ALA RECHERCHE DU TEMPS PERDU

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cada cual que encuentre su magdalena...

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  • 1. Marcel Proust la recherche dutemps perduV lombre des jeunes filles en fleurs (Troisime partie) BeQ

2. Marcel Proust (1871-1922) la recherche du temps perduV lombre des jeunes filles en fleurs (Troisime partie)La Bibliothque lectronique du Qubec Collection tous les ventsVolume 404 : version 1.0 2 3. Cette dition numrise reprend le texte de ldition Gallimard, Paris, 1946-47, en 15 volumes :1. Du ct de chez Swann. Premire partie. 2. Du ct de chez Swann. Deuxime partie. 3. lombre des jeunes filles en fleurs. Premire partie. 4. lombre des jeunes filles en fleurs. Deuxime partie. 5. lombre des jeunes filles en fleurs. Troisime partie. 6. Le ct de Guermantes. Premire partie. 7. Le ct de Guermantes. Deuxime partie. 8. Le ct de Guermantes. Troisime partie. 9. Sodome et Gomorrhe. Premire partie. 10. Sodome et Gomorrhe. Deuxime partie. 11. La Prisonnire. Premire partie. 12. La Prisonnire. Deuxime partie. 13. Albertine disparue. 14. Le temps retrouv. Premire partie. 15. Le temps retrouv. Deuxime partie. 3 4. lombre des jeunes filles en fleurs 4 5. Une fois M. de Charlus parti, nous pmes enfin, Robert et moi, aller dner chez Bloch. Or je compris pendant cette petite fte que les histoires trop facilement trouves drles par notre camarade taient des histoires de M. Bloch pre, et que lhomme tout fait curieux tait toujours un de ses amis quil jugeait de cette faon. Il y a un certain nombre de gens quon admire dans son enfance, un pre plus spirituel que le reste de la famille, un professeur qui bnficie nos yeux de la mtaphysique quil nous rvle, un camarade plus avanc que nous (ce que Bloch avait t pour moi) qui mprise le Musset de lEspoir en Dieu quand nous laimons encore, et quand nous en serons venus au pre Leconte ou Claudel ne sextasiera plus que sur Saint-Blaise, la ZueccaVous tiez, vous tiez bien aise.en y ajoutant : Padoue est un fort bel endroit5 6. O de trs grands docteurs en droit... Mais jaime mieux la polenta... Passe dans son domino noirLa Toppatelle.et de toutes les Nuits ne retient que : Au Havre, devant lAtlantique, Venise, laffreux Lido,O vient sur lherbe dun tombeauMourir la ple Adriatique.Or, de quelquun quon admire de confiance, on recueille, on cite avec admiration, des choses trs infrieures celles que livr son propre gnie on refuserait avec svrit, de mme quun crivain utilise dans un roman, sous prtexte quils sont vrais, des mots , des personnages, qui dans lensemble vivant font au contraire poids mort, partie mdiocre. Les portraits de Saint Simon crits par lui sans quil sadmire sans doute, sont admirables, les traits quil cite comme charmants de gens desprit quil a connus sont rests mdiocres ou devenus incomprhensibles. Il et ddaign dinventer ce quil rapporte comme si fin ou si color de Mme Cornuel ou de Louis XIV, fait qui du 6 7. reste est noter chez bien dautres et comporte diverses interprtations dont il suffit en ce moment de retenir celle-ci : cest que dans ltat desprit o lon observe , on est trs au-dessous du niveau o lon se trouve quand on cre. Il y avait donc, enclav en mon camarade Bloch, un pre Bloch, qui retardait de quarante ans sur son fils, dbitait des anecdotes saugrenues, et en riait autant au fond de mon ami que ne faisait le pre Bloch extrieur et vritable, puisque au rire que ce dernier lchait non sans rpter deux ou trois fois le dernier mot, pour que son public gott bien lhistoire, sajoutait le rire bruyant par lequel le fils ne manquait pas table de saluer les histoires de son pre. Cest ainsi quaprs avoir dit les choses les plus intelligentes, Bloch jeune, manifestant lapport quil avait reu de sa famille, nous racontait pour la trentime fois quelques-uns des mots que le pre Bloch sortait seulement (en mme temps que sa redingote) les jours solennels o Bloch jeune amenait quelquun quil valait la peine dblouir : un de ses professeurs, un copain qui avait tous les prix, ou, ce soir-l, Saint-Loup et moi. Par exemple : Un critique militaire trs fort, qui avait savamment dduit avec preuves lappui pour quelles raisons infaillibles dans la guerre russo-japonaise, les Japonais seraient battus et les Russes vainqueurs , ou bien : Cest un homme minent qui passe pour un grand financier dans 7 8. les milieux politiques et pour un grand politique dans les milieux financiers. Ces histoires taient interchangeables avec une du baron de Rothschild et une de sir Rufus Isral, personnages mis en scne dune manire quivoque qui pouvait donner entendre que M. Bloch les avait personnellement connus. Jy fus moi-mme pris et la manire dont M. Bloch pre parla de Bergotte, je crus aussi que ctait un de ses vieux amis. Or, tous les gens clbres, M. Bloch ne les connaissait que sans les connatre , pour les avoir vus de loin au thtre, sur les boulevards. Il simaginait du reste que sa propre figure, son nom, sa personnalit ne leur taient pas inconnus et quen lapercevant, ils taient souvent obligs de retenir une furtive envie de le saluer. Les gens du monde, parce quils connaissent les gens de talent original, quils les reoivent dner, ne les comprennent pas mieux pour cela. Mais quand on a un peu vcu dans le monde, la sottise de ses habitants vous fait trop souhaiter de vivre, trop supposer dintelligence, dans les milieux obscurs o lon ne connat que sans connatre . Jallais men rendre compte en parlant de Bergotte. M. Bloch ntait pas le seul qui et des succs chez lui. Mon camarade en avait davantage encore auprs de ses surs quil ne cessait dinterpeller sur un ton bougon, en enfonant sa tte dans son assiette ; il les faisait ainsi rire aux larmes. Elles avaient dailleurs adopt la langue de leur frre8 9. quelles parlaient couramment, comme si elle et t obligatoire et la seule dont pussent user des personnes intelligentes. Quand nous arrivmes, lane dit une de ses cadettes : Va prvenir notre pre prudent et notre mre vnrable. Chiennes, leur dit Bloch, je vous prsente le cavalier Saint-Loup, aux javelots rapides, qui est venu pour quelques jours de Doncires aux demeures de pierre polie, fconde en chevaux. Comme il tait aussi vulgaire que lettr, le discours se terminait dhabitude par quelque plaisanterie moins homrique : Voyons, fermez un peu vos peplos aux belles agrafes, quest-ce que cest que ce chichi-l ? Aprs tout cest pas mon pre ! Et les demoiselles Bloch scroulaient dans une tempte de rires. Je dis leur frre combien de joies il mavait donnes en me recommandant la lecture de Bergotte dont javais ador les livres. M. Bloch pre qui ne connaissait Bergotte que de loin, et la vie de Bergotte que par les racontars du parterre, avait une manire tout aussi indirecte de prendre connaissance de ses uvres, laide de jugements dapparence littraire. Il vivait dans le monde des peu prs, o lon salue dans le vide, o lon juge dans le faux. Linexactitude, lincomptence, ny diminuent pas lassurance, au contraire. Cest le miracle bienfaisant de lamour-propre que peu de gens pouvant avoir les relations brillantes et les 9 10. connaissances profondes, ceux auxquels elles font dfaut se croient encore les mieux partags parce que loptique des gradins sociaux fait que tout rang semble le meilleur celui qui loccupe et qui voit moins favoriss que lui, mal lotis, plaindre, les plus grands quil nomme et calomnie sans les connatre, juge et ddaigne sans les comprendre. Mme dans les cas o la multiplication des faibles avantages personnels par lamour-propre ne suffirait pas assurer chacun la dose de bonheur, suprieure celle accorde aux autres, qui lui est ncessaire, lenvie est l pour combler la diffrence. Il est vrai que si lenvie sexprime en phrases ddaigneuses, il faut traduire : Je ne veux pas le connatre par je ne peux pas le connatre . Cest le sens intellectuel. Mais le sens passionn est bien : Je ne veux pas le connatre. On sait que cela nest pas vrai mais on ne le dit pas cependant par simple artifice, on le dit parce quon prouve ainsi, et cela suffit pour supprimer la distance, cest--dire pour le bonheur. Lgocentrisme permettant de la sorte chaque humain de voir lunivers tag au-dessous de lui qui est roi, M. Bloch se donnait le luxe den tre un impitoyable quand le matin en prenant son chocolat, voyant la signature de Bergotte au bas dun article dans le journal peine entrouvert, il lui accordait ddaigneusement une audience courte, prononait sa 10 11. sentence, et soctroyait le confortable plaisir de rpter entre chaque gorge du breuvage bouillant : Ce Bergotte est devenu illisible. Ce que cet animal-l peut tre embtant. Cest se dsabonner. Comme cest emberlificot, quelle tartine ! Et il reprenait une beurre. Cette importance illusoire de M. Bloch pre tait dailleurs tendue un peu au del du cercle de sa propre perception. Dabord ses enfants le considraient comme un homme suprieur. Les enfants ont toujours une tendance soit dprcier, soit exalter leurs parents, et pour un bon fils, son pre est toujours le meilleur des pres, en dehors mme de toutes raisons objectives de ladmirer. Or celles-ci ne manquaient pas absolument pour M. Bloch, lequel tait instruit, fin, affectueux pour les siens. Dans la famille la plus proche, on se plaisait dautant plus avec lui que si dans la socit , on juge les gens daprs un talon, dailleurs absurde, et selon des rgles fausses mais fixes, par comparaison avec la totalit des autres gens lgants, en revanche dans le morcellement de la vie bourgeoise, les dners, les soires de famille tournent autour de personnes quon dclare agrables, amusantes, et qui dans le monde ne tiendraient pas laffiche deux soirs. Enfin, dans ce milieu o les grandeurs factices de laristocratie nexistent pas, on les remplace par des distinctions plus folles encore. Cest ainsi que pour sa famille et jusqu11 12. un degr de parent fort loign, une prtendue ressemblance dans la faon de porter la moustache et dans le haut du nez faisait quon appelait M. Bloch un faux duc dAumale . (Dans le monde des chasseurs de cercle, lun porte sa casquette de travers et sa vareuse trs serre de manire se donner lair, croit-il, dun officier tranger, nest-il pas une manire de personnage pour ses camarades ?) La ressemblance tait des plus vagues, mais on et dit que ce ft un titre. On rptait : Bloch ? lequel ? le duc dAumale ? Comme on dit : La princesse Murat ? laquelle ? la Reine (de Naples) ? Un certain nombre dautres infimes indices achevaient de lui donner aux yeux du cousinage une prtendue distinction. Nallant pas jusqu avoir une voiture, M. Bloch louait certains jours une victoria dcouverte deux chevaux de la Compagnie et traversait le bois de Boulogne, mollement tendu de travers, deux doigts sur la tempe, deux autres sous le menton et si les gens qui ne le connaissaient pas le trouvaient cause de cela faiseur dembarras , on tait persuad dans la famille que pour le chic, loncle Salomon aurait pu en remontrer Gramont-Caderousse. Il tait de ces personnes qui quand elles meurent et cause dune table commune avec le rdacteur en chef de cette feuille dans un restaurant des boulevards, sont qualifis de physionomie bien connue des Parisiens, par la12 