politique. Ces trois auteurs mettent en effet en lumiere certaines contradictions discernees dans les societes occidentales apres la Revolution frangaise. Selon M. A. a les hom- mes ne peuvent &tre gouvernes qu'au nom d'un principe transcendant)); ce prin- cipe n'existe pas. Ou encore: tout le sens de la vie humaine est dans la soci&t~; la societ& n'a pas de sens (p. 86). Enfin, ...les hommes out besoin de Dieu; ils l'ont cre, mais aujourd'hui ils le savent (ibidem). Suit alors une longue et sub- tile analyse des analogies et des differences entre les positions, les theories de Nietzsche, de Bataille et de Freud. Tout ethnologue du religieux est cense connaitre les analyses de Freud en la matiere; il apprendra peut-dtre par contre avec inteUrt que la pensee reflexive de Nietzsche et de Bataille les conduit a une certaine indulgence a l'egard des religions paiennes parce que, pour Nietzsche ces religions sans Dieu creent -tout au moins en Orient - les conditions d'une genealogie de l'individu sans Dieu, parce que pour Bataille a...leur conception du sacre n'implique pas la souverainete de la morale, c'est-a-dire une nouvelle coupure d'avec l'indistinction animale des commencements) (p. 100). Enfin, M.A. observe que ces auteurs utilisent les categories de I'ethnologie religieuse ( traditionnelle ) pour reflechir sur l'8tre et le neant, sur les limites et le sens de l'individualite.

L'auteur se veut certainement dans la lignee de ces trois penseurs; comme eux, dans sa reflexion sur l'individu et la soci6te, il tient a ebranler l'assurance, la superiorite ideologique qui a si longtemps fonde la pensee d'inspiration judeo- chretienne en Occident, et sur ce point, ses r6flexions, mime parfois discutables, n'en constituent pas moins une entreprise utile de relativisation.

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Suit alors l'importante section ( Figures pai'ennes,; fondee sur une remar- quable connaissance des dossiers ethnologiques les plus solides, elle me parait I'apport le plus important, le sommet du livre; c'est aussi la partie qui, de ce fait, devrait prater le moins au polemiques. L'A. note les similitudes entre le pan- theon grec et ceux des religions africaines. Ainsi autour du golfe du Benin ((...tous les caracteres par lesquels peut se definir la dimension structurale et ins- trumentale des dieux grecs -l'existence de couples divins, I'ambivalence ou l'ambigui't de chaque figure divine, I'impersonnalite des dieux et leur existence indifferemment singuliere ou plurielle- s'appliquent en effet tres precisement a la definition des dieux africains , (p. 118). Certes, ces dieux ((...ont une silhouet- te... et parfois un caractere... ce sont des divinites familiales qui... se transmet- tent et s'heritent, delimitant par leur seule existence un espace social et reli- gieux) (p. 131). Il reste que le dieu et sa figuration ou son enracinement social ne rendent pas compte des substances qui constituent sa ((force,,, le fait qu'il est un et divers en de multiples endroits. Enfin, M. A. ecrit quelques phrases a mes yeux essentielles pour saisir le genie du paganisme)): ( Tous les traits qui per- mettent de definir les dieux africains, a l'instar des dieux grecs, comme l'expres- sion d'une pensee du monde, apparaissent done comme autant de moyens d'ac- tion sur le monde, d'interpretation de I'evenement, de maitrise de l'histoire. Si les dieux se definissent a la fois par la complementarite de leurs oppositions, I'ambiguite de leurs qualites et la plasticite de leur identite, si leur silhouette, dans les differentes mythologies, semble toujours sans proportion avec leur fonction, c'est sans doute qu'ils expriment et mettent en oeuvre la tache demesu- ree que s'assignent l'humanite, et pour son propre compte, chaque individu hu- main: comprendre pour agir ,, (p. 132). En penseur issu de notre societe et de no- tre culture, qui reflechit et sur l'individu et sur la societe (grace a Freud et a Marx notamment), M. A. veut nous faire saisir que le genie du paganisme n'est pas, en definitive, bien eloigne de nombre de courants philosophiques contempo- rains.

Dans le chapitre V consacre au Heros ou l'arbitraire du sens les analy- ses faites dans le contexte pai'en et dans celui de la litterature, du cinema, du ro- man, des bandes dessinees de notre epoque sont stimulantes, mais elles relevent plut6t de la cat6gorie de l'essai. Ce chapitre me parait en definitive moins perti- nent que d'autres parties du livre, fondees sur des dossiers historiques ou ethno- logiques solides.

Dans le chapitre suivant, c L'homme et son double: la necessite du social ,,, M.A., en se referant notamment a Geza Roheim et a Marrett, analyse avec sub- tilite des aspects de la magie negliges par ceux qui n'y ont vu que des manoeu- vres derisoires: Ainsi a...l'essence du pouvoir magique reside dans la cons- cience intuitive qu'a le magicien que son acte de volonte contient la force qui le transformera en une forme d'action effective sur le reel, (p. 200). Plus loin, M. A. analyse le r6le et les fonctions sociales du sorcier. II met bien en lumiere la maniere differente par laquelle les historiens et les ethnologues abordent le fait sorcier. Les premiers, notamment dans leurs etudes sur I'Europe medievale, ont tendance a en apprehender surtout la logique diachronique; ils pourraient ap- prendre des ethnologues comment saisir sa logique synchronique et son articu- lation a d'autres phenomenes proches. M.A. montre que l'etude de la sorcellerie dans les societes lignageres africaines devrait eclairer les themes du dedouble- ment, de la metamorphose et de l'ambigui't de la relation sorcier/contre sorcier

