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VOLTAIRE (1694 - 1778) TRAITE SUR LA TOLERANCE (1763) Page de titre du Traité sur la Tolérance Institut et Musée Voltaire, Genève, CH. Table des matières Traité sur la Tolérance, à l'occasion de la mort de Jean Calas Chapitre I, Histoire abrégée de la mort de Jean Calas Chapitre II, Conséquences du supplice de Jean Calas Chapitre III, Idée de la Réforme du XVIe siècle Chapitre IV, Si la tolérance est dangereuse, et chez quels peuples elle est permise Chapitre V, Comment la tolérance peut être admise Chapitre VI, Si l'intolérance est de droit naturel et de droit humain

Voltaire. Traité sur la tolérance

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  • VOLTAIRE (1694 - 1778)

    TRAITE SUR LA TOLERANCE

    (1763)

    Page de titre du Trait sur la Tolrance Institut et Muse Voltaire, Genve, CH.

    Table des matires Trait sur la Tolrance, l'occasion de la mort de Jean Calas Chapitre I, Histoire abrge de la mort de Jean Calas Chapitre II, Consquences du supplice de Jean Calas Chapitre III, Ide de la Rforme du XVIe sicle Chapitre IV, Si la tolrance est dangereuse, et chez quels peuples elle

    est permise Chapitre V, Comment la tolrance peut tre admise Chapitre VI, Si l'intolrance est de droit naturel et de droit humain

  • Chapitre VII, Si l'intolrance a t connue des Grecs Chapitre VIII, Si les Romains ont t tolrants Chapitre IX, Des martyrs Chapitre X, Du danger des fausses lgendes et de la perscution Chapitre XI, Abus de l'intolrance Chapitre XII, Si l'intolrance fut de droit divin dans le judasme, et si

    elle fut toujours mise en pratique Chapitre XIII, Extrme tolrance des Juifs Chapitre XIV, Si l'intolrance a t enseigne par Jsus-Christ Chapitre XV, Tmoignages contre l'intolrance Chapitre XVI, Dialogue entre un mourant et un homme qui se porte

    bien Chapitre XVII, Lettre crite au Jsuite Le Tellier, par un bnficier, le 6

    mai 1714 Chapitre XVIII, Seuls cas o l'intolrance est de droit humain Chapitre XIX, Relation d'une dispute de controverse la Chine Chapitre XX, S'il est utile d'entretenir le peuple dans la superstition Chapitre XXI, Vertu vaut mieux que science Chapitre XXII, De la tolrance universelle Chapitre XXIII, Prire Dieu Chapitre XXIV, Post-scriptum Chapitre XXV, Suite et conclusion Article nouvellement ajout, dans lequel on rend compte du dernier

    arrt rendu en faveur de la famille Calas Notes de Voltaire

    Premire page du Trait sur la Tolrance

  • Institut et Muse Voltaire, Genve, CH.

    TRAITE SUR LA

    TOLERANCE, A L'OCCASION DE LA MORT DE JEAN CALAS

    CHAPITRE I

    HISTOIRE ABREGEE DE LA MORT DE JEAN CALAS

    Le meurtre de Calas, commis dans Toulouse avec le glaive de la justice, le 9 mars 1762, est un des plus singuliers vnements qui mritent l'attention de notre ge et de la postrit. On oublie bientt cette foule de morts qui a pri dans des batailles sans nombre, non seulement parce que c'est la fatalit invitable de la guerre, mais parce que ceux qui meurent par le sort des armes pouvaient aussi donner la mort leurs ennemis, et n'ont point pri sans se dfendre. L o le danger et l'avantage sont gaux, l'tonnement cesse, et la piti mme s'affaiblit; mais si un pre de famille innocent est livr aux mains de l'erreur, ou de la passion, ou du fanatisme; si l'accus n'a de dfense que sa vertu: si les arbitres de sa vie n'ont risquer en l'gorgeant que de se tromper; s'ils peuvent tuer impunment par un arrt, alors le cri public s'lve, chacun craint pour soi-mme, on voit que personne n'est en sret de sa vie devant un tribunal rig pour veiller sur la vie des citoyens, et toutes les voix se runissent pour demander vengeance.

    Il s'agissait, dans cette trange affaire, de religion, de suicide, de parricide; il s'agissait de savoir si un pre et une mre avaient trangl leur fils pour plaire Dieu, si un frre avait trangl son frre, si un ami avait trangl son ami, et si les juges avaient se reprocher d'avoir fait mourir sur la roue un pre innocent, ou d'avoir pargn une mre, un frre, un ami coupables.

    Jean Calas, g de soixante-huit ans, exerait la profession de ngociant Toulouse depuis plus de quarante annes, et tait reconnu de tous ceux qui ont

  • vcu avec lui pour un bon pre. Il tait protestant, ainsi que sa femme et tous ses enfants, except un, qui avait abjur l'hrsie, et qui le pre faisait une petite pension. Il paraissait si loign de cet absurde fanatisme qui rompt tous les liens de la socit qu'il approuva la conversion de son fils Louis Calas, et qu'il avait depuis trente ans chez lui une servante zle catholique, laquelle avait lev tous ses enfants.

    Un des fils de Jean Calas, nomm Marc-Antoine, tait un homme de lettres: il passait pour un esprit inquiet, sombre, et violent. Ce jeune homme, ne pouvant russir ni entrer dans le ngoce, auquel il n'tait pas propre, ni tre reu avocat, parce qu'il fallait des certificats de catholicit qu'il ne put obtenir, rsolut de finir sa vie, et fit pressentir ce dessein un de ses amis; il se confirma dans sa rsolution par la lecture de tout ce qu'on a jamais crit sur le suicide.

    Enfin, un jour, ayant perdu son argent au jeu, il choisit ce jour-l mme pour excuter son dessein. Un ami de sa famille et le sien, nomm Lavaisse, jeune homme de dix-neuf ans, connu par la candeur et la douceur de ses moeurs, fils d'un avocat clbre de Toulouse, tait arriv de Bordeaux la veille (Note 1); il soupa par hasard chez les Calas. Le pre, la mre, Marc-Antoine leur fils an, Pierre leur second fils, mangrent ensemble. Aprs le souper on se retira dans un petit salon: Marc-Antoine disparut; enfin, lorsque le jeune Lavaisse voulut partir, Pierre Calas et lui, tant descendus, trouvrent en bas, auprs du magasin, Marc-Antoine en chemise, pendu une porte, et son habit pli sur le comptoir; sa chemise n'tait pas seulement drange; ses cheveux taient bien peigns: il n'avait sur son corps aucune plaie, aucune meurtrissure (Note 2).

    On passe ici tous les dtails dont les avocats ont rendu compte: on ne dcrira point la douleur et le dsespoir du pre et de la mre; leurs cris furent entendus des voisins. Lavaisse et Pierre Calas, hors d'eux-mmes, coururent chercher des chirurgiens et la justice. Pendant qu'ils s'acquittaient de ce devoir, pendant que le pre et la mre taient dans les sanglots et dans les larmes, le peuple de Toulouse s'attroupe autour de la maison. Ce peuple est superstitieux et emport; il regarde comme des monstres ses frres qui ne sont pas de la mme religion que lui. C'est Toulouse qu'on remercia Dieu solennellement de la mort de Henri III, et qu'on fit serment d'gorger le premier qui parlerait de reconnatre le grand, le bon Henri IV. Cette ville solennise encore tous les ans, par une procession et par des feux de joie, le jour o elle massacra quatre mille citoyens hrtiques, il y a deux sicles. En vain six arrts du conseil ont dfendu cette odieuse fte, les Toulousains l'ont toujours clbre comme les jeux floraux.

  • Quelque fanatique de la populace s'cria que Jean Calas avait pendu son propre fils Marc-Antoine. Ce cri, rpt, fut unanime en un moment; d'autres ajoutrent que le mort devait le lendemain faire abjuration; que sa famille et le jeune Lavaisse l'avaient trangl par haine contre la religion catholique: le moment d'aprs on n'en douta plus; toute la ville fut persuade que c'est un point de religion chez les protestants qu'un pre et une mre doivent assassiner leur fils ds qu'il veut se convertir.

    Les esprits une fois mus ne s'arrtent point. On imagina que les protestants du Languedoc s'taient assembls la veille; qu'ils avaient choisi, la pluralit des voix, un bourreau de la secte; que le choix tait tomb sur le jeune Lavaisse; que ce jeune homme, en vingt-quatre heures, avait reu la nouvelle de son lection, et tait arriv de Bordeaux pour aider Jean Calas, sa femme, et leur fils Pierre, trangler un ami, un fils, un frre.

    Le sieur David, capitoul de Toulouse, excit par ces rumeurs et voulant se faire valoir par une prompte excution, fit une procdure contre les rgles et les ordonnances. La famille Calas, la servante catholique, Lavaisse, furent mis aux fers.

    On publia un monitoire non moins vicieux que la procdure. On alla plus loin: Marc-Antoine Calas tait mort calviniste, et s'il avait attent sur lui-mme, il devait tre tran sur la claie; on l'inhuma avec la plus grande pompe dans l'glise Saint-Etienne, malgr le cur, qui protestait contre cette profanation.

    Il y a, dans le Languedoc, quatre confrries de pnitents, la blanche, la bleue, la grise, et la noire. Les confrres portent un long capuce, avec un masque de drap perc de deux trous pour laisser la vue libre: ils ont voulu engager M. le duc de Fitz-James, commandant de la province, entrer dans leurs corps, et il les a refuss. Les confrres blancs firent Marc-Antoine Calas un service solennel, comme un martyr. Jamais aucune Eglise ne clbra la fte d'un martyr vritable avec plus de pompe; mais cette pompe fut terrible. On avait lev au-dessus d'un magnifique catafalque un squelette qu'on faisait mouvoir, et qui reprsentait Marc-Antoine Calas, tenant d'une main une palme, et de l'autre la plume dont il devait signer l'abjuration de l'hrsie, et qui crivait en effet l'arrt de mort de son pre.

    Alors il ne manqua plus au malheureux qui avait attent sur soi-mme que la canonisation: tout le peuple le regardait comme un saint; quelques-uns l'invoquaient, d'autres allaient prier sur sa tombe, d'autres lui demandaient des miracles, d'autres racontaient ceux qu'il avait faits. Un moine lui arracha quelques dents pour avoir des reliques durables. Une dvote, un peu sourde, dit qu'elle avait entendu le son des cloches. Un prtre apoplectique fut guri aprs avoir pris de l'mtique. On dressa des verbaux de ces prodiges. Celui

  • qui crit cette relation possde une attestation qu'un jeune homme de Toulouse est devenu fou pour avoir pri plusieurs nuits sur le tombeau du nouveau saint, et pour n'avoir pu obtenir un miracle qu'il implorait.

    Quelques magistrats taient de la confrrie des pnitents blancs. Ds ce moment la mort de Jean Calas parut infaillible.

    Ce qui surtout prpara son supplice, ce fut l'approche de cette fte singulire que les Toulousains clbrent tous les ans en mmoire d'un massacre de quatre mille huguenots; l'anne 1762 tait l'anne sculaire. On dressait dans la ville l'appareil de cette solennit: cela mme allumait encore l'imagination chauffe du peuple; on disait publiquement que l'chafaud sur lequel on rouerait les Calas serait le plus grand ornement de la fte; on disait que la Providence amenait elle-mme ces victimes pour tre sacrifies notre sainte religion. Vingt personnes ont entendu ces discours, et de plus violents encore. Et c'est de nos jours! et c'est dans un temps o la philosophie a fait tant de progrs! et c'est lorsque cent acadmies crivent pour inspirer la douceur des moeurs! Il semble que le fanatisme, indign depuis peu des succs de la raison, se dbatte sous elle avec plus de rage.