13. Chronique mondaine du Radical. M. Bloch nous dit Saint-Loup et moi que Bergotte savait si bien pourquoi lui, M. Bloch, ne le saluait pas, que ds quil lapercevait au thtre ou au cercle, il fuyait son regard. Saint-Loup rougit, car il rflchit que ce cercle ne pouvait pas tre le Jockey dont son pre avait t prsident. Dautre part ce devait tre un cercle relativement ferm, car M. Bloch avait dit que Bergotte ny serait plus reu aujourdhui. Aussi est-ce en tremblant de sous-estimer ladversaire que Saint- Loup demanda si ce cercle tait le cercle de la rue Royale, lequel tait jug dclassant par la famille de Saint-Loup et o il savait qutaient reus certains Isralites. Non, rpondit M. Bloch dun air ngligent, fier et honteux, cest un petit cercle, mais beaucoup plus agrable, le Cercle des Ganaches. On y juge svrement la galerie. Est-ce que sir Rufus Isral nen est pas prsident ? demanda Bloch fils son pre, pour lui fournir loccasion dun mensonge honorable et sans se douter que ce financier navait pas le mme prestige aux yeux de Saint-Loup quaux siens. En ralit, il y avait au Cercle des Ganaches non point sir Rufus Isral, mais un de ses employs. Mais comme il tait fort bien avec le patron, il avait sa disposition des cartes du grand financier, et en donnait une M. Bloch, quand celui-ci partait en voyage sur une ligne dont sir Rufus tait administrateur, ce qui faisait dire au pre 13 14. Bloch : Je vais passer au cercle demander une recommandation de sir Rufus. Et la carte lui permettait dblouir les chefs de train. Les demoiselles Bloch furent plus intresses par Bergotte et revenant lui au lieu de poursuivre sur les Ganaches , la cadette demanda son frre du ton le plus srieux du monde car elle croyait quil nexistait pas au monde pour dsigner les gens de talent dautres expressions que celles quil employait : Est-ce un coco vraiment tonnant, ce Bergotte ? Est-il de la catgorie des grands bonshommes, des cocos comme Villiers ou Catulle ? Je lai rencontr plusieurs gnrales, dit M. Nissim Bernard. Il est gauche, cest une espce de Schlemihl. Cette allusion au conte de Chamisso navait rien de bien grave, mais lpithte de Schlemihl faisait partie de ce dialecte mi-allemand, mi-juif, dont lemploi ravissait M. Bloch dans lintimit, mais quil trouvait vulgaire et dplac devant des trangers. Aussi jeta-t-il un regard svre sur son oncle. Il a du talent, dit Bloch. Ah ! fit gravement sa sur comme pour dire que dans ces conditions jtais excusable. Tous les crivains ont du talent, dit avec mpris M. Bloch pre. Il parat mme, dit son fils en levant sa fourchette et en plissant ses yeux dun air diaboliquement ironique, quil va se prsenter lAcadmie. Allons donc ! il na pas un bagage suffisant, rpondit M. Bloch le pre qui ne semblait pas avoir pour lAcadmie le mpris de 14 15. son fils et de ses filles. Il na pas le calibre ncessaire. Dailleurs lAcadmie est un salon et Bergotte ne jouit daucune surface , dclara loncle hritage de Mme Bloch, personnage inoffensif et doux dont le nom de Bernard et peut-tre lui seul veill les dons de diagnostic de mon grand-pre, mais et paru insuffisamment en harmonie avec un visage qui semblait rapport du palais de Darius et reconstitu par Mme Dieulafoy, si, choisi par quelque amateur dsireux de donner un couronnement oriental cette figure de Suse, ce prnom de Nissim navait fait planer au-dessus delle les ailes de quelque taureau androcphale de Khorsabad. Mais M. Bloch ne cessait dinsulter son oncle, soit quil ft excit par la bonhomie sans dfense de son souffre-douleur, soit que, la villa tant paye par M. Nissim Bernard, le bnficiaire voult montrer quil gardait son indpendance et surtout quil ne cherchait pas par des cajoleries sassurer lhritage venir du richard. Celui-ci tait surtout froiss quon le traitt si grossirement devant le matre dhtel. Il murmura une phrase inintelligible o on distinguait seulement : Quand les Meschors sont l. Meschors dsigne dans la Bible le serviteur de Dieu. Entre eux les Bloch sen servaient pour dsigner les domestiques et en taient toujours gays, parce que leur certitude de ntre pas compris ni des chrtiens ni des domestiques eux-mmes exaltait chez M. Nissim Bernard et M. 15 16. Bloch leur double particularisme de matres et de juifs . Mais cette dernire cause de satisfaction en devenait une de mcontentement quand il y avait du monde. Alors M. Bloch entendant son oncle dire Meschors trouvait quil laissait trop paratre son ct oriental, de mme quune cocotte qui invite ses amies avec des gens comme il faut est irrite si elles font allusion leur mtier de cocotte, ou emploient des mots malsonnants. Aussi, bien loin que la prire de son oncle produist quelque effet sur M. Bloch, celui-ci, hors de lui, ne put plus se contenir. Il ne perdit plus une occasiondinvectiverlemalheureux oncle. Naturellement, quand il y a quelque btise prudhommesque dire, on peut tre sr que vous ne la ratez pas. Vous seriez le premier lui lcher les pieds sil tait l , cria M. Bloch tandis que M. Nissim Bernard attrist inclinait vers son assiette la barbe annele du roi Sargon. Mon camarade depuis quil portait la sienne quil avait aussi crpue et bleute ressemblait beaucoup son grand-oncle. Comment, vous tes le fils du marquis de Marsantes ? mais je lai trs bien connu, dit Saint- Loup M. Nissim Bernard. Je crus quil voulait dire connu au sens o le pre de Bloch disait quil connaissait Bergotte, cest--dire de vue. Mais il ajouta : Votre pre tait un de mes bons amis. Cependant Bloch tait devenu excessivement rouge,16 17. son pre avait lair profondment contrari, les demoiselles Bloch riaient en stouffant. Cest que chez M. Nissim Bernard le got de lostentation, contenu chez M. Bloch le pre et chez ses enfants, avait engendr lhabitude du mensonge perptuel. Par exemple, en voyage lhtel, M. Nissim Bernard, comme aurait pu faire M. Bloch le pre, se faisait apporter tous ses journaux par son valet de chambre dans la salle manger, au milieu du djeuner, quand tout le monde tait runi, pour quon vt bien quil voyageait avec un valet de chambre. Mais aux gens avec qui il se liait dans lhtel, loncle disait, ce que le neveu net jamais fait, quil tait snateur. Il avait beau tre certain quon apprendrait un jour que le titre tait usurp, il ne pouvait au moment mme rsister au besoin de se le donner. M. Bloch souffrait beaucoup des mensonges de son oncle et de tous les ennuis quils lui causaient. Ne faites pas attention, il est extrmement blagueur, dit-il mi-voix Saint-Loup qui nen fut que plus intress, tant trs curieux de la psychologie des menteurs. Plus menteur encore que lIthaquesien Odysseus quAthnes appelait pourtant le plus menteur des hommes, complta notre camarade Bloch. Ah ! par exemple ! scria M. Nissim Bernard, si je mattendais dner avec le fils de mon ami ! Mais jai Paris chez moi, une photographie de votre pre et combien de lettres de lui. Il mappelait toujours mon17 18. oncle , on na jamais su pourquoi. Ctait un homme charmant, tincelant. Je me rappelle un dner chez moi, Nice, o il y avait Sardou, Labiche, Augier... Molire, Racine, Corneille, continua ironiquement M. Bloch le pre dont le fils acheva lnumration en ajoutant : Plaute, Mnandre, Kalidasa. M. Nissim Bernard bless arrta brusquement son rcit et, se privant asctiquement dun grand plaisir, resta muet jusqu la fin du dner. Saint-Loup au casque dairain, dit Bloch, reprenez un peu de ce canard aux cuisses lourdes de graisse sur lesquelles lillustre sacrificateur des volailles a rpandu de nombreuses libations de vin rouge. Dhabitude, aprs avoir sorti de derrire les fagots pour un camarade de marque les histoires sur sir Rufus Isral et autres, M. Bloch sentant quil avait touch son fils jusqu lattendrissement, se retirait pour ne pas se galvauder aux yeux du potache . Cependant sil y avait une raison tout fait capitale, comme quand son fils par exemple fut reu lagrgation, M. Bloch ajouta la srie habituelle des anecdotes cette rflexion ironique quil rservait plutt pour ses amis personnels et que Bloch jeune fut extrmement fier de voir dbiter pour ses amis lui : Le gouvernement a t impardonnable. Il na pas consult M. Coquelin ! M. Coquelin a fait savoir quil tait mcontent. (M. Bloch se piquait dtre ractionnaire et mprisant pour18 19. les gens de thtre). Mais les demoiselles Bloch et leur frre rougirent jusquaux oreilles tant ils furent impressionns quand Bloch pre, pour se montrer royal jusquau bout envers les deux labadens de son fils, donna lordre dapporter du champagne et annona ngligemment que pour nous rgaler , il avait fait prendre trois fauteuils pour la reprsentation quune troupe dOpra Comique donnait le soir mme au Casino. Il regrettait de navoir pu avoir de loge. Elles taient toutes prises. Dailleurs il les avait souvent exprimentes, on tait mieux lorchestre. Seulement, si le dfaut de son fils, cest-- dire ce que son fils croyait invisible aux autres, tait la grossiret, celui du pre tait lavarice. Aussi, cest dans une carafe quil fit servir sous le nom de champagne un petit vin mousseux et sous celui de fauteuils dorchestre il avait fait prendre des parterres qui cotaient moiti moins, miraculeusement persuad par lintervention divine de son dfaut que ni table, ni au thtre (o toutes les loges taient vides) on ne sapercevrait de la diffrence. Quand M. Bloch nous eut laiss tremper nos lvres dans les coupes plates que son fils dcorait du nom de cratres aux flancs profondment creuss , il nous fit admirer un tableau quil aimait tant quil lapportait avec lui Balbec. Il nous dit que ctait un Rubens. Saint-Loup lui demanda navement sil tait sign. M. Bloch rpondit en19 20. rougissant quil avait fait couper la signature cause du cadre, ce qui navait pas dimportance, puisquil ne voulait pas le vendre. Puis il nous congdia rapidement pour se plonger dans le Journal Officiel dont les numros encombraient la maison et dont la lecture lui tait rendue ncessaire, nous dit-il, par sa situation parlementaire sur la nature exacte de laquelle il ne nous fournit pas de lumires. Je prends un foulard, nous dit Bloch, car Zphyros et Boras se disputent qui mieux mieux la mer poissonneuse, et pour peu que nous nous attardions aprs le spectacle, nous ne rentrerons quaux premires lueurs dEs aux doigts de pourpre. propos, demanda-t-il Saint-Loup, quand nous fmes dehors (et je tremblai car je compris bien vite que ctait de M. de Charlus que Bloch parlait sur ce ton ironique), quel tait cet excellent fantoche en costume sombre que je vous ai vu promener avant-hier matin sur la plage ? Cest mon oncle , rpondit Saint-Loup piqu. Malheureusement, une gaffe tait bien loin de paratre Bloch chose viter. Il se tordit de rire : Tous mes compliments, jaurais d le deviner, il a un excellent chic, et une impayable bobine de gaga de la plus haute ligne. Vous vous trompez du tout au tout, il est trs intelligent, riposta Saint-Loup furieux. Je le regrette car alors il est moins complet. Jaimerais du reste beaucoup le connatre car je suis sr que jcrirais des machines adquates sur des20 21. bonshommes comme a. Celui-l, voir passer, est crevant. Mais je ngligerais le ct caricatural, au fond assez mprisable pour un artiste pris de la beaut plastique des phrases, de la binette