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Elémen ts de filmol ogie Introduction Film/Cinéma Langages et codes Codes du film Narration filmique Conclusion Bibliographie Eléments de narratologie INTRODUCTION La naissance de l'analyse théorique du cinéma s'est faite tardivement par rapport à ses origines (autour de 1895); elle s'est élaborée à partir des concepts linguistiques appliqués aux oeuvres cinématographiques et a impliqué une rupture avec la critique de type impressionniste ou esthétisante. Elle a dû se dégager de l'étude des entours du cinéma qui relèvent de la sociologie, de

Introduction A La Filmologie

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Eléments de

filmologie

Introduction

Film/Cinéma

Langages et codes

Codes du film

Narration filmique

Conclusion

Bibliographie 

   

Eléments de narratologie

INTRODUCTION

La naissance de l'analyse théorique du cinéma s'est faite tardivement par rapport à ses origines (autour de 1895); elle s'est élaborée à partir des concepts linguistiques appliqués aux oeuvres cinématographiques et a impliqué une rupture avec la critique de type impressionniste ou esthétisante. Elle a dû se dégager de l'étude des entours du cinéma qui relèvent de la sociologie, de l'économie, de l'esthétique... On peut en effet analyser le cinéma en termes de production, en tant que show-business, étudier des phénomènes associés comme le vedettariat. 

La constitution d'une analyse filmique méthodique, d'une filmologie renvoie à la spécificité du langage filmique qui constitue à proprement parler l'objet de la sémiologie du cinéma.

                                                              Ces modestes éléments reprennent en partie l'ossature d'un

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travail de Jean Mottet, Portée sémiologique de quelques concepts linguistiques appliqués au cinéma.

Les photogrammes qui servent d'illustrations à ces pages sont la propriété de leurs auteurs et des ayants droit.

Ces images réduites sont utilisées ici à des fins d'analyse pédagogique, dans une perspective strictement non commerciale.

Nous nous engageons à les supprimer sur simple demande des ayants droit.

DISTINCTION FILM / CINEMA

 Gilbert Cohen Séat a finement distingué le fait cinématographique du fait filmique:

« Le film n'est qu'une petite partie du cinéma, car ce dernier constitue un vaste ensemble de faits dont certains interviennent AVANT le film (infrastructures économiques de la production, financement, techniques des appareils, studios...), d'autres APRES le film (influence culturelle, réaction des spectateurs, mythologie des "stars"...), d'autres encore PENDANT le film, mais à côté et en dehors de lui (rituel social de la séance de cinéma, équipement des salles, problème de la perception des images..).»

La sémiologie du cinéma va s'établir du côté du fait filmique.

Pour Christian Metz, le cinématographique, en plus du total des entours du film, c'est le total des films mêmes ou encore le total des traits qui dans les films sont supposés caractéristiques d'un certain langage pressenti. Le cinématographique de Metz dépend de la sémiologie, celui de Cohen Séat relève de la sociologie, de l'économie. Il faut être prudent avec la terminologie: le cinématographique de Metz correspond en gros au fait filmique de Cohen Séat.

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L'analyse du cinéma doit caractériser le cinématographique, cette «somme virtuelle de tous les films» à partir de l'analyse des unités concrètes de discours, des messages différents que sont les films. On peut ainsi opposer une analyse du système cinématographique, une étude de son «langage», à une étude des textes filmiques, une analyse textuelle des oeuvres; on rapprochera de l'opposition entre l'étude linguistique de la langue et la linguistique du discours.

 

LANGAGES ET CODES AU CINEMA

I. Définition

II. Langage du cinéma

L'image photo mouvante Les mentions écritesLe son phoniqueLe bruitLa musiqueLes catégories de sonSon et temporalité

I. Définition

Le langage verbal utilise une seule matière d'expression, phonique, mais il comporte plusieurs codes. La langue n'en représente qu'un seul (règles de grammaire...); il existe par exemple des codes sociaux qui interviennent dans la communication: le code de politesse, entre autres. Inversement, un même code se manifeste d'une manière manuelle ([applaudir]) ou phonique («bravo»). La "désapprobation" peut se manifester par des sifflets, de manière labiale, par des cris, de façon phonique...

Un code peut se transposer d'une matière d'expression dans une autre: ainsi, les codes picturaux du XIX ème influencent l'image photographique;

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certaines formes esthétiques propres au peintre Auguste Renoir se retrouvent chez son fils, le cinéaste Jean Renoir.

Le western, au cinéma, ne fait que reprendre des codes narratifs et culturels antérieurs, dont on trouve l'origine dans des chansons folkloriques de l'Ouest, dans la littérature populaire américaine, dans des mélodrames voire des bandes dessinées. Par exemple, la place de la femme, du cheval, le code de l'honneur ou le duel final... ne sont pas propres au cinéma !

Il faut ainsi bien distinguer les codes et le langage ; dans l'analyse du cinéma, il est possible de rechercher les unités significatives minimales (comme en linguistique, on a isolé les les monèmes ou les phonèmes), mais les chercheurs ne sont pas d'accord. Ainsi pour Eisenstein, l'unité de base est le plan, mais pour certains, c'est le photogramme (c.a.d. une image sur la pellicule). Pour d'autres encore, le cinème, c.a.d. un objet filmé, constitue l'unité de la deuxième articulation et le plan l'unité de la première articulation. Rappelons que selon Martinet, le langage humain est doublement articulé : le niveau de la première articulation dans le langage verbal est celui des monèmes (ces unités sont les morphèmes et lexèmes : donn-er-ons) et la deuxième articulation renvoie aux phonèmes, les 36 "sons" de base retenus par le système du français pour signifier des

oppositions de sens. .

Cette confusion résulte d'un malentendu; comme il y a plusieurs codes en jeu au cinéma, il y a plusieurs unités minimales. On peut utiliser plusieurs unités d'analyse. Avant d'ergoter sur les unités minimales, il faut déterminer les différents codes à l'oeuvre.

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II. Le langage du cinéma

Le langage cinématographique est hétérogène car il combine cinq matières d'expression, qui se présentent dans la bande image et dans la bande sonore, depuis le parlant:

Bande image

l'image photographique mouvante, qui est seule spécifiquement cinématographique (NB parfois, on peut rencontrer des images "fixes" dans le film)

le tracé graphique des mentions écrites (des notations graphiques sont présentes dans l'image).

Bande sonore

le son phonique, c.a.d. les paroles le son musical le son analogique, c.a.d. les bruits.

Le langage radiophonique n'utilise que la bande sonore; la simultanéité des deux bandes est propre au langage du cinéma parlant (/muet).

On remarquera que le cinéma dit muet ne l'est pas vraiment strictement : en effet, les personnages s'expriment aussi par des discours, des paroles et dialoguent; seuls les spectateurs ne les entendent pas.

La bande sonore participe activement à la narration comme à sa structuration — par son rôle dans le montage — ou à son rythme ; elle oriente, en effet, et construit la perception du réel : dans la séquence de la tentative de suicide de Susan Alexander chez Welles, par exemple, nous entendons distinctement deux sons nécessaires à l'interprétation : le souffle, les râles de l'épouse de Kane et les coups que donne celui-ci pour enfoncer la porte de la chambre ; mais nous ne voyons pas le mari inquiet qui reste hors-champ et nous distinguons mal les traits de Susan. C'est donc la rencontre des deux informations sonores croisées avec la fiole au premier plan qui nous donne à entendre ce qui se passe car nous en tirons une

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inférence sur la situation. La bande sonore joue ainsi un rôle important à ne pas perdre de vue.

A) L'image photo mouvante

a) Niveau de l'analogie photographique

L'image présente une particularité communicative par rapport à d'autres objets signifiants: elle a un statut analogique qui se manifeste dans la ressemblance perceptive globale avec l'objet représenté.

A première vue, naïvement, la photo semble un message objectif, sans code. On peut croire qu'elle reproduit mécaniquement le réel, mais son objectivité est mythique, car l'image n'est pas neutre, elle est connotée (cf. Roland Barthes). De plus, il y a intervention des éléments techniques, du point de vue, du cadrage... Les couleurs elles-mêmes varient selon les systèmes, le noir et blanc transforme. La photo réduit l'univers à deux dimensions.

En fait, dans la photo, il y a deux messages: un sans code et un autre codé, culturel, se développant à partir du premier.

Si le récepteur d'une photo peut faire la part des choses, entre la représentation du réel et les intentions conscientes ou non du photographe, au cinéma, la dénotation même truque systématiquement ce qu'elle représente, ce qu'elle nous montre.

Le travail de montage, base du langage filmique, manipule le réel. Ainsi dans un film, on n'est pas obligé de montrer réellement pour faire voir. Dans une scène à deux personnages, si les deux acteurs ne sont pas disponibles en même temps, on peut tourner la scène en filmant séparément les deux acteurs et au montage on assemblera. Cf. le cas d'un seul acteur jouant deux personnages différents, des jumeaux. De plus l'ordre de présentation des séquences (c.a.d. un ensemble de plans successifs relatifs au même sujet) n'est pas l'ordre du tournage.

Le message littéral d'un film est déjà le résultat d'une construction; le réel du film est loin de la réalité. Ainsi, on songera à l'importance de la reconstitution au cinéma; avant on reconstruisait les décors dans des studios

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(carton pâte); Pagnol faisait construire des décors en dur dans la nature (fermes...).

Bien des mouvements sont illusoires comme les chevauchées des westerns; le vent et la pluie sont fabriqués. Il faut tenir compte de la puissance de l'illusion technique même dans des films réalistes, sans parler des effets spéciaux des films de Science Fiction. (2001 -L'odyssée de l'espace).

b) Niveau de l'implication diégétique

L'image filmique, image d'un aspect du monde, pas du monde, ne peut pas signifier pleinement par elle-même ; son sens lui est attribué par la fiction dans laquelle elle est incluse: il faut tenir compte de l'axe syntagmatique. Ainsi, le lorgnon du Docteur Smirnov, dans le Cuirassé Potemkine de Serge Eisenstein (1925), accroché à un cordage, tire son sens du contexte et d'un amont sémantique. Il ne peut s'interpréter que dans le cadre d'une ellipse et d'une mise en réseau avec d'autres informations : il y a des inférences à faire, des liens à établir. Au final, le lorgnon, plus qu'un objet dénotant une classe sociale privilégiée, signifie symboliquement la myopie «sociale» du médecin qui refuse de voir certaines réalités que l'oeil de la caméra nous montre «objectifs» et il en est puni.

Pour Eisenstein un gros plan comme celui sur les lorgnons est un élément capable d'éveiller chez les spectateurs la conscience ou le sentiment du tout : le pince-nez du médecin se substitue ainsi à lui ; cet emploi du gros plan produit une figure de style comparable à la synecdoque, exprimant le tout par la représentation de la partie.

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D'une manière plus générale, cela s'illustre dans « l'effet Koulechov ». Lev Koulechov, à partir de l'étude de films et d'une série d'expériences, a conclu vers 1922 qu'une image a deux valeurs :

1. sa valeur en tant qu'image photographique;2. la valeur acquise quand elle est associée à une autre, juxtaposée avec elle.

En partant ainsi d'un plan du visage totalement inexpressif d'un acteur, Mosjoukine, Koulechov, par trois montages différents, dans trois contextes, a obtenu trois significations perceptibles distinctes aux yeux des spectateurs.

Le même plan suivi d'un plan différent n'est plus le même plan.

Associé à l'image d'une assiette ou un bol de soupe, le plan signifie la faim; avec l'image associée d'un cadavre d'enfant dans un cercueil, les spectateurs lisent l'angoisse devant la mort, la tristesse ; enfin, associé à la représentation d'une femme aguichante, on perçoit le désir sur le visage. Pourtant, il s'agit de la même image! A chaque fois les spectateurs estiment que l'artiste a bien su exprimer ou représenter le sentiment en question : Mosjoukine traduit si bien la peur, la faim... Koulechov a ainsi démontré qu’une image plus une autre faisaient bien, non pas deux images, mais une troisième issue des impressions des deux "mères". Pour construire la signification, il ne s'agit donc pas d'ajouter les deux images, mais plutôt de faire plutôt le produit des deux.

L'image filmique peut ainsi peut donc signifier tout autre chose que ce qu'elle montre. La réalité de l'oeuvre filmique n'est pas ce qui est montré,

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dénoté, mais ce qui est signifié par le système complexe du film; il faut tenir compte du contexte. L'image ne fonctionne pas comme le mot, signe fixe doté d'un sens lexical ; elle ne correspond pas à une convention définitive. Notons que le mot, actualisé dans un contexte linguistique, dans un texte, peut prendre une valeur particulière qui n'est pas le sens habituel; seuls le contexte situationnel ou le contexte textuel peuvent, par ailleurs, permettre de résoudre la polysémie d'un terme ou de comprendre la présence d'éventuelles connotations : «Passe-moi le rouge.», «J'ai mangé une note.», «Ma cuisinière fume.» = quid ?

En d’autres termes encore ou plus simplement, les images n’ont pas une signification univoque ou intrinsèque, elles ne prennent un sens que les unes par rapport aux autres ou mises dans un contexte. Cela souligne ainsi le rôle décisif du spectateur pour construire activement le sens de ce qu’il reçoit. Les images comme les discours verbaux, les textes littéraires sont susceptibles d’être interprétées. Cf. Umberto Eco, Lector in Fabula.

NB La bande filmique d'origine relative à l'expérience de Koulechov a été perdue.

L'homme à la caméra, D. Vertov, 1928.

Les temps modernes, Ch. Chaplin, 1936.

Ces deux photogrammes semblent ainsi a priori porter le même message et faire de manière allusive apparaître l'homme moderne / le prolétaire des temps industriels comme perdu dans la machine. Mais la simple mise en

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réseau avec les images voisines (sans parler de remettre le film dans le contexte historique d'émission, de replacer le plan dans la séquence ou l'ensemble du film comme message culturel et idéologique) permet de comprendre que la signification est radicalement opposée.

   

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Pour Charlie Chaplin, certes, l'homme est réduit à une sorte d'objet englouti par une machine qui l'écrase, le broie. Mais pour Dziga Vertov, les quelques plans en amont du photogramme soulignent la maîtrise de la main de l'homme sur les commandes, les rouages de la machine et les plans suivant montrent la puissance, l'effet de cette main et du regard expert sur la machine mise en fonctionnement. En outre, ces images sont montées en relation avec d'autres images soulignant l'efficace technique du geste humain, souverain. Vision optimiste et futuriste de la machine libératrice au service de l'humanité. Chez Chaplin l'homme est plutôt déshumanisé, pantin inefficace ou automate soumis à une hiérarchie, dans un monde déjà orwellien, écrasé par un système économique, devenu donc un simple objet dans une chaîne taylorienne de production qui l'avale et l'expulse métaphoriquement.

B) Les mentions écrites

Des notations graphiques peuvent apparaître dans l'image, en dehors des oeuvres originales sous-titrées; elles peuvent

a) se substituer carrément à elle : intertitres sur carton ;

b) s'y superposer : sous-titres explicitant le lieu, la date, l'écoulement d'un laps de temps...

c) s'y intégrer : mentions graphiques internes à l'image, lues par la caméra, éventuellement via le regard d'un personnage (banderoles, lettres ou télégrammes en gros plan, pancartes, enseignes...).Cf. les divers emplois suivants dans Citizen Kane d'O. Welles.

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Aux origines, le cinéma muet avait besoin d'insérer l'écriture dans l'image pour pallier l'absence de bande sonore. Aujourd'hui, on notera l'importance du texte au début et à la fin du film avec le générique, la distribution, les "crédits", des avertissements, des rappels historiques... On peut mêler texte et images, les superposer. Parfois le générique, outre qu'il ancre souvent dans un genre filmique et le signifie aux spectateurs, peut déjà jouer un rôle dans la diégèse, c.a.d. l'économie générale du récit : ainsi, dans les Chasses du comte Zaroff (The most dangerous game), de E.B. Schoedsack et I. Pichel, on peut lire une annonce, un élément prédestinateur dans certaines images. De même, pour The Big Sleep de H. Hawks, l'image des deux acteurs derrière le titre, associée aux deux cigarettes côte à côte, annonce de façon cataphorique la formation ultérieure du couple. Le générique prend alors une fonction «programmatique» qui relaie une éventuelle affiche ou une bande annonce; il permet aux destinataires d'anticiper comme au réalisateur d'accrocher par là son public.

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Parfois, un texte dit par une voix off s'affiche au début du film ou d'une séquence, situant l'espace historique ou géographique... Ce texte peut occuper tout l'écran ou s'inscrire dans une partie de l'image. Voir un

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exemple d'une « séquence générique » à l'ouverture des Liaisons dangereuses de Stephen Frears.

Les mentions écrites internes font aussi partie du décor, elles participent à l'effet de réel.

C) Le son phonique

On notera que durant une longue période le cinéma est resté muet, ce qui ne l'a pas empêché de produire des chefs d'oeuvre. Alors, des intertitres, des cartons, étaient nécessaires à la compréhension du film, à la présentation minimale des éléments de discours des personnages. Au début du parlant, selon certains, on avait une nette prédominance des bruits, des sons par rapport au dialogue, dans beaucoup de films.

Le rôle du message linguistique par rapport à l'image est variable et complexe. On peut distinguer deux grandes fonctions:

a) la fonction d'ancrage: le texte indique la direction d'un signifié précis; on limite la polysémie d'une image, on lève une ambiguïté. Ce cas est rare au cinéma (mais cf. photo de presse) et se traduit dans le recours à une voix off (voir plus bas).

b) la fonction de relais: le message linguistique seconde l'image dans la production d'un sens en rapport avec l'histoire racontée; le dialogue, bien conçu, bien utilisé, a un rôle complémentaire et non de redondance par rapport à l'image, il fait avancer l'action, donne des informations pertinentes.

On remarquera que bien souvent le son est postsynchronisé, refait en laboratoire et mixé savamment; il n'est pas naturel, spontané. Pour les films étrangers, il faut avoir à l'esprit que les acteurs sont doublés (V.O. / V.F.).

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D) Bruits

On constatera qu'un grand nombre de bruits de la vie réelle ne sont pas naturels, mais produits plus ou moins directement par les hommes, c.a.d. qu'ils ont une origine sociale et par conséquent un sens social. Les bruits d'un film ne sont pas d'ailleurs une reproduction pure et simple des bruits extérieurs: ils sont élaborés en laboratoire, parfois truqués (cf. le bruitage). Une sélection, en pratique, s'impose car les bruits ne doivent pas, en principe, perturber la perception des sons phoniques, des dialogues; si cela se fait, il y a une intention.

Fréquemment, certains sons sont modifié en laboratoire: par exemple, on amplifie les paroles pour les rendre distinctes. Paradoxalement, les bruits d'un film ne sont pas de simples bruits et pas des « bruits » au sens linguistique du terme, c.a.d. des éléments entraînant une mauvaise transmission ou réception du message. Au lieu d'amener une perte d'informations, ils sont au contraire signifiants. De même, le silence peut être éloquent/ signifiant en termes de tension, menace...

Les bruits entrent en relation avec l'image, le son phonique et la musique via le mixage. Dans le film on constate une interdépendance sonore et plus généralement une interdépendance sémantique systématique : tous les éléments concourent à la production du sens. Les bruits comme la musique contribuent ainsi à la perception de la situation, à l'interprétation du contexte par le spectateur ou ils aident encore à caractériser un personnage.

E) La musique

Elle a joué un grand rôle à l'époque du muet ; non seulement les acteurs jouaient accompagnés d'un violon etc., mais à la projection un piano ou un disque... accompagnait le film; la musique n'était pas synchronisée. Actuellement deux grandes possibilités d'utilisation s'affirment:

1) rapport de redondance par rapport au visuel et au son; la musique double, renforce l'image et le discours: ainsi les violons langoureux commentent la scène d'amour, les trompettes accompagnent la scène guerrière... Naturellement tout cela reste codé, marqué par le culturel.

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2) rapport de contraste: on peut noter des effets d'antithèse; ainsi un accordéon guilleret illustre une scène d'enterrement. Voir dans ce registre le générique de Gervaise de René Clément qui met en opposition des images "sombres", renvoyant à un univers carcéral avec les grilles du chantier, et une musique allègre et festive de cabaret.

Une troisième fonction peut exister selon J. Mitry : parfois la musique ne paraphrase pas l'image ; elle ne vaut pas non plus pour elle-même, son intrusion à un moment donné a une signification, rien de plus, mais elle tire sa force rapportée aux autres éléments (son, bruits, images).

La musique a donc plusieurs fonctions :- elle soutient l'action,- elle accompagne l'expression des sentiments,- elle ponctue le film : elle prévient, annonce...

F) Les catégories de sons

On peut classer les sons présents dans un film en fonction de leur place, de la zone où on peut les situer.

1) Certains sons prennent ainsi place dans l'histoire racontée : ce sont les bruits, les sons, la musique, les paroles qui existent dans l'univers représenté, dans le cadre diégétique donc.

2) D'autres sont extérieurs à l'histoire et relèvent du récit, ils sont rajoutés après le tournage comme la musique d'accompagnement ou la voix off ; ils sont dits extradiégétiques.

Selon Michel Chion, un son «off» est proprement un son dont la source supposée est non seulement absente de l'image, mais aussi non-diégétique, c'est-à-dire située en un autre temps et un autre lieu que la situation directement évoquée : cas très répandu, des voix de commentaire ou de narration, dites en anglais « voice-over» , et bien sûr de la musique de fosse.

3) On observera que certains sons trouvent leur origine, leur source d'émission dans le cadre de l'image : on parle alors de sons "IN". D'autres sons restent extérieurs et renvoient à ce qui n'est pas inclus dans le champ,

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mais ils existent dans l'univers représenté, on dit alors qu'ils sont des sons "HORS CHAMP". Une voix hors-champ, par exemple, est celle d'un personnage présent dans la situation évoquée à l'écran, mais ne se trouvant pas dans le champ de la caméra. L'usage de cette voix invite le spectateur à imaginer l'espace extérieur à celui de l'écran.Les sons rajoutés a posteriori sont qualifiés de sons "OFF".

Pierre Schaeffer dit d’un son qu’il est acousmatique quand il s’agit d’un son que l’on entend mais sans voir sa cause productrice (Traité des objets musicaux, Seuil, 1966). Les sons acousmatiques sont des sons diégétiques et des sons non diégétiques ; ils ne sont pas émis dans le champ de l'image : c'est un ensemble constitué par les sons hors champ de la diégèse et les sons off rajoutés après le tournage.

G) Sons et temporalité

Par ailleurs, sur le plan de la temporalité, si l'on suit David Bordwell et Kristin Thompson (Film Art: An Introduction, 1979 et réédit.), on peut observer que les sons diégétiques et non-diégétiques peuvent être dans un

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rapport de simultanéité, de concomitance avec l'image ou de non-simultanéité, qu'ils soient décalés parce qu'ils renvoient à un moment antérieur ou parce qu'ils font référence à un autre moment postérieur à celui montré par l'image.

La musique, les bruits ou les paroles en provenance de l'univers de l'histoire peuvent, bien entendu, sembler nous parvenir en même temps que les images, synchrones, ou plutôt être issus du même moment de référence.

Mais le son peut venir d'un moment antérieur à celui représenté par l'image ; on pourrait parler alors de « son rétrospectif » (sound flash-back) comme à la fin d'Accident (1967) de Joseph Losey : on entend sur un plan du portail d'une demeure ouvrant sur une allée le bruit d'un accident de voiture, celui du début du film. Le récit filmique, en effet, part d'un accident automobile et remonte le temps pour évoquer les événements qui l'ont précédé.

Parfois aussi, avec des images proleptiques (image flash-forward), le son peut servir de lien, de transition entre deux scènes : on continue ainsi par exemple d'entendre le son de la scène précédente alors que l'on voit déjà des images de la scène suivante. Cf. en ce domaine la musique dans Short Cuts d'Altman.

Le son, au contraire, peut se rattacher à un moment postérieur à celui présenté par l'image à l'écran. Les images (image flash-back) renvoient à un moment passé, antérieur au moment du son, celui d'un présent ou d'un passé plus récent. Des exemples canoniques sont à chercher dans les documentaires ou dans des fictions relatant un procès : la bande son

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présente alors le récit d'un témoin pendant que l'image nous ramène dans le passé. L'image illustre le récit rétrospectif du passé ou la parole commente les images de celui-ci ; ainsi, la voix off d'un narrateur peut commenter a posteriori comme dans la Splendeur des Amberson (1946) d'O. Welles. Enfin, le son peut être proleptique (sound flash-forward) : les images vues à l'écran désignent un présent et le son qui les accompagne appartient à une scène ultérieure. Dans Bande à part (1964) de J.-L. Godard, on entend ainsi comme un leitmotiv un tigre rugir pendant plusieurs scènes avant de finir par le voir paraître à l'image.

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LES CODES

DU FILM

I. Généralités

II. Codes non spécifiques A) CODES PERCEPTIFS

B) IDENTIFICATION DES OBJETS VISUELS ET SONORES

C) LE CODE DU RECIT

III. Codes spécifiques A) REMARQUES LIMINAIRES

B) LE MONTAGE

C) LES PLANS CINEMATOGRAPHIQUES

D) LES ANGLES DE PRISE DE VUE

E) CHAMP / CONTRE-CHAMP / HORS-CHAMP

F) EFFETS OPTIQUES

I. GENERALITES

La compréhension correcte d'un film suppose la connaissance de ces cinq langages. Cependant, il faut aussi connaître plusieurs autres codes extra-cinématographiques. En effet, le cinéma n'est pas une nouvelle langue, originale, avec des moyens propres: les films sont des réseaux structurés par une multitude de codes et une partie seulement de ces codes est proprement cinématographique.

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On constate la souplesse du cinéma: il peut tout dire, il est très ouvert: ouvert aux modes diverses, aux symboles, aux courants culturels et idéologiques, aux influences artistiques extérieures. Le cinéma importe ainsi des signifiés qu'il emprunte à d'autres langages comme la littérature, le théâtre, le gestus social, les modes vestimentaires...

Celui qui veut analyser un film doit d'abord démonter l'importance de ces morceaux étrangers et, ensuite, se dégager de ces interférences codiques; en effet, on ne peut tout étudier à fond, être un spécialiste universel, être historien, sociologue, esthéticien. Le sémiologue du cinéma se limitera à un domaine de recherche; il a deux possibilités de travail :

le langage cinématographique, le total des traits qui sont supposés être dans les films caractéristiques du langage filmique,

le message total, complexe de chaque film particulier (analyse textuelle d'une oeuvre).

II. QUELQUES CODES NON SPECIFIQUES

Parmi les plus importants et les plus opératoires, relevons:

A) CODES PERCEPTIFS

Il faut prendre conscience du caractère psychologique et social de la perspective: ce n'est pas une réalité de la nature, mais un phénomène culturel, issu de la Renaissance. Le cinéma a repris à son compte la vision monoculaire et ses principes.

Ainsi, les figures sont étagées dans la profondeur; cet étagement est réglé par leur grandeur respective: la plus petite est la plus éloignée, la scène s'ordonnant en fonction de la place assignée à un individu.

L'espace au cinéma se définit aussi par rapport au cadre, c'est en fonction de lui que s'opère la distribution des éléments, des personnages. En effet, l'image est fortement composée dans le cadre, comme en peinture. Les masses, les volumes, les lignes sont organisées à l'intérieur du plan (axes verticaux, horizontaux...).

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La structuration de l'espace se fait à partir des lois de la perspective et des exigences de la délimitation par des cadres, en reprenant l'héritage de la peinture, de la photographie. Mais on notera aussi que l'espace s'organise aussi dans le montage : en effet, le film présente l'espace, le constitue plan après plan ; l'espace se compose ainsi sur un axe syntaxique et le spectateur articule les différents éléments, reconstitue le référent fictionnel. (Note : plan ici désigne un segment de pellicule impressionnée entre l’ordre de départ de la caméra «Moteur» et l’ordre d'arrêt «Coupez», c'est donc l'unité de base du tournage du film.)

Ainsi, l'établissement éponyme dans Hôtel du Nord de Marcel Carné est présenté, après l'évocation du contexte du quartier, par une vue de la façade, un plan d'ensemble du rez-de-chaussée (Note : plan ici renvoie à un type de cadrage), une vue intérieure de la salle, une plongée sur l'escalier d'accès à l'étage, une vue sur le couloir, une vue exploratrice sur l'intérieur d'une chambre, un plan rapproché de la fenêtre, cadrée de l'extérieur, et la vue sur l'extérieur que l'on a depuis cette fenêtre. L'espace ainsi constitué servira en quelque manière à une sorte de huis clos. Voir une série d'images sur l'espace dans ce film.

L'espace peut aussi se construire à travers le regard d'une instance narrative ou celui d'un personnage qui le balaie ou l'explore : ainsi, au début de Fenêtre sur cour d'A. Hitchcock, à partir d'une fenêtre.

L'espace filmique est donc constitué sur un double niveau :

celui de l'écran, celui de la structure du film.

 

Le passage du noir et blanc à la couleur a été important. On remarquera qu'il y a plusieurs systèmes de couleurs comme il existe différents formats, tailles d'écrans. On voit nettement le côté artificiel du noir et blanc ; si la couleur est sentie comme plus naturelle, plus réelle par des spectateurs naïfs, on ne doit pas oublier qu'elle ne donne que des équivalences des vraies couleurs; selon les systèmes, il y a des nuances. Consulter une fiche sur les formats et couleurs.

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Le noir et blanc est encore utilisé pour ses effets esthétiques, très codés, il évoque, en effet, certains genres. On pensera à son utilisation par Mel Brooks dans sa parodie du fantastique d'épouvante, Frankenstein Junior, ou encore à Woodie Allen dans certains passages de La rose pourpre du Caire.

Parfois, dans un film tourné en couleurs, une ou plusieurs séquences en noir et blanc sont insérées ; cela amène un décalage : il s'agit de signifier, par exemple, qu'il s'agit d'une autre époque, antérieure, d'un rêve... On identifie ainsi au procédé des archives, la logique d'une rétrospection comme dans JFK d'Oliver Stone. Cf. aussi les séquences dans l'asile pour Memento de Cristopher Nolan. Les effets recherchés peuvent être autres : voir Kill Bill de Quentin Tarantino...

B) IDENTIFICATION DES OBJETS VISUELS ET SONORES

Le décodage pertinent des objets apparus à l'écran requiert des connaissances culturelles, civilisationnelles. Par exemple, les vêtements sont des signes du niveau social, professionnel. Ils peuvent désigner une époque historique comme dans les films "en costumes", avec un effet de couleur locale, spatio-temporelle. Il faut donc maîtriser des codes sociaux ou historiques extra-cinématographiques pour les entendre : des connaissances encyclopédiques, culturelles sont nécessaires pour décoder..

Ainsi, un coup d'avertisseur signifie « voiture », même si on ne voit pas le véhicule à l'image. La rumeur de la circulation désigne ainsi une grande ville moderne...

Le cinéma peut importer tous les symbolismes attachés à des objets dans le cadre d'une société. Cf. le petit livre rouge de Mao dans la Chinoise de Godard, à la fois arme et défense.

