Valère Novarina

Embed Size (px)

Citation preview

  • Isabelle BABIN Universit Paris 8 - POLART

    Le languisme de Valre Novarina, Ou la langue-utopie dune humanit nouvelle

    ORIFUGE.- Dlalablim dlablim dapon, coupez-moi la tte 1 ! LE MORT.- H vos oreilles oreillissent quoi ? IiiiiiiiiiiiiiiiIIIIIiiiIiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiIIIIIIIIIIiiiIIIIIIIiiiiiii Iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiidanstrouttourbonjambierre- jerrai dessaoulmusclonet dair chaaaaass une despiou- monnesdesblarynxes desbordsdeschanceuilsdeschan- son

    2.

    H vos oreilles oreillissent quoi ? Tout lenjeu est l : savoir ce quon entend dans le langage, ce quon veut y entendre aussi. Deux reprsentations sont pointes la fois par ORIFUGE et LE MORT : le primat des oreilles et celui de la tte , ou, dit autrement, une pense du discours intgrant la dimension corporelle du langage3 et une autre sappuyant sur la logique conceptuelle du sens. Deux points de vue qui situent lhumain par la conception du langage quils manifestent.

    Or, ce qui sentend dans le dire des deux personnages, cest une activit qui met mal toute conception communicationnelle du langage qui reposerait sur le seul change des signes : sont invalids les critres du sens, le systme conventionnel qui pense la langue dans lhtrognit du signifi et du signifiant, qui nont dautre choix que de considrer les glossolalies, comme un nonc hors langage car hors signification. Le paradigme des interprtations est large mais la logique reste toujours la mme, celle de la norme la langue cadastre et de lcart les transgressions4 ses lois. Ce hors-langage, cest, pour la plupart des commentateurs, celui, dviant, de la folie, une hystrie de lcriture5 , un ahurissant dlire6 , cest aussi un pr-langage, un retour au plaisir rgressif7 des lallations enfantines, ce que signifierait le terme babil , rcurrent dans luvre, marque dun dsir fantasmatique de retrouver la mythique langue pr-bablienne ou lunit primordiale orphique8. On retrouve en fait la question philosophique du solipsisme : la glossolalie est vue comme un discours autotlique o chacun [est] enferm dans sa parole sans destinataire9 , un discours vide, qui dirait lindicible.

    1 Valre Novarina, Le Babil des classes dangereuses, in Thtre, P.O.L., Paris, 1989, p. 175.

    2 Valre Novarina, La Lutte des morts, in Thtre, p. 364.

    3 Jemploierai par la suite le terme de signifiance pour dsigner le processus de production du sens dans

    lnonciation, par opposition une logique du sens qui ne sintresse qu lnonc. 4 Je renvoie ici Jean-Paul Jacot, Jonction, disjonction : les fragments glossolaliques dArtaud ,

    Littrature, n 103, octobre 1996. 5 Etienne Rabat, Le nombre vain de Novarina , in Valre Novarina, Thtres du verbe, Corti, Paris,

    2001, p. 49. 6 Pierre Jourde, La pantalonnade de Novarina , Europe, n 880-881, aot-septembre 2002, p.16.

    7 Etienne Rabat, .art.cit., p.40.

    8 Cest linterprtation que propose Bettina L. Knapp pour lensemble de loeuvre, Head Plays: Valre

    Novarina , French theater since 1968, Twayne Publischers, New York, 1995, p. 158-170. 9 Pierre Jourde, art.cit., p. 21.

  • Pourtant, GLITAUD que les glossolalies d ORIFUGE interrogent Sont quoi ces sons ? , PIOT rpond : Sont rien : soliveaux du marcage piqu. [] Sont paroles vides de sens1 . La nuance est dans le complment dterminatif. Rien , ici, prend sa valeur ancienne positive de chose. Si les paroles sont vides , elles ne le sont pas en soi, a priori ; elles sont vides de sens . Et absence de sens ne veut dire ni absence de paroles ni faillite du langage. Il sagit toujours bien de langage. Simplement, le discours d ORIFUGE ne dsigne pas. Pragmatique, il dit, et fait dire, hors de toute hermneutique et de toute mtaphysique.

    De fait, les glossolalies de Novarina exprimentent les possibilits dun dire qui se soustrait aux lgalits dune langue-signe et la dictature quimpose la logique du sens. Linjonction coupez-moi la tte ! est celle dun sujet dans le refus dune conception instrumentale du langage, conception qui rduit le discours un contenu et le tient dans un rapport de secondarit la pense, au savoir, un sujet qui se tient hors de la dialectique de la vrit et de lerreur, dans la dcision prise une bonne fois pour toutes duvrer en de du bien et du mal2 . Il sagit donc dun ethos, dune manire de se tenir dans sa parole, du dsir dune parole empirique par laquelle explorer linconnu du dire et sinventer dans limprdictible tout en inventant lautre. En effet, loin dtre autotliques, les glossolalies, provocations une coute autre, dplacent lentendre, le sollicitent nouvellement. Ici, glossolaliser, cest se tenir dans une polarit de la parole, lactivit politique dun je qui ncessairement implique un tu spcifique, des oreilles qui oreillissent , pour que linvention de ce quest dire sans le signe soit vnement. Ainsi, la question du MORT constitue la glossolalie en une provocation au dire.

    Et cest justement parce quelles appartiennent au discours que les glossolalies forcent aussi entendre le systme de luvre autrement ; elles y ont leur ncessit propre, sont le diapason de la parole, le son ut lanc pour entendre lair rsonner, pour savoir comment a rpond3 . Fondamentalement thiques et politiques, elles sinstituent en allgorie du pome4 de Novarina ; elles sont le lieu o se produit le plus radicalement le lancer de caillou5 , cest--dire le mouvement du sujet dans linconnu de sa parole, qui constitue son devenir.

    Le mot comme idole ou ltat cadavrique du langage Au centre de la critique : le mot, assimil, dans luvre une langue-instrument. De faon rcurrente, le mot est peru comme iconoltre, parce que, pris pour son seul

    signifi a priori, il est la marque dune sacralisation du sens : Voici que les hommes schangent maintenant les mots comme des idoles invisibles, ne sen forgeant plus quune monnaie6 . Ce ne sont pas les mots en eux-mmes qui sont viss ici, mais bien une position largement partage : une conception rifiante et anhistorique du langage, qui cantonne le discours dans une logique communicationnelle, qui, investissant les mots dune signification prtablie, en fait des outils sonnants et trbuchants7 , ce que critiquait dj Mallarm. Ltymologie donne par Novarina de franais pointe dailleurs le destin rebours que sest cr cette conception du langage: cest parce

    1 Valre Novarina, Le Babil des classes dangereuses, p. 175.

    2 Valre Novarina, Devant la parole, P.O.L., Paris, 1999, p. 72.

    3 Valre Novarina, Entre dans le thtre des oreilles, in Le Thtre des paroles, P.O.L., 1989, Paris,

    p.68. 4 Tour tour qualifie, de roman ou roman thtral, de thtre, de pome, luvre critique une

    catgorisation par genre. Je choisis donc dutiliser le terme pome dans le sens o Henri Meschonnic lemploie pour dsigner toute pratique artistique du langage. 5 Valre Novarina, Devant la parole, p. 65.