qui, excusez-moi, ma fait gondoler un bon moment, et je mettrais en relief le ct aristocratique de votre oncle, qui en somme fait un effet buf, et la premire rigolade passe, frappe par un trs grand style. Mais, dit-il, en sadressant cette fois moi, il y a une chose, dans un tout autre ordre dides, sur laquelle je veux tinterroger et chaque fois que nous sommes ensemble, quelque dieu, bienheureux habitant de lOlympe, me fait oublier totalement de te demander ce renseignement qui et pu mtre dj et me sera srement fort utile. Quelle est donc cette belle personne avec laquelle je tai rencontr au Jardin dAcclimatation et qui tait accompagne dun monsieur que je crois connatre de vue et dune jeune fille la longue chevelure ? Javais bien vu que Mme Swann ne se rappelait pas le nom de Bloch, puisquelle men avait dit un autre et avait qualifi mon camarade dattach un ministre o je navais jamais pens depuis minformer sil tait entr. Mais comment Bloch qui, ce quelle mavait dit alors, stait fait prsenter elle pouvait-il ignorer son nom. Jtais si tonn que je restai un moment sans rpondre. En tous cas, tous mes compliments, me dit-il, tu nas pas d tembter avec elle. Je lavais rencontre21 22. quelques jours auparavant dans le train de Ceinture. Elle voulut bien dnouer la sienne en faveur de ton serviteur, je nai jamais pass de si bons moments et nous allions prendre toutes dispositions pour nous revoir quand une personne quelle connaissait eut le mauvais got de monter lavant-dernire station. Le silence que je gardai ne parut pas plaire Bloch. Jesprais, me dit-il, connatre grce toi son adresse et aller goter chez elle, plusieurs fois par semaine, les plaisirs dros, chers aux Dieux, mais je ninsiste pas puisque tu poses pour la discrtion lgard dune professionnelle qui sest donne moi trois fois de suite et de la manire la plus raffine entre Paris et le Point- du-Jour. Je la retrouverai bien un soir ou lautre. Jallai voir Bloch la suite de ce dner, il me rendit ma visite, mais jtais sorti et il fut aperu, me demandant, par Franoise, laquelle par hasard bien quil ft venu Combray ne lavait jamais vu jusque-l. De sorte quelle savait seulement quun des Monsieurs que je connaissais tait pass pour me voir, elle ignorait quel effet , vtu dune manire quelconque et qui ne lui avait pas fait grande impression. Or javais beau savoir que certaines ides sociales de Franoise me resteraient toujours impntrables, qui reposaient peut- tre en partie sur des confusions entre des mots, des noms quelle avait pris une fois, et jamais, les uns pour les autres, je ne pus mempcher, moi qui avais22 23. depuis longtemps renonc me poser des questions dans ces cas-l, de chercher, vainement dailleurs, ce que le nom de Bloch pouvait reprsenter dimmense pour Franoise. Car peine lui eus-je dit que ce jeune homme quelle avait aperu tait M. Bloch, elle recula de quelques pas, tant furent grandes sa stupeur et sa dception. Comment, cest cela, M. Bloch ! scria- t-elle dun air atterr comme si un personnage aussi prestigieux et d possder une apparence qui ft connatre immdiatement quon se trouvait en prsence dun grand de la terre, et la faon de quelquun qui trouve quun personnage historique nest pas la hauteur de sa rputation, elle rptait dun ton impressionn, et o on sentait pour lavenir les germes dun scepticisme universel : Comment, cest a M. Bloch ! Ah ! vraiment on ne dirait pas le voir. Elle avait lair de men garder rancune comme si je lui eusse jamais surfait Bloch. Et pourtant elle eut la bont dajouter : H bien, tout M. Bloch quil est, Monsieur peut dire quil est aussi bien que lui. Elle eut bientt lgard de Saint-Loup quelle adorait une dsillusion dun autre genre, et dune moindre duret : elle apprit quil tait rpublicain. Or bien quen parlant par exemple de la Reine de Portugal, elle dt avec cet irrespect qui dans le peuple est le respect suprme Amlie, la sur Philippe , Franoise tait royaliste. Mais surtout un marquis, un 23 24. marquis qui lavait blouie, et qui tait pour la Rpublique, ne lui paraissait plus vrai. Elle en marquait la mme mauvaise humeur que si je lui eusse donn une bote quelle et cru dor, de laquelle elle met remerci avec effusion et quensuite un bijoutier lui et rvl tre en plaqu. Elle retira aussitt son estime Saint-Loup, mais bientt aprs la lui rendit, ayant rflchi quil ne pouvait pas, tant le marquis de Saint- Loup, tre rpublicain, quil faisait seulement semblant, par intrt, car avec le gouvernement quon avait, cela pouvait lui rapporter gros. De ce jour sa froideur envers lui, son dpit contre moi cessrent. Et quand elle parlait de Saint-Loup, elle disait : Cest un hypocrite , avec un large et bon sourire qui faisait bien comprendre quelle le considrait de nouveau autant quau premier jour et quelle lui avait pardonn. Or la sincrit et le dsintressement de Saint-Loup taient au contraire absolus et ctait cette grande puret morale qui, ne pouvant se satisfaire entirement dans un sentiment goste comme lamour, ne rencontrant pas dautre part en lui limpossibilit qui existait par exemple en moi de trouver sa nourriture spirituelle autre part quen soi-mme, le rendait vraiment capable, autant que moi incapable, damiti. Franoise ne se trompait pas moins sur Saint-Loup quand elle disait quil avait lair comme a de ne pas ddaigner le peuple, mais que ce nest pas vrai et quil24 25. ny avait qu le voir quand il tait en colre aprs son cocher. Il tait arriv en effet quelquefois Robert de le gronder avec une certaine rudesse, qui prouvait chez lui moins le sentiment de la diffrence que de lgalit entre les classes. Mais, me dit-il en rponse aux reproches que je lui faisais davoir trait un peu durement ce cocher, pourquoi affecterais-je de lui parler poliment ? Nest-il pas mon gal ? Nest-il pas aussi prs de moi que mes oncles ou mes cousins ? Vous avez lair de trouver que je devrais le traiter avec gards, comme un infrieur ! Vous parlez comme un aristocrate , ajouta-t-il avec ddain. En effet, sil y avait une classe contre laquelle il et de la prvention et de la partialit, ctait laristocratie, et jusqu croire aussi difficilement la supriorit dun homme du monde, quil croyait facilement celle dun homme du peuple. Comme je lui parlais de la princesse de Luxembourg que javais rencontre avec sa tante : Une carpe, me dit-il, comme toutes ses pareilles. Cest dailleurs un peu ma cousine. Ayant un prjug contre les gens qui le frquentaient, il allait rarement dans le monde et lattitude mprisante ou hostile quil y prenait augmentait encore chez tous ses proches parents le chagrin de sa liaison avec une femme de thtre , liaison quils accusaient de lui tre fatale et notamment25 26. davoir dvelopp chez lui cet esprit de dnigrement, ce mauvais esprit, de lavoir dvoy , en attendant quil se dclasst compltement. Aussi, bien des hommes lgers du faubourg Saint-Germain taient-ils sans piti quand ils parlaient de la matresse de Robert. Les grues font leur mtier, disait-on, elles valent autant que dautres ; mais celle-l, non ! Nous ne lui pardonnerons pas ! Elle a fait trop de mal quelquun que nous aimons. Certes, il ntait pas le premier qui et un fil la patte. Mais les autres samusaient en hommes du monde, continuaient penser en hommes du monde sur la politique, sur tout. Lui, sa famille le trouvait aigri . Elle ne se rendait pas compte que pour bien des jeunes gens du monde, lesquels sans cela resteraient incultes desprit, rudes dans leurs amitis, sans douceur et sans got, cest bien souvent leur matresse qui est leur vrai matre et les liaisons de ce genre la seule cole morale o ils soient initis une culture suprieure, o ils apprennent le prix des connaissances dsintresses. Mme dans le bas-peuple (qui au point de vue de la grossiret ressemble si souvent au grand monde), la femme, plus sensible, plus fine, plus oisive, a la curiosit de certaines dlicatesses, respecte certaines beauts de sentiment et dart que, ne les comprt-elle pas, elle place pourtant au-dessus de ce qui semblait le plus dsirable lhomme, largent, la situation. Or, quil sagisse de la matresse dun jeune clubman26 27. comme Saint-Loup ou dun jeune ouvrier (les lectriciens par exemple comptent aujourdhui dans les rangs de la Chevalerie vritable), son amant a pour elle trop dadmiration et de respect pour ne pas les tendre ce quelle-mme respecte et admire ; et pour lui lchelle des valeurs sen trouve renverse. cause de son sexe mme elle est faible, elle a des troubles nerveux, inexplicables, qui chez un homme, et mme chez une autre femme, chez une femme dont il est neveu ou cousin auraient fait sourire ce jeune homme robuste. Mais il ne peut voir souffrir celle quil aime. Le jeune noble qui comme Saint-Loup a une matresse prend lhabitude quand il va dner avec elle au cabaret davoir dans sa poche le valrianate dont elle peut avoir besoin, denjoindre au garon, avec force et sans ironie, de faire attention fermer les portes sans bruit, ne pas mettre de mousse humide sur la table, afin dviter son amie ces malaises que pour sa part il na jamais ressentis, qui composent pour lui un monde occulte la ralit duquel elle lui a appris croire, malaises quil plaint maintenant sans avoir besoin pour cela de les connatre, quil plaindra mme quand ce sera dautres quelle qui les ressentiront. La matresse de Saint-Loup comme les premiers moines du moyen ge, la chrtient lui avait enseign la piti envers les animaux, car elle en avait la passion, ne se dplaant jamais sans son chien, ses serins, ses perroquets ; Saint-27 28. Loup veillait sur eux avec des soins maternels et traitait de brutes les gens qui ne sont pas bons avec les btes. Dautre part, une actrice, ou soi-disant telle, comme celle qui vivait avec lui quelle ft intelligente ou non, ce que jignorais en lui faisant trouver ennuyeuse la socit des femmes du monde et considrer comme une corve lobligation daller dans une soire, lavait prserv du snobisme et guri de la frivolit. Si grce elle les relations mondaines tenaient moins de place dans la vie de son jeune amant, en revanche tandis que sil avait t un simple homme de salon, la vanit ou lintrt auraient dirig ses amitis comme la rudesse les aurait empreintes, sa matresse lui avait appris y mettre de la noblesse et du raffinement. Avec son instinct de femme et apprciant plus chez les hommes certaines qualits de sensibilit que son amant et peut- tre sans elle mconnues ou plaisantes, elle avait toujours vite fait de distinguer entre les autres celui des amis de Saint-Loup qui avait pour lui une affection vraie, et de le prfrer. Elle savait le forcer prouver pour celui-l de la reconnaissance, la lui tmoigner, remarquer les choses qui lui faisaient plaisir, celles qui lui faisaient de la peine. Et bientt Saint-Loup, sans plus avoir besoin quelle lavertt, commena se soucier de tout cela et Balbec o elle ntait pas, pour moi quelle navait jamais vu et dont il ne lui avait mme peut-tre pas encore parl dans ses lettres, de lui-28 29. mme il fermait la fentre dune voiture o jtais, emportait les fleurs qui me faisaient mal, et quand il eut dire au revoir la fois plusieurs personnes, son dpart, sarrangea les quitter un peu plus tt afin de rester seul et en dernier avec moi, de mettre cette diffrence entre elles