C) LE CODE DU RECIT

On peut appliquer aux films le même type d'analyse narratologique qu'aux textes littéraires. Les instruments issus des travaux de V. Propp, de Cl. Brémond, des structuralistes etc. sont pertinents, car le cinéma a importé ses codes narratifs pour l'essentiel. Les concepts de points de vue, de

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focalisation, de temps de l'histoire et du récit, de syntaxe des séquences narratives... sont directement réutilisables.

Ainsi, cette neige tombant dans la résidence de Kane, à l'intérieur de la chambre, est «subjective». Ce n'est assurément pas la vision du narrateur mais celle du personnage : cela présuppose une focalisation interne.

In Citizen Kane d'O. Welles.

Sans l'aide d'un magnétoscope, minimum minimorum, d'une platine DVD ou d'un ordinateur multimédia, il faut souligner la difficulté de l'étude syntaxique d'un film ou de l'analyse précise des images. Les conditions de la vision diffèrent de la lecture d’un texte littéraire et quand un film n'est pas à disposition, on ne peut pas facilement procéder à des relectures partielles ou

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totales, pourtant nécessaires. D'autre part, seul un arrêt sur image permet d'observer de près le décor dans une oeuvre, l'arrière-plan ou d'étudier la composition du cadre, les effets de lumière...

Avant les temps du scope, les retours en arrière comparatifs n'étaient pas aisés et le spectateur était pris dans le déroulement mécanique de la projection ; l'analyse était gênée par les contraintes du temps filmique (1h 30...). Depuis que l'on dispose aisément d'un magnétoscope, plus accessible qu’une visionneuse, les conditions de réception pour analyse ont bien changé ; il faut cependant garder à l'esprit que le spectateur ordinaire dans une salle de cinéma ne peut pas décortiquer un film lors de sa consommation / réception. Cela a certes déjà un impact sur la perception des effets spéciaux, des trucages comme de certains plans très brefs aux limites du perceptible : depuis le Napoléon d’Abel Gance jusqu’à Matrix, l’analyse dégage l’existence de plans de l’ordre de quelques photogrammes, d’une durée voisine de la seconde.La critique a souvent constaté autrefois que le texte filmique ne pouvait être traité comme une oeuvre littéraire écrite, donc à disposition. On peut imaginer combien la possibilité de revoir ad libitum un film sur un scope a transformé et amélioré le travail d'observation nécessaire à une analyse sérieuse, raisonnée. L’arrivée des lecteurs de DVD a encore enrichi les possibilités du regard et de la réflexion critiques.

Pour mener à bien une analyse filmologique, il faut sans doute d'abord regarder le film dans sa continuité au moins deux fois ; il convient de prendre des notes et d'avoir recours ensuite au magnétoscope ou mieux au lecteur de DVD comme outil d'analyse. Le DVD possède alors des avantages incontournables : il permet des retours en arrière faciles, et par là la confrontation de passages ; il facilite l’arrêt sur image puis la reprise instantanée de la lecture ; il offre le ralenti ou la lecture accélérée qui aide à la recherche de plans ; l’usage du chapitrage permet enfin des lectures sélectives... Sur un plan linguistique, pour un film étranger, on peut choisir la bande son d'origine (VO relayée ou non à la demande de sous-titres) ou la version française.L'usage d'un ordinateur avec un moniteur de grande dimension donne encore plus d’efficacité en termes de production pour une analyse, car on peut ainsi basculer instantanément des images filmiques à un traitement de

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texte pour prendre des notes, rédiger un brouillon d'analyse ou encore passer dans un navigateur Web pour chercher des informations sur l’Internet. On peut également faire des captures d'écran et isoler des photogrammes permettant de construire et illustrer un découpage de séquence en plans... La possibilité de placer des signets personnels est aussi très intéressante dans la phase d'analyse et de repérage ; la plupart des logiciels lecteurs de DVD permettent ainsi de repérer instantanément une séquence, un plan et d'y accéder ensuite d’un simple clic de souris.

On remarquera qu'au cinéma, sur un plan quantitatif, la fiction narrative prédomine. Très vite, le cinéma, avec Georges Méliès en 1896, a adopté la narrativité et les codes du récit. A ses origines, les frères Lumière, en 1895, le concevaient plutôt comme un moyen d'archiver des informations, de pratiquer le journalisme, de constituer des documents divers, voire comme un auxiliaire pédagogique. Peu de Vues Lumière, plans fixes de moins d'une minute, tournés souvent en lumière extérieure naturelle, relèvent ainsi du narratif et / ou de la fiction pure comme « l'Arroseur arrosé », un des premiers gags cinématographiques. Souvent, elles nous semblent proposer des vues documentaires, des actualités, des souvenirs personnels, l'esquisse d'une forme de publicité... On se gardera toutefois de croire à l'aspect authentiquement , naïvement "documentaire" de certaines vues ;

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ainsi même «la sortie des usines Lumière» n'a rien de vraiment spontané.

Georges Méliès, quant à lui, est vite passé du filmage d'un spectacle de music-hall ou d'un gag reposant sur l'exploitation de la technique cinématographique, cf. Un homme de têtes en 1898, à une écriture narrative, créative comme dans le Voyage dans la lune en 1902.

Aujourd'hui, le cinéma est bien la première machine à raconter des histoires ; les genres non narratifs, non fictifs sont marginaux.

Le cinéma a rencontré la nécessité de se constituer une rhétorique, un système narratif avant de devenir une machine efficace pour narrer. Les premiers films narratifs ont emprunté leurs récits à des images immobiles

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(B.D., reproductions de journaux à sensation), à des thèmes de chansons populaires, à des romans et des pièces à quatre sous. Dès le départ, le cinéma a été populaire et a touché un grand public, au grand dam de certains intellectuels.

Les premières oeuvres furent brèves (historiettes), puis elles s'allongèrent sur le modèle du théâtre mélodramatique ; au départ on avait en quelque sorte du théâtre filmé, souvent frontalement — même si les Vues Lumière avaient adopté fréquemment un angle oblique— la scène étant souvent cadrée dans un plan d'ensemble ; une esthétique du tableau, au sens du terme au théâtre ou au music-hall, domina ainsi à la suite de G. Méliès, de Ferdinand Zecca etc. mais l'évolution et la séparation furent rapides. Par la suite, les romans classiques du XIX ème constituèrent une source fertile d'inspiration. Les courses poursuites, souvent burlesques, amenèrent à inventer : les personnages traversant un espace complexe, les lieux devaient se succéder, s'enchaîner et les plans pouvaient alterner entre le(s) chasseur(s) et le(s) personnage(s) poursuivi(s), cela donnant un effet de rythme. Cf. "La course des sergents de ville" de F. Zecca en 1907, premier exemple historique du genre.

Pour obtenir la crédibilité romanesque, le film a dû aussi montrer de près, d'où la constitution de procédés spécifiques, en liaison étroite avec les possibilité et conditions techniques. Par exemple, en France, c'est Abel Gance, après Griffith, qui utilisa pour la première fois les gros plans sur des visages ; son producteur le crut fou.

C.T. Dreyer dans sa Passion de Jeanne d'Arc, en 1928, utilisa systématiquement ces gros plans expressifs. Jeanne (Falconetti) Idem Dreyer.

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vue par Dreyer

F.W. Murnau utilisa pour sa part la caméra  

Pendant longtemps le manque de  souplesse, l'impossibilité de changer d'angle, de grosseur de plan ont été des obstacles; parallèlement aux moyens techniques, la rhétorique s'est aussi perfectionnée et le public s'est habitué.

Citizen Kane. Idem Citizen Kane.

Ascenseur en mouvement et changement d'angles de vue dans Le Dernier des Hommes.

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F.-W. Murnau dans son film de 1924 (Der Letzte Mann) utilise ainsi une caméra mobile; dans les premiers plans de l'oeuvre, nous découvrons le contexte avec une caméra placée dans l'ascenseur de l'hôtel ; elle explore ensuite le hall du palace dans un travelling avant pour arriver sur le portier à l'entrée. Le procédé va s'imposer et gagner rapidement Hollywood. Ce film innova beaucoup et se caractérisa encore par un refus significatif des intertitres ou cartons, la narration filmique devenant essentiellement visuelle, et non plus scripto-visuelle.Déjà, en 1896, un opérateur des frères Lumière, Alexandre Promio, avait eu l'idée de placer une caméra dans une gondole à Venise ; même si la prise de vues restait fixe, le déplacement de la gondole permit une vue «panoramique» sur le grand canal et donna le premier travelling de l'histoire du cinéma. Cf. Jean Mitry, Histoire du cinéma…

III. CODES SPECIFIQUES AU CINEMA

A) REMARQUES LIMINAIRES

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La liste des codes propres au cinéma est encore à établir, à compléter; elle constitue déjà une rhétorique complexe, plus ou moins bien définie et analysée.

Relevons parmi les éléments déjà répertoriés:

- le code de montage, - le code des mouvements d'appareil, - le code de variation d'échelle de plans, - le code des changements d'angle de prise de vue, - le code des effets optiques.

Dans cette analyse on peut revenir au découpage en unités minimales de signification. Ainsi, on peut commuter en bloc le travelling avant avec le travelling arrière. Le montage alterné (A/B/A/B) signifie que les événements représentés sont simultanés dans la fiction. A la différence de la langue, ces éléments n'ont pas un sens fixe, univoque: le travelling peut aussi bien signifier l'introspection que la découverte d'un paysage nouveau; cela dépend du contexte. La plongée traduira une impression d'écrasement ou permettra simplement une meilleure vision de la scène. Ce sont d'abord des moyens au service d'une intention.

Les effets optiques (fondu par exemple) constituent un cas particulier: des modifications sont apportées à l'image; souvent ils marquent une transition extradiégétique, une intervention du cinéaste dans le récit.

B) LE MONTAGE

Le cinéma est un art de la combinaison, de l'agencement; c'est là qu'intervient le montage, tâche de spécialiste, de technicien, pas forcément réalisé par le cinéaste.

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Le principe du montage narratif a été inventé par E.S. Porter pour son film The Great Train robbery, en 1903. Voir une fiche sur ce western et les différentes scènes le composant. Dans La Vie d'un Pompier américain en 1903 Porter avait réalisé un film innovant, déjà complexe, même si les principes du montage narratif n'étaient pas encore aussi sophistiqués.Très vite Griffith ou les cinéastes soviétiques comprennent l'importance esthétique ou narrative du montage, son potentiel ; la célébration du travail de montage par D. Vertov en 1929 dans l'Homme à la caméra témoigne de cette prise de

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conscience.Si le montage est réalisé par des techniciens experts, il ne faut pas en conclure naïvement qu'il se limite à une pure et simple opération technique; en effet, il convient plutôt d'y voir un principe cinématographique essentiel car ce travail régit l'organisation des divers éléments filmiques en employant des procédés techniques, mis au service d'intentions narratives. Les effets qu'il mobilise pour l'image et la bande son (liaison, symétrie, rupture, contrepoint, enchaînement linéaire ou non, ponctuation des plans, alternance de point de vue...) sont d'ordre syntaxique, rythmique mais aussi sémantique et esthétique. Le montage est par là même un aspect essentiel de la construction/ production du sens d'un film; il donne sens aux images et aux sons, il donne forme à une esthétique. Il est un élément constituant de la textualité filmique (étymologiquement, le texte est aussi un tissu !).

1. Le montage comme travail

Le processus de fabrication d'un film est complexe :

- scénario (inventé ou élaboré à partir d'un texte littéraire...) - découpage du scénario en unités d'action; ces unités seront découpées en unités de tournage (plans) - les plans sont filmés en différentes prises de vue, pas forcément selon un ordre logique, (plusieurs caméras tournent en même temps; on recommence x fois...) - l'ensemble des plans est mis bout à bout (rushes) et ils sont visionnés :

1) sélection des meilleures prises de vue; les autres constituent les "chutes", 2) assemblage bout à bout des bonnes prises : cela constitue l'ours, 3) détermination exacte de la longueur des plans et assemblage précis avec raccords.

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NB Parfois le cinéma donne à voir à ses spectateurs le processus de fabrication, d'écriture du film : ainsi fait Orson Welles dans la Splendeur des Amberson .

2. Le rôle des raccords

Les raccords sont importants car ils enchaînent les plans et donnent l'impression de continuité du film. « Raccorder, c’est faire en sorte, comme le terme l’indique, que le cut ne soit pas ressenti comme une rupture définitive et radicale, mais comme l’occasion d’une couture, qui permet d’assembler des morceaux différents avec la plus grande discrétion. Il s’agit de camoufler la césure, d’en effacer l’impression, tout en conservant la qualité d’articulation qui est au principe des changements de plan.»Vincent Amiel, Esthétique du montage, Paris, Nathan, 2001.

Voici un bref inventaire de quelques procédés de base dans cette opération de couture :

 

- raccord sur un regard: un personnage regarde un objet, souvent hors-champ, dans le plan n°1; dans le plan suivant, on montre l'objet de ce regard. - raccord de mouvement: un mouvement doté d'une vitesse et d'une direction donnée est répété dans un deuxième plan, par deux personnages éventuellement. - raccord sur un geste: un geste est commencé dans un plan, achevé dans le plan n°2. - raccord dans l'axe: deux moments successifs d'un même événement sont traités en deux plans, mais la caméra s'est rapprochée ou éloignée pour le plan n°2. - raccord champ contre-champ.

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Gervaise de René Clément : conversation entre Gervaise et Mme Boche. Raccord sur le regard et croisement des points de vue.

Les raccords jouent aussi bien sur l'image que sur le son. Le raccord sur ou par le son ou encore «raccord son» (voix, bruit, musique) fait ainsi entendre vers la fin d'un plan un bruit présent au début du plan suivant. Le raccord peut se faire par la parole, sur un mot employé dans le discours d'un personnage (il parle de quelque chose, on voit ensuite ce quelque chose...); on peut entendre dans un plan la voix, le cri d'un personnage qu'on découvre dans le plan suivant (La Nuit du Chasseur de Ch. Laughton en 1955). Le raccord peut aussi se faire sur ou par la musique. Celle-ci peut alors changer de statut, comme dans Short Cuts de Robert Altman, en 1993 : d'intradiégétique, produite par un personnage dans le monde de la fiction, elle devient au plan suivant accompagnement, (presque) musique off qui tisse un lien entre les plans des diverses séquences qui se croisent et souligne une atmosphère.

Le raccord cut est une option fréquente de montage : c'est une coupe franche, un passage brusque d'un plan à un autre sans aucun effet optique, sans ponctuation.Le jump cut est une technique de montage moderne marqué, provoquant une sorte de saut visuel, juxtaposant deux moments différents. A l'intérieur

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même d'un plan, on a supprimé quelques images, un fragment pour garder seulement le début et la fin; ces deux moments sont liés par un simple cut. Ainsi, par exemple, un personnage après cette coupe se retrouve propulsé à un autre endroit du cadre. Voir aussi dans A bout de souffle l'usage de J.-L. Godard. On pourrait percevoir le "jump cut" comme un plan syncopé.

Le faux raccord repose, volontairement ou non, sur un effet de discontinuité obtenu par la mise en évidence du changement de plan.

3. Les tables de montage et les catégories

Le montage, au sens strict, est «l'organisation des plans du film dans certaines conditions d'ordre ou de durée», selon Marcel Martin. Techniquement, le montage consiste à assembler les nombreux plans selon un ordre logique. En effet, lors du tournage, les différents plans ont été souvent enregistrés dans un certain désordre. Il s'agit alors de les assembler selon un ordre prévu par le réalisateur, plus ou moins complètement au préalable.Plus largement, le montage constitue le principe qui régit l'organisation des éléments filmiques visuels ou sonores, l'assemblage de tels éléments, par leur juxtaposition, leur enchaînement, le réglage de leur durée.

La première fonction du montage est narrative : il va assurer la liaison syntaxique des différents éléments de l'action selon un rapport général de causalité, de temporalité diégétique. La deuxième fonction est expressive, d'ordre sémantique ou esthétique ; alors le montage vise à exprimer par la rencontre ou le choc de deux images un sentiment, une idée. Une autre fonction importante est d'ordre rythmique, souvent alors en liaison avec la bande sonore, la musique,

Il existe plusieurs sortes de montages qui renvoient à des tables de montage, des grilles empiriques, d'origine pratique :

- Poudovkine : antithèse/ parallélisme/ analogie/ synchronisme/ leitmotiv (les séquences sont organisées selon un thème).

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- Balazs : idéologique/ métaphorique/ poétique/ allégorique/ intellectuel/ rythmique/ formel/ subjectif.

 Les montages linéaire, alterné, parallèle correspondent à divers types de construction séquentielle, différents assemblages des segments du film.

- Le montage alterné : le montage instaure une relation de simultanéité entre les séries.

A / B / A / B

Ce montage fait alterner deux séries d’événements se déroulant dans des espaces différents mais dans le même segment de temps. Dans ce type de montage, on fait alterner au moins deux situations qui ont un rapport direct à la même histoire. Ce montage accentue la convergence et amplifie le suspense : l'exemple canonique est celui du sauveur qui vient au secours de la victime ; on passe alternativement du héros qui s'en vient à la victime...

Quelques images de La télégraphiste de Lonedale, The Lonedale Operator, de David Wark Griffith en 1911 : prisonnière d'un groupe de bandits qui a voulu voler la paie des employés du train, dans une gare isolée, une jeune fille appelle son fiancé à la rescousse par le télégraphe. Celui-ci arrive par le train, à temps ! Une part essentielle du film repose sur la logique d'un contre la montre.

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- Le montage linéaire : les séquences s'enchaînent selon une progression purement, strictement chronologique. Il existe un montage flash-back ou montage inversé avec rétrospection comme dans la littérature narrative. Le montage classique présente une histoire de façon chronologique ou linéaire (début , milieu, fin), sans jouer sur la chronologie. Ce type de montage se concentre ainsi sur une seule action à la fois.

A => B => C => D - Le montage parallèle correspond à une thématique. Il fait alterner deux ou plusieurs séries d’événements présentant des similitudes ou comportant des relations logiques, mais ne se situant pas nécessairement dans le même segment temporel.

D.W. Griffith dans Intolérance, en 1916, l'utilise avec des parallèles de séquences entières pour montrer l'identité, sur un mode analogique, de l'intolérance au cours des périodes historiques. Le cinéaste avait déjà exploré le procédé en 1909 dans Les Spéculateurs, A Corner in wheat, réflexion

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sur le capitalisme où il oppose le luxe des spéculateurs en grain à la pauvreté des gens du peuple. Ce montage contrasté permet de porter un regard accusateur; il prend une fonction argumentative. Voir un découpage des Spéculateurs.

A // B // C // D

Corner in wheat: réception du magnat qui fête son succès sur le marché.

En écho : les conséquences pour le peuple, accablé par la hausse des prix du pain.

 

Les conséquences de la spéculation

comme les pauvres des villes. Le

 

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frappent le peuple des campagnes...

parallèle est appuyé.

Intolérance est essentiellement construit sur des montages parallèles, unissant des actions se déroulant à quatre époques et en dix lieux différents. Les quatre récits d'abord présentés séparément, vont s'enchaîner les uns à la suite des autres, selon un rythme de plus en plus rapide.I. Amérique contemporaine :

II. Palestine  antique :

Episode moderne : après une grève durement réprimée par un industriel poussé par sa soeur, un jeune garçon va vivre en ville où il épouse sa bien-aimée et fréquente des vauriens...

Le conflit de Jésus avec les Pharisiens et avec Rome.

III.  France du XVI ème :

IV. Babylone, en 539 avant Jésus-Christ :

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Une jeune huguenote et son fiancé arrivent à Paris où Charles IX et Catherine de Médicis préparent la Saint-Barthélémy; ils seront massacrés.

Les prêtres de Baal, aidés d'un rhapsode, conspirent contre Balthazar, prince tolérant. Au cours d'un festin fastueux les troupes de Cyrus envahissent Babylone...

Intolérance, dont le sous-titre est Love's Struggle through the Ages, mêle ainsi quatre histoires «coulant d'abord comme des fleuves majestueux, puis se mélangeant comme des torrents impétueux». Le montage parallèle est généralisé à la construction d'ensemble. On observera d'après ces photogrammes que Griffith a fait teinter avec 4 couleurs différentes les périodes pour les typer en quelque sorte : l'histoire moderne est ambrée, l'épisode évangélique est en bleu... On pourrait presque parler cum grano salis de couleur locale.

D'autres types de montages peuvent aussi être évoqués :

- Montage inversé : ce montage fait voyager dans le temps, passé ou futur. On suit une situation puis, par un flash back, un plan, une scène vient nous raconter ce qui s'est passé avant. Ce jeu présent /passé /présent vient souvent aider à la compréhension d'une situation, d'un personnage.

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- Montage analytique : ici, l'action est découpée, décortiquer en une foule de plans différents. On en fait ressortir ainsi toutes les facettes, tous les détails. Cette façon de décomposer permet au spectateur de mieux analyser une situation.

- Montage synthétique : ce montage complexifie les plans pour leur donner un haut degré de signification. Cette façon de procéder favorise les ellipses, ce qui reste non-dit.

- Montage à leitmotiv : ce montage fait appel à la répétition de certains plans significatifs. Ces motifs qui reviennent tout au long du film rappellent ainsi le refrain d'une chanson. On emploie ce type de montage autant dans le cinéma de propagande politique — le plan répété devient un slogan — que dans des comédies où la répétition du gag devient un mécanisme essentiel du rire (cf. Bergson).

Serguei M. Eisenstein a distingué dans Méthodes de Montage (article de 1929) plusieurs principes de montage :

1. Le montage métrique qui se fonde sur la longueur absolue d'un plan. «Les images sont montées en fonction de leur longueur, selon un schéma structurel correspondant à une mesure musicale.» Ce montage ne prend pas en compte le contenu de l'image, la substance du cadre. Exemple : un pied (unité de mesure) d'un plan A est suivi de deux pieds d'un plan B, puis un pied de A', suivi de deux de B', et ainsi de suite...On peut trouver de tels montages également chez D. Vertov, dans L'Homme à la caméra, avec un travail de synchronisation entre la bande son et l'image, morcelée en petits fragments, pour traduire l'expérience de la ville et la vitesse.2. Le montage rythmique qui fonctionne sur le rythme de l'enchaînement des plans : exemple canonique de la séquence des escaliers d'Odessa dans le Potemkine (1925). Ce montage va un peu plus loin que le montage métrique car on prend en compte le mouvement à l'intérieur du cadre et la composition de l'image. Avec la sonorisation du cinéma, le

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montage rythmique a bien sûr joué aussi des éléments auditifs: sons, musique, paroles. 3. Le montage tonal fondé sur le sens émotionnel des séquences ; il se fait d'après des dominantes et le conflit rythme/ dominante. Exemple : la séquence du deuil à Odessa lors de l'hommage funèbre rendu au marin Vakoulinchouk, «tué pour une assiette de soupe» dans le Potemkine.4. Le montage overtonal ou harmonique, qui résulte du conflit entre le ton dominant d'une séquence et ses harmoniques, il travaille l'harmonie mélodique de l'enchaînement des plans ; ce montage est fondé sur la perception physiologique du corps. Il cumule et associe les procédés des trois précédents types. Exemple: la fin de La Mère (1925) de Vsevolod Poudovkine.5. Le montage intellectuel ou idéologique, fondé sur le contenu symbolique produit par deux ou plusieurs images enchaînées, qui relève d'une démarche dialectique. Le sens naît de la juxtaposition des plans. Voir la séquence dite des dieux dans Octobre (1927) ou un peu avant la fin du film La Grève (1924) la séquence alternant brutalement des images d'abattage de bestiaux et d'affrontements sanglants entre ouvriers grévistes et forces de l'ordre. Cette mise en série d'images juxtaposées est perçue sur le mode de la comparaison; on entend ensuite par là le propos : «Les prolétaires sont traités comme du bétail, perdant leur humanité et massacrés bestialement.»

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Ce montage dialectique, conceptualisé par Eisenstein, est mis en oeuvre par le cinéma soviétique dans les années 1920 -30. Pour le cinéaste russe, de deux plans peut surgir une nouvelle et troisième idée ; la notion dynamique de conflit, nodale, est empruntée à la dialectique hégélienne puis marxiste; pour les philosophes de l'Histoire au XIXème l'histoire avance en effet au fur et à mesure des conflits. Eisenstein s'inscrit dans cette logique en privilégiant l'art de la collision. L'exemple de la Grève emprunte à deux domaines éloignés, hétérogènes a priori: comme dans l'image surréaliste selon Pierre Reverdy (1918) plus la distance entre les deux termes associés est grande, plus l'effet chez le spectateur est fort, sur le plan logique et émotionnel. « L'image est une création pure de l'esprit. Elle ne peut naître d'une comparaison mais du rapprochement de

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deux réalités plus ou moins éloignées. »« Le montage est l'art d'exprimer ou de signifier par le rapport de deux plans juxtaposés de telle sorte que cette juxtaposition fasse naître l'idée ou exprime quelque chose qui n'est contenu dans aucun des deux plans pris séparément. L'ensemble est supérieur à la somme des parties. » S. M. Eisenstein s'inscrit ainsi clairement dans la ligne de Koulechov. 1 + 1 = 3 ?Le cinéaste travaille alors la relation réciproque des scènes ou plutôt des fragments juxtaposés et il met en scène une lutte entre des principes opposés. Dans le Cuirassé Potemkine, 1925, par exemple, Eisenstein met en lumière par le biais du montage les antagonismes ou tensions qui déboucheront sur le conflit. Voir ici le chapitre Langages et codes sur le lorgnon du Dr Smirnov. En effet, le cinéma d'Eisenstein ne cherche pas tant à décrire le réel qu'à le révéler : c'est là le rôle didactique du montage. Tout art, et donc le cinéma, doit servir un projet politique, social et pédagogique : engagé, il s'adresse aux masses populaires pour leur faire comprendre le réel, en le décryptant.

4. Montage interne à l'image

a- Split screen ou écran partagé

Le split screen, est une forme de montage, dans un sens plus large du terme, mais sur / dans le plan de l'image. Cet effet cinématographique consiste à diviser l'écran en plusieurs fenêtres, à le partager en deux, trois parties ou plus ; chacune d'elles présente alors soit une scène différente, soit une autre perspective sur le même événement, dans une sorte d'effet stéréoscopique ou dans la recherche d'une vision plus complexe du réel.

Généralement, l'action présentée dans les fenêtres est synchronisée ; il s'agit de permettre aux spectateurs de suivre diverses actions simultanées ou de bénéficier de plusieurs points de vue en parallèle sur une même scène. Les scènes de dialogue à distance (téléphone...) en "écran partagé" sont fréquentes, y compris dans les téléfilms.

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On peut trouver des exemples préfigurateurs de ce procédé dès le Napoléon d'Abel Gance, en 1926, qui utilise trois volets simultanés, tournés avec trois caméras et destinés à être projetés simultanément sur trois écrans; mais chez Gance le procédé du triptyque va plus loin.

Napoléon d'Abel Gance : découpage en triptyque de l'écran (1926).

Chez Abel Gance, outre l'apport spectaculaire d'une image trois fois plus large, la juxtaposition ou polyvision — cette appellation est de Gance — permet des effets d'écriture variés dans un registre épico-lyrique : la même image peut ainsi se répéter en écho sur les trois écrans ; on peut aussi avoir trois points de vue sur la même scène comme dans un split screen ; on peut enfin avoir une symétrie par inversion des images latérales. « La partie centrale du triptyque, c'est de la prose et les deux parties latérales sont de la poésie, le tout s'appelant du cinéma. »

Il est connu que Brian de Palma affectionne cette technique comme en atteste Phantom of Paradise en 1974.

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Winslow, le fantôme, pendant la répétition du spectacle au Paradise, a posé une bombe dans une voiture qui sert d'accessoire. Elle explose sous les yeux du diabolique propriétaire. La séquence montée en split screen évoque en référence, pour lui rendre hommage, La Soif du Mal, Touch of Evil, d'Orson Welles (1958).

Quelquefois, certains cinéastes, comme A. Hitchcock dans ces images de Pas de printemps pour Marnie, découpent "naturellement" l'espace dans la même image en deux parties, juxtaposées, qui semblent comme indépendantes ; les personnages ne se voient pas et évoluent ainsi dans deux espaces qui s'ignorent, séparés par une cloison, celle du bureau ou celle du couloir. Le spectateur, quant à lui, a une perspective d'ensemble : sans parler d'omniscience, il en voit / sait plus que chaque personnage, pris séparément.

On trouve d'autres exemples de

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split screen naturel chez Jacques Tati dans Playtime, en 70 mm.

 

b- Montage interne et profondeur de champ

Voir infra à Effets Optiques les commentaires sur le travail d'O. Welles en ce domaine, dans Citizen Kane ou les Amberson.

Welles mobilise la profondeur de champ dans des séquences où la caméra reste fixe : ce sont les personnages qui bougent dans le cadre et qui y occupent des places variables. Le spectateur prend alors un rôle actif: c'est à lui de voir ce qui se passe dans les divers plans (en profondeur) de l'image, à lui de trier, puis lier les informations;Welles étage ses informations sur deux ou trois plans qu'il faut mettre en relation.

 

C) LES PLANS CINEMATOGRAPHIQUES

Le plan est une unité de base dans le cinéma : c'est un morceau de pellicule, sélectionné au montage, correspondant à une prise de vue de la caméra, effectuée sans interruption. On peut ordonner les plans en fonction de différents critères, selon :

- la grosseur, - la mobilité,

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- la durée ou encore- l'angle de prise de vue.

1) GROSSEUR DES PLANS

On définit traditionnellement plusieurs tailles de plans en fonction des divers cadrages possibles d'un personnage, d'un sujet, en rapport avec l'éloignement de l'objectif et du sujet.

Voici un classement selon une échelle des plans classique :

- plan général - plan américain 

- plan d'ensemble  - plan rapproché 

- plan de demi-ensemble ou de petit ensemble

- gros plan, insert 

- plan moyen  - très gros plan.

Dès les premières vues Lumière en 1895, l'intérêt des diverses valeurs de cadre a été perçu : voir l'Arrivée d'un train en gare de la Ciotat.

 

Le plan général et d'ensemble permettent de situer un lieu, de présenter, d'embrasser tout un décor; ils suggèrent souvent une ambiance (pluie), un moment (nuit).

NB Les exemples proposés ici sont tous tirés de Pas de printemps pour Marnie d'Alfred Hitchcock, 1964.

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- Le plan général situe la totalité des décors et, de la façon la plus large possible : il est strictement d'ordre descriptif. Il est particulièrement intéressant pour montrer un grand espace, extérieur souvent, comme dans les westerns.

- Le plan d'ensemble établit de façon plus précise le décor, le lieu de l'action ; il constitue déjà un choix. Dans ce type de cadrage, on peut retrouver des personnages mais ils sont perdus dans le décor : c'est donc encore un plan d'ordre descriptif.

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Dans le plan de demi-ensemble, le décor est réduit par rapport au plan d'ensemble; souvent, les personnages sont groupés; ils sont plus importants que le décor : ce plan situe ainsi les personnages dans leur décor.