    Treize juges s'assemblrent tous les jours pour terminer le procs. On n'avait, on ne pouvait avoir aucune preuve contre la famille; mais la religion trompe tenait lieu de preuve. Six juges persistrent longtemps condamner Jean Calas, son fils, et Lavaisse, la roue, et la femme de Jean Calas au bcher. Sept autres plus modrs voulaient au moins qu'on examint. Les dbats furent ritrs et longs. Un des juges, convaincu de l'innocence des accuss et de l'impossibilit du crime, parla vivement en leur faveur: il opposa le zle de l'humanit au zle de la svrit; il devint l'avocat public des Calas dans toutes les maisons de Toulouse, o les cris continuels de la religion abuse demandaient le sang de ces infortuns. Un autre juge, connu par sa violence, parlait dans la ville avec autant d'emportement contre les Calas que le premier montrait d'empressement les dfendre. Enfin l'clat fut si grand qu'ils furent obligs de se rcuser l'un et l'autre; ils se retirrent la campagne.

    Mais, par un malheur trange, le juge favorable aux Calas eut la dlicatesse de persister dans sa rcusation, et l'autre revint donner sa voix contre ceux qu'il ne devait point juger: ce fut cette voix qui forma la condamnation la roue, car il n'y eut que huit voix contre cinq, un des six juges opposs ayant la fin, aprs bien des contestations, pass au parti le plus svre.

    Il semble que quand il s'agit d'un parricide et de livrer un pre de famille au plus affreux supplice, le jugement devrait tre unanime, parce que les preuves d'un crime si inou (Note 3) devraient tre d'une vidence sensible tout le monde: le moindre doute dans un cas pareil doit suffire pour faire trembler un juge qui va signer un arrt de mort. La faiblesse de notre raison et

  • l'insuffisance de nos lois se font sentir tous les jours; mais dans quelle occasion en dcouvre-t-on mieux la misre que quand la prpondrance d'une seule voix fait rouer un citoyen? Il fallait, dans Athnes, cinquante voix au-del de la moiti pour oser prononcer un jugement de mort. Qu'en rsulte-t-il? Ce que nous savons trs inutilement, que les Grecs taient plus sages et plus humains que nous.

    Il paraissait impossible que Jean Calas, vieillard de soixante-huit ans, qui avait depuis longtemps les jambes enfles et faibles, et seul trangl et pendu un fils g de vingt-huit ans, qui tait d'une force au-dessus de l'ordinaire; il fallait absolument qu'il et t assist dans cette excution par sa femme, par son fils Pierre Calas, par Lavaisse, et par la servante. Ils ne s'taient pas quitts un seul moment le soir de cette fatale aventure. Mais cette supposition tait encore aussi absurde que l'autre: car comment une servante zle catholique aurait-elle pu souffrir que des huguenots assassinassent un jeune homme lev par elle pour le punir d'aimer la religion de cette servante? Comment Lavaisse serait-il venu exprs de Bordeaux pour trangler son ami dont il ignorait la conversion prtendue? Comment une mre tendre aurait-elle mis les mains sur son fils? Comment tous ensemble auraient-ils pu trangler un jeune homme aussi robuste qu'eux tous, sans un combat long et violent, sans des cris affreux qui auraient appel tout le voisinage, sans des coups ritrs, sans des meurtrissures, sans des habits dchirs.

    Il tait vident que, si le parricide avait pu tre commis, tous les accuss taient galement coupables, parce qu'ils ne s'taient pas quitts d'un moment; il tait vident qu'ils ne l'taient pas; il tait vident que le pre seul ne pouvait l'tre; et cependant l'arrt condamna ce pre seul expirer sur la roue.

    Le motif de l'arrt tait aussi inconcevable que tout le reste. Les juges qui taient dcids pour le supplice de Jean Calas persuadrent aux autres que ce vieillard faible ne pourrait rsister aux tourments, et qu'il avouerait sous les coups des bourreaux son crime et celui de ses complices. Ils furent confondus, quand ce vieillard, en mourant sur la roue, prit Dieu tmoin de son innocence, et le conjura de pardonner ses juges. Ils furent obligs de rendre un second arrt contradictoire avec le premier, d'largir la mre, son fils Pierre, le jeune Lavaisse, et la servante; mais un des conseillers leur ayant fait sentir que cet arrt dmentait l'autre, qu'ils se condamnaient eux-mmes, que tous les accuss ayant toujours t ensemble dans le temps qu'on supposait le parricide, l'largissement de tous les survivants prouvait invinciblement l'innocence du pre de famille excut, ils prirent alors le parti de bannir Pierre Calas son fils. Ce bannissement semblait aussi inconsquent, aussi absurde que tout le reste: car Pierre Calas tait coupable ou innocent du parricide; s'il tait coupable, il fallait le rouer comme son pre; s'il tait innocent, il ne fallait pas le bannir. Mais les juges, effrays

  • du supplice du pre et de la pit attendrissante avec laquelle il tait mort, imaginrent de sauver leur honneur en laissant croire qu'ils faisaient grce au fils, comme si ce n'et pas t une prvarication nouvelle de faire grce; et ils crurent que le bannissement de ce jeune homme pauvre et sans appui, tant sans consquence, n'tait pas une grande injustice, aprs celle qu'ils avaient eu le malheur de commettre.

    On commena par menacer Pierre Calas, dans son cachot, de le traiter comme son pre s'il n'abjurait pas sa religion. C'est ce que ce jeune homme (Note 4) atteste par serment.

    Pierre Calas, en sortant de la ville, rencontra un abb convertisseur qui le fit rentrer dans Toulouse; on l'enferma dans un couvent de dominicains, et l on le contraignit remplir toutes les fonctions de la catholicit: c'tait en partie ce qu'on voulait, c'tait le prix du sang de son pre; et la religion, qu'on avait cru venger, semblait satisfaite.

    On enleva les filles la mre; elles furent enfermes dans un couvent. Cette femme, presque arrose du sang de son mari, ayant tenu son fils an mort entre ses bras, voyant l'autre banni, prive de ses filles, dpouille de tout son bien, tait seule dans le monde, sans pain, sans esprance, et mourante de l'excs de son malheur. Quelques personnes, ayant examin mrement toutes les circonstances de cette aventure horrible, en furent si frappes qu'elles firent presser la dame Calas, retire dans une solitude, d'oser venir demander justice au pied du trne. Elle ne pouvait pas alors se soutenir, elle s'teignait; et d'ailleurs, tant ne Anglaise, transplante dans une province de France ds son jeune ge, le nom seul de la ville de Paris l'effrayait. Elle s'imaginait que la capitale du royaume devait tre encore plus barbare que celle du Languedoc. Enfin le devoir de venger la mmoire de son mari l'emporta sur sa faiblesse. Elle arriva Paris prte d'expirer. Elle fut tonne d'y trouver de l'accueil, des secours, et des larmes.

    La raison l'emporte Paris sur le fanatisme, quelque grand qu'il puisse tre, au lieu qu'en province le fanatisme l'emporte presque toujours sur la raison. M. de Beaumont, clbre avocat du parlement de Paris, prit d'abord sa dfense, et dressa une consultation qui fut signe de quinze avocats. M. Loiseau, non moins loquent, composa un mmoire en faveur de la famille. M. Mariette, avocat au conseil, dressa une requte juridique qui portait la conviction dans tous les esprits.

    Ces trois gnreux dfenseurs des lois et de l'innocence abandonnrent la veuve le profit des ditions de leurs plaidoyers (Note 5). Paris et l'Europe entire s'murent de piti, et demandrent justice avec cette femme infortune.

  • L'arrt fut prononc par tout le public longtemps avant qu'il pt tre sign par le conseil.

    La piti pntra jusqu'au ministre, malgr le torrent continuel des affaires, qui souvent exclut la piti, et malgr l'habitude de voir des malheureux, qui peut endurcir le coeur encore davantage. On rendit les filles la mre. On les vit toutes les trois, couvertes d'un crpe et baignes de larmes, en faire rpandre leurs juges. Cependant cette famille eut encore quelques ennemis, car il s'agissait de religion. Plusieurs personnes, qu'on appelle en France dvotes (Note 6), dirent hautement qu'il valait mieux laisser rouer un vieux calviniste innocent que d'exposer huit conseillers de Languedoc convenir qu'ils s'taient tromps: on se servit mme de cette expression: "Il y a plus de magistrats que de Calas"; et on infrait de l que la famille Calas devait t tre immole l'honneur de la magistrature. On ne songeait pas que l'honneur des juges consiste, comme celui des autres hommes, rparer leurs fautes. On ne croit pas en France que le pape, assist de ses cardinaux, soit infaillible: on pourrait croire de mme que huit juges de Toulouse ne le sont pas. Tout le reste des gens senss et dsintresss disaient que l'arrt de Toulouse sera t cass dans toute l'Europe, quand mme des considrations particulires empcheraient qu'il ft cass dans le conseil.

    Tel tait l'tat de cette tonnante aventure, lorsqu'elle a fait natre des personnes impartiales, mais sensibles, le dessein de prsenter au public quelques rflexions sur la tolrance, sur l'indulgence, sur la commisration, que l'abb Houtteville appelle dogme monstrueux, dans sa dclamation ampoule et errone sur des faits, et que la raison appelle l'apanage de la nature.

    Ou les juges de Toulouse, entrans par le fanatisme de la populace, ont fait rouer un pre de famille innocent, ce qui est sans exemple; ou ce pre de famille et sa femme ont trangl leur fils an, aids dans ce parricide par un autre fils et par un ami, ce qui n'est pas dans la nature. Dans l'un ou dans l'autre cas, l'abus de la religion la plus sainte a produit un grand crime. Il est donc de l'intrt du genre humain d'examiner si la religion doit tre charitable ou barbare.

    CHAPITRE II

  • CONSEQUENCES DU SUPPLICE DE JEAN CALAS Si les pnitents blancs furent la cause du supplice d'un innocent, de la ruine totale d'une famille, de sa dispersion et de l'opprobre qui ne devrait tre attach qu' l'injustice, mais qui l'est au supplice; si cette prcipitation des pnitents blancs clbrer comme un saint celui qu'on aurait d traner sur la claie, suivant nos barbares usages, a fait rouer un pre de famille vertueux; ce malheur doit sans doute les rendre pnitents en effet pour le reste de leur vie; eux et les juges doivent pleurer, mais non pas avec un long habit blanc et un masque sur le visage qui cacherait leurs larmes.

    On respecte toutes les confrries: elles sont difiantes; mais quelque grand bien qu'elles puissent faire l'Etat, gale-t-il ce mal affreux qu'elles ont caus? Elles semblent institues par le zle qui anime en Languedoc les catholiques contre ceux que nous nommons huguenots. On dirait qu'on a fait voeu de har ses frres, car nous avons assez de religion pour har et perscuter, et nous n'en avons pas assez pour aimer et pour secourir. Et que serait-ce si ces confrries taient gouvernes par des enthousiastes, comme l'ont t autrefois quelques congrgations des artisans et des messieurs, chez lesquels on rduisait en art et en systme l'habitude d'avoir des visions, comme le dit un de nos plus loquents et savants magistrats? Que serait-ce si on tablissait dans les confrries ces chambres obscures, appeles chambres de mditation, o l'on faisait peindre des diables arms de cornes et de griffes, des gouffres de flammes, des croix et des poignards, avec le saint nom de Jsus au-dessus du tableau? Quel spectacle dans des yeux dj fascins, et pour des imaginations aussi enflammes que soumises leurs directeurs!