et moi, de me traiter autrement que les autres. Sa matresse avait ouvert son esprit linvisible, elle avait mis du srieux dans sa vie, des dlicatesses dans son cur, mais tout cela chappait la famille en larmes qui rptait : Cette gueuse le tuera, et en attendant elle le dshonore. Il est vrai quil avait fini de tirer delle tout le bien quelle pouvait lui faire ; et maintenant elle tait cause seulement quil souffrait sans cesse, car elle lavait pris en horreur et le torturait. Elle avait commenc un beau jour le trouver bte et ridicule parce que les amis quelle avait parmi les jeunes auteurs et acteurs, lui avaient assur quil ltait, et elle rptait son tour ce quils avaient dit avec cette passion, cette absence de rserve quon montre chaque fois quon reoit du dehors et quon adopte des opinions ou des usages quon ignorait entirement. Elle professait volontiers, comme ces comdiens, quentre elle et Saint-Loup le foss tait infranchissable, parce quils taient dune autre race, quelle tait une intellectuelle et que lui, quoi quil prtendt, tait, de naissance, un ennemi de lintelligence. Cette vue lui semblait profonde et elle en cherchait la vrification 29 30. dans les paroles les plus insignifiantes, les moindres gestes de son amant. Mais quand les mmes amis leurent en outre convaincue quelle dtruisait dans une compagnie aussi peu faite pour elle les grandes esprances quelle avait, disaient-ils, donnes, que son amant finirait par dteindre sur elle, qu vivre avec lui elle gchait son avenir dartiste, son mpris pour Saint-Loup sajouta la mme haine que sil stait obstin vouloir lui inoculer une maladie mortelle. Elle le voyait le moins possible tout en reculant encore le moment dune rupture dfinitive, laquelle me paraissait moi bien peu vraisemblable. Saint-Loup faisait pour elle de tels sacrifices que, moins quelle ft ravissante (mais il navait jamais voulu me montrer sa photographie, me disant : Dabord ce nest pas une beaut et puis elle vient mal en photographie, ce sont des instantans que jai faits moi-mme avec mon Kodak et ils vous donneraient une fausse ide delle ), il semblait difficile quelle trouvt un second homme qui en consentt de semblables. Je ne songeais pas quune certaine toquade de se faire un nom, mme quand on na pas de talent, que lestime, rien que lestime prive, de personnes qui vous imposent, peuvent (ce ntait peut-tre du reste pas le cas pour la matresse de Saint-Loup) tre mme pour une petite cocotte des motifs plus dterminants que le plaisir de gagner de largent. Saint-Loup qui sans bien30 31. comprendre ce qui se passait dans la pense de sa matresse, ne la croyait compltement sincre ni dans les reproches injustes ni dans les promesses damour ternel, avait pourtant certains moments le sentiment quelle romprait quand elle le pourrait, et cause de cela, m sans doute par linstinct de conservation de son amour, plus clairvoyant peut-tre que Saint-Loup ntait lui-mme, usant dailleurs dune habilet pratique qui se conciliait chez lui avec les plus grands et les plus aveugles lans du cur, il stait refus lui constituer un capital, avait emprunt un argent norme pour quelle ne manqut de rien, mais ne le lui remettait quau jour le jour. Et sans doute, au cas o elle et vraiment song le quitter, attendait-elle froidement davoir fait sa pelotte , ce qui avec les sommes donnes par Saint-Loup demanderait sans doute un temps fort court, mais tout de mme concd en supplment pour prolonger le bonheur de mon nouvel ami ou son malheur. Cette priode dramatique de leur liaison et qui tait arrive maintenant son point le plus aigu, le plus cruel pour Saint-Loup, car elle lui avait dfendu de rester Paris o sa prsence lexasprait et lavait forc de prendre son cong Balbec, ct de sa garnison avait commenc un soir chez une tante de Saint-Loup, lequel avait obtenu delle que son amie viendrait pour de nombreux invits dire des fragments dune pice31 32. symboliste quelle avait joue une fois sur une scne davant-garde et pour laquelle elle lui avait fait partager ladmiration quelle prouvait elle-mme. Mais quand elle tait apparue, un grand lys la main, dans un costume copi de l Ancilla Domini et quelle avait persuad Robert tre une vritable vision dart , son entre avait t accueillie dans cette assemble dhommes de cercles et de duchesses par des sourires que le ton monotone de la psalmodie, la bizarrerie de certains mots, leur frquente rptition avaient changs en fous-rires dabord touffs, puis si irrsistibles que la pauvre rcitante navait pu continuer. Le lendemain la tante de Saint-Loup avait t unanimement blme davoir laiss paratre chez elle une artiste aussi grotesque. Un duc bien connu ne lui cacha pas quelle navait sen prendre qu elle-mme si elle se faisait critiquer. Que diable aussi, on ne nous sort pas des numros de cette force-l ! Si encore cette femme avait du talent, mais elle nen a et nen aura jamais aucun. Sapristi ! Paris nest pas si bte quon veut bien le dire. La socit nest pas compose que dimbciles. Cette petite demoiselle a videmment cru tonner Paris. Mais Paris est plus difficile tonner que cela et il y a tout de mme des affaires quon ne nous fera pas avaler. Quant lartiste, elle sortit en disant Saint-Loup : 32 33. Chez quelles dindes, chez quelles garces sans ducation, chez quels goujats mas-tu fourvoye ? Jaime mieux te le dire, il ny en avait pas un des hommes prsents qui ne met fait de lil, du pied, et cest parce que jai repouss leurs avances quils ont cherch se venger. Paroles qui avaient chang lantipathie de Robert pour les gens du monde en une horreur autrement profonde et douloureuse et que lui inspiraient particulirement ceux qui la mritaient le moins, des parents dvous qui, dlgus par la famille, avaient cherch persuader lamie de Saint-Loup de rompre avec lui, dmarche quelle lui prsentait comme inspire par leur amour pour elle. Robert quoiquil et aussitt cess de les frquenter pensait, quand il tait loin de son amie comme maintenant, queux ou dautres en profitaient pour revenir la charge et avaient peut- tre reu ses faveurs. Et quand il parlait des viveurs qui trompent leurs amis, cherchent corrompre les femmes, tchent de les faire venir dans des maisons de passe, son visage respirait la souffrance et la haine. Je les tuerais avec moins de remords quun chien qui est du moins une bte gentille, loyale et fidle. En voil qui mritent la guillotine, plus que des malheureux qui ont t conduits au crime par la misre et par la cruaut des riches.33 34. Il passait la plus grande partie de son temps envoyer sa matresse des lettres et des dpches. Chaque fois que, tout en lempchant de venir Paris, elle trouvait, distance, le moyen davoir une brouille avec lui, je lapprenais sa figure dcompose. Comme sa matresse ne lui disait jamais ce quelle avait lui reprocher, souponnant que, peut-tre, si elle ne le lui disait pas, cest quelle ne le savait pas, et quelle avait simplement assez de lui, il aurait pourtant voulu avoir des explications, il lui crivait : Dis-moi ce que jai fait de mal. Je suis prt reconnatre mes torts , le chagrin quil prouvait ayant pour effet de le persuader quil avait mal agi. Mais elle lui faisait attendre indfiniment des rponses dailleurs dnues de sens. Aussi cest presque toujours le front soucieux et bien souvent les mains vides que je voyais Saint-Loup revenir de la poste o, seul de tout lhtel avec Franoise, il allait chercher ou porter lui-mme ses lettres, lui par impatience damant, elle par mfiance de domestique. (Les dpches le foraient faire beaucoup plus de chemin.) Quand quelques jours aprs le dner chez les Bloch ma grandmre me dit dun air joyeux que Saint-Loup venait de lui demander si avant quil quittt Balbec elle ne voulait pas quil la photographit, et quand je vis quelle avait mis pour cela sa plus belle toilette et hsitait entre diverses coiffures, je me sentis un peu34 35. irrit de cet enfantillage qui mtonnait tellement de sa part. Jen arrivais mme me demander si je ne mtais pas tromp sur ma grandmre, si je ne la plaais pas trop haut, si elle tait aussi dtache que javais toujours cru de ce qui concernait sa personne, si elle navait pas ce que je croyais lui tre le plus tranger, de la coquetterie. Malheureusement, ce mcontentement que me causaient le projet de sance photographique et surtout la satisfaction que ma grandmre paraissait en ressentir, je le laissai suffisamment apercevoir pour que Franoise le remarqut et sempresst involontairement de laccrotre en me tenant un discours sentimental et attendri auquel je ne voulus pas avoir lair dadhrer. Oh ! monsieur, cette pauvre madame qui sera si heureuse quon tire son portrait, et quelle va mme mettre le chapeau que sa vieille Franoise, elle lui a arrang, il faut la laisser faire, monsieur. Je me convainquis que je ntais pas cruel de me moquer de la sensibilit de Franoise, en me rappelant que ma mre et ma grandmre, mes modles en tout, le faisaient souvent aussi. Mais ma grandmre, sapercevant que javais lair ennuy, me dit que si cette sance de pose pouvait me contrarier elle y renoncerait. Je ne le voulus pas, je lassurai que je ny voyais aucun inconvnient et la laissai se faire belle, mais je crus 35 36. faire preuve de pntration et de force en lui disant quelques paroles ironiques et blessantes destines neutraliser le plaisir quelle semblait trouver tre photographie, de sorte que si je fus contraint de voir le magnifique chapeau de ma grandmre, je russis du moins faire disparatre de son visage cette expression joyeuse qui aurait d me rendre heureux et qui, comme il arrive trop souvent tant que sont encore en vie les tres que nous aimons le mieux, nous apparat comme la manifestation exasprante dun travers mesquin plutt que comme la forme prcieuse du bonheur que nous voudrions tant leur procurer. Ma mauvaise humeur venait surtout de ce que cette semaine-l ma grandmre avait paru me fuir, et que je navais pu lavoir un instant moi, pas plus le jour que le soir. Quand je rentrais dans laprs-midi pour tre un peu seul avec elle, on me disait quelle ntait pas l ; ou bien elle senfermait avec Franoise pour de longs conciliabules quil ne mtait pas permis de troubler. Et quand ayant pass la soire dehors avec Saint-Loup je songeais pendant le trajet du retour au moment o jallais pouvoir retrouver et embrasser ma grandmre, javais beau attendre quelle frappt contre la cloison ces petits coups qui me diraient dentrer lui dire bonsoir, je nentendais rien ; je finissais par me coucher, lui en voulant un peu de ce quelle me privt, avec une indiffrence si nouvelle de sa part, dune joie 36 37. sur laquelle javais compt tant, je restais encore, le cur palpitant comme dans mon enfance, couter le mur qui restait muet et je mendormais dans les larmes. ** * Ce jour-l, comme les prcdents, Saint-Loup avait t oblig daller Doncires o, en attendant quil y rentrt dune manire dfinitive, on aurait toujours besoin de lui maintenant jusqu la fin de laprs-midi. Je regrettais quil ne ft pas Balbec. Javais vu descendre de voiture et entrer, les unes dans la salle de danse du Casino, les autres chez le glacier, des jeunes femmes qui, de loin, mavaient paru ravissantes. Jtais dans une de ces priodes de la jeunesse, dpourvues dun amour