 

Le plan moyen permet de montrer des groupes de personnages, en coupant le décor autour d'eux; on montre leurs occupations... Ce plan cadre un ou des personnages en entier, des pieds à la tête, en référence à un adulte debout. A partir de ce cadrage, l'action a prédominance sur le décor : ce plan est plutôt d'ordre narratif, l'aspect descriptif devenant secondaire.

 

Le plan américain, voisin du plan italien, coupe les personnages plus bas que la ceinture : il les isole à mi-cuisse ; on voit donc ainsi souvent leurs mains. Ce plan tirerait son appellation des

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westerns : on y cadre souvent les cowboys de la tête aux revolvers colts. Ce type de cadrage est usité lors de scènes de discussion entre deux personnages ; ce procédé prend ainsi une valeur dramatique.

 

Le plan rapproché permet l'approche d'un groupe, montre un acteur en buste; on s'intéresse à son jeu, ses mimiques, ses réactions.  On fixe alors l'attention sur un personnage ; l'action est donc moins importante que la psychologie du personnage. Ce cadrage est souvent utilisé pour les conversations ; il relève d'une valeur dramatique;

On peut distinguer dans les plans rapprochés, selon la coupe, le plan poitrine, le plan taille et le plan épaule.

 

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Le gros plan peut montrer en détail un visage, détailler un objet. Il a une grande capacité de renseignement, un pouvoir suggestif : c'est un plan très puissant parce que très concentré.  Il a évidemment une valeur dramatique et essentiellement psychologique : «Il constitue un des apports les plus prestigieux du cinéma. (...) C'est dans le gros plan du visage humain que se manifeste le mieux la puissance de signification psychologique et dramatique du film. La caméra sait fouiller les visages, y faire lire les drames les plus intimes.» Marcel Martin, Le langage cinématographique, 1962.

Le très gros plan ou  plan serré peut focaliser sur les lèvres, les yeux d'un personnage ou sur un bouton de commande, un objet etc. Il peut donner une acuité monstrueuse, créer une tension. Il isole souvent un détail du

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corps ou du visage qui prend une importance dramatique. Il peut encore provoquer un effet de suspense; si l'on ne montre que la bouche d'une personne au téléphone : on tait ainsi son identité provisoirement....

L'insert, stricto sensu, est un plan qui, comme l'indique l'étymologie, est tourné séparément pour être intercalé, "inséré" ensuite lors du montage. Il montre en gros plan un objet ou un détail : il sert à désigner un élément de l'action susceptible de prendre une importance dramatique ; les inserts représentent aussi fréquemment des documents : lettres, livres, journaux...

Souvent le terme d'insert est assimilé de façon réductrice au gros plan, voire au plan de coupe qui est un plan de brève durée inséré au montage pour assembler deux plans qui ne se raccordent pas parfaitement.

Travail de classement à faire sur une série d'images de la Nuit du Chasseur.

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Voici un schéma représentant les lignes de découpe possibles d'un personnage, dans une échelle classique des plans.

Un exemple possible de montage des plans donné en exemple. Cette série d'images assemblées constitue une séquence, une unité sémantique : on suit la promenade d'une jeune femme sur un quai. La séquence correspond à une unité narrative ; elle se constitue d'une série de plans ou de scènes qui forme un tout et qui raconte une histoire, un moment d'une histoire.

Exemple d'usage des plans par Renoir dans une séquence de la Règle du Jeu, 1939

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Jean Renoir se rapproche dans cette scène de plus en plus de ses personnages : plan d'ensemble avec un arrière plan très net (on voit nettement ici, à travers la fenêtre, le palais de Chaillot, le Trocadéro à l'arrière plan qui authentifie le cadre), puis plans américains, ensuite plans rapprochés et enfin gros plan.

2) EN TERME DE MOBILITE

On peut opposer le plan fixe aux différents types de mouvement d'appareil, y compris le zoom.

- Le panoramique

C'est le balayage par l'axe optique de la caméra d'un angle, sans bouger l'appareil de place.Un panoramique pertinent part souvent d'un élément intéressant pour aller vers quelque chose d'encore plus intéressant...

On peut classer les panoramiques en fonction de l'angle de déplacement du rayon visuel de la caméra.

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- panoramique horizontal: <---> un paysage est présenté d'un point de vue élevé. 

- panoramique vertical: | on regarde un monument élevé, un personnage est montré des pieds à la tête. 

- panoramique oblique / on suit l'envol d'un oiseau, la descente d'un skieur. 

- panoramique brisé : la trajectoire suit plusieurs plans, elle peut être fantaisiste; on présente ainsi les recoins d'un décor, le déplacement hésitant d'une personne.

On pourrait aussi les classer en fonction du résultat recherché :

- Le panoramique d'exploration, en général plutôt lent, montre tous les détails d'un décor. Il prend souvent par sa fonction descriptive un rôle introductif, permettant la découverte d'un espace.... 

- Le panoramique d'accompagnement suit un sujet en mouvement, l'image est centrée sur lui pour concentrer l'attention. 

- Le panoramique rapide, de balayage permet de réunir deux sujets liés, sans coupure visuelle, rapidement.

 

- Le travelling

Le travelling implique un déplacement de la caméra dans l'espace; elle est souvent placée sur un chariot qui se déplace sur des rails (dolly...), sur / dans une voiture, avec une Louma... (La Louma est une grue légère, montée sur chariot, dotée d'un bras télescopique portant une caméra sur pivot

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mobile. Le cadrage ou la mise au point sont réglés à distance via une télécommande et on contrôle sur un moniteur.)On peut distinguer :

- le travelling latéral : vertical avec une caméra dans un ascenseur, par exemple, qui se déplace de haut en bas; horizontal avec la caméra dans une voiture, un train ou des rails en studio, elle se déplace de gauche à droite. Le rayon visuel de la caméra se déplace parallèlement à l'objet, la caméra étant fixe à bord d'un engin mobile. Cf. les galopades des westerns.

- le travelling dans l'axe optique : la caméra se déplace dans l'axe de son rayon visuel, soit en s'éloignant ou se rapprochant du sujet fixe.

On parle de travelling avant et de travelling arrière. En prise de vue continue on passe d'un type de plan à un autre: du plan général au gros plan, par exemple; dans ce cas on a un travelling avant d'approche.

 

- travelling d'accompagnement, travelling d'exploration: technique analogue à celle du panoramique d'accompagnement.

 

- Le pano-travelling

Il résulte de la combinaison d'un panoramique et d'un travelling ; souvent il est réalisé à l'aide d'une grue.

- Le zoom

Au sens strict, il désigne un type d'objectif spécial à focale variable; sans bouger la caméra de place, il permet d'obtenir des effets de travelling dans l'axe, avant ou arrière. On peut considérer le zoom comme un travelling optique. Alors que le travelling amène un changement de perspective, lié au déplacement de la caméra, le zoom se contente de jouer sur le grossissement de l'image.

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Usage du zoom pour dégager un personnage de la foule.

Le Syndrome de Stendhal de Dario Argento, 1993.

3) EN TERME DE DUREE

Les plans, unités de montage, peuvent être très brefs (1 seconde), ou plus ou moins longs (x minutes). On arrive au plan-séquence quand un plan est suffisamment long pour contenir l'équivalent événementiel d'une séquence, c.a.d. un enchaînement, une suite logique d'événements distincts. La signification d'un plan simple est perçue rapidement; dans le cas d'un gros plan, deux secondes suffisent. Si le plan est touffu, s'il y a plusieurs personnages, objets, la présence à l'écran doit être nécessairement plus longue. Ainsi, dix secondes semblent utiles pour un plan d'ensemble fixe.

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Le temps de perception est inversement proportionnel à la grosseur de l'image.

D) LES ANGLES DE PRISE DE VUE

La prise de vue, la visée, peut se faire selon des angles et des axes variés.

 

On peut distinguer, selon l'angle formé par l’axe de la caméra et le sol, trois grands types d'angles :

1- vue dans l'axe de l'objectif, sur un plan horizontal : la caméra est à hauteur d'oeil, c'est le cas, non marqué, ordinaire.

Certains cinéastes jouent subtilement sur la hauteur de la caméra : le Japonais Yasujiro Ozu a ainsi filmé « au niveau des tatamis » en plaçant la caméra très bas, presque au niveau du sol pour s'adapter à l'ameublement oriental ; cf. le Voyage à Tokyo en 1953 ci-contre et une photographie du tournage de Riz au thé vert en 1952.2- vue en plongée :

l'axe optique de la caméra est dirigé vers le bas, très penché éventuellement. On "domine" le spectacle, on écrase le sujet filmé, on l'amenuise potentiellement. On peut en tirer des effets psychologiques ou symboliques.

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3- vue en contre-plongée :

l'axe optique de la caméra est dirigé vers le haut, cf. la célèbre boutade «On filme les plafonds.» Fréquent, quand il s'agit de montrer un monument, une tour; on peut ainsi accentuer un effet de majesté, le bâtiment paraît dominateur. L'effet est plus ou moins marqué ; la c-p peut être légère.

Orson Welles filmant « au ras des marguerites » pour une contre-plongée. Le réalisateur utilise à plusieurs reprises le même procédé dans Citizen Kane ; l'épisode est

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évoqué de façon pittoresque dans RKO 281 (Citizen Welles) de Benjamin Ross (1999). On peut aussi être attentif à l'axe de la caméra : celle-ci peut-être, par rapport à l'objet filmé, placée en face, frontalement, ou latéralement avec un angle variable : 60°, 45°, 30°...

Pour un personnage, on peut observer qu'il peut être vu dans le cadre de l'image sous différents axes de regards : de face, de dos, de profil, de trois-quarts par la gauche ou la droite... Welles compose ainsi habilement ce plan de Citizen Kane.

Exemple d'usage des angles et des axes tiré d'une séquence de Citizen Kane.

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Le dernier photogramme de Welles montre qu'il ne faut pas interpréter mécaniquement ou de façon univoque les valeurs des angles de prise de vue. Kane est réduit et vu d'en haut, mais il serait naïf de dire sommairement qu'il est écrasé symboliquement. Il est au fait de sa puissance ; il est donc l'objet de tous les regards. La surcomposition de l'image avec des cadres dans le cadre et l'effet de lumière attirent l'attention sur lui ou plutôt sur son image même ; cela dit, quelque chose aussi se joue à droite du cadre. Un regard, une menace potentielle sont déjà là. Question de nuance.

Dreyer a utilisé dans sa Passion de Jeanne d'Arc des caméras à la verticale, en plongée totale. Cet angle de vue inhabituel attire l'attention du spectateur et dans le contexte signifie le bourleversement du peuple lors de l'exécution de Jeanne. Les Américains appellent cette vue à la verticale bird's eyeview

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ou bird's eye shot.

E) CHAMP / CONTRE-CHAMP / HORS-CHAMP

Le champ est la portion d'espace imaginaire contenue à l'intérieur du cadre de l'image.

Le hors-champ est lié au champ, il n'existe qu'en fonction de lui : c'est l'ensemble des éléments (personnages, décor...) qui, n'étant pas inclus dans le champ, lui sont néanmoins rattachés imaginairement, pour le spectateur, par un moyen quelconque, selon la définition de Jacques Aumont dans son Esthétique du Film. Avec le hors-champ, on laisse des éléments de l'action hors du cadre, mais pour obtenir un effet : par exemple, on suit sur le visage de spectateurs masculins les étapes d'un strip-tease. On observera que le regard comme le son de la voix sont des éléments essentiels pour constituer ce qui est hors-champ.

Le champ et le hors-champ communiquent de différentes façons :

- entrée dans le champ / sortie du champ de la caméra (généralement, par le bord latéral du cadre); un personnage sort du cadre ou entre ; - interpellation du hors-champ : un personnage regarde à l'extérieur du champ ; il adresse la parole à quelqu'un qu'on ne voit pas dans le champ ;- le hors-champ peut se définir aussi par rapport à des personnages : une partie d'un personnage est hors cadre.

Echange cordial dans Pas de

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printemps pour Marnie.

Le hors-champ peut interagir avec le champ et il investit parfois l'image selon divers procédés : un miroir cadré par la caméra peut refléter des éléments hors-champ; l'ombre d'un personnage hors champ peut se projeter sur le sol ou sur un mur... On pense ainsi au plan célèbre de M. le Maudit de F. Lang.

Le champ et le contre-champ : la caméra braquée sur un sujet définit un champ de prise de vue; si on la déplace de 180°, on cadre un contre-champ. On utilise souvent pour cela deux caméras qui tournent en même temps. Par exemple, on filme deux interlocuteurs assis, face à face, à une table; on voit, d'abord, X de face et Y de dos, ensuite Y de face et X de dos. Dans la pratique, les caméras ne sont pas en face à face, en opposition à 180 °, mais elles se situent entre 90 et 120 ° d'opposition ; cela permet d'éviter de les placer l'une dans le champ de l'autre et cela contribue à donner un effet de continuité d'espace au spectateur.

Hôtel du Nord (1938) de M. Carné : usage des regards

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dans l'opposition champ/ contre-champ au comptoir.

Citizen Kane d'Orson

Welles

F) EFFETS OPTIQUES

Sans parler des effets spéciaux et de l'image de synthèse, élaborée sur ordinateur, évoquons quelques procédés de base.

La profondeur de champ concerne la netteté des différents plans de l'image, elle joue sur la troisième dimension de l'image et permet une mise en perspective. Le cinéaste peut utiliser le flou artistique ou au contraire une grande netteté des objets à l'écran, en faisant varier la P.D.C. (grande / nulle); pour cela, il change la focale de l'objectif (courte / longue) ou l'ouverture du diaphragme. En diminuant la taille de l’ouverture, on augmente ainsi la profondeur de champ...

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La P.D.C. a un rôle esthétique et expressif. Chez Renoir, par exemple, la netteté de l'arrière plan montre son importance, il essaie de l'utiliser pour suggérer une atmosphère. Orson Welles dans Citizen Kane a utilisé une P.D.C. maximale, où tout est net, du premier à l'arrière plan ; chez lui, la p.d.c. est un des ressorts du plan séquence et participe à la dramatisation.

Au contraire, chez Sergio Leone, la P.D.C. est réduite ; le cinéaste, en utilisant de longues focales, centre la vision sur les personnages, réduisant le rôle du décor : il privilégie ainsi un élément dans le contexte.

Le Bon, la Brute et le Truand (Il Buono, il Brutto, il Cattivo) de Sergio Leone, Italie, 1966.

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Ces quelques images de Citizen Kane (1941) montrent d'abord comment Welles fait communiquer les différents plans en jouant de la P.D.C. et de la focale. Il met ainsi en interaction arrière plan et avant plan : c'est le destin de l'enfant, isolé à l'extérieur dans le cadre blanc de la fenêtre, qui est scellé par la signature à l'intérieur, dans cet extrait d'un plan séquence.

Dans le deuxième photogramme, notre regard accompagne celui de Kane au 1er plan, vu de dos en amorce ; le regard de Kane et les lignes de fuite convergent ainsi sur

L'effet de perspective est accentué dans le 3ème photogramme : nous avons une forme de «montage parallèle» au sein de la même image, très structurée en profondeur. Le 1er plan met en relief une information et guide le spectateur dans l'interprétation de la tentative de suicide. Pour information, le résultat n'a été

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Bernstein au fond, au bout de la table.

permis que par des jeux de lumière et un trucage via surimpression de la pellicule, avec plusieurs prises d'images par Welles.

La série des trois dernières images montre l'usage dans un plan séquence d'un cadre très travaillé ; l'axe choisi permet de jouer avec le plafond à l'arrière plan ; l'éclairage est contrasté, le jeu des regards est habile. Kane, au 1er plan de l'image, tourne le dos à Leland au deuxième plan qui se rapproche et Bernstein s'aperçoit dans l'encadrement de la porte à l'arrière plan, spectateur du conflit.

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Dans la Splendeur des Amberson (1942), Welles en jouant de la P.D.C., dans la scène du bal, met plus le spectateur en position de décider ce qui est important dans le plan (au sens cinématographique) ou ce qui mérite d'être regardé ; plusieurs niveaux de profondeur, donc de lecture, premier plan, second plan, arrière plan de l'image, sont ainsi en interaction. Diverses actions se jouent en même temps et interfèrent entre elles avec le rapprochement des deux jeunes gens ou celui des parents respectifs, dans les photogrammes 2 et 3... Le jeu des regards est important dans le fonctionnement des effets et amène des liens entre les plans de l'image, relayé par l'interpellation de la voix ("Lucy").

A. Hitchcock dans Rebecca (1940) utilise moins de P.D.C. lors de la découverte de Manderley par son

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héroïne : cela contribue à donner une dimension quelque peu étrange, voire gothique, à la grande salle de la demeure et à la situation de parade/ revue des domestiques ; de même, cela permet de faire surgir dans les plans suivants un personnage que l'on n'avait pas aperçu avec l'inquiétante gouvernante, Mme Danvers. Les éclairages et les regards, outre le décor, ont ici un rôle essentiel.

La surimpression a été utilisée pour des effets spéciaux ou artistiques, et pas seulement pour des transitions. On superpose ainsi (au moins) deux images l'une à l'autre avec une intention esthétique, psychologique ou symbolique comme Abel Gance le fait avec des images de l'océan déchaîné et des scènes de la Révolution dans son Napoléon, en 1926. Voir aussi Citizen Kane de Welles avec les surimpressions des unes de presse et des visages de Susan ou de son professeur de chant, à la rubrique Langages et codes.

On observera que Gance superpose ici à l'image de Napoléon sur fond de mer en proie à la tempête (évocation métaphorique de la violence déchaînée) des images de bataille. Le dernier photogramme aggrave la surcharge symbolique avec la figure impériale de l'aigle.

Dans le thriller Un crime dans la tête (The Mandchurian candidate, 1962), John Frankenheimer utilise la surimpression pour présenter un personnage en train de

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raconter et en même temps montrer les images très subjectives du souvenir relaté.

Miracle en Alabama : jeu de reflets

 

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Dans Miracle en Alabama (The Miracle Worker, 1962), Arthur Penn utilise avec les reflets une forme de surimpression «naturelle» ; ainsi l'image d'Hélène Keller, réduite et transformée, se lit sur la surface de la boule et celle d'Annie Sullivan sur la vitre qui souligne la frontière entre deux espaces. L'image de l'enfant rappelle, bien entendu, un motif de la peinture hollandaise ou flamande tout comme Orson Welles sans doute...

Le troisième photogramme est, à proprement parler, une surimpression ; cette image de nature subjective traduit une plongée dans la mémoire d'Annie; celle-ci revoit une figure de son passé qui la

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hante, celle de son frère abandonné. Dans les trois cas, le travail sur la lumière et les ombres est notable.

 

« Vanité avec une boule de cristal » de Vincent Laurensz van der Vinne (1629-1702).L'éclairage peut être ainsi l'objet d'une élaboration savante, comme dans la peinture, avec le clair-obscur. On recherche des effets à valeurs diverses en jouant sur la lumière et l'ombre, voire en travaillant l'effet de cadre, comme dans cette image extraite de la Nuit du chasseur.

 

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Le fondu consiste techniquement à l'origine à ouvrir ou fermer progressivement l'iris de la caméra, en faisant apparaître ou disparaître l'image, progressivement. L'ouverture à l'iris consiste à ouvrir sur l'écran, généralement noir, une image en élargissant un cache en forme de cercle, cf. infra pour Intolérance. La fermeture à l'iris consiste à noircir l'écran en rétrécissant le cercle de l'image visible à partir des bords ; voir un exemple d'usage symbolique de ce procédé par Orson Welles.

Avec le fondu enchaîné, on recherche un effet, en substituant progressivement une image à une autre qui s'efface ; il a un rôle syntaxique de transition par cette superposition. Les fondus sont utilisés comme effets pour marquer le temps, pour nous faire passer d'une séquence à l'autre, ainsi qu'on le voit ci-dessus avec ces trois photogrammes de Gervaise de René Clément. Dans ce cas singulier, la transition est accompagnée par la voix off de Gervaise qui commente les diverses étapes de sa propre vie. Ces fondus enchaînés ont donc un rôle de ponctuation, mais avec l'avènement de la vidéo, les films, les vidéo-clips comportent de plus en plus de volets : une image apparaît pour chasser ou balayer la précédente.

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Trois images d'Intolérance de Griffith : ouverture à l'iris pour la séquence babylonienne.

Avec le fondu au noir ou au blanc, l'image s'assombrit ou s'éclaircit progressivement pour disparaître complètement. Ce fondu marque souvent la fin d'une étape, d'une période. Cette sorte d'extinction puis brève suspension des images filmiques par obscurcissement ou éclaircissement est transitoire ; elle peut servir à marquer un écart temporel entre deux séquences. Le fondu constitue ainsi un moyen efficace pour exprimer une ellipse narrative, qu'elle soit d'ordre temporel ou spatial.La fermeture au noir ou au blanc (fade out) est la disparition progressive de l'image de l'ensemble de l'écran. L'ouverture au noir ou au blanc (fade in) est le procédé inverse : on part de l'écran noir ou blanc sur l'ensemble de la surface d'écran pour aboutir progressivement à l'image.

Exemple de volets tiré de Citizen Kane :

Exemple de transition chez Renoir, dans la Règle du Jeu, 1939 :

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Autre exemple, avec effet d'iris, tiré de La Nuit du chasseur de Ch. Laughton, 1955 :

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On observera que cet exemple est intéressant pour poser la question du point de vue.

Le ralenti / accéléré : on peut faire varier le rythme de présentation des images. On décompose, par exemple, avec un ralenti les étapes d'un événement (mort d'un personnage, chute dans un western). Le ralenti peut avoir une valeur psychologique, suggérer une scène onirique ou donner une dimension magique... Voir Jean Cocteau, le Testament d'Orphée, 1960: quand le poète sort du laboratoire et s'en va croiser l'homme-cheval, sa démarche devient ainsi presque aérienne...

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Sur le plan de la technique cinématographique, pour obtenir un ralenti, on filme les images à une vitesse plus rapide qu' à la normale pour projeter ensuite à la vitesse de 24 images/ seconde. Cela permet de décomposer le mouvement et des effets esthétiques.

LA NARRATION FILMIQUE

Remarques sur la narration et les points de vue...

 

Depuis ses origines pratiquement (Méliès, Porter, Griffith...) le cinéma est une machine à raconter des histoires ; dès le départ le film a ainsi croisé la route de la narrativité littéraire, soit qu'il s'inspire de romans en les adaptant, soit qu'il transpose des procédés narratifs, soit qu'il importe des codes génériques comme celui du western, du roman historique ou policier... Par là, on comprend qu'une étude de type narratologique soit féconde pour aborder des films narratifs fictionnels où les catégories d’intrigue, de personnages sont nettement prégnantes.Pour s'informer sur l'approche narratologique et se doter a minima d'outils et concepts d'analyse, on pourra consulter ces pages spécifiques. L'étude narratologique des textes littéraires aborde des éléments suffisamment généraux pour qu'on puisse aisément les transférer avec profit dans l'abord du cinéma, le film narratif étant une forme de récit en images.

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Mais on se doit cependant de constater une spécificité du cinéma liée à ses diverses matières d'expression, véhiculées par divers canaux. Une analyse méthodique d'un récit cinématographique peut ainsi difficilement se passer de la prise en compte des dimensions visuelles et auditives des structures narratives : on peut en effet transmettre des éléments relevant de l'actantiel dans un film avec les visages, la position, les postures des acteurs, les angles de prises de vue, voire la musique... Les passages descriptifs, la présentation de l'espace ne fonctionnent pas comme dans un roman qui ne dispose quant à lui que des mots.

Le cinéma aux origines s’est bien sûr posé le problème de la narration : comment raconter efficacement, en effet, au temps du cinéma muet, une histoire par le seul biais des images mouvantes ? Si pour assurer la cohésion des scènes et donner une cohérence explicite aux plans et aux séquences, on a utilisé d'abord un commentateur externe lors de la projection, très vite on a intégré au film des cartons, des intertitres, des discours écrits introductifs pour contextualiser... Mais certains cinéastes ont ambitionné de réaliser des oeuvres sans mentions écrites, en quelque manière senties comme plaquées, tels F-W. Murnau avec Le Dernier des hommes en 1924 ou D. Vertov dans L'homme à la caméra en 1929. Observons ici au passage que les cartons ou autres écrits intégrés au film relèvent du discours d'un narrateur extradiégétique.

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L'analyse de la narration met en évidence cette spécificité : l'énonciation filmique ne passe pas pour l'essentiel par l'énonciation linguistique et n'est pas à caractère déictique. Le cinéma représente autant qu'il raconte à l'instar du genre dramatique : comme au théâtre on semble ne pas pouvoir parler de narrateur car on n'est plus dans le simple domaine du discours narratif mais dans celui de la représentation. Ainsi, le récit cinématographique ne sera jamais vraiment comme un récit écrit, d'ordre scriptural, pour la seule raison que si l’un est "polyphonique", l’autre reste "monodique". En fin de compte, le récit filmique renvoie au théâtre parce qu’il met en scène des actions, mais il renvoie aussi au roman parce qu’il utilise le verbe ou réinvente la narration.

Par ailleurs, il convient d'observer que dans le cas du film la communication est aussi différée et "figée" : on opposera donc une narration orale qui se fait "en présence", avec des interactions locuteur / interlocuteur(s), à la narration filmique qui, tout comme la narration écrite, se fait "en absence"... La communication orale d'un conte est mouvante comme le spectacle théâtral alors que le film nous donne une version figée par la mémoire artificielle de la pellicule.

 

1. Enonciation et narration au cinéma : aspects spécifiques

L'énonciation filmique souvent ne semble pas manifester de marques spécifiques et le cinéma, dans sa période classique tout au moins, a essayé d'occulter son processus d'énonciation et les traces d'une émission. De là, une apparente transparence du cinéma où l'histoire "racontée" semble le plus souvent s’engendrer d’elle-même car, en apparence du moins, personne n’est là pour la raconter et elle semble se dérouler simplement sous nos yeux. Toutefois, il convient de percevoir que ce qui se montre à nos yeux, dans tout film narratif de fiction, depuis L’Arroseur arrosé des frères Lumière comme d'ailleurs leurs documentaires, est bien organisé et passe par un processus d'énonciation et de structuration du discours. Cette énonciation est repérable par certaines images ou par leur agencement qui nous donnent à voir de façon humainement impossible, non naturelle, non spontanée, non objective. Certains indices rompent ainsi l'illusion référentielle et

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manifestent la présence d'un narrateur fondamental, virtuel, appelé «le grand imagier» ou le maître de cérémonie par Albert Laffay, dans la Logique du cinéma. Ainsi, une opposition par passage du flou au net, un changement d'échelle, l'usage de la contre-plongée sont révélateurs... Dans un discours filmique, un jeu musical servant à mettre en relief un mouvement dramatique ou un mouvement de la caméra fixant en gros plan le visage d'un acteur, afin d’en souligner l’expression psychologique, peuvent s'interpréter comme des marques d’une énonciation. En quelque sorte, un narrateur virtuel tourne pour nous les pages de l'histoire et c'est bien lui qui attire, d'une manière ou d'une autre, notre attention sur tel détail, insignifiant en apparence, par une image rapide ou par la composition du cadre, d'un plan. Le film "raconte" une histoire non par le seul langage verbal mais en arrangeant et composant des informations relevant de divers ordres ; il peut certes aussi y inclure des textes (cartons...) ou un commentaire de voix off, impliquant clairement un narrateur.

On peut enfin palper, plus nettement encore, le processus d'énonciation quand le film parle explicitement de lui, traite du cinéma en général ou montre en abyme un film dans le film, ou même encore lorsqu'il évoque symboliquement la position du spectateur par un regard depuis une fenêtre... Le cinéma révèle alors un peu ses secrets de fabrication ou d'énonciation au spectateur attentif et casse l'illusion de la transparence.

 

2. Narration et instance narratrice

Il est ainsi plus difficile de relever les traces de présence d'une instance narratrice dans un récit cinématographique que dans un texte narratif littéraire où le pointage de ces marques est facilité par les indices de personnes, les déictiques, l'usage des temps verbaux (opposition récit/ discours). Même dans un roman balzacien, à la 3ème personne avec un narrateur extradiégétique, on peut identifier aisément des interventions, des intrusions du narrateur, adressant des commentaires ou des explications au lecteur/ narrataire, parfois brièvement et discrètement :

« Après un tour de galerie, le jeune homme regarda tour à tour le ciel et sa montre, fit un geste d’impatience, entra dans un bureau de tabac, y alluma

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un cigare, se posa devant une glace, et jeta un regard sur son costume, un peu plus riche que ne le permettent en France les lois du goût. Il rajusta son col et son gilet de velours noir sur lequel se croisait plusieurs fois une de ces grosses chaînes d’or fabriquées à Gênes; puis, après avoir jeté par un seul mouvement sur son épaule gauche son manteau doublé de velours en le drapant avec élégance, il reprit sa promenade sans se laisser distraire par les oeillades bourgeoises qu’il recevait. » (...)H. de Balzac, Gambara.

Vue de l'extérieur : regard extérieur à la chambre, donc pas celui de Kane

Vue de l'intérieur : le regard a franchi la fenêtre

Neige, clairement = vue subjective de Kane

Mort de Kane: la main lâche la boule

Kane mort, qui voit ? La neige s'estompe.

Curieux regard, curieux reflet de la porte qui

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s'ouvre sur l'infirmière.

Ces quelques photogrammes de Citizen Kane permettent de mettre en évidence la présence d'un narrateur virtuel ou grand imagier et la complexité du point de vue adopté dans le récit de Welles. Les premières images semblent en effet impliquer un regard extérieur, une focalisation zéro : le passage de l'extérieur à l'intérieur par la fenêtre en est un indice. Mais la neige qui tombe à l'intérieur de la pièce ne peut être réelle : la narration semble alors adopter le point de vue de Kane à l'agonie, influencé par la boule de verre et ses souvenirs. Toutefois, quand il est mort (la boule roule, se brise et la neige s'estompe), il y a bien là l'évidence d'une instance narratrice qui nous donne encore à voir en externe cette scène; Kane ne peut pas voir sa main ni la boule se casser... Un narrateur premier, à l'instar d'un dieu omniscient, semble alors bien le témoin unique et privilégié des derniers moments solitaires de Kane dans la chambre de son manoir.

La dernière image, celle du reflet déformé de l'infirmière dans la boule brisée, peut symboliser, comme le constate Marilyn Fabe, la fin de l'omniscience privilégiée du spectateur : la suite du film montrera en dominante des points de vue personnels sur Kane.

Plus généralement, avec ce film, il faut bien postuler un narrateur premier qui détient une vue d'ensemble sur la biographie de Kane et une forme d'omniscience à la différence de tous les personnages ou relais qui interviennent dans l'oeuvre pour témoigner et raconter : (fausses) bandes d'actualités, puis souvenirs écrits de Thatcher, témoignages de Bernstein, Leland ou Susan, voire de Raymond le majordome, qui deviennent des personnages

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narrateurs. Ce narrateur fondamental nous donne à voir et à entendre sur les mystères de la vie de Kane, à la fois par les discours et par les images. L'omnipotence de ce narrateur est symboliquement signifiée à l'incipit du film : malgré le panneau d'interdiction, (Entrée interdite: No trespassing), on franchit avec lui la grille de la propriété comme la fenêtre de la chambre de Kane ensuite.