    6 Ibid., p. 13.

    7Valre Novarina, Notre parole, in Le Thtre des paroles, p. 163.

  • quelle fait du langage un moyen dchange, quon peut dire que le franais , vient de franc , nom dune monnaie et dun peuple qui troque1.

    Or, instituer le signifi quivaut tablir la langue en nomenclature, en grand catalogue stupide du panorame des alles-et-venues des termes2 , o les mots deviennent des cubes agenables empiler3 . Sous couvert duniversalit, elle devient ainsi un principe consensuel dunivocit. Et la mort, pour Novarina, est dabord dans cette langue ternelle et chtre4 qui rcupre toujours le nouveau pour en faire du connu, qui impose des rgles et des limites au dire, qui musle les sujets.

    La langue ternelle et chtre nous vient du ralisme, cratylen, hrit de Platon. Le mot dit ltre, sa vrit. Il est avant tout nom, puisque dans cette perspective, dire est nommer. Le langage auto-suffisant est cantonn sa fonction reprsentative et le sujet sujet volontaire, matre de sa parole, possdant le langage na dautre choix que dexprimer son rapport au rel. Une telle pense de lhumain conduit aux dualismes : le monde est premier, le langage appartenant au domaine du savoir la langue-nom peut devenir secondaire la pense, avec le risque de se trouver confront linnommable lorsquil dfaille atteindre et transcrire lobjectivit transcendante du rel.

    Cette reprsentation-l, luvre la dment se constituant ainsi en manifeste, et si pour LA GRAMMAIRE , qui nest justement pas la Grammaire, le mot mot veut sans doute dire quelque chose dans un langage que nous nentendons pas5 , cest parce que Novarina oppose la nomination raliste6 lappel, signifiant par l que le langage invente le monde : Il avait renonc nommer. [] Il ne faisait plus de diffrence entre le monde et sa pense. [] Il ny avait plus que la pense qui se produisait7 une pense non pas antrieure la parole, mais conjointe, immdiate. Le mot prend alors un autre statut. Il est cration, smantisation particulire dun sujet qui, chaque fois par le dire, est lUnivers tout entier8 , nouvellement : Le mot en sait plus que limage parce quil nest pas la chose, ni le reflet de la chose, mais ce qui lappelle, ce qui dsire quelle soit9 . Cet appel ne peut tre compris dans une logique ontologique, essentialiste pour laquelle le langage dirait labsence des choses, des Ides. Il ne peut tre associ non plus, la knse de Dieu, au vide laiss par celui-ci, ce mystre que le souffle premier de la langue10 permettrait de contempler. La knse ici est celle de lhomme qui doit se dpartir de la logique du signe pour qu apparaisse quil nest que du langage assembl11 .

    Crimer la langue ! Lnonciation le proclame, lurgence est l, dans son impratif : Attaquer, attaquer

    sans dlanguer!12 ; Faut urger !1 Ce qui ne peut plus attendre, cest le crime de la

    1 [] cest le seul pays dont le nom est une monnaie ; la langue franaise force de produire autre

    chose que du franc[]. , Le Drame dans la langue franaise, in Le Thtre des paroles, p. 53, 62. 2 Valre Novarina, Le Drame dans la langue franaise, p. 60.

    3 Valre Novarina, Devant la parole, p. 20.

    4Valre Novarina, Lettre aux acteurs, in Le Thtre des paroles, p. 24 5 Valre Novarina, Je suis, P.O.L., Paris, 1991, p. 26.

    6 Jutilise lexpression nomination raliste pour dsigner la reprsentation cratylenne expose

    prcdemment, reprsentation qua reprise le ralisme de la scolastique mdivale, en opposition au nominalisme, matrialiste. 7Valre Novarina, Entre dans le thtre des oreilles, p. 71. 8 Valre Novarina, LEspace furieux, P.O.L., Paris, 1997, p. 66.

    9 Valre Novarina, Pendant la matire, P.O.L.,Paris, 1991, p. 28.

    10 Jean-Marie Pradier, lanima(l), ou la knse de Dieu , Europe, numro cit, p. 36.

    11 Valre Novarina, La parole opre lespace , entretien avec Gilles Costaz, Magazine Littraire,

    n400, juillet-aot 2001, p. 103. 12

    Valre Novarina, Le Drame dans la langue franaise, p. 36.

  • langue2 , non pas une destruction du franais, entreprise fantasmatique irralisable, mais une mise mal de la langue prise comme essence. Dailleurs, attaquer est en relation de dtermination avec sans dlanguer! , cest--dire que le procs a lieu dans, mais aussi, par la langue : cest la langue, en discours, qui fait la critique. Si suicide3 il y a, cest seulement celui dune reprsentation mise en face de ses apories.

    Lappel lassassinat est dvelopp continment dans Le Thtre des paroles et le crime en mme temps quil se dit, se fait, l, de mme que, de faon radicale, dans ce qui est souvent considr comme la premire priode de luvre4 : LAtelier volant, Le Babil des classes dangereuses, Le Monologue dAdramlech, La Lutte des morts, Le Drame de la vie. Mais plutt que de considrer cette conception chronologique, on peut dire que, comme les glossolalies, ces uvres, dans le systme global, ont leur ncessit ; elles forent inventer lcoute du pome dans son entier.

    En fait, si on se situe sur le strict plan de lnonc, se lit, dans Le Thtre des paroles, une pense du discontinu qui exhorte au systmatique, un travail sur le discret : le lexique et ses constituants, lorthographe, les fonctions grammaticales. Composition, drivation, translation se produisent en mme temps quelles sont prconises, comme ici : changer tous les terminements des radicelles : lvacuaison, le tombement, le parlement, le chutat, le macabiat, le saccabiam5 ; Il thtre le mort conomique et entre dans la pice du docteur action.[] Appel au crime de la langue : du substantif vient dtre utilis comme verbe6 . La recherche est celle de lhapax, cest--dire dun discours qui soit sans cesse cration de sa rfrence, dune langue en acte o les mots ne renvoient pas des entits prexistantes : Quest-ce que a donne un texte o on ne retrouve jamais le mme mot, que des termes seuls, que des happax-appax-hapax-apax, et quest-ce quon entend dans une langue perptuit ? [] a ferait une drle de foutrement mis la queue du belle langue-franche-rpublicain, si a repassait jamais deux smes par le mme trou, jamais deux fois dans un seul ton !7 Parce que le discours ne se rpte pas, il faut sessayer une langue nouvelle, cest--dire tenter des mots qui, ne se rptant pas, ne peuvent plus tre pris pour des noms, et solliciter lhortogon8 , neutraliser la statique quil impose, faire muer la graphie : voil la recherche en acte du Thtre des paroles, moins une prescription absolue, quune aventure tente pour annuler les vieilles reprsentations. Lattention la syntaxe, aux catgories de la grammaire, va dans le mme sens, sinscrit dans ce dsir des phrases sans noms et des mots sans sujets9 . Est mis en cause le modle canonique scolastique du sujet-verbe-complment10 , reste dune reprsentation de la langue comme Logos, qui fait de larchtype de la phrase un reflet de la loi, de lordre, organisant le monde. En effet, par lhapax, il ne sagit pas de mettre en place un lexique qui se substituerait au vocabulaire dusage dans une structure prdtermine et transcendante, ce que certains dsignent par verbigration11 terme emprunt la psychiatrie et tmoignant dune pense de la norme et de lcart. Si le mot

