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Une paix suspecte: La célébration littéraire de la paix du Cateau-CambrésisAuthor(s): Hélène FernandezSource: Nouvelle Revue du XVIe Siècle, Vol. 15, No. 2 (1997), pp. 325-341Published by: Librairie DrozStable URL: http://www.jstor.org/stable/25598856 .
Accessed: 15/06/2014 07:20
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Nouvelle Revue du Seizieme Siecle - 1997 - N? 15/2, pp. 325-341
UNE PAIX SUSPECTE La celebration litteraire de la paix du Cateau-Cambresis1
On connait la force du lien existant entre les principaux ecrivains de la Renaissance et les evenements politiques de leur temps. La cele bration du traite du Cateau-Cambresis (1559) permet d'etudier l'un des aspects de ce lien entre ecrivains et pouvoir, entre litterature et
politique: la mise en oeuvre d'un discours politique, la confrontation de lieux communs fixes de longue date avec une conjoncture particu liere, a travers les textes qui ont ete publies pour glorifier a la fois la
paix, le souverain qui venait de la conclure, et quelques Grands du
royaume.
Rappelons tout d'abord quelques evenements historiques. Au
printemps 1559 sont signes les traites du Cateau-Cambresis, entre
l'Espagne, PAngleterre et la France, traites dont le resultat principal pour cette derniere est la cessation des guerres italiennes. Deux
mariages importants sont egalement conclus: celui d'Elisabeth de
France, fille ainee d'Henri II, avec Philippe II, roi d'Espagne, et celui de Marguerite de Berry, soeur du roi, avec Philibert-Emmanuel de Savoie. Grace a cette union, le due de Savoie et de Piemont recouvre ses Etats qui constituent la dot de Marguerite. Si Phistoriographie est divisee sur le bilan de ces traites, il est stir que la paix produisit sur les nobles qui ont combattu en Italie un effet facheux. Blaise de Montluc ecrit a ce propos: ? Apres toutes ces allees et venues, (...) la paix se
fait, au grand malheur du Roy principalement et de tout son royaume; car cette paix fut cause de la reddition de tous les pays et conquestes qu'avaient faict les roys Fran?ois et Henry.?2
D'autre part, elle apparait suspecte a ceux qui sont reformes ou
proches des reformes. La conjoncture religieuse est alors, en effet,
exceptionnellement grave. Les protestants n'ont jamais ete si nom breux qu'a la fin des annees 1550; et les evenements se sont succede a
1 Je tiens a remercier tres vivement Madame le Professeur Nicole Lemaitre,
ainsi que Monsieur le Professeur Joel Cornette, pour toute l'aide qu'ils ont bien voulu
m'apporter lors de la preparation de la maitrise qui est a l'origine de cet article. 2
Blaise de Montluc, Commentaires, ( ?Memoires pour servir a l'histoire de France ? ), ed. par Michaud et Poujoulat, ltTe serie, Paris, 1838, p. 205.
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une allure rapide. En mai 1558 avaient lieu les manifestations protes tantes du Pre-aux-Clercs. La meme annee, le neveu du connetable de
Montmorency, Frangois d'Andelot, etait arrete pour avoir exprime devant le roi des opinions reformees. 1559 est l'annee du premier synode des eglises reformees de France, qui definissent leur premiere confession de foi. La tension est done extreme entre d'un cote des reformes qui sentent qu'ils n'ont jamais ete aussi forts, ce qui rend par fois leur comportement politique risque; de l'autre, un roi dont le pou voir est avant tout d'essence religieuse: la contestation reformee est done comprise comme essentiellement politique. Henri II ne peut pourtant s'attaquer aux reformes frangais, tant il a besoin des luthe
riens, princes ou marchands, de toute PEurope, pour faire la guerre. Dans ce contexte, le traite du Cateau-Cambresis a pu etre interprete, tant par les historiens que par les contemporains, comme Je choix de la
paix exterieure quel qu'en soit le cout, pour pouvoir se livrer a la
repression dans le royaume. Chacun etait en effet bien conscient qu'une alliance entre le roi
d'Espagne et Henri II ne pouvait signifier pour les Frangais qu'une rigueur en matiere religieuse plus affirmee encore. La paix du Cateau Cambresis est done peut-etre un acte de politique interieure, un preli minaire a toute action future; et il a surtout ete considere ainsi par bien des contemporains. C'est pourquoi la question que l'on se pose face aux textes alors publtes pour cetebrer les traites du Cateau-Cam bresis est celle de la reception de cette paix suspecte, ambigue. Com ment les ecrivains pouvaient-ils manipuler un objet aussi inqutetant, et
penser cette paix qui, pour beaucoup, annongait des jours sombres?
*
Pourtant, tout equivoque qu'elle fflt, cette paix a revetu une grande
importance. Elle a ete largement cetebree: nous avons retrouve plus d'une cinquantaine de textes qui s'y rapportent directement. Leur
diversite est extreme: quoi de commun entre une chanson en frangais suivie d'un ?regime de sante? et des distiques etegiaques latins?
Les auteurs sont aussi nombreux et divers que les genres represen tes dans ce corpus de litterature encomiastique. Commengons par ceux qui ecrivent en frangais. Les membres de la Brigade, Ronsard3, Du Bellay4, Bai'f5, Belleau6, chantent la paix avec enthousiasme.