« Mais aucun mot ne peut expliquer la vie d'un homme.Bouton de Rose n'est qu'une pièce du puzzle, une pièce qui manque. »Ainsi, dans le film de Welles, aucun personnage de la diégèse ne détient in fine l'explication du dernier mot mystérieux prononcé par le protagoniste ("Rosebud" : bouton de rose ). Mais le spectateur découvrira, à la fin du film, la clé de l'énigme qui échappe à tous les personnages de l'histoire racontée. En effet, c'est bien le regard de cette instance narratrice première qui se fixe sur le petit traîneau, après l'avoir choisi, repéré dans le bric-à-brac gigantesque de Xanadu, et qui déchiffre en gros plan pour nous son inscription avant que le feu ne l'engloutisse à jamais. Aucun personnage parmi ceux présents, ultime dérision, n'accorde de l'importance à ce pauvre objet matériel, insignifiant à leurs yeux. Le spectateur sera ainsi plus lucide qu'eux grâce au décodage de l'instance narratrice première. On observe que la solution de l'énigme posée au début par le langage verbal, un simple mot, est transmise à travers les seules images d'un modeste objet qui est détruit. Aboli bibelot d'inanité ... visuelle ! Le narrateur premier se révèle alors surtout "shower-narrator" (Chatman) ou monstrateur.

Le cinéma peut ainsi réutiliser des procédés littéraires dans la narration : comme dans certains romans ou même comme dans une autobiographie, celle-ci se fait alors par le biais d'un personnage (narrateur intradiégétique).

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Avec Citizen Kane plusieurs fils de narrations se juxtaposent ainsi et les personnages narrateurs se passent le relais pour évoquer dans le cadre de rétrospections leurs souvenirs; il y a une forme de polyphonie narrative ou de stéréoscopie dans le sens où plusieurs voix narratives apportent leur éclairage. On peut considérer que les récits médiatisés par un personnage de l'univers diégétique s'enchâssent dans le récit premier, pris en charge par le "grand imagier". Aucun de ces narrateurs relais ou seconds n’est le narrateur du film : chacun assure un fragment de la narration ; le fil directeur est bien tissé par le narrateur premier.

   

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Le journaliste Thomson, incarné par l'acteur William Alland, dans son enquête va servir de fil conducteur : c'est lui qui rencontre successivement les différents témoins de la vie de Kane. Plus qu'interviewer ou enquêteur, il semble occuper essentiellement une fonction de narrataire : c'est lui qui reçoit les divers témoignages et récits sur Kane. Il est en quelque sorte un substitut figuré du spectateur, qui cherche également à comprendre la personnalité du magnat de la presse, le sens de ses derniers mots. Ce narrataire est un personnage de la fiction, narrataire second dans le sens où il voit les images des actualités, lit les relations ou entend les récits d'autres personnages narrateurs représentés dans l’oeuvre. Il faut bien, en effet, présupposer un narrataire premier qui a une vue d'ensemble et qui reçoit le récit filmique du narrateur premier.

Le personnage de Thomson reste un peu mystérieux, on ne le voit jamais clairement à l'image, ni de face; souvent il est montré de dos dans le cadre d’un premier plan sombre... A la fin du film ce personnage narrataire, mal éclairé, en saura moins que le spectateur plus et mieux informé. Semblablement, en effet, à l’incipit du film comme à la clôture, le spectateur voit ce que montre la caméra de la mort de Kane et de la clé de l'énigme. Le spectateur, narrataire premier, partage ainsi l'omniscience de l'instance narratrice dans une sorte de point de vue divin. Le récit reste symboliquement sur le mode de la confidence.

3. Le personnage du narrateur

Tous les films ne manifestent donc pas explicitement un narrateur, mais s'ils le font, on peut distinguer deux cas de figure :

- le narrateur reste hors écran : c'est une voix off qui apporte des informations d'ordre narratif, descriptif, qui donne des commentaires ou des explications ;- le narrateur est présent à l'écran : il apparaît donc physiquement à l'image, au moins à un moment donné du récit ; il est représenté en train de narrer.

Ce narrateur peut être homodiégétique, c'est à dire présent dans l'histoire racontée, comme les divers narrateurs seconds de Citizen Kane ; voire autodiégétique, quand c'est sa propre histoire passée qu'il relate (Rebecca). Il peut être hétérodiégétique : il n'est pas présent comme personnage dans

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l'histoire racontée (Splendeur des Amberson). Quelquefois, certains films donnent ainsi à un des personnages un rôle à peu près exclusivement voué à la narration; il semble alors témoin de ce qu'il relate. Souvent, le personnage est impliqué : ainsi dans Rebecca d'Hitchcock. Le début du film met en place un processus de remémoration, passant par une voix off. Avec la découverte progressive d'un paysage un peu sinistre, puis d'un manoir en ruines, dans une atmosphère quelque peu gothique, le spectateur entend la voix d'une femme évoquant les souvenirs de son propre passé à la 1ère personne :

« La nuit dernière, j'ai rêvé que je retournais à Manderley. Parvenue au portail donnant sur l'allée, je ne pouvais entrer car la voie m'était barrée. Puis, comme tous les rêveurs, je fus soudain dotée de pouvoirs surnaturels et traversais l'obstacle tel un esprit. L'allée serpentait devant moi, en ses tours et détours familiers. Mais à mesure que j'avançais, je m'aperçus du changement. La nature avait repris ses droits et peu à peu, enlaçait l'allée... dans ses longs bras tenaces. Suivant les ondulations du pauvre chemin qui avait jadis été notre allée, je découvris enfin Manderley.Manderley... drapé de mystère et silence. Le temps n'avait pas de prise sur sa parfaite symétrie. Le clair de lune nous joue parfois d'étranges tours. Soudain, il me sembla voir de la lumière éclairer les fenêtres. Puis un nuage voila la lune et s'attarda un instant, telle une main sombre sur un visage. L'illusion disparu avec le nuage. J'avais sous les yeux une bâtisse désolée... dont les murs austères n'évoquaient plus son passé. Jamais nous ne retournerons à Manderley. Ceci est une certitude. Mais parfois, en rêve... je renoue avec cette étrange période de ma vie... qui débuta dans le sud de la France.»

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Le récit adopte donc une forme apparemment autobiographique (c'est un récit fictif à la première personne) et rétrospective : le personnage revient pour le distancier sur un passé révolu, situé à un moment indéterminé du moment de l'énonciation. Le récit semble s'ouvrir sur un amalgame de souvenirs réels et de rêves, d'illusions. Les images montrent l'état de ruines du manoir au moment de la remémoration, transformé par les effets de lumière. Une étrange attirance, voire une forme de nostalgie, amène le personnage narrateur à se replonger dans le passé : la suite du film se propose donc comme un retour en arrière, fait sans doute sur le mode de la confidence au spectateur, dans un but cathartique par le narrateur. La fin du film nous donnera l'explication de la destruction du manoir.

Pour aborder la question du narrateur, on pourrait aussi évoquer sur un mode voisin le film d’Otto Preminger Laura (1944): après le générique montrant un décor avec un portrait de femme à l'arrière plan, le film s'ouvre curieusement sur un fond noir avant même de nous montrer des images, sur lequel une voix — que nous identifions vite comme celle d'un personnage de l'histoire — Waldo Lydecker, intervient ; il semble alors s'adresser au spectateur.

«I shall never forget the weekend Laura died. A silver sun burned through the sky like a huge magnifying glass. It was the hottest Sunday in my recollection. I felt as if I were the only human being left in New York. For Laura's horrible death, I was alone. I, Waldo Lydecker, was the only one who really knew her. And I had just begun to write Laura's story when - another of those detectives came to see me. »« Je n'oublierai jamais le jour de la mort de Laura. Un soleil de plomb brûlait comme au travers d'une loupe. Le dimanche le plus chaud de ma vie.

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Je me sentais comme le seul survivant de New York. Depuis sa mort horrible, j'étais seul. Moi, Waldo Lydecker, j'étais le seul à la connaître vraiment. Je commençais juste à écrire son histoire quand... l'un de ces détectives vint me voir.»

 

Générique d'ouverture avec décor à l'arrière plan.

Puis l'écran passe au noir.

Le détective Mac Pherson observé par Waldo Lydecker qui reste caché : «Je le fis attendre. Je l'observais par l'entrebâillement de la porte.», dixit la voix off. P.d.v. marqué explicitement par le commentaire.

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Waldo Lydecker apparaît à l'image en train de dialoguer avec le détective... Le personnage narrateur est donc figuré à l'écran, vu de l'extérieur.

Waldo Lydecker, plus tard, commence à raconter à Mac Pherson sa rencontre avec Laura : le fondu enchaîné signifie le retour sur le passé. Le récit est donc rétrospection.

La caméra montre la rencontre de Laura par Waldo Lydecker: retour en arrière, autre cadre spatio-temporel. Reconstitution ?

Photogrammes de Laura de Preminger

 

Le personnage racontera dans la suite du film au détective chargé de l’enquête, Mark Mc Pherson, sa rencontre avec le personnage éponyme Laura : « Nous avons dîné ici pour ses vingt-deux ans. Tous les deux… heureux. Faisant des projets pour son avenir. Qu’elle avait changé depuis notre rencontre cinq ans plus tôt ! On était déjà loin de la jeune fille rencontrée à l'hôtel Algonquin, cinq ans plus tôt.» Il devient alors narrateur à l’intérieur de sa propre narration, s'adressant alors à un autre personnage

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de la fiction et plus seulement à nous, spectateurs ; le film enchâsse alors un nouveau récit dans ce qui devient un récit cadre, un récit de niveau supérieur. Le récit de W. Lydecker est accompagné par la monstration des images de la rencontre.On peut même considérer qu'une instance narratrice première (celle du générique montrant le portrait de Laura et montrant Waldo Lydecker) passe le relais à la voix off de Waldo Lydecker: les divers récits s'emboîtent les uns dans les autres.

En résumé : le narrateur premier ou grand imagier nous montre le personnage narrateur de Waldo Lydecker et son destinataire, Mc Pherson. Même quand la voix de Waldo raconte au départ, le grand imagier est cependant responsable du récit imagé, audiovisuel. Le narrateur second est ensuite visualisé, représenté par l'image en train de faire son sous-récit. Puis, l'image du narrateur second s'estompe au profit de la visualisation du monde diégétique dont Waldo Lydecker rend compte : le sous-récit devient alors aussi audiovisuel. Le grand imagier a passé le relais et s'est effacé au profit du personnage narrateur second.

 

4. Points de vue dans le film et focalisationsAumont distingue quatre significations de la notion de point de vue au cinéma :

1. Le point depuis lequel on regarde, la position définie par l'emplacement de la caméra par rapport à l’objet regardé. Les cinéastes, dès les frères Lumière, ont réinvesti l'expérience des photographes voire des peintres pour choisir l'emplacement de la caméra et optimiser le cadrage de l'image. Très tôt, avec Griffith, le cinéma a appris à déplacer et à multiplier ce point de vue : cela implique des changements de plan et des mouvements d’appareil. Une caractéristique du cinéma de fiction est bien d'offrir un point de vue multiple et variable.

2. La vue elle-même, en tant que prise depuis un certain point de vue, l’image organisée par le jeu de la perspective centrée.

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3. Ce point de vue est référé à un point de vue narratif. Le cadre est toujours plus ou moins la représentation d’un regard, qu'il soit celui du narrateur ou celui d’un personnage. L’emplacement de la caméra et la vue elle-même correspondent à ce point de vue narratif.

4. Le mot « point de vue » en français prend aussi un sens figuré pour désigner une opinion particulière, un jugement. Le point de vue informe l’organisation de la représentation et de la narration, le tout est surdéterminé par une attitude mentale qui traduit le jugement du narrateur sur l’événement ou sur les personnages.

Dans le film narratif, le point de vue est la plupart du temps assigné à quelqu’un : c'est soit celui d'un personnage du récit, soit celui de l’instance narratrice. Analyser les points de vue ou les regards dans un film narratif, c’est centrer l’analyse essentiellement sur la « monstration » par opposition à la narration au sens strict.

La focalisation renvoie aux procédés et moyens de représenter les informations narratives du point de vue de quelqu'un. Il convient d'emblée de distinguer la focalisation par un personnage de la focalisation sur un personnage. La focalisation sur un personnage est extrêmement fréquente puisqu’elle découle très normalement de l’organisation même de tout récit qui implique un héros et des personnages secondaires : le héros sera celui que la caméra isole, privilégie et suit. On peut parler de focalisation externe. La focalisation par un personnage est aussi fréquente dans les films et se traduit le plus souvent sous la forme de ce qu’on appelle la caméra subjective, mais de façon momentanée ; cette focalisation interne adopte le regard d'un personnage ; elle peut varier, rester stable ou papillonner plus ou moins dans une oeuvre filmique, comme d'ailleurs dans un roman.

La focalisation amène ainsi à voir quel point de vue oriente le segment d'informations donné par le film, à envisager quelle est la perception adoptée comme la source de l'information. De qui relève-t-elle ? Quelle est aussi sa nature : est-ce la vision d'un personnage, vision directe ou médiatisée par un instrument (jumelles, téléobjectif, caméra...), sont-ce les images d'un rêve, des images ou éléments d'un souvenir etc. ?

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On peut considérer trois cas de figure, selon que le p.d.v. relève :

- du narrateur premier ou grand imagier,- d'un narrateur second, personnage,- d'un personnage de l'histoire racontée. Un personnage dans l’action est censé voir ce que le spectateur voit.

Les oiseaux, film d'Alfred Hitchcock (The Birds, 1963), joue ainsi sur l’introduction de plans subjectifs, à focalisation interne, au sein de la continuité du film qui passe par une instance narratrice extérieure dont le p.d.v. semble neutre, à focalisation zéro. Le légendaire suspense hitchcockien dans ce cas est amené surtout par un travail sur la construction du cadre et la multiplicité des points de vue adoptés. Ainsi, dans la séquence de l'école, la caméra commence par suivre Melanie Daniels sortant du bâtiment, traversant la cour et s'asseyant sur une barrière, puis celle-ci fume une cigarette attendant la sortie des élèves et la fin du cours de chant d'Annie. Au second plan apparaissent les éléments importants du décor, bâtiment scolaire et accessoires de jeu. Hitchcock use ici de plans alternés, les uns sur le visage de l'héroïne, les autres sur la "cage à poules" du jeu. Progressivement, un puis plusieurs oiseaux vont venir s'y percher, semblant s'y regrouper en nombre. Enfin, un oiseau passe de gauche à droite devant Melanie Daniels qui l'aperçoit et le suit du regard, tournant la tête. Le volatile rejoint les autres oiseaux sur l'accessoire de jeu : c'est seulement alors que Melanie Daniels découvre la situation et voit le groupe d'oiseaux inquiétants.Le mécanisme de création du suspense repose ainsi sur l'identification du spectateur au personnage et la différence ou l'écart entre deux p.d.v. : le spectateur partage la vision et le savoir de l'instance narratrice sur les oiseaux et constate que Melanie n'a pas perçu le danger par les plans qui montrent ce qu'elle voit. Le spectateur, moins "naïf" que le personnage, attend donc sa prise de conscience : se fera-t-elle à temps?

Remarquons que la bande sonore, dès l'ouverture de la séquence, nous permet de faire le lien avec l'intérieur de l'école de Bodega Bay : pendant que Melanie Daniels attend, nous entendons les élèves de la classe chanter sous la direction de leur maîtresse. L'horizon de la menace est ainsi cadré : les enfants sont concernés autant que Melanie. Une évolution se construit

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autour de l'effet de la bande sonore : au début, le chant semble ainsi simplement prendre une coloration positive et contextualiser la scène en rappelant l'enfance et l'univers scolaire ; mais avec la découverte du rassemblement des oiseaux par le spectateur, un contraste dramatique s'établit et accentue la tension. La classe comme Melanie n'a pas conscience du danger. La bande sonore, loin d'être inutile, rappelle ainsi l'espace intérieur et souligne l'enjeu en termes de menaces.

Le regard.L'objet du regard.

Les Oiseaux d'Hitchcock (1963) Images du storyboard réalisé par Harold Michelson (1962) et photogrammes du film.

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De même, pour cerner les effets possibles de la focalisation, on pourrait prendre un cas significatif de La Femme au portrait, oeuvre de Fritz Lang (The Woman in the window, 1944). Nous voyons le personnage Richard Wanley, assommé par un somnifère, dormir dans un fauteuil apparemment chez lui (le contexte et le décor semblent révélateurs : photos de famille etc.). La suite montre pourtant explicitement qu'il rêvait : il est en effet réveillé par un serveur et se trouve à son club. Le changement partiel du décor, à l'arrière plan, révèle alors, après coup, que le p.d.v. initial était subjectif et n'était pas le regard neutre d'un narrateur externe ; nous étions dans le rêve de R. Wanley. La focalisation était donc interne, renvoyant à la conscience du personnage. La manipulation est essentielle à la logique du film.

 

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Les Oiseaux d'Hitchcock

Des procédés techniques divers peuvent souligner le p.d.v. : par exemple, comme ci-dessus, un plan montre qu'un personnage regarde, le plan suivant montre ce qui est observé ou découvert, l'objet de son regard. Fréquemment, un troisième plan peut montrer la réaction du personnage. De même, on peut repérer l'usage de gros plan "focalisant" sur quelque chose de précis, l'usage d'un éclairage particulier, un mouvement particulier de l'appareil, une mise au point sur un élément du cadre jusque là flou...

P.d.v. extérieur sur Jeff et Lisa.

Ce n'est pas vraiment le point de vue de Jeff: par derrière son épaule.

Le regard de Jeff est attiré.

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Fenêtre sur cour d'Hitchcock

Ce que voit Jeff: les fantasmes de la voisine mis en scènes.

A votre santé! Etrange communication à distance; non réversible.

Jeff prend son téléobjectif pour observer, espionner son voisin.

Ce qu'il observe à travers le téléobjectif.

Jeff endormi: qui le voit ?

 

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A. Hitchcock : Family Plot (Complot de famille), 1976, séquence du cimetière. La mise au point définit un foyer d'intérêt, mais le regard de la caméra est ici subjectif.

 

5. La voix off Le cinéma sonore, puisque la narration ne repose plus sur les seules images, a souvent aimé s’adjoindre le concours d’un narrateur : c'est le cas des nombreux films où une voix que l’on dit "off" se présente pour raconter, commenter... Fréquemment, c'est celle d'un personnage, mais il convient de regarder de plus près. On peut distinguer divers cas :

- La voix off est de type extra-diégétique : cette voix n'est pas celle d'un personnage de l'univers représenté.

NB Max Ophüls dans Le Plaisir conçoit un dispositif narratif original, limite ; la voix du narrateur, externe à la fiction représentée, se donne à entendre comme celle de l'écrivain Maupassant qui va nous raconter plusieurs récits. Le narrateur s'incarne alors dans un personnage historique.

- La voix off semble bien celle d'un personnage de cet univers, même si nous n'en savons rien de très précis, même si nous ne le voyons pas. Dans La Splendeur des Amberson d'Orson Welles, nous ne voyons pas le narrateur qui semble vivre dans le même univers que les personnages et se souvenir d'un passé révolu pour lui comme les spectateurs au moment de l'énonciation. Le narrateur est absent de l'image mais fait quand même partie de la diégèse.

« The magnificence of the Ambersons began in 1873. Their splendor lasted throughout all the years that saw their Midland town spread and darken into a city. In that town in those days, all the women who wore silk or velvet knew all the other women who wore silk or velvet and everybody knew everybody else's family horse and carriage. The only public conveyance was the streetcar. A lady could whistle to it from an upstairs window, and the car would halt at once, and wait for her, while she shut the window, ... put on her hat and coat, ... went downstairs, ... found an umbrella, ... told the

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'girl' what to have for dinner...and came forth from the house. Too slow for us nowadays, because the faster we're carried, the less time we have to spare. »La splendeur des Amberson commença en 1873. Elle dura des années, jusqu'à ce que le Midland devînt une ville. En ce temps-là, toutes les dames élégantes connaissaient les autres dames élégantes. Et chacun pouvait mettre un nom sur chaque équipage. La seule voiture publique était le tramway. De sa fenêtre, on pouvait le héler. Le tram s'arrêtait et attendait. Le temps de prendre son chapeau, son manteau, de descendre et d'attraper son parapluie, de donner des consignes pour le souper et de sortir de la maison. Cette lenteur serait odieuse aujourd'hui. Plus nous allons vite, moins nous avons de temps.

- La voix off est celle d'un des personnages figurant dans l'histoire, qu'il soit un protagoniste ou éventuellement un personnage secondaire, voire un simple témoin à l'arrière plan. Dans Gervaise de R. Clément, c'est la voix de l'héroïne qui commente les images de sa propre vie passée, de façon autobiographique. Elle guide alors la lecture du récit sur le mode de la confidence. Cela implique un décalage énonciatif : il s'agit d'une rétrospection ; nous la voyons à l'image à la fenêtre de l'hôtel, mais ses lèvres ne remuent pas. Nous voyons ainsi le personnage, mais pas le narrateur.Idem avec Rebecca. Parfois, le sous-récit rapporté par un personnage (Waldo Lydecker dans Laura) s'enchâsse dans le récit cadre ; on peut souligner alors la coloration subjective. Nous voyons Waldo raconter à Mac Pherson.

- Quelquefois, proche de la voix off, nous entendons une voix intérieure au personnage. Mais l'énonciation de la pensée est simultanée à la scène. C'est une forme de monologue intérieur qui nous fait partager les réflexions du personnage en marge du dialogue qu'il peut aussi tenir à l'écran.

6. Le cinéma à la première personneBien des récits fictifs, romans ou nouvelles, sont écrits à la première personne (L'Etranger de Camus...); l'auteur n'y est pas assimilable pourtant comme dans une autobiographie au narrateur-personnage, narrateur-

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protagoniste. Il s'agit de romans à la 1ère personne où il ne faut pas confondre auteur, personne réelle, et narrateur, personnage fictif et pure figure textuelle.

Au cinéma, il y a eu des tentatives d’écriture filmique à la première personne : tout le début des Passagers de la Nuit (Dark Passage) de Delmer Daves, film policier réalisé en 1947, a été tourné en caméra subjective. La Dame du lac (Lady in the lake) de Robert Montgomery, film noir réalisé en 1947 d'après le roman (1943) de Raymond Chandler, en est un autre exemple canonique pur. Ce film utilise, en effet, en dehors du prologue, systématiquement la caméra subjective : la totalité de l’action du film est ainsi vue à travers les yeux du personnage-narrateur, de telle sorte que le spectateur a la sensation de partager la perception visuelle du détective Philip Marlowe ; nous avons seulement de lui de brefs aperçus grâce au miroir où il se reflète. Quand il reçoit un coup, la caméra chancelle, quand il s'assoit, la hauteur de la caméra change... Entre autres inconvénients du procédé, le point de vue du seul privé est privilégié, ce qui n'est pas usuel dans le film noir qui alterne les focalisations, cf. Laura d'O. Preminger etc. Paradoxalement aussi, le mécanisme de l'identification du spectateur au héros semble moins bien fonctionner: on voit peu le héros. De même, le grand public peut se sentir "volé" en quelque sorte: le grand Humphrey Bogart est absent de l'image dans Dark Passage pendant 30 minutes; cela ne va pas dans le sens commercial en s'écartant du star system et chacun sait que le cinéma est par ailleurs une industrie — Malraux dixit.

Reflet de Marlowe pour une fois

Regard à la caméra, légitimé par

Jeff dort.

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présent à l'image.

la vision subjective.

Dans Citizen Kane de Welles, plusieurs plans relèvent d'une focalisation interne au personnage de Kane (vide supra) et sont donc l'équivalent d'un récit à la première personne. L'intérêt premier est de manifester la psychologie du personnage et la subjectivité de la perception.

Un film comme Vue sur cour d'Alfred Hitchcock (Rear Windows ) en 1954 fonctionne pour l'essentiel avec une focalisation centrée sur le personnage principal de Jeff ; souvent, la caméra adopte le regard de Jeff qui observe le spectacle de l'immeuble offert à lui. Mais on remarque que divers passages de l'oeuvre ne peuvent être expressément perçus par Jeff : il y a donc bien une instance narrative plus générale à supposer. En particulier, dans la séquence générique d'ouverture, ce ne peut être le personnage qui voit : la suite immédiate nous le montre en train de dormir dans son fauteuil. On ne peut pas dire donc que le film soit une narration à la 1ère personne, ni que le personnage narrateur soit omniscient, bien sûr, mais le point de vue se restreint souvent à celui du personnage; on peut ainsi parler de restriction de champ. Le personnage n'est qu'un témoin, reste un observateur intelligent qui peut se livrer à des hypothèses et déductions comme un détective.

Fiche outil sur le point de vue et le point d'écoute

Questions à se poser sur le point de vue :

- Où est placée la caméra qui prend l'image ?

pdv= emplacement depuis lequel on regarde

aspect spatial et visuel

- Quelle est la vue ?

pdv = vue elle-même, en tant que prise depuis un point de vue, image

image organisée

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organisée par jeu de perspective; qu'est-ce qui est montré, mis en relief dans l'image, placé au centre... ? Inversement, qu'est-ce qui est éliminé de l'image ou semble devenir accessoire ?

- Qui / quelle instance raconte l'histoire ?

- Du point de vue de qui est-ce raconté ?

pdv = pdv sens 2 référé au pdv narratif; le cadre comme représentation d'un regard. L'emplacement de caméra et la vue elle-même = pdv narratif.

Le pdv est-il celui d'un personnage ? Est-il subjectif ? Est-ce celui d'un narrateur extérieur à l'histoire ? Qui est-il ? Qu'en savons-nous? Quel est son statut ?

aspect narratif

- Quel est le point de vue, au sens idéologique, de l'auteur ou du film sur l'histoire racontée, la situation, les personnages etc. ?

pdv= opinion / jugementaspect idéologique

Questions à se poser sur le point d'écoute :

- D'où entend-on ce qui est entendu ?

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- Le point d'écoute correspond-il au point de vue ? Sont-ils cohérents ? Sont-ils dissociés ?

Exemples concrets :

- Un plan cadre de loin deux personnages vus en train de discuter, mais on entend très clairement leur dialogue ; cela semble aller contre un "principe" du genre : «Si la source sonore est vue de loin, le son sera lointain; si elle est vue de près, il sera très proche.»- Un plan cadre au loin une voiture s'éloignant sur une route, mais on continue à entendre très clairement la discussion des passagers.- Cas d'une conversation téléphonique : on voit un personnage au téléphone de l'extérieur, et donc on ne perçoit pas ce qu'il voit lui, mais, paradoxe des codes, on entend bien ce qu'il entend, i.e. la voix de son correspondant absent de l'image, loin.

- Qui écoute et qui entend ? Les personnages et les spectateurs entendent-ils les mêmes éléments ? Tous les personnages entendent-ils les mêmes choses?

On peut ainsi distinguer des images et des sons subjectifs... dans Le syndrome de Stendhal de Dario Argento, la jeune femme policier entend le galop des chevaux face à la toile d'Ucello, «la bataille de San Romano», au Musée des Offices.

NB Claude Bailblé préfère judicieusement l'expression "point d'ouïe" à "point d'écoute" parce que ce dernier terme suppose une attention que le spectateur n'a pas forcément constamment.

Perspective sonore dans Wonder Years (Les Années coup de coeur), série télévisée américaine (1988-1993) de Carol Black, Neal Marlens ...

A l'arrière plan, Kevin Arnold et ses copains discutent de la jeune

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fille au premier plan. Le spectateur entend leurs propos, mais le personnage concerné ne les perçoit pas.

Un autre exemple : un film peut présenter une focalisation sur le point d'écoute d'un personnage dans l'objectif de nous faire sentir sa difficulté à comprendre un message qui lui est adressé, ou entendre un son qui le concerne. A la fin de La Dolce vita, la voix de la jeune fille qui appelle Marcello est couverte par la distance et la mer.

 

Pour informations : - Précis d'analyse filmique, Francis Vanoye et Anne Goliot-Lété, Nathan-Université- Michel Chion, Le son au cinéma, in chapitre III, "Le point d'écoute" :

CONCLUSION

 

Le système du film est constitué, non d'une simple addition de codes, mais d'une combinaison complexe et originale. La production du sens dans un film se développe à travers des signes dont la signification propre, à l'intérieur de l'oeuvre, naît de leur complémentarité, de leurs relations. Le texte filmique est un réseau complexe. Le cinéma est un langage composite, avec des éléments hétérogènes, il fait appel à bien des systèmes de signes extérieurs. Selon les films, tous les codes importés n'ont pas la même importance, certains sont déterminants, d'autres sont neutralisés dans la production du sens.

Petite bibliographie

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Ouvrages de base

J. Aumont, A Bergala, M. Marie, M. Vernet, Esthétique du film, Nathan U, 1983.

David Bordwell , Kristin Thompson, L'Art du film - une introduction, De Boeck, 1999, trad. par C. Beghin de Film Art, 1979 (1ère éd.).

Gilbert Cohen-Séat, Essai sur les principes d'une philosophie du cinéma, PUF, 1946.

A. Gardies, J. Bessalel, 200 mots clés de la théorie du cinéma, Cerf, 1995.

A. Gardies, Le récit filmique, Hachette Sup., 1993.

Marcel Martin, Le langage cinématographique, Editions du Cerf, 1985.

Christian Metz, Essais sur la signification au cinéma, Klincksieck, 1968, 1972. Christian Metz, Langage et cinéma, Larousse, 1971 (rééd. Albatros, 1977).

Jean Mitry, Esthétique et psychologie du cinéma, PUF, 1966, 1968 (rééd. 1990).

Jean Mottet, Portée sémiologique de quelques concepts linguistiques appliqués au cinéma, in Introduction à la sémiologie, OPU, Alger, 197? (postérieur à 75).

Georges Sadoul, Histoire générale du cinéma, Denoël, 1973 (rééd.).

Francis Vanoye, Récit écrit, récit filmique, Nathan, 1989. Francis Vanoye & Anne Goliot-Lété, Précis d'analyse filmique, Nathan Université, 1992.

Reproduction d'un B.O. intéressant (décembre 1998)

Page 107: Introduction A La Filmologie

Sur le Web : quelques liens utiles

Encyclopédie libre Wiki : accès (technique, grammaire du cinéma...)

Portail Cinéma : accès (ressources)

Cinéclub de Caen : accès (de bonnes analyses de films, des outils, des informations sur l'histoire et les genres du cinéma)

Films de culte : accès (analyses de grands films)

Les Cahiers du Cinéma : accès. (NB les archives présentent une sélection de numéros).

Revue en ligne Cadrage.net (revue en ligne universitaire française de cinéma)

Ecrits et ressources sur l'image proposés par J.-P. Achard.