    1 Valre Novarina, Lettre aux acteurs, p. 16.

    2 Valre Novarina, Le Drame dans la langue franaise, p. 31.

    3 Valre Novarina, Ibid., p. 33.

    4 Cf. par exemple, Marion Chnetier, Petit dbat avec La Lutte des morts , Europe, numro cit, p. 135.

    5 Valre Novarina, Le Drame dans la langue franaise, p. 33.

    6 Ibid., p. 31.

    7 Ibid., p. 37.

    8 Ibid., p. 47.

    9 Valre Novarina, Impratifs, in Le Thtre des paroles, CLXXV, p. 101

    10 Cest un livre contre lcoulement du sujet-verbe-complment[] , Entre dans le thtre des

    oreilles, p. 78. 11

    Franois Dominique, Le paradis parl , Valre Novarina, thtres du verbe, Corti, Les Essais , Paris, 2001, p. 101.

  • est appel, production de monde, et non nomination, la phrase dans le discours est elle-mme invention, toujours particulire au dire du sujet. Ainsi, les propos d HOMO AUTONOMATICUS montrent, par le faire, que cest le sujet dans sa parole qui cre sa syntaxe propre, invalidant tout intangible : Il les deux le fils abouche le reste qui perd1 . Annuler le modle du sujet-verbe-complment quivaut aussi mettre en crise lcoulement2 quil suppose, cest--dire une ratio du temps que calquerait la structure. Niant cet asservissement, LENFANT DES CENDRES , dans une leon de grammaire parodique, propose des catgories autres qui sorganisent partir dune valeur particulire du prsent, le quand il est encore temps :

    LENFANT DES CENDRES. [] Seize temps sont quand il est encore temps : le prsent lointain, le futur avanc, linactif prsent, le dsactif pass, le plus que prsent, son projectif pass, le pass postrieur, le pire que pass, le jamais possible, le futur achev, le pass termin, le possible antrieur, le futur postrieur, le plus que perdu, lachevatif, lattentatif3 .

    Le verbe dtat sans attribut institue en fait la simultanit des possibles temporels quengage immdiatement le point dancrage de la parole, ici, le quand il est encore temps . Et seize tire sa valeur comique du fait quil devient un non-cardinal : cest tout un ventail de virtualits conjointes qui se dploie partir de linstance, hors logique et hors chronologie, un infini du temps. De mme, cest le discours qui invente sa propre concordance des temps, comme dans cette phrase du Discours aux animaux, o la parole fait le temps en mme temps quelle le dit : Et elle passera dans des chemins si rduits en tombant quelle fut plus4 . Le pass simple prenant la valeur de futur du futur, dplace celle de passera et la constitue en pass, comme le signifie dailleurs lcho prosodique en [p] qui tient ensemble passera et plus . Il montre par l que la conscution nest pas logique, mais produite par le mouvement dune parole qui cre sa temporalit.

    En effet, lenjeu, thique, est de pratiquer la langue qui ne sait pas5 , ou, dit autrement, la crtinerie et ses paradigmes, qui se lisent de faon rcurrente dans luvre : cure didiotie6 , faire cancrement7 . Une telle attitude nest pas sans faire penser Dubuffet un des personnages de Je suis8 qui reconnat beaucoup plus d tincelles aux prtendus imbciles qu aux intellectuels nageur[s] deau bouillie9 . Et, de fait, Novarina pense lcriture par lart brut, dont il se reconnat, sappropriant une dmarche, picturale, quil juge ncessaire pour une pense de la littrarit. Ainsi, lorsquil parlait, il touchait une autre bouche qui disait la langue qui ne sait pas tmoigne dune reprsentation bien diffrente de celle impose par linstitution, notamment lcole, lagent contrleur des termes-et-tournures10 : une langue, acadmique, qui dicte11 , instrumentalise et instrumentalisante puisquelle se situe dans un rapport indispensable la connaissance. Ici, langue et discours, indissociables,

    1 Valre Novarina, La Lutte des morts, p. 341.

    2 Valre Novarina, Entre dans le thtre des oreilles, p. 78.

    3 Valre Novarina, Vous qui habitez le temps, P.O.L., Paris, 2000, p. 19.

    4 Valre Novarina, Le Discours aux animaux, P.O.L., Paris, 1987, p. 149.

    5 Valre Novarina, Entre dans le thtre des oreilles, p. 70.

    6 Valre Novarina, Le Drame dans la langue franaise, p. 56.

    7 Ibid., p. 47.

    8 Valre Novarina, Je suis, p. 221-224. Dubuffet, enthousiasm par luvre littraire et plastique de

    Novarina, a dailleurs t lun des premiers la soutenir ; il a notamment crit deux prfaces au Drame de la vie. Les deux artistes ont correspondu pendant une dizaine dannes. 9 Jean Dubuffet, LArt brut prfr aux arts culturels , Lhomme du commun louvrage, Gallimard,

    Folio essais , Paris, 1999, p.88. 10Valre Novarina, Le Drame dans la langue franaise, p. 35. 11

    Ibid., p. 67.

