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Aly Zmerli

Ben Ali le ripou

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* Quand nous voulons anantir une cit, nous ordonnons aux opulents dentre eux, dobir nos prescriptions. Mais ils se livrent la perversion, et justifient ainsi la sentence prononce contre leur cit. Aussi la saccageons-nous de fond en comble. Le Coran, le Voyage nocturne (V. 16) *

La rdaction de ce livre a t achev le 31 dcembre 2010. Les manifestations dclenches dans tout le pays suite au suicide par immolation de Mohamed Bouazizi Sidi Bouzid, deux semaines auparavant, nont pas encore abouti la Rvolution du Jasmin qui allait contraindre lex-prsident fuir la Tunisie pour se rfugier en Arabie Saoudite, seul pays avoir accept de laccueillir. Nous avons dcid de ne rien toucher au manuscrit achev, car il constitue un tmoignage de la situation tunisienne la veille de la chute du rgime: blocage politique, dsespoir populaire et absence totale de perspective. Ce sont ces causes profondes, explicites dans ces pages, qui ont amen lexplosion ayant surpris les observateurs dans le monde entier, y compris les Tunisiens.

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TabledesmatiresAvant-propos .......................................................................................................................... 6 Introduction ............................................................................................................................ 7 Ben Ali, cet inconu ............................................................................................................... 11 Les lendemains qui dchantent ............................................................................................ 30 Le RCD, ses "comparses" et ses opposants .......................................................................... 36 Une nouvelle occasion perdue.............................................................................................. 38 Lislam politique: vraie menace ou alibi commode ............................................................. 41 Quadrillage, intimidation et rpression ................................................................................ 44 On achve bien lopposition ................................................................................................. 47 Le triomphe de la mdiocratie .............................................................................................. 52 Lre du mensonge et du faux-semblant .............................................................................. 56 Ploutocratie administrative surpuissante .............................................................................. 59 Une presse aux ordres .......................................................................................................... 61 Une schizophrnie rampante ................................................................................................ 76 Le soutien hypocrite des partenaires occidentaux ................................................................ 79 Un ami des juifs pro-israliens ............................................................................................. 82 Une "si douce dictature" ....................................................................................................... 92 Arbitraire, concussion et corruption ..................................................................................... 95 Un trou de prs de 18 milliards de dollars ........................................................................... 98 Lirrsistible ascension de Lela Ben Ali ........................................................................... 101 Linsatiable Belhassen Trabelsi ......................................................................................... 110 Imed Trabelsi...................................................................................................................... 114 La mise au pas des rfractaires : le cas Bouebdelli ............................................................ 122 La rpublique des lches .................................................................................................... 125 Lela Trabelsi sy voit dj ................................................................................................. 132 Lettre ouverte Monsieur le Prsident .............................................................................. 141 Epilogue ............................................................................................................................. 159

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Avant-proposDurant les vingt dernires annes trs subrepticement des mutations, tant dans lordre politique que dans lordre moral, ont conduit, dans une premire tape, un musellement du Tunisien. Un musellement au cadenas ! Et on veut faire mieux. Le Tunisien sera mtamorphos en perroquet. On veut faire de lui un papegai qui rptera ce quon lui aura ordonn de dire. Aussi, depuis la rlection prsidentielle du 10 octobre 2009 prpare-t-on celle de 2014 et le modelage des consciences prsente-t-il trois variations: il prend de la vitesse ; il se donne de belles apparences ; il prtend rpondre au vu de lunanimit populaire. Unanimit tellement unanime quen grand tralala, la voix du rigoureux Gouverneur de la Banque Centrale de Tunisie ainsi que celle du distingu Grand Rabbin de Tunis, se sont jointes au grand concert dmocratico-trabelsique. Honni soit qui mal y pense ! Vouloir comprendre sur quelle surface pineuse nous voguons depuis plus de deux dcennies, cest vouloir saisir les tenants et les aboutissants de la msaventure de notre patrie depuis quon a appel le Changement et cest vouloir connatre le vrai portrait du pourvoyeur de ce tournant politique ainsi que le bilan de son travail. Cest ce quon se propose de vous rvler. Des recherches nous mneront une rflexion sur le pouvoir autocratique, sur les limites de laction tyrannique et sur le devoir de hurler "Non !" et dagir en consquence. Ce hurlement commence dailleurs se faire entendre travers les mouvements de contestation qui se multiplient aux quatre coins du pays, de Redeyef Sidi Bouzid, en passant par Ben Guerdane. Nous assistons visiblement une fin de rgne, qui risque dtre longue et, peut-tre aussi, violente. Notre devoir est daider dmonter les rouages dun pouvoir qui a dstructur le pays, frein sa transition dmocratique et teint lespoir dans le cur de ses enfants.

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Introduction"Lesprance de vie dun Tunisien est de deux prsidents et demi". Cette boutade attribue au pote Sghaier Ouled Ahmed ironise sur limmobilisme de la scne politique tunisienne, marque depuis lindpendance du pays en 1956, par deux prsidences, celle dHabib Bourguiba, qui a dur 30 ans, de 1957 1987, et celle de Zine El Abidine Ben Ali, qui promet de durer encore autant sinon davantage. Car si lon en juge par ses manuvres pour faire le vide politique dans le pays et assurer ainsi son maintien la tte de lEtat au-del de toute limite, ce dernier semble en effet bien parti pour dpasser le record de longvit de son prdcesseur. Aujourdhui g de 74 ans, Ben Ali a dj rempil, en octobre 2009, pour un cinquime mandat de cinq ans, lissue dune nime mascarade lectorale monte et mise en scne par ses services. Ce mandat, qui devrait tre constitutionnellement le dernier, annonce dj, aux yeux des Tunisiens, habitus aux amendements constitutionnels et aux tripatouillages lectoraux, un sixime, en 2014, qui amnera le prsident sortant moins dune catastrophe nationale jusquen 2019. Ben Avi joli sobriquet dont les Tunisiens affublent dsormais leur prsident aura alors, avec laide de Dieu, dpass 83 ans. Il aura aussi, en trente-deux ans de rgne sans partage, enterr le rve de transition dmocratique caress par plusieurs gnrations de Tunisiens et de Tunisiennes, condamns subir indfiniment les abus et distorsions dun systme politique archaque, mlange dautoritarisme, daffairisme et de voyoucratie. On sait comment Bourguiba a pu se maintenir aussi longtemps au pouvoir. Leader nationaliste, il a conduit son peuple lindpendance au terme dun combat marqu par plusieurs arrestations, emprisonnements et loignements. Celui que ses compatriotes appelaient le Combattant Suprme a eu le mrite de mettre les bases dun Etat moderne et dinitier, souvent dans ladversit, de grandes rformes politiques et sociales: abolition de la monarchie, proclamation de la Rpublique, vite transforme en autocratie comme on le verra plus loin, promulgation dune constitution moderne, mancipation de la femme, gnralisation de lenseignement, etc. Ce sont autant dactes fondateurs, souvent audacieux qui ont renforc sa lgitimit historique et faonn la Tunisie contemporaine, quils ont dote des attributs de la souverainet, de lauthenticit et de louverture sur le monde. Rattrap par lge, min par la maladie et tromp par une cour aussi obsquieuse quintresse, et qui se battait dj pour sa succession, le premier prsident de la Rpublique Tunisienne a eu cependant la faiblesse de se croire au-dessus des lois et des institutions. Cest ainsi que, ds les premires annes de son rgne, il a fait taire toutes les voix discordantes, interdit les partis politiques, verrouill le champ public et impos un contrle strict sur les mdias. Consquence : pour ses compatriotes, lindpendance si chrement acquise na finalement pas largi le champ des liberts. Au contraire, plus le nouveau pouvoir pompeusement appel rpublicain se renforait dans le pays, plus ces derniers se voyaient dlester de certains droits dont ils bnficiaient pourtant sous le rgime du protectorat, comme celui dexprimer une opinion diffrente, de fonder un parti, de crer un syndicat, de publier un journal ou de sorganiser en association, sans avoir qumander une hypothtique autorisation du ministre de lIntrieur, comme le stipule aujourdhui les lois de la Rpublique Tunisienne.7

Bourguiba, son parti le No Destour, devenu le Parti Socialiste Destourien (PSD), son gouvernement, et toute la clique au pouvoir allaient bientt imposer un rgime tout la fois nationaliste, paternaliste, autoritaire et quelque peu dbonnaire, o les pisodes de rpression aveugle alternaient avec les phases douverture durant lesquelles, le Combattant Suprme, jouant les pater familias, se montrait indulgent lgard de ceux qui bravaient son pouvoir personnel, ces " fils prodigues " qui ne tardaient pas dailleurs rentrer dans les rangs. A ceux qui se montraient plus rcalcitrants, ils nhsitaient pas infliger les souffrances les plus terribles: tortures, procs iniques, emprisonnements Cest au sein de ce rgime que lactuel prsident a fait son apprentissage. Homme dappareil, il a fait lessentiel de sa carrire au ministre de la Dfense Nationale, puis celui de lIntrieur, en tant que haut responsable de la scurit, Ben Ali na rien reni de lhritage bourguibien: le rformisme social, le libralisme conomique, le rejet viscral des mouvements religieux et lattachement, plus pragmatique quidologique, lOccident Autant de choix qui sont en vrit inscrits dans la tradition douverture des Tunisiens depuis les poques les plus anciennes. Mais, aprs une courte priode dhsitation ou dacclimatement durant laquelle il a donn lillusion de vouloir instaurer en Tunisie une dmocratie digne de ce nom promesse contenue dans la dclaration du 7 novembre 1987, annonant la destitution de Bourguiba et son accession personnelle au pouvoir , Ben Ali na pas tard renouer avec lautoritarisme bourguibien, quil sest empress de renforcer tout en ladoptant aux nouvelles ralits du pays et en le dclinant sous une forme plus ou moins acceptable par ses partenaires occidentaux. Ces derniers se montrant dautant plus disposs fermer les yeux sur les dpassements de son rgime policier en matire de liberts publiques et de droits de lhomme, quil leur donne satisfaction en matire douverture conomique, de facilits dinvestissement et de lutte contre le terrorisme islamiste et limmigration clandestine. Cest ainsi que sous couvert dun pluralisme de faade, plus arithmtique que politique, le rgime issu du Changement cest--dire du " coup dEtat mdico-lgal " qui a ouvert Ben Ali la voie de la magistrature suprme continue denserrer la socit tunisienne dans ltau dune dictature de fait, plus ou moins muscle, souvent implacable, qui empche le dbat public et tue dans luf toute vellit de contestation politique. Au point quaujourdhui, les Tunisiens ne sont pas loin de regretter les priodes antrieures, celle du protectorat franais, au cours de laquelle ils ou leurs parents avaient la possibilit de sexprimer plus ou moins librement, de sorganiser au sein de structures associatives autonomes et de mener des combats pour le changement et le progrs. Ils sont nombreux aussi regretter le style de gouvernement de Bourguiba qui, tout en exerant un pouvoir autoritaire, adoss une culture de parti unique et un culte de la personnalit, stait toujours gard de piller le pays et daccaparer ses richesses au profit de son propre clan, comme le fait aujourdhui, de manire effronte, arrogante et humiliante pour ses concitoyens, l" Homme du Changement ". A la mort de Bourguiba, en avril 2000, beaucoup de Tunisiens dcouvrirent en effet, non sans surprise, que cet homme qui a rgn pendant trente ans dans un pays quil a libr de la colonisation et marqu de son empreinte indlbile, a vcu ses dernires annes aux frais de lEtat, dans une maison qui a longtemps servi de logement de fonction au gouverneur de Monastir, sa ville natale. Ils eurent de la peine croire aussi que le Combattant Suprme na rien laiss en hritage ses descendants. Ni chteau en bord de mer, ni domaine agricole, ni compte en banque bien fourni. Sa dpouille mortelle fut dailleurs veille, Monastir, dans la8