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rencontres dans les descriptions ((sur le vife (confessions, rumeurs, etc.) de l'Eu- rope du XVIIe et du XVIIIe siecles. Selon lui, une perspective synchronique per- met de saisir la logique paienne presente dans les aveux des sorciers de cette epoque, logique qui presente ((une identification des rapports de sens aux rap- ports de force et de ceux-ci a ceux-la qui ne laisse pas place a un troisieme terme, la morale... (pp. 223-224). D'autre part, il se manifeste dans cette logi- que -muce ...absence de tout dualisme qui opposerait radicalement un principe spirituel comme l'ime a un principe materiel comme le corps ou, plus exacte- ment, qui opposerait une vie du corps a une vie de l'ime ou de l'esprit (p. 224). Enfin, on y voit s'affirmer (une continuite entre ordre biologique et ordre social qui tend a faire du premier le signifiant du second et relativise, sous cet aspect, la distinction individu/collectivite n (ibid.). Certes, je m'interroge sur la realite d'une telle logique pai'enne a l'etat pur dans une Europe depuis longtemps chris- tianisee, mais l'( essence ) ou le (type ideal du phenomene apparait admirable- ment decrit...

Dans c Au-dela du sens: les signes du pouvoir n, M. A. traite & travers l'exemple des inversions de r6le que l'on rencontre en certains moments drama- tiques vecus par des societes africaines, un theme important, celui du rapport entre le religieux et le pouvoir, ou le politique. Ainsi, chez les Agni (decrits par C1. H. Perrot), a la mort du roi et durant un laps de temps assez bref, on accorde a certains captifs un pouvoir factice. M. A., en de fines analyses, montre qu'il ne s'agit pas vraiment d'une inversion mais plutit d'une mise en scene, d'une de- dramatisation, d'une transition, qui va vers un nouveau pouvoir royal.

Le ritualisme qu'impliquent les inversions conduit M. A. a traiter d'un sujet qu'il a etudie lui-mime, le phenomene prophetique. Car les mouvements mille- naristes, cultes de cargo et autres, sont des systemes d'interpretation et de maitrise du monde et de l'histoire, face a des evenements inedits, telle l'arriv~e brutale des Blancs, qui prennent alors l'aspect de cataclysmes naturels, d'oii la pratique de rites d'inversion ou de provocation, de perversion dit aussi l'A., ana- logues a ceux que les mimes societes mettent en oeuvre, en d'autres temps, a l'egard des rois et des dieux.

Apropos du rapport entre religion et pouvoir, M. A. refute l'analyse de cer- tains anthropologues et philosophes; il observe que a... l'indivision n'est I'ideal ou la pratique d'aucune societe, si primitive soit-elle, et qu'il n'y a pas de societe sans pouvoir (le pouvoir se donnant, precisement, pour l'impensable du social, la negation symboliquement formulee et rituellement affirmee des differences qui constituent et instituent le social); le rapport differences sociales instituees/ indifference symbolisee du pouvoir, qui ne releve exclusivement ni de la religion, ni de la magie, ni du politique, serait pour sa part constitutif d'une dimension ideologique presente par definition dans toute organisation socialeU (p. 303).

Enfin, au chapitre final L'individu et les relais de l'illusion n, M. A. observe que (la confusion du politique et du religieux, du pouvoir et du sacre, semble done bien proceder de la necessite de prendre au serieux l'individu dans l'homme si on pretend le gouverner (p. 310). Dans cette conclusion, I'auteur constate que le phenomene prophetique represente une modalite de transition entre le genie du paganisme et celui du christianisme; le prophete africain qui, trop presse, declare tout soudain 6tre lui-mime le Sauveur et incarner le salut parait exemplaire d'un glissement de l'identification au mimetisme et du decryp- tage a la projection ou a la production.

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Les dernieres phrases du livre meritent d'&tre citees in extenso car elles re- velent la substance de la pensee philosophique de l'A.: <l'histoire est lente et I'individu vieillit vite. Mais quelques chose dans l'allegresse renouvelee des polytheismes (plus soucieux de renaissance, a la rigueur, que d'eternite), dans la serenite sans emphase du stoicisme et des epicuriens, nous laisse entendre que ni le bonheur, ni la conscience n'ont besoin d'esperanceU (p. 323).

Comme toujours, rendre compte d'un livre aussi brillant et suggestif, cons- titue un exercice frustrant. Ainsi, n'ai-je pas parle des pages remarquables consacrees au cannibalisme, vu sous la double perspective de la psychanalyse et de l'ethnologie. Mais, il ne faut pas le cacher, toutes les demonstrations de M. A. ne convainquent pas egalement, toutes ses analyses ne sont pas sans poser quel- ques problemes: souvent elles apparaissent, sinon contradictoires, du moins comme de perilleux exercices d'equilibriste!

Enfin l'ethnologue habitue i des terrains plut6t restreints, ressent parfois quelque vertige devant un panorama qui va, historiquement, de la Grece an- cienne i la France d'aujourd'hui, et geographiquement, de la mer Egee a la c6te du Benin, sans oublier des incursions en d'autres points du monde. Malgre tout, je pense que Marc Auge realise par cet ouvrage un nouveau Rameau d'Or, fonde sur une documentation beaucoup plus precise que celle dont disposait Sir James Frazer. Le Genie du paganisme constitue, comme l'oeuvre du grand an- thropologue britannique, une somme qui devrait se reveler une etape importante dans notre connaissance des mecanismes du symbolique, du religieux, du politi- que et de leur entremilement.

Jacques GUTWIRTH

Groupe de Sociologie des Religions C.N.R.S.

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