3 Voir Ronsard, (Euvres completes, edition critique, introduction et commentaire
de Paul Laumonier, Paris, Droz, 1937, tome IX, opuscules de 1558-1559. 4
Joachim du Bellay, Discours au Roy sur la trefve de Van M. D. LV. Par Joach. Du
Bellay Ang., Paris, Federic Morel, 1558, Epithalame sur le mariage de tres illustre prince
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Guillaume des Autelz, qui a fait partie du groupe, est egalement pre sent, de fa?on quelque peu particuliere7. Derriere ces grands se profile un second rang d'ecrivains, plus ou moins doues, mais tous desireux de
percer: Marc-Claude de Buttet8, Guillaume Aubert9 ou Jacques Gre vin10. Frangois de Belleforest ? prend place dans Pombre de Ronsard, du Bellay ou Belleau mais aux cotes des Aubusson de la Maison
neuve11, Jean Le Gendre12 ou Jean Seve13. II rejoint aussi (...) Bernard
Philibert Emanuel, due de Savoye, et tres illustre princesse Marguerite de France, sceur
unique du roy, et duchesse de Berry, parJoach. du Bellay, Angevin, Paris, Fedenc Morel, 1559 et Entreprise au roy daulphin pour le tournoy, soubz le nom des chevaliers advan teureux. A la royne, & aux Dames. ParJoach. du Bellay Ang., Paris, Fedenc Morel, 1559.
5 UHymne a la paix. A la royne de Navarre aurait 6te* ecrit en r6alite pour la paix
du Cateau-Cambresis, si l'on suit la demonstration de D.J. Hartley, ?La celebration
poetique du traite du Cateau-Cambresis (1559): un document bibliographique?, Bibliotheque d'Humanisme et de Renaissance, 1981, pp. 303-318.
6 Remy Belleau, Chant pastoral de la paix. Par R. Belleau, Paris, Wechel, 1559; cite
dans l'edition des (Euvres poetiques de Charles Marty-Laveaux, 1.1, Paris, Lemerre, 1878. 7
II compose avant la fin mars 1559 la Remonstrance [...], adress6e au roi de
France, et entre avril et juin 1559 La paix venue du ciel dediee a monseigneur Tevesque dArras, adressee au cote espagnol a travers l'eveque d'Arras, Mgr Granvelle. Peu
importe le mecene, du moment qu'il existe. II est vrai qu'6tant originaire du Charolais, territoire conteste, des Autelz etait des le depart pris dans un jeu strategique entre
l'Espagne et la France. 8
Marc-Claude de Buttet, ode Sur le manage de treshault & vaillant Prince Ema nuel Philibert, due de Savoie, & tres illustre princesse Marguerite de France, duchesse de
Berri, dans Le premier livre des vers de Marc-Claude de Buttet savoisien. Dedie a tres illustre princesse Marguerite de France duchesse de Savoie et de Berri. Auquel a este
ajoute le second, ensemble I'Amalthee, Paris, Michel Fezandat, 1561 et VOde a la paix, Paris, Gabriel Buon, 1559.
9 Guillaume Aubert de Poitiers, Oraison de la paix et les moyens de I'entretenir:
et qu'il n'y aucune raison suffisante pour faire prendre les armes aux Princes Chrestiens, les uns contre les autres. Aux tres magnanimes & tres puissants Henry & Philippes, roys de France & d'Espaigne. Par Guillaume Aubert de Poictiers, advocat en la court de Par lement de Paris, Paris, Benoit Prevost, 1559; cette oeuvre a ete traduite en latin en 1560
par Martinus Helsingus chez F6deric Morel, Paris. 10
Jacques Grevin de Clermont, Chant de joie de la paix faicte entre le roi de France Henri II & Philippe, roi d'Espagne par Jacques Grevin de Clermont, Paris, Mar tin L'Homme, 1559 et Pastorale deJaques Grevin de Cler-mont. A tresillustre princesse,
madame Marguerite de France, duchesse de Savoye, dans L'Olimpe de Jacques Grevin de Clermont en Beauvaisis. Ensemble les autres euvres poetiques dudict auteur, a Gerard
Le'scuyer (sic) prothenotaire de Boulin, Paris, Robert Estienne, 1560. 11
Jean Aubusson dit de La Maisonneufve, Colloque social de la paix, justice, mise ricorde et verite pour Vheureux accord de tres augustes, & tres magnanimes roys, de France & d'Espaigne. Par Jean de la Maisonneufve, Berruyer, Paris, Martin L'Homme, 1559.
12 Jean Le Gendre, Epithalame pour le mariage de tres hault, tres puissant & tres
excellent prince, Philippes catholicque, roy des Espagnes et tres excellente princesse Ysa bel premiere fille de France. Par J. Le Gendre, Paris, veuve Nicolas Buffet, 1559.
13 Jean Seve, La ruine et trebuchement de Mars dieu des guerres, aux enfers, & de
discorde. Pour la paix receile entre les princes chrestiens. Par Jean Seve Lyonnois, Lyon, Jean Saugrain, 1559.
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Girard14, qui se dit gentilhomme ?15. On trouve aussi des ecrivains qui n'ont aucun lien avec la Pleiade, comme Frangois Habert16, et enfin des gens difficilement identifiables, et qui n'ont publie qu'a cette occa sion17. La litterature neo-latine est quant a elle representee par dix
textes, dont deux discours18. Les oeuvres en vers n'emanent pas de per sonnages d'importance, excepte L6ger Duchesne, qui fut philologue, professeur d'eioquence latine au College Royal (1581-1586)19.
Si toutes les ecoles ou tendances litteraires sont representees, bien des positions sociales le sont aussi: tout oppose en effet ceux qui ont a la cour un avenir assure, comme Ronsard, aumonier du roi depuis 1558, et ceux qui cherchent absolument a se faire remarquer et allouer une quelconque pension: Guillaume des Autelz, Louis Le Roy sont dans cette situation.