  • sont en relation dimmdiatet, sans antcdance du savoir, de la pense, do la production de la langue qui ne sait pas , une langue qui vient du corps : cest la bouche qui dit. Cette ide que parler se fait tout du corpus sans rien pensant1 nest pas prendre comme un renversement des dualismes, o le corps serait en position de supriorit hirarchique vis--vis de la pense, ni comme la manifestation du parltre lacanien, ce quaffirment certains critiques2 : le sujet serait parl par son inconscient, verrait laccs sa vrit subordonn cette transcendance-l qui sexprime par un discours chappant au conscient. Novarina dit simplement quun discours par lequel sinventer, ne supporte pas lintentionnalit, parce que parole et pense sont conjointes dans limmdiatet du dire. Ainsi, parler, cest engager tout autant le corps que la pense, un corps et une pense qui se produisent par le discours, et dont la seule vrit est ce discours. Et, si luvre pense la langue comme matire, cest justement pour dire quelle est constitutive de lhomme, spcifique chaque sujet, donc individuante, et ce en-dehors de tout rapport au savoir. Les partitifs du langue , du substantif3 lindiquent, linstituant en continu concret et vif, empchant de la concevoir comme essence abstraite, de mme que les mtaphores fcales : cest chier une langue nouvelle.[] Alors que dhabitude cest la langue maternelle quon plume, quon nous a donne, quon a pas chie soi-mme4 . Chier quivaut produire sa langue propre, une langue du corps dont la spcificit est dtre particulire au sujet, forme par celui-ci, et qui ne saurait donc tre substituable parce quelle ne renvoie pas une catgorie extrieure. Lopposition des valeurs entre article indfini et article dfini, adjectif discriminatif ( une langue nouvelle ) et dterminatif ( la langue maternelle ) dit la diffrence. La langue-mre, qui fait autorit par elle-mme, est dmythifie ; la seule origine est celle du sujet dans une langue en acte qui est sienne.

    Assassiner la langue est donc une posture par laquelle le sujet sapproprie la langue, sinvente, et invente lautre. Ainsi, mettre en demeure la langue de produire du monde autrement5 signifie ncessairement se situer dans une aventure, qui est mouvement dans linconnu, ce que dit lnonciation par les nombreuses questions : A quelle maladie a va donner son nom ? ; Quest-ce que a donnerait, comme a, comme a va se faire maintenant, de faire son suite sans reprise ni rectif, sans souvenance ni projes ?6 Cette aventure, transforme le sujet dans sa parole, un sujet tout entier engag, qui ne connat pas de limites et qui parle son dplacement propre : Trs effray , a fout la peur. Ceci rend fou7 . Lcho prosodique associant fout et fou fait entendre lactivit de cette folie qui gnre la peur. Et, le lecteur, forc dabandonner les reprsentations connues, est agi lui aussi; il a le vertigon8 puisquil ne peut se rfugier dans un parcours dacquisition9 .

    Le languisme , une langue-discours LA FEMME SMINALE. Le verbe ouvrir vient du verbe fermer ; le verbe avancer vient du verbe demeurer assis ; le verbe marcher alternativement en jambant vient du verbe tomber dans lespace solidement attach10 .

    1 Valre Novarina, Le Drame dans la langue franaise, p. 34.

    2 Par exemple Christiane Terrisse, Voie ngative , Barca !, n10, Paris, mai 1998, p.166.

    3 Valre Novarina, Le Drame dans la langue franaise, p. 31.

    4 Ibid., p. 35.

    5 Ibid., p. 62.

    6 Ibid., respectivement p. 37 et 36.

    7 Ibid., respectivement p. 39 et 47.

    8Ibid., p. 37. 9 Valre Novarina, Entre dans le thtre des oreilles, p. 77.

    10 Valre Novarina, Le Jardin de reconnaissance, P.O.L., Paris, 1997, p. 61.

  • Avec lexpression traditionnelle vient du , LA FEMME SMINALE , critique les discours qui donnent le sens des mots en fonction de leur tymologie, un sens jug irrfutable parce quoriginel. Or, ce que dit LA FEMME SMINALE , cest que, pour reprendre les termes de Benveniste, la langue est un systme o rien ne signifie en soi et par vocation naturelle, mais o tout signifie en fonction de lensemble1 , o tout est dans une troite dpendance2 . Marcher alternativement en jambant tient sa valeur de sa relation avec tomber dans lespace solidement attach . La signification est contextuelle, produite par une activit de discours qui cre son systme de rfrence particulier, et la seule origine est celle, inchoative, de ce discours. LE PROPHTE de LEspace furieux le signifie par le dictique dterminatif ici , indiquant que la rfrence sorganise partir de linstanciation, que la ralit est discursive : Je donnerai galement des noms ce qui est en vrai : la table ici, la pomme ici, le bruit ici, lautomobile ici, le cercle ici3 .

    Le discours est donc appropriation et actualisation de la langue, manifestation dun sujet, qui fait toujours nouvellement le monde, sinstitue ncessairement en Adam, personnage rcurrent du pome. Jean Adam4 y prend dailleurs une valeur plonastique, il est je, sujet dnonciation : le nom dune individuation. Novarina inverse donc le discours thologique de notre culture : chacun est toujours premier en ce quil rinvente sans cesse le langage. De fait, nombreuses sont les renominations, dsignations nouvelles des sentiments dans Le Jardin de reconnaissance et La Chair de lhomme5, des temps verbaux, des couleurs, des chiffres, des jours, des mois, dans Vous qui habitez le temps6 : Non sont les chiffres 1 2 3 4, les chiffres sont : pi, tel , rure, ranatte, tral, dvun, lab, tov, ilif, louif, uptre, doducreNon sont lundi-mardi mais sont bleudi, clandi, jourdi, vanjedi, coledi, targasse, simonce . Ces hapax sont produits dans un mouvement de smantisation qui ajuste la langue au prsent du discours. Dailleurs, ils se transforment au cours de luvre : simonce devient sigonce7 , de mme que vlocidordoptait se change en vlocidododelrptait , puis en vlocidododlroddopta 8 . Ces changements sont la marque dune utopie du discours : puisque celui-ci est toujours vnement du prsent, il ne saurait supporter la rptition. Parler, en effet, cest verber9 , se tenir dans un dire, qui nest pas manation du Verbe divin, transcendant, mais qui, comme le verbe dans la phrase ralise un procs, est toujours invention. Ils disent aussi que la langue conue comme activit ne peut se dlimiter : elle est en constant devenir. Cest pourquoi elle est languisme10 , processus sans tlologie, sa temporalit tant linstant : luvre le fait entendre, la langue est continment germinative , native11 ; cest son pope qui se donne lire, et en mme temps son drame12. Rien dtonnant alors ce que Rabelais, rgulirement convoqu, soit considr comme un ethos actualiser. Rabelais dramme la matire

    1 mile Benvniste, Transformations de la linguistiques , Problmes de linguistique gnrale, I,

    Gallimard, Tel , Paris, 2001, p. 23. 2 mile Benveniste, Structures et analyses , op. cit., p. 93.

    3 Valre Novarina, LEspace furieux, p. 111.

    4 Valre Novarina, La Chair de lhomme, P.O.L., Paris, 1995, p. 87.

    5 Respectivement p. 85 et 415.

    6 Valre Novarina, Vous qui habitez le temps, p. 18-19.

    7 Ibid., p. 82.

    8 Ibid., p. 88- 89.

    9 Valre Novarina, Le Drame dans la langue franaise, p. 31.

    10 Valre Novarina, Entre dans le thtre des oreilles, p. 70.

    11 Valre Novarina, Chaos, in Le Thtre des paroles, p. 153.

    12 Jemploie le terme drame dans son sens tymologique daction.

  • langue1 , il est celui qui invalide les prceptes sclrosants de la Sorbonne en montrant que la langue est trs arborescente, faite pour pousser2 .