demeure de ses parents, une petite maison comme on en voit dans les quartiers populaires ceinturant les grandes villes. En comparaison ou par contraste avec le faste royal dans lequel baigne aujourdhui le prsident Ben Ali et les innombrables membres de son clan, aussi voraces les uns que les autres, le rgne de Bourguiba apparat, aux yeux de ses compatriotes, plutt dbonnaire et bienveillant, sobre, vertueux et altruiste, en tout cas moins marqu par la corruption, le npotisme et la concussion. Cest ce qui explique que les jeunes Tunisiens et Tunisiennes, ns au lendemain de laccession de Ben Ali au pouvoir, sintressent aujourdhui Bourguiba et son legs politique au point de lui vouer un vritable culte. Au-del des comparaisons entre les deux hommes, qui ont au final si peu de choses en commun, ce qui importe le plus aujourdhui cest dessayer de comprendre comment la jeune Rpublique Tunisienne, ne dans lenthousiasme dune construction nationale et dmocratique, a-t-elle pu driver vers cette sorte doligarchie qui est la ntre aujourdhui et o le prsident, rlu indfiniment des scores astronomiques, en est presque venu, au fil des jours, dtenir les pouvoirs dun monarque absolu. Comment, en lespace de deux dcennies, est-on pass dun rgime vaguement autoritaire une vritable dictature, semblable celles quont connues les rgimes militaires de lAmrique latine ou communistes de lEurope de lEst pendant la guerre froide? Comment fonctionne aujourdhui ce rgime policier, qui tient beaucoup de la personnalit et du caractre de son architecte et pilier central, le prsident Ben Ali? Comment, en recourant systmatiquement la rpression politique et au contrle des mdias pour dissimuler laffairisme de la clique quil sert et qui le sert avec un zle toujours renouvel, ce rgime a-t-il pu empcher jusque l toute transition dmocratique dans un pays o les prmices du pluralisme politique remontent pourtant aux annes 1970-1980? Ce livre essaie de rpondre ces questions, en tmoignant des volutions, blocages et dysfonctionnements en uvre dans ce pays arabo-musulman qui possde tous les atouts pour russir sa transition dmocratique, mais qui continue doffrir limage peu reluisante dune rpublique bananire. En sappuyant sur les archives officielles, sur des documentations prives, sur des tmoignages dacteurs ou de tmoins dignes de confiance, cet ouvrage est crit, sans haine ni rancune envers quiconque, pour traduire une image relle de la Tunisie. Peut-tre serait-il le point de dpart dun rveil de conscience afin dviter aux Tunisiens, peuple attachant, digne dadmiration et qui mrite mieux que la dictature actuelle qui loppresse, la chute dans un abme dont nul ne peut mesurer les consquences. Ce livre, qui se prsente comme un document sur la ralit du pouvoir actuel en Tunisie, son mode de fonctionnement, ses pratiques, ses piliers internes et relais externes, ne prtend pas rpondre toutes les questions que pose la situation tunisienne actuelle. Il voudrait dabord analyser la personnalit de Ben Ali, sa conception du pouvoir, ses mthodes de gouvernement et mme les ressorts les plus secrets de sa personnalit, qui ont fortement marqu son si long rgne et dteint sur le systme personnalis pour ne pas dire personnel quil a mis en place dans son pays.

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Pour cela, nous tudierons dabord le parcours politique de cet homme et sa fulgurante ascension la tte du pouvoir et les moyens quil a mis en uvre depuis pour sy maintenir le plus longtemps possible, notamment par le mensonge, le double langage et la duplicit rige en systme de gouvernement, au mpris des idaux dmocratiques dont il ne cesse pourtant de se rclamer de manire insistante et quasi-incantatoire.

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Ben Ali, cet inconnuNron ou Arsne Lupin ? Durant les deux dernires dcennies, de grands bouleversements sociaux et moraux saccomplissent dans notre rpublique et saccompagnent malheureusement dimmenses calamits: torture, emprisonnement, suppression de la libert daction et de pense, terreur quotidienne Ben Ali est-il un lu ou un usurpateur? Un homme daction ou un despote? On ne peut rpondre sans tenter de dresser un bilan de son uvre. Et ce bilan soulve des questions. Lhistoire de Ben Ali est celle dun rgne, quelle que soit lidologie justificative. Ce rgne se dfinit comme absolu. Il nadmet dautre loi que celle de son propre mouvement: ds lors "tout est permis". On sait o cela conduit. Lexprience de ces deux dcennies invite une rflexion sur le pouvoir, sur les limites de laction politique, sur le rapport entre labsolu et le relatif. La tyrannie, a dit Pascal, est de vouloir avoir par une voie, ce quon ne peut avoir par une autre. Le trait dominant de lhomme qui se dcouvre, cest le dsir de simposer, de slever, cest lenvie de se venger dune socit o il est n trop bas. Pour cela il ne peut compter ni sur son savoir, ni sur ses exploits, ni sur ses relations. Il lui reste une volont concentre, un jugement sans illusion, le calcul, la patience et la ruse. Il ny a rien de mieux pour lui que daller dormir aprs avoir exerc une vengeance longuement mrie. Affable avec ceux quil guette, implacable avec ceux quil dirige, il est connu pour mler aisment le faux et le vrai. Qui est cet homme nigmatique, sournois, pernicieux, perfide, intriguant et machiavlique? *** Son niveau intellectuel est trs moyen. Aussi est-il avare en paroles. En dehors de longs discours, rdigs par des scribes, discours quil se contente de dbiter aprs de multiples rptitions dans le secret de ses salons privs, on ne lui connat aucune intervention radiophonique et encore moins tlvise. Il na jamais tenu une confrence de presse ni accord dinterview au grand jour ou improvis la moindre allocution de circonstance. Les speechs, ce nest pas son fort. Au conseil des ministres, la tlvision nous le montre de loin en train de gesticuler mais elle ne nous a jamais fait entendre sa voix. Lors des sommets des pays africains ou des pays arabes, il sourit batement au cameraman. Et cest tout.

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Il est n en septembre 1935 Hammam-Sousse, bourgade agricole situe 140 km au sud de la capitale, devenue aujourdhui lun des fleurons du tourisme tunisien. Il est n sous le signe de la Vierge et, selon lhoroscope chinois, sous celui du Rat, au sein dune famille archinombreuse et ncessiteuse. Son pre, illettr, bien charpent mais balourd, ne travaillait que par intermittence. Docker au port de Sousse, il tait tributaire du trafic maritime et surtout de la qualit des informations quil fournissait aux autorits. Il faisait peu de cas de ses devoirs de chef de famille. Il dpensait la totalit de sa paye dans un des bouges et rentrait chez lui, le soir, ivre mort et sans le sou. Fier des nouveaux btiments qui foisonnent au vieux village, Hammam-Sousse est aujourdhui une ville accole Sousse. Des moyens de transport varis, rapides, nombreux et conomiques permettent les dplacements dune localit lautre en quelques minutes. Mais dans les annes trente et jusquaprs lindpendance, une grand-route carrossable offrait au voyageur sur cinq kilomtres, droite et gauche, un spectacle vivifiant de champs dorge, doliveraies et de jardins marachers. Cinq kilomtres quil fallait pour la majorit des villageois se taper pied, dos dne, en charrette tire par des chameaux ou, pour de rares chanceux, bicyclette. Les jardiniers taient heureux de rpondre votre salut. La tenue vestimentaire des femmes de HammamSousse donnait une note gaie au paysage. Pratiquement dvoiles, au contraire des femmes des villages voisins, elles se drapaient dune large pice de cotonnade sans contours appele "takhlila" reconnaissable un rose vif qui les distinguait des "takhlilas" des villages voisins. Ces femmes, on les reconnaissait de loin grce lnorme "charia" (hotte) en alfa quelles portaient au dos et dont elles avaient lexclusivit. Elles fourraient dans ce grand panier tout ce quelles pouvaient recueillir de consommable. Ainsi, la mre de Ben Ali rentrait au bercail avec des brindilles, quelques lgumes et, la saison des moissons, quelques litres de bl et dorge. Juste de quoi apaiser la faim de sa nombreuse progniture. Halima, cette mre patiente et courageuse a t la premire chance de Ben Ali. Cest grce son labeur quil a pu grandir peu prs normalement. La deuxime chance de Ben Ali a t lcole franco-arabe de son village natal, puis le collge de Sousse. Du temps du Protectorat franais, on appelait " cole franco-arabe " les coles primaires ouvertes exclusivement pour les garons musulmans parce quon y enseignait la langue arabe et les petites sourates du Coran en plus du programme habituel. La scolarit y durait six annes. Pour entrer en premire anne, il fallait tre g de six annes rvolues. La scolarisation de Ben Ali remontait donc 1942. Le directeur de ltablissement scolaire un Franais, bien sr, mais un Franais de France tait parfaitement dvou sa tche. Tout le village laimait parce quil aimait ses lves. Non seulement il leur fournissait un savoir librateur, mais il souhaitait les voir accder lenseignement secondaire. Nous voil donc en octobre 1949. Ben Ali est admis au collge de Sousse, unique tablissement denseignement secondaire, lpoque, pour toute la 4me Rgion. Cest ainsi quon dsignait un vaste territoire qui englobait les gouvernorats actuels de Sousse, Monastir, Mahdia, Kairouan et Kasserine. Voil donc le jeune homme oblig de se lever laube pour se rendre Sousse en piton quel que soit le temps, se contenter, midi, en guise de djeuner, dune demi galette dorge fourre dharissa, puis de rentrer, en fin daprs-midi, au village, toujours pied.12