14 Bernard de Girard du Haillan, L'union des princes par les manages de tres
hault, tres illustre, tres excellent & tres puissant prince, Philippe roy catholicque des
Espaignes, & tres haulte, tres illustre, & tres excellente princesse, Madame Elizabeth de
France, fille aisnee du tres chrestien roy Henri nostre souverain seigneur, & de tres hault & tres illustre prince, Philibert Emanuel, due de Savoye, & de tres haulte & tres illustre & tres excellente princesse, Madame Marguerite de France, seur unique du tres chrestien
roy Henri nostre souverain seigneur. Par Berard (sic) de Girard gentilhomme bourde
lois, Paris, Benoist de Gourmont, 1559, A4 v?. 15
Michel Simonin, Vivre de sa plume au XVP siecle, ou la carriere de Frangois de
Belleforest, Geneve, Droz, 1992, (?Travaux d'humanisme et Renaissance ?, t. CCLX
VIII), pp. 53-54. 16
Frangois Habert, Eglogue pastorale sur l'union nuptialle de tres hault & tres
puissant seigneur Philippes, roy d'Hespagne, & de tres excellente & tres vertueuse prin cesse Madame Elisabeth, premiere fille du roy Henry II. Autheur Frangois Habert, de
Berry, Paris, Veuve Nicolas Buffet pour Jean Moreau, 1559 et Les amours conjugales de tres vertueux, tres illustre, & tres magnanime prince Emanuel due de Savoye, prince de Piedmont & de tres venerable & tres excellente princesse Madame Marguerite de
Valoys, duchesse de Berry, seur unique du roy Henry II, par sonnets heroiques. Avec aucuns epigrammes moraux en poesie frangoise & latine. Autheur Frangois Habert,
Paris, Pierre Gaultier, 1559. 17 Comme Arnold Pujol, Arnoldi puiolii LVD. [pour Juris Utriusque Doctor]in
academia burdigalensi de pace nuper inter Herricum (sic) Galliae & Philippum Hispa niae, Reges inita, carmen longe eruditiss., Paris, excudebat Martinus Juvenis sibi et
Johanni Roierio, 1559. 18
Guillaume Aubert, op.cit. et Louis Le Roy, Ludovici Regii Constantini Oratio
ad invictissimos potentissimosque principes Henricum II et Philippum Hispan. reges, de
pace et concordia nuper inter eos initia et bello religionis Christinice hostibus inferendo, Paris, Frederic Morel, 1559.
19 Leger Duchesne, De Pace, dialogus, loquuntur Gallus, et Hospes; et In illustris
simi principis Philiberti Emmanuelis Allobrogum ducis, & serenissimce heroince Mar
garitas Francisci quondam Galliarum regis fdice nuptias. Loquuntur Advena et Hymen, dans la section Sumpta ex Leodegario a Quercu, dans Farrago poematum ex optimis
quibusque antiquioribus et cetatis nostrcepoetis selecta, per Leodegarium a Quercu. Ad
ornatissimum virum Claudium Hennequinum libellorum supplicum in regia magis truum. Tomussecundus, Paris, Aegidium Gorbinum, 1560.
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Humanistes comme Louis Le Roy, erasmiens comme Guillaume
Aubert20, poetes marotiques ou engages dans la revolution litteraire de la Pleiade, ecrivains connus ou inconnus, et dans ce cas plus ou
moins proches des gens bien en vue, ecrivains destines a s'engager aux cotes des reformes ou des catholiques, les cas de figure sont nombreux dans les textes qui celebrent le traite du Cateau-Cambresis. Cette celebration ne fut done pas l'affaire de quelques-uns, d'un groupe ou
d'une faction, mais de tous. Apres avoir insiste sur la diversite des
genres et des auteurs, il faut en effet souligner un point plus essentiel encore: la profonde homogeneite des textes. Tous utilisent les memes
themes et souvent des mots semblables, des expressions quasiment identiques.
Puisque la paix du Cateau-Cambresis est une paix qui pose un pro bleme politique grave, comment tant d'ecrivains de tendances poli tiques, religieuses, litteraires, de rang sociaux si divers ont-ils pu la celebrer de fagon si unanime ?
Une seule fois, l'idee de guerre interieure, de guerre civile s'ex
prime au grand jour, dans le Colloque social de la paix, justice, miseri corde et verite [...] de La Maisonneufve. La Paix s'adresse a un Fran
gais: Ne soys ingrat des celestes bienfaits
Qui par faveur sainte font ete faicts, Car si malice avec ingratitude Te faict apres employer ton estude A me chasser, cherchant contention, Cruel debat, civile emotion
[...f
Cet exemple, unique, nous montre que la paix etait bien comprise comme une menace contre les supposes ennemis de Pinterieur. Une
intuition, plus ou moins confuse, du conflit a venir se fait jour. Faut-il alors supposer chez les autres auteurs un evitement du probleme poli tique, de Peventualite d'une guerre civile lancee contre les reformes?
Voyons comment s'expriment, dans le langage convenu qui est celui des celebrations officielles, les contradictions consubstantielles a cette
paix exterieure tournee vers la guerre interieure, ou plutot voyons comment elles ne s'expriment pas.
20 Sur ce point, voir notamment James Hutton, ?Erasmus and France: the pro
paganda for Peace ?, Studies in the Renaissance, vol. 8,1961, pp. 103-127. 21
D2v?.
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330 HELENE FERNANDEZ
L'AGE D'OR, UNE FIGURE IMPOSEE
II faut d'abord insister sur l'importance d'une langue convention
nelle, ou le theme de la celebration s'exprime tres largement par images figees, par reflexes de langage et d'expression communs a tous ceux qui prennent la plume.
Ainsi, une des figures imposees de la celebration est le recours au
mythe antique de l'age d'or. Celui-ci, deja use, est repete a l'infini par nos textes. II est devenu une sorte d'equivalent de l'idee de paix, defi nie par un absolu qui comporte des caracteristiques precises, tirees de
PAntiquite. Ainsi Leger Duchesne fait dire a Hospes et Gallus: H. Qui reduces cum pace? G. Bonus Saturnus, ovansque
Virgo. H. Igitur redunt (sic) aurea secla (sic). G. Reor. H. Flumina jam lactis, jam flumina nectaris ibunt?