Bifi : Bibliothèque du film : accès

Internet Movie Data Base : accès (fiches)

Allociné : accès (fiches techniques)

Moviecovers : accès (jaquettes de films...)

Liens vérifiés le 24 février 2008.

Page 109: Introduction A La Filmologie

 

LE RECIT

HISTOIRE / DISCOURS

E. Benveniste a distingué en 1966, dans les Problèmes de linguistique générale, chapitre XIX, deux catégories, deux systèmes d'énonciation dans la production linguistique : ces deux plans sont l'histoire et le discours. L'énonciation historique se trouve dans les récits des historiens comme dans ceux des romanciers ; Benveniste cite ainsi et compare (op. cit. p.240) l’usage des historiens avec deux exemples de Glotz tirés de L’histoire grecque (1925) et celui des romanciers comme Balzac dans Gambara. A partir de ces divers textes, il va distinguer deux régimes d’énonciation.

L'histoire (= énonciation récit)

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L'histoire est un énoncé (i.e. le produit d'un acte de parole, d'écriture dans un contexte donné) d'où est absente toute référence à l'énonciation  — celle-ci étant la mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d'utilisation ; l'énonciation concerne l'acte de produire un énoncé. L'effacement du sujet qui énonce, qui parle, est caractéristique de l'énonciation récit ; l'énoncé semble plus généralement coupé de la situation d’énonciation. Emile Benveniste fait ces constats pour ce mode d'énonciation : « Les événements sont posés comme ils se sont produits à mesure qu'ils apparaissent à l'horizon de l'histoire. Personne ne parle ici ; les événements semblent se raconter eux-mêmes. Le temps fondamental est l'aoriste, qui est le temps de l'événement hors de la personne du narrateur. » (op. cit. p.241)

Début de l'exemple de Balzac cité :

 

« Après un tour de galerie, le jeune homme regarda tour à tour le ciel et sa montre, fit un geste d’impatience, entra dans un bureau de tabac, y alluma un cigare, se posa devant une glace, et jeta un regard sur son costume, un peu plus riche que ne le permettent en France les lois du goût. Il rajusta son col et son gilet de velours noir sur lequel se croisait plusieurs fois une de ces grosses chaînes d’or fabriquées à Gênes; puis, après avoir jeté par un seul mouvement sur son épaule gauche son manteau doublé de velours en le drapant avec élégance, il reprit sa promenade sans se laisser distraire par les oeillades bourgeoises qu’il recevait. » (...)Balzac, Gambara.

On peut observer cependant avec Benveniste que le narrateur introduit bien un bref commentaire dans ce récit littéraire, comme une réflexion : le discours du narrateur apparaît donc clairement à travers le jugement porté, "un peu plus riche que ne le permettent en France les lois du goût". Le temps verbal utilisé (présent de l'indicatif : permettent ) et les déictiques (une de ces grosses chaînes d'or fabriquées à Gênes) signalent aussi cette intrusion du narrateur. Benveniste constate que l'on passe du récit au discours instantanément : l'historien peut aussi introduire dans son récit historique les paroles d'un personnage ou un jugement, un commentaire sur les faits rapportés. (op. cit. p.242)

Page 111: Introduction A La Filmologie

Les indices formels de l'histoire ou récit sont multiples :

     - 3 ème personne,      - système temporel : passé simple (aoriste), parfois imparfait, plus-que-parfait et passé antérieur ;      - adverbe : là, c.c.t. comme ce jour-là, la veille, le lendemain...

Le discours (= énonciation discours)

Le discours serait tout énoncé, écrit ou parlé, manifestant l'énonciation, supposant un émetteur et un récepteur (locuteur / auditeur), avec chez le premier l'intention d'agir sur l'autre en quelque manière. L'énoncé semble alors bien ancré dans la situation d’énonciation.

 

Citons cet extrait d'Emile Benveniste : «Il faut entendre discours dans sa plus large extension : toute énonciation supposant un locuteur et un auditeur, et chez le premier l'intention d'influencer l'autre de quelque manière. C'est d'abord la diversité des discours oraux de toute nature et de tout niveau, de la conversation triviale à la harangue la plus ornée. Mais c'est aussi la masse des écrits qui reproduisent des discours oraux ou qui en empruntent le tour et les fins : correspondance, mémoires, théâtre, ouvrages didactiques, bref tous les genres où quelqu'un s'adresse à quelqu'un, s'énonce comme locuteur et organise ce qu'il dit dans la catégorie de la personne.» (op. cit. p.241-242)

Les indices formels   du discours :

MOI - ICI - MAINTENANT en constituent le cadre essentiel.

     - 1ère et 2ème personne,      - tous les temps (sauf aoriste), mais surtout le présent, le futur, le passé composé ;      - adverbes et c.c.t. "relatifs" comme aujourd'hui, hier, demain... ou ici      - mots avec sèmes évaluatifs, émotifs ou modalisants (peut-être). Pour en savoir plus sur l'énonciation.

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LES INDICES DE L'ENONCIATION

Tout message est émis dans une situation de communication donnée.  Mais pour comprendre certains messages, il est nécessaire de connaître cette situation de communication, d'identifier certains paramètres. D'autres énoncés, au contraire, sont compréhensibles, interprétables même si l'on ne connaît pas cette situation.

On appelle indices de l'énonciation les traces dans le message ( i.e.l'énoncé) de la situation de communication.

L'énoncé 1 :

ne porte aucune marque de son énonciation. Il n'est pas besoin de savoir où, quand et par qui il a été écrit pour le comprendre.

Le 4 mai 1968, Albert écrivit à Jeanne pour lui fixer un rendez-vous le lendemain avec leur ami Pierre, dans la villa qu'il avait louée à Nice.

On parle, dans ce cas, d'énoncé historique ou récit.

Les énoncés 2 et 3 :

ne sont compréhensibles par celui qui les reçoit que s'il peut identifier :

Je te retrouverai ici demain.

Passe-moi le rouge.

- la personne qui parle ou écrit : Qui est derrière ce "je" ? et s'il s'identifie comme récepteur ou destinataire du message ("te" explicite ou "toi" impliqué par l'impératif);

 

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- le lieu où parle ou écrit l'émetteur : "ici" = le lieu où "je" parle;

- le moment où parle ou écrit l'émetteur (énonciateur) : "aujourd'hui" = le jour où "je" parle ;

- que s'il connaît le contexte situationnel : Qu'est le rouge en question ? Du vin, un stylo ou un cosmétique...

Par opposition à l'énoncé historique on parle alors de discours.

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Les indices de l'énonciation sont d'ordre divers :

- Les pronoms et adjectifs personnels

- renvoyant à l'émetteur : je, nous ; mon, nôtre...

- renvoyant au récepteur : tu, vous ; ton, vôtre...

Gros plan sur les indices personnels

a) les traces de l’émetteur, c'est à dire celui qui produit/ ceux qui produisent l’énoncé : Il faut rechercher des marques de la 1ère personne - des pronoms ( je, me moi, nous ), des terminaisons verbales ( -ons à l’impératif)- des déterminants possessifs ( mon, ma, mes, notre, nos... )

b) les traces du récepteur, c'est à dire celui à qui / ceux à

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qui est destiné l’énoncé :On peut rechercher des marques de la 2ème personne - des pronoms (tu, te, toi, vous), des terminaisons verbales ( -e, -ez, à l’impératif) - des déterminants possessifs ( ton, ta, tes, votre, vos... )

c) le pronom "on" ? Il faut y être attentif car il a tantôt :- une valeur d’indéfini = on ne sait pas qui... (On frappe à la porte.)- une valeur élargie = tout le monde, tous les hommes (ex : dans les proverbes : On a toujours besoin d'un plus petit que soi.) - une valeur de substitut de l’émetteur (je, nous) ou du récepteur (toi, vous) dans la langue moderne. Il prend quelquefois des valeurs ironiques pour remplacer un "il" ou un "elle" qu'on se refuse de désigner...

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- Les modalisateurs

On appelle modalisateurs des mots qui font intervenir un jugement dans l'énoncé, qui portent trace de l'opinion de celui qui énonce, qui marquent une certaine distance etc. :

- des adverbes : certainement, sans aucun doute, peut-être, assurément...

Le chômage baissera certainement l'an prochain. / Je doute que le chômage baisse...

- des verbes : sembler, paraître... voire l'emploi d'un mode :

La croissance reprendrait selon le Ministre. / La croissance reprend.

- des adjectifs, des mots valorisants ou dévalorisants : beau / laid... terroriste / résistant ...

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Parler de resquilleur plutôt que de fraudeur n'a pas la même résonance : il y a peu de vrais synonymes en français.

Gros plan sur les modalisateurs

Ce sont donc tous les mots qui indiquent un jugement ou un sentiment de la part de l’émetteur. Ces mots peuvent être :

- des NOMS, des ADJECTIFS : il faut observer le lexique employé et ses connotations : - un vocabulaire mélioratif (= laudatif ou élogieux, qui apprécie ou valorise quelque chose) ; ex :" de nobles monuments anciens, l’âme de la France créatrice de chefs d’œuvre "

- ou au contraire péjoratif (= négatif, qui dévalorise ou déprécie quelque chose) : "d’affreux monuments industriels, la commerciale Amérique..."

- des VERBES d’opinion :

a) affectifs : aimer, détester, craindre... ; b) évaluatifs : penser, croire, prétendre...

- des ADVERBES (ou compléments circonstantiels) sans aucun doute, probablement, assurément, heureusement, peut-être...

- des INTERJECTIONS : Eh bien ! hélas, bravo...

- le TEMPS ou le MODE dans la mesure où ils sont significatifs d’une intention de l’émetteur : l’emploi du subjonctif, du conditionnel (=> probabilité), ou futur (=> possibilité)

- une PONCTUATION ou typographie particulières, par exemple l’usage de guillemets, point d’exclamation,

Page 116: Introduction A La Filmologie

caractères italiques... Cela peut exprimer une insistance ou de l’ironie, une distance...

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- Les repères de temps et d'espace

Ces marques de l'énonciation sont tous les mots ou groupes de mots qui situent le message dans le temps et l'espace par rapport à l'émetteur, à la situation d'énonciation :

- temps : aujourd'hui, demain, après-demain, hier, avant-hier...

- espace : ici.

Ces indices spatio-temporels sont tout simplement des marques sur le cadre de l’échange, c'est à dire où et quand a lieu l’énoncé.

Sont ainsi des marques de l’énonciation tous les mots et groupes de mots qui situent le message dans le temps et l’espace par rapport à l’émetteur :

- temps : aujourd’hui, maintenant, demain, hier, avant... => ils se réfèrent au moment où est produit l’énoncé.

- espace : ici , là-bas, chez nous, ailleurs... => ils se réfèrent au lieu où est produit l’énoncé.

Les temps verbaux sont encore des indices importants à prendre en compte :Est-ce un récit au présent ? ou au passé ? Le récit est-il ancré dans une situation d’énonciation précise, comme dans une lettre, avec un lieu et une date d’émission ? O u le récit est-il coupé de toute situation d’énonciation précise, comme dans un conte, avec « Il était une fois... »? Dans l'autobiographie, on rencontre un discours du

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narrateur qui renvoie au moment de l'énonciation, au présent de l'écriture : adulte, âgé, celui-ci évoque et commente son passé... ("cette maison est aujourd'hui transformée en auberge." Chateaubriand écrit ce passage des Mémoires d'outre-tombe en 1811 et il y évoque sa maison natale vers 1768 à Saint-Malo.)

NB : Dans un récit littéraire, on trouve donc aussi du discours :

1. celui des personnages : cf.souvent la ponctuation : deux points et guillemets, tirets. On rencontre la forme de présentation du dialogue.

2. celui de l'auteur / narrateur : il commente le récit (Stendhal, dans Le Rouge et le Noir); il peut s'adresser au lecteur.

Pour en savoir plus sur le discours rapporté.

 LE DISCOURS RAPPORTE

Le français possède trois manières d'intégrer et reproduire un discours ou un fragment de discours dans un premier énoncé ; on peut aussi associer le discours narrativisé.

- le discours direct :Les élèves dans la cour, rangés pour nous laisser passer, chuchotaient: "Oh ! un nouveau ! un nouveau !"André Gide, Si le grain ne meurt

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- le discours indirect :Le professeur, M. Vedel, enseignait aux élèves qu'il y a parfois dans les langues plusieurs mots qui, indifféremment, peuvent désigner un même objet, et qu'on les nomme alors des synonymes.André Gide, Si le grain ne meurt

- le discours indirect libre :Coupeau, lui aussi, ne comprenait pas qu'on pût avaler de pleins verres d'eau-de-vie. Une prune par-ci, par-là, ça n'était pas mauvais. Quant au vitriol, à l'absinthe et aux autres cochonneries, bonsoir ! il n'en fallait pas.

Emile Zola, L'Assommoir

- le discours narrativisé :Et elle se leva. Coupeau, qui approuvait vivement ses souhaits, était déjà debout, s'inquiétant de l'heure. Mais ils ne sortirent pas tout de suite ; elle eut la curiosité d'aller regarder, au fond, derrière la barrière de chêne, le grand alambic de cuivre rouge, qui fonctionnait sous le vitrage clair de la petite cour ; et le zingueur, qui l'avait suivie, lui expliqua comment ça marchait, indiquant du doigt les différentes pièces de l'appareil, montrant l'énorme cornue d'où tombait un filet limpide d'alcool.Emile Zola, L'Assommoir

 

LE DISCOURS DIRECTLes paroles sont rapportées intégralement, sans subir de modification. Par exemple :« Ah bien ! murmura-t-elle, en voilà trois qui ont un fameux poil dans la main !– Tiens, dit Coupeau, je le connais, le grand ; c'est Mes-Bottes, un camarade.»Emile Zola, L'Assommoir

L’introduction du discours direct dans un récit amène une rupture qui se marque en général par divers indices.- Présence de signes typographiques spécifiques : deux points, guillemets, tirets pour les répliques, les changements de locuteur..

Page 119: Introduction A La Filmologie

- Des changements de temps et de personnes : passage de l’énoncé historique ou récit au discours.- La citation est attribuée à son propre énonciateur par l’intermédiaire d’un verbe introducteur. Ce verbe peut être passe-partout, neutre comme dire, ou ajouter des informations diverses comme hurler, beugler, bredouiller, murmurer, prétendre. Le discours direct tente de restituer fidèlement la vivacité, l’expressivité du propos rapporté.

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LE DISCOURS INDIRECTUn énoncé est reproduit dans un premier énoncé, le texte d'accueil ; le locuteur ou énonciateur du discours rapporté n'est pas le même, il s'agit d'un tiers ou alors il y a un décalage du genre : « Je vous disais que je…»Les paroles rapportées sont contenues dans des propositions subordonnées introduites par un système du type : « dire + que ».Le message reproduit est quelque peu modifié : les coordonnées de la situation de communication sont, en effet, changées pour les personnes, les temps verbaux, le mode, les déictiques de temps et lieu.

M. Simonnet me demande de vous dire qu'il ne viendra pas...M. Simonnet m’a demandé de vous dire qu'il ne viendrait pas, car sa voiture est tombée en panne. Il m'a signalé qu'il vous rendrait vos copies demain. (Il s’agit donc du même jour !)

Transposition au discours direct :«Je ne viendrai pas au lycée car ma voiture est tombée en panne. Je leur rendrai leurs copies demain.»

Au discours indirect libre :M. Simonnet téléphona au lycée. Il ne viendrait pas travailler avec ses élèves car sa voiture était tombée en panne. Il leur rendrait leurs copies le lendemain.

Les transformations et les adaptations peuvent être complexes :P1. Emile m'a dit alors : «Je suis content de partir d'ici demain.»P2. Emile m'a dit alors qu'il était content de partir de là le lendemain.

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Si le discours direct reproduit ou répète « mécaniquement » des propos un peu comme un magnétophone, le style indirect en revanche est déjà une interprétation des discours cités, non leur reproduction. Il peut ainsi raccourcir, analyser, résumer les propos du tiers cité. La transformation de l'énoncé initial est donc plus ou moins grande.

 

LE DISCOURS INDIRECT LIBREC'est un style intermédiaire entre le discours direct et le discours indirect qui supprime l'élément introducteur mais le décalage des coordonnées est conservé. La ponctuation n'est plus celle du discours indirect : les modalités interrogatives, exclamatives en particulier sont maintenues. Pour arriver le d.i.l. a besoin d'un contexte introducteur qui prépare sa venue.

- Il se demandait s'il viendrait. - Il méditait en lui-même : viendrait-il ?- Emile songea qu'il fallait faire le déplacement. Mais il n'avait pas encore choisi le moment. La semaine prochaine ? Pourquoi pas ? Pourvu qu'il n' y ait pas trop de monde sur les routes ! Il verrait bien ! Il téléphona : « J 'arriverai mardi midi. »

 

LE DISCOURS NARRATIVISE

Cette forme de discours se rencontre toujours dans le cadre d'un récit. Ce procédé consiste à intégrer entièrement dans le récit le discours ; ainsi le texte traite le récit de paroles comme un événement. Le lecteur n'a pas accès directement aux propos qui ont été prononcés, mais il prend connaissance de leur contenu de manière condensée, résumée.

Exemple :Mais M. Vedel était bon: il répéta sa définition avec la patience des vrais maîtres, proposa de nouveau le même exemple.André Gide, Si le grain ne meurt

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Page 121: Introduction A La Filmologie

VALEURS & EFFETS

Le discours direct authentifie la citation : il se veut plus objectif. Mais, en fait, il faut songer quil y a bien une modification du propos due à la sélection, au contexte d’insertion...

Le discours indirect permet souvent une mise à distance, un décalage, plus ou moins important, entre le locuteur et le sujet du discours rapporté :

o Ce journaliste prétend que / déclare que l'on étouffe l'affaire.o Si l'on croit M. Rouletabille, on étouffe l'affaire.o Si l'on croit M. Rouletabille, on étoufferait le scandale.o Ce critique affirme à tort que Zola est un simple écrivain

réaliste.o Notre adversaire espère voir son prétendu programme

réussir...o Le candidat Tartempion déclare que son « programme » est le

seul efficace en matière d’économie.

NB Les guillemets ou les italiques sont des alertes seulement perceptibles à l'écrit : elles marquent l'ironie, la prise de distance.

Le discours indirect libre permet de varier l'écriture, d'alléger le texte. Il amène une certaine fusion entre le point de vue du narrateur et celui d'un personnage dans un roman ; il est alors difficile de délimiter la source de l'énonciation comme on l’observe chez Zola ou Flaubert.

L'usage du discours narrativisé permet de ne garder que l'essentiel des propos échangés, sans ralentir le rythme de la narration. Le lecteur peut imaginer la conversation résumée et suggérée comme il l'entend. Le contexte aide souvent à comprendre le contenu évoqué.

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Il existe des formes mixtes : récit à la première personne, conduit au passé simple, comme celui des mémoires, de l'autobiographie ou de certains romans ; on rencontre quelques récits conduits au présent de narration. Remarquons simplement que dans une lettre, qu'elle soit un écrit social ou un texte littéraire, nous trouvons enchaînés et mêlés discours et récit (éléments narratifs et descriptifs).

Le récit et le discours seront rapprochés des notions très voisines de monde raconté et de monde commenté, définies par le linguiste Harald Weinrich, in Le Temps. Le récit et le commentaire, Paris, Seuil, 1964, p. 25-65.Comme chez Benveniste, l'observation de la distribution des temps verbaux est essentielle pour faire le partage : le présent, le passé composé, le futur et leurs dérivés sont des temps du discours (Benveniste) ou « commentatifs » selon Weinrich. Le passé simple et le passé antérieur sont des temps de l'histoire ou temps « narratifs». Le passé simple est donc bien un signal pour situer la littérarité d'un texte, mais surtout un indice pour situer sa temporalité. Dans un journal, i.e. un quotidien, écrit au jour le jour, en général, le passé simple n'a pas sa place, lorsqu'il s'agit d'évoquer les événements de l'actualité récente. Il peut toutefois servir pour des rappels historiques, qui mettent à distance du moment de l'énonciation, impliquent une coupure.

En signalant plus ou explicitement le «commentaire» ou le «récit», l'auteur ou émetteur peut modifier quelque peu la situation de communication. Il peut ainsi influencer son lecteur ou destinataire, en agissant précisément sur la manière dont ce dernier va recevoir le message. « En employant les temps commentatifs, je fais savoir à mon interlocuteur que le texte mérite de sa part une attention vigilante. Par les temps du récit, au contraire, je l'avertis qu'une autre écoute, plus détachée, est possible.», dixit Weinrich.

Lire quelques remarques sur les temps dans le récit.

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LES TEMPS VERBAUX DANS LE RECIT

Deux systèmes : récit / discours

L'énonciation historique ou récit produit un énoncé d'où est absente toute référence à l'énonciation, aux paramètres de la situation de communication. L'effacement du sujet qui énonce, qui parle, est caractéristique de l'énonciation récit ; l'énoncé semble plus généralement coupé de la situation d’énonciation. Emile Benveniste fait ces constats pour ce mode d'énonciation : « Les événements sont posés comme ils se sont produits à mesure qu'ils apparaissent à l'horizon de l'histoire. Personne ne parle ici ; les événements semblent se raconter eux-mêmes. Le temps fondamental est l'aoriste, qui est le temps de l'événement hors de la personne du narrateur. »

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Le discours ou énonciation discours est tout énoncé, écrit ou parlé, manifestant l'énonciation, supposant un émetteur et un récepteur (locuteur / auditeur), avec chez le premier l'intention d'agir sur l'autre en quelque manière. L'énoncé semble alors bien ancré dans la situation d’énonciation et manifeste des traces de son énonciation.

Le système du récit, outre le couple de base passé simple / imparfait, utilise quatre autres temps principaux de l'indicatif : le plus-que-parfait, le passé antérieur, le conditionnel présent, le conditionnel passé — on peut ne pas considérer le conditionnel comme un mode. On peut ajouter à cette liste les temps du subjonctif.Le temps de base du discours est le présent, accompagné surtout du passé composé et du futur simple ou périphrastique (Je vais vous raconter comment...) ; on peut y trouver tous les autres temps sauf le passé simple. Le discours ne perd jamais le contact avec le temps de référence que constitue l'énonciation.

Discours Histoire

Temps verbaux

PrésentPassé composé

Passé simple(i.e. l'aoriste de Benveniste)

ImparfaitPlus-que-parfait

Futur

Conditionnel (comme temps : futur dans le passé)

Personnes

Première personneDeuxième personne

 

Troisième personne

Adverbes Ici, Là, alors, ce

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maintenant etc. (déictiques référant à la situation d’énonciation)

jour-là etc. (non déictiques)

Valeur de temps et valeur aspectuelleL'usage des temps verbaux permet de situer le procès, c.a.d. l'action exprimée par le verbe, dans une époque donnée — le passé, le présent, le futur — par rapport au moment de l'énonciation ; mais la conjugaison exprime aussi des valeurs d'aspect : elle indique ainsi comment le locuteur envisage le déroulement du procès.

Par exemple, les temps du passé comme le passé simple, l'imparfait ou le passé composé désignent tous les trois des faits passés au moment où l'on parle, ils renvoient à la même strate temporelle, mais selon le temps mobilisé la manière de considérer les faits passés diffère. De même, un futur simple (Je travaillerai.) et un futur antérieur (J'aurai travaillé.) représentent deux temps verbaux différents, si l'on prend le mot « temps » au sens de série grammaticale ou morphologique, mais ces deux « temps » évoquent une même période ou époque, celle d'un futur, à venir au moment où l'on parle. La différence exprimée par leur emploi ne touche donc pas l'époque mais bien l'aspect : le futur simple indique un futur non accompli et le futur antérieur un futur accompli ou achevé. On notera bien qu'une action présentée comme accomplie n'est pas forcément une action passéeCette distinction accompli / non accompli est opérée dans tous les modes par l'opposition des formes simples et des formes composées, qu'elles soient construites avec l'auxiliaire être ou avoir et le participe passé. L’accompli

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envisage le procès comme achevé au moment de l’énonciation ou de la narration ; l’inaccompli l’envisage comme encore en cours.

Tous les temps composés ou surcomposés en français sont ainsi des accomplis, mais- Le passé composé est un accompli du présent : le procès est envisagé comme accompli par rapport au moment présent de l'énonciation.- Le plus-que-parfait et le passé antérieur sont des accomplis du passé : le procès est envisagé comme accompli, achevé par rapport à un moment du passé plus récent.

Le maître avait terminé son travail quand les enfants arrivèrent. Il avait terminé son déjeuner comme les élèves arrivaient. Lorsque les élèves arrivèrent, le maître était déjà sorti. Il partit lorsqu'il eut fini son travail.

Le plus-que-parfait note ainsi une action achevée et exprime l'antériorité par rapport au passé simple ou l'imparfait. Utilisé seul, il note une action achevée et la présente dans sa durée :

La ville avait changé. Il ne reconnaissait plus son quartier natal.

À l’inverse, l’imparfait a plutôt tendance à fonctionner comme un inaccompli, puisque l’idée d’achèvement est étrangère à sa valeur aspectuelle.

Le maître terminait son travail quand les enfants arrivèrent. Les enfants arrivèrent. Le maître terminait son travail.

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Un point important à comprendre est que l’accompli envisage toujours le procès par rapport à un moment plus récent : «J’ai bien dormi.» exprime un procès passé, mais ayant encore un rapport avec le présent de l’énonciation. «J’ai bien dormi par rapport au moment où je parle. Je suis donc reposé.». «J'avais bien dormi.» ferait référence à l’accomplissement du procès par

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rapport à un (autre) moment passé plus récent, pris comme moment de référence dans le récit (à ce moment-là; ce jour-là).

Le choix des temps verbaux correspond donc à la manière dont on veut présenter ou considérer l'action, à diverses nuances aspectuelles :

aspect de la durée ou du déroulement du procès : duratif / non duratif (momentané). Le duratif présente le procès comme continuant dans le temps (et donc imperfectif aussi). «Je suis en train de lire. J'ai longtemps lu. / J'ai lu ce week-end.»

aspect perfectif / imperfectif (ou conclusif/ non conclusif ) : «L'année dernière, j'ai été malade. / L'année dernière, j'étais malade.» L'imperfectif présente l'action ou la qualité objet de la prédication comme se développant dans la période concernée par l'énonciation et la remplissant. «La pluie tombe depuis hier soir. / La neige est tombée cette nuit.»

aspect accompli / inaccompli ; on parle d'accompli quand l'action ou la qualité objets de la prédication sont antérieures à la période dont on parle : «Hier matin, j'ai dormi. / Hier matin, j'étais en forme car j'avais dormi.» "J'ai dormi" a un aspect inaccompli car l'action évoquée se réalise pendant la période dont on parle, i.e. la matinée en question. "J'avais dormi" est un accompli, car le procès est antérieur à la matinée.«Il a déjà dîné.» Ici le passé composé est un accompli du présent car le sujet en question n'a plus besoin de manger au moment de l'énonciation. NB le perfectif et l'accompli sont souvent confondus en grammaire française.

aspect global / sécant (ou encore limitatif/ non limitatif) : «Je lus la lettre. Je lus ce roman d'une traite. / Je lisais ce livre.»«Le parlement siégea cet été-là. / Le parlement siégeait cet été-là. » Le procès global est perçu de l’extérieur, dans sa globalité, considéré comme un tout. Le procès sécant (i.e. qui donne une vision en coupe) est envisagé de l’intérieur, depuis l’une des étapes de son déroulement, sans que soient prises en compte les limites extrêmes.

aspect de la répétition : itératif/ singulatif ou semelfactif (le procès, perfectif, est présenté comme se produisant une seule fois). «Il t'a appelé pendant deux heures (au téléphone). / Il t'a appelé à deux

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heures.» «Je me lève tôt le lundi (les lundis). / Je me lève tôt ce lundi.»

aspect inchoatif (ou ingressif) / terminatif: « Fini de rire ; j'écris ma dissertation ! » = Je me mets à l'écrire. Je commence à l'écrire. Le procès inchoatif est envisagé dans son commencement : «Le jour se levait.» / «Il finit de manger.» L'aspect terminatif considère le procès dans son achèvement.

On peut recourir à des auxiliaires et à des formes périphrastiques variées pour exprimer des nuances aspectuelles :

Il venait de partir. / Il allait partir./ Il était en train de partir. On peut aussi recourir à des adverbes : Il vient juste de déjeuner.

Il commençait de manger. / Il achevait de manger.

Il faut ici observer que le contexte textuel joue en général un rôle important pour déterminer la valeur d'un temps verbal : la combinaison de l’aspect lexical des verbes et des indications temporelles données par le contexte aboutit à des effets de sens. Comparer :

Elle attendait depuis trois heures devant la mairie. / Elle attendait chaque jour devant la mairie.

Il se rendait à pied à son travail, quand il tomba. / Il se rendait à pied à son travail tous les jours.

Il se rendit au bal. / Il se rendit aux bals pendant trois mois.

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L'opposition passé composé / passé simpleOn considère souvent un peu simplement que le passé composé a remplacé à l'oral le passé simple, devenu archaïque, et que ce dernier ne survivrait qu’à l’écrit, surtout dans les textes littéraires. Il est vrai que le PS dans le français parisien ou du Nord a pratiquement disparu de l'oral même si ce temps est plus vivant dans le Midi, à substrat occitan. Mais l'opposition entre le PS et le PC repose davantage sur le système d’énonciation, sur la distinction établie par Benveniste entre le discours et le récit.

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Le passé simple relate, en effet, des procès révolus par rapport au moment de l’énonciation, il les présente comme n'ayant plus de conséquence sur le présent. Le passé composé, même quand on l'utilise dans le cadre du récit, conserve toujours une valeur d’accompli du présent ; il présente donc le procès comme ayant encore un impact sur le moment où l'on parle ou écrit, conservant ainsi un rapport avec la situation d’énonciation.« J'ai pris mes lunettes. » Cela veut dire qu'au moment où je parle, je les ai encore sur moi ; je les porte. La conséquence du fait passé est encore présente, palpable au moment de l'énonciation. « J'ai acheté une voiture il y a un an.» Il faut entendre que je la possède encore. Opposer : « Il y a dix ans, il acheta une voiture blanche.»

Raconter au passé simple ou au passé composé implique un rapport différent aux événements racontés. Le passé composé établit, maintient un lien entre le récit et la situation d'énonciation. Le passé simple, utilisé dans les récits historiques ou mythiques, par exemple, établit bien une distance ou un effort de mise à distance : les faits présentés renvoient - soit à une époque mythique, comme dans les contes merveilleux ou les mythes, donc non clairement situable dans le temps,- soit à une époque passée mais révolue, bien achevée d'une certaine manière.

Ainsi, dans une encyclopédie, un article biographique sur un mathématicien ou un physicien, quand il utilise le PC signifie clairement que l'homme et son travail sont toujours d'actualité de nos jours, d'intérêt scientifique ; inversement, l'usage du passé simple souligne que l'intérêt des propos est surtout d'ordre historique, culturel dans la logique du développement de la discipline. Observons aussi que pour actualiser les auteurs d'articles utilisent aussi beaucoup le basculement de la narration au présent.