    Si la langue-discours de Novarina associe interrelation des termes et germination inchoative, cest que le dire y est pens la fois comme globalit et comme smantique du continu, un continu diffrent de celui qui lierait les mots logiquement dans la phrase, cette trame--flche-unique3 . Novarina le dit, pensant la littrarit par la peinture4, une uvre, un discours donc, ne saurait se rduire la somme de ses lments, une totalit, cest lconomie du systme qui fait sens : On change un mot et un mot chang est comme une minuscule tache de rouge qui vient faire rsonner autrement tout lensemble chromatique, faire raisonner tous les sens autrement5 . On entend aussi le mouvement de la parole qui fait la signifiance, et qui est sans cesse voqu dans les uvres : il est logodynamique6 fluxxe7 , ngation des idoles mortes parce quinvention dun sujet qui fait de son dire propre un vivre propre. Ce vivre particulier est vitesse, urgence parce quil est engagement maximum de soi : Jvite toute pense [] Tout ce qui compte, cest la vitesse : ut ut ut ut ut ut ut ut ut ut ut ut ut ut !8 Lenjeu est de court-circuiter la logique du sens, la pense , et ses corollaires, pour gnrer de linconnu, tre dans un dire, exact car produisant un sens spcifique, la fois continu soi et en avant de soi : Dcharges, parole zbres [] Ils sont toujours en avant. Leurs paroles sont en avant de leur corps ou leurs corps en avant deux, comme on veut9 . Ainsi, la vitesse invalide le mot-nom, elle fait du discours, un discours jet10 qui brle11 les mots. En effet, pour Novarina, le mouvement de la parole est simultanment architecture sonore trs complexe12 et musique silencieuse13 . Cest le son, silencieux pour la pense , qui fait la vraie syntaxe14 , partant, qui fait sens, qui fait la signifiance. La musique silencieuse est le continu quinstaurent lorganisation prosodique et le rythme et que Novarina dsigne aussi par langage sous le langage15 , drame souterrain16 : la voix du pome. Cest pourquoi, la mtaphore du tissu frquente dans luvre tapis, texte, tricot, tissu, tapisserie, treillis17 ne peut renvoyer la pense du texte comme entrelacs de discours sociaux et de codes reprables dans les chos de signifiants telle que la concevait Roland Barthes. Le sens nest pas antcdent aux mots, il rayonne deux , du phras18 quinstaure la langue-

    1 Valre Novarina, Le Drame dans la langue franaise, p. 31.

    2 Valre Novarina, Chaos, p. 153.

    3 Valre Novarina, Devant la parole, p. 164.

    4 Je rappelle que Valre Novarina est galement peintre.

    5 LEspace parl , ( Lo spazio parlato ), entretien avec Gioia Costa, Eti informa, anne 3, n1, Rome,

    automne 1998, p. 7. 6 Valre Novarina, Devant la parole, p. 163.

    7 Valre Novarina, Le Drame dans la langue franaise, p. 38.

    8 Ibid., p. 55.

    9 Valre Novarina, Lettre aux acteurs, p. 12.

    10 Valre Novarina, Entre dans le thtre des oreilles, p. 76.

    11 Novarina : lcriture, le livre et la scne, De Pendant la Matire Je suis , entretien avec Nolle

    Renaude, Thtre public, n101-102, septembre-dcembre. 1991, p. 13. 12

    Entretien ralis par Christiane Terrisse, art. cit., p. 158. 13

    Le thtre spar , entretien avec Philippe Di Meo, Furor, n5, Lausanne, janvier 1982, p. 88. 14

    Notre parole, p. 165. 15

    Le thtre doit nous sortir du sommeil matrialiste , entretien avec Nolle Renaude, Thtre public, n90, novembre1989, p. 73. 16

    Entretien avec Gilles Costaz, art.cit., p. 99. 17Valre Novarina, Devant la parole, p. 164. 18

    Ibid., respectivement p. 164 et 126.

  • discours et qui la fait germer sans cesse. Le languisme en effet parle perptuellemet aux oreilles1 .

    Parler comme lon2 Le parler comme lon fait beaucoup souffrir les personnages de Novarina. Dans

    leurs soliloques, ils en disent les rencontres, par les familles, les coles, les prtres sans cesse croiss3. Elles leur font mal au trou 4 . Parler comme lon , cest en effet accepter la soumission la convention, cest devenir un communiqu-communiquant5 , prendre part la grande logique du on , celui non pas du multiple, mais de lunivocit : cest, en somme, abandonner son humanit.

    Or, ce semblant de parole trique dtient, paradoxalement, un pouvoir trs fort en tant quinstrument dexclusion. Luvre critique ici la langue courante dEtat6 , institutionnelle, qui tient ses sujets dans le cadastre de la norme. Lautre y est lautre linguistique, celui qui ne sait pas et donc ne peut tre entendu. BOUCHE et MADAME BOUCHE le clament : Parler ? H les fous, vous ne pouvez pas parler, vous ne savez pas la langue ! ; Oui, oui, qui ne sait pas parler, quil la ferme !7 Dans cette conception dun universel, conu comme le correct, le franais est essence ; il est la langue, au singulier, et le rseau prosodique en [s] qui traverse La Fuite de bouche, associant franais , sait , cerveau et sa place , montre bien quune telle reprsentation fait sa hirarchie : celui qui tient lalphabet8 est au-dessus, lgitimement, parle pour lautre. De fait, ceux qui glossolalisent, ceux qui patoisent9, sont relgus au silence; leurs paroles sont du bruit : ils clapote[nt] , grsille[nt]10 . Ils ne sont pas vraiment des humains, plutt des btes, quelque chose entre l oiseau et l ne , ou des enfant[s] , des fous , des dingo[s]11 , moins quils ne fassent un effort pour apprendre la langue, cest--dire pour se civiliser.