    Il y a eu des temps, on ne le sait que trop, o des confrries ont t dangereuses. Les frrots, les flagellants, ont caus des troubles. La Ligue commena par de telles associations. Pourquoi se distinguer ainsi des autres citoyens? S'en croyait-on plus parfait? Cela mme est une insulte au reste de la nation. Voulait-on que tous les chrtiens entrassent dans la confrrie? Ce serait un beau spectacle que l'Europe en capuchon et en masque, avec deux petits trous ronds au-devant des yeux! Pense-t-on de bonne foi que Dieu prfre cet accoutrement un justaucorps? Il y a bien plus: cet habit est un uniforme de controversistes, qui avertit les adversaires de se mettre sous les armes; il peut exciter une espce de guerre civile dans les esprits, et elle finirait peut-tre par de funestes excs si le roi et ses ministres n'taient aussi sages que les fanatiques sont insenss.

    On sait assez ce qu'il en a cot depuis que les chrtiens disputent sur le dogme: le sang a coul, soit sur les chafauds, soit dans les batailles, ds le IV e sicle jusqu' nos jours. Bornons-nous ici aux guerres et aux horreurs que les querelles de la Rforme ont excites, et voyons quelle en a t la source en

  • France. Peut-tre un tableau raccourci et fidle de tant de calamits ouvrira les yeux de quelques personnes peu instruites, et touchera des coeurs bien faits.

    CHAPITRE III

    IDEE DE LA REFORME DU XVI e SIECLE Lorsqu' la renaissance des lettres les esprits commencrent s'clairer, on se plaignit gnralement des abus; tout le monde avoue que cette plainte tait lgitime.

    Le pape Alexandre VI avait achet publiquement la tiare, et ses cinq btards en partageaient les avantages. Son fils, le cardinal duc de Borgia, fit prir, de concert avec le pape son pre, les Vitelli, les Urbino, les Gravina, les Oliveretto, et cent autres seigneurs, pour ravir leurs domaines. Jules II, anim du mme esprit, excommunia Louis XII, donna son royaume au premier occupant; et lui-mme, le casque en tte et la cuirasse sur le dos, mit feu et sang une partie de l'Italie. Lon X, pour payer ses plaisirs, trafiqua des indulgences comme on vend des denres dans un march public. Ceux qui s'levrent contre tant de brigandages n'avaient du moins aucun tort dans la morale. Voyons s'ils en avaient contre nous dans la politique.

    Ils disaient que Jsus-Christ n'ayant jamais exig d'annates ni de rserves, ni vendu des dispenses pour ce monde et des indulgences pour l'autre, on pouvait se dispenser de payer un prince tranger le prix de toutes ces choses. Quand les annates, les procs en cour de Rome, et les dispenses qui subsistent encore aujourd'hui, ne nous coteraient que cinq cent mille francs par an, il est clair que nous avons pay depuis Franois Ier, en deux cent cinquante annes, cent vingt-cinq millions; et en valuant les diffrents prix du marc d'argent, cette somme en compose une d'environ deux cent cinquante millions d'aujourd'hui. On peut donc convenir sans blasphme que les hrtiques, en proposant l'abolition de ces impts singuliers dont la postrit s'tonnera, ne faisaient pas en cela un grand mal au royaume, et qu'ils taient plutt bons calculateurs que mauvais sujets. Ajoutons qu'ils taient les seuls qui sussent la langue grecque, et qui connussent l'Antiquit. Ne dissimulons point que, malgr leurs erreurs, nous leur devons le dveloppement de l'esprit humain, longtemps enseveli dans la plus paisse barbarie.

    Mais comme ils niaient le purgatoire, dont on ne doit pas douter, et qui d'ailleurs rapportait beaucoup aux moines; comme ils ne rvraient pas des

  • reliques qu'on doit rvrer, mais qui rapportaient encore davantage; enfin comme ils attaquaient des dogmes trs respects (Note 7), on ne leur rpondit d'abord qu'en les faisant brler. Le roi, qui les protgeait et les soudoyait en Allemagne, marcha dans Paris la tte d'une procession aprs laquelle on excuta plusieurs de ces malheureux; et voici quelle fut cette excution. On les suspendait au bout d'une longue poutre qui jouait en bascule sur un arbre debout; un grand feu tait allum sous eux, on les y plongeait, et on les relevait alternativement: ils prouvaient les tourments de la mort par degrs, jusqu' ce qu'ils expirassent par le plus long et le plus affreux supplice que jamais ait invent la barbarie. Peu de temps avant la mort de Franois Ier, quelques membres du parlement de Provence, anims par des ecclsiastiques contre les habitants de Mrindol et de Cabrires, demandrent au roi des troupes pour appuyer l'excution de dix-neuf personnes de ce pays condamnes par eux; ils en firent gorger six mille, sans pardonner ni au sexe, ni la vieillesse, ni l'enfance; ils rduisirent trente bourgs en cendres. Ces peuples, jusqu'alors inconnus, avaient tort, sans doute, d'tre ns Vaudois; c'tait leur seule iniquit. Ils taient tablis depuis trois cents ans dans des dserts et sur des montagnes qu'ils avaient rendus fertiles par un travail incroyable. Leur vie pastorale et tranquille retraait l'innocence attribue aux premiers ges du monde. Les villes voisines n'taient connues d'eux que par le trafic des fruits qu'ils allaient vendre, ils ignoraient les procs et la guerre; ils ne se dfendirent pas: on les gorgea comme des animaux fugitifs qu'on tue dans une enceinte (Note 8).

    Aprs la mort de Franois Ier, prince plus connu cependant par ses galanteries et par ses malheurs que par ses cruauts, le supplice de mille hrtiques, surtout celui du conseiller au parlement Dubourg, et enfin le massacre de Vassy, armrent les perscuts, dont la secte s'tait multiplie la lueur des bchers et sous le fer des bourreaux; la rage succda la patience; ils imitrent les cruauts de leurs ennemis: neuf guerres civiles remplirent la France de carnage; une paix plus funeste que la guerre produisit la Saint-Barthlmy, dont il n'y avait aucun exemple dans les annales des crimes.

    La Ligue assassina Henri III et Henri IV, par les mains d'un frre jacobin et d'un monstre qui avait t frre feuillant. Il y a des gens qui prtendent que l'humanit, l'indulgence, et la libert de conscience, sont des choses horribles; mais, en bonne foi, auraient-elles produit des calamits comparables?

    CHAPITRE IV

  • SI LA TOLERANCE EST DANGEREUSE, ET CHEZ QUELS PEUPLES ELLE EST PERMISE

    Quelques-uns ont dit que si l'on usait d'une indulgence paternelle envers nos frres errants qui prient Dieu en mauvais franais, ce serait leur mettre les armes la main; qu'on verrait de nouvelles batailles de Jarnac, de Moncontour, de Coutras, de Dreux, de Saint-Denis, etc.: c'est ce que j'ignore, parce que je ne suis pas un prophte; mais il me semble que ce n'est pas raisonner consquemment que de dire: "Ces hommes se sont soulevs quand je leur ai fait du mal: donc ils se soulveront quand je leur ferai du bien." J'oserais prendre la libert d'inviter ceux qui sont la tte du gouvernement, et ceux qui sont destins aux grandes places, vouloir bien examiner mrement si l'on doit craindre en effet que la douceur produise les mmes rvoltes que la cruaut a fait natre; si ce qui est arriv dans certaines circonstances doit arriver dans d'autres; si les temps, l'opinion, les moeurs, sont toujours les mmes. Les huguenots, sans doute, ont t enivrs de fanatisme et souills de sang comme nous; mais la gnration prsente est-elle aussi barbare que leurs pres? Le temps, la raison qui fait tant de progrs, les bons livres, la douceur de la socit, n'ont-ils point pntr chez ceux qui conduisent l'esprit de ces peuples? et ne nous apercevons-nous pas que presque toute l'Europe a chang de face depuis environ cinquante annes?

    Le gouvernement s'est fortifi partout, tandis que les moeurs se sont adoucies. La police gnrale, soutenue d'armes nombreuses toujours existantes, ne permet pas d'ailleurs de craindre le retour de ces temps anarchiques, o des paysans calvinistes combattaient des paysans catholiques enrgiments la hte entre les semailles et les moissons.

    D'autres temps, d'autres soins. Il serait absurde de dcimer aujourd'hui la Sorbonne parce qu'elle prsenta requte autrefois pour faire brler la Pucelle d'Orlans; parce qu'elle dclara Henri III dchu du droit de rgner, qu'elle l'excommunia, qu'elle proscrivit le grand Henri IV. On ne recherchera pas sans doute les autres corps du royaume, qui commirent les mmes excs dans ces temps de frnsie: cela serait non seulement injuste; mais il y aurait autant de folie qu' purger tous les habitants de Marseille parce qu'ils ont eu la peste en 1720.

    Irons-nous saccager Rome, comme firent les troupes de Charles Quint, parce que Sixte Quint, en 1585, accorda neuf ans d'indulgence tous les Franais qui prendraient les armes contre leur souverain? Et n'est-ce pas assez d'empcher Rome de se porter jamais des excs semblables?

  • La fureur qu'inspirent l'esprit dogmatique et l'abus de la religion chrtienne mal entendue a rpandu autant de sang, a produit autant de dsastres, en Allemagne, en Angleterre, et mme en Hollande, qu'en France: cependant aujourd'hui la diffrence des religions ne cause aucun trouble dans ces Etats; le juif, le catholique, le grec, le luthrien, le calviniste, l'anabaptiste, le socinien, le mennonite, le morave, et tant d'autres, vivent en frres dans ces contres, et contribuent galement au bien de la socit.

    On ne craint plus en Hollande que les disputes d'un Gomar (Note 9) sur la prdestination fassent trancher la tte au grand pensionnaire. On ne craint plus Londres que les querelles des presbytriens et des piscopaux, pour une liturgie et pour un surplis, rpandent le sang d'un roi sur un chafaud (Note 10). L'Irlande peuple et enrichie ne verra plus ses citoyens catholiques sacrifier Dieu pendant deux mois ses citoyens protestants, les enterrer vivants, suspendre les mres des gibets, attacher les filles au cou de leurs mres, et les voir expirer ensemble; ouvrir le ventre des femmes enceintes, en tirer les enfants demi forms, et les donner manger aux porcs et aux chiens; mettre un poignard dans la main de leurs prisonniers garrotts, et conduire leurs bras dans le sein de leurs femmes, de leurs pres, de leurs mres, de leurs filles, s'imaginant en faire mutuellement des parricides, et les damner tous en les exterminant tous. C'est ce que rapporte Rapin-Thoiras, officier en Irlande, presque contemporain; c'est ce que rapportent toutes les annales, toutes les histoires d'Angleterre, et ce qui sans doute ne sera jamais imit. La philosophie, la seule philosophie, cette soeur de la religion, a dsarm des mains que la superstition avait si longtemps ensanglantes; et l'esprit humain, au rveil de son ivresse, s'est tonn des excs o l'avait emport le fanatisme.

    Nous-mmes, nous avons en France une province opulente o le luthranisme l'emporte sur le catholicisme. L'universit d'Alsace est entre les mains des luthriens; ils occupent une partie des charges municipales: jamais la moindre querelle religieuse n'a drang le repos de cette province depuis qu'elle appartient nos rois. Pourquoi? C'est qu'on n'y a perscut personne. Ne cherchez point gner les coeurs, et tous les coeurs seront vous.