particulier, vacantes, o partout comme un amoureux la femme dont il est pris on dsire, on cherche, on voit la beaut. Quun seul trait rel le peu quon distingue dune femme vue de loin, ou de dos nous permette de projeter la Beaut devant nous, nous nous figurons lavoir reconnue, notre cur bat, nous pressons le pas, et nous resterons toujours demi persuads que ctait elle, pourvu que la femme ait disparu : ce nest que si nous pouvons la rattraper que nous comprenons notre erreur.Dailleurs, de plus en plus souffrant, jtais tent de 37 38. surfaire les plaisirs les plus simples cause des difficults mmes quil y avait pour moi les atteindre. Des femmes lgantes, je croyais en apercevoir partout, parce que jtais trop fatigu si ctait sur la plage, trop timide si ctait au Casino ou dans une ptisserie pour les approcher nulle part. Pourtant, si je devais bientt mourir, jaurais aim savoir comment taient faites de prs, en ralit, les plus jolies jeunes filles que la vie pt offrir, quand mme cet t un autre que moi, ou mme personne, qui dt profiter de cette offre (je ne me rendais pas compte, en effet, quil y avait un dsir de possession lorigine de ma curiosit). Jaurais os entrer dans la salle de bal, si Saint-Loup avait t avec moi. Seul, je restai simplement devant le Grand-Htel attendre le moment daller retrouver ma grandmre, quand, presque encore lextrmit de la digue o elles faisaient mouvoir une tache singulire, je vis savancer cinq ou six fillettes, aussi diffrentes, par laspect et par les faons, de toutes les personnes auxquelles on tait accoutum Balbec, quaurait pu ltre, dbarque on ne sait do, une bande de mouettes qui excute pas compts sur la plage, les retardataires rattrapant les autres en voletant une promenade dont le but semble aussi obscur aux baigneurs quelles ne paraissent pas voir, que clairement dtermin pour leur esprit doiseaux. Une de ces inconnues poussait devant elle, de la 38 39. main, sa bicyclette ; deux autres tenaient des clubs de golf ; et leur accoutrement tranchait sur celui des autres jeunes filles de Balbec, parmi lesquelles quelques-unes il est vrai, se livraient aux sports, mais sans adopter pour cela une tenue spciale. Ctait lheure o dames et messieurs venaient tous les jours faire leur tour de digue, exposs aux feux impitoyables du face--main que fixait sur eux, comme sils eussent t porteurs de quelque tare quelle tenait inspecter dans ses moindres dtails, la femme du premier prsident, firement assise devant le kiosque de musique, au milieu de cette range de chaises redoute o eux-mmes tout lheure, dacteurs devenus critiques, viendraient sinstaller pour juger leur tour ceux qui dfileraient devant eux. Tous ces gens qui longeaient la digue en tanguant aussi fort que si elle avait t le pont dun bateau (car ils ne savaient pas lever une jambe sans du mme coup remuer le bras, tourner les yeux, remettre daplomb leurs paules, compenser par un mouvement balanc du ct oppos le mouvement quils venaient de faire de lautre ct, et congestionner leur face), et qui, faisant semblant de ne pas voir pour faire croire quils ne se souciaient pas delles, mais regardant la drobe pour ne pas risquer de les heurter les personnes qui marchaient leurs cts ou venaient en sens inverse, butaient au contraire contre elles, saccrochaient elles, parce quils avaient t39 40. rciproquement de leur part lobjet de la mme attention secrte, cache sous le mme ddain apparent ; lamour par consquent la crainte de la foule tant un des plus puissants mobiles chez tous les hommes, soit quils cherchent plaire aux autres ou les tonner, soit leur montrer quils les mprisent. Chez le solitaire, la claustration mme absolue et durant jusqu la fin de la vie a souvent pour principe un amour drgl de la foule qui lemporte tellement sur tout autre sentiment, que, ne pouvant obtenir quand il sort ladmiration de la concierge, des passants, du cocher arrt, il prfre ntre jamais vu deux, et pour cela renoncer toute activit qui rendrait ncessaire de sortir. Au milieu de tous ces gens dont quelques-uns poursuivaient une pense, mais en trahissaient alors la mobilit par une saccade de gestes, une divagation de regards, aussi peu harmonieuses que la circonspecte titubation de leurs voisins, les fillettes que javais aperues, avec la matrise de gestes que donne un parfait assouplissement de son propre corps et un mpris sincre du reste de lhumanit, venaient droit devant elles, sans hsitation ni raideur, excutant exactement les mouvements quelles voulaient, dans une pleine indpendance de chacun de leurs membres par rapport aux autres, la plus grande partie de leur corps gardant cette immobilit si remarquable chez les 40 41. bonnes valseuses. Elles ntaient plus loin de moi. Quoique chacune ft un type absolument diffrent des autres, elles avaient toutes de la beaut ; mais vrai dire, je les voyais depuis si peu dinstants et sans oser les regarder fixement que je navais encore individualis aucune delles. Sauf une, que son nez droit, sa peau brune mettait en contraste au milieu des autres comme, dans quelque tableau de la Renaissance, un roi Mage de type arabe, elles ne mtaient connues, lune que par une paire dyeux durs, buts et rieurs ; une autre que par des joues o le rose avait cette teinte cuivre qui voque lide de granium ; et mme ces traits je navais encore indissolublement attach aucun dentre eux lune des jeunes filles plutt qu lautre ; et quand (selon lordre dans lequel se droulait cet ensemble merveilleux parce quy voisinaient les aspects les plus diffrents, que toutes les gammes de couleurs y taient rapproches, mais qui tait confus comme une musique o je naurais pas su isoler et reconnatre au moment de leur passage les phrases, distingues mais oublies aussitt aprs) je voyais merger un ovale blanc, des yeux noirs, des yeux verts, je ne savais pas si ctait les mmes qui mavaient dj apport du charme tout lheure, je ne pouvais pas les rapporter telle jeune fille que jeusse spare des autres et reconnue. Et cette absence, dans ma vision, des dmarcations que jtablirais bientt entre elles, propageait travers leur41 42. groupe un flottement harmonieux, la translation continue dune beaut fluide, collective et mobile. Ce ntait peut-tre pas, dans la vie, le hasard seul qui, pour runir ces amies les avait toutes choisies si belles ; peut-tre ces filles (dont lattitude suffisait rvler la nature hardie, frivole et dure), extrmement sensibles tout ridicule et toute laideur, incapables de subir un attrait dordre intellectuel ou moral, staient- elles naturellement trouves, parmi les camarades de leur ge, prouver de la rpulsion pour toutes celles chez qui des dispositions pensives ou sensibles se trahissaient par de la timidit, de la gne, de la gaucherie, par ce quelles devaient appeler un genre antipathique , et les avaient-elles tenues lcart ; tandis quelles staient lies au contraire avec dautres vers qui les attiraient un certain mlange de grce, de souplesse et dlgance physique, seule forme sous laquelle elles pussent se reprsenter la franchise dun caractre sduisant et la promesse de bonnes heures passer ensemble. Peut-tre aussi la classe laquelle elles appartenaient et que je naurais pu prciser, tait- elle ce point de son volution o, soit grce lenrichissement et au loisir, soit grce aux habitudes nouvelles de sport, rpandues mme dans certains milieux populaires, et dune culture physique laquelle ne sest pas encore ajoute celle de lintelligence, un milieu social pareil aux coles de sculpture42 43. harmonieuses et fcondes qui, ne recherchant pas encore lexpression tourmente, produit naturellement, et en abondance, de beaux corps aux belles jambes, aux belles hanches, aux visages sains et reposs, avec un air dagilit et de ruse. Et ntaient-ce pas de nobles et calmes modles de beaut humaine que je voyais l, devant la mer, comme des statues exposes au soleil sur un rivage de la Grce ? Telles que si, du sein de leur bande qui progressait le long de la digue comme une lumineuse comte, elles eussent jug que la foule environnante tait compose des tres dune autre race et dont la souffrance mme net pu veiller en elles un sentiment de solidarit, elles ne paraissaient pas la voir, foraient les personnes arrtes scarter ainsi que sur le passage dune machine qui et t lche et dont il ne fallait pas attendre quelle vitt les pitons, et se contentaient tout au plus, si quelque vieux monsieur dont elles nadmettaient pas lexistence et dont elles repoussaient le contact stait enfui avec des mouvements craintifs ou furieux, prcipits ou risibles, de se regarder entre elles en riant. Elles navaient lgard de ce qui ntait pas de leur groupe aucune affectation de mpris, leur mpris sincre suffisait. Mais elles ne pouvaient voir un obstacle sans samuser le franchir en prenant leur lan ou pieds joints, parce quelles taient toutes remplies, exubrantes, de cette jeunesse quon a si grand besoin43 44. de dpenser mme quand on est triste ou souffrant, obissant plus aux ncessits de lge qu lhumeur de la journe, quon ne laisse jamais passer une occasion de saut ou de glissade sans sy livrer consciencieusement, interrompant, semant sa marche lente comme Chopin la phrase la plus mlancolique de gracieux dtours o le caprice se mle la virtuosit. La femme dun vieux banquier, aprs avoir hsit pour son mari entre diverses expositions, lavait assis, sur un pliant, face la digue, abrit du vent et du soleil par le kiosque des musiciens. Le voyant bien install, elle venait de le quitter pour aller lui acheter un journal quelle lui lirait et qui le distrairait, petites absences pendant lesquelles elle le laissait seul et quelle ne prolongeait jamais au del de cinq minutes, ce qui lui semblait bien long, mais quelle renouvelait assez frquemment pour que le vieil poux qui elle prodiguait la fois et dissimulait ses soins et limpression quil tait encore en tat de vivre comme tout le monde et navait nul besoin de protection. La tribune des musiciens formait au-dessus de lui un tremplin naturel et tentant sur lequel sans une hsitation lane de la petite bande se mit courir : elle sauta par- dessus le vieillard pouvant, dont la casquette marine fut effleure par les pieds agiles, au grand amusement des autres jeunes filles, surtout de deux yeux verts dans une figure poupine qui exprimrent pour cet acte une44 45. admiration et une gaiet o je crus discerner un peu de timidit, dune timidit honteuse et fanfaronne, qui nexistait pas chez les autres. Cpauvre vieux y mfait dla peine, il a lair moiti crev , dit lune de ces filles dune voix rogommeuse et avec un accent demi ironique. Elles firent quelques pas encore, puis sarrtrent un moment au milieu du chemin sans soccuper darrter la circulation des passants, en un conciliabule, un agrgat de forme irrgulire, compact, insolite et piaillant, comme des oiseaux qui sassemblent au moment de senvoler ; puis elles reprirent leur lente promenade le long de la digue, au- dessus de la mer. Maintenant, leurs traits charmants ntaient plus indistincts et mls. Je les avais rpartis et agglomrs ( dfaut du nom de chacune, que jignorais) autour de la grande qui avait saut par dessus le vieux banquier ; de la petite qui dtachait sur lhorizon de la mer ses joues bouffies et