    En effet, la langue comme consensus lgaliste a son idologie. Ce passage de La Fuite de bouche en tmoigne :

    LE CHANTRE. [] Monsieur Bouque, est-ce quon peut prendre votre vocabulaire sans vos opinions ? BOUCHE. Bien sr ! Si vous ntes pas daccord, vous navez qu parler lenvers ou dire nimporte quoi ! Que vouliez-vous dire tout lheure ?12

    Votre vocabulaire , par le dterminant possessif, situe la langue dans lhistoricit dune pratique, singulire, qui cre ses valeurs, donc une reprsentation du monde particulire ( vos opinions ). BOUCHE fait de cette ralisation empirique, un usage, le seul valable, un absolu. Linfinitif le dit par lextension maximale du procs quil induit, de mme que la valeur dterminative de lenvers , instituant parler lenvers en locution verbale : parler lenvers devient une modalit de la parole, celle du nimporte quoi , qui ne produit pas de sens. Lautre serait celle du parler

    1 Valre Novarina, Entre dans le thtre des oreilles, p. 70.

    2 Valre Novarina, Le Drame dans la langue franaise, p. 38.

    3 Exemplairement dans Le Discours aux animaux.

    4 Valre Novarina, Le Jardin de reconnaissance, p. 31.

    5 Valre Novarina, Notre parole, p. 160.

    6 Valre Novarina, Le Drame dans la langue franaise, p. 60.

    7 Valre Novarina, La Fuite de bouche, Jeanne Laffitte, Approches rpertoire n1, Marseille, 1978,

    p. 54 et 55. 8 Ibid., p. 109.

    9 Cest moi qui souligne.

    10 Valre Novarina, La Fuite du bouche, respectivement p. 53 et 64.

    11 Ibid., respectivement p. 112, 51, 24, 54, 111.

    12 Ibid., p. 60.

  • lendroit , un parler vritable. Et linstituer comme tel, cest instituer aussi comme seules lgitimes, les valeurs et la pense qui lui sont subordonnes. Cest dhistoriciser paroles et systmes de reprsentations, tout la fois, instaurer le monde dans le binaire, parce que la langue nest plus considre dans ce cas comme l interprtant de la socit1 , elle en est linterprte. Luvre montre quun tel point de vue conduit aux dualismes, ceux de la nature et de la culture, de linn et de lacquis, le langage devenant un instrument pour penser le social. Ainsi, le civilis est celui qui, situ dans une tlologie, a appris bien parler, accdant de cette faon la culture. BOUCHE , premptoire, le garantit : parce que vous ntes pas cultivs, vous navez rien dans la bouche ; la langue je lai gagne force daller lcole2. Les autres sont cantonns leur tat de nature, les noms danimaux qui les dsignent le disent dpassant la mtaphore, et cest justement leur force, ainsi que le paradigme de la vie, comme ici : Il y a l dedans une sorte de sve populaire, il y a chez lui une sorte de sant !3 Ainsi, et on retrouve le paradigme hrit de lanthropologie coloniale du dix-neuvime sicle, appartiennent la nature lenfant, le fou, mais aussi le peuple qui, dfaut davoir les moyens de vraiment penser puisquil ne connat pas bien le vocabulaire , a au moins du bon sens4 . Cest l une anthropologie qui fait son sociocentrisme. Est vis par lensemble du pome qui en montre les limites : lindividu, sujet nonciateur, communiquant-marchand, bourgeois dans sa langue et dans son centralisme parisien5, un centralisme linguistique et donc politique. Lhomme de Novarina, lui, est sujet dnonciation et parle les langues du franais multiple.

    Les langues du franais Il sentend dans les langues6 ; Jaurais voulu parvenir en renonant tout

    pratiquer les langues si vite quon nentende plus le temps dedans7 : dans loeuvre, le franais est choral, cest une langue plurielle. En effet, le parisien, officiel, ce franais recroquevill8 qui a instaur son hgmonie par les institutions et les mdias, ny est quune langue parmi dautres qui font le franais dans sa globalit.

    De fait, les patois perdent leur statut de particularismes pour devenir des langues part entire, au mme titre que celle dite nationale. Ainsi, de mme que Novarina se reconnat dans lart brut, jug, une poque, pjorativement, parce que relevant de pratiques de non-spcialistes, il investit les patois dune valeur qui rompt avec le statut, galement dprciatif, quon leur accorde habituellement en France. Considrs comme des sous-ensembles de la langue, voire des sous-ensembles des dialectes de la langue, lis des aires rduites et rurales, ils sont inscrits dans une double infriorit, linguistique et sociale. Dans luvre, la pratique des patois9 institue en thique du langage annule la pjoration ; elle devient un mode dindividuation spcifique.

    1 Emile Benveniste, Structures et analyses , in op.cit., II, p. 95.

    2 Valre Novarina, La Fuite de bouche, p. 54

    3 Ibid., p. 115.

    4 Ibid., p. 108.

    5 Je me suis toujours fait une ide assez peu parisienne, plutt buissonnire, native et itinrante de notre

    langue franaise : loin de lcole des proses guindes..., Travailler pour lincertain ; aller sur la mer ; passer sur une planche , entretien avec Philippe Di Meo, LInfini, n19, t 1987, p. 197. 6 Valre Novarina, La Lutte des morts, p. 377.

    7 Valre Novarina, Le Discours aux animaux, p. 50.

    8 Entretien ralis par Christiane Terrisse, art. cit., p. 163.

    9 Je choisis dessein de conserver le terme de patois utilis par Novarina plutt que celui plus

    scientifique de dialecte, pour la pjoration qui lui est traditionnellement associe.

  • La qualit que Novarina reconnat aux patois, et notamment au savoyard quil prend comme modle, est une merveilleuse richesse de sons1 , qualit qui manque justement la langue institutionnelle sans voix et sans sons2 , parce quelle est conue comme instrument de la pense. Et le son est du corps : le savoyard, selon Novarina, tait effectivement une langue extrmement surprenante, rebondissante et trs comique. Une langue qui ne sarrtait jamais des mots, perptuellement hilarante.[] Comique est notre langue, parce quelle est dite du corps3 . Le son , cest ici la prosodie, qui traverse les mots, celle dune parole sinventant dans limmdiatet de son prsent : le corps-comique4 constitutif du languisme . Lcho prosodique en [k] le fait entendre, corps et comique sont indissociables de cette langue-discours, o le corps est le continu du sujet sa parole, le corps du langage qui fait la signifiance, comique par son mouvement de cration qui dplace les reprsentations.

    En effet, le pome sapproprie les patois, proposant un tat du franais dans son extension la plus large. Il montre comment une langue est sans cesse travaille par dautres, qui la constituent, et invalide par l toute ide de frontire. Ainsi, dans la rosace foraine de La Chair de lhomme, se lisent dans un continu verbes du franais officiel et verbes savoyards, prnoms du domaine commun et surnoms, lensemble se constituant en ralisation du franais : Andr Rpublique shumecte le front ; Lucien Boll sniule ; Lolli au Pierre ouin-ouale ; Rgis Cayen pclote5 . De mme, dans La Lutte des morts, la langue est montre dans la pluralit de ses pratiques. Sy lit un tour de France qui [] tourne dans les phrases des fiancs des langues6 , un tour dla France et des grammaires des parlants des Franais7 . Et les pluriels de phrases , langues , grammaires , parlants dsignant les ralisations spcifiques des sujets, indiquent bien que la France-langue est une globalit que les discours font entendre. De fait, chacun, aprs avoir t annonc par la didascalie-choryphe, y va de son numro8 , dramme la langue plurielle, dans une pope, prsente comme une traverse des langues, o se disent les manire[s] dici9 . Chaque lieu y est le nom dun parler propre : vision du trou de Vienne ; la France positions gagne le dur lopan par la Dunkerque. Cest lautre nom du Col du mont Verbien du Trou10 . Mais, et cest ce qui fait la joie de ce tour de France, on peut sapproprier facilement les parlers particuliers rencontrs. Le verbe gagner dans la phrase suivante lindique : les touris-franais-des-lomins (les tours des-les tours des veaux et des vacheresses sentires) gagnent six adjectifs dans les frontires du Sud 11 .