Ce pnible rgime de vie, malgr laide de la Socit de Bienfaisance, ne pouvait garantir le succs. Aprs avoir redoubl deux classes, Ben Ali est exclu au niveau de lentre en seconde. Nous voil en 1956. La Tunisie tait indpendante depuis le mois de mars. Insensible la liesse populaire, notre hros tranait sa misre morale et matrielle dans les rues du village, o il se faisait interpeler par son surnom "Larzag", quand une chance inespre se prsenta lui au mois daot. Le Secrtariat dEtat la Dfense Nationale annona pour le mois de septembre un concours sur preuves en plus dun test psychotechnique pour la slection de deux catgories de jeunes en vue de crer un premier noyau dofficiers de larme tunisienne grce une formation Cotquidam, dans le Morbihan, en France, lEcole spciale militaire interarmes dite cole de Saint-Cyr, parce que cest au village de Saint-Cyr, prs de Paris, que cette cole fut cre par Napolon en 1802. Le premier groupe devait tre titulaire du baccalaurat, quant au deuxime groupe, il devait avoir accompli au moins quatre annes denseignement secondaire. Lappel du gouvernement reut un appel particulirement favorable parmi les jeunes. Il y eut plus de 250 candidats. Deux sur cinq seulement furent admis. La premire liste, celle des bacheliers, comprenait vingt laurats environ. Ils taient appels suivre, Saint-Cyr, la formation normale offerte leurs camarades franais. Les 80 laurats non bacheliers de la deuxime liste devaient recevoir une formation acclre de 6 mois au sein dun bataillon spcial cr pour la circonstance. Ben Ali faisait partie de la deuxime liste. Il tait tout heureux. Enfin, finie la misre! Pralablement leur proclamation, les rsultats furent soumis, pour avis, aux cellules destouriennes concernes. A Hammam-Sousse, on mit dabord des rserves sur ladmission de Ben Ali. Son pre, rappela-t-on, tait un informateur des autorits locales et son oncle paternel avait t abattu par la milice du Parti. Pour sauver la situation, il a fallu lintervention de Hdi Baccouche, qui sera son premier Premier ministre, alors membre influent de la cellule locale. Le jeune loup plaida adroitement pour lunique candidat du village. Il fit ressortir quil serait injuste de gcher lavenir dun compatriote cause du pass de ses parents et quil y a avait lieu de lui accorder sa chance. Cest ainsi que Ben Ali rejoignit pour six mois, en octobre 1956, lEcole Spciale Militaire Interarmes. Puis, en avril 1957, il fut admis pour une autre priode de six mois lEcole dapplication de lartillerie Chlon-sur-Marne. Au total, une formation de douze mois. Ctait le minimum requis pour la marche au pas, le tir, la connaissance des actes lmentaires du combattant. Mais ce ntait pas assez ni pour administrer, ni pour grer, ni pour commander. Aussi, dans toute sa carrire militaire, Ben Ali na jamais eu sous ses ordres la moindre unit de combat. Cest donc en octobre 1957 que Ben Ali est de retour Tunis. Promu sous-lieutenant, il est affect ltat-major. Clibataire, il est log dans un btiment tout proche du ministre de la Dfense, servant de mess pour les jeunes officiers. Trs timide, taciturne, morose et mfiant, Ben Ali na jamais cherch se distraire et a toujours refus daccompagner ses camarades dans un quelconque endroit de la capitale. Un jour, deux de ses pairs, esprits taquins, samusrent lui suggrer de se marier. "Il te faut, lui dirent-ils, tunir la fille dune grosse lgume capable de te faire grimper rapidement les13

chelons du commandement." La plaisanterie se rpta et fut pousse son maximum. On lui suggra de demander la main de la fille du "patron". Imperturbable, Ben Ali restait de marbre. Mais plus pour longtemps. Les deux compres eurent laudace de solliciter une audience au Commandant en chef, dautant plus quil a demand au jeune officier de donner des cours particuliers son garonnet Hdili. Immdiatement reus, ils firent savoir lofficier suprieur quils ont t chargs par le sous-lieutenant Ben Ali de la dlicate mission dentreprendre les premiers contacts en vue dobtenir la main de mademoiselle sa fille. Le Commandant Mohamed El Kfi, homme brave et simple, fut ravi et manifesta sans hsitation son accord. Mis devant le fait accompli, Ben Ali accepta la proposition, dailleurs toute son honneur. On battit le fer tant quil est chaud. Les fianailles furent rapidement clbres. Ce fut une premire pour la mairie de Hammam-Sousse. Lacte y fut conclu selon la nouvelle loi du 1er aot 1957 rglementant ltat civil par le maire en personne, en prsence de nombreux invits de marque parmi lesquels le Gouverneur de Sousse et le reprsentant du Secrtaire dEtat la Dfense Nationale. Le quotidien La Presse de Tunisie donna un long compte-rendu de lvnement. Ben Ali offrit sa fiance de nombreux cadeaux dignes du rang des beaux-parents. Achets temprament, il solda les traites tires cet effet avec plusieurs annes de retard et laissa auprs des bijoutiers et des drapiers la rputation dun mauvais payeur. Le mariage fut consomm un peu plus tard, le 19 juillet 1961. Ce soir l, la bataille de Bizerte battait son plein. Pendant que Ben Ali, indiffrent ses devoirs suprieurs, gotait aux joies du mariage, larme franaise tirait de toutes ses armes terrestres et ariennes sur quelques units parses de la jeune arme nationale tunisienne, ainsi que sur des centaines de jeunes militants accourus de toutes les rgions pour manifester leur dtermination dbarrasser le pays de toute prsence militaire trangre. Le beau-pre, par contre, ne fit pas dcevoir les espoirs placs en lui. Bien au contraire. Il nomma son gendre la tte du Service de la Scurit militaire en renvoyant son chef dans ses foyers : le capitaine Hassen Ben Lanwar , poste normalement rserv un officier expriment et comptent. Or, Ben Ali, nous lavons dj dit, tait jeune, dpourvu dexprience et dun niveau scolaire assez faible. La mission du Service de la Scurit militaire est double : la recherche du niveau oprationnel des armes supposes tre en possession dun ventuel ennemi dune part, et dautre part, la connaissance du niveau technologique de larmement dans le monde, soit tout le secret industriel des usines darmement, de tlcommunications, de transport, de soins mdicaux, bref, tout ce qui touche lintgrit matrielle du territoire national contre toute attaque de ltranger. Tout cela ncessite lexistence, au sein dudit service, de plusieurs rseaux spcialiss et un budget considrable. Imaginez un peu lquivalent tunisien de la CIA ou du Mossad. Or, ni Ben Ali ni son beau-pre ntaient capables de concevoir le fonctionnement de telles agences. On sest alors rabattu sur le renseignement interne : chercher savoir, au sein mme des units de larme, si tel officier a bu un verre de trop et dans tel endroit, ou sil a couch avec une fille dans tel htel ou si, au cours dune conversation, il a exprim des jugements sur ses chefs hirarchiques, ou sur le rgime politique et autres balivernes relevant dun ignoble esprit de dlation.14

Ainsi donc, Ben Ali prparait lusage du ministre dune part et de ltat-major dautre part un bulletin quotidien vous donner la nause. Il y dballait les diverses mdisances reues la veille de tout le territoire. M. Bahi Ladgham, Secrtaire dEtat la Dfense Nationale manifesta la lecture de ces papiers quotidiens dabord de ltonnement puis de la colre pendant que son chef de cabinet, M. Habib Ben Ammar, sen dlectait ou en faisait son rgal matinal. Les niveaux culturels des deux hommes taient sans commune mesure. Le sieur Habib Ben Ammar devait le poste important quil occupait non pas sa valeur intrinsque mais sa qualit dpoux, depuis 1956, de Nela Ben Ammar, sur de Wassila Ben Ammar, alias la " Mejda ". Simple soldat de larme beylicale dans les annes trente et bel homme, il senticha de Chafia Rochdi, jeune vedette de la chanson, eut delle une fille et vcut durant plusieurs annes de ses larges subsides. *** Ltat major de larme tunisienne comprenait initialement des transfrs, soit de larme franaise soit de larme beylicale. La premire catgorie de transfrs tait majoritaire. Ils venaient essentiellement du 8me RTT (Rgiment de Tirailleurs Tunisiens) et du 4me RTT. Chacun de ces deux corps de troupe tait plac sous la direction dun colonel. La base, soit la troupe et quelques sous-officiers, tait constitus dengags volontaires tunisiens, cest--dire de jeunes illettrs qui, pour chapper au chmage, la misre et la faim, ont t rduits choisir cette voie. En 1956, Bourguiba, alors Premier ministre de la jeune Tunisie indpendante a prfr les rcuprer et constituer avec eux le premier noyau de larme tunisienne. Il pensait, dans son for intrieur, quune arme compose dignorants ne pouvait avoir aucune vellit rvolutionnaire. " Il y va de notre scurit ", avait franchement rpondu Bahi Ladgham un journaliste qui linterrogeait sur ce choix. Mohamed El Kfi est issu du 4me RTT. Ce fils de cavaliers Jlass est mont de grade en grade dans les curies du rgiment. Les vieux Soussiens (habitants de Sousse) disent que leur cit tait pourvue dun hippodrome. On y organisait des courses auxquelles larme franaise participait en bonne place, et ce, jusqu la veille de la Deuxime Guerre Mondiale. Les connaisseurs jouaient le cheval mont par le lieutenant El Kefi. Par ailleurs, on aimait regarder ce bel officier, impeccable dans son uniforme, traverser les rues de la mdina. En 1952, il prit contact avec la cellule destourienne de Sousse et soutint lide de la gurilla, unique moyen de battre une arme rgulire. Il fut mis la retraire avec le grade de capitaine. En 1955, le No-Destour, le parti nationaliste de lpoque, fit appel lui en tant que consultant pour aider combattre les Youssfistes (partisans du chef nationaliste Salah Ben Youssef insurg contre Bourguiba) rfugis dans les montagnes du centre et du sud. Ayant donn entire satisfaction, il fut promu Commandant en chef de larme tunisienne en 1956, quelques mois aprs sa cration. Il reste cependant quil nest pas possible de modifier par dcret le niveau dinstruction dun individu. Aussi, quon le veuille ou non, il faut reconnatre que le mdiocre savoir de Ben Ali au moment de son intgration dans larme tait plus important que celui de son nouveau15

matre et, partant, que celui de tous les officiers transfrs, lesquels, tout en savourant son bulletin quotidien, vitaient lhomme de peur de figurer un jour dans son rapport. *** Du temps o il tait clibataire, Ben Ali se dplaait dans une vieille Panhard, rendait souvent visite ses parents et les assistait dans la mesure de ses moyens. A partir de son mariage, les visites sespaaient graduellement jusqu sarrter tout fait. Ce fut au tour du pre de rendre visite son fils. Une fois par mois, le vieux, Sidi Ali Ben Ali, avec son chapeau de paille larges bords, sa blouse ample et grise et ses grosses sandales se prsentait la villa du Bardo. Si Ben Ali nest pas la maison, Nama cest le prnom de sa premire pouse naccueillait jamais son beau-pre, mais lui demandait dattendre son fils sur le seuil de la porte dentre. Au cas o Ben Ali est chez lui, il introduisait son pre dans le vestibule et aprs un rapide change de formules de civilit, lui glissait quelques dinars et prenait cong de lui. Par la suite, Ali Ben Ali, saisissant labsence de sympathie de sa bru, prit lhabitude daller voir son fils au bureau. Laccueil tait des plus froids. Lentretien ne dpassait pas quelques minutes. Vers le milieu des annes soixante, Ben Ali, excd, ordonna son pre de ne plus le dranger. Ce jour-l, plusieurs tmoins virent un vieillard la stature gigantesque, de grosses larmes coulant des yeux, descendre en titubant les escaliers des cinq tages du btiment. *** Par contre, avec sa mre Ben Ali tait affectueux. Il laimait dautant plus quelle navait jamais quitt le village. Il avait un frre prnomm Moncef qui limportunait de temps en temps. Sous-officier la caserne de Bouchoucha dans le bataillon hors rang, cest--dire non destin au combat, il dilapidait rapidement sa solde. Beau garon, il lui arrivait de faire le gigolo pour boucler ses fins de mois ou de venir le voir dans sa petite Austin rouge pour le taper de quelques dinars. Plus tard, la tte de lEtat, 51 ans, Ben Ali a sembl prendre soin de sa mre. Est-ce l des regrets et une faon de se racheter ou seulement de la poudre aux yeux du public? Comme dit lautre: "va savoir !" Deux faits sont souligner cependant : la tlvision ne la jamais montr entour de ses ascendants dune part et, dautre part, Jeune Afrique avait provoqu sa colre pour avoir rvl leur existence dans un reportage illustr publi peu aprs le 7 novembre 1987. *** Revenons sur la vie de Ben Ali, jeune mari. Il tait heureux, plein de soin et de tendresse pour son pouse. Pour linterpeller, il ne lappelait pas par son prnom mais il criait "Ya Mra !" (Eh ! Femme). Nama, de son ct, quand elle parlait de son mari, elle disait: "Hammamni" (Hammamois, originaire de Hammam-Sousse). Ctait conforme la tradition dans plusieurs de nos villages.16