G. Et pleno cornu copia fundet opes22.
Cet enchainement est tres reveiateur. Reprenons l'ordre des
phrases. Lorsque le Frangais affirme que reviennent le bon Saturne et la Vierge triomphante23, l'Hote sait lui-meme reconnaitre a quoi pre cisement ces images font allusion, a quel tableau plus etendu elles
appartiennent. Le reor qui suit ne signifie rien de precis; il ressortit bien plutot a une fonction phatique du langage, constitue une invita tion a continuer ses paroles. L'Hote demande alors si des fleuves de lait et de nectar couleront. Mais le point d'interrogation qui conclut ce vers est tout rhetorique: les deux interlocuteurs tirent en fait de leur memoire (non de leur imagination) les traits qui leur paraissent les
plus frappants au sein d'une construction litteraire conventionnelle; ils choisissent des details, au sens pictural du terme, dans un tableau
qui comprend tant la corne d'abondance que le regne de Saturne et les fleuves de lait, d'autres images encore qui ne sont pas utilisees ici, comme l'absence de murailles autour des villes, par exemple. L'image de l'age d'or peut meme etre subvertie, abatardie; elle devient alors une sorte de fete permanente comme chez Guillaume des Autelz24.
Mais ce n'est pas le sens de l'image, son interpretation par l'auteur, qui compte: a vrai dire, elle n'est plus qu'un passage oblige; elle s'est
vid6e de tout sens. Parfois elle devient meme une dead metaphore, une
22 Leger Duchesne, op. cit., 379 v?.
23 C'est-a-dire Astree, deesse de la justice dont la presence sur terre signifie l'age
d'or; mais l'image comprend une ambiguite chretienne voulue. 24
Guillaume des Autelz, La paix venue du ciel dediee a monseigneur I'evesque d'Arras. Avec le tombeau de l'empereur Charles V. Cesar, tousjours Auguste: dedie &
presente a la Majeste du roy son fils. Par Guillaume Desautels, gentilhomme Charro
loys, Anvers, Christofle Plantin, 1559., B2 r? et v?.
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UNE PAIX SUSPECTE 331
figure oubliee: Claude de Vaulx Putilise dans ses descriptions deux fois de suite, pour Henri II, qui a su ramener Page d'or en France, et
pour le dauphin Frangois, dont le regne ne saurait que marquer Pave nement de cet age25.
Aucun des choix possibles parmi les details du tableau de Page d'or n'introduit de rupture radicale par rapport a un autre. II n'y a pas meme de solution de continuity entre la mythologie ancienne et les
croyances chretiennes, elles se sont ajoutees les unes aux autres. Ce
langage a acquis une sorte d'autonomie, il ne fait pas reference a autre chose qu'a lui-meme.
En fait, cette evocation systematique de Page d'or est une sorte d'element adventice, decoratif, necessaire a Invocation de la paix. Grace a ces balises que l'auteur pose des le debut de son texte, le lec teur sait que celui-ci se situe dans le genre bien determine de la cele bration pacifiste.
Comment les auteurs se glissent-ils alors dans ce systeme implicite tres contraignant, qui impose son langage et ses images ?
On note d'abord que le theme principal de nos textes est une
recherche imaginaire de ce qui unit la societe. II y a chez tous les auteurs un reve de coherence et de cohesion de celle-ci, reve qui s'ex
prime sous trois formes essentielles lors de cette celebration difficile d'une paix suspecte, voire fausse: Punanimite, Pharmonie et l'unite
(notamment l'unite religieuse, principal probleme pour la reflexion des historiens). Ces trois formes se presentent sous un schema iden
tique: l'affirmation que tout est parfait, idyllique, quelles que soient les contradictions observables par tous entre cette affirmation et la realite visible par tous. Cependant certains cadres permettent, rare
ment et presque toujours de fa?on sous-jacente, d'exprimer doutes et
interrogations.
L'UNANIMITE
L'unanimite est rassemblement, accord de la societe tout entiere, mais elle preserve la notion d'individualite: les membres de la societe restent distincts les uns des autres. Ainsi la societe tout entiere
converge-t-elle pour celebrer le traite si bienvenu; les differentes com
posantes de la societe se reunissent tout en restant elles-memes:
25 Claude de Vaulx, Regales Gallorum regis triumphi [...], op.cit.
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332 HELENE FERNANDEZ
Hanc omnes pueri, hanc omnes cupiere puellae, Hanc juvenes omnes, hanc cupiere senes,
Hanc proceres, hanc Pontifices, hac [sic ] turba profana, Hanc malus, hanc infons, hanc miser, hanc locuples26.
II s'agit ici d'un catalogue, d'une nomenclature: age, situation sociale, fonctions, rang. La fete les concerne tous:
H. Ignes Arserunt? G. Vicis omnibus, & plateis.
H. Ergo haec lux omni populo gratissimo fulsit27.
Le fait d'allumer des feux de joie est traduit comme une marque de reconnaissance du peuple tout entier {omni). Les membres du corps social se rassemblent et eprouvent en meme temps les memes senti
ments, joie et reconnaissance. Jacques Grevin ecrit le Chant dejoie de la paix, Ronsard le Chant de Hesse au roy. Ces effusions de joie et de
gratitude s'epanchent de fagon irresistible. Ronsard le dit:
Je ne serois digne d'avoir este
Nourry petit dessous ta majeste, Si au milieu de tant de voix qui sonnent Tant d'instruments qui doucement resonnent, Tant de combats, de joustes, de tournois, De tabourins, de fifres, de haubois, Qui sont tous pleins de joyeuse allegresse, Je ne sentois la publique Hesse. Je ne serois ton fidele sujet Si en voyant un si plaisant objet Je ne monstrois d'escrit & de visage De ma liesse un publiq'tesmoignage28.