  Trois exemples de l'Encyclopaedia Universalis : - « Si remarquables qu’elles fussent, les vues de Pascal sur la géométrie projective eurent peu d’échos. Leibniz en reconnut l’intérêt, mais ne les exploita pas, et l’ouvrage de Philipe de La Hire, Nouvelle Méthode en géométrie, publié en 1673 et qui

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s’appuie sur elles, n’eut qu’une faible diffusion.» - « Poincaré a également porté son attention sur la théorisation des phénomènes physiques tels qu’ils sont donnés dans l’expérience, dans laquelle il voyait un autre volet de la «physique mathématique», et qui constitue la physique théorique au sens propre. Dans ses cours et dans de nombreux articles et communications, il s’est attaché «à passer en revue les différentes théories physiques et à les soumettre à la critique», tout en marquant un intérêt très précis pour la physique.»- « Cependant, la doctrine explicite de Newton, telle qu’il l’a exposée dans ses «Règles du raisonnement en philosophie» du livre III des Principia, se présente comme une méthodologie positive dont les attendus ont été longtemps considérés comme universels pour la science.»

Le passé composé est, on le comprend clairement, le temps naturel dans un quotidien ou les médias pour rapporter les événements de l'actualité qui nous touchent directement:

 

Explosion d'une voiture piégée dans le centre de Najaf: 30 morts et 65 blessés [19/12/2004 15:19]NAJAF, Irak (AP) -- Trente personnes ont été tuées et 65 autres blessées dimanche dans l'explosion d'une voiture piégée dans la ville sainte chiite de Najaf, à 160km au sud de Bagdad, selon des sources hospitalières. <...> AP et Reuter, information en ligne sur le site Web de Free à la date du dimanche 19/12/2004.

Ainsi, le passé composé est un temps complexe, puisqu’il participe des deux systèmes énonciatifs, mêlant valeur perfective du passé simple et valeur d’accompli du présent. Son emploi dans un récit, dans une autobiographie par exemple, doit être observé de près ; ce n'est pas l'équivalent d'un passé simple. Il faut bien évaluer le lien avec la situation d'énonciation :

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« La Vallée-aux-Loups, près d'Aulnay, ce 4 octobre 1811.Il y a quatre ans qu'à mon retour de la Terre-Sainte j'achetai près du hameau d'Aulnay, dans le voisinage de Sceaux et de Chatenay une maison de jardinier cachée parmi des collines couvertes de bois. Le terrain inégal et sablonneux dépendant de cette maison, n'était qu'un verger sauvage au bout duquel se trouvait une ravine et un taillis de châtaigniers. Cet étroit espace me parut propre à renfermer mes longues espérances ; spatio brevi spem longam reseces. Les arbres que j'y ai plantés prospèrent, ils sont encore si petits que je leur donne de l'ombre quand je me place entre eux et le soleil. Un jour, en me rendant cette ombre, ils protégeront mes vieux ans comme j'ai protégé leur jeunesse. Je les ai choisis autant que je l'ai pu des divers climats où j'ai erré, ils rappellent mes voyages et nourrissent au fond de mon coeur d'autres illusions.» Chateaubriand, Les Mémoires d'outre-tombe.

Le passé composé n'est pas mélangé ici de façon incongrue avec le passé simple mais il est utilisé pour sa valeur d'aspect. Il note des faits passés dont les séquelles sont bien palpables au moment de l'écriture, en 1811 : les arbres prospèrent et croissent. L'acte notarié et l'état psychologique du narrateur alors (4 ans avant) sont eux mis à distance par l'emploi du PS. L'errance (i.e. les voyages de Chateaubriand) évoquée avec j'ai erré est aussi constitutive du personnage.

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L'opposition passé simple/ imparfait

1 « Le canon tonna.» « Le canon tonnait.»

2« La guerre dura cent ans.»

« La guerre durait depuis cent ans.»

3 « Il vécut à Paris.» «Il vivait à Paris.»

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4« Elle attendit une heure devant la mairie.»

« Elle attendait depuis une heure devant la mairie.»

5« Les députés siégèrent cet été-là.»

« Les députés siégeaient cet été-là.»

6« A huit heures, il franchit le barrage.»

« A huit heures, il franchissait le barrage.»

Le choix de l’imparfait ou du passé simple dans les cas n°1 et 2 ne modifie aucunement la durée du coup de canon, bref a priori, ou de la fameuse et longue guerre de 100 ans ; de même, l'action est toujours considérée comme antérieure au moment de l'énonciation, c.a.d. passée, mais ce qui change, c'est la façon dont la durée est considérée dans le récit. Avec le passé simple, on établit un simple constat, on observe un événement sans prendre sa durée en considération. Avec l'imparfait, on considère l'événement, le fait pris dans sa durée ; ses limites ne sont pas prises en compte, ni le début, ni la fin. Eventuellement même, avec le deuxième exemple, on peut pointer une forme d'implication plus forte du narrateur, du locuteur avec l'imparfait : on peut croire qu'il estime que la guerre dure depuis trop longtemps. L'imparfait ainsi paraît plus subjectif et le passé simple semble mettre à distance, considérer les événements avec plus d'objectivité. Dans l'énonciation historique ou récit, comme l'a souligné E. Benveniste, les faits semblent se raconter d’eux-mêmes, sans impliquer directement le locuteur.Dans l'exemple 5, le passé simple est limitatif : le procès exprimé est compris dans les limites de l'été ; l'imparfait, quant à lui, est non limitatif : les députés ont siégé éventuellement avant et après l'été. L'événement avec l'imparfait est mis à l'arrière plan, il sert de toile de fond à un événement qui apparaît après, du genre : «On vota alors la loi x...»

L'imparfait, parce qu'il permet de saisir l'action en cours, sert souvent de toile de fond , d' arrière plan aux événements exprimés au passé simple ; il signale aussi les commentaires, permet de présenter les circonstances et d'introduire des éléments descriptifs. En français comme dans d'autres

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langues, la construction de la narration met ainsi en jeu un contraste entre des formes verbales dont l’enchaînement reflète la succession des événements essentiels de la trame narrative, et d’autres décrivant la situation, le cadre dans lequel se déroulent les événements. On constate aisément un tel contraste entre le passé simple et l'imparfait dans notre langue pour l'énonciation récit.

Quand les enfants entrèrent, le maître téléphonait. (inclusion) / Quand les enfants entrèrent, le maître téléphona. (succession)

Les enfants entrèrent. Le maître téléphonait. (inclusion) / Les enfants entrèrent. Le maître téléphona. (succession)

Au haut de l'escalier, il tira de sa poche une autre clef avec laquelle il ouvrit une autre porte. La chambre où il entra et qu'il referma sur-le-champ était une espèce de galetas assez spacieux meublé d'un matelas posé à terre, d'une table et de quelques chaises. Un poêle allumé et dont on voyait la braise était dans un coin. Le réverbère du boulevard éclairait vaguement cet intérieur pauvre. Au fond il y avait un cabinet avec un lit de sangle. Victor Hugo, Les Misérables.

Le général attaqua. Les ennemis se retirèrent. / Le général attaqua. Les ennemis se retiraient.

Comme on le voit dans ces passages, les passés simples notent la succession des événements ; les imparfaits servent à décrire le décor. Dans l'énoncé «Le général attaqua. Les ennemis se retiraient. », l'imparfait prend même une valeur rétrospective d'explication (= parce que les ennemis se retiraient). Pour présenter les choses de façon imagée, on pourrait dire qu'en général le temps avance avec le passé simple et stagne avec l’imparfait.

Quelquefois, le contraste entre l'imparfait et le passé simple semble suggérer une différence de durée :

La pluie tombait, une silhouette élancée apparut au coin de la rue.

Mais il faut observer que cette différence de durée n'est pas essentiellement caractéristique, car le passé simple peut exprimer lui aussi une action qui dure ou se répète :

La guerre entre Français et Anglais dura cent ans.

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Cette vie terrible dura dix ans. Il alla aux bals durant six mois.

Les passés simples forment la charpente du récit, ils notent les actions essentielles qui se détachent de la toile de fond ; il suffit d'observer ce qui se passe quand on résume un texte narratif ; les imparfaits, servant surtout dans les passages descriptifs ou pour noter l'arrière plan ou les circonstances, disparaissent du résumé.

Alors que l'imparfait peut noter des événements qui se répètent et prendre une valeur itérative, pour des procès limités, le passé simple note essentiellement des faits singuliers.

Il se leva à cinq heures (ce jour-là). / Il se levait à cinq heures (à cette époque).

Colette dans Sido raconte une série de promenades dans la nature à l'aube : « Car j'aimais tant l'aube, déjà, que ma mère me l'accordait en récompense. J'obtenais qu'elle m'éveillât à trois heures et demie, et je m'en allais, un panier vide à chaque bras, vers des terres maraîchères qui se réfugiaient dans le pli étroit de la rivière, vers les fraise, les cassis et les groseilles barbues.»

Dans l'exemple 6 du tableau donné ci-dessus, « A huit heures, il franchissait le barrage.», l'imparfait exprime un procès limité ne se produisant qu'une fois, mais il le montre en train de se produire : on l'appelle souvent imparfait flash. On peut constater qu'au XX ème siècle, surtout, s'est développé un "imparfait narratif" appelé encore aussi "imparfait pittoresque". On le rencontre fréquemment dans les romans policiers.

La clef tourna dans la serrure. Monsieur Chabot retirait son pardessus qu’il accrochait à la porte d’entrée, pénétrait dans la cuisine et s’installait dans son fauteuil d’osier. Simenon, La danseuse du Gai-Moulin.

Selon plusieurs linguistes, pour qu’il y ait à proprement parler « imparfait pittoresque », il faut un verbe perfectif à l’imparfait combiné avec un complément temporel. Un test simple pour cet imparfait narratif, c'est qu’il peut être remplacé par un passé simple, auquel cas naturellement l’effet

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stylistique pittoresque disparaît. L'effet de l’imparfait provient du conflit entre l’aspect non limité de ce temps verbal et son contexte qui impose une vision limitée du procès. K. Togeby dans sa Grammaire française, 1982, donne cet exemple d'imparfait pittoresque :

Onze ans après, il perdait la bataille de Waterloo.

Observons avec lui qu'on aurait pu rencontrer des présentations différentes du même événement historique passé :

Onze ans après, il perdit la bataille de Waterloo. (passé simple banal) Onze ans après, il perd la bataille de Waterloo. (présent historique) Onze ans après, il perdra la bataille de Waterloo. (futur historique) Onze ans après, il perdrait la bataille de Waterloo. (futur du passé).

Deux autres exemples contemporains d'emploi journalistique de cet imparfait narratif :

« Il y a 14 ans, le 26 avril 1986, un réacteur de la centrale nucléaire de Tchernobyl, en Ukraine, explosait.» Propos de Claude Sérillon dans le Journal de TV5, le 25/4/2000.

« Un impie nommé Pasolini. Voici juste vingt ans, l'écrivain cinéaste disparaissait violemment.» Titre du journal Le Monde à la date du 27/10/1995.

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Passé simple Imparfait

Valeur perfective ; aspect ponctuel

Valeur imperfective ; aspect duratif

Unicité, valeur singulative (une fois)

Notation d'une habitude/ répétition ; valeur itérative.

Temps du premier plan : les événements, actions qui font progresser l'histoire.

Temps de l’arrière-plan : le décor, les éléments descriptifs ou secondaires.

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Temps de base dans la narration des faits

Temps essentiel pour la description

Expression de la successivité Expression de la simultanéité

Tempo rapide Tempo lent

 

L'imparfait prend, enfin, aussi des valeurs modales particulières : il permet ainsi notamment d'exprimer une éventualité ou d'exprimer de façon polie ou atténuée un désir, une demande.

Je voulais discuter avec vous. = Je souhaite avoir une discussion avec vous, si vous voulez bien.

Ah ! si j'étais jeune et beau ! Dans une indépendante, l'imparfait sert ainsi à exprimer le souhait.

Si j'avais un levier assez grand, je soulèverais le monde. Dans les subordonnées hypothétiques avec une principale au conditionnel, l'imparfait permet l'expression d'un potentiel ou irréel.

L'imparfait permet enfin d'exprimer une éventualité écartée, un irréel du passé : Un geste de plus et je le frappais. = S'il avait fait un geste de plus, je l'aurais frappé.

L'imparfait peut aussi être de concordance :

Il me dit qu'il est malade. (dit =présent) / Il me dit qu'il était malade. (dit =PS)

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Valeurs du présent dans le récit

Le présent employé dans un récit littéraire peut prendre des valeurs aspectuelles très diverses. Ses grandes valeurs d'emploi sont les suivantes :

- Le présent dit d’énonciation ou du discours : c’est le temps de base de l'énonciation discours, puisque c’est celui renvoyant au moment de

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l'énonciation, le « maintenant » de l’énonciation ; c'est le temps actuel au moment de la parole ou écriture. Comme on peut le constater, ce « maintenant » varie donc constamment et ne peut se décrypter que si l'on connaît d'une manière ou d'une autre les paramètres de la situation de communication.

Exemple dans l'autobiographie : « En traçant ces derniers mots, ce 16 novembre 1841, ma fenêtre, qui donne à l'ouest sur les jardins des Missions étrangères, est ouverte : il est six heures du matin j'aperçois la lune pâle et élargie, elle s'abaisse sur la flèche des Invalides à peine révélée par le premier rayon doré de l'Orient : on dirait que l'ancien monde finit, et que le nouveau commence. Je vois les reflets d'une aurore dont je ne verrai pas se lever le soleil. » Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe

Le présent, ayant selon l'expression de Gustave Guillaume « un pied dans le futur, un pied dans le passé », peut ainsi s'étendre en direction d'un passé récent ou d'un futur plus ou moins imminent :

Je quitte à l'instant mon père. / J'arrive de Paris. J'y étais hier. Je viens de suite. Patiente une heure. / Lé départ se fait dans une

semaine.

- Le présent de vérité générale ou gnomique : c’est le temps des proverbes, des définitions, des discours scientifiques, bref, de tous les énoncés généraux exprimant une pensée qui se veut éternelle et universelle, ou une loi présentée comme inamovible.

L'eau bout à 100 degrés. (Perle d'élève : L'angle droit bout à 90°.) Bien mal acquis ne profite jamais. « Le professeur, M. Vedel, enseignait aux élèves qu'il y a parfois

dans les langues plusieurs mots qui, indifféremment, peuvent désigner un même objet, et qu'on les nomme alors des synonymes. » André Gide, Si le grain ne meurt. L'absence de concordance des temps dans le discours rapporté manifeste ici explicitement la valeur de vérité générale du fait de langue.

- Le présent de narration ou présent historique / aoristique : c’est le présent utilisé ponctuellement à la place d'un passé simple dans un récit ou

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d'un imparfait. Il hérite donc de ses valeurs aspectuelles, mais il a une valeur stylistique, il sert à dramatiser, puisque l'événement raconté ainsi semble se distinguer des autres et devenir comme contemporain au moment de la narration ; le narrateur le met en quelque sorte sous nos yeux. En fait, l'instance d'énonciation est fictivement déplacée, décalée dans le passé.On peut distinguer le présent de narration, local, ponctuel dans un contexte au passé simple, du présent atemporel quand tout un récit, souvent de type historique, est conduit au présent.

 

« Malgré ma patience, je commençais à désespérer, quand tout à coup je vois venir dans le sentier un gros animal dont les yeux luisaient comme des chandelles. Le loup marchait doucement comme une bête bien repue, qui avait fait grassement sa nuit... Je le tenais au bout de mon canon de fusil, le doigt sur le déclic et, lorsqu'il fut à dix pas, je lui lâchai le coup en plein poitrail. Il fit un saut, jeta un hurlement rauque, comme un sanglot étouffé par le sang, et retomba raide mort. Ayant lié les quatre pattes ensemble, je chargeai ce gibier sur mon épaule, et je m'en revins à la maison où j'arrivai tout en sueur, quoiqu'il ne fît pas chaud. »  Eugène Leroy, Jacquou le croquant. Exemple typique de présent de narration.

 « Le 5 mai 1789, le roi Louis XVI ouvre les états généraux à Versailles. (...) Le 21 septembre 1788, le Parlement de Paris, qui a mené le combat en faveur de la réunion des états généraux, se prononce pour le maintien de la forme observée en 1614. » Le récit est conduit au présent historique.

« Khalil habite Baghdad. Il est pauvre et malheureux. Quand les enfants l’aperçoivent ils se moquent de lui et le poursuivent en lui jetant des pierres.Un matin, un enfant plus méchant que les autres lui jette une grosse pierre. Khalil tombe sur le sol et reste longtemps inanimé. Quand il revient à lui, il décide de quitter la ville. (...)» Texte cité par Michel Santacroce dans "Linguistique et multimédia".

- Le présent scénique ou présent de la description : c’est le présent utilisé à la place de l’imparfait dans le récit ; il a un effet sur le lecteur : il prend

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une sorte d’atemporalité. Souvent utilisé dans une description, il ouvre une sorte de parenthèse dans la chronologie du récit.Balzac conduit ainsi la description de la pension Vauquer dans Le Père Goriot : « Cette première pièce exhale une odeur sans nom dans la langue, et qu’il faudrait appeler l’odeur de pension. Elle sent le renfermé, le moisi, le rance ; elle donne froid, elle est humide au nez, elle pénètre les vêtements...»

Le passage doit être suffisamment long et il s'agit de faire une scène. Ce présent de description met le décor en quelque sorte sous nos yeux ; on peut constater qu'il ne s'agit pas d'un présent de vérité générale. Mais la description ne semble pas inscrite dans le temps ; on rapprochera cet emploi d'un présent de narration ou historique, même si l'effet rhétorique recherché n'est pas celui de la dramatisation. Il s'agit plutôt de donner au lecteur l'impression qu'il voit les pièces de la pension.

- Dans le discours rapporté des personnages, le présent ne renvoie pas au moment de la narration, mais il inscrit dans un autre temps de référence, celui de l'histoire passée racontée...

 

Exemple : Je rencontrai des dragons, et je m'engageai dans le régiment d'Almanza, cavalerie. Les gens de nos montagnes apprennent vite le métier militaire. Je devins bientôt brigadier, et on me promettait de me faire maréchal des logis, quand, pour mon malheur, on me mit de garde à la manufacture de tabacs de Séville. Si vous êtes allé à Séville, vous aurez vu ce grand bâtiment-là, hors des remparts, près du Guadalquivir. Il me semble en voir encore la porte et le corps de garde auprès. Quand ils sont de service, les Espagnols jouent aux cartes, ou dorment; moi, comme un franc Navarrais, je tâchais toujours de m'occuper. Je faisais une chaîne avec du fil de laiton, pour tenir mon épinglette. Tout d'un coup, les camarades disent: «Voilà la cloche qui sonne; les filles vont rentrer à l'ouvrage.» Prosper Mérimée, Carmen.

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Le présent du propos des camarades du narrateur (Voilà la cloche qui sonne...) ne renvoie pas au moment de la narration par Don José, mais au passé raconté par lui.« Les gens de nos montagnes apprennent vite...» est une vérité générale sur les mentalités basques.« Tout d'un coup, les camarades disent...» : c'est un présent de narration ; on pourrait le remplacer par "dirent".«Il me semble en voir encore... » a valeur de présent actuel au moment de l'énonciation fictive, quand le personnage narrateur de Mérimée est censé raconter à son visiteur.

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Représentation de Michel Santacroce, Université d'Avignon, in "Linguistique et multimédia".

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DEFINITION DU RECIT

Un récit rapporte une succession d'événements et d'actes vécus par des êtres humains ou des êtres représentés sur un modèle anthropomorphique (animaux de la fable). Tous ces événements, actes successifs sont en corrélation et composent une même ACTION.La succession temporelle des événements et actions se double d’un rapport de causalité ; ainsi, pour Roland Barthes, le récit est la généralisation du syllogisme abusif : Post hoc ergo propter hoc. Littéralement : « Après cela, donc à cause de cela. »

Une voix unique (le narrateur) rapporte l'ensemble des événements, toutefois elle peut rapporter ou reproduire les discours des personnages.

Claude Brémont a défini ainsi le récit dans La logique des possibles narratifs, paru en 1966 :

 

« Tout récit consiste en un discours intégrant une succession d'événements d'intérêt humain dans l'unité d'une même action. Où il n'y a pas récit il y a, par exemple, description (si les objets du discours sont associés par une contiguïté spatiale), déduction (s'ils s'impliquent l'un l'autre), effusion lyrique (s'ils évoquent par métaphore ou métonymie), etc. Où il n'y a pas intégration dans l'unité d'une action, il n'y a pas non plus récit, mais seulement chronologie, énonciation d'une succession de faits incoordonnés. Où enfin, il n'y a pas implication d'intérêt humain (où les événements rapportés ne sont ni produits par des agents ni subis par les patients anthropomorphes, il ne peut y avoir de récit, parce que c'est seulement par rapport à un projet humain que les événements prennent sens et s'organisent en une série temporelle structurée.»

Michel Fayol a distingué le récit de l'annonce de nouvelles, fréquente dans les textes d'enfants :

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1. Mon chat a mangé mon oiseau. 2. Mon oiseau est parti ! 3. Mon oiseau s'est envolé. Et le chat l'a mangé.

Le troisième énoncé constitue déjà l'ossature d'un récit car il comporte une ouverture et une clôture en relation. On pourrait exprimer plus explicitement l'enchaînement chronologique ou logique sur ces modes de paraphrase :- L'oiseau s'est envolé. Alors, le chat l'a mangé.- L'oiseau s'est envolé. Voilà pourquoi le chat l'a mangé.- Le chat a mangé l'oiseau parce qu'il s'était envolé. etc.

Un récit minimal complet serait du type :

1. Mon oiseau était à l'abri dans sa cage. (=oiseau vivant)

élément statique d'ouverture

2. Ensuite connexion temporelle

3. il s'est envolé.élément intermédiaire : actif / dynamique

4. Ainsi / Alors connexion causale

5. le chat l'a mangé. (=oiseau mort)

élément statique final

Cela d'après un modèle de Gerald PRINCE, A grammar of stories, The Hague, Mouton, 1973.

Pour une approche ludique du récit et identifier ses indices de surface, repérer son système énonciatif, sa structure et son mode d'organisation chronologique, lire «les Tix», récit écrit dans une pseudo-langue. La séquence narrative s'y oppose lisiblement au discours explicatif.

SIX CONDITIONS POUR PARLER DE RECIT

1. Il faut qu'il y ait une succession d'événements dans le temps  : au minimum deux périodes.

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2. Il faut qu'il y ait une unité de thème, le plus souvent assurée par le(s) personnage(s) principal(aux).

3. Il faut que ce(s) personnage(s) subisse(nt) des transformations. 4. Il faut qu'il y ait unité de l'action, sinon, on a plusieurs récits. 5. Il ne faut pas que l'on assiste à une simple succession chronologique

d'événements — comme dans la chronique ou le journal intime, qui ne sont pas des récits, au sens strict : au-delà de la succession temporelle, il existe une logique de l'histoire, une "causalité narrative".

6. Tout récit comporte une sorte de "morale", que celle-ci soit exprimée ou sous-entendue. On ne raconte pas "pour rien": même les faits divers de journaux ont certaines finalités — inciter à la prudence, exploiter le goût des lecteurs pour le sensationnel, amuser... Fonction symbolique donc.

Ces critères sont énoncés dans l'ouvrage de Jean-Michel Adam, Le récit, Collection "Que sais-je?" N° 2149.

TYPOLOGIE DES RECITS

Deux grands groupes : véridiques et fictifs. On pourrait peut-être utiliser un autre critère : littéraires / non-littéraires. Mais la distinction reste théorique, schématique, car dans la pratique il y a des nuances : ainsi des éléments fictifs, liés à l'écriture littéraire, à la subjectivité de l'auteur, à l'élaboration par la mémoire, la perception etc. s'introduisent dans l'autobiographie ; dans le roman apparaissent des réalités historiques, contemporaines ou passées ou des projections de la vie réelle de l'auteur, cf. Balzac, Zola ou Vallès.

TYPES DE RECITS

Récits de réalité

réalité |||texte

Récits de fiction

réalité| imagination | texte

récits brefs récits longs récits brefs récits longs

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conversation quotidienneinformations narrativesrapports, témoignagesprocès verbal, p.v.reportage journalistiquefaits-divers...

biographie autobiographierécit historique

mythecontefableapologue parabolehistoire drôlenouvelle...

épopéeroman certains contes philosophiques...

récits en images

films (cinéma)informations télévisées narrativesbande dessinée (images séquentielles)

Il existe des sous-genres, des sous-types : ainsi pour le conte relève-t-on des textes folkloriques, d'origine traditionnelle et orale, (qu'ils soient féeriques, i.e merveilleux, ou réalistes, des contes à rire ou encore des contes animaliers...) ou des écrits savants (contes philosophiques des Lumières comme ceux de Voltaire, contes littéraires et inédits de type réaliste ou fantastique au XIXème siècle comme ceux de Maupassant, difficiles à distinguer de la nouvelle ).Pour le roman, il existe bien des formes, selon le contenu thématique (policier, historique, à l'eau de rose...), le type d'écriture (épistolaire, pseudo-autobiographique...) ou selon les modalités de la narration. A cet égard, on consultera Les sept couleurs de Robert Brasillach. L'écriture autobiographique peut également prendre diverses formes avec l'autobiographie stricte, les mémoires qui élargissent le cadre des souvenirs à la société, au contexte historique, le roman autobiographique ou encore le journal / carnet intime, mais dans ce dernier cas on sort du récit, à proprement parler, on se trouve aux confins de la chronique...

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L'historiette en images séquentielles animées, extraite d'un manuel du XIXème, L'année préparatoire de rédaction, par Carré et Moy, A. Colin, illustre bien l'aspect moralisateur et didactique de certains récits.

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LES POINTS DE VUE

LES VOIX NARRATIVES

Le récit peut représenter ou effacer l'image du narrateur, celle du destinataire ; il peut même leur faire jouer un rôle dans l'intrigue. Le narrateur, le "lecteur" ou "auditeur" peuvent être représentés comme personnages, sur le modèle du récit oral. On peut ici faire référence à des textes littéraires fondateurs, des hypertextes au sens de Genette, comme l'Odyssée d'Homère avec Ulysse chez les Phéaciens, l'Heptaméron de Marguerite de Navarre ou le Décaméron de Boccace avec ses dix narrateurs successifs. Le récit prend alors un aspect conversationnel.

Pour le Décaméron, le cadre général du récit possède son narrateur qui se situe à un autre niveau, supérieur, car il représente les personnages narrateurs en train de raconter.

 

John William Waterhouse, The Decameron, 1915-1916

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Dans l’Heptaméron de Marguerite de Navarre les personnages interviennent doublement comme narrateurs et comme devisants, c'est à dire qu'ils commentent les récits narrés par les uns et les autres. Comme chez Boccace, il y a une narration de premier niveau conduite par le narrateur principal et des récits internes enchâssés, pris en charge par les personnages. Le narrateur de premier niveau commente aussi le récit, de même que les personnages discutent des récits qu'ils se font et débattent sur divers thèmes.

Dans certains récits, on rencontre donc plusieurs narrateurs : dans le cas du roman épistolaire, il y a ainsi autant de voix que de correspondants ; en principe, ils se situent au même niveau. La plupart des « romans par lettres » ont plus d'un narrateur : Lettres persanes de Montesquieu, La Nouvelle Héloïse de Rousseau, Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos. Cette polyphonie permet souvent une vision stéréoscopique. Les Lettres de la Religieuse portugaise, attribuées souvent au comte de Guilleragues, ont une narratrice unique ; cette supercherie littéraire s'approche par son écriture du monologue, car on ne lit pas les réponses aux missives. De même, l'Oberman de Senancour, présenté sous forme de lettres, ressemble de fort près par son aspect de monodie à un journal intime. Le narrateur, par ailleurs, semble plus un double de l'auteur qu'un personnage fictif distancié.

 

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Il importe à ce stade de bien distinguer, d'une part, auteur et narrateur, et, d'autre part, lecteur et narrataire :

L'auteur et le lecteur sont ainsi des personnes humaines réelles qui vivent ou ont vécu ; l'auteur est celui qui écrit, qui produit le texte, le lecteur étant la personne réelle qui reçoit le texte, le lit à un moment donné, dans un espace social donné. Le narrateur et le narrataire ne sont que des figures linguistiques, littéraires, des signes qui peuvent parfois s'incarner dans des personnages. Le narrateur est l'instance qui raconte l'histoire ou une partie de l'histoire globale ; il est constitué de et par les mots, produit par le texte, comme les personnages : on ne peut le trouver que dans le texte ; hors du texte il n'a aucune existence, car c'est bien souvent un être fictif, imaginaire, qui appartient à l'histoire racontée. Le narrataire est une sorte de figure virtuelle du lecteur concret, le narrateur s'adressant à lui en tant que destinataire fictif, virtuel.

Le cas d'un roman de S.F. permet de rendre palpable et simple la discrimination auteur / narrateur : si l'histoire racontée se passe en 2525 A.D., on peut déduire tout simplement que la voix qui rapporte l'histoire est située en 2525 ou postérieurement à cette date, donc elle relève clairement de la fiction. Mais comme nous, lecteurs réels, lisons en 2001, 2004..., nous en déduisons que l'auteur, réel aussi, a dû écrire au plus tard en 2001, 2004... son récit pour qu'il nous soit communiqué par la publication.

Pour aller plus loin, le narrateur du Père Goriot n’est pas Balzac, même si la voix narratrice exprime çà ou là des opinions, des thèses connues de celui-ci sur la société française ou la littérature, car ce narrateur-auteur est quelqu’un qui «connaît » la pension Vauquer et ses pensionnaires, êtres fictifs, alors qu'Honoré de Balzac ne fait que les imaginer, les inventer dans son écriture. En ce sens, la situation narrative d’un récit de fiction ne se ramène jamais à sa situation d’écriture. Ce narrateur peut ainsi nous dire ou plutôt dire à son narrataire de façon paradoxale :« Ah ! sachez-le: ce drame n'est ni une fiction, ni un roman. All is true...» La vérité du narrateur n'est pas celle de l'auteur !Le narrateur n'est jamais vraiment l'auteur, mais une fonction assumée par l'auteur, un rôle inventé et adopté par lui ; le narrateur est lui-même un rôle fictif, comme le constate Gérard Genette.