Une vie simple, en cette priode, partage entre les travaux domestiques et les obligations du fonctionnaire. Maison - bureau, bureau - maison. Trs tt le matin, pendant que Nama prparait le petit-djeuner, il entretenait les rosiers de son jardin dont il tait fier et auprs desquels il passait, en robe de chambre, la premire heure de la matine. Il aimait sadonner la pollinisation artificielle, cest--dire recueillir le pollen dune rose et le dposer sur le pistil dune autre. Ainsi, il parvenait crer des varits hybrides de roses dont il tait fier. Quand il obtenait une nouvelle belle rose, il la mettait dans un petit vase au col long et fin sur son bureau en face de lui. Ctait lge de linnocence. Les invitations officielles taient nombreuses. Il sy rendait seul, rarement avec sa femme. Nama, maniaque en matire de propret, prfrait soccuper de sa maison. Elle ne sortait point seule. Ils eurent trois filles : les deux premires au Bardo, la troisime, non loin de l, et plus tard, Khaznadar. La vie professionnelle tait en progression continue. Dominant sa timidit naturelle, Ben Ali prit peu peu de laisance. Passionn pour son travail, il lui consacrait tout son temps, mme le dimanche et les jours fris. Le soir, il emportait de nombreux dossiers et achevait leur dpouillement la maison. Mticuleux quant ltude dune situation, il surveillait de prs lexcution de ses ordres et coordonnait lactivit de ses subordonns. Mme malade, Ben Ali se rendait au bureau. Son service disposait de tout le cinquime tage du ministre de la Dfense Nationale. *** Un jour de lautomne de lanne 1964, lambassadeur des Etats-Unis signala au ministre lexistence dun navire de guerre russe en panne dans les eaux de la cte nord. Ben Ali reut la mission daller voir Il se rendit seul dans les environs de Cap Serrat, en fin daprs-midi, sinstalla sur la plage et y passa toute la nuit envelopp dans une simple couverture observer avec des jumelles la curieuse construction flottante et fut tmoin du sauvetage effectu par un autre navire venu au secours du premier. Btiment dune haute technologie, il put rapidement mettre en situation de cale sche le navire en difficult, rparer la panne en quelques heures et lui permettre de continuer sa route. Les deux navires quittrent les lieux ds laurore. On peut imaginer la joie de Habib Ammar le lendemain relatant le film de la soire lambassadeur des Etats-Unis, photos prises en infrarouge l'appui. A partir de ce jour-l, le ministre ne lsinait plus sur les moyens de travail de Ben Ali. Tout ce quil demandait lui tait dsormais accord. Ainsi, il eut une voiture banalise, des quipements spciaux pour la filature et les coutes tlphoniques, une quipe de femmes, jeunes et sduisantes, capables de tenir agrablement la compagnie aux visiteurs trangers et enfin loctroi dune caisse noire linstar de celle dont disposait, au ministre de lIntrieur, le directeur de la Sret nationale. Cette priode de bonnes grces dura huit ans. Une ternit ! Elle prit fin brutalement peu aprs le 12 janvier 1974, jour o Bourguiba et Kadhafi signrent Djerba sur un papier sans en-tte de lUlysse Palace lunion mort-ne de la Tunisie et de la Libye.17

A la signature du fameux pacte, les deux chefs dEtat cherchrent dresser une liste de ministrables compose fifty-fifty de Tunisiens et de Libyens. Le frre Mouammar, aprs avoir offert la prsidence de lUnion Bourguiba, avana imprudemment le nom de Ben Ali pour tenir limportant ministre du Deuxime bureau dans le nouveau gouvernement de lUnion. Bourguiba ne connaissait pas Ben Ali. Il fut surpris par la proposition que venait de lui faire le colonel Kadhafi. LUnion projete ayant avort immdiatement grce au veto nergique de Hdi Nouira, Premier ministre, rentr durgence dIran via Paris o il tait en mission, Bourguiba ninsista pas, mais suspectant une liaison dangereuse entre Kaddafi et Ben Ali, exigea que lon mette fin aux fonctions de ce dernier. Un nouvel pisode de vie commena alors pour lui. Il fut nomm en qualit dattach militaire Rabat. Avant de dtailler le sjour marocain, qui a laiss quelques traces dans les archives des services marocains, revenons la priode 1964-1974. Depuis son mariage et jusquau dbut de lanne 1964, comme dj crit, Ben Ali mena une vie bien ordonne dofficier sage et disciplin. Cest la caisse noire qui fut linstrument du dmon. Petit petit, Ben Ali commena changer dair et dcouvrir de nouveaux plaisirs. Une dame dun certain ge, dnomme Dalila, fut sa premire initiatrice au dvergondage. Elle le recevait chez elle et, chaque fois, elle le mettait en prsence dune demoiselle ou, le plus souvent, dune dame experte dans le raffinement du plaisir des sens. Au lendemain des meutes du 26 janvier 1978, appel le "Jeudi Noir", dont il sera question plus loin, Ben Ali, qui tait au ministre de lIntrieur depuis le 23 dcembre 1977 la tte de la Sret Nationale, eut peur que Dalila nvente son libertinage de nagure. Il la fit mettre en prison dans un isolement complet. Elle mourut de tuberculose peu de temps aprs lhpital de lAriana. Le commissaire de police qui la protgeait fut mis la retraite doffice. *** Le dbut de lhiver 1969-1970 allait faire remuer le cur de Ben Ali dune faon tout fait inconnue de lui. Une revendeuse travaillant pour le compte de la Socit Tunisienne de Diffusion (STD) se prsenta son bureau et lui proposa des ditions de luxe de plusieurs encyclopdies traitant dhistoire de lart et de divers peintres clbres. Ds les premiers mots prononcs par la belle visiteuse ce fut le coup de foudre. Sa voix suave, sa poitrine gnreuse, et sa coiffure dun blond vnitien, avaient fait chavirer plus dun. Ben Ali lui commanda un exemplaire de chacun des ouvrages prsents. La livraison eut lieu, comme convenu, le lendemain. Ben Ali, sans vrifier le contenu des normes paquets, paya cash, voulut savoir le nom de la jeune dame et senhardit jusqu linviter une sortie. Ce ne fut pas de refus et, bientt, les vires avec Noura devinrent quotidiennes. Elle prsenta Ben Ali sa sur puis sa mre. Ainsi, il eut porte ouverte au domicile familial et promit le mariage aprs le divorce avec Nama. Noura appartenait la bourgeoisie tunisoise. Dun excellent niveau culturel, elle pouvait converser sur tous les sujets, comme toute femme de la haute socit. Son style tait chti, son langage plein desprit, souvent innocent, parfois malicieux et amusant. Elle savait plaire et connaissait les moyens de combler son homme sans le rassasier afin que le dsir reste entier.18

Tous les matins, Ben Ali chargeait son chauffeur, homme discret et dvou, dacheter pour Noura un bouquet de quinze roses sonia, toujours chez le mme fleuriste. Ds rception, la bien-aime tlphonait son amant pour le remercier et lui souhaiter bon travail. Les appels se renouvelaient plusieurs fois au cours de la journe. Le contact tait permanent. Sur suggestion de Ben Ali, Noura prsenta sa dmission la STD. Elle restait la maison, se faisait belle et lattendait. Le soir, ils sortaient. Souvent, on les voyait dner, en amoureux, dans un restaurant dont la cuisine est rpute aphrodisiaque, Hungaria. Ben Ali la comblait de gentillesses et de cadeaux. A la veille de lAd El Kbir, un mouton tait offert la famille. Trs vite, Tunis finit par les lasser. Paris devint la destination de leurs vasions et de leurs rveries. La caisse noire tait l pour rpondre aux caprices de lun et de lautre. Les factures des grands restaurants, des palaces, des grands couturiers, des parfumeurs et des bijoutiers de renom taient rgles sans discussion. A remarquer cependant quil na pas profit de ses sjours dans la ville lumire pour visiter un muse, une bibliothque, une exposition ou assister une confrence. Le ct culturel lui est compliment tranger. Quant la spiritualit et la religiosit, il nen a cure. Ce bonheur sans problmes a dur jusqu 1974. Comme dj crit, la suite de limprudence de Kadhafi, Ben Ali a perdu le poste important quil occupait la Dfense Nationale pour tre nomm Rabat en qualit dattach militaire lAmbassade de Tunisie. Le voici donc devant un dilemme. Ira-t-il au Maroc avec lpouse ou avec la matresse? Il ne lui a pas t trs difficile de trouver la solution. Il explique Nama que son sjour ltranger ne sera pas long, quil aura la possibilit dtre souvent Tunis et surtout que leurs deux filles (la troisime, Cyrine, natra en 1978) ne doivent pas tre perturbes dans leurs tudes dans un lyce marocain. Ces sornettes ne soulevrent aucune objection ni de la part de lpouse ni de la part des fillettes. Libr de langoisse qui loppressait, Ben Ali se hte de prier Noura de se prparer pour le voyage. Voici donc nos deux tourtereaux Rabat, dans une belle rsidence, pour une nouvelle lune de miel. Or, les services de renseignement du Royaume Chrifien sont limage de ceux que dirigeait, Tunis, Ben Ali. Le roi Hassan II est rapidement inform de la fonction antrieure du nouvel attach militaire lAmbassade de Tunisie, de sa situation matrimoniale et du fait quil est Rabat non pas avec son pouse mais avec une matresse, la polygamie tant interdite dans le pays de Bourguiba. Et le roi est bien plac pour le savoir: nest-il pas licenci en droit de la Facult de Bordeaux? Offusqu par tant de dsinvolture, le roi a refus de recevoir Ben Ali contrairement une coutume locale solidement tablie. En effet, tout attach militaire est prsent par son ambassadeur au souverain. De cette offense, Ben Ali gardera rancune contre le roi. De son ct, Hassan II qui dcdera le 23 juillet 1999 lge de 70 ans affichera un mpris de plus en plus manifeste lgard de Ben Ali, mme aprs le 7 novembre 1987. Nous allons comprendre pourquoi. Au cours de son sjour marocain, le jeune officier dsuvr soccupe comme il peut. Pour parfaire sa formation technique il est fru dcoute tlphonique , il sinscrit dans une cole prive de la rue de la Lune, Paris, qui dispense des cours dagent technique par correspondance en lectronique. Cest ainsi quest n le (vrai) mythe de son (faux) diplme dingnieur en lectronique que lon retrouve dans sa biographie officielle. Tahar Belkhodja,19

