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du Greffier de la Cour

CEDH 263 (2014)18.09.2014

Le régime français de conservation dans le fichier des infractions de données sur une personne ayant bénéficié d’un classement sans suite était contraire à

la Convention

Dans son arrêt de Chambre1, rendu ce jour dans l’affaire Brunet c. France (requête no 21010/10), la Cour européenne des droits de l’homme dit, à l’unanimité, qu’il y a eu :

Violation de l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention européenne des droits de l’homme.

L’affaire concerne l’inscription de M. Brunet au fichier STIC (« système de traitement des infractions constatées »), après le classement sans suite de la procédure pénale engagée contre lui.

La Cour juge en particulier que M. Brunet n’a pas disposé d’une possibilité réelle de demander l’effacement du STIC des informations le concernant et que la durée de conservation de ces données, qui était de vingt ans, est en pratique assimilable, sinon à une conservation indéfinie, du moins à une norme plutôt qu’à un maximum.

La Cour conclut que l’État a outrepassé sa marge d’appréciation en la matière, que la conservation litigieuse s’analyse en une atteinte disproportionnée au droit de M. Brunet au respect de sa vie privée et ne peut passer pour nécessaire dans une société démocratique.

Principaux faitsLe requérant, M. François Xavier Brunet, est un ressortissant français, né en 1959 et résidant à Yerres (France).

Le 10 octobre 2008, une altercation violente eut lieu entre M. Brunet et sa compagne, laquelle déposa plainte auprès du procureur de la République d’Evry. Le requérant fut placé en garde à vue. Il déposa à son tour une plainte contre sa concubine pour violences, à laquelle aucune suite ne fut cependant donnée. Il fut libéré et convoqué pour une médiation pénale.

Le 12 octobre 2008, M. Brunet et sa compagne écrivirent au procureur de la République pour exprimer leur désaccord avec la qualification détaillée de l’infraction reprochée au requérant, telle qu’elle figurait dans la convocation pour médiation pénale. La médiation alla néanmoins à son terme et la procédure fut classée sans suite. Du fait de sa mise en cause, M. Brunet fut inscrit dans le système de traitement des infractions constatées (STIC), un fichier répertoriant les informations provenant de comptes rendus d’enquêtes rédigés à partir des procédures établies par les personnels de la police, de la gendarmerie et des douanes. Par un courrier du 11 avril 2009, M. Brunet demanda au procureur de la République de faire procéder à l’effacement de ses données du fichier, estimant que leur enregistrement était infondé, sa concubine s’étant rétractée. Le procureur rejeta sa demande au motif que la procédure avait « fait l’objet d’une décision de classement sans suite fondée sur une autre cause que : absence d’infraction (…) ou infraction insuffisamment caractérisée (…) ». Le requérant fut informé que cette décision n’était pas susceptible de recours.

1 Conformément aux dispositions des articles 43 et 44 de la Convention, cet arrêt de chambre n’est pas définitif. Dans un délai de trois mois à compter de la date de son prononcé, toute partie peut demander le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre de la Cour. En pareil cas, un collège de cinq juges détermine si l’affaire mérite plus ample examen. Si tel est le cas, la Grande Chambre se saisira de l’affaire et rendra un arrêt définitif. Si la demande de renvoi est rejetée, l’arrêt de chambre deviendra définitif à la date de ce rejet. Dès qu’un arrêt devient définitif, il est transmis au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe qui en surveille l’exécution. Des renseignements supplémentaires sur le processus d’exécution sont consultables à l’adresse suivante : http://www.coe.int/t/dghl/monitoring/execution.

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Griefs, procédure et composition de la CourInvoquant les articles 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) et 13 (droit à un recours effectif), le requérant critiquait son inscription au fichier STIC. Sous l’angle des articles 6 (droit à un procès équitable) et 17 (interdiction de l’abus de droit), il se plaignait également du déroulement de l’enquête et de la garde à vue dont il avait fait l’objet, ainsi que de l’absence de suites données à la plainte qu’il avait lui-même déposée contre sa compagne.

La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 29 mars 2010.

L’arrêt a été rendu par une chambre de sept juges composée de :

Mark Villiger (Liechtenstein), président,Ann Power-Forde (Irlande),Ganna Yudkivska (Ukraine),Vincent A. de Gaetano (Malte),André Potocki (France),Helena Jäderblom (Suède),Aleš Pejchal (République Tchèque),

ainsi que de Claudia Westerdiek, greffière de section.