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Pour identifier l’auteur, il faut se poser la question : ...................« Qui a écrit ce texte ? »Pour identifier le narrateur : .....................................................« Qui "parle" ? Qui est-ce qui raconte ? »

 

Dans un récit autobiographique, le narrateur — figure textuelle de l'auteur adulte — tend à se constituer en personnage distancié dans le récit ; il se met ainsi en perspective car du temps a coulé entre le moment de l'écriture et le moment de référence de l'histoire personnelle racontée. Citons ici A. Gide, dans Si le grain ne meurt... : «M. Vedel pria l'élève Gide de répéter...». La voix adulte pointe ici l'évolution, la transformation du personnage et met à distance par le passage significatif du je au il : car il y a bien une distance, voire une fracture entre le narrateur adulte et le personnage plus jeune ou enfant, adolescent. Voir aussi J.P. Sartre dans Les Mots, à cet égard : Jean-Paul n'est plus "Poulou" ; de même Chateaubriand n'est plus "François" ou le "chevalier de Chateaubriand" en 1811. On notera donc que l'on ne peut pas superposer, exactement, l'identité du narrateur à celle du personnage dans l'autobiographie. S'il y a quête de l'identité, de la continuité, des permanences, il y a aussi objectivation et perception des évolutions, ruptures ; une autobiographie est également l'histoire de conversions et d'apostasies pour parler comme Sartre..Il est donc un peu naïf et simplificateur de souligner la triple identité de l'auteur, du narrateur et du personnage dans l'autobiographie (A=N=P). Sans parler de l'éventuelle mise en scène de la figure du narrateur par l'auteur...

 

POSITIONS

Le narrateur et le narrataire peuvent être totalement effacés : c'est le cas du récit objectif à la 3ème personne et au passé simple — romans de G. Flaubert, E. Zola en général ; le récit semble alors se raconter lui-même. Alors le narrateur comme le narrataire sont extérieurs à l'histoire, à sa diégèse : ils sont dits extradiégétiques. Mais même à ce niveau

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extradiégétique, le narrateur peut intervenir à certains moments dans le récit, comme le montrent les romans de Balzac quelquefois ou plus souvent encore ceux de Stendhal, pour commenter ou émettre un jugement sur l'objet de sa narration, pour juger les personnages ou encore pour expliquer un détail ou un choix dans la manière de conduire son récit. On peut pointer alors des indices énonciatifs de sa présence.

Inversement, le narrateur et le destinataire — qu'il soit lecteur ou auditeur — peuvent être des protagonistes ou des personnages secondaires dans l'intrigue, par exemple, dans les romans épistolaires, dans l'autobiographie, dans le cadre des récits internes au récit (récits faits ou rapportés par des personnages à d'autres personnages) ; ils sont alors dits intradiégétiques, c'est à dire à l'intérieur de la diégèse, de plain-pied avec les personnages.

L'histoire d'Augustin dans le Grand Meaulnes d'Alain Fournier est racontée par François Seurel, fils de Milly, qui se souvient du passé comme le montre l'incipit du roman : « Il arriva chez nous un dimanche de novembre 189-...» Ce personnage narrateur est censé raconter une histoire passée, dont il a été témoin, celle de son ami Augustin. Mais c'est bien à nous qu'il s'adresse comme auteur fictif du récit et pas à d'autres personnages du récit. S'il appartient au même univers que le personnage principal, il raconte a posteriori et à nous lecteurs ; son récit se représente comme de premier niveau.

On observera parfois dans certains romans ou nouvelles que le narrateur principal, extérieur à l'histoire, peut donner, déléguer plus ou moins longuement la parole à un personnage pour raconter quelque chose ; celui-ci devient alors narrateur secondaire, second. Le récit de ce dernier peut prendre diverses formes : relation orale, transcription de lettre, note, passage de journal, cahier, manuscrit... Maupassant affectionne ce genre d'imbrication dans ses contes ou nouvelles ; il joue souvent à enchâsser un récit dans le cadre d'un autre : « La chevelure», la version première du «Horla», «La rempailleuse» etc. De nombreux textes fantastiques au XIXème siècle mettent ainsi en scène la façon dont l'histoire a été connue par le narrateur ou transmise à lui : les débuts nous expliquent comment le personnage narrateur a pu lire un texte, un manuscrit... qui est la source de l'histoire qu'on va nous raconter. Dans certains cas, on peut trouver plusieurs passages de relais en cascade. La narration peut ainsi se conduire à

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plus d'un niveau ; à l'intérieur d'un récit premier, un personnage raconte qu'il a lui-même entendu raconter par quelqu'un d'autre que etc. Dans Frankenstein ou le Prométhée moderne, Mary Shelley, emboîte plusieurs récits : après celui de Walton, succède celui du docteur Victor Frankenstein etc. Voir aussi Un roi sans divertissement de Jean Giono où trois grands niveaux narratifs se superposent : le récit premier contient le récit des vieillards qui contient le récit de Saucisse qui contient certains témoignages.

Exemple d'enchâssements : A représente le récit cadre, le récit premier ; B1 et B2 sont deux récits enchâssés au second degré ; C représente un récit au troisième degré, lui-même emboîté dans un autre.

Parfois, le récit premier est plutôt réduit : il sert simplement de cadre au récit enchâssé ; le récit encadrant s'efface alors devant le récit encadré qui est quantitativement prédominant.

On peut constater ainsi divers cas de figures dans les textes concernant la position du narrateur :

Le narrateur qui est hors de l'histoire, souvent omniscient, raconte l'histoire de quelqu'un d'autre. Ainsi la voix d'Homère raconte, au premier degré, une histoire d’où celui-ci est absent; il ne participe pas aux événements.

Le narrateur premier raconte l'histoire dont il est un des personnages. Ainsi, Gil Blas, narrateur personnage du roman de Lesage, L'Histoire

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de Gil Blas de Santillane, raconte au premier degré sa propre vie, son histoire. C'est le récit rétrospectif de ses propres aventures fait par le personnage principal. De même, les Mémoires d'un fou de Flaubert : le "je" du narrateur est fictif et c'est le "fou" qui raconte ses souvenirs dans ses popres mémoires ; de même, les Mémoires d'Hadrien de M. Yourcenar fonctionnent ainsi.

Le narrateur-témoin raconte l'histoire de quelqu'un d'autre, c'est un narrateur second qui raconte une histoire où il ne prend pas part. Dans les Mille et une nuits, le personnage Schéhérazade raconte, au second degré, à d'autres personnages des histoires d’où elle est absente.

Le narrateur héros raconte sa propre histoire : ce narrateur second est lui-même un personnage de l'histoire qu'il raconte. Ainsi, dans l'Odyssée d'Homère, le personnage Ulysse, raconte dans certains chants, au second degré, sa propre histoire lorsqu’il s’adresse aux Phéaciens, à des personnages donc du récit. En bref, c'est un narrateur héros qui raconte sa propre histoire.

Un clic pour aller plus loin sur un plan technique et terminologique.

LA PERSPECTIVE NARRATIVE

Le narrateur extradiégétique, à l'image de Dieu, tend souvent à être omniscient : il possède le don d'ubiquité, sait tout ce qui est nécessaire à l'action. Il a alors tendance à résumer, dire l'action ; il la manipule quand cela s'avère nécessaire : il est ainsi omnipotent.

Le narrateur peut se présenter comme un témoin-observateur : il aura tendance à montrer l'action, comme un témoin apparemment impartial, sans en tirer toutes les ficelles. C'est le cas du roman américain behavioriste.

Le narrateur peut-être le ou un héros de la fiction : il raconte l'histoire selon son point de vue. Ce narrateur-protagoniste (intradiégétique) peut même se cacher derrière l'anonymat : cf. le Dr Rieux dans La Peste de Camus.

On peut caractériser ainsi le rapport entre le point de vue du narrateur et celui des personnages :

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1) vision par derrière : le narrateur > personnage : il en sait plus que lui.

Le narrateur est alors omniscient, il porte le regard d‘un Dieu qui sonde les reins et les cœurs ; il sait tout de l’histoire et accède à la boîte noire : psychologie des personnages.

2) vision « avec » : le narrateur = personnage ; le narrateur peut s'identifier alors au personnage, prendre son parti, son pont de vue ; nous avons alors un récit à point de vue.

La narration ou la description passent par la conscience d'un personnage. Le lecteur partage ses perceptions, ses émotions, ses pensées. Ce point de vue permet de comprendre le personnage "de l'intérieur". Mais c'est une vision limitée dans le sens où le lecteur ne sait rien de plus que ce que le personnage peut savoir.

3) vision du dehors : le narrateur < personnage ; le narrateur n'est qu'un témoin ordinaire, il ne perçoit que les apparences, qu'une partie de l'action.

Le narrateur découvre l’action au fur et à mesure qu’elle se déroule.Iil s'agit en quelque sorte d'une vision objective, moderne, celle d’un témoin : les faits, les actions, les paroles sont "enregistrés" de façon plutôt neutre et objective. La perspective est de type behavioriste car les événements etles personnages sont vus comme de l'extérieur. L'intériorité des personnages est absente ; le lecteur ne dispose que de ces éléments extérieurs, comportementaux, comme un psychologue behavioriste, voire un éthologue.Le narrateur donne l'impression d'en savoir moins que les personnages : penser aux récits de Kafka, Duras, Sartre, Camus…

RESTRICTION ET CHANGEMENT DE CHAMP

Le récit peut prendre le point de vue d'un personnage privilégié : le récit se focalise alors (focalisation) sur un personnage.

Comme G. Genette pour séparer clairement la narration et la focalisation, on peut se poser ces questions :

- Qui => la narration.

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parle ?- Qui perçoit ?

=> la focalisation.

Le texte peut prendre successivement plusieurs points de vue avec alternance des focalisations, en fonction de chapitres différents ou à l'intérieur d'un même chapitre. La focalisation centre la "caméra narrative" sur un personnage auquel le lecteur pourra s'identifier. Dans Madame Bovary de Flaubert, au départ la focalisation se fait sur Charles Bovary, avant de passer essentiellement à Emma ; la fin du roman revient sur Charles. ..

On parle de focalisation zéro quand dans un récit aucun personnage n'est privilégié et que le narrateur est omniscient ; par exemple dans Boule de Suif ou avec l'incipit de Louis Lambert de Balzac.

Le point de vue alors n'est pas restreint : il est illimité et il y a absence proprement de focalisation. Le narrateur sait tout, il voit tout. Il révèle le passé et l'avenir de ses personnages, en dit plus que ce que n'en sait aucun d'entre eux ; le lecteur partage ce savoir. Ce point de vue lui donne l'impression de maîtriser toutes les données du récit.

La focalisation peut être interne ou externe selon que le personnage est vu, perçu de l'intérieur ou de l'extérieur, avec accès à sa psychologie ou non.

Exemple de focalisation interne avec le début du chapitre X de La Chartreuse de Parme de Stendhal.

Exemple de focalisation externe avec le début du Cousin Pons de Balzac.

Quand les événements ne sont perçus qu'à travers les yeux d'un personnage, le filtre de sa conscience (il n'en voit qu'une partie, ne les comprend pas forcément), on parle de restriction de champ. La vision reste parcellaire, fragmentaire. Exemple de Fabrice à Waterloo, dans La Chartreuse de Parme de Stendhal, ou cet extrait de l'Education Sentimentale. Dorrit Cohn, auteur du Propre de la fiction (Seuil, 2001), a constaté l'importance dans le roman, donc dans la forme narrative la plus fréquente

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depuis le XIX ème siècle, du regard de l'écrivain à l'intérieur de son personnage. Une de ses idées est que la pénétration par l'écrivain de la conscience de ses personnages est un des marqueurs essentiels de la fictionnalité.

 

LES PERSONNAGES

LE PERSONNAGE COMME SIGNE

Il convient de prendre conscience qu'un personnage n'est pas une personne, même si la conception du personnage renvoie à la conception historique de la personne. C'est un signe littéraire composé à l'aide de procédés plus ou moins conventionnels qui se traduisent dans des indices textuels. Au départ, ce signe est souvent vide ; il se charge de sens, de valeur progressivement au fil du texte ; c'est souvent seulement à la fin du roman qu'il est fixé, déterminé à la fois par des séries d'informations et de transformations ou évolutions. Le fonctionnement du signe personnage est ainsi quelque peu cumulatif : des informations sur le personnage sont ainsi progressivement accumulées ; dans l'incipit de l'Assommoir de Zola, Gervaise et Lantier ne sont qu'un prénom féminin et un patronyme : « Gervaise avait attendu Lantier jusqu'à deux heures du matin.» Autour de ces signes vont s'agréger des significations, souvent rapidement (cadre des portraits, des scènes...).

Le personnage représente aussi bien un type social, un caractère, une force mythique qu'une idée. Si le personnage de roman veut donner l'illusion de la personne réelle, surtout depuis Balzac, il est caractérisé, constitué avec des procédés. En effet, le personnage peut être d'abord :

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un cadre où il se projette (Mme Vauquer et la pension dans Le Père Goriot)

un rôle dans l'action (traditionnelle opposition : sauveur /méchant...)

une constante dans un comportement (Salamano et son chien, in L'Etranger)

une identité, souvent dotée d'une onomastique à valeur symbolique — général des Entrayes, in Voyage au bout de la nuit, banquier Saccard chez Zola, " un nom à aller au bagne ou à gagner des millions "... Le personnage est désigné par un nom : patronyme, prénom ou surnom, avec ou sans titre civil, ce n'est pas neutre : opposer dans le même passage la désignation de Coupeau / Gervaise / Mes Bottes / le père Colombe.

un passé : les Maheu dans Germinal

une situation sociale, un métier (cf. regard sociologique du XIX ème)

une hérédité biologique

«Gervaise et Coupeau, ouvrier zingueur, mangeaient ensemble une prune à l'Assommoir »L'Assommoir. Œuvres complètes illustrées d'Émile Zola, Paris, 1906. En provenance de la B.N.F.

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ou sociale (la Gervaise de Zola dans l'Assommoir).

un aspect physique (corps et vêtements...) en référence à des codes culturels

un point de vue (restriction de champ, intériorité)

une voix, un style : cf. lettre écrite par le personnage, discours au style direct, indirect ou indirect libre. Les niveaux de langue situent sur le marché social et culturel des échanges. Depuis Balzac, les romanciers sont attentifs aux aspects socioculturels de la langue et se documentent (régionalismes, accents, aspects populaires, jargons voire argot). Le monologue intérieur constitue aussi le personnage, à la confluence du linguistique et du psychologique.

un objet associé, un animal qui accompagne, un accessoire concrétisant une qualité morale, signifiant un statut, à la fois attribut et signe de reconnaissance du personnage. Pensons à

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Yvain, chevalier au lion, à la casquette de Charles Bovary, au bonnet grec de Homais etc.

Et, bien sûr, un caractère, une psychologie fixe ou évolutive.

 

LE SYSTEME DES PERSONNAGES

Les personnages d'un récit fictif forment un système, c'est à dire un ensemble organisé selon une structure ; une partie du signifié d'un personnage, de sa valeur provient de sa place dans un ensemble, de sa relation avec les autres personnages du récit ; il entre dans des rapports d'opposition ou d'identité avec eux. Pour dégager cette structure, il faut classer les personnages et identifier des critères pertinents.. Divers classements sont possibles, selon :

le comportement : actif / passif, positif / négatif, sympathique / antipathique.

la situation sociale : aristocrate / bourgeois, ouvrier / bourgeois... la situation dans un groupe : intégré / isolé la classe d'âge : jeune / vieux l'idéologie : révolutionnaire / réactionnaire, selon le point de vue de

l'auteur.

     La grille est à bâtir empiriquement à partir du texte, de ses données. Il faut commencer par une observation objective et ne pas plaquer une grille a priori. Si, généralement, les structures sont de forme binaire, on rencontre parfois des catégories de personnages intermédiaires ou extérieures. Les critères de classement dans un récit ne sont pas simples à déterminer : par exemple, pour paraphraser Cl. Lévi Strauss, ce qui oppose tel prince et telle bergère, est-ce le sexe, le statut social, l'âge, l'idéologie, l'habitat etc. ?

Contrastes et complémentations : généralement les personnages sont construits pour se mettre en valeur les uns les autres ; on observe dans les

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récits de nombreux couples ou trios... comme Bardamu et Robinson dans le Voyage au bout de la nuit de Céline.

ROLE DANS L'ACTION

V. Propp dans la Morphologie du conte (1928) a montré qu'on peut analyser la configuration des rapports des personnages ; il a établi une liste de sept rôles correspondant à une sphère d'action :

- le héros, l'adversaire, le faux-héros, le donateur, l'auxiliaire, la princesse et son père (couple), le mandateur.

Ces rôles ne correspondent pas nécessairement à un seul personnage ou à un homme.

Dans Les 200 000 situations dramatiques, E. Souriau proposait, quant à lui, une liste, à la terminologie très astrologique, du type :

Lion : la Force thématique orientée,Soleil : Représentant du Bien souhaité, de la Valeur orientante,Terre : l'Obtenteur virtuel de ce Bien, recherché par le Lion,Mars : l'Opposant,Balance : l'Arbitre, attributeur du Bien,Lune : la Rescousse, redoublement d'une des forces précédentes.

En faisant la synthèse des travaux de V. Propp sur le conte russe et du livre d'E. Souriau sur le théâtre, et en rapprochant les rôles ainsi définis des fonctions syntaxiques dans la grammaire de la phrase, A.J. Greimas, dans la Sémantique Structurale, p.172 sqq., a inventorié des actants dont le système de relations définit le modèle ou schéma actantiel.

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Un actant est un rôle dans l'action, c'est une réalité abstraite différente d'un personnage : ainsi un seul personnage peut incarner différentes fonctions et un actant ne renvoie pas forcément à un être humain ou à un personnage unique. Les actants ont ainsi un aspect abstrait et collectif : il ne faut généralement pas associer un actant à un seul personnage ou être animé.

Anne Ubersfeld a proposé dans Lire le théâtre, p. 63, la paraphrase suivante du schéma précédent de Greimas : "nous trouvons <dans le schéma> une force (ou un être D1) ; conduit par son action, le sujet S recherche un objet O dans l’intérêt ou à l’intention d’un être D2 (concret ou abstrait) ; dans cette recherche, le sujet a des alliés A et des opposants Op. "

Exemple simple d'usage du schéma sur un classique de la littérature pour la jeunesse, Michel Strogoff de Jules Verne :

SCHEMA ACTANTIEL

 

DESTINATEUR OBJET DESTINATAIRE

Czar lettre Grand Duc

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  ADJUVANT SUJET OPPOSANT

Nadia, Nicolas M. Strogoff I. Ogareff et les Tartares

Très bref résumé pour mémoire du roman, en provenance de http://www.ricochet-jeunes.org/ : « L'histoire de Michel Strogoff, courrier spécial du tsar de Russie, qui doit traverser les steppes de Sibérie, pour aller prévenir le frère du tsar (à Irkoutsk) de la présence d'un traître dans son entourage. Son voyage de plus de 5500 km sera compromis par les Tartares commandés par un ancien officier impérial révolté contre le tsar, Ivan Ogareff, qui envahissent la Sibérie. Capturé Strogoff est torturé et ses yeux sont brûlés au fer rouge. Mais Strogoff finit par tuer le traître.»

 

On peut comparer cette structure à la syntaxe d'une phrase : sujet, c.o.d., attribut...

Le sujet représente la "force thématique orientée" de Souriau, car le héros est porteur d'un désir et, porté par son désir, il accomplit des actions, entreprend éventuellement une quête ; le rapport de désir, central dans la psychanalyse, semble éclairant, car le récit montre souvent un conflit désir /loi. Le héros est doublement sujet : sujet psychologique et sujet en tant qu'acteur dans une histoire. Enfin, le héros s'incarne dans le sujet grammatical des verbes, au plan de la phrase. L'objet est le bien souhaité, pas forcément une personne ou un objet (femme, trésor...).Le destinateur est l'arbitre, l'attributeur, le possesseur du bien désiré. Le destinataire est l'obtenteur virtuel du bien souhaité, il peut notamment être le sujet. L'adjuvant et l'opposant sont ceux qui aident le sujet, ceux qui lui nuisent, ou plutôt l'ensemble des forces qui participent au jeu des rapports : des objets, des réalités matérielles (objet magique, or ou argent...), des qualités

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ou défauts "moraux" (naïveté, avidité...) peuvent intervenir dans un sens ou un autre et se combiner.

Deux remarques importantes à faire :- Les actants apparaissent ainsi comme des couples positionnels ( sujet/ objet ; destinateur/ destinataire) ou des couples oppositionnels ( adjuvant/ opposant). Le destinateur et le destinataire sont dans une relation contractuelle avec le héros : ils constituent la sphère de l'échange (patatoïde en noir). Le sujet et l'objet forment la sphère de la quête, sur un axe du désir, du vouloir (patatoïde rouge). L'adjuvant et l'opposant constituent la sphère de la lutte, nous sommes sur l'axe du pouvoir (patatoïde en bleu).- Les rôles ne sont pas fixes, déterminés de façon définitive, mais ils peuvent dynamiques : dans le conte du « Merle Blanc» les frères aînés deviennent des adversaires de leur cadet ; l'argent qui pouvait être au départ une aide pour le jeune héros devient et se révèle clairement un obstacle...

On peut aisément mettre en oeuvre ou à l'épreuve ce schéma dans le cas d'un conte folklorique merveilleux bien connu, «Cendrillon», dans la version de Perrault :

DESTINATEUR OBJETDESTINATAIRE société (regard d'autrui et famille)

reconnaissance sociale (statut, noblesse) et

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affective (amour du prince) Cendrillon

  ADJUVANT SUJETOPPOSANT - marraine-fée- ses propres qualités

 

Cendrillon - soeurs & marâtre - effacement du père

Résumé pour mémoire du texte, provenant de http://www.ricochet-jeunes.org/ :« Un gentilhomme peiné par le deuil de sa première épouse se remarie à la plus vile des femmes. Cendrillon, sa première fille, est maltraitée par cette belle-mère dominatrice et ses deux filles. Elle doit s’occuper des tâches les plus pénibles de la maison. Un jour, un bal organisé par le Prince convie toutes les jeunes femmes du royaume à s’y rendre. Les sœurs se préparent tandis que Cendrillon pleure de ne pouvoir y aller. Sa marraine la fée vient la consoler et la pare d’atours royaux pour qu’elle puisse se rendre au bal. Le Prince tombe tout de suite amoureux d’elle. A minuit, cependant, elle doit fuir car l’enchantement doit s’éteindre. Elle laisse tomber au passage l’une de ses pantoufles de verre. Un enquête est menée le lendemain pour retrouver la propriétaire du soulier. Personne ne peut enfiler la chaussure sauf... Cendrillon. Ainsi, elle se marie au beau Prince. »

Dans le cas du« Petit Chaperon Rouge», toujours dans la version de Perrault, si on lit le conte littéralement, un peu au « ras des paquerettes», on peut proposer un système des relations :

DESTINATEUR OBJETDESTINATAIRE mère provisionsmère-grand

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  ADJUVANT SUJETOPPOSANT - bûcherons (au début)- principe de réalité

 

jeune fille (=le P.C.R.) - Loup- naïveté, ignorance- principe de plaisir

Cette lecture a une cohérence à dominante historique : dans la société traditionnelle d'Ancien Régime, il n'y a pas de retraite ni d'assistance sociale ; le devoir des enfants (ici la mère) est de subvenir aux besoins fondamentaux des anciens qui ne peuvent plus travailler comme la grand-mère.

Résumé du conte pour mémoire venant de http://www.ricochet-jeunes.org/ : « Il était une fois une petite fille de Village, la plus jolie qu'on eût su voir… ». Le Petit Chaperon rouge, ainsi nommé à cause de son capuchon pourpre, va porter à sa grand-mère un petit pot de beurre et une galette. Elle rencontre le loup dans la forêt qui lui propose de la rejoindre au lieu-dit. Il la précède et ne fait qu’une bouchée de la vieille femme. A son arrivée, tout paraît étrange au Petit Chaperon rouge : en effet, le méchant loup a pris la place de la grand-mère et s’apprête à manger la fillette à son tour. Ainsi, l’histoire se termine : l’enfant est mangée et le loup est vainqueur.

Mais si on perçoit la dimension symbolique du récit, en s'appuyant sur les versions populaires recueillies à la fin du XIXème (vellave, tourangelle ou nivernaise, en particulier), on peut souligner un autre enjeu, en changeant de destinataire :

DESTINATEUR OBJETDESTINATAIRE mère en âge de procréer et lignée de femmes (temps) statut d'adulte responsable

et capacité de femme à procréerjeune fille (en tant

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que fille qui prend sa place dans les générations et remplace sa mère-grand, ménopausée)

  ADJUVANT SUJETOPPOSANT - bûcherons (au début)- principe de réalité

 

jeune fille pubère(=le P.C.R.) - Loup- naïveté, ignorance- principe de plaisir

Symboliquement, le choix ou l'opposition des deux chemins (celui des épingles / des aiguilles dans les versions folkloriques) évoquerait l'hésitation entre le principe de plaisir et le principe de réalité. En effet, l'épingle, élément vestimentaire de la parure féminine, désignerait alors le plaisir immédiat, celui des bals, de la fête, de la sexualité, qu'on ne sait différer, contrôler ; l'aiguille, de son côté, représenterait le sens des réalités avec le travail de couture, typique de la mère de famille, donc son statut social assumé etc. Le pain et le lait portés à la mère-grand susciteraient comme en écho la chair et le sang quasi christiques de l'ancêtre, consommés dans un repas cannibale et fortifiant. La grand-mère transmettrait ainsi, en retour du don de la mère, à sa petite fille, en quelque sorte comme dans un sacrifice, sa baraka et ses capacités génésiques . Nous serions dans une logique du don / contredon. Mais dans la version de Perrault, le texte édulcoré est réduit à n'être qu'un conte d'avertissement ; cela explique l'absence d'adjuvant ou d'auxiliaires nécessaires pour sauver l'héroïne et la simplification du symbolisme : le Loup représente l'homme comme séducteur. La fin doit apparaître, de façon didactique et appuyée, comme une pure sanction à la désobéissance de la jeune fille naïve. Perrault aplatit ainsi radicalement l'aspect initiatique en normalisant et censurant les motifs scabreux (érotisme, repas cannibale, dimension scatologique) pour s'adapter aux goûts délicats de son public de lecteurs urbains. Il liquide aussi la croisée des chemins aux noms énigmatiques, sans doute, par volonté de rationaliser.

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Les rôles des films de chevalerievus par Gotlib & Alexis dans CINEMASTOCK, t. 1, Dargaud Ed.

Dans une comédie d'intrigue classique, héritière de Plaute, comme chez Molière, on construirait un schéma :

DESTINATEUR OBJETDESTINATAIRE père de jeune fille jeune fille et/ ou argent

jeune homme

  ADJUVANT SUJETOPPOSANT valet jeune homme rival âgé ou

père

Dans le cas particulier de L'Ecole des femmes, si on se centrait sur Arnolphe comme sujet, on obtiendrait ce schéma :

DESTINATEUR OBJETDESTINATAIRE Eros Agnès Arnolphe lui-même

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comme volonté de se marier etpeur d'être cocu  ADJUVANT SUJETOPPOSANT Alain et Georgette,l'innocence d'Agnès,l'étourderie d'Horace

Arnolphe la force de l'amour,la recherche naturelledu bonheur par Agnès

Mais si l'on prenait comme sujet Agnès, on aurait une configuration du type :

DESTINATEUR OBJETDESTINATAIRE Eroscomme désir naturel d'aimer

Horace Agnès

  ADJUVANT SUJETOPPOSANT la force de l'amour,la recherche naturelle,du bonheur par Agnès

Agnès Arnolphe, Alain et Georgette,sa propre naïveté,l'étourderie d'Horace

On perçoit que changer le point de vue en variant le sujet traduit les tensions, les dynamiques en oeuvre dans l'histoire.

Enfin, si l'on regarde la Quête du Graal, comme le fait Greimas :

DESTINATEUR OBJET DESTINATAIRE

Dieu le Graal l'humanité

  ADJUVANT SUJETOPPOSANT Saints, anges... Perceval et les chevaliers

de la Table Ronde Diable

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& acolytes

NARRATION ET DESCRIPTION

DISTINCTION DANS LE CADRE NARRATIF

Tout récit comporte, selon G. Genette :

     - une part de représentation d'actions, d'événements : c'est la narration,      - une autre part de représentation d'objets, de personnages : c'est la description.

La narration présente surtout des déroulements dans le temps, la description des arrangements dans l'espace. La description d'un personnage au physique et moral devient portrait.

On identifie, dans un texte littéraire, un énoncé comme narratif, un autre comme descriptif, généralement, en raison de l'opposition passé simple et imparfait, mais d'autres indices existent.

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Alors que le narratif asserte des énoncés de faire, le descriptif asserte des énoncés d'état. Face à un énoncé narratif le lecteur attend un déroulement événementiel, une issue plus ou moins prévisible selon un ordre logico-sémantique ; l'énoncé descriptif est d'avantage réglé par ses structures de surface, par des structures lexicales repérables. Si le narratif est plutôt linéaire, le descriptif est tabulaire, comme l'illustre le schéma ci-dessus. Ce type d'énoncé serait, plus largement, en rapport avec le discours lexicographique. Roland Barthes estimait que le modèle lointain de la description n'est pas le discours oratoire, mais une sorte d'artefact lexicographique, voir Le plaisir du texte. Les passages descriptifs s'organisent souvent selon un ordre spatial : le regard suit par exemple un déplacement du proche ou lointain ou inversement ; pour un portrait, après une vue d'ensemble, le texte procède de la tête aux pieds etc.  On peut noter des organisateurs textuels, des indicateurs de lieu qui structurent le texte très manifestement : au loin, en haut, en bas, plus loin ; à droite, sur la gauche... Parfois, l'organisation se fait de manière logique : on procède plutôt en allant d'une vue d'ensemble à l'observation de détails.

 

Quelquefois dans le cadre d'un récit littéraire au passé, on rencontre un « présent scénique »; par exemple, chez Balzac, la description de la pension Vauquer est ainsi conduite dans Le Père Goriot :

"Cette première pièce exhale une odeur sans nom dans la langue, et qu’il faudrait appeler l’odeur de pension. Elle sent le renfermé, le moisi, le rance ; elle donne froid, elle est humide au nez, elle pénètre les vêtements..."

Ce présent de description met en quelque sorte sous nos yeux le décor ; on peut constater qu'il ne s'agit pas d'un présent de vérité générale. La description ne semble pas inscrite dans le temps ; on rapprochera d'un présent de narration ou historique, même si l'effet rhétorique recherché n'est pas celui de la dramatisation. Il s'agit plutôt de donner au lecteur l'impression qu'il voit les pièces de la pension.

 

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Quelquefois, la description peut être dynamique, souligner des évolutions et des transformations dans le temps, d'où l'usage du passé simple et de jalons chronologiques. Cf. la Beauce décrite paz Zola à travers le regard de Buteau dans La Terre : « Ainsi la Beauce, devant lui, déroula sa verdure, de novembre à juillet, depuis le moment où les pointes vertes se montrent, jusqu'à celui où les hautes tiges jaunissent..»

On pourrait représenter ainsi la structure de cette description en la simplifiant :

On constate qu'elle s'ordonne sur un axe spatial (devant lui, dix lieues, qui partaient de l'horizon...) et sur un axe chronologique (saisons et heures).

Mode de progression

Si la progression à thème constant se prête bien à la conduite du récit, la progression à thème dérivé ou éclaté (où le thème de la phrase initiale est décliné par la suite en différents sous-thèmes) est souvent utilisée dans le discours descriptif. L'objet décrit est ainsi détaillé à travers divers composants et sous-composants éventuels : on pourrait comparer à un effet

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de travelling ou de zoom dans l'écriture cinématographique (divers plans s'enchaînent à partir d'un plan d'ensemble pour aller jusqu'à l'insert ou gros plan).