dans son livre Les Trois dcennies Bourguiba a repris, sans la vrifier, un autre mythe, qui fait encore sourire les officiers ayant travaill avec Ben Ali. Il concerne la prtendue blessure quil aurait contracte lors de lattaque de laviation franaise contre le village tunisien de Sakiet Sidi Youssef, en 1957. Ben Ali ntait pas dans ce village frontalier avec lAlgrie au moment de lattaque. Car il ne pouvait pas y tre En mai 1976, Ben Ali est Tunis pour deux ou trois semaines de vacances pendant que Noura est reste Rabat. Nama fait savoir son mari quelle se propose de tirer profit des vacances scolaires pour passer le mois de juillet au Maroc. Ben Ali est coinc. Largumentation soutenue en mai 1974 tombe leau. Il ne peut quaccder au dsir de sa femme. De retour Rabat dbut juin, il demande Noura de regagner Tunis avant la fin du mois car de gros travaux, lui explique-t-il, vont tre entrepris dans la demeure. Noura est donc Tunis, dbut juillet, pendant que Nama assure la relve Rabat. Charme par la capitale marocaine et par la rsidence du diplomate, elle demande Ben Ali de la laisser prolonger son sjour pendant le mois daot, puis jusqu la fin des vacances scolaires. Pendant ce temps, la matresse simpatiente et interroge son amant sur la fin des gros travaux. Voulant lui faire une surprise, elle prend lavion. A laroport de Rabat, elle hle un taxi. Au bout de quelques minutes, elle est dpose devant "sa" rsidence. Et que voit-elle? Une femme allonge au balcon. Elle reconnat sa rivale. Il sen est suivi un crpage de chignon. Chacune des deux tigresses voulant chasser lautre de "son" domaine priv. Les cris et les hurlements attirent les voisins, puis la police et bientt le colonel. Ce dernier demande Nama de garder son calme et Noura de reprendre sa valise. Il la reconduit laroport, lui fait prendre le premier avion pour Tunis et lui informe quil ne lui pardonnera jamais davoir pris la libert de se dplacer sans son assentiment. De retour lambassade, Ben Ali tlphone Tunis et demande Ahmed Bennour, alors attach de cabinet au ministre de la Dfense Nationale, de contacter durgence Abdelmajid Bouslama, directeur gnral de la Sret nationale au ministre de lintrieur, et de le prier de faire confisquer le passeport de Noura ds quelle dbarquera laroport dEl Aouina. Cest ce qui fut fait. Mais Noura nest pas de celles qui se laissent faire. Elle soutient que la confiscation dun passeport est contraire au droit et quen tant que citoyenne elle doit disposer dune telle pice didentit. Ses connaissances interviennent en sa faveur. Abddelmajid Bouslama, fin diplomate, lui restitue son document de voyage avec la mention "Pour tout pays, sauf le Maroc". La blessure damour-propre ne sera jamais cicatrise malgr une reprise des relations aprs le 23 dcembre 1977 et la nomination de Ben Ali au ministre de lIntrieur au poste prcdemment occup par Abdelmajid Bouslama. Deux ans plus tard, en 1980, Noura se marie au Qatar avec un mir, ministre dEtat. Elle mnera une vie de princesse entre Doha, Tunis et Paris, o une rsidence secondaire lui est attribue. Bientt, elle sera mre dun enfant. Avec les ans, Noura a pris du poids mais elle est demeure resplendissante, aussi belle au physique quau moral. Un sourire enchanteur, un regard cajoleur et un langage affable et relev fort rare de nos jours. Le 7 novembre 1987, elle tlphone de Doha pour fliciter lamant toujours prsent dans son cur, lui exprimer sa joie et lui souhaiter russite dans ses nouvelles fonctions. Lors de ses20

frquents sjours Tunis, elle ne manque pas de lui tlphoner et de prolonger sa communication. Elle dcda en 2002 mystrieusement ! *** Cest donc au cours du dbut de lautomne 1977 que le colonel Ben Ali est rentr du Maroc, une fois sa mission acheve. Il rintgre son ministre dorigine mais ne reoit aucune affectation. Abdallah Farhat, titulaire pour la seconde fois du portefeuille de la Dfense Nationale le fait installer dans un bureau proche du sien, sans lui dfinir de fonction. Des jours passent puis des semaines et bientt le colonel entame son quatrime mois de dsuvrement. Cest vraiment la poisse. Enfin le jour J arrive. Le vendredi 23 dcembre 1977, vers 9h, Abdallah Farhat fait savoir lofficier suprieur de rentrer chez lui et de retourner vite au bureau, aprs stre habill en civil. Et cest ainsi que vers 11h30, comme si on craignait une invasion dextraterrestres, le Premier ministre Hdi Nouira et le ministre de la Dfense Nationale, accompagns dun officier suprieur de larme, font irruption au ministre de lIntrieur. Le Premier ministre demande quon lui ouvre le bureau de Tahar Belkhodja, le ministre de lIntrieur en mission ltranger. Prvenus par les policiers en faction, Othman Kechrid et Abdelmajid Bouslama, respectivement secrtaire gnral du ministre de lIntrieur et directeur gnral de la Sret nationale, quittent leurs bureaux et, le regard effar, accueillent les visiteurs sans rien comprendre leur irruption. Lvnement rompt avec les traditions. Dans une allocution bien mrie, lancien tnor du barreau dit qu"en application de la rgle dalternance dans lexercice des responsabilits administratives", le Prsident de la rpublique lui a donn pour mission dannoncer que M. Tahar Belkhodja est appel de nouvelles fonctions et que la relve sera assure "momentanment" par M. Abdallah Farhat, ministre de la Dfense Nationale. Le Premier ministre ajoute quil est galement charg dannoncer que M. Zine El Abidine Ben Ali est nomm directeur gnral de la Sret nationale en remplacement de M. Abdelmajid Bouslama. Enfin, Hedi Nouira prcise que le chef de lEtat la charg de tmoigner sa reconnaissance M. Tahar Belkhodja et M. Abdelmajid Bouslama, le premier "pour les services louables quil a rendus au dpartement de lIntrieur en en faisant, au vrai sens du terme, un dpartement de scurit" ; le second "pour la comptence dont il a fait preuve dans lexercice de ses fonctions, telle enseigne que la direction de la Sret nationale a pris valeur dexemple en matire dassouplissement des procdures administratives." M. Nouira ajoute que, personnellement, il a la plus grande estime pour les hautes qualits morales de M. Bouslama. Mais le baume ne trompe personne, dautant plus que le Premier ministre termine par une dfinition qui laisse perplexe lauditoire restreint invit cette curieuse crmonie dinvestiture: "le ministre de lIntrieur, dit-il, est une maison de verre o il ne doit y avoir ni arrire-penses ni complaisances." Que stait-il donc produit? A qui taient attribues les arrire-penses? Qui a montr de la complaisance et qui? Est-ce celui-l mme qui a fait du ministre "un dpartement de scurit au vrai sens du terme" qui est mis en cause?21

Rentr en catastrophe, Tahar Belkhodja demande audience Bourguiba. Il attendra jusquau 30 dcembre pour tre reu, pendant quarante minutes. Sur sa teneur, nous ne savions rien. Dans son livre dit en 2010, Les Trois dcennies Bourguiba, Tahar Belkhodja dvoile la page 149 lobjet de cet entretien. *** Voil donc Ben Ali la tte de lun des services les plus importants de lEtat. Surpris par un fait inhabituel qui relve de lacte rvolutionnaire et autocratique plutt que du banal remaniement ministriel et nayant pas t prpar lhonneur quil reoit, il balbutie quelques platitudes en guise de remerciements. Toutefois, il prendra sa nouvelle mission au srieux et sattellera avec cur sa tche. Cette nouvelle chance sera sa premire marche vers le pouvoir. *** Pour Abdallah Farhat, les choses tourneront autrement. Au lendemain de lacte tyrannique, soit le samedi 24 dcembre 1977, lambassadeur dun pays ami demande audience au prsident de la rpublique. Immdiatement reu, le diplomate attire lattention du chef de lEtat sur limprudence de placer larme et la police sous lautorit dune mme personne. Le Combattant suprme na pas besoin dexplications. Il tlphone Hdi Nouira, lui demande de mettre fin immdiatement lintrim de Abdallah Farhat et de procder sans tarder un remaniement ministriel dans les rgles de lart. Onze nouveaux ministres sont nomms. Le docteur Dhaoui Hannablia dcroche le ministre de lIntrieur. Lintrim de Abdallah Farhat naura dur que "lespace dun matin". Bourguiba stait souvenu que, dj en 1973, le mme Abdallah Farhat, tant lpoque en sa premire exprience de ministre de la Dfense Nationale, avait essay de mettre au point un plan qui lui permettrait de sinstaller au palais prsidentiel de Carthage en cas de vacance du pouvoir. En effet, hypothquant lavenir sur un dcs subit de Bourguiba, vu son tat de sant chancelant depuis novembre 1969, le Ouerdani (originaire du village de Ouerdanine, dans la rgion du Sahel) sengagea dans un biais dangereux avec la complicit de lun de ses attachs de cabinet, le sieur Rachid Karoui (dcd en septembre 2010) : prendre le pouvoir en sassurant pralablement les services des officiers suprieurs de larme. Six officiers seulement adhrrent au calcul simpliste et au projet fantasque de lancien petit commis des PTT pendant que les autres officiers, plus nombreux et surtout conscients de leurs devoirs ont dclin le march et fait savoir quils prfreraient la lgalit rpublicaine. Or, le nom du colonel Ben Ali figurait dans la petite liste des hommes liges de Abdallah Farhat. Cela Bourguiba ne la jamais su. Malheureusement pour lui. Hdi Nouira ne le savait pas non plus et ne la jamais su. Il en payera le prix. *** En ce dbut de matine du 23 dcembre 1977, aprs avoir vu le prsident Bourguiba et obtenu son accord quant au remplacement du ministre de lIntrieur, le Premier ministre, comme pouss par un malin gnie, demande Abdallah Farhat, aprs lavoir mis dans la confidence,22