roses, ses yeux verts ; de celle au teint bruni, au nez droit, qui tranchait au milieu des autres ; dune autre, au visage blanc comme un uf dans lequel un petit nez faisait un arc de cercle comme un bec de poussin, visage comme en ont certains trs jeunes gens ; dune autre encore, grande, couverte dune plerine (qui lui donnait un aspect si pauvre et dmentait tellement sa tournure lgante que lexplication qui se prsentait lesprit tait que cette jeune fille devait avoir des45 46. parents assez brillants et plaant leur amour-propre assez au-dessus des baigneurs de Balbec et de llgance vestimentaire de leurs propres enfants pour quil leur ft absolument gal de la laisser se promener sur la digue dans une tenue que de petites gens eussent juge trop modeste) ; dune fille aux yeux brillants, rieurs, aux grosses joues mates, sous un polo noir, enfonc sur sa tte, qui poussait une bicyclette avec un dandinement de hanches si dgingand, en employant des termes dargot si voyous et cris si fort, quand je passai auprs delle (parmi lesquels je distinguai cependant la phrase fcheuse de vivre sa vie ) quabandonnant lhypothse que la plerine de sa camarade mavait fait chafauder, je conclus plutt que toutes ces filles appartenaient la population qui frquente les vlodromes, et devaient tre les trs jeunes matresses de coureurs cyclistes. En tous cas, dans aucune de mes suppositions, ne figurait celle quelles eussent pu tre vertueuses. premire vue dans la manire dont elles se regardaient en riant, dans le regard insistant de celle aux joues mates javais compris quelles ne ltaient pas. Dailleurs, ma grand- mre avait toujours veill sur moi avec une dlicatesse trop timore pour que je ne crusse pas que lensemble des choses quon ne doit pas faire est indivisible et que des jeunes filles qui manquent de respect la vieillesse fussent tout dun coup arrtes par des scrupules quand 46 47. il sagit de plaisirs plus tentateurs que de sauter par- dessus un octognaire. Individualises maintenant pourtant, la rplique que se donnaient les uns aux autres leurs regards anims de suffisance et desprit de camaraderie, et dans lesquels se rallumaient dinstant en instant tantt lintrt, tantt linsolente indiffrence dont brillait chacune, selon quil sagissait de lune de ses amies ou des passants, cette conscience aussi de se connatre entre elles assez intimement pour se promener toujours ensemble, en faisant bande part , mettaient entre leurs corps indpendants et spars, tandis quils savanaient lentement, une liaison invisible, mais harmonieuse comme une mme ombre chaude, une mme atmosphre, faisant deux un tout aussi homogne en ses parties quil tait diffrent de la foule au milieu de laquelle se droulait lentement leur cortge. Un instant, tandis que je passais ct de la brune aux grosses joues qui poussait une bicyclette, je croisai ses regards obliques et rieurs, dirigs du fond de ce monde inhumain qui enfermait la vie de cette petite tribu, inaccessible inconnu o lide de ce que jtais ne pouvait certainement ni parvenir ni trouver place. Toute occupe ce que disaient ses camarades, cette jeune fille coiffe dun polo qui descendait trs bas sur son front mavait-elle vu au moment o le rayon noir man de ses yeux mavait rencontr. Si elle mavait vu,47 48. quavais-je pu lui reprsenter ? Du sein de quel univers me distinguait-elle ? Il met t aussi difficile de le dire que, lorsque certaines particularits nous apparaissent grce au tlescope, dans un astre voisin, il est malais de conclure delles que des humains y habitent, quils nous voient, et quelles ides cette vue a pu veiller en eux. Si nous pensions que les yeux dune telle fille ne sont quune brillante rondelle de mica, nous ne serions pas avides de connatre et dunir nous sa vie. Mais nous sentons que ce qui luit dans ce disque rflchissant nest pas d uniquement sa composition matrielle ; que ce sont, inconnues de nous, les noires ombres des ides que cet tre se fait, relativement aux gens et aux lieux quil connat pelouses des hippodromes, sable des chemins o, pdalant travers champs et bois, met entran cette petite pri, plus sduisante pour moi que celle du paradis persan, les ombres aussi de la maison o elle va rentrer, des projets quelle forme ou quon a forms pour elle ; et surtout que cest elle, avec ses dsirs, ses sympathies, ses rpulsions, son obscure et incessante volont. Je savais que je ne possderais pas cette jeune cycliste si je ne possdais aussi ce quil y avait dans ses yeux. Et ctait par consquent toute sa vie qui minspirait du dsir ; dsir douloureux, parce que je le sentais irralisable, mais enivrant, parce que ce qui avait t jusque-l ma vie 48 49. ayant brusquement cess dtre ma vie totale, ntant plus quune petite partie de lespace tendu devant moi que je brlais de couvrir, et qui tait fait de la vie de ces jeunes filles, moffrait ce prolongement, cette multiplication possible de soi-mme, qui est le bonheur. Et, sans doute, quil ny et entre nous aucune habitude comme aucune ide communes, devait me rendre plus difficile de me lier avec elles et de leur plaire. Mais peut-tre aussi ctait grce ces diffrences, la conscience quil nentrait pas, dans la composition de la nature et des actions de ces filles, un seul lment que je connusse ou possdasse, que venait en moi de succder la satit, la soif pareille celle dont brle une terre altre dune vie que mon me, parce quelle nen avait jamais reu jusquici une seule goutte, absorberait dautant plus avidement, longs traits, dans une plus parfaite imbibition. Javais tant regard cette cycliste aux yeux brillants quelle parut sen apercevoir et dit la plus grande un mot que je nentendis pas, mais qui fit rire celle-ci. vrai dire, cette brune ntait pas celle qui me plaisait le plus, justement parce quelle tait brune, et que (depuis le jour o dans le petit raidillon de Tansonville, javais vu Gilberte) une jeune fille rousse la peau dore tait reste pour moi lidal inaccessible. Mais Gilberte elle- mme, ne lavais-je pas aime surtout parce quelle mtait apparue nimbe par cette aurole dtre lamie 49 50. de Bergotte, daller visiter avec lui les cathdrales. Et de la mme faon ne pouvais-je me rjouir davoir vu cette brune me regarder (ce qui me faisait esprer quil me serait plus facile dentrer en relations avec elle dabord), car elle me prsenterait aux autres, limpitoyable qui avait saut par-dessus le vieillard, la cruelle qui avait dit : Il me fait de la peine, ce pauvre vieux ; toutes successivement, desquelles elle avait dailleurs le prestige dtre linsparable compagne. Et cependant, la supposition que je pourrais un jour tre lami de telle ou telle de ces jeunes filles, que ces yeux, dont les regards inconnus me frappaient parfois en jouant sur moi sans le savoir comme un effet de soleil sur un mur, pourraient jamais par une alchimie miraculeuse laisser transpntrer entre leurs parcelles ineffables lide de mon existence, quelque amiti pour ma personne, que moi-mme je pourrais un jour prendre place entre elles, dans la thorie quelles droulaient le long de la mer cette supposition me paraissait enfermer en elle une contradiction aussi insoluble que si, devant quelque frise attique ou quelque fresque figurant un cortge, javais cru possible, moi spectateur, de prendre place, aim delles, entre les divines processionnaires. Le bonheur de connatre ces jeunes filles tait-il donc irralisable ? Certes ce net pas t le premier de ce genre auquel jeusse renonc. Je navais qu me50 51. rappeler tant dinconnues que, mme Balbec, la voiture sloignant toute vitesse mavait fait jamais abandonner. Et mme le plaisir que me donnait la petite bande, noble comme si elle tait compose de vierges hellniques, venait de ce quelle avait quelque chose de la fuite des passantes sur la route. Cette fugacit des tres qui ne sont pas connus de nous, qui nous forcent dmarrer de la vie habituelle o les femmes que nous frquentons finissent par dvoiler leurs tares, nous met dans cet tat de poursuite o rien narrte plus limagination. Or dpouiller delle nos plaisirs, cest les rduire eux-mmes, rien. Offertes chez une de ces entremetteuses que, par ailleurs, on a vu que je ne mprisais pas, retires de llment qui leur donnait tant de nuances et de vague, ces jeunes filles meussent moins enchant. Il faut que limagination, veille par lincertitude de pouvoir atteindre son objet, cre un but qui nous cache lautre, et en substituant au plaisir sensuel lide de pntrer dans une vie, nous empche de reconnatre ce plaisir, dprouver son got vritable, de le restreindre sa porte. Il faut quentre nous et le poisson qui si nous le voyions pour la premire fois servi sur une table ne paratrait pas valoir les mille ruses et dtours ncessaires pour nous emparer de lui, sinterpose, pendant les aprs-midi de pche, le remous la surface duquel viennent affleurer, sans que nous sachions bien51 52. ce que nous voulons en faire, le poli dune chair, lindcision dune forme, dans la fluidit dun transparent et mobile azur. Ces jeunes filles bnficiaient aussi de ce changement des proportions sociales caractristiques de la vie des bains de mer. Tous les avantages qui dans notre milieu habituel nous prolongent, nous agrandissent, se trouvent l devenus invisibles, en fait supprims ; en revanche les tres qui on suppose indment de tels avantages ne savancent quamplifis dune tendue postiche. Elle rendait plus ais que des inconnues, et ce jour-l ces jeunes filles, prissent mes yeux une importance norme, et impossible de leur faire connatre celle que je pouvais avoir. Mais si la promenade de la petite bande avait pour elle de ntre quun extrait de la fuite innombrable de passantes, laquelle mavait toujours troubl, cette fuite tait ici ramene un mouvement tellement lent quil se rapprochait de limmobilit. Or, prcisment, que dans une phase aussi peu rapide, les visages non plus emports dans un tourbillon, mais calmes et distincts, me parussent encore beaux, cela mempchait de croire, comme je lavais fait si souvent quand memportait la voiture de Mme de Villeparisis, que, de plus prs, si je me fusse arrt un instant, tels dtails, une peau grle, un dfaut dans les ailes du nez, un regard bent, la grimace du sourire, une vilaine taille, eussent remplac 52 53. dans le visage et dans le corps de la femme ceux que javais sans doute imagins ; car il avait suffi dune jolie ligne de corps, dun teint frais entrevu, pour que de trs bonne foi jy eusse ajout quelque ravissante paule, quelque regard dlicieux dont je portais toujours en moi le souvenir ou lide prconue, ces dchiffrages rapides dun tre quon voit la vole nous exposant ainsi aux mmes erreurs que ces lectures trop rapides o, sur une seule syllabe et sans prendre le temps didentifier les autres, on met la place du mot qui est crit un tout diffrent que nous fournit notre mmoire. Il ne pouvait en tre ainsi maintenant. Javais bien regard leurs visages ; chacun deux je lavais vu, non pas dans tous ses profils, et rarement de face, mais tout de mme selon deux ou trois aspects assez diffrents pour que je pusse faire soit la rectification, soit la vrification et la preuve des diffrentes suppositions de lignes et de couleurs que hasarde la premire vue, et pour voir subsister en eux, travers les