    Je ne dis pas que tous ceux qui ne sont point de la religion du prince doivent partager les places et les honneurs de ceux qui sont de la religion dominante. En Angleterre, les catholiques, regards comme attachs au parti du prtendant, ne peuvent parvenir aux emplois: ils payent mme double taxe; mais ils jouissent d'ailleurs de tous les droits des citoyens. On a souponn quelques vques franais de penser qu'il n'est ni de leur honneur ni de leur intrt d'avoir dans leur diocse des calvinistes, et que c'est l le plus grand obstacle la tolrance; je ne le puis croire. Le corps des vques, en France, est compos de gens de qualit qui pensent et qui agissent

  • avec une noblesse digne de leur naissance; ils sont charitables et gnreux, c'est une justice qu'on doit leur rendre; ils doivent penser que certainement leurs diocsains fugitifs ne se convertiront pas dans les pays trangers, et que, retourns auprs de leurs pasteurs, ils pourraient tre clairs par leurs instructions et touchs par leurs exemples: il y aurait de l'honneur les convertir, le temporel n'y perdrait pas, et plus il y aurait de citoyens, plus les terres des prlats rapporteraient.

    Un vque de Varmie, en Pologne, avait un anabaptiste pour fermier, et un socinien pour receveur; on lui proposa de chasser et de poursuivre l'un, parce qu'il ne croyait pas la consubstantialit, et l'autre, parce qu'il ne baptisait son fils qu' quinze ans: il rpondit qu'ils seraient ternellement damns dans l'autre monde, mais que, dans ce monde-ci, ils lui taient trs ncessaires.

    Sortons de notre petite sphre, et examinons le reste de notre globe. Le Grand Seigneur gouverne en paix vingt peuples de diffrentes religions; deux cent mille Grecs vivent avec scurit dans Constantinople; le muphti mme nomme et prsente l'empereur le patriarche grec; on y souffre un patriarche latin. Le sultan nomme des vques latins pour quelques les de la Grce (Note 11), et voici la formule dont il se sert: "Je lui commande d'aller rsider vque dans l'le de Chio, selon leur ancienne coutume et leurs vaines crmonies." Cet empire est rempli de jacobites, de nestoriens, de monothlites; il y a des cophtes, des chrtiens de Saint-Jean, des juifs, des gubres, des banians. Les annales turques ne font mention d'aucune rvolte excite par aucune de ces religions.

    Allez dans l'Inde, dans la Perse, dans la Tartarie, vous y verrez la mme tolrance et la mme tranquillit. Pierre le Grand a favoris tous les cultes dans son vaste empire; le commerce et l'agriculture y ont gagn, et le corps politique n'en a jamais souffert. Le gouvernement de la Chine n'a jamais adopt, depuis plus de quatre mille ans qu'il est connu, que le culte des noachides, l'adoration simple d'un seul Dieu: cependant il tolre les superstitions de F. et une multitude de bonzes qui serait dangereuse si la sagesse des tribunaux ne les avait pas toujours contenus. Il est vrai que le grand empereur Young-tching, le plus sage et le plus magnanime peut-tre qu'ait eu la Chine, a chass les jsuites; mais ce n'tait pas parce qu'il tait intolrant, c'tait, au contraire, parce que les jsuites l'taient. Ils rapportent eux-mmes, dans leurs Lettres curieuses, les paroles que leur dit ce bon prince: "Je sais que votre religion est intolrante; je sais ce que vous avez fait aux Manilles et au Japon; vous avez tromp mon pre, n'esprez pas me tromper moi-mme." Qu'on lise tout le discours qu'il daigna leur tenir, on le trouvera le plus sage et le plus clment des hommes. Pouvait-

  • il, en effet, retenir des physiciens d'Europe qui, sous le prtexte de montrer des thermomtres et des olipyles la cour, avaient soulev dj un prince du sang? Et qu'aurait dit cet empereur, s'il avait lu nos histoires, s'il avait connu nos temps de la Ligue et de la conspiration des poudres?

    C'en tait assez pour lui d'tre inform des querelles indcentes des jsuites, des dominicains, des capucins, des prtres sculiers, envoys du bout du monde dans ses Etats: ils venaient prcher la vrit, et ils s'anathmatisaient les uns les autres. L'empereur ne fit donc que renvoyer des perturbateurs trangers; mais avec quelle bont les renvoya-t-il! quels soins paternels n'eut-il pas d'eux pour leur voyage et pour empcher qu'on ne les insultt sur la route! Leur bannissement mme fut un exemple de tolrance et d'humanit.

    Les Japonais (Note 12) taient les plus tolrants de tous les hommes: douze religions paisibles taient tablies dans leur empire; les jsuites vinrent faire la treizime, mais bientt, n'en voulant pas souffrir d'autre, on sait ce qui en rsulta: une guerre civile, non moins affreuse que celle de la Ligue, dsola ce pays. La religion chrtienne fut noye enfin dans des flots de sang; les Japonais fermrent leur empire au reste du monde, et ne nous regardrent que comme des btes farouches, semblables celles dont les Anglais ont purg leur le. C'est en vain que le ministre Colbert, sentant le besoin que nous avions des Japonais, qui n'ont nul besoin de nous, tenta d'tablir un commerce avec leur empire: il les trouva inflexibles.

    Ainsi donc notre continent entier nous prouve qu'il ne faut ni annoncer ni exercer l'intolrance.

    Jetez les yeux sur l'autre hmisphre; voyez la Caroline, dont le sage Locke fut le lgislateur: il suffit de sept pres de famille pour tablir un culte public approuv par la loi; cette libert n'a fait natre aucun dsordre. Dieu nous prserve de citer cet exemple pour engager la France l'imiter! on ne le rapporte que pour faire voir que l'excs le plus grand o puisse aller la tolrance n'a pas t suivi de la plus lgre dissension; mais ce qui est trs utile et trs bon dans une colonie naissante n'est pas convenable dans un ancien royaume.

    Que dirons-nous des primitifs, que l'on a nomms quakers par drision, et qui, avec des usages peut-tre ridicules, ont t si vertueux et ont enseign inutilement la paix au reste des hommes? Ils sont en Pennsylvanie au nombre de cent mille; la discorde. la controverse, sont ignores dans l'heureuse patrie qu'ils se sont faite, et le nom seul de leur ville de Philadelphie, qui leur rappelle tout moment que les hommes sont frres, est l'exemple et la honte des peuples qui ne connaissent pas encore la tolrance.

  • Enfin cette tolrance n'a jamais excit de guerre civile; l'intolrance a couvert la terre de carnage. Qu'on juge maintenant entre ces deux rivales, entre la mre qui veut qu'on gorge son fils, et la mre qui le cde pourvu qu'il vive!

    Je ne parle ici que de l'intrt des nations; et en respectant, comme je le dois, la thologie, je n'envisage dans cet article que le bien physique et moral de la socit. Je supplie tout lecteur impartial de peser ces vrits, de les rectifier, et de les tendre. Des lecteurs attentifs, qui se communiquent leurs penses, vont toujours plus loin que l'auteur (Note 13).

    CHAPITRE V

    COMMENT LA TOLERANCE PEUT ETRE ADMISE

    J'ose supposer qu'un ministre clair et magnanime, un prlat humain et sage, un prince qui sait que son intrt consiste dans le grand nombre de ses sujets, et sa gloire dans leur bonheur, daigne jeter les yeux sur cet crit informe et dfectueux: il y supple par ses propres lumires; il se dit lui-mme: Que risquerai-je voir la terre cultive et orne par plus de mains laborieuses, les tributs augments, l'Etat plus florissant?

    L'Allemagne serait un dsert couvert des ossements des catholiques, vangliques, rforms, anabaptistes, gorgs les uns par les autres, si la paix de Westphalie n'avait pas procur enfin la libert de conscience.

    Nous avons des juifs Bordeaux, Metz, en Alsace; nous avons des luthriens, des molinistes, des jansnistes: ne pouvons-nous pas souffrir et contenir des calvinistes peu prs aux mmes conditions que les catholiques sont tolrs Londres? Plus il y a de sectes, moins chacune est dangereuse; la multiplicit les affaiblit; toutes sont rprimes par de justes lois qui dfendent les assembles tumultueuses, les injures, les sditions, et qui sont toujours en vigueur par la force coactive.

    Nous savons que plusieurs chefs de famille, qui ont lev de grandes fortunes dans les pays trangers, sont prts retourner dans leur patrie; ils ne demandent que la protection de la loi naturelle, la validit de leurs mariages, la certitude de l'tat de leurs enfants, le droit d'hriter de leurs pres, la franchise de leurs personnes; point de temples publics, point de droit aux

  • charges municipales, aux dignits: les catholiques n'en ont ni Londres ni en plusieurs autres pays. Il ne s'agit plus de donner des privilges immenses, des places de sret une faction, mais de laisser vivre un peuple paisible, d'adoucir des dits autrefois peut-tre ncessaires, et qui ne le sont plus. Ce n'est pas nous d'indiquer au ministre ce qu'il peut faire; il suffit de l'implorer pour des infortuns.

    Que de moyens de les rendre utiles, et d'empcher qu'ils ne soient jamais dangereux! La prudence du ministre et du conseil, appuye de la force, trouvera bien aisment ces moyens, que tant d'autres nations emploient si heureusement.

    Il y a des fanatiques encore dans la populace calviniste; mais il est constant qu'il y en a davantage dans la populace convulsionnaire. La lie des insenss de Saint-Mdard est compte pour rien dans la nation, celle des prophtes calvinistes est anantie. Le grand moyen de diminuer le nombre des maniaques, s'il en reste, est d'abandonner cette maladie de l'esprit au rgime de la raison, qui claire lentement, mais infailliblement, les hommes. Cette raison est douce, elle est humaine, elle inspire l'indulgence, elle touffe la discorde, elle affermit la vertu, elle rend aimable l'obissance aux lois, plus encore que la force ne les maintient. Et comptera-t-on pour rien le ridicule attach aujourd'hui l'enthousiasme par tous les honntes gens? Ce ridicule est une puissante barrire contre les extravagances de tous les sectaires. Les temps passs sont comme s'ils n'avaient jamais t. Il faut toujours partir du point o l'on est, et de celui o les nations sont parvenues.

    Il a t un temps o l'on se crut oblig de rendre des arrts contre ceux qui enseignaient une doctrine contraire aux catgories d'Aristote, l'horreur du vide, aux quiddits, et l'universel de la part de la chose. Nous avons en Europe plus de cent volumes de jurisprudence sur la sorcellerie, et sur la manire de distinguer les faux sorciers des vritables. L'excommunication des sauterelles et des insectes nuisibles aux moissons a t trs en usage, et subsiste encore dans plusieurs rituels. L'usage est pass; on laisse en paix Aristote, les sorciers et les sauterelles. Les exemples de ces graves dmences, autrefois si importantes, sont innombrables: il en revient d'autres de temps en temps; mais quand elles ont fait leur effet, quand on en est rassasi, elles s'anantissent. Si quelqu'un s'avisait aujourd'hui d'tre carpocratien, ou eutychen, ou monothlite, monophysite, nestorien, manichen, etc., qu'arriverait-il? On en rirait, comme d'un homme habill l'antique, avec une fraise et un pourpoint.