L'anaphore ?je ne serois ? souligne combien il est impossible de ne pas
eprouver cette gratitude eperdue. Les auteurs affirment ne pouvoir faire autrement que d'exprimer leur joie, tel Jacques Grevin que le comte d'Alsinois accuse de ne se consacrer qu'a son Olimpe, attitude
incomprehensible - de fait, Grevin se joint au choeur en ecrivant fina
lement le Chant de joie de la paix [...]. Par sa plume de poete ou de
rhetoricien, l'ecrivain est en effet celui qui possede le pouvoir de se
faire le porte-parole de la joie, de lui donner consistance en l'expri mant. II est done de son devoir de le faire.
L'unanimite de la societe est cetebree par de nombreux auteurs comme la paix meme. Chacun se rejouit et remercie Dieu et le roi
d'apporter enfin cette joie attendue depuis si longtemps. Ces themes
26 Leger Duchesne, op. cit., 379 v?.
27 Leger Duchesne, ibid.
28 Paris, Andre Wechel, 1559. Reed, dans les (Euvres completes, ed. de Paul Lau
monier, Paris, Droz, 1937, t. IX, p. 131.
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UNE PAIX SUSPECTE 333
de la joie et de Pattente apparaissent d'ailleurs dans Je bulletin de paix edite ?officiellement?. II reprend les annonces orales faites par le
crieur, ce qui leur donne un caractere solennel. Ne faudrait-il pas pourtant souligner combien cette unanimite
decrite etait illusoire ? Dans les faits, catholiques et protestants s'ob
servent, sentant venir l'affrontement voulu par le roi. Celui-ci, peu a
peu, avait pris en haine les reformes, qui semblent menacer la cou ronne en refusant la religion du roi. Le role de celui-ci est done central dans les evenements, car Henri II est en train de se faire le chef d'un
parti plutot que le pasteur de tous ses sujets. Or, il faut noter que Puna nimite decrite par nos textes se fait autour du roi, qui en est le centre et Paboutissement.
Prenons l'exemple du texte de Claude de Vaulx, representatif de cette tendance. II ecrit les Regales Gallorum regis triumphi parrisiis
(sic) celebrati in gratiam nuptiarum filice illius Elizabet cum Hispania rum Regem, et Margarita? sororis illius cum Insubrum Duce a Claudio de Vaulx nobili gallo, triomphes du roi publies a Paris, chez Charles Perier. Ce texte se presente comme le compte rendu d'une procession qui mene le due de Savoie et Marguerite de Berry a Pautel. Apres un
discours general sur la guerre et la paix, de Vaulx decrit les grands per sonnages qui assistent a la ceremonie, en louant successivement cha cun d'eux.
Or, Claude de Vaulx place le roi au centre de son discours. Les
regards se tournent sans cesse vers le monarque, ce que traduit le
champ lexical de Pemerveillement, tres present dans les verbes mirari
(admirer), que l'on retrouve plusieurs fois, et prcestare (Pemporter sur), dans Padjectif insignis (remarquable) applique au roi. On peut remarquer que les deux derniers termes sont formes a partir d'un pre fixe qui denote l'exception: in-signis, c'est-a-dire marque par un signe, signifie aussi ? distinctif, distingue, marque ?;pra?-stare a pour premier sens ? se tenir en avant?, puis ? exceller, se distinguer ?. Le roi se carac terise comme le point de convergence du regard de tous les partici pants: Punanimite se construit autour de lui. Ce phenomene est souli
gne par les nombreuses repetitions de Padjectif omnes (tous). Le roi est aussi celui qui bouge quand les autres restent immobiles et le
regardent: Miratur regem populus, miratur euntem29.
La comparaison avec le soleil, implicite ici, s'impose peu a peu, quand apparait le vocabulaire de V6c\at:fulgere, lucere (briller, eclai
29 Ibid.
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334 HELENE FERNANDEZ
rer), aurum (l'or, present par les armes d'Henri comme par les siecles dores appetes a re venir). Quelques lignes plus bas, un paragraphe inti tule comparatio regis inter principes cum sole inter Stellas omnes (com paraison du roi parmi les princes avec le soleil parmi toutes les etoiles) etablit definitivement la comparaison. Cite en premier, le roi ainsi mis en scene ne quitte plus dans l'esprit du lecteur cette position solaire,
qui lui a ete domtee d'embtee. Certes, la figure du roi-soleil est une
figure deja ancienne, utilisee notamment pour Frangois Fr. Mais ce qui frappe surtout ici, c'est la position centrale qu'occupe le roi au sein de Punanimite de ses sujets: celle-ci se forme autour de lui et de lui seul, et c'est en cela qu'il est le soleil30.
Les personnages lies au roi, reels ou mythologiques, apparaissent aussi. Mais la non plus on ne trouve aucune originalite marquante, bien au contraire; il s'agit toujours de reprendre des lieux communs
maintes fois enonces au cours des siecles precedents, comme par
exemple, plusieurs fois mentionnee, l'origine troyenne des Frangais: chez Claude de Vaulx notamment qui cite le sceptre de Priam {Pria
meia sceptra). Ailleurs, les tegendes hercuteenne et troyenne se rejoi gnent, ainsi chez des Autelz, dans la Remonstrance:
[De la race des dieux, ne restent plus sur terre] Que noz princes yssus du sang hectorien, Mesle jadis en Gaule au sang herculien.
Des Autelz rappelle ensuite les attributs traditionnels des rois de
France, les trois lys, l'onguent miraculeux de Reims, le pouvoir de
guerir les ecrouelles, l'oriflamme ?aux flames d'or ?31. Viennent enfin les rois historiques Francus, Pharamond, Clovis et Merovee, mais sur
tout les rois proches, les huit Charles, les douze Louis, et Frangois.