Pour les portraits, on peut trouver une progression à thème constant : on attribue diverses caractéristiques au personnage qu'on caractérise (silhouette, visage, bouche, nez...).

On peut trouver aussi une progression linéaire : « Dans une pièce, il y avait une table. Sur cette table étaient disposées des fleurs. A côté de ces fleurs dormait un chat.»

Voir Représentation de l'espace.

ROLE DIEGETIQUE DE LA DESCRIPTION

Le rôle diégétique de la description, c'est à dire sa fonction dans l'économie générale du récit, peut être de deux grands types :

- fonction d'ordre décoratif ; cette conception  ornementale est ancienne, la description sert à faire beau dans le texte ; prédominance des stéréotypes, du superlatif. Ne pas lire une telle description ne touche que la dimension esthétique de la lecture.

- fonction d'ordre explicatif et symbolique ; la description tend alors à révéler, à justifier, expliquer la psychologie des personnages, elle en est le signe et la cause et l'effet.

Cette conception culmine avec le roman réaliste et balzacien, au XIX ème, en correspondance avec la théorie de l'influence réciproque du milieu et de l'individu, avec des "sciences" comme la physiognomonie... Balzac prend la peine de décrire le milieu de vie, les lieux car les informations données permettront de mieux comprendre à la fois les personnages et les événements qui vont se produire. Sauter les passages descriptifs dans un roman balzacien amène ainsi à une lecture naïve, focalisée sur l'intrigue, qui ignore l'intention centrale de l'auteur : celui-ci se veut l'historien, le greffier de la société qu'il analyse.

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A cet égard, on se gardera, bien entendu, de croire que la description réaliste ou naturaliste est une reproduction objective et mécanique du réel. Exemple du travail d'écriture littéraire de Zola à partir de ses notes d'observation sur le terrain, à propos de la représentation d'un immeuble, in l'Assommoir.

TRAVAIL D’ELABORATION LITTERAIRE DANS UNE DESCRIPTION

Émile ZOLA, Les Carnets d'enquête, L'AssommoirNotes documentaires

Ms des notes documentaires prises par Zola dans le quartier de la Goutte d'Or, à Paris. BNF : http://expositions.bnf.fr/brouillons/ecrivains/indexz1.htm

Rue de la Goutte d'or

Du côté de la rue des Poissonniers, très populeux. Du côté opposé, province.La grande maison entre deux petites est près de la rue des Poissonniers, à quatre ou cinq maisons. Elle a onze fenêtres de façade et six étages. Toute noire, nue, sans sculptures ; les fenêtres avec des persiennes noires, mangées, et où des lames manquent. La porte au milieu, immense, ronde. À droite, une vaste boutique de marchand de vin, avec salles pour les ouvriers ; à gauche, la boutique du charbonnier, peinte, une boutique de parapluies, et la boutique que tiendra Gervaise et où se trouvait une fruitière. En entrant sous le porche, le ruisseau coule au milieu. Vaste cour carrée, intérieure. Le concierge, en entrant à droite ; la fontaine est à côté de la loge. Les quatre façades, avec leurs six étages, nues, trouées des fenêtres noires, sans persiennes ; les tuyaux de descente avec les plombs. En bas, des ateliers tout autour ; des menuisiers, un serrurier, un atelier de teinturerie, avec les eaux de couleur qui coulent. Quatre escaliers, un pour chaque corps de bâtiment A. B. C. D. Au dedans, de longs / couloirs à chaque étage, avec des portes uniformes peintes en jaune. Sur le devant, dans les logements à persiennes, logent des gens qui passent pour riches.

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Dans la cour, tous ouvriers ; les linges qui sèchent. Il y a le côté du soleil, et le côté où le soleil ne vient pas, plus noir, plus humide. Cour pavée, le coin humide de la fontaine. Le jour cru qui tombe dans la cour. Extrait correspondant dans le chapitre II de L’Assommoir

Gervaise se retourna, regarda une dernière fois la maison. Elle paraissait grandie sous le ciel sans lune. Les façades grises, comme nettoyées de leur lèpre et badigeonnées d'ombre, s'étendaient, montaient ; et elles étaient plus nues encore, toutes plates, déshabillées des loques séchant le jour au soleil. Les fenêtres closes dormaient. Quelques-unes, éparses, vivement allumées, ouvraient des yeux, semblaient faire loucher certains coins. Au-dessus de chaque vestibule, de bas en haut, à la file, les vitres des six paliers, blanches d'une lueur pâle, dressaient une tour étroite de lumière. Un rayon de lampe, tombé de l'atelier de cartonnage, au second, mettait une traînée jaune sur le pavé de la cour, trouant les ténèbres qui noyaient les ateliers des rez-de-chaussée. Et, du fond de ces ténèbres, dans le coin humide, des gouttes d'eau, sonores au milieu du silence, tombaient une à une du robinet mal tourné de la fontaine. Alors, il sembla à Gervaise que la maison était sur elle, écrasante, glaciale à ses épaules. C'était toujours sa bête de peur, un enfantillage dont elle souriait ensuite. - Prenez garde ! cria Coupeau. Et elle dut, pour sortir, sauter par-dessus une grande mare, qui avait coulé de la teinturerie. Ce jour-là, la mare était bleue, d'un azur profond de ciel d'été, où la petite lampe de nuit du concierge allumait des étoiles.

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Pistes pour analyser le travail d’écriture littéraire de Zola dans un passage descriptif

Il s’agit donc d’observer comment se fait le passage des notes brutes en apparence, prises sur le terrain, au texte romanesque qui clôt le second chapitre du roman. En fait, on peut observer que les notes sont bien orientées déjà par l'intention et le projet de Zola, sans même parler d'une perception subjective. En tout cas, plusieurs éléments sont très manifestes pour un lecteur confrontant l’énoncé des notes au texte descriptif, tissu de sens :

-          La description passe d’abord de façon appuyée par le regard du personnage principal, Gervaise qui la médiatise : elle prend ainsi un aspect subjectif à travers son point de vue et elle se trouve motivée et justifiée dans la narration. Au départ l’ouverture est typique : « Gervaise se retourna, regarda une dernière fois la maison. Elle paraissait grandie sous le ciel

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sans lune. »L’ouverture du paragraphe souligne en le mettant en relief et construit également le point de vue de Gervaise. Le passé simple à valeur de premier plan (Gervaise … regarda) est en rupture avec l’imparfait à valeur d’arrière plan qui suit (elle paraissait). L’imparfait semble dépendre clairement du passé simple, il n’est pas vraiment autonome car c’est le P.S. qui fournit un repère temporel autour duquel la description s’ordonne. L’effet de point de vue se crée à partir de là, sur ces indices linguistiques, renforcé sur un plan sémantique par la référence à l’activité perceptive du personnage sujet (le personnage est nommée explicitement par son prénom, Gervaise, et on nous dit qu’elle regarde…) ; plusieurs sentiments qu’elles éprouvent sont enfin notés soulignant sa subjectivité. Cf. les travaux d’Alain Rabatel sur le point de vue.La description fait ainsi coup double dans le roman : elle représente le décor, informe sur le milieu ou l’espace mais elle traduit également la vision du personnage ; elle contribue à le construire par là comme « sujet » et à nous faire croire à sa densité psychologique.

-          Le passage descriptif s’enchâsse dans le narratif, mais la description arrête aussi le temps narratif ; Gervaise et le lecteur semblent perdre conscience du temps ; l’exclamation de Coupeau « Prenez garde ! » nous ramène au réel et à la narration. Le cri du zingueur interrompt le flux de conscience de Gervaise, provoque une rupture avec le discours indirect libre : « C'était toujours sa bête de peur ».

-          La description s’ordonne et se fait avec une certaine logique : elle est organisation, logique de spatialisation à la différence des notes plus juxtapositives. Certes, le regard du personnage, mobile, sur l’immeuble structure le passage, mais il y a une forme de boucle dans cette séquence descriptive : le texte part du ciel et revient au ciel, mais reflété ici bas dans une flaque d’eau.

-          La description est sélection de certaines données pour ce passage : certains éléments des notes ne sont pas retenus ici ; ils seront éventuellement utilisés ailleurs dans le roman.

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-          La maison semble animée, personnifiée (les fenêtres dormaient, ouvraient des yeux etc.). Elle semble même à Gervaise un personnage hostile : la maison était sur elle, écrasante, glaciale à ses épaules. C’est bien le milieu des barrières qui est ainsi vu comme destructeur, oppressant ou menaçant ici par la verticalité d'un habitat moderne.

-          Le texte prend une dimension symbolique perceptible à partir surtout de jeux d’opposition : lumière/ ténèbres ; haut/ bas ; ciel/ terre… Le retour au ciel, à la fin de l’extrait, vu à travers le miroir d’une simple flaque, semble traduire à la fois les élans du personnage et ses illusions ; son élan vers le haut retombera et ses rêves s’anéantiront à la fin du roman ; le passage a donc valeur proleptique annonçant la fin. Les gouttes d'eau du robinet mal fermé semblent évoquer comme en écho les gouttes d'alcool tombant de

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l'alambic de l'Assommoir du père Colombe, évoqué 20 pages auparavant, qui constituent comme un ruisseau menaçant "d'inonder le trou immense de Paris". L'alambic d'ailleurs provoque le même recul et la même sensation de froideur, curieusement, chez Gervaise.

-          Zola semble décrire sous l’influence directe des Impressionnistes : il observe en peintre la maison à un instant t, sous un certain angle, avec une certaine lumière (ciel sans lune), et il travaille les jeux de lumière, les nuances des couleurs primaires (traînée jaune sur les pavés, reflet bleu azur profond de la flaque).

 -         Le leitmotiv

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des eaux colorées de la teinturerie sera repris, tissé sur un mode symbolique, à la deuxième page du chapitre V, avec la couleur vert pomme, et au chapitre XII, mais désormais elles forment un "ruisseau noir" qu'il faut enjamber et Gervaise fait alors cette amère observation : "Elles avaient coulé les belles eaux bleu tendre et rose tendre." Le ruisseau, mêlant eau salie et alcool, semble ainsi former le fil du destin de Gervaise, associé au thème de la fuite irrémédiable du temps (ubi sunt ?).

-          Des correspondances de sensations s’établissent : couleurs, sons, observations sur l’humidité de l’air, froideur de la maison sentie sur les épaules de

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l’héroïne… Ces notations synesthésiques sont mises au service d’une écriture littéraire poétique et du symbolisme.

-         Le texte n'évoquerait-il pas un lamento de Gervaise sur le mode d'un «de profundis ad te clamavi, Domine » comme le suggère la notation "du fond de ces ténèbres" ? Quelle forme triste prend ici l'envolée vers les étoiles ?Gravure de Gaston Latouche pour L'Assommoir, édition Flammarion et Marpon, 1878. BNF.

Le texte final du roman est tout donc sauf une reproduction mécanique ou objective du réel et il est bien le résultat d’un travail d’écriture, de réécriture des notes.

TranscriptionUne seule pièce mansardée longue, séparée par un rideau.

les Lorilleux, au sixième, un peu de soleil le matin.

 

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la fontaine

 

parapluies

 

 

Rue Neuve, ils habitent une petite mai-son, une grande chambre et un cabinet. Les Goujet ont trois pièces, très petites ; une à l'entrée, puis la chambre de la mère et la

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chambre du fils. Au rez-de-chaussée, le principal locataire est un coiffeur.

 

Boutique de Gervaise -- charbonnier -- loge - restaurateur

Plan de la grande maison par Zola, BNF

Pièce de débarrasUn lit pour Etienne qui couchera plus tarddans la boutiquechambre des Coupeau On ouvre une porteporte sur la cour pour LantierCabinet où couche Mme Coupeau(porte vitrée) 

On fait la cuisine dans la boutique, mais on mange dans la chambre

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Parfois la description sert aussi de pause dans le récit ; elle permet de jouer avec l'attente, le suspense... Elle contribue ainsi au rythme.

Pour ouvrir des pistes de réflexion; voici un tableau qui synthétise quelques fonctions essentielles de la description, souvent entremêlées dans les romans depuis le XIXème siècle :

FonctionEffets recherchés / Enjeu

Procédés d'écriture mobilisés

Exemples

référentielle ou dénotative

Situer le contexte ou cadre de l’action, ancrer dans un espace-temps historique et social, provoquer une illusion de réalité...Il s'agit de représenter, de faire voir, donner à voir avec des mots.

Repères spatiaux et ancrages temporels précis ; utilisation de toponymes en vue d'un effet de réel. Nombreux détails sur les composantes, la structure d'un objet...

Textes issus du Réalisme, du Naturalisme au XIXème... La maison Vauquer avec son quartier dans le Père Goriot.

encyclopédique ou documentaire

Apporter au récit une dimension

Abondance des vocables techniques et

Bien des textes de Balzac ou dans les

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informative, historique par exemple, un aspect encyclopédique ou didactique quelconque.Il s'agit d'apprendre au lecteur.

des noms propres ; énumérations, souci d'exhaustivité ; fréquentes digressions et discours explicatifs, gloses et parenthèses...

romans historiques... Jules Verne...

poétique ou esthétique

Donner une valeur littéraire, artistique ou poétique au texte en regardant de façon esthète un objet, en représentant l’espace, le sujet à la manière d’un tableau...Il s'agit d'émouvoir, de faire sentir, de faire voir autrement...

Jeux sur le vocabulaire, le rythme, les images... Attention portée aux couleurs... Correspondances synesthésiques. Usage de prose poétique même. Préciosité. Registre lyrique...

La mer vue par J.M.G. Le Clézio dans le Déluge... Passages sur la nature, les jardins dans Sido de Colette ; les descriptions impressionnistes de Zola dans L'Oeuvre, La Terre.

symbolique Traduire des impressions, des états d’âme, créer une atmosphère,

Vocabulaire des sentiments, connotations, usage de symboles, références

L'alambic dans l'Assommoir de Zola, le Paris médiéval dans Notre Dame de

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véhiculer des valeurs morales, transmettre une vision spirituelle...Il s'agit de donner des clés pour faire comprendre.

mythologiques, figures d'animation ou personnification ; correspondances verticales...

Paris de V. Hugo...

appréciative ou évaluative

Manifester un jugement de valeur plus ou moins directement, explicitement. Le point de vue est axiologique.Il s'agit bien alors de juger, d'apprécier.

Connotations des termes, mots à sèmes évaluatifs ou affectifs; termes valorisants/ dévalorisants, comparaisons, métaphores +./ -. ; modalités appréciatives; sélection laudative / critique des informations ...

Portrait valorisant de Michel Strogoff par Jules Verne...

Portrait satirique de Mme Vauquer par Balzac.

 

Il est patent, par exemple, que la description de la pension Vauquer au début du Père Goriot assume simultanément plusieurs

fonctions : elle a certes d'abord une visée référentielle et sert à construire un effet de réel ; elle vise ainsi bien à induire chez les lecteurs une illusion de réalité — confirmée par l'emploi du présent — d'où l'abondance de détails précis, de renseignements enyclopédiques quasi maniaques («quinquets d'Argand») et de gros

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plans hypertrophiés sur des éléments apparemment secondaires, voire insignifiants, comme «les assiettes en porcelaine épaisse, à bords bleus, fabriquées à Tournai». Mais elle comporte également une valeur explicative : décrire le milieu, l'environnement, c'est aussi donner des clés pour comprendre les personnages, les replacer dans un contexte historique et social précis, les mettre dans un environnement interactif, sur un modèle scientifique, en référence à Ch. Darwin, à G. Saint-Hilaire. Le milieu déterminant les individus, les hommes tout comme les autres animaux sont adaptés à un environnement, à un monde et ils agissent en retour sur ce milieu, le modifient par leur action. Par là même, le milieu les reflète, les traduit.

Ami Argand invente en 1782 une lampe à huile à double courant d'air et à mèche en forme de cylindre creux ; Quinquet y ajoute une cheminée de verre.

La boîte à cases numérotées dans le téléfilm de Jean-Daniel Verhaeghe(2004)© France 2 / Jacques Morell.

 

 

Porcelaine de Tournai.

La description prend enfin une valeur symbolique : la représentation de l'espace, du décor de cette pension qui mêle des couches variées et instables de la population, nous dit ainsi des choses d'abord sur la complexité de la société française de 1819, postérieure à la déstabilisation de 1789, puis sur sa dégradation morale, sa

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corruption. Le discours du narrateur, moraliste, l'explicite d'ailleurs de façon appuyée : « Enfin là règne la misère sans poésie ; une misère économe, concentrée, râpée. Si elle n'a pas de fange encore, elle a des taches ; si elle n'a ni trous ni haillons, elle va tomber en pourriture.» La pension Vauquer est quelque peu emblématique de toute la société, elle la concentre, pour écrire la langue de Balzac. Même l'humidité et l'obscurité des lieux sont significatives à cet égard, récurrentes dans les pages liminaires, créant une atmosphère ; on les retrouve aussi dans l'excipit du roman, lors des funérailles de Goriot : «Le jour tombait, un humide crépuscule agaçait les nerfs...» La boucle est alors bouclée : quelque chose s'est bien délité avec les illusions d'Eugène et avec la dernière larme qu'il a versée sur le corps de son vieil ami. En dernière instance, le Père Goriot pratique l'art de la concentration et de la condensation métaphorique.

 

L'ESPACE DANS LE RECIT DE FICTION

Un récit présente un espace imaginaire, même s'il est apparemment géographique ou se veut "réaliste", dont la fonction, la nature, l'organisation et le mode de description sont divers. Même présenté comme réel, l'espace narratif est toujours construit, par l'écriture.

FONCTION DE L'ESPACE

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L'espace permet un itinéraire : souvent le déplacement des personnages s'associe à la rencontre de "l'aventure". Un voyage sert de déclencheur à l'action, comme dans le conte folklorique — « Le Merle blanc », « le Chaperon Rouge ».

On peut réduire l'itinéraire à un schéma simple, à différents types de base :

exil / fuite (Voyage au bout de la nuit) errance (roman picaresque) aller-retour (roman d'aventure, conte merveilleux)  périple / circumnavigation (Odyssée) initiation / conquête (Le roi des aulnes)           

etc.

L'espace peut offrir un spectacle, servir de décor à l'action. Dans ce cas il est soumis au regard des personnages. Il est déterminé par la situation du spectateur face au spectacle et par la relation entre le paysage et l'état d'âme de celui qui regarde, qui perçoit. (cf. Le Rouge et le Noir de Stendhal)

Une correspondance symbolique peut s'établir entre un personnage et un paysage : Thérèse Desqueyroux et les Landes dans le roman éponyme. Parfois, dans certains textes fantastiques, on peut constater comme une forme de mise en scène de l'espace représenté. Le cadre est alors parsemé d'indices, de signes qui conditionnent le lecteur à un certain type d'interprétation. H.P. Lovecraft ou E.A. Poe savent tirer parti de la présentation des lieux, de la situation de départ des personnages ; le cadre, le contexte mettent alors en relief le caractère maladif, psychopathe, mythomaniaque du personnage... La chute de la maison Usher de Poe reflète et exprime ainsi l'état du personnage éponyme ; le regard du narrateur, dès l'ouverture de la nouvelle, est significatif d'une fracture perçue dans l'espace, d'une fêlure, d'un malaise. Il y a bien une correspondance entre le cadre de l'histoire et le personnage Usher.

Toutefois le rôle de l'espace est essentiellement fonctionnel: il permet àl'intrigue d'évoluer par des séparations, des rencontres... . Il peut aussi donner un signifié symbolique ; voir à cet égard dans L'Assommoir de Zola le thème du trou et les différentes demeures de Gervaise, au fil du roman.

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Un déplacement dans l'espace géographique prend souvent aussi une valeur sociale.

L'ouverture de l'Assommoir est révélatrice de l'importance de l'espace pour construire la signification d'un texte romanesque. Certes, Zola, en chef de file du Naturalisme, y décrit un cadre social réel ; il s'est bien documenté et il a fait des observations, pris des notes dans des carnets, fait des croquis sur le terrain ou des plans du quartier de la Goutte d'Or, comme on peut le constater ci-contre. Même démarche pour un paysage rural, celui de la Beauce.

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Le référent qu'il évoque existe ou plutôt a existé, comme en attestent les toponymes, les enseignes d'établissements divers ou la géographie. Son intention est clairement orientée dans le roman : il s'agit essentiellement de montrer les méfaits d'un milieu réel, celui des «barrières», et de l'alcool, comme il le dit dans son avant-projet et sa préface. — Pour information, les barrières, i.e. les faubourgs évoqués, sont des quartiers qui ne sont pas encore rattachés à la capitale, séparés de Paris intra muros par une barrière.—

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Mais d'emblée Zola inscrit par l'écriture son espace dans un imaginaire à valeur symbolique.

Croquis de situation du quartier par Zola, en provenance de la B.N.F. http://expositions.bnf.fr/brouillons/ecrivains/indexz1.htm

Même origine pour le manuscrit des notes du Carnet d'enquête, ci-dessous, concernant la «grande maison» ou l'hôtel Boncoeur.

Le chapitre liminaire du roman commence ainsi par présenter une Gervaise, abandonnée par Lantier, seule avec ses enfants, enfermée dans une misérable chambre garnie de l'hôtel «Boncoeur» au nom emblématique, établissement délabré, crasseux et réduit à l'état de masure. Tout le décor et les accessoires intérieurs semblent, en effet, salis, tachés ou dégradés. Le quartier entier est dominé par la pénombre, l'humidité et les ordures. Misère, déchéance, carences et dégradations en tout genre, voilà l'horizon marqué (cf. aussi les indices de la malle vide, les divers objets abîmés comme « le pot à eau ébréché», petit détail vrai hypertrophié ) et l'environnement plutôt sinistre où l'on entend parfois «des cris d'assassinés».

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Transcription des notes du ms sur l'établissement :

Hôtel Boncœur, tenu par Marsoullier.

Deux étages, une boutique de traiteur borgne, une allée borgne. La maison peinte en rouge jusqu'au second étage. Entre les deux fenêtres du premier, écrit en lettres jaunes, mangées avec le plâtre, le nom de l'hôtel. Au dessous, la

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lanterne carrée en verre dépoli, avec une vitre cassée. Les persiennes noires, vermoulues, arrachées. A côté du bal du grand Balcon.

Une sorte de programmation du destin de l'héroïne peut même se décrypter à travers deux repères saillants et structurants du décor extérieur : à droite de l'hôtel, un abattoir où des bouchers «massacrent les bêtes» et, à gauche, «la masse blanche de l'hôpital Lariboisière» que l'on construit alors. La suite de l'histoire et la référence au titre du roman «Assommoir» permettront de décoder de façon transparente ce triangle fatal composé par l'hôtel pris entre l'abattoir et l'hôpital : l'alcool et la misère réduisent l'humanité, i.e. le peuple des ouvriers et artisans, à la condition animale et à la déchéance, et cela pour finir à l'hôpital, alors mouroir pour les pauvres. Ce déterminisme tragique est relayé, confirmé par la couleur des murs de l'hôtel, mêlant le sang et l'alcool : «masure de deux étages, peinte en rouge lie de vin», comme par la touche des «tabliers sanglants» des bouchers. La foule des ouvriers se rendant au travail le matin est comparée explicitement à un troupeau d'animaux sur les boulevards, car il s'agit bien de faire entendre que la société industrielle déshumanise le peuple avant de l'assommer . Notons que Zola a une conscience claire et explicite de cette dimension symbolique qui est bien intentionnelle chez lui : il écrit, en effet, dans son dossier préparatoire : « Gervaise (...) va de l'abattoir (qui n'existe plus, mais je pourrai le laisser) à l'hôpital» .

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Par ailleurs, dans l'espace interne de la chambre comme à l'extérieur se lit une thématique discrète de l'enfermement : les barreaux du lit des enfants, cf. le « lit de fer qui barrait la commode», apparaissent comme une grille carcérale ; le « mur de l'octroi » sépare la banlieue ouvrière des quartiers de Paris traçant une frontière sociale et symbolique ; « la muraille grise et interminable entoure la ville d'une bande de désert ». Il n'y a donc pas d'issue ou d'échappatoire pour Gervaise, emmurée dans sa condition de femme du peuple ; l'espace des faubourgs s'il est désertique est bien sans espoir. René Clément dans son adaptation filmique du roman en 1956 ne s'y est pas trompé, comme en atteste l'image tirée du générique de Gervaise.

Ainsi donc, la présentation de l'espace sert, tout autant qu'à créer une illusion référentielle, à nous dire les enjeux du roman et à programmer symboliquement la destinée commune de Gervaise et Coupeau.

On pourrait étudier de façon semblable l'importance structurante et symbolique de l'espace dans le Père Goriot de Balzac. L'ouverture du

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roman et son excipit permettent de percevoir qu'il fournit des clés de lecture essentielles. La pension Vauquer, sise rue Neuve Sainte-Geneviève, se situe dans un espace social intermédiaire, à l'opposé du faubourg Saint-Germain (là où réside l'ancienne aristocratie, dominante avant 1789) et à l'écart des nouveaux beaux quartiers où habite la bourgeoisie désormais puissante par son argent. Eloignée aussi des quartiers populaires comme des barrières, elle est voisine du quartier Latin (i.e. le monde des étudiants). Cet espace qui permet une relative mixité sociale donne à Eugène de Rastignac une «base de lancement» pour tenter se faire une place au soleil. L'image est d'ailleurs sollicitée par le texte qui souligne la pénombre ou l'humidité de la pension de famille comme le manque de lumière de la rue :

"Elle est située dans le bas de la rue Neuve-Sainte-Geneviève, à l'endroit où le terrain s'abaisse vers la rue de l'Arbalète par une pente si brusque et si rude que les chevaux la montent ou la descendent rarement. Cette circonstance est favorable au silence qui règne dans ces rues serrées entre le dôme du Val-de-Grâce et le dôme du Panthéon, deux monuments qui changent les conditions de l'atmosphère en y jetant des tons jaunes, en y assombrissant tout par les teintes sévères que projettent leurs coupoles. (...) L'homme le plus insouciant s'y attriste comme tous les passants, le bruit d'une voiture y devient un événement, les maisons y sont mornes, les murailles y sentent la prison."

L'espace central du roman est d'une certaine façon emblématique des conflits et des partages du pouvoir à trancher qui caractérisent la société de la Restauration en 1819. Le départ d'Eugène qui quitte la pension et le quartier explicite sa réussite sociale, son ascension. Quant à Goriot, ruiné, qui finit sa vie dans l'échec et l'abandon, il ne peut que disparaître au père Lachaise !

ORGANISATION DE L'ESPACE

Pour la dégager et l'interpréter, il faut construire une grille de lecture mettant en jeu des oppositions symboliques et fondamentales, souvent binaires :

clos / ouvert Paris / province

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dedans / dehors  ou intérieur / extérieur haut / bas    gauche / droite espace réel /rêvé      désert / oasis ici / ailleurs etc.

On trouve fréquemment de telles polarisations de l'espace dans les récits ; souvent, par exemple, le haut est symboliquement associé au bien, au céleste et le bas au mal, au chtonien, mais l'opposition peut prendre une pure valeur sociale et historique, liée à l'habitat : cf. Gervaise et Coupeau qui grimpent les étages de l'immeuble en s'appauvrissant dans l'Assommoir.Un petit exemple de lecture ? Dans le « Petit Chaperon Rouge» de Perrault, l'espace s'organise sur une distribution village / forêt, opposant un monde humain, familier et rassurant, à un ailleurs inquiétant, un monde sauvage ou primordial . En effet, on y rencontre des animaux féroces, des monstres, même s'il y a encore des bûcherons protecteurs aux lisières.

La dimension symbolique de l'espace transparaît plus encore dans les versions orales d'origine populaire qui opposent deux chemins contraires pour aller chez la mère-grand : chemin des aiguilles/ chemin des épingles, chemin des pierres/ chemin des ronces ou encore chemin des pierrettes/ des épinettes. On observera aussi que la maison de la grand-mère est à l'écart du village, "par delà le moulin", dit Perrault. On peut y comprendre que l'on se

Le Petit Chaperon Rouge vu par Gustave Doré.

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retrouve sans doute dans un espace primitif où l'homme ne mange pas encore de farine, de blé et de pain donc ; le cannibalisme s'y pratique encore : la chair et le sang de la mère-grand s'y consomment en lieu de pain et de vin ! Certains même y voient à travers les ailes du moulin — qui forment comme une croix — ou avec le motif du pain eucharistique un symbole d'un espace extérieur/ antérieur au monde chrétien. Quoi qu'il en soit, l'aspect symbolique de l'environnement est tangible. Pour le traverser, il vaut mieux un viatique donc.

Sur un plan culturel, observons que la forêt, comme la montagne, fait encore peur en France au XVIIème siècle, Rousseau et les Romantiques ne sont pas encore passés par là ! La forêt est ainsi le monde de l'aventure, du danger : on y rencontre des animaux sauvages, des loups, des brigands, des charbonniers et des sorcières, figures inquiétantes dans l'imaginaire collectif. Dans les Contes de l'enfance et du foyer des frères Grimm, comme l'a observé J.M. Gilllig, la Forêt occupe un rôle bien plus important que chez Perrault qui a tendance à rationaliser en réduisant les éléments surnaturels et les motifs

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païens.

Autre exemple : Candide de Voltaire.

 L'ESPACE DANS CANDIDE

A la différence d'un conte folklorique merveilleux, un conte philosophique comme Candide, publié par Voltaire en 1756, se déroule dans un espace géographique bien déterminé et fortement ancré dans les réalités historiques contemporaines, en dehors de la parenthèse des chapitres consacrés à l'Eldorado. On peut ainsi suivre atlas en mains les étapes et les déplacements des personnages. De plus, cet espace parcouru est souvent évoqué ou représenté avec des détails précis, des informations concrètes ; le conte possède par là un côté documentaire indéniable.

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Candide, en effet, se présente d'abord comme un récit de voyage sur le mode du périple, en grande partie maritime, comme c'est la mode au XVIII ème siècle. Le voyage permet ainsi de découvrir le vaste monde et d'amener une réflexion sur les références culturelles en se

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décentrant de l'Europe. La fin en Propontide dans l'Empire Ottoman est très significative à cet égard : le personnage ne revient pas « à la case départ » et ne regagne aucunement le paradis illusoire du château situé sur le vieux continent.

Le conte présente ensuite des aspects marqués

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d'exotisme, voire de récit d'aventures romancées. On découvre des faits culturels pittoresques ou décalés. Il s'agit par là de divertir, de plaire ou de captiver parfois de façon un peu polissonne, comme le manifestent l'épisode des Oreillons ou les récits des malheurs de la

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vieille.

Mais le voyage, qui démarre d'emblée après l'expulsion de Thunder Ten Tronckh, prend essentiellement une dimension initiatique pour le personnage central, dans la mesure où le conte fonctionne comme un roman d'éducation pour un jeune homme naïf, en proie à l'erreur