sil peut lui dsigner un officier suprieur capable de prendre en main la Sret nationale. Le Ouardani pense tout de suite son vassal de 1973. Qui sait? Peut-tre aura-t-il besoin de nouveau de sa fidlit? Trente-trois jours plus tard exactement, nous voil au jeudi 26 janvier 1978: lodieux "Jeudi noir" comme lappelleront les mdias. Dans les rues, la police tire balles relles sur tout ce qui bouge. Le rsultat est juste loppos de ce quoi on sattendait. Les manifestants sont de plus en plus nombreux. Aux syndicalistes se mlent de simples citoyens. La police, non prpare faire face de telles situations, est dborde. Larme prend la relve et procde au nettoyage des lieux. La manifestation devient rvolte et prend de lampleur. Hlas, elle est vite noye dans le sang. Le bilan est effroyable. Mille deux cent tus et un nombre considrable de blesss. Les hommes se terrent ; la rue se tait ; les stylos se strilisent ; les intellectuels svanouissent. Qui est donc responsable de laffreux carnage? Qui a donn lordre de tirer? Et qui a excut lordre? La connaissance de lidentit des excutants de ce gnocide ne fait pas problme. Ils sont deux : le directeur gnral de la Sret nationale, le colonel Ben Ali dans lacte I puis le gnral Abdelhamid Ben Cheikh dans lacte II. Deux officiers suprieurs issus de la premire promotion de jeunes tunisiens forms en France en 1956 et qui avaient en entrant Saint-Cyr prt serment de servir lEtat et de protger les citoyens. Vingt-deux ans plus tard, ils font bon march de la foi jure, se transforment en bourreaux et se salissent les mains du sang du peuple. La dtermination de lauteur de lordre est en revanche difficile. Thoriquement, quatre dcideurs peuvent tre suspects : le chef de lEtat, le Premier ministre, le ministre de lIntrieur, le ministre de la Dfense Nationale. Or, Bourguiba, rellement malade cette fois, avait pratiquement alin le pouvoir diverses personnes, hommes et femmes confondus. Hdi Nouira est hors de cause : dpass par les vnements, il est la premire "victime" du "Jeudi noir". Tout tait dirig contre lui. On cherchait prendre sa place. Le docteur Dhaoui Hannablia, bon mdecin peut-tre mais politicien terne et ministre de lIntrieur sans pedigree, il se laissait manuvrer par celui-l mme qui lavait install nagure, place dAfrique, en lui cdant un intrim occup durant quelques heures. - Que reste-t-il donc? - Abdallah Fahat. Eh, oui! Lordre de tirer vient dAbdallah Farhat et ne pouvait venir que de lui. Bien sr, il a consult le chef de lEtat. Bourguiba, trs diminu, a laiss faire. "Rglez la situation au mieux!" stait-il content de lui rpondre. Un militant dpourvu de morale et de culture devient mchant quand il est dvor par lambition politique. Son arrivisme ne le fait reculer devant aucune vilnie. En 1973, le petzouille songeait un coup de force qui lui ouvrirait le chemin du palais de Carthage. En 1977, il a compris quil lui suffirait darracher le portefeuille de Premier ministre pour accder aisment la prsidence de la rpublique. Il naura pas cette chance. Dix ans plus tard, lun de ses affids, Ben Ali, laura. ***

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Le 1er mars 1980, Mohamed Mzali est nomm Premier ministre par intrim, en remplacement de Hdi Nouira gravement malade. Cette promotion est confirme le 23 avril 1980. Alors le nouveau Premier ministre procde quelques remaniements dont la relve de Ben Ali de la fonction de directeur gnral de la Sret nationale et sa dsignation comme ambassadeur Varsovie, en Pologne. Driss Guiga, ministre de lIntrieur, convoque Ben Ali en son bureau pour lui annoncer la nouvelle et lui prsenter son successeur Ahmed Bennour. A la surprise gnrale, Ben Ali svanouit. Pourtant, lhomme a une constitution physique solide et un psychique dacier. Il sait se matriser, et sil tourne de lil, cest quil y a une raison profonde. Son vanouissement traduit la dtresse et lanxit, sachant lannonce foudroyante du ministre, devoir quitter son bureau en laissant des indices compromettants quant sa gestion et son relationnel, dautant plus que son successeur tait son suprieur dbut 1974 quand ils taient tous les deux au ministre de la Dfense Nationale, et connat ses subterfuges et ses tromperies. Effectivement, Ahmed Bennour, une fois install la tte de la direction de la Sret nationale, dcouvre le pot aux roses et au lieu de dnoncer son prdcesseur, il se tait et adopte la mme filire. Jusqu aujourdhui, tous les deux jouent au chat et la souris, et saccusent mutuellement travers les mdias en promettant lenfer lun lautre. Rcemment et finalement, Ahmed Bennour semble avoir dvoil ses secrets la chane Al Jazira. Lenregistrement a eu lieu Paris, courant septembre 2010. Ahmed Mansour, le journaliste confident, dpose la cassette dans sa chambre dhtel et sabsente quelques temps. A son retour, la cassette a disparu. Branle-bas lhtel. Grce au systme de surveillance par camras, on dcouvre les auteurs du vol. Ils sont de type maghrbin. Ce sont des barbouzes dpchs par le palais de Carthage. Lhtel fut grassement ddommag, et le prsident Ben Ali lui-mme arrangea la situation avec son homologue qatari. QuAl Jazira mette en sourdine cet incident et en compensation on offrit lautre entreprise qatari QTEL un grand paquet dactions dans loprateur de tlphonie mobile Tunisiana. Pour percer un tant soit peu ce mystre et aiguiser la curiosit du lecteur, il y a lieu de se poser la question suivante : pourquoi, M. Bennour, aprs avoir termin sa mission en tant quambassadeur Rome, ne rentre pas Tunis mais se rend directement Paris o il est accueilli bras ouverts par la DST franaise, qui le fait installer dans un bel appartement tout prs des Champs-Elyses et se voit doter vie par lEtat franais dmoluments mensuels quivalents ceux dun ministre franais, soit cinquante mille francs lpoque? Mais revenons cette journe davril 1980, dans le bureau du ministre de lIntrieur o nous avons laiss Ben Ali vanoui. Secouru, et aprs avoir repris ses esprits, ce dernier rentre chez lui au quartier du Belvdre avec la voiture de fonction, fonction dont il venait dtre dcharg. Cette voiture est quipe dun radio-tlphone et dune installation complexe permettant au directeur de la Sret nationale de suivre les oprations en cours. Abdelhamid Skhiri, directeur des Services spciaux, stant rendu compte de la mprise, tlphone de suite au chauffeur et lui intime lordre de dbarquer son hte et de rejoindre le ministre. A cet instant, la voiture se trouvait hauteur du kiosque Agil au bout de lAvenue Mohamed V. Ben Ali rejoint son domicile pied, la rue du 1er juin, au quartier du Belvdre la lisire du centre-ville de Tunis.24

Moins de quatre ans plus tard, Ben Ali rintgre pour la seconde fois la direction de la Sret nationale, la suite des "meutes du pain". Abdelahamid Skhiri est aussitt traduit devant un tribunal pour des futilits et jet en prison *** A partir de lanne 1986, Ben Ali est considr comme lhomme fort du rgime. De son ct, ses rpliques et ses manires dnotent la prtention et la rudesse. Un soir, au sortir du bureau, aprs avoir pris place dans sa voiture, il tlphone lun de ses amis. Ce dernier se permet de lui donner un conseil aprs lavoir inform des rumeurs malveillantes rpandues au sujet de ses relations fminines. Ben Ali coute et, renfrogn, clt la conversation par cette rplique tranchante et premptoire : "Que me reste-t-il pour Carthage ? Trs peu de temps. Quelques marches escalader. Je te promets de cocufier tout ce peuple" ("Illama Nrod Ha Echaab Tahana", en arabe tunisien). *** Au mois de mai de la mme anne, peu aprs avoir retrouv la Sret nationale, Ben Ali a eu faire face des agitations estudiantines au campus de lUniversit de Tunis. A la tte de ses policiers, il pourchasse les tudiants, pistolet au poing. Il nhsite pas tirer sur la jeunesse et sur lavenir du pays. Parmi les nombreuses victimes, un tudiant de lENIT nomm Mahmoud Ben Othman. *** Au mme moment, Ben Ali dcouvre dans son dpartement lexistence dune troite coopration tablie par son prdcesseur, Ahmed Bennour, avec les services franais du renseignement. Ceux-ci transmettaient leur tour les informations recueillies aux Israliens (voir Barill, Guerres secrtes, d. Albin Michel, pp. 156-157). Que va-t-il faire? Ayant bien compris les manuvres des uns et des autres, il prend contact avec le Mossad directement. Autrement dit, il est un de leur agent. Sa liaison continuerait ce jour. Secret de polichinelle dont les deux hommes cherchent seffrayer lun lautre Mais cest l une autre histoire laquelle nous reviendrons plus loin. *** En cette anne 1986, le pays est en pleine crise, la fois sociale, conomique et politique, sur fond de lutte intestine pour la succession de Bourguiba, min par la maladie et la vieillesse. Le gouvernement est soumis des changements successifs. En avril 1986, Ben Ali est promu ministre de lIntrieur tout en gardant la tutelle de la Sret nationale, et en juin de la mme anne, il intgre le bureau politique du parti au pouvoir, le PSD, dont il devient secrtaire gnral adjoint. Aprs le limogeage de Mohamed Mzali en juillet 1986, Ben Ali garde ses fonctions au sein de lphmre gouvernement de Rachid Sfar, mais il apparat dj comme lhomme fort du rgime. En mai 1987, il est de nouveau promu ministre dEtat charg de lIntrieur, puis Premier ministre, le 2 octobre de la mme anne, tout en conservant le portefeuille de25

lIntrieur, et, quelques jours plus tard, secrtaire gnral du Parti. Lhebdomadaire Jeune Afrique, dans un article prmonitoire, verra tout de suite en lui le vrai dauphin. *** Rcit des derniers jours de Bourguiba au palais de Carthage et de la prise du pouvoir par Ben Ali : Dimanche 1er novembre 1987 Le palais prsidentiel souffre de son immensit et de son silence. Les gardes rpublicains, en sentinelles devant le puissant portail de fer forg, sont plus nombreux que les rsidents de lillustre demeure. Cest un jour de cong, soit. Mais mme en semaine, les visiteurs ne sont pas plus nombreux. Seul le Premier ministre vient passer auprs du chef de lEtat, une petite demi-heure. Et cest tout. Deux personnes peuplent la solitude du vigoureux tribun dhier et du prsident snile daujourdhui: sa nice, Sada Sassi, et un secrtaire particulier, Mahmoud Belhassine. La nice, elle, est connue. On peut penser delle ce quon veut, mais il est bon de rappeler quelle a dans son palmars deux ou trois actions dclat, du temps de sa prime jeunesse et de la prime jeunesse du No-Destour, lorsque le Protectorat battait son plein. Actuellement, et cela depuis plusieurs annes, elle est rduite tre la nurse de son oncle maternel. Le Combattant Suprme nest plus que lombre de lui-mme. Il a tout perdu sauf leffrayant pouvoir de signer un dcret. Voil un mois que Ben Ali est Premier ministre. Chaque matin, en arrivant au palais prsidentiel, il a peur dy trouver son successeur. Les candidats sont nombreux. Aussi a-t-il eu lintelligence de ne pas commettre lerreur de Mohamed Mzali. Au lieu de contrecarrer Sada Sassi, il la place, au contraire, dans son giron. Une bourse constamment remplie et une automobile dernier cri sont mise sa disposition. Ainsi, il a russi faire delle une antenne vigilante. Elle lui tlphone presque toutes les heures pour le mettre au courant de tout ce qui tourne autour de loncle bien-aim. Ce soir, un dner chez Hassen Kacem runit Mohamed Sayah, Mahmoud Charchour, Hdi Attia, Mustapha Bhira et Mahmoud Belhassine. Ce dernier est charg dentretenir Bourguiba au sujet de Ben Ali et dinsister auprs de lui sur les dfauts de son Premier Ministre: faible niveau dinstruction cest au cours de ce dner quest sorti la boutade du "bac moins trois" , mauvaise gestion des affaires de lEtat, soumission linfluence sournoise des frres Eltaief et ravages avec les femmes. Lundi 2 novembre Bourguiba, quand il est seul, coute la radio, ou regarde la tlvision. Cest une vieille habitude, une marotte qui lui permet de prendre connaissance de ltat desprit des Tunisiens, de leurs gots ainsi que du niveau gnral des commentateurs politiques et des crateurs dans les divers domaines des arts. Ce matin, il est son bureau depuis un peu plus dune heure. Il a pris connaissance du journal parl, du commentaire des nouvelles et cout quelques chansons dOulaya.26