Quoique disperses, les themes essentiels qui composent le mythe
royal en France sont done presents, non pas developpes de fagon ori
ginale, mais plutot sous la forme de rappels des constituants essentiels
de la nation, rassembtee autour de son monarque. Tel est d'ailleurs le
fil conducteur du texte cite de des Autelz: il reproche aux Frangais de
meconnaitre leur grandeur et celle de la monarchie, et leur remet en
memoire les fondements de leur unite. Le roi apparait comme la clef
de voute de la construction nationale; la nation est representee una
nime autour de lui. Le roi est celui auquel toutes les tegendes, toutes
les traditions aboutissent immanquablement, et c'est en lui que la
France voit nattre son avenir (par sa progeniture nombreuse, dont
30 Sur la figure du roi-soleil, cf. Anne-Marie Lecoq, Frangois Ier imaginaire. Sym
bolique et politique a I'aube de la Renaissance frangaise, Paris, Macula, 1987, passim. 31
A3 v?.
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UNE PAIX SUSPECTE 335
parte notamment Claude de Vaulx). Les regards et les traditions, le
passe et le futur, tout converge vers le roi. C'est ainsi que la societe se
represente et qu'elle renouvelle son consensus autour du monarque. Mais ce consensus peut paraitre bien illusoire: la paix a sans doute
plutot ete lue par beaucoup comme une etape vers 1'abandon par le roi de son role au centre de la ? nation France ?; peu apres, Henri II se fait le chef d'une partie de ses sujets contre une autre. La celebration litte raire est done largement paradoxale; paradoxe qui peut s'expliquer de
plusieurs fagons, sans doute vraies a des degres divers: l'emploi habi
tuel, dans des circonstances semblables, d'un tel type de langage conventionnel, une volonte consolatrice, un desir de faire advenir par la parole ce qui n'existe pas (encore) en realite.
Mais ce consensus n'a pas seulement la forme de Punanimite, d'un accord de tous qui preserverait Pindividualite de chacun. II prend aussi la forme d'un eioge de l'harmonie.
L'HARMONIE
L'harmonie se definit comme la coherence de l'univers tout entier, un ensemble dont chacune des parties est liee a toutes les autres. Elle trouve sa place dans une conception globale du monde, philosophique et metaphysique.
L'harmonie est d'abord celle de la societe, qui se reconnait dans
l'image des trois ordres, exprimant tour a tour leur joie de la paix et leur fidelite indefectible au roi. La hierarchie de ces trois ordres est scrupu leusement respectee, mais l'un ne peut etre isote des autres; ils sont com
ptementaires et forment la societe ideate. Dans la Resjouyssance du traite de paix en France32, on lit d'abord une ? Congratulation de l'Eglise a la
paix de France ?33; puis l'auteur s'adresse a la Noblesse, qui prend alors a son tour la parole pour saluer la paix. Enfin le Tiers-Etat est appete, et
Ainsi labeur chante apres la noblesse34.
Chacun a done ete invite, par ordre de rang, a saluer la paix comme il se doit. Un ? rondeau ?, dans lequel chaque ordre se rejouit de la paix, clot la saynete. La societe des trois ordres est le modele parfait qui
32 La Resjouissance du traite de paix en France, Paris, Olivier de Harsy, 1559. Sur
l'histoire de ce texte, voir James Hutton, ?Gilles Corrozet, Francois Sagon et la
Resjouissance de la Paix de 1559 ?, Bulletin du bibliophile et du bibliothecaire, 1961, n?l,pp.6-17.
33 B r?. 34
C2 v?.
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336 HELENE FERNANDEZ
cree Pharmonie, dans un systeme de complementarite purement for
melle, non d'analyse (d'ordre plus ou moins politique ou psycholo gique). En effet, dans chacun des trois cas, la substance du discours est
identique, ce que le narrateur de la scene lui-meme souligne: Vela comment Noblesse faict un chant, Du chant d'Eglise en substance approchant Touchant la paix, Disant avoir partie des souhaitz Et des dSsirs qu'en ce monde elle a faictz, Dont se contente35.
Or, d'un point de vue politique, la noblesse ne pensait pas comme le
clerge ou le Tiers-Etat. II s'agit done du renouvellement d'une sorte
d'alliance, d'une representation de la societe par elle-meme et pour elle-meme qui reactualise simplement son desir d'harmonie. L'analo
gie de la scene de la Resjouyssance avec le theatre n'est pas fortuite.
L'aspect purement mythologique de ce discours devait etre per<ju par les contemporains, bien qu'ils n'aient sans doute pas fait la meme ana
lyse que nous des causes de la guerre civile a venir36. Pour que Pharmonie du monde soit assuree, il faut que chacun
remplisse sa tache. C'est ce qu'exprime par exemple Marc-Claude de
Buttet, dans son Ode a la paix: Va t'en par le monde habitable, Mesurant ce rond terrien:
Apres, d'une main equitable, Ren a chacun ce qui est sien. Le prestre dedant son eglise, Le noble l'autrui ne cherchant, La marchand en sa marchandise, Le laboureur soit en son champ.37
Chacun doit rester dans les limites qui sont celles de son etat, et a cet
egard la formulation de Marc-Claude de Buttet est interessante: le
pretre ? dedant?, le marchand et le laboureur ?en?; ces termes ren
voient a Pinclusion dans un territoire - territoire social - dont la sortie entrainerait la perturbation de l'ordre qui est Pharmonie du monde. II en va de meme pour le noble, qui ne doit pas ? cherche[r]?, c'est-a-dire ne pas s'eloigner du territoire qui lui a ete fixe.
On note encore dans ce passage que Pharmonie ne saurait etre
qu'universelle: c'est le monde entier, le ? monde habitable ?, que par court la paix, non la France ni meme I'Europe. Cette conception, qui
35 C2 r? et v?. Je souligne.
36 Sur ce texte, voir ci-dessus, note 30.
37 Paris, Gabriel Buon, 1559, B r?.
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UNE PAIX SUSPECTE 337
tend a englober le monde tout entier, est conforme a son origine phi losophique. L'harmonie concerne en effet aussi bien l'ordre naturel,
qu'il s'agit de respecter, que celui de la societe, qu'il ne faut pas trou bles
L'harmonie peut enfin se donner a voir dans la beaute physique. II
s'agit la d'un topos relevant du panegyrique traditionnel, qui compor tait une louange des qualites physiques des personnages cetebres.