    Ainsi, la langue est lieu dinvention permanente du commun, sans hirarchies. MELECH le signale : Chacun qui parle cte langue la modifie dans lsminal plissier12 , rejoignant Saussure lorsquil affirme que la langue [] chacun y participe tout instant, et cest pourquoi elle subit sans cesse linfluence de tous13 . A ce titre, la

    1 Entretien ralis par Chrsitaine Terrisse, art.cit., p. 162.

    2 Le thtre spar , entretien avec Philippe Di Meo, Furor, n5, Lausanne, janvier 1982, p. 86.

    3 Envelopp de langues comme dun vtement de joie , entretien avec Hadrien Laroche, Valre

    Novarina, pote comique, Java, n8, t 1992, p.69. 4 Cest moi qui souligne.

    5 Valre Novarina, La Chair de lhomme, p. 227.

    6 Valre Novarina, La Lutte des morts, p. 380.

    7 Ibid., p. 382.

    8 Terme rcurrent dans luvre, par exemple p. 394, 395, 433.

    9 Ibid., p. 501.

    10 Ibid., respectivement p. 427 et 478.

    11 Ibid., p. 431.

    12Ibid., p. 363. 13

    Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique gnrale, Payot, Grande bibliothque , Paris, 1995, p. 107.

  • comparaison avec Rabelais, souvent propose par la critique, est intressante : Rabelais fait entendre la diversit des langues une poque o la notion de franais national nexiste pas, ni labstraction que les grammairiens ont nomme par la suite la langue. La vise politique du pome de Novarina est en effet de prsenter une rpublique, une dmocratie vritable des langues, o chacune prend part au mouvement de cration du franais. Dailleurs, la scne sur laquelle se produit le tour de France est celle du puple [qui] savance et purte boucan alors que les officiels sont affols1 , cest le trou quil y a la place de la rpublique2 , une agora linguistique o la libert discursive est bien respecte3 , nen dplaise BOUCHE . Et les officiels font bien dtre affols car, dans tout ce boucan des langues, ce qui sentend dans le coup port au bel Index voulu univoque, cest aussi linvalidit des assassinats, ceux des prtendues sous-langues, des patois, par limposition de la langue, ce parisien, seul reconnu par les institutions. Luvre, en sappropriant ces langues spcifiquement, les donne oreillir , refusant par l quon les fasse steindre, proposant une anthropologie linguistique du divers, sans sociologie4.

    Une langue trangre elle-mme Luvre tient de la Savoie, dans la dfinition quen donne Novarina : elle est un

    croisement sur plusieurs frontires linguistiques : le franais, le patois franco-provenal, litalien, lallemand ; cest un extraordinaire ventail ouvert qui vient sans doute des multiples invasions, dun profond brassage linguistique et aussi des Alpes qui ne sont pas du tout une rgion ferme sur elle-mme, mais un extraordinaire lieu de passage, sans cesse travers5 . Le pome est lui aussi travers, par langlais, lespagnol, litalien, lallemand, faisant, par ltat de langue quil cre, son propre syncrtisme. Il donne lire un franais autre dans un mtissage avec les autres langues qui perdent par consquent leur statut de langue trangre, parce quelles participent de ce franais-l. Ainsi, dans les propos suivants, sentendent dans lappropriation, davantage quun anglais francis ( jumper ) ou quun franais anglicis ( parlebing ), un continu de linvention discursive : Savoir jumper, sachez jumpez !6 ; Laructasson de son galipet france la manche courte dans son parlebing. Viens Sujet, cours ta mire, dansons cte danse qui nous sorte dice !7 . Le nologisme parlebing dsigne, ici, un parler qui met en tension le franais et langlais, et les chanes prosodiques montrent que lindividuation se fait par cette rencontre des deux langues. En effet, le continu prosodique et les rseaux en [m] et en [k] tiennent ensemble france la manche courte et cours ta mire , indiquant que lactivit de francer la manche induit un dplacement du sujet, cest--dire un dplacement du point de vue, de la mire . Le rseau en [s] qui associe son , sujet , dansons et sorte dice le fait entendre galement : lappropriation de langlais participe dune subjectivation spcifique qui est sort[ie] dice , mouvement vers. La troisime personne du possessif son , se confondant avec la premire personne plurielle de limpratif dansons fait de francer la manche courte une pratique la fois reconnue, identifie comme tant une manire propre un

    1 Valre Novarina, La Lutte des morts, p. 527.

    2 Ibid., p. 508.

    3 SAPEUR. FinalementToujours la parole tu nous la coupesLa libert nest pas bien respecte.,

    Valre Novarina, La Fuite de bouche, p. 55. 4 Je renvoie lentretien paru dans Java, op. cit., p. 69, dont je ne donne ici quun passage : Jai vu ici

    une langue mourir : le patois savoyard. De trois kilomtres en trois kilomtres, tu entendais une autre langue. Tout un plumage et chatoiement de langues que jai vu steindre. 5 Entretien ralis par Christiane Terrisse, art. cit, p. 162.

    6 Valre Novarina, Vous qui habitez le temps, p. 12.

    7 Valre Novarina, La Lutte des morts, p. 337.

  • sujet spcifique, et, linjonction le montre, mettre ncessairement en uvre dans lempiricit du dire collectif.