A 9 heures pile, il reoit le Premier ministre. Ce dernier a, entre les mains, deux ou trois dossiers relatifs des affaires de routine qui ne mritaient pas dtre soumises la haute attention du chef de lEtat. En dehors des salamalecs habituels, Ben Ali na rien dintressant dire. Bourguiba ne le retient pas. Soudain, et juste aprs le dpart de son hte, Bourguiba a comme une lueur de raison. Pourquoi donc ce Saint-Cyrien na jamais fait entendre sa voix ni la radio ni la tlvision? "On verra cela demain", se dit-il. Une fois seul, Bourguiba sonne sa nice et Mahmoud Belhassine. Il leur pose la question quil voulait poser Ben Ali. Prudente, Sassi se tait. Belhassine, au contraire, en fait tout un plat. Il rvle son matre la mdiocre aptitude du Premier ministre dans le domaine de la parole. Il na ni niveau dinstruction, ni niveau social, ni entregent, lui dit-il. Aprs lui avoir expliqu en quoi a consist sa formation rapide Saint-Cyr, il conclut que lintress, juste capable dutiliser un rvolver, est inapte au discours ordonn, mthodiquement dvelopp et sans faute de langage. Bourguiba est surpris. Il se sent responsable du mauvais choix. Il est boulevers lide quun militaire ignare va pouvoir constitutionnellement lui succder. Mardi 3 novembre Contrairement son habitude, Ben Ali arrive Carthage 9 heures juste. Volontairement, il a vit de siroter un caf dans le bureau de Belhassine. Rien ne liait les deux hommes en dehors dun bavardage quotidien autour dun express bien serr. Cest que, entre-temps, Sada Sassi a fait son travail. Immdiatement reu par Bourguiba, Ben Ali quitte le bureau prsidentiel un quart dheure plus tard, le visage violac. Il venait, en effet, dtre humili par le chef de lEtat. Bourguiba a pos tout de go Ben Ali la question qui le tracassait depuis la veille. Surpris, le Premier ministre bafouille. "En vous nommant Premier ministre le mois dernier, je pensais avoir affaire un vrai Saint-Cyrien. Or, je viens dapprendre que vous tes juste bon pour le galon de laine de caporal." Ces deux phrases ponctues de marmonnements hostiles, Ben Ali les a reues comme des pierres lances son visage. Sur un ton devenu plus conciliant, Bourguiba recommande son hte avant de le librer de dire de temps autre quelque chose la tlvision afin de rassurer lopinion et tranquilliser les citoyens. Dans lun des couloirs du palais prsidentiel, Ben Ali couvre Belhassine dinvectives et de menaces. Lautre nest pas dsaronn. Il dbite son tour toutes les grossirets dont est capable un gavroche de Bab Souika, lui confirme quil est lorigine de son rcent dsappointement et conclut par ces mots: "Tu nes quun ftu de paille, un nullard, un minable, un fruit-sec-bac-moins-trois. Quant ces menaces, tu pourras en faire un trou dans leau". Ben Ali ninsiste pas. Il se dpche de quitter les lieux, la queue basse. Sada le rejoint. Elle le console et le rassure. "Vous navez rien craindre. Je connais bien mon oncle. Je le ferai changer davis", lui dit-elle.

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Ben Ali noublie pas cette scne de sitt. Juste aprs le 7 novembre, Belhassine est renvoy dans ses foyers. On lui signifie par la suite quil est redevable lEtat dune somme de plus de cent mille dinars. En fait, on lui demande de rembourser tous les frais des diffrentes missions, y compris le prix des billets davion, des voyages quil avait effectus ltranger. On semble oublier quil accompagnait le prsident Bourguiba titre de secrtaire particulier. Cest une histoire absurde. La somme est norme et Belhassine ne peut rembourser. On le trane en justice, et on lenferme en prison. Libr aprs deux ans, il apprend que ses biens ont t confisqus, dont sa maison Carthage. Ayant la double nationalit et bnficiant dune pension de retraite en France, il sexpatrie. Un prsident de la rpublique qui asservie la justice de son pays, pour des raisons prives, nest pas digne dtre un prsident. Un prsident se doit dtre magnanime. La vengeance lui donne un visage hideux. Mais on nen est pas encore l

Mercredi 4 novembre Cest la fte du Mouled, jour fri. Belhassine se dirige vers laroport de Tunis-Carthage. At-il senti le danger? Officiellement, il veut passer quelques jours de vacances en France. Mais il est empch de prendre lavion et renvoy son domicile. Jeudi 5 novembre Bourguiba a-t-il oubli ses propos dil y a 48 heures? Il demande son secrtaire particulier, on lui rpond que M. Belhassine na pas rejoint son bureau parce quil est malade. Le chef de lEtat reoit Ben Ali sans animosit, lcoute mais ne prolonge pas, ni pour lui-mme ni pour son vis--vis, le supplice dun entretien sans intrt. Une fois seul de nouveau, Bourguiba retourne son passe-temps favori. Il tourne le bouton de son poste de radio. Laiguille de cadran est toujours fixe sur Radio Tunis. Quelle chance! Un chroniqueur historien annonce quil se propose de rappeler les vnements de novembre 1956: ladmission de la Tunisie lONU, le 12, et le discours de Bourguiba devant lAssemble gnrale des Nations Unies le 22 du mme mois, il y a trente et un ans. Immdiatement, Bourguiba fait venir Sada et Belhassine. "Venez vite ; venez. Ecoutez avec moi", leur dit-il, en mastiquant ses mots et en leur faisant signe de sasseoir. A 10 heures, le prsident reoit une dlgation de parlementaires amricains accompagns de leur ambassadeur. Le prsident, dune voix rauque et bgayant, leur souhaite la bienvenue, puis vite son discours devient incohrent, mlant le prsent et son pass glorieux. Il semble entrer dans un tat hallucinatoire. Les parlementaires sont berlus. Ils le quittent et demandent tre reus par le Premier ministre. Laudience lieu dans la foule auprs de Ben Ali. Ils lui font part de leurs apprhensions et lui demandent dagir rapidement pour viter tout drapage: cest un feu vert clair. Vendredi 6 novembre: Vers 13 heures 30, avant daller faire la sieste, Bourguiba confie Sada Sassi sa dcision de nommer un nouveau Premier ministre ds la premire heure du lendemain. La tlvision sera invite enregistrer lvnement, prcise-t-il.28

Linformation est immdiatement transmise qui de droit. Sans perdre de temps, Ben Ali, qui est non seulement Premier ministre, mais aussi ministre de lIntrieur, ne loublions pas, se rend Place dAfrique et convoque son condisciple de Saint-Cyr, Habib Ammar, commandant la Garde nationale. Ils sisolent pendant tout le reste de laprs-midi et mettent au point un plan de destitution de Bourguiba. Vers 18 heures, chacun deux regagne son domicile. A 20 heures, ils se retrouvent au mme ministre, aprs avoir pris chacun une collation, une douche et stre arm dun rvolver pour pouvoir se suicider en cas dchec. La suite est connue. On convoque le ministre de la Dfense Nationale, Slaheddine Baly, qui son tour convoque les mdecins devant signer dun commun accord le document attestant linaptitude de Bourguiba lexercice du pouvoir. Le lendemain matin, vers 6 heures, Radio Tunis ouvre son journal pour une dclaration la nation rdige par Hdi Baccouche et lue par Hdi Triki.

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Les lendemains qui dchantentA lautomne 1987, Carthage, le pouvoir est prendre. Certains y pensent dj, au sein du rgime bien sr, mais aussi dans lopposition, notamment parmi les islamistes, qui multiplient les dmonstrations de force dans le pays et sont, pour cette raison, la cible dune dure rpression. Mais, au matin du 7 novembre 1987, Ben Ali fait jouer larticle 57 de la Constitution tunisienne et, sur la foi dun rapport mdical sign par sept mdecins attestant de lincapacit du prsident Bourguiba dassumer ses fonctions, dpose le vieux chef de lEtat pour snilit. Il devient, en tant que successeur constitutionnel, prsident et chef suprme des forces armes. Dans sa dclaration faite la radio nationale, Ben Ali annonce sa prise de pouvoir et dclare que "lpoque que nous vivons ne peut plus souffrir ni prsidence vie ni succession automatique la tte de lEtat desquels le peuple se trouve exclu. Notre peuple est digne dune politique volue et institutionnalise, fonde rellement sur le multipartisme et la pluralit des organisations de masse." Surpris, les Tunisiens nen sont pas moins soulags que le changement sopre ainsi en douceur et dans la lgalit constitutionnelle. Sils regrettent tous la triste fin de rgne de Bourguiba, la majorit, mme parmi les opposants, donne crdit aux promesses douverture dmocratique du nouvel homme fort du pays. La confiance revient. Le pays reprend got au travail. On parle dun nouveau dpart. "Aujourdhui, vingt ans aprs, cela peut tonner, mais lpoque loptimisme tait gnral", note Mohamed Charfi, ministre de lEducation, de lEnseignement suprieur et de la Recherche scientifique entre avril 1989 et mai 1994, dans ses mmoires (Mon Combat pour les lumires, d. Zellige ; Lechelle 2009). Il explique: "Ctait la premire fois que, dans un pays arabe, un nouveau Prsident rendait hommage son prdcesseur, affirmait que le peuple avait atteint un niveau dvolution tel quil tait devenu digne de saffranchir de la tutelle de ses gouvernants, promettait le rtablissement de toutes les liberts publiques et dclarait quil ntait plus question de prsidence vie." Pris dans livresse du "Changement", rares sont les Tunisiens qui se posent des questions sur la personnalit de Ben Ali, sa conception du pouvoir, ses ambitions personnelles. Lhomme, dont le pass militaire nest un secret pour personne, est encore inconnu de lcrasante majorit de ses concitoyens. Rserv, timide voire secret, surtout secret, il ne suscite pourtant pas dapprhension particulire, ni parmi les Tunisiens ni parmi les partenaires trangers de la Tunisie. Son "acte de salubrit publique" et ses promesses douverture politique lui valent la confiance de tous, mme des islamistes dont il commence par librer les dirigeants emprisonns. Mais tout ce beau monde ne tardera pas dchanter *** En 1988, Ronald Reagan tait le 40e prsident des Etats-Unis pendant que Franois Mitterrand accomplissait son deuxime mandat de 4e prsident de la Ve Rpublique franaise. Le prsident Ben Ali avait calcul que sil se rendait Washington et Paris pour prsenter ses devoirs aux deux amis de la Tunisie, les mdias internationaux parleraient de lui et le feraient30