Mais, lorsqu'il s'agit du roi, la louange concernant son physique prend un sens different, plus politique et symbolique. Son corps devient en
effet le corps meme de la nation; c'est pourquoi il est significatif que Claude de Vaulx qualifie le roi de egregia insignis formal.
L'harmonie est done systematiquement affirmee. La encore, on
constate combien cette representation eiaboree, complexe, est illu soire. L'harmonie des trois ordres en est le meilleur exemple: les trois ordres ne parlent guere d'une meme voix. II s'agit plutot d'incanta tion: ces textes martelent ce qui devrait etre, non ce qui est. Parfois, d'autres images d'harmonie cherchent plutot a convaincre de la neces site de celle-ci, ce qui implique que l'auteur ne croit pas qu'elle existe,
mais cela ne le conduit pourtant pas a analyser la situation presente. Ainsi, Guillaume Aubert emprunte a PErasme de la Querela Pads
une comparaison corporelle: le corps humain etant faible et incapable de resister aux attaques des calamites naturelles, il faut que l'homme vive en paix. En effet, l'homme possede un visage ?doux et benin ?39, et chacun a des dons differents, de meme que chaque region possede des biens differents: l'harmonie a done ete voulue par celui qui a cree la nature, puisque l'harmonie entre les hommes est necessaire a
ltechange de biens comptementaires, done a leur vie meme. Les lois du monde n'ont ete congues que pour conserver la paix entre les hommes. L'harmonie est une necessite introduite par le Demiurge.
Dans le meme passage, Aubert presente comme modeles de l'har monie universelle les lois qui regissent le mouvement des corps celestes et celles qui regissent les relations des elements entre eux, c'est-a-dire les lois de Pinfiniment grand et de Pinfiniment petit. Louis Le Roy dans son Oratio [...] cite le modele des lois dont parlent les
astrologues. Mais surtout, il exprime une conception de la res publica dont le modele serait la nature. Pour lui, quatre vertus sont primor diales: fortitudo, justitia, ratio juris, vires. Or, ces quatre vertus corres
pondent aux quatre elements, respectivement la terre, le feu, l'air et l'eau. Toutes les vertus doivent coexister, car aucune ne peut avoir de
38 Claude de Vaulx, Regales Gallorum regis triumphi [...], A4 v?.
39 Guillaume Aubert, op. cit., 8 v?.
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338 HELENE FERNANDEZ
sens lorsqu'elle est isolee et, reciproquement, toutes les autres ont besoin d'elle: adeo sunt nexce & conjugate, ut sejungi non possint?. L'harmonie devient alors bien plus qu'une image, une conception politique. Car tout doit etre en harmonie, les differentes vertus et meme la guerre et la paix, qui participent toutes deux de la vie harmo nieuse d'un Etat, quod si aliter fiat, necesse est appropinquare rerum
publicarum vel occasus, vel conversiones41. Les arts de la guerre comme ceux de la paix entrent dans cet equilibre subtil: quapropter maxime expedit regna & civitates sic bonis temperari legibus et institu
tisf ut simul cum re militari, turn pads artibus valeant42. L'harmonie est done un equilibre entre guerre et paix.
II s'agit la d'etablir des modeles ou des raisonnements dont la societe doit s'inspirer. L'harmonie est un but, et les deux rheteurs la
proposent comme telle. Mais leur pensee reste systematiquement abs traite. Ils presentent des ideaux, des modeles sans jamais les confron ter avec la realite immediate.
Mais, d'affirmations en declarations, nos textes ne construisent-ils
pas une realite Active, en opposition avec les faits ? Nous pourrions analyser ainsi les deux themes de Punanimite et de l'harmonie; le schema est le meme. Alors que le royaume est divise entre des groupes qui ne se comprennent plus, qui s'excluent mutuellement en recon
naissant dans l'autre PAntechrist, le theme de l'harmonie - comme
celui de Punanimite - a, au contraire, pour objet de montrer une
societe ou les contraires s'equilibrent, ou les differences se compe tent. Habitudes d'un langage fige mises a part, on peut y lire une
consolation ou une incantation.
L'UNITE
Le theme de l'unite, enfin, rassemble les deux themes precedents mais recele une connotation plus politique, voire nationale. Ici aussi les donnees reelles sont occultees, et l'on insiste sur les aspects qui posent probleme, mais en affirmant qu'ils sont resolus.
Cette paix, faite entre de grands pays Chretiens, permet tout
d'abord de poser de nouveau (rhetoriquement) la vieille question de
40 Ludovici Regii Constantini Oratio ad invictissimos potentissimosque principes
Henricum II et Philippum Hispan. reges, de pace et concordia nuper inter eos initia et
bello religionis Christinice hostibus inferendo, Paris, Frederic Morel, 1559,12 v?. 41
Ibid. 42
Op. cit., \3r?.
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UNE PAIX SUSPECTE 339
la croisade. L'Empire ottoman est a son apogee, il fait peur. Un auteur, Arnold Pujol, cite les avancees ottomanes, juste apres les guerres d'ltalie mais avant la Reforme, comme l'une des consequences de Pouverture de la boite de Pandore:
Quin et Pannoniae belli sensere furorem Et grave Turcarum tandem subiSre tyranni Servitium, tantos etiam vitare tumultus Non potuit tentata diu Germana Vienna43.