    Francer la manche courte dans son parlebing dsigne en fait une activit du discours qui critique la notion de langue trangre et de frontires linguistiques, comme la Savoie les critique. En effet, la manche , compte-tenu du contexte, sentend aussi comme la Manche, cest--dire la frontire qui spare deux tats linguistiques, la France et lAngleterre ; francer cette frontire, cest lannuler en faisant de ltranger non pas un autre irrductible, mais un autre constitutif de soi. De fait, cest par lappropriation des langues trangres que le pome travaille son utopie propre du discours. Par exemple, dans La Lut te des morts, lallemand participe dun travail de loralit. Ainsi, lexclamation de COL , Avle la mmmmtire ! en relation avec celle de PLITON , Wgst !1 dplace la lecture, par lactivit de la voix qui se produit. En allemand, effectivement, le [a:] de wagst (ose) est long, plus long que le [] du franais. La suite dans wgst fait entendre ce [a:] qui nexiste pas en franais et que le pome sapproprie dans Avle la mmmmtire ! . Associe celle des m , elle place la premire syllabe, dhabitude inaccentue, en situation dattaque initiale, et fait galement porter un accent larticle la , seul constituant de son groupe : Avle la mmmmtire !2

    Dans ce continu, cest laccent sur mmmm qui cre la force du discours on peut dailleurs penser que l se rvle aussi une tension entre le franais et lallemand, dans la mesure o en allemand, cest la dernire syllabe longue qui porte laccent, de groupe ; laccent fait entendre que la matire est mienne, propre, cest--dire que la langue est appropriation et ralisation spcifiques. En fait, luvre entire travaille laccentuation, souvent aussi en faisant entendre les [] ordinairement muets, ces [] que Novarina dfinit comme les noyau[x] dnergie qui donne[nt] notre langue sa force propulsive3 . Ainsi, dans cette phrase de POUTRON , le trait dunion qui fait entendre le [] de mfi-erai montre que le prsent est insparable de son futur : Je me mfi-erai de tout le monde4 . Le verbe, conjugu dans un mme mouvement aux deux temps, est accentu syntaxiquement deux fois, une fois sur la deuxime syllabe, normalement atone, une autre fois sur la dernire. Et ces deux accents disent lutopie dun prsent qui est un advenir. On peut donc dire que ce qui sentend, par les rpliques de COL et PLITON , nest pas du tout considrer comme limitation dun parl, dune oralisation : il sagit dune oralit, dun mode de signifier par une organisation rythmique spcifique, dplace par lallemand, et qui instaure le discours dans sa globalit, comme le montre POUTRON , dans une extranit lui-mme.

    Lenjeu, on le voit, pour Novarina, est linvention dun discours qui soit toujours altrit, cest--dire dun discours par lequel le sujet, dans lhistoricit de son dire, soit inchoativement dans un dplacement qui constitue son altrit propre et qui le fasse advenir lui-mme. Les termes trangers, les hapax, les patois participent de cette recherche en acte de laltrit. Novarina le dit, il veut produire des mots monstrueux,[] faire accoucher [la langue] dune autre, trangre elle-mme5 , une langue avec des mots inconnus qui passent6 , o tout se lit comme du latin. Comme du latin, cest--dire que toute nomination dune chose est exclue7 . De fait, les passages

    1 Valre Novarina, La Lutte des morts, p. 448.

    2 Pour simplifier le lecture, jindique en gras quelles sont les syllabes accentues.

    3 Valre Novarina, Devant la parole, p. 71.

    4 Valre Novarina, La Lutte des morts, p. 479.

    5 Entretien avec Philippe Di Meo, art. cit., p. 198.

    6 Ibid., p. 197.

    7 Valre Novarina, Le Drame dans la langue franaise, p. 54.

  • de latin dit de cuisine ou les nombreuses rpliques entirement en latin, tout comme le languisme dans sa globalit, font entendre cette utopie dune langue-discours qui ne nomme pas mais appelle : le lecteur, forc dy perdre le franais, mis dans lincapacit de se rfrer un lexique prexistant, notamment parce que trs souvent il lui est impossible de dissocier les termes du franais, ceux des patois et des langues trangres, des hapax, est forc dcouter le continu discursif qui fait sa propre signifiance, le continu dune parole adamique o chaque mot est aussi un mot tranger. Et cest bien cette invention dans linconnu de la parole qui fait le devenir de la langue-discours, partant le devenir du sujet, lidentit soi passant par ce que son altrit de discours propre enseigne de soi. Ltranger dsigne donc cet autre en soi, ncessaire, car sil nous quitte nous nous dtruisons, nous vendons le monde, nous nous vendons1 , nous devenons des communicants ; Novarina lui donne galement un autre nom, celui dOrient, mettant ainsi en crise la dichotomie de lici et de lailleurs, de lOccident et de lOrient : Dune faon gnrale, nous autres Occidentaux, nous devons tout lOrient. Nous ne devons pas perdre notre Orient, cest--dire le sentiment en nous de notre tranget2 . Le discours, par ce quil induit daltrit, est indissociablement ici et ailleurs.

    Ltranger dans la langue est donc tout la fois utopie linguistique et utopie anthropologique. Cest pourquoi luvre se prsente comme un roman danticipation3 , non un roman qui prvoirait un tat ultrieur donn comme fixe, mais une pope en avant delle-mme qui, faisant de ladvenir linguistique un lieu du commun sans cesse travaill par les discours, invente un advenir de lanthropos. Le pome, en effet, est tout entier tendu, dans son prsent, vers ce futur de lui-mme qui constitue son altrit, une altrit la fois individuelle et collective, dans un prsent qui est et cre donc aussi son futur dans linstanciation. Le passage suivant fait bien entendre linterrelation entre langage nouveau et homme nouveau, entre un prsent et le futur quil induit : Eclairs, dcharges, branlement, explosion, cest comme un voyage des voix, hors des voies normales du langage communicant. [] On entend devant, derrire, en haut, en bas, le bruit dune peuplade future4 . Les pluriels d clairs , de dcharges et de voix dsignant les ralisations particulires, en relation avec le singulier de peuplade indiquent que lhumanit nouvelle est le lieu dune cration collective. Et peuplade mis en contexte smantique et prosodique avec voyage prend ici son sens premier de peuple en mouvement. Cette peuplade est celle qui, la conqute du langage, sans cesse en dplacement dans la langue, cre, par la force de ses discours, son utopie. Cest la raison pour laquelle luvre fait souvent sa prophtie propre : Les langues du peuple vont venir et vous sortir par les orilles ; Les matires vont se mettre parler5 .

    Et, si le pome est lieu et moment de lutopie, celle-ci concerne tout sujet dans lvnement de sa langue-discours. La littrature ne saurait se constituer en rgion part, dissocie de la vie. Pour Novarina, elle enseigne quun dire, conu hors de la logique du signe, est fondamentalement cration dun vivre, qui forme le commun venir : Il pensait avoir t conu par la langue. Que ce quil faisait ne concernait pas la littrature

    1 Valre Novarina, Notre parole, p. 167.

    2 Entretien avec Nolle Renaude, art.cit., p. 73.

    3 Valre Novarina, Le Drame dans la langue franaise, p. 41.

    4 Le thtre spar , entretien avec Philippe Di Meo, Furor, n 5, Lausanne, janvier 1982, p. 87.

    5 Valre Novarina, La Lutte des morts, respectivement p. 470 et 401.

  • mais tous ceux qui parlent, tous les parlants, tous ceux qui un jour ou lautre se sont servis de la parole ou seront amens sen servir1 .

    1 Valre Novarina, Entre dans le thtre des oreilles, p. 81.