    La nation commenait entrouvrir les yeux lorsque les jsuites Le Tellier et Doucin fabriqurent la bulle Unigenitus, qu'ils envoyrent Rome: ils crurent tre encore dans ces temps d'ignorance o les peuples adoptaient sans examen les assertions les plus absurdes. Ils osrent proscrire cette proposition,

  • qui est d'une vrit universelle dans tous les cas et dans tous les temps: "La crainte d'une excommunication injuste ne doit point empcher de faire son devoir." C'tait proscrire la raison, les liberts de l'Eglise gallicane, et le fondement de la morale; c'tait dire aux hommes: Dieu vous ordonne de ne jamais faire votre devoir, ds que vous craindrez l'injustice. On n'a jamais heurt le sens commun plus effrontment. Les consulteurs de Rome n'y prirent pas garde. On persuada la cour de Rome que cette bulle tait ncessaire, et que la nation la dsirait; elle fut signe, scelle, et envoye: on en sait les suites; certainement, si on les avait prvues, on aurait mitig la bulle. Les querelles ont t vives; la prudence et la bont du roi les ont enfin apaises.

    Il en est de mme dans une grande partie des points qui divisent les protestants et nous: il y en a quelques-uns qui ne sont d'aucune consquence; il y en a d'autres plus graves, mais sur lesquels la fureur de la dispute est tellement amortie que les protestants eux-mmes ne prchent aujourd'hui la controverse en aucune de leurs glises.

    C'est donc ce temps de dgot, de satit, ou plutt de raison, qu'on peut saisir comme une poque et un gage de la tranquillit publique. La controverse est une maladie pidmique qui est sur sa fin, et cette peste, dont on est guri, ne demande plus qu'un rgime doux. Enfin l'intrt de l'Etat est que des fils expatris reviennent avec modestie dans la maison de leur pre: l'humanit le demande, la raison le conseille, et la politique ne peut s'en effrayer.

    CHAPITRE VI

    SI L'INTOLERANCE EST DE DROIT NATUREL ET DE DROIT HUMAIN

    Le droit naturel est celui que la nature indique tous les hommes. Vous avez lev votre enfant, il vous doit du respect comme son pre, de la reconnaissance comme son bienfaiteur. Vous avez droit aux productions de la terre que vous avez cultive par vos mains. Vous avez donn et reu une promesse, elle doit tre tenue.

    Le droit humain ne peut tre fond en aucun cas que sur ce droit de nature; et le grand principe, le principe universel de l'un et de l'autre, est, dans toute la

  • terre: "Ne fais pas ce que tu ne voudrais pas qu'on te ft." Or on ne voit pas comment, suivant ce principe, un homme pourrait dire un autre: "Crois ce que je crois, et ce que tu ne peux croire, ou tu priras." C'est ce qu'on dit en Portugal, en Espagne, Goa. On se contente prsent, dans quelques autres pays, de dire: "Crois, ou je t'abhorre; crois, ou je te ferai tout le mal que je pourrai; monstre, tu n'as pas ma religion, tu n'as donc point de religion: il faut que tu sois en horreur tes voisins, ta ville, ta province."

    S'il tait de droit humain de se conduire ainsi, il faudrait donc que le Japonais dtestt le Chinois, qui aurait en excration le Siamois; celui-ci poursuivrait les Gangarides, qui tomberaient sur les habitants de l'Indus; un Mogol arracherait le coeur au premier Malabare qu'il trouverait; le Malabare pourrait gorger le Persan, qui pourrait massacrer le Turc: et tous ensemble se jetteraient sur les chrtiens, qui se sont si longtemps dvors les uns les autres. Le droit de l'intolrance est donc absurde et barbare: c'est le droit des tigres, et il est bien horrible, car les tigres ne dchirent que pour manger, et nous nous sommes extermins pour des paragraphes.

    CHAPITRE VII

    SI L'INTOLERANCE A ETE CONNUE DES GRECS Les peuples dont l'histoire nous a donn quelques faibles connaissances ont tous regard leurs diffrentes religions comme des noeuds qui les unissaient tous ensemble: c'tait une association du genre humain. Il y avait une espce de droit d'hospitalit entre les dieux comme entre les hommes. Un tranger arrivait-il dans une ville, il commenait par adorer les dieux du pays. On ne manquait jamais de vnrer les dieux mme de ses ennemis. Les Troyens adressaient des prires aux dieux qui combattaient pour les Grecs.

    Alexandre alla consulter dans les dserts de la Libye le dieu Ammon, auquel les Grecs donnrent le nom de Zeus, et les Latins, de Jupiter, quoique les uns et les autres eussent leur Jupiter et leur Zeus chez eux. Lorsqu'on assigeait une ville, on faisait un sacrifice et des prires aux dieux de la ville pour se les rendre favorables. Ainsi, au milieu mme de la guerre, la religion runissait les hommes, et adoucissait quelquefois leurs fureurs, si quelquefois elle leur commandait des actions inhumaines et horribles.

  • Je peux me tromper; mais il me parat que de tous les anciens peuples polics, aucun n'a gn la libert de penser. Tous avaient une religion; mais il me semble qu'ils en usaient avec les hommes comme avec leurs dieux: ils reconnaissaient tous un dieu suprme, mais ils lui associaient une quantit prodigieuse de divinits infrieures; ils n'avaient qu'un culte, mais ils permettaient une foule de systmes particuliers.

    Les Grecs, par exemple, quelque religieux qu'ils fussent, trouvaient bon que les picuriens niassent la Providence et l'existence de l'me. Je ne parle pas des autres sectes, qui toutes blessaient les ides saines qu'on doit avoir de l'Etre crateur, et qui toutes taient tolres.

    Socrate, qui approcha le plus prs de la connaissance du Crateur, en porta, dit-on, la peine, et mourut martyr de la Divinit; c'est le seul que les Grecs aient fait mourir pour ses opinions. Si ce fut en effet la cause de sa condamnation, cela n'est pas l'honneur de l'intolrance, puisqu'on ne punit que celui qui seul rendit gloire Dieu, et qu'on honora tous ceux qui donnaient de la Divinit les notions les plus indignes. Les ennemis de la tolrance ne doivent pas, mon avis, se prvaloir de l'exemple odieux des juges de Socrate. Il est vident d'ailleurs qu'il fut la victime d'un parti furieux anim contre lui. Il s'tait fait des ennemis irrconciliables des sophistes, des orateurs, des potes, qui enseignaient dans les coles, et mme de tous les prcepteurs qui avaient soin des enfants de distinction. Il avoue lui-mme, dans son discours rapport par Platon, qu'il allait de maison en maison prouver ces prcepteurs qu'ils n'taient que des ignorants. Cette conduite n'tait pas digne de celui qu'un oracle avait dclar le plus sage des hommes. On dchana contre lui un prtre et un conseiller des Cinq-cents, qui l'accusrent; j'avoue que je ne sais pas prcisment de quoi, je ne vois que du vague dans son Apologie; on lui fait dire en gnral qu'on lui imputait d'inspirer aux jeunes gens des maximes contre la religion et le gouvernement. C'est ainsi qu'en usent tous les jours les calomniateurs dans le monde; mais il faut dans un tribunal des faits avrs, des chefs d'accusation prcis et circonstancis: c'est ce que le procs de Socrate ne nous fournit point; nous savons seulement qu'il eut d'abord deux cent vingt voix pour lui. Le tribunal des Cinq-cents possdait donc deux cent vingt philosophes: c'est beaucoup; je doute qu'on les trouvt ailleurs. Enfin la pluralit fut pour la cigu; mais aussi songeons que les Athniens, revenus eux-mmes, eurent les accusateurs et les juges en horreur; que Mlitus, le principal auteur de cet arrt, fut condamn mort pour cette injustice; que les autres furent bannis, et qu'on leva un temple Socrate. Jamais la philosophie ne fut si bien venge ni tant honore. L'exemple de Socrate est au fond le plus terrible argument qu'on puisse allguer contre l'intolrance. Les Athniens avaient un autel ddi aux dieux trangers, aux dieux qu'ils ne pouvaient

  • connatre. Y a-t-il une plus forte preuve non seulement d'indulgence pour toutes les nations, mais encore de respect pour leurs cultes?

    Un honnte homme, qui n'est ennemi ni de la raison, ni de la littrature, ni de la probit, ni de la patrie, en justifiant depuis peu la Saint-Barthlmy, cite la guerre des Phocens, nomme la guerre sacre, comme si cette guerre avait t allume pour le culte, pour le dogme, pour des arguments de thologie; il s'agissait de savoir qui appartiendrait un champ: c'est le sujet de toutes les guerres. Des gerbes de bl ne sont pas un symbole de croyance; jamais aucune ville grecque ne combattit pour des opinions. D'ailleurs, que prtend cet homme modeste et doux? Veut-il que nous fassions une guerre sacre?

    CHAPITRE VIII

    SI LES ROMAINS ONT ETE TOLERANTS Chez les anciens Romains, depuis Romulus jusqu'aux temps o les chrtiens disputrent avec les prtres de l'empire, vous ne voyez pas un seul homme perscut pour ses sentiments. Cicron douta de tout, Lucrce nia tout; et on ne leur en fit pas le plus lger reproche. La licence mme alla si loin que Pline le Naturaliste commence son livre par nier un Dieu, et par dire qu'il en est un, c'est le soleil. Cicron dit, en parlant des enfers: "Non est anus tam excors quae credat, il n'y a pas mme de vieille imbcile pour les croire." Juvnal dit: "Nec pueri credunt (satire II, vers 152); les enfants n'en croient rien." On chantait sur le thtre de Rome:

    Post mortem nihil est, ipsaque mors nihil.

    (SENEQUE, Troade; choeur la fin du second acte.)

    Rien n'est aprs la mort, la mort mme n'est rien.

    Abhorrons ces maximes, et, tout au plus, pardonnons-les un peuple que les vangiles n'clairaient pas: elles sont fausses, elles sont impies; mais concluons que les Romains taient trs tolrants, puisqu'elles n'excitrent jamais le moindre murmure. Le grand principe du snat et du peuple romain tait: "Deorum offensae diis curae; c'est aux dieux seuls se soucier des offenses faites aux dieux." Ce peuple roi ne songeait qu' conqurir, gouverner et policer l'univers. Ils ont

  • t nos lgislateurs, comme nos vainqueurs; et jamais Csar, qui nous donna des fers, des lois, et des jeux, ne voulut nous forcer quitter nos druides pour lui, tout grand pontife qu'il tait d'une nation notre souveraine.

    Les Romains ne professaient pas tous les cultes, ils ne donnaient pas tous la sanction publique; mais ils les permirent tous. Ils n'eurent aucun objet matriel de culte sous Numa, point de simulacres, point de statues; bientt ils en levrent aux dieux majorum gentium, que les Grecs leur firent connatre. La loi des douze tables, Deos peregrinos ne colunto, se rduisit n'accorder le culte public qu'aux divinits suprieures approuves par le snat. Isis eut un temple dans Rome, jusqu'au temps o Tibre le dmolit, lorsque les prtres de ce temple, corrompus par l'argent de Mundus, le firent coucher dans le temple, sous le nom du dieu Anubis, avec une femme nomme Pauline. Il est vrai que Josphe est le seul qui rapporte cette histoire; il n'tait pas contemporain, il tait crdule et exagrateur. Il y a peu d'apparence que, dans un temps aussi clair que celui de Tibre, une dame de la premire condition et t assez imbcile pour croire avoir les faveurs du dieu Anubis.

    Mais que cette anecdote soit vraie ou fausse, il demeure certain que la superstition gyptienne avait lev un temple Rome avec le consentement public. Les Juifs y commeraient ds le temps de la guerre punique; ils y avaient des synagogues du temps` d'Auguste, et ils les conservrent presque toujours, ainsi que dans Rome moderne. Y a-t-il un plus grand exemple que la tolrance tait regarde par les Romains comme la loi la plus sacre du droit des gens?