L'attaque menee par des Musulmans sur des territoires Chretiens
oblige ceux-ci (ou tout au moins le croit-on, ce qui revient au meme) a
vivre sous une affreuse tyrannie. Pour Le Roy, la Chretiente, comprise comme territoire gouverne par des Chretiens, se reduit comme une
peau de chagrin. Cette idee est martelee par le verbe amisimus (? nous
avons perdu... ?), plusieurs fois repete. Le Roy se demande oil s'arre
tera le Grand Turc, fondateur d'un si grand empire. Les Ottomans
sont partout, dit-il. Ils viennent d'emporter Alger, Tripoli. II est hon
teux, mais surtout dangereux pour l'existence meme de la Chretiente, de negliger un ennemi commun de cette taille. II ne s'agit plus seule ment de rendre la Palestine, son berceau, a la Chretiente, mais de pro
teger celle-ci. II devient alors evident pour les rheteurs qu'une nouvelle croisade
s'impose. Aubert, Le Roy en sont d'accord: la mission des rois desor mais reconcilies est d'unir leurs forces. Pour Le Roy, ils rendront ainsi la dignitas (dignite) a la chretiente, et sauvegarderont son incolumitas
(integrite, salut) et sa libertas (liberte). Pour Aubert, la seule guerre
possible est celle que tous les Chretiens doivent mener contre les
Turcs, quoiqu'elle ne soit pas souhaitee, et qu'elle soit meme explici tement mise a Pecart du sujet du discours. Mais cette position est mar
ginale, et tient aux positions erasmiennes d'Aubert. La plupart des auteurs sont favorables a la croisade.
Telle est d'ailleurs la mission particuliere du roi tres-chretien, comme l'explique Bernard de Girard:
Car comme il est orne du nom de tres chrestien
(Le plus grand des chrestiens) le destin ancien Veut qu'il aille semer ses parolles chrestiennes
Maugre ses ennemis sur les terres payennes44.
Ainsi la croisade est de nouveau annoncee, on la proclame urgente et bientot realisee. Pourquoi annonce-t-on cette fantasmatique croisade? Par habitude sans doute. Mais cette annonce de la croisade
43 Arnoldi puiolii IVD. in academia burdigalensi de pace [...], A4 r?.
44 Bernard de Girard du Haillan, op.cit., A4 v?.
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340 HELENE FERNANDEZ
sonne particulierement faux dans le contexte europeen du moment.
Annoncer, conseiller une croisade c'est postuler que, par leurs deux
rois, les Chretiens sont unis ? or, il s'agit de deux princes catholiques: aucune allusion n'est faite ici a la Reforme. II y a done une sorte de
strategie dtevitement, car dans Invocation de la necessite pour les Chretiens de se reconcilier en vue de la croisade, c'est sur la mise en route de cette derniere que porte l'effort pour convaincre, non sur la reconciliation. Celle-ci est, au contraire, domtee pour acquise. II y a
done ici, plus qu'une occultation, un deplacement dans le point d'ap pui du raisonnement et de l'exhortation.
Autre aspect de Punite, la dimension europeenne. L'Europe etant
consideree comme patrie unique des Chretiens, chaque pays en
devient une province particuliere, dont les habitants ne forment plus
qu'un seul peuple: Deslors sa riche Gaule, & sa vaillante Espaigne, Et sa belle Italie, & sa forte Alemaigne, Et son peuple qui est dedans la mer baign? De sa mortelle plaie ont grievement saign645.
L'Europe se compose de peuples differents, dont chacun conserve la
qualite principale qui lui est propre: richesse, vaillance, beaute, force, et, pour PAngleterre, isolement insulaire. Mais PEurope rassemble
tous ces peuples distincts, en sorte qu'ils ne forment plus qu'un seul
organisme, dont chaque element depend des autres. En effet, une
seule plaie (? sa mortelle plaie ?) a suffi pour que tous souffrent. Marc
Claude de Buttet, dans son Ode a la paix46, exprime une idee similaire
mais va plus loin encore en ne reconnaissant qu'un seul peuple en
Europe. S'adressant aux ?rois chrestiens?, il ecrit:
Las, voies les morts pitoiables De votre peuple p6rissant47.
Le groupe ? votre peuple perissant? est place au singulier, et les morts
n'ont plus qu'une seule appartenance, Pappartenance a PEurope,
patrie commune. L'unite est done bien une unite europeenne, et non
pas seulement chretienne. Mais pour Punite europeenne comme pour Punite chretienne, le
meme probleme se pose. L'une et l'autre sont fort compromises au
moment ou ces textes sont edites, car si le christianisme n'est pas remis en cause, le schisme annule toute tentative de reunion des Chretiens
45 Ibid.
46 Paris, Gabriel Buon, 1559.
47 A4 r?.
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UNE PAIX SUSPECTE 341
sous la banniere croisee. Or dans le discours, tout se passe comme si cette unite etait effectivement realisee. II ne s'agit cependant pas de
s'approprier l'idee d'Europe pour construire une Europe particuliere, catholique, puisque PAllemagne, en partie reformee, est citee en tant
que composante essentielle. II s'agit d'un evitement, d'un deplace ment: on procede en evoquant une Europe unie grSce a la chretiente, alors que l'on se trouve dans une Europe dechiree par les problemes de la chretiente.
*
Les textes publies a Poccasion de la paix du Cateau-Cambresis recelent done tout un eventail de fonctions, plus ou moins apparentes. Ils sont d'abord l'expression d'une celebration obligatoire, tradition nelle pour toutes les victoires - et done pour tous les actes - du pou voir royal. Mais la conjoncture pressante de Pannee 1559 leur donne une saveur particuliere. D'evitements en deplacements, toute formule
evoquant directement les evenements est, a une exception pres, sup primee. Mais ces evitements et ces deplacements finissent eux-memes
par etre revelateurs d'un souci d'attenuation, de consolation, autant
que d'une volonte d'inflechir la realite a l'aide de paroles: il s'agit alors d'une sorte de priere, d'incantation. Mais les malheurs sont tout
proches.
Paris. Helene Fernandez.
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