Décision de la Cour

Article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale)

La Cour observe que l’inscription au STIC des données relatives à M. Brunet a constitué une ingérence dans son droit à la vie privée, qui était « prévue par la loi » et qui poursuivait les « buts légitimes » de défense de l’ordre, de prévention des infractions pénales et de protection des droits d’autrui.

Elle examine ensuite si cette ingérence répondait à un « besoin social impérieux » et, en particulier, si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ».

La Cour observe que M. Brunet se plaint d’une atteinte susceptible d’être portée à sa vie privée et familiale du fait de son inscription au fichier, estimant que, dans l’hypothèse d’une séparation avec sa compagne et d’une éventuelle procédure devant le juge aux affaires familiales, la consultation du fichier pourrait conduire à un rejet de sa demande de garde de son enfant. Or, ce magistrat ne figurant pas parmi les personnes ayant accès au fichier en cause, la Cour estime que la situation dénoncée par le requérant n’est pas susceptible de se produire.

M. Brunet invoque également le caractère outrageant de son inscription au STIC. Sur ce point, la Cour note que les informations répertoriées présentent un caractère intrusif non négligeable. En effet, si ces informations ne comportent ni les empreintes digitales ni le profil ADN des personnes, elles font apparaître, dans un fichier destiné à la recherche des infractions, des éléments détaillés d’identité et de personnalité. En outre, la durée de conservation de la fiche, qui est de vingt ans, est significative compte tenu de l’absence de déclaration judiciaire de culpabilité du requérant et du classement sans suite de la procédure.

La Cour s’interroge alors sur le caractère proportionné d’un tel délai, en tenant compte de la possibilité pour l’intéressé de demander l’effacement anticipé des données le concernant. À cet égard, elle relève que la loi, dans sa version applicable à l’époque des faits comme dans celle en vigueur, ne donne au procureur le pouvoir d’ordonner l’effacement d’une fiche que dans un nombre restreint d’hypothèses et, dans le cas d’un classement sans suite, uniquement si celui-ci a été motivé par une insuffisance des charges. Pour rejeter la demande de M. Brunet, le procureur de la

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République d’Evry a appliqué strictement ces dispositions. Il n’avait pas compétence pour vérifier la pertinence du maintien des informations concernées dans le STIC au regard de la finalité de ce fichier, ainsi que des éléments de fait et de personnalité. Par conséquent, la Cour estime que le procureur ne bénéficie d’aucune marge d’appréciation pour évaluer l’opportunité de conserver de telles données, de sorte qu’un tel contrôle ne saurait passer pour effectif. De même elle note que, à l’époque des faits, la décision du procureur de la République n’était pas susceptible de recours.

Ainsi, bien que la conservation des informations insérées dans le STIC soit limitée dans le temps, M. Brunet n’a pas disposé d’une possibilité réelle de demander l’effacement des données le concernant et, dans une hypothèse telle que celle de l’espèce, la durée de vingt ans prévue est en pratique assimilable, sinon à une conservation indéfinie, du moins à une norme plutôt qu’à un maximum.

En conclusion, la Cour estime que l’État a outrepassé sa marge d’appréciation en la matière, le régime de conservation des fiches dans le STIC, tel qu’il a été appliqué à M. Brunet, ne traduisant pas un juste équilibre entre les intérêts publics et privés concurrents en jeu. Dès lors, la conservation litigieuse s’analyse en une atteinte disproportionnée au droit du requérant au respect de sa vie privée et ne peut passer pour nécessaire dans une société démocratique.

Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

Article 13 (droit à un recours effectif)

Compte tenu du constat de violation de l’article 8, la Cour n’estime pas nécessaire de se prononcer sur le grief tiré de l’article 13.

Articles 6 et 17

La Cour observe que le requérant n’a pas soulevé de griefs relatifs à ces articles devant les juridictions internes, de sorte que cette partie de la requête doit être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes.

Satisfaction équitable (article 41)

La Cour dit que la France doit verser au requérant 3 000 euros (EUR) pour dommage moral.

L’arrêt n’existe qu’en français.

Rédigé par le greffe, le présent communiqué ne lie pas la Cour. Les décisions et arrêts rendus par la Cour, ainsi que des informations complémentaires au sujet de celle-ci, peuvent être obtenus sur www.echr.coe.int . Pour s’abonner aux communiqués de presse de la Cour, merci de s’inscrire ici : www.echr.coe.int/RSS/fr ou de nous suivre sur Twitter @ECHRpress.

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La Cour européenne des droits de l’homme a été créée à Strasbourg par les Etats membres du Conseil de l’Europe en 1959 pour connaître des allégations de violation de la Convention européenne des droits de l’homme de 1950.


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