    On nous dit qu'aussitt que les chrtiens parurent, ils furent perscuts par ces mmes Romains qui ne perscutaient personne. Il me parat vident que ce fait est trs faux; je n'en veux pour preuve que saint Paul lui-mme. Les Actes des aptres nous apprennent que (Note 14), saint Paul tant accus par les Juifs de vouloir dtruire la loi mosaque par Jsus-Christ, saint Jacques proposa saint Paul de se faire raser la tte, et d'aller se purifier dans le temple avec quatre Juifs, "afin que tout le monde sache que tout ce qu'on dit de vous est faux, et que vous continuez garder la loi de Mose".

    Paul, chrtien, alla donc s'acquitter de toutes les crmonies judaques pendant sept jours; mais les sept jours n'taient pas encore couls quand des Juifs d'Asie le reconnurent; et, voyant qu'il tait entr dans le temple, non seulement avec des Juifs, mais avec des Gentils, ils crirent la profanation: on le saisit, on le mena devant le gouverneur Flix, et ensuite on s'adressa au tribunal de Festus. Les Juifs en foule demandrent sa mort; Festus leur rpondit (Note 15): "Ce n'est point la coutume des Romains de condamner un homme avant que l'accus ait ses accusateurs devant lui, et qu'on lui ait donn la libert de se dfendre."

  • Ces paroles sont d'autant plus remarquables dans ce magistrat romain qu'il parat n'avoir eu nulle considration pour saint Paul, n'avoir senti pour lui que du mpris: tromp par les fausses lumires de sa raison, il le prit pour un fou; il lui dit lui-mme qu'il tait en dmence (Note 16): Multae te litterae ad insaniam convertunt. Festus n'couta donc que l'quit de la loi romaine en donnant sa protection un inconnu qu'il ne pouvait estimer.

    Voil le Saint-Esprit lui-mme qui dclare que les Romains n'taient pas perscuteurs, et qu'ils taient justes. Ce ne sont pas les Romains qui se soulevrent contre saint Paul, ce furent les Juifs. Saint Jacques, frre de Jsus, fut lapid par l'ordre d'un Juif saducen, et non d'un Romain. Les Juifs seuls lapidrent saint Etienne (Note 17); et lorsque saint Paul gardait les manteaux des excuteurs, certes il n'agissait pas en citoyen romain.

    Les premiers chrtiens n'avaient rien sans doute dmler avec les Romains; ils n'avaient d'ennemis que les Juifs, dont ils commenaient se sparer. On sait quelle haine implacable portent tous les sectaires ceux qui abandonnent leur secte. Il y eut sans doute du tumulte dans les synagogues de Rome. Sutone dit, dans la Vie de Claude (chap. XXV): Judaeos, impulsore Christo assidue tumultuantes, Roma expulit. Il se trompait, en disant que c'tait l'instigation de Christ: il ne pouvait pas tre instruit des dtails d'un peuple aussi mpris Rome que l'tait le peuple juif; mais il ne se trompait pas sur l'occasion de ces querelles. Sutone crivait sous Adrien, dans le second sicle; les chrtiens n'taient pas alors distingus des Juifs aux yeux des Romains. Le passage de Sutone fait voir que les Romains, loin d'opprimer les premiers chrtiens, rprimaient alors les Juifs qui les perscutaient. Ils voulaient que la synagogue de Rome et pour ses frres spars la mme indulgence que le snat avait pour elle, et les Juifs chasss revinrent bientt aprs; ils parvinrent mme aux honneurs, malgr les lois qui les en excluaient: c'est Dion Cassius et Ulpien qui nous l'apprennent (Note 18). Est-il possible qu'aprs la ruine de Jrusalem les empereurs eussent prodigu des dignits aux Juifs, et qu'ils eussent perscut, livr aux bourreaux et aux btes, des chrtiens qu'on regardait comme une secte de Juifs?

    Nron, dit-on, les perscuta. Tacite nous apprend qu'ils furent accuss de l'incendie de Rome, a qu'on les abandonna la fureur du peuple. S'agissait-il de leur croyance dans une telle accusation? non, sans doute. Dirons-nous que les Chinois que les Hollandais gorgrent, il y a quelques annes, dans les faubourgs de Batavia, furent immols la religion? Quelque envie qu'on ait de se tromper, il est impossible d'attribuer l'intolrance le dsastre arriv sous Nron quelques malheureux demi-juifs et demi-chrtiens (Note 19).

  • CHAPITRE IX

    DES MARTYRS Il y eut dans la suite des martyrs chrtiens. Il est bien difficile de savoir prcisment pour quelles raisons ces martyrs furent condamns; mais j'ose croire qu'aucun ne le fut, sous les premiers Csars, pour sa seule religion: on les tolrait toutes; comment aurait-on pu rechercher et poursuivre des hommes obscurs, qui avaient un culte particulier, dans le temps qu'on permettait tous les autres?

    Les Titus, les Trajan, les Antonins, les Dcius, n'taient pas des barbares: peut-on imaginer qu'ils auraient priv les seuls chrtiens d'une libert dont jouissait toute la terre? Les aurait-on seulement os accuser d'avoir des mystres secrets, tandis que les mystres d'Isis, ceux de Mithra, ceux de la desse de Syrie, tous trangers au culte romain, taient permis sans contradiction? Il faut bien que la perscution ait eu d'autres causes, et que les haines particulires, soutenues par la raison d'Etat, aient rpandu le sang des chrtiens.

    Par exemple, lorsque saint Laurent refuse au prfet de Rome, Cornelius Secularis, l'argent des chrtiens qu'il avait en sa garde, il est naturel que le prfet et l'empereur soient irrits: ils ne savaient pas que saint Laurent avait distribu cet argent aux pauvres, et qu'il avait fait une oeuvre charitable et sainte; ils le regardrent comme un rfractaire, et le firent prir (Note 20).

    Considrons le martyre de saint Polyeucte. Le condamna-t-on pour sa religion seule? Il va dans le temple, o l'on rend aux dieux des actions de grces pour la victoire de l'empereur Dcius; il y insulte les sacrificateurs, il renverse et brise les autels et les statues: quel est le pays au monde o l'on pardonnerait un pareil attentat? Le chrtien qui dchira publiquement l'dit de l'empereur Diocltien, et qui attira sur ses frres la grande perscution dans les deux dernires annes du rgne de ce prince, n'avait pas un zle selon la science, et il tait bien malheureux d'tre la cause du dsastre de son parti. Ce zle inconsidr, qui clata souvent et qui fut mme condamn par plusieurs Pres de l'Eglise, a t probablement la source de toutes les perscutions.

    Je ne compare point sans doute les premiers sacramentaires aux premiers chrtiens: je ne mets point l'erreur ct de la vrit; mais Farel, prdcesseur de Jean Calvin, fit dans Arles la mme chose que saint Polyeucte avait faite en Armnie. On portait dans les rues la statue de saint Antoine l'ermite en procession; Farel tombe avec quelques-uns des siens sur les moines qui

  • portaient saint Antoine, les bat, les disperse, et jette saint Antoine dans la rivire. Il mritait la mort, qu'il ne reut pas, parce qu'il eut le temps de s'enfuir. S'il s'tait content de crier ces moines qu'il ne croyait pas qu'un corbeau et apport la moiti d'un pain saint Antoine l'ermite, ni que saint Antoine et eu des conversations avec des centaures et des satyres, il aurait mrit une forte rprimande, parce qu'il troublait l'ordre; mais si le soir, aprs la procession, il avait examin paisiblement l'histoire du corbeau, des centaures, et des satyres, on n'aurait rien eu lui reprocher.

    Quoi! les Romains auraient souffert que l'infme Antinos ft mis au rang des seconds dieux, et ils auraient dchir, livr aux btes, tous ceux auxquels on n'aurait reproch que d'avoir paisiblement ador un juste! Quoi! ils auraient reconnu un Dieu suprme (Note 21), un Dieu souverain, matre de tous les dieux secondaires, attest par cette formule: Deus optimus maximus; et ils auraient recherch ceux qui adoraient un Dieu unique!

    Il n'est pas croyable que jamais il y eut une inquisition contre les chrtiens sous les empereurs, c'est--dire qu'on soit venu chez eux les interroger sur leur croyance. On ne troubla jamais sur cet article ni Juif, ni Syrien, ni Egyptien, ni bardes, ni druides, ni philosophes. Les martyrs furent donc ceux qui s'levrent contre les faux dieux. C'tait une chose trs sage, trs pieuse de n'y pas croire; mais enfin si, non contents d'adorer un Dieu en esprit et en vrit, ils clatrent violemment contre le culte reu, quelque absurde qu'il pt tre, on est forc d'avouer qu'eux-mmes taient intolrants.

    Tertullien, dans son Apologtique, avoue (Note 22) qu'on regardait les chrtiens comme des factieux: l'accusation tait injuste, mais elle prouvait que ce n'tait pas la religion seule des chrtiens qui excitait le zle des magistrats. Il avoue (Note 23) que les chrtiens refusaient d'orner leurs portes de branches de laurier dans les rjouissances publiques pour les victoires des empereurs: on pouvait aisment prendre cette affectation condamnable pour un crime de lse-majest. La premire svrit juridique exerce contre les chrtiens fut celle de Domitien; mais elle se borna un exil qui ne dura pas une anne: "Facile coeptum repressit, restitutis etiam quos relegaverat", dit Tertullien (chap. V). Lactance, dont le style est si emport, convient que, depuis Domitien jusqu' Dcius, l'Eglise fut tranquille et florissante (Note 24). Cette longue paix, dit-il, fut interrompue quand cet excrable animal Dcius opprima l'Eglise: "Exstitit enim post annos plurimos exsecrabile animal Decius, qui vexaret Ecclesiam." (Apol., chap. IV.)

    On ne veut point discuter ici le sentiment du savant Dodwell sur le petit nombre des martyrs; mais si les Romains avaient tant perscut la religion chrtienne, si le snat avait fait mourir tant d'innocents par des supplices

  • inusits, s'ils avaient plong des chrtiens dans l'huile bouillante, s'ils avaient expos des filles toutes nues aux btes dans le cirque, comment auraient-ils laiss en paix tous les premiers vques de Rome? Saint Irne ne compte pour martyr parmi ces voques que le seul Tlesphore, dans l'an 139 de l're vulgaire, et on n'a aucune preuve que ce Tlesphore ait t mis mort. Zphirin gouverna le troupeau de Rome pendant dix-huit annes, et mourut paisiblement l'an 219. Il est vrai que, dans les anciens martyrologes, on place presque tous les premiers papes; mais le mot de martyre n'tait pris alors que suivant sa vritable signification: martyre voulait dire tmoignage, et non pas supplice.

    Il est difficile d'accorder cette fureur de perscution avec la libert qu'eurent les chrtiens d'assembler cinquante-six conciles que les crivains ecclsiastiques comptent dans les trois premiers sicles.

    Il y eut des perscutions; mais si elles avaient t aussi violentes qu'on le dit, il est vraisemblable que Tertullien, qui crivit avec tant de force contre le culte reu, ne serait pas mort dans son lit. On sait bien que les empereurs ne lurent pas son Apologtique; qu'un crit obscur, compos en Afrique, ne parvient pas ceux qui sont chargs du gouvernement du monde; mais il devait tre connu de ceux qui approchaient le proconsul d'Afrique: il devait attirer beaucoup de haine l'auteur; cependant il ne souffrit point le martyre.

    Origne enseigna publiquement dans Alexandrie, et ne fut point mis mort. Ce mme Origne, qui parlait avec tant de libert aux paens et aux chrtiens, qui annonait Jsus aux uns, qui niait un Dieu en trois personnes aux autres, avoue expressment, dans son troisime livre contre Celse, "qu'il y a eu trs peu de martyrs, et encore de loin loin. Cependant, dit-il, les chrtiens ne ngligent rien pour faire embrasser leur religion par tout le monde; ils courent dans les villes, dans les bourgs, dans les villages".