expressionssuccessives, quelque chose dinaltrablement matriel. Aussi, je pouvais me dire avec certitude que, ni Paris, ni Balbec, dans les hypothses les plus favorables de ce quauraient pu tre, mme si javais pu rester causer avec elles, les passantes qui avaient arrt mes yeux, il ny en avait jamais eu dont lapparition, puis la disparition sans que je les eusse connues, meussent laiss plus de regrets53 54. que ne feraient celles-ci, meussent donn lide que leur amiti pt tre une telle ivresse. Ni parmi les actrices, ou les paysannes, ou les demoiselles du pensionnat religieux, je navais rien vu daussi beau, imprgn dautant dinconnu, aussi inestimablement prcieux, aussi vraisemblablement inaccessible. Elles taient, du bonheur inconnu et possible de la vie, un exemplaire si dlicieux et en si parfait tat, que ctait presque pour des raisons intellectuelles que jtais dsespr, de peur de ne pas pouvoir faire dans des conditions uniques, ne laissant aucune place lerreur possible, lexprience de ce que nous offre de plus mystrieux la beaut quon dsire et quon se console de ne possder jamais, en demandant du plaisir comme Swann avait toujours refus de faire, avant Odette des femmes quon na pas dsires, si bien quon meurt sans avoir jamais su ce qutait cet autre plaisir. Sans doute, il se pouvait quil ne ft pas en ralit un plaisir inconnu, que de prs son mystre se dissipt, quil ne ft quune projection, quun mirage du dsir. Mais, dans ce cas, je ne pourrais men prendre qu la ncessit dune loi de la nature qui, si elle sappliquait ces jeunes filles, sappliquerait toutes et non la dfectuosit de lobjet. Car il tait celui que jeusse choisi entre tous, me rendant bien compte, avec une satisfaction de botaniste, quil ntait pas possible de trouver runies des espces plus rares que celles de54 55. ces jeunes fleurs qui interrompaient en ce moment devant moi la ligne du flot de leur haie lgre, pareille un bosquet de roses de Pennsylvanie, ornement dun jardin sur la falaise, entre lesquelles tient tout le trajet de locan parcouru par quelque steamer, si lent glisser sur le trait horizontal et bleu qui va dune tige lautre, quun papillon paresseux, attard au fond de la corolle que la coque du navire a depuis longtemps dpasse, peut pour senvoler en tant sr darriver avant le vaisseau, attendre que rien quune seule parcelle azure spare encore la proue de celui-ci du premier ptale de la fleur vers laquelle il navigue. Je rentrai parce que je devais aller dner Rivebelle avec Robert et que ma grandmre exigeait quavant de partir, je mtendisse ces soirs-l pendant une heure sur mon lit, sieste que le mdecin de Balbec mordonna bientt dtendre tous les autres soirs. Dailleurs, il ny avait mme pas besoin pour rentrer de quitter la digue et de pntrer dans lhtel par le hall, cest--dire par derrire. En vertu dune avance comparable celle du samedi o Combray on djeunait une heure plus tt, maintenant avec le plein de lt les jours taient devenus si longs que le soleil tait encore haut dans le ciel, comme une heure de goter, quand on mettait le couvert pour le dner au Grand- Htel de Balbec. Aussi les grandes fentres vitres et coulisses restaient-elles ouvertes de plain-pied avec la55 56. digue. Je navais qu enjamber un mince cadre de bois pour me trouver dans la salle manger que je quittais aussitt pour prendre lascenseur. En passant devant le bureau jadressai un sourire au directeur, et sans lombre de dgot, en recueillis un dans sa figure que, depuis que jtais Balbec, mon attention comprhensive injectait et transformait peu peu comme une prparation dhistoire naturelle. Ses traits mtaient devenus courants, chargs dun sens mdiocre, mais intelligible comme une criture quon lit et ne ressemblaient plus en rien ces caractres bizarres, intolrables que son visage mavait prsents ce premier jour, o javais vu devant moi un personnage maintenant oubli, ou, si je parvenais lvoquer, mconnaissable, difficile identifier avec la personnalit insignifiante et polie dont il ntait que la caricature, hideuse et sommaire. Sans la timidit ni la tristesse du soir de mon arrive, je sonnai le lift qui ne restait plus silencieux pendant que je mlevais ct de lui dans lascenseur, comme dans une cage thoracique mobile qui se ft dplace le long de la colonne montante, mais me rptait : Il ny a plus autant de monde comme il y a un mois. On va commencer sen aller, les jours baissent. Il disait cela, non que ce ft vrai, mais parce quayant un engagement pour une partie plus chaude de la cte, il aurait voulu nous voir partir tous le plus tt56 57. possible afin que lhtel fermt et quil et quelques jours lui, avant de rentrer dans sa nouvelle place. Rentrer et nouvelle ntaient du reste pas des expressions contradictoires car, pour le lift, rentrer tait la forme usuelle du verbe entrer . La seule chose qui mtonnt tait quil condescendt dire place , car il appartenait ce proltariat moderne qui dsire effacer dans le langage la trace du rgime de la domesticit. Du reste, au bout dun instant, il mapprit que dans la situation o il allait rentrer , il aurait une plus jolie tunique et un meilleur traitement ; les mots livre et gages lui paraissaient dsuets et inconvenants. Et comme, par une contradiction absurde, le vocabulaire a, malgr tout, chez les patrons , survcu la conception de lingalit, je comprenais toujours mal ce que me disait le lift. Ainsi la seule chose qui mintresst tait de savoir si ma grandmre tait lhtel. Or, prvenant mes questions, le lift me disait : Cette dame vient de sortir de chez vous. Jy tais toujours pris, je croyais que ctait ma grand-mre. Non, cette dame qui est je crois employe chez vous. Comme dans lancien langage bourgeois, qui devrait bien tre aboli, une cuisinire ne sappelle pas une employe, je pensais un instant : Mais il se trompe, nous ne possdons ni usine, ni employs. Tout dun coup, je me rappelais que le nom demploy est comme le port de la moustache pour les 57 58. garons de caf, une satisfaction damour-propre donne aux domestiques et que cette dame qui venait de sortir tait Franoise (probablement en visite la cafterie ou en train de regarder coudre la femme de chambre de la dame belge), satisfaction qui ne suffisait pas encore au lift car il disait volontiers en sapitoyant sur sa propre classe : chez louvrier ou chez le petit , se servant du mme singulier que Racine quand il dit : le pauvre... . Mais dhabitude, car mon zle et ma timidit du premier jour taient loin, je ne parlais plus au lift. Ctait lui maintenant qui restait sans recevoir de rponses dans la courte traverse dont il filait les nuds travers lhtel, vid comme un jouet et qui dployait autour de nous, tage par tage, ses ramifications de couloirs dans les profondeurs desquels la lumire se veloutait, se dgradait, amincissait les portes de communication ou les degrs des escaliers intrieurs quelle convertissait en cette ambre dore, inconsistante et mystrieuse comme un crpuscule, o Rembrandt dcoupe tantt lappui dune fentre ou la manivelle dun puits. Et chaque tage une lueur dor reflte sur le tapis annonait le coucher du soleil et la fentre des cabinets. Je me demandais si les jeunes filles que je venais de voir habitaient Balbec et qui elles pouvaient tre. Quand le dsir est ainsi orient vers une petite tribu humaine quil slectionne, tout ce qui peut se rattacher58 59. elle devient motif dmotion, puis de rverie. Javais entendu une dame dire sur la digue : Cest une amie de la petite Simonet avec lair de prcision avantageuse de quelquun qui explique : Cest le camarade insparable du petit La Rochefoucauld. Et aussitt on avait senti sur la figure de la personne qui on apprenait cela une curiosit de mieux regarder la personne favorise qui tait amie de la petite Simonet . Un privilge assurment qui ne paraissait pas donn tout le monde. Car laristocratie est une chose relative. Et il y a des petits trous pas cher o le fils dun marchand de meubles est prince des lgances et rgne sur une cour comme un jeune prince de Galles. Jai souvent cherch depuis me rappeler comment avait rsonn pour moi, sur la plage, ce nom de Simonet, encore incertain alors dans sa forme que javais mal distingue, et aussi quant sa signification, la dsignation par lui de telle personne, ou peut-tre de telle autre ; en somme empreint de ce vague et de cette nouveaut si mouvants pour nous dans la suite, quand ce nom, dont les lettres sont chaque seconde plus profondment graves en nous par notre attention incessante, est devenu (ce qui ne devait arriver pour moi, lgard de la petite Simonet, que quelques annes plus tard) le premier vocable que nous retrouvions, so 60. est, du lieu o nous sommes, presque avant le mot je , comme si ltre quil nomme tait plus nous que nous-mme, et comme si aprs quelques moments dinconscience, la trve qui expire avant toute autre est celle pendant laquelle on ne pensait pas lui. Je ne sais pourquoi je me dis ds le premier jour que le nom de Simonet devait tre celui dune des jeunes filles ; je ne cessai plus de me demander comment je pourrais connatre la famille Simonet ; et cela par des gens quelle juget suprieurs elle-mme, ce qui ne devait pas tre difficile si ce ntaient que de petites grues du peuple, pour quelle ne pt avoir une ide ddaigneuse de moi. Car on ne peut avoir de connaissance parfaite, on ne peut pratiquer labsorption complte de qui vous ddaigne, tant quon na pas vaincu ce ddain. Or, chaque fois que limage de femmes si diffrentes pntre en nous, moins que loubli ou la concurrence dautres images ne llimine, nous navons de repos que nous nayons converti ces trangres en quelque chose qui soit pareil nous, notre me tant cet gard doue du mme genre de raction et dactivit que notre organisme physique, lequel ne peut tolrer limmixtion dans son sein dun corps tranger sans quil sexerce aussitt digrer et assimiler lintrus ; la petite Simonet devait tre la plus jolie de toutes celle, dailleurs, qui, me semblait-il, aurait pu devenir ma matresse, car elle tait la seule qui deux ou trois reprises, dtournant 60 61. demi la tte, avait paru prendre conscience de mon fixe regard. Je demandai au lift sil ne connaissait pas Balbec des Simonet. Naimant pas dire quil ignorait quelque chose il rpondit quil lui semblait avoir entendu causer de ce nom-l. Arriv au dernier tage, je le priai de me faire apporter les dernires listes dtrangers. Je sortis de lascenseur, mais au lieu daller vers ma chambre je mengageai plus avant dans le couloir, car cette heure-l le valet de chambre de ltage, quoiquil craignt les courants dair, avait ouvert la fentre du bout, laquelle regardait, au lieu de la mer, le ct de la colline et de la valle, mais ne les laissait jamais voir, car ses vitres, dun verre opaque, taient le plus souvent fermes. Je marrtai devant elle en une courte station et le temps de faire mes dvotions la vue que pour une fois elle dcouvrait au del de la colline laquelle tait adoss lhtel et qui ne contenait quune maison pose quelque distance, mais laquelle la perspective et la lumire du soir en lui conservant son volume donnait une ciselure prcieuse et un crin de velours, comme une de ces architectures en miniature, petit temple ou petite chapelle dorfvrerie et dmaux qui servent de reliquaires et quon