connatre du monde entier. Lopration ne pourrait que contribuer confirmer la lgitimit de son accession au pouvoir. Le prsident prend lavion pour le Nouveau Monde. Laccueil la Maison Blanche fut courtois sans plus. Puis le voil Paris. Le prsident Mitterrand avait programm un entretien dune heure lElyse afin de pouvoir traiter avec son hte des divers aspects des relations bilatrales. Il donne la parole au prsident Ben Ali et lcoute. Au bout de vingt minutes, ce dernier se tait. Le prsident franais met fin lentretien avec beaucoup de tact. Conformment au protocole, il le raccompagne jusqu la sortie et lui fait ses adieux sur le perron. "Cest un minable", dira-t-il lun de ses familiers. Toutefois, il rpondra avec empressement un dsir exprim par le successeur de Bourguiba: visiter Saint-Cyr, lieu de sa formation. Le prsident Ben Ali se rendit donc Cotquidan, en Bretagne. Il y fut reu avec beaucoup dgards. On lui fait visiter les lieux et, en particulier, le Muse du Souvenir. A sa grande surprise, on lui rvle que bien avant la promotion Bourguiba, dautres Tunisiens avaient reu une formation Saint-Cyr non seulement avant lindpendance de la Tunisie mais mme antrieurement au protectorat, du temps de Napolon III. Ben Ali, bouche be, regarde les portraits quon lui montre. Voici Omar Guellati, de la promotion du 14 aot 1870 (1869-1870), et voici les deux plus anciens Tunisiens: Kadri et Mourali, de la promotion de Puebla (1862-1864). Ravi, le prsident demande voir les traces du souvenir de la promotion Bourguiba et en particulier du 4e bataillon dont il faisait partie. On lui fit savoir avec regret que seule la formation normale a t archive sans distinction entre Franais et Tunisiens. Mais rien na t conserv du 4e bataillon ou bataillon formation acclre. Quelle dsillusion! Ben Ali quitte Cotquidan quelque peu chiffonn. En grands seigneurs, les responsables de lEcole Spciale Interarmes feront une fleur Ben Ali deux dcennies plus tard. A loccasion du bicentenaire de la fondation de lcole de SaintCyr, un volumineux ouvrage est dit chez Lavauzelle. Ben Ali y est cit cinq fois. Son curriculum vitae y est indiqu (p. 366) Ceux de ses camarades du 4e bataillon promus des fonctions importantes sont galement mentionns. Ainsi figurent, en bonne place, Habib Ammar (p. 401), Abdelhamid Ben Cheikh (p. 421), Sad El Kateb (p. 434) et Youssef Baraket (459). Avec lhumour qui caractrise lesprit critique franais, les auteurs notent, dans une autre partie de leur ouvrage, que le Saint-Cyrien africain, de retour son pays dorigine, se mue en Marchal-Prsident-dictateur (p. 432-433). Une faon daffirmer quils sen lavent les mains. *** Aussitt install sur le "trne " de la Rpublique, Ben Ali renforce son emprise sur le PSD, qui change de dnomination en 1988 et devient le Rassemblement Constitutionnel Dmocratique (RCD). Il met en route une grande partie des rformes revendiques par lopposition, mais il ne tarde pas les vider peu peu de toute substance. Il amende ainsi la Constitution pour y supprimer la prsidence vie instaure au profit de son prdcesseur en 1975, limite le nombre de mandats prsidentiels trois, promulgue une nouvelle loi organisant et limitant la dure de la garde vue, supprime la Cour de sret de lEtat, juridiction dexception perue comme le symbole de la dictature, supprime la fonction de procureur gnral de la Rpublique, qui symbolisait lassujettissement de lensemble du corps31

de la magistrature au pouvoir excutif, fait ratifier sans aucune rserve la Convention internationale contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dgradants, promulgue une loi sur les partis politiques qui renforce le pluralisme et, dans la foule, autorise de nouveaux partis. Dans la mme volont dapaisement en direction de la socit civile, le nouveau prsident esquisse aussi une ouverture en direction des partis de lopposition, des associations, dont la Ligue Tunisienne de dfense des Droits de lHomme (LTDH) et de la classe intellectuelle. Un Pacte national rassemblant les diffrentes formations politiques et sociales du pays est sign le 7 novembre 1988 et engage les signataires au respect de lgalit des citoyens des deux sexes, des acquis du Code du Statut Personnel (CSP), des principes rpublicains et du refus dutiliser lislam des fins politiques. Ce texte fondateur, aujourdhui presque jet aux oubliettes, vise constituer un front national le plus large possible autour dun projet de socit librale, sculariste et moderne, dans le but de marginaliser le mouvement islamiste Ennahdha. Accus de sopposer ouvertement au principe dun Etat rpublicain en prconisant un Etat islamique, et des lois tunisiennes comme le CSP, ce parti nest pas reconnu, accus denfreindre au Code des partis politiques, qui interdit la constitution de formations sur une base religieuse. "En lespace de quelques mois, tous les dtenus politiques [y compris les islamistes] ont t librs et le paysage de linformation sest mtamorphos. La radio et la tlvision ont, dans une certaine mesure, abandonn la langue de bois, avec des informations sur la Ligue et, de temps autre, des dbats auxquels participaient des opposants notoires, jusque l absolument interdits dantenne. Les kiosques journaux se sont enrichis dun bon nombre de nouveaux titres. En 1989, avec El-Badil pour le POCT [Parti Ouvrier Communiste Tunisien] et El- Fajr pour les islamistes dEnnahdha, tous les courants dopinion, de lextrme gauche lextrme droite, avaient leurs journaux", se souvient Charfi, comme pour expliquer llan despoir suscit dans llite tunisienne par lavnement de Ben Ali la magistrature suprme, et justifier par l-mme sa collaboration troite avec ce dernier, jusquen 1994. "Dailleurs, explique encore Charfi, la veille de llection prsidentielle du 2 avril 1989, par-del les conditions restrictives des candidatures, aucun leader politique na manifest le dsir de se porter candidat. Comme sil y avait eu un accord tacite, une sorte de consensus, pour offrir Ben Ali un mandat de Prsident lu titre de reconnaissance pour service rendu la patrie." Et dajouter cette petite phrase qui exprime lamre dsillusion que le nouveau rgime allait inspirer quelques annes plus tard: "Personne ne prvoyait que quelques annes aprs tout allait changer." Il y avait pourtant des signes avant-coureurs dun retour de manivelle que les reprsentants de la classe politique et intellectuelle, bercs par les douces promesses du rgime ou aveugls par leurs propres illusions, navaient pas saisi la gravit temps. Charfi les relve aprs coup: "Aprs ladoption du Pacte [national], des mesures politiques sont prises qui me font douter du rgime et me posent des cas de conscience: Hichem Djat est interrog par le juge dinstruction propos dun article quil avait fait paratre dans un hebdomadaire ; un huissier notaire saisit la maison de Mohamed Mzali en vue de sa vente pour lapplication du jugement qui lavait condamn, avant le changement du 7 novembre 1987, une lourde amende en plus de la peine de prison ; enfin, et surtout, des lections prsidentielles et lgislatives anticipes sont annonces pour bientt, sans modification pralable du mode de32

scrutin". Ce qui signifie le maintien du scrutin majoritaire un tour, qui favorise les grands partis et crase les autres. Signe plus inquitant encore: parmi les quatre revendications que Charfi avait prsentes, au nom du comit directeur de la LTDH dont il assumait alors la prsidence (amnistie de tous les anciens dtenus politiques, lamlioration du statut des magistrats, la promulgation du statut des prisons et la rintgration dans la fonction publique dun fonctionnaire renvoy pour activit syndicale), seule la seconde ne sera pas satisfaite. "Enfin, le chef de cabinet du ministre de la Justice ma reu pour une longue sance de travail. Pas question de commission pour lamlioration du statut des magistrats. Il a simplement not mes suggestions sans les discuter. A lissue de la rencontre, je ntais pas trs optimiste. En fait, ce sujet na jamais avanc. Et pour cause : il engageait trop lavenir", raconte Charfi. Tous ces signes avant coureurs ont donc fait douter le futur ministre de Ben Ali et lui ont pos des "cas de conscience" (sic !), mais pas au point de len repousser dfinitivement. Et cela a une explication: dans sa volont de renforcer la lgitimit de son rgime, le nouvel homme fort du pays a continu chercher le soutien des reprsentants de la gauche dmocratique, satisfaire certaines des ses revendications et, ce faisant, limpliquer davantage ses cts dans la guerre sans merci quil allait bientt livrer aux islamistes dEnnahdha. A linstar de Charfi, ces reprsentants de la gauche dmocratique ntaient pas peu flatts de leurs "rapports cordiaux avec le Prsident de la Rpublique". Charfi, leur chef de file, vouait mme une certaine admiration pour Ben Ali. On stonnera cependant que ce brillant universitaire, ancien dfenseur des droits de lhomme devenu ministre dun gouvernement qui a foul aux pieds ces mmes droits, nait pas pris conscience plus tt de la duplicit du Prsident Ben Ali, qui est pass matre dans lart de donner dune main ce quil reprend aussitt de lautre. Dans sa guerre contre les islamistes, Ben Ali avait besoin du soutien de la gauche dmocratique, et Charfi tait, lpoque, la personnalit la plus emblmatique la plus modre et accommodante aussi de cette gauche. Il avait donc le profil de lemploi et pouvait tre mis contribution, mais dans des limites que le prsident nallait pas tarder lui indiquer, notamment en multipliant les obstacles sur son chemin. Dans ses mmoires, Charfi sattarde dailleurs sur les coups bas, croche-pieds et actes de sabotage dont il tait constamment lobjet durant toute sa mission la tte du ministre de lEducation, mais et cest surprenant aucun moment il ny souponne la main de Ben Ali, comme si les collaborateurs de celui-ci, au gouvernement comme au parti au pouvoir, pouvaient agir sans son consentement ou ses instructions. "Les relations entre le Prsident et moi ont toujours t complexes, ambigus, elles obissaient des sentiments contradictoires", admet Charfi. Tout en continuant de mettre la duplicit prsidentielle sur le compte dune simple diffrence de caractre. "Vitrine du rgime", "avaler des couleuvres": ces expressions, sous la plume de Charfi, trahissent le sentiment profond de ce dernier tu par orgueil mais avou tout de mme demi-mot davoir t flou, tromp, utilis. Par-del le cas de cet intellectuel progressiste, assez significatif des relations utilitaires que Ben Ali entretenait, durant les premires annes de son rgne, avec les reprsentants de la gauche dmocratique quil a fini, lorsquil sest senti confortablement install sur son33

"trne", par rprimer aussi durement que les islamistes , les commentaires de lancien ministre de lEducation laissent penser quil y avait eu deux priodes Ben Ali: la premire stendait de 1987 et 1991, et la seconde a commenc aprs cette date. A le croire, Ben Ali navait pas, au dbut de son rgne, un projet de dictature. Ce nest quaprs, et sous la pousse des islamistes, quil lest devenu. La volont affiche du nouveau prsident de promouvoir la dmocratie et le pluralisme taitelle sincre ou cherchait-il seulement gagner du temps pour consolider son pouvoir et asseoir sa domination sur les rouages de lEtat, de ladministration publique, du parti de la majorit et de tous les autres leviers du pouvoir dans le pays? Les avis sur ce sujet sont partags. Certains pensent que le prsident ne songeait pas se maintenir la tte de lEtat au-del de trois mandats, mais le got des fastes associs au pouvoir et la crainte de devoir rpondre de certains abus commis ds les premires annes de son rgne, notamment dans la rpression sauvage des islamistes, sans parler des encouragements intresses dune cour mielleuse toute soumise sa dvotion, lont finalement pou


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