    Il est certain que ces courses continuelles pouvaient tre aisment accuses de sdition par les prtres ennemis; et pourtant ces missions sont tolres, malgr le peuple gyptien, toujours turbulent, sditieux et lche: peuple qui avait dchir un Romain pour avoir tu un chat, peuple en tout temps mprisable, quoi qu'en disent les admirateurs des pyramides (Note 25).

    Qui devait plus soulever contre lui les prtres et le gouvernement que saint Grgoire Thaumaturge, disciple d'Origne? Grgoire avait vu pendant la nuit un vieillard envoy de Dieu, accompagn d'une femme resplendissante de lumire: cette femme tait la sainte Vierge, et ce vieillard tait saint Jean l'vangliste. Saint Jean lui dicta un symbole que saint Grgoire alla prcher. Il passa, en allant Nocsare, prs d'un temple o l'on rendait des oracles et o la pluie l'obligea de passer la nuit; il y fit plusieurs signes de croix. Le lendemain le grand sacrificateur du temple fut tonn que les dmons, qui lui

  • rpondaient auparavant, ne voulaient plus rendre d'oracles; il les appela: les diables vinrent pour lui dire qu'ils ne viendraient plus; ils lui apprirent qu'ils ne pouvaient plus habiter ce temple, parce que Grgoire y avait pass la nuit, et qu'il y avait fait des signes de croix.

    Le sacrificateur fit saisir Grgoire, qui lui rpondit: "Je peux chasser les dmons d'o je veux, et les faire entrer o il me plaira. - Faites-les donc rentrer dans mon temple", dit le sacrificateur. Alors Grgoire dchira un petit morceau d'un volume qu'il tenait la main, et y traa ces paroles: "Grgoire Satan: Je te commande de rentrer dans ce temple." On mit ce billet sur l'autel: les dmons obirent, et rendirent ce jour-l leurs oracles comme l'ordinaire; aprs quoi ils cessrent, comme on le sait.

    C'est saint Grgoire de Nysse qui rapporte ces faits dans la vie de saint Grgoire Thaumaturge. Les prtres des idoles devaient sans doute tre anims contre Grgoire, et, dans leur aveuglement, le dfrer au magistrat: cependant leur plus grand ennemi n'essuya aucune perscution.

    Il est dit dans l'histoire de saint Cyprien qu'il fut le premier vque de Carthage condamn la mort. Le martyre de saint Cyprien est de l'an 258 de notre re: donc pendant un trs long temps aucun vque de Carthage ne fut immol pour sa religion. L'histoire ne nous dit point quelles calomnies s'levrent contre saint Cyprien, quels ennemis il avait, pourquoi le proconsul d'Afrique fut irrit contre lui. Saint Cyprien crit Cornlius, vque de Rome: "Il arriva depuis peu une motion populaire Carthage, et on cria par deux fois qu'il fallait me jeter aux lions." Il est bien vraisemblable que les emportements du peuple froce de Carthage furent enfin cause de la mort de Cyprien; et il est bien sr que ce ne fut pas l'empereur Gallus qui le condamna de si loin pour sa religion, puisqu'il laissait en paix Corneille, qui vivait sous ses yeux.

    Tant de causes secrtes se mlent souvent la cause apparente, tant de ressorts inconnus servent perscuter un homme, qu'il est impossible de dmler dans les sicles postrieurs la source cache des malheurs des hommes les plus considrables, plus forte raison celle du supplice d'un particulier qui ne pouvait tre connu que par ceux de son parti.

    Remarquez que saint Grgoire Thaumaturge et saint Denis, vque d'Alexandrie, qui ne furent point supplicis, vivaient dans le temps de saint Cyprien. Pourquoi, tant aussi connus pour le moins que cet vque de Carthage, demeurrent-ils paisibles? Et pourquoi saint Cyprien fut-il livr au supplice? N'y a-t-il pas quelque apparence que l'un succomba sous des ennemis personnels et puissants, sous la calomnie, sous le prtexte de la raison d'Etat, qui se joint si souvent la religion, et que les autres eurent le bonheur d'chapper la mchancet des hommes?

  • Il n'est gure possible que la seule accusation de christianisme ait fait prir saint Ignace sous le clment et juste Trajan, puisqu'on permit aux chrtiens de l'accompagner et de le consoler, quand on le conduisit Rome (Note 26). Il y avait eu souvent des sditions dans Antioche, ville toujours turbulente, o Ignace tait vque secret des chrtiens: peut-tre ces sditions, malignement imputes aux chrtiens innocents, excitrent l'attention du gouvernement, qui fut tromp, comme il est trop souvent arriv.

    Saint Simon, par exemple, fut accus devant Sapor d'tre l'espion des Romains. L'histoire de son martyre rapporte que le roi Sapor lui proposa d'adorer le soleil; mais on sait que les Perses ne rendaient point de culte au soleil: ils le regardaient comme un emblme du bon principe, d'Oromase, ou Orosmade, du Dieu crateur qu'ils reconnaissaient.

    Quelque tolrant que l'on puisse tre, on ne peut s'empcher de sentir quelque indignation contre ces dclamateurs qui accusent Diocltien d'avoir perscut les chrtiens depuis qu'il fut sur le trne; rapportons-nous-en Eusbe de Csare: son tmoignage ne peut tre rcus; le favori, le pangyriste de Constantin, l'ennemi violent des empereurs prcdents, doit en tre cru quand il les justifie. Voici ses paroles (Note 27): "Les empereurs donnrent longtemps aux chrtiens de grandes marques de bienveillance; ils leur confirent des provinces; plusieurs chrtiens demeurrent dans le palais; ils pousrent mme des chrtiennes. Diocltien prit pour son pouse Prisca, dont la fille fut femme de Maximien Galre, etc."

    Qu'on apprenne donc de ce tmoignage dcisif ne plus calomnier; qu'on juge si la perscution excite par Galre, aprs dix-neuf ans d'un rgne de clmence et de bienfaits, ne doit pas avoir sa source dans quelque intrigue que nous ne connaissons pas.

    Qu'on voie combien la fable de la lgion thbaine ou thbenne, massacre, dit-on, tout entire pour la religion, est une fable absurde. Il est ridicule qu'on ait fait venir cette lgion d'Asie par le grand Saint-Bernard; il est impossible qu'on l'et appele d'Asie pour venir apaiser une sdition dans les Gaules, un an aprs que cette sdition avait t rprime; il n'est pas moins impossible qu'on ait gorg six mille hommes d'infanterie et sept cents cavaliers dans un passage o deux cents hommes pourraient arrter une arme entire. La relation de cette prtendue boucherie commence par une imposture vidente: "Quand la terre gmissait sous la tyrannie de Diocltien, le ciel se peuplait de martyrs." Or cette aventure, comme or l'a dit, est suppose en 286, temps o Diocltien favorisait le plus les chrtiens, et o l'empire romain fut le plus heureux. Enfin ce qui devrait pargner toutes ces discussions, c'est qu'il n'y eut jamais de lgion thbaine: les Romains taient trop fiers et trop senss pour composer une lgion de ces Egyptiens qui ne servaient Rome que d'esclaves, Verna Canopi: c'est comme s'ils avaient eu une lgion juive. Nous

  • avons les noms des trente-deux lgions qui faisaient les principales forces de l'empire romain; assurment la lgion thbaine ne s'y trouve pas. Rangeons donc ce conte avec les vers acrostiches des sibylles qui prdisaient les miracles de Jsus-Christ, et avec tant de pices supposes qu'un faux zle prodigua pour abuser la crdulit.

    CHAPITRE X

    DU DANGER DES FAUSSES LEGENDES ET DE LA PERSECUTION

    Le mensonge en a trop longtemps impos aux hommes; il est temps qu'on connaisse le peu de vrits qu'on peut dmler travers ces nuages de fables qui couvrent l'histoire romaine depuis Tacite et Sutone, et qui ont presque toujours envelopp les annales des autres nations anciennes. Comment peut-on croire, par exemple, que les Romains, ce peuple grave et svre de qui nous tenons nos lois, aient condamn des vierges chrtiennes, des filles de qualit, la prostitution? C'est bien mal connatre l'austre dignit de nos lgislateurs, qui punissaient si svrement les faiblesses des vestales. Les Actes sincres de Ruinart rapportent ces turpitudes; mais doit-on croire aux Actes de Ruinart comme aux Actes des aptres? Ces Actes sincres disent, aprs Bollandus, qu'il y avait dans la ville d'Ancyre sept vierges chrtiennes, d'environ soixante et dix ans chacune, que le gouverneur Thodecte les condamna passer par les mains des jeunes gens de la ville; mais que ces vierges ayant t pargnes, comme de raison, il les obligea de servir toutes nues aux mystres de Diane, auxquels pourtant on n'assista jamais qu'avec un voile. Saint Thodote, qui, la vrit, tait cabaretier, mais qui n'en tait pas moins zl, pria Dieu ardemment de vouloir bien faire mourir ces saintes filles, de peur qu'elles ne succombassent la tentation. Dieu l'exaua; le gouverneur les fit jeter dans un lac avec une pierre au cou: elles apparurent aussitt Thodote, et le prirent de ne pas souffrir que leurs corps fussent mangs des poissons; ce furent leurs propres paroles.

    Le saint cabaretier et ses compagnons allrent pendant la nuit au bord du lac gard par des soldats; un flambeau cleste marcha toujours devant eux, et quand ils furent au lieu o taient les gardes, un cavalier cleste, arm de toutes pices, poursuivit ces gardes la lance la main. Saint Thodote retira du lac les corps des vierges: il fut men devant le gouverneur, et le cavalier

  • cleste n'empcha pas qu'on ne lui trancht la tte. Ne cessons de rpter que nous vnrons les vrais martyrs, mais qu'il est difficile de croire cette histoire de Bollandus et de Ruinart.

    Faut-il rapporter ici le conte du jeune saint Romain? On le jeta dans le feu, dit Eusbe, et des Juifs qui taient prsents insultrent Jsus-Christ qui laissait brler ses confesseurs, aprs que Dieu avait tir Sidrach, Misach, et Abdenago, de la fournaise ardente. A peine les Juifs eurent-ils parl que saint Romain sortit triomphant du bcher: l'empereur ordonna qu'on lui pardonnt, et dit au juge qu'il ne voulait rien avoir dmler avec Dieu; tranges paroles pour Diocltien! Le juge, malgr l'indulgence de l'empereur, commanda qu'on coupt la langue saint Romain, et, quoiqu'il et des bourreaux, il fit faire cette opration par un mdecin. Le jeune Romain, n bgue, parla avec volubilit ds qu'il eut la langue coupe. Le mdecin essuya une rprimande, et, pour montrer que l'opration tait faite selon les rgles de l'art, il prit un passant et lui coupa juste autant de langue qu'il en avait coup saint Romain, de quoi le passant mourut sur-le-champ: car, ajoute savamment l'auteur, l'anatomie nous apprend qu'un homme sans langue ne saurait vivre. En vrit, si Eusbe a crit de pareilles fadaises, si on ne les a point ajoutes ses crits, quel fond peut-on faire sur son Histoire?

    On nous donne le martyre de sainte Flicit et de ses sept enfants, envoys, dit-on, la mort par le sage et pieux Antonin, sans nommer l'auteur de la relation.

    Il est bien vraisemblable que quelque auteur plus zl que vrai a voulu imiter l'histoire des Maccabes. C'est ainsi que commence la relation: "Sainte Flicit tait romaine, elle vivait sous le rgne d'Antonin"; il est clair, par ces paroles, que l'auteur n'tait pas contemporain de sainte Flicit. Il dit que le prteur les jugea sur son tribunal dans le champ de Mars; mais le prfet de Rome tenait son tribunal au Capitole, et non au champ de Mars, qui, aprs avoir servi tenir les comices, servait alors aux revues des soldats, aux courses, aux jeux militaires: cela seul dmontre la supposition. Il est dit encore qu'aprs le jugement, l'empereur commit diffrents juges le soin de faire excuter l'arrt: ce qui est entirement contraire toutes les formalits de ces temps-l et celles de tous les temps.

    Il y a de mme un saint Hippolyte, que l'on suppose tran par des chevaux, comme Hippolyte, fils de Thse. Ce supplice ne fut jamais connu des anciens Romains, et la seule ressemblance du nom a fait inventer cette fable.

    Observez encore que dans les relations des martyres, composes uniquement par les chrtiens mmes, on voit presque toujours une foule de chrtiens venir librement dans la prison du condamn, le suivre au supplice,

  • recueillir son sang, ensevelir son corps, faire des miracles avec les reliques. Si c'tait la religion seule qu'on et perscute, n'aurait-on pas immol ces chrtiens dclars qui assistaient leurs frres condamns, et qu'on accusait d'oprer des enchantements avec les restes des corps martyriss? Ne les aurait-on pas traits comme nous avons trait les vaudois, les albigeois, les hussites, les diffrentes sectes des protestants? Nous les avons gorgs, brls en foule, sans distinction ni d'ge ni de sexe. Y a-t-il, dans les relations avres des perscutions anciennes, un seul trait qui approche de la Saint-Barthlmy et des massacres d'Irlande? Y en a-t-il un seul qui ressemble la fte annuelle qu'on clbre encore dans Toulouse, fte cruelle, fte abolissable jamais, dans laquelle un peuple entier remercie Dieu en procession, et se flicite d'avoir gorg, il y a deux cents ans, quatre mille de ses concitoyens?

    Je le dis avec horreur, mais avec vrit: c'est nous, chrtiens, c'est nous qui avons t perscuteurs, bourreaux, assassins! Et de qui? de nos frres. C'est nous qui avons dtruit cent villes, le crucifix ou la Bible la main, et qui n'avons cess de rpandre le sang et d'allumer des bchers, depuis le rgne de Constantin jusqu'aux fureurs des cannibales qui habitaient les Cvennes: fureurs qui, grces au ciel, ne subsistent plus aujourd'hui. Nous envoyons encore quelquefois la potence de pauvres gens du Poitou, du Vivarais, de Valence, de Montauban. Nous avons pendu, depuis 1745, huit personnages de ceux qu'on appelle prdicants ou ministres de l'Evangile, qui n'avaient d'autre crime que d'avoir pri Dieu pour le roi en patois, et d'avoir donn une goutte de vin et un morceau de pain lev quelques paysans imbciles. On ne sait rien de cela dans Paris, o le plaisir est la seule chose importante, o l'on ignore tout ce qui se passe en province et chez les trangers. Ces procs se font en une heure, et plus vite qu'on ne juge un dserteur. Si le roi en tait instruit, il ferait grce.

    On ne traite ainsi les prtres catholiques en aucun pays protestant. Il y a plus de cent prtres catholiques en Angleterre et en Irlande; on les connat, on les a laisss vivre trs paisiblement dans la dernire guerre.

    Serons-nous toujours les derniers embrasser les opinions saines des autres nations? Elles se sont corriges: quand nous corrigerons-nous? Il a fallu soixante ans pour nous faire adopter ce que Newton avait dmontr; nous commenons peine oser; sauver la vie nos enfants par l'inoculation; nous ne pratiquons que depuis trs peu de temps les vrais principes de l'agriculture; quand commencerons-nous pratiquer les vrais principes de l'humanit? et de quel front pouvons-nous reprocher aux paens d'avoir fait des martyrs, tandis que nous avons t coupables de la mme cruaut dans les mmes circonstances?

  • Accordons que les Romains ont fait mourir une multitude de chrtiens pour leur seule religion: en ce cas, les Romains ont t trs condamnables. Voudrions-nous commettre la mme injustice? Et quand nous leur reprochons d'avoir perscut, voudrions-nous tre perscuteurs?

    S'il se trouvait quelqu'un assez dpourvu de bonne foi, ou assez fanatique, pour me dire ici: Pourquoi venez-vous dvelopper nos erreurs et nos fautes? pourquoi dtruire nos faux miracles et nos fausses lgendes? Elles sont l'aliment de la pit de plusieurs personnes; il y a des erreurs ncessaires; n'arrachez pas du corps un ulcre invtr qui entranerait avec lui la destruction du corps, voici ce que je lui rpondrais. Tous ces faux miracles par lesquels vous branlez la foi qu'on doit aux vritables, toutes ces lgendes absurdes que vous ajoutez aux vrits de l'Evangile, teignent la religion dans les coeurs; trop de personnes qui veulent s'instruire, et qui n'ont pas le temps de s'instruire assez, disent: Les matres de ma religion m'ont tromp, il n'y a donc point de religion; il vaut mieux se jeter dans les bras de la nature que dans ceux de l'erreur; j'aime mieux dpendre de la loi naturelle que des inventions des hommes. D'autres ont le malheur d'aller encore plus loin: ils voient que l'imposture leur a mis un frein, et ils ne veulent pas mme du frein de la vrit, ils penchent vers l'athisme; on devient dprav parce que d'autres ont t fourbes et cruels.

    Voil certainement les consquences de toutes les fraudes pieuses et de toutes les superstitions. Les hommes d'ordinaire ne raisonnent qu' demi; c'est un trs mauvais argument que de dire: Voragine, l'auteur de La Lgende dore, et le jsuite Ribadeneira, compilateur de La Fleur des saints, n'ont dit que des sottises: donc il n'y a point de Dieu; les catholiques ont gorg un certain nombre de huguenots, et les huguenots leur tour ont assassin un certain nombre de catholiques: donc il n'y a point de Dieu; on s'est servi de la confession, de la communion, et de tous les sacrements, pour commettre les crimes les plus horribles: donc il n'y a point de Dieu. Je conclurais au contraire: donc il y a un Dieu qui, aprs cette vie passagre, dans laquelle nous l'avons tant mconnu, et tant commis de crimes en son nom, daignera nous consoler de tant d'horribles malheurs: car, considrer les guerres de religion, les quarante schismes des papes, qui ont presque tous t sanglants; les impostures, qui ont presque toutes t funestes; les haines irrconciliables allumes par les diffrentes opinions; voir tous les maux qu'a produits le faux zle, les hommes ont eu longtemps leur enfer dans cette vie.

  • CHAPITRE XI

    ABUS DE L'INTOLERANCE Mais quoi! sera-t-il permis chaque citoyen de ne croire que sa raison, et de penser ce que cette raison claire ou trompe lui dictera? Il le faut bien (Note 28), pourvu qu'il ne trouble point l'ordre: car il ne dpend pas de l'homme de croire ou de ne pas croire, mais il dpend de lui de respecter les usages de sa patrie; et si vous disiez que c'est un crime de ne pas croire la religion dominante, vous accuseriez donc vous-mme les premiers chrtiens vos pres, et vous justifieriez ceux que vous accusez de les avoir livrs aux supplices.

    Vous rpondez que la diffrence est grande, que toutes les religions sont les ouvrages des hommes, et que l'Eglise catholique, apostolique et romaine, est seule l'ouvrage de Dieu. Mais en bonne foi, parce que notre religion est divine doit-elle rgner par la haine, par les fureurs, par les exils, par l'enlvement des biens, les prisons, les tortures, les meurtres, et par les actions de grces rendues Dieu pour ces meurtres? Plus la religion chrtienne est divine, moins il appartient l'homme de la commander; si Dieu l'a faite, Dieu la soutiendra sans vous. Vous savez que l'intolrance ne produit que des hypocrites ou des rebelles: quelle funeste alternative! Enfin voudriez-vous soutenir par des bourreaux la religion d'un Dieu que des bourreaux ont fait prir, et qui n'a prch que la douceur et la patience?

    Voyez, je vous prie, les consquences affreuses du droit de l'intolrance. S'il tait permis de dpouiller de ses biens, de jeter dans les cachots, de tuer un citoyen qui, sous un tel degr de latitude, ne professerait pas la religion admise sous ce degr, quelle exception exempterait les premiers de l'Etat des mmes peines? La religion lie galement le monarque et les mendiants: aussi plus de cinquante docteurs ou moines ont affirm cette horreur monstrueuse qu'il tait permis de dposer, de tuer les souverains qui ne penseraient pas comme l'Eglise dominante; et les parlements du royaume n'ont cess de proscrire ces abominables dcisions d'abominables thologiens (Note 29).

    Le sang de Henri le Grand fumait encore quand le parlement de Paris donna un arrt qui tablissait l'indpendance de la couronne comme une loi fondamentale. Le cardinal Duperron, qui devait la pourpre Henri le Grand, s'leva, dans les tats de 1614, contre l'arrt du parlement, et le fit supprimer. Tous les journaux du temps rapportent les termes dont Duperron se servit dans ses harangues: "Si un prince se faisait arien, dit-il, on serait bien oblig de le dposer."

    Non assurment, monsieur le cardinal. On veut bien adopter votre supposition chimrique qu'un de nos rois, ayant lu l'histoire des conciles et des

  • pres, frapp d'ailleurs de ces paroles: Mon pre est plus grand que moi, les prenant trop la lettre et balanant entre le concile de Nice et celui de Constantinople, se dclart pour Eusbe de Nicomdie: je n'en obirai pas moins mon roi, je ne me croirai pas moins li par le serment que je lui ai fait; et si vous osiez vous soulever contre lui, et que je fusse un de vos juges, je vous dclarerais criminel de lse-majest. Duperron poussa plus loin la dispute, et je l'abrge. Ce n'est pas ici le lieu d'approfondir ces chimres rvoltantes; je me bornerai dire, avec tous les citoyens, que ce n'est point parce que Henri IV fut sacr Chartres qu'on lui devait obissance, mais parce que le droit incontestable de la naissance donnait la couronne ce prince, qui la mritait par son courage et par sa bont.

    Qu'il soit donc permis de dire que tout citoyen doit hriter, par le mme droit, des biens de son pre, et qu'on ne voit pas qu'il mrite d'en tre priv, et d'tre tran au gibet, parce qu'il sera du sentiment de Ratram contre Paschase Ratbert, et de Brenger contre Scot.

    On sait que tous nos dogmes n'ont pas toujours t clairement expliqus et universellement reus dans notre Eglise. Jsus-Christ ne nous ayant point dit comment procdait le Saint-Esprit, l'Eglise latine crut longtemps avec la grecque qu'il ne procdait que du Pre: enfin elle ajouta au symbole qu'il procdait aussi du Fils. Je demande si, le lendemain de cette dcision, un citoyen qui s'en serait tenu au symbole de la veille et t digne de mort? La cruaut, l'injustice, seraient-elles moins grandes de punir aujourd'hui celui qui penserait comme on pensait autrefois? Etait-on coupable, du temps d'Honorius Ier, de croire que Jsus n'avait pas deux volonts?

    Il n'y a pas longtemps que l'immacule conception est tablie: les dominicains n'y croient pas encore. Dans quel temps les dominicains commenceront-ils mriter des peines dans ce monde et dans l'autre?

    Si nous devons apprendre de quelqu'un nous conduire dans nos disputes interminables, c'est certainement