nexpose qu de rares jours la vnration des fidles. Mais cet instant dadoration avait dj trop dur, car le valet de chambre qui tenait dune main un trousseau de clefs et de lautre 61 62. me saluait en touchant sa calotte de sacristain, mais sans la soulever cause de lair pur et frais du soir, venait refermer comme ceux dune chsse les deux battants de la croise et drobait mon adoration le monument rduit et la relique dor. Jentrai dans ma chambre. Au fur et mesure que la saison savana changea le tableau que jy trouvais dans la fentre. Dabord il faisait grand jour, et sombre seulement sil faisait mauvais temps ; alors, dans le verre glauque et quelle boursouflait de ses vagues rondes, la mer, sertie entre les montants de fer de ma croise comme dans les plombs dun vitrail, effilochait sur toute la profonde bordure rocheuse de la baie des triangles empenns dune immobile cume linamente avec la dlicatesse dune plume ou dun duvet dessins par Pisanello, et fixs par cet mail blanc, inaltrable et crmeux qui figure une couche de neige dans les verreries de Gall. Bientt les jours diminurent et au moment o jentrais dans la chambre, le ciel violet semblait stigmatis par la figure raide, gomtrique, passagre et fulgurante du soleil (pareille la reprsentation de quelque signe miraculeux, de quelque apparition mystique), sinclinait vers la mer sur la charnire de lhorizon comme un tableau religieux au-dessus du matre-autel, tandis que les parties diffrentes du couchant exposes dans les glaces des bibliothques 62 63. basses en acajou qui couraient le long des murs et que je rapportais par la pense la merveilleuse peinture dont elles taient dtaches semblaient comme ces scnes diffrentes que quelque matre ancien excuta jadis pour une confrrie sur une chsse, et dont on exhibe ct les uns des autres dans une salle de muse les volets spars que limagination seule du visiteur remet leur place sur les prdelles du retable. Quelques semaines plus tard, quand je remontais, le soleil tait dj couch. Pareille celle que je voyais Combray au-dessus du Calvaire mes retours de promenade et quand je mapprtais descendre avant le dner la cuisine, une bande de ciel rouge au-dessus de la mer compacte et coupante comme de la gele de viande, puis bientt, sur la mer dj froide et bleue comme le poisson appel mulet, le ciel, du mme rose quun de ces saumons que nous nous ferions servir tout lheure Rivebelle, ravivaient le plaisir que jallais avoir me mettre en habit pour partir dner. Sur la mer, tout prs du rivage, essayaient de slever, les unes par-dessus les autres, tages de plus en plus larges, des vapeurs dun noir de suie mais aussi dun poli, dune consistance dagate, dune pesanteur visible, si bien que les plus leves penchant au-dessus de la tige dforme et jusquen dehors du centre de gravit de celles qui les avaient soutenues jusquici, semblaient sur le point dentraner cet chafaudage dj demi hauteur du ciel 63 64. et de le prcipiter dans la mer. La vue dun vaisseau qui sloignait comme un voyageur de nuit me donnait cette mme impression que javais eue en wagon, dtre affranchi des ncessits du sommeil et de la claustration dans une chambre. Dailleurs je ne me sentais pas emprisonn dans celle o jtais puisque dans une heure jallais la quitter pour monter en voiture. Je me jetais sur mon lit ; et, comme si javais t sur la couchette dun des bateaux que je voyais assez prs de moi et que la nuit on stonnerait de voir se dplacer lentement dans lobscurit, comme des cygnes assombris et silencieux mais qui ne dorment pas, jtais de tous cts entour des images de la mer. Mais bien souvent ce ntait, en effet, que des images ; joubliais que sous leur couleur se creusait le triste vide de la plage, parcouru par le vent inquiet du soir, que javais si anxieusement ressenti mon arrive Balbec ; dailleurs, mme dans ma chambre, tout occup des jeunes filles que javais vu passer, je ntais plus dans des dispositions assez calmes ni assez dsintresses pour que pussent se produire en moi des impressions vraiment profondes de beaut. Lattente du dner Rivebelle rendait mon humeur plus frivole encore et ma pense, habitant ces moments-l la surface de mon corps que jallais habiller pour tcher de paratre le plus plaisant possible aux regards fminins qui me dvisageraient dans le restaurant illumin, tait 64 65. incapable de mettre de la profondeur derrire la couleur des choses. Et si, sous ma fentre, le vol inlassable et doux des martinets et des hirondelles navait pas mont comme un jet deau, comme un feu dartifice de vie, unissant lintervalle de ses hautes fuses par la file immobile et blanche de longs sillages horizontaux, sans le miracle charmant de ce phnomne naturel et local qui rattachait la ralit les paysages que javais devant les yeux, jaurais pu croire quils ntaient quun choix, chaque jour renouvel, de peintures quon montrait arbitrairement dans lendroit o je me trouvais et sans quelles eussent de rapport ncessaire avec lui. Une fois ctait une exposition destampes japonaises : ct de la mince dcoupure de soleil rouge et rond comme la lune, un nuage jaune paraissait un lac contre lequel des glaives noirs se profilaient ainsi que les arbres de sa rive, une barre dun rose tendre que je navais jamais revu depuis ma premire bote de couleurs senflait comme un fleuve sur les deux rives duquel des bateaux semblaient attendre sec quon vnt les tirer pour les mettre flot. Et avec le regard ddaigneux, ennuy et frivole dun amateur ou dune femme parcourant, entre deux visites mondaines, une galerie, je me disais : Cest curieux ce coucher de soleil, cest diffrent, mais enfin jen ai dj vu daussi dlicats, daussi tonnants que celui-ci. Javais plus de plaisir les soirs o un navire absorb et fluidifi par lhorizon65 66. apparaissait tellement de la mme couleur que lui, ainsi que dans une toile impressionniste, quil semblait aussi de la mme matire, comme si on net fait que dcouper son avant et les cordages en lesquels elle stait amincie et filigrane dans le bleu vaporeux du ciel. Parfois locan emplissait presque toute ma fentre, surleve quelle tait par une bande de ciel borde en haut seulement dune ligne qui tait du mme bleu que celui de la mer, mais qu cause de cela je croyais tre la mer encore et ne devant sa couleur diffrente qu un effet dclairage. Un autre jour la mer ntait peinte que dans la partie basse de la fentre dont tout le reste tait rempli de tant de nuages pousss les uns contre les autres par bandes horizontales, que les carreaux avaient lair, par une prmditation ou une spcialit de lartiste, de prsenter une tude de nuages , cependant que les diffrentes vitrines de la bibliothque montrant des nuages semblables mais dans une autre partie de lhorizon et diversement colors par la lumire, paraissaient offrir comme la rptition, chre certains matres contemporains, dun seul et mme effet, pris toujours des heures diffrentes, mais qui maintenant avec limmobilit de lart pouvaient tre tous vus ensemble dans une mme pice, excuts au pastel et mis sous verre. Et parfois sur le ciel et la mer uniformment gris, un peu de rose sajoutait avec un raffinement exquis, cependant quun petit papillon qui 66 67. stait endormi au bas de la fentre semblait apposer avec ses ailes, au bas de cette harmonie gris et rose dans le got de celles de Whistler, la signature favorite du matre de Chelsea. Le rose mme disparaissait, il ny avait plus rien regarder. Je me mettais debout un instant et avant de mtendre de nouveau je fermais les grands rideaux. Au-dessus deux, je voyais de mon lit la raie de clart qui y restait encore, sassombrissant, samincissant progressivement, mais cest sans mattrister et sans lui donner de regret que je laissais ainsi mourir au haut des rideaux lheure o dhabitude jtais table, car je savais que ce jour-ci tait dune autre sorte que les autres, plus long comme ceux du ple que la nuit interrompt seulement quelques minutes ; je savais que de la chrysalide de ce crpuscule se prparait sortir, par une radieuse mtamorphose, la lumire clatante du restaurant de Rivebelle. Je me disais : Il est temps ; je mtirais, sur le lit, je me levais, jachevais ma toilette ; et je trouvais du charme ces instants inutiles, allgs de tout fardeau matriel, o tandis quen bas les autres dnaient, je nemployais les forces accumules pendant linactivit de cette fin de journe qu scher mon corps, passer un smoking, attacher ma cravate, faire tous ces gestes que guidait dj le plaisir attendu de revoir cette femme que javais remarque la dernire fois Rivebelle, qui avait paru me regarder, ntait peut-tre sortie un instant de table67 68. que dans lespoir que je la suivrais ; cest avec joie que jajoutais moi tous ces appts pour me donner entier et dispos une vie nouvelle, libre, sans souci, o jappuierais mes hsitations au calme de Saint-Loup et choisirais, entre les espces de lhistoire naturelle et les provenances de tous les pays, celles qui, composant les plats inusits, aussitt commands par mon ami, auraient tent ma gourmandise ou mon imagination. Et tout la fin, les jours vinrent o je ne pouvais plus rentrer de la digue par la salle manger, ses vitres ntaient plus ouvertes, car il faisait nuit dehors, et lessaim des pauvres et des curieux attirs par le flamboiement quils ne pouvaient atteindre pendait, en noires grappes morfondues par la bise, aux parois lumineuses et glissantes de la ruche de verre. On frappa ; ctait Aim qui avait tenu mapporter lui-mme les dernires listes dtrangers. Aim, avant de se retirer, tint me dire que Dreyfus tait mille fois coupable. On saura tout, me dit-il, pas cette anne, mais lanne prochaine : cest un monsieur trs li dans ltat-major qui me la dit. Je lui demandais si on ne se dciderait pas tout dcouvrir tout de suite avant la fin de lanne. Il a pos sa cigarette , continua Aim en mimant la scne et en secouant la tte et lindex comme avait fait son client voulant dire : il ne faut pas tre trop exigeant. Pas 68 69. cette anne, Aim, quil ma dit en me touchant lpaule, ce nest pas possible. Mais Pques, oui ! Et Aim me frappa lgrement sur lpaule en me disant : Vous voyez, je vous montre exactement comme il a fait , soit quil ft flatt de cette familiarit dun grand personnage, soit pour que je pusse mieux apprcier en pleine connaissance de cause la valeur de largument et nos raisons desprer. Ce ne fut pas sans un lger choc au cur qu la premire page de la liste des trangers, japerus les mots : Simonet et famille . Javais en moi de vieilles rveries qui dataient de mon enfance et o toute la tendresse qui tait dans mon cur, mais qui prouve par lui ne sen distinguait pas, mtait apporte par un tre aussi diffrent que possible de moi. Cet tre, une fois de plus je le fabriquais en utilisant pour cela le nom de Simonet et le souvenir de lharmonie qui rgnait entre les jeunes corps que javais vus se dployer sur la plage, en une procession sportive, digne de lantique et de Giotto. Je ne savais pas laquelle de ces jeunes filles tait Mlle Simonet, si aucune delles sappelait ainsi, mais je savais que jtais aim de Mlle Simonet et que jallais grce Saint-Loup essayer de la connatre. Malheureusement nayant obtenu qu cette condition une prolongation de cong, il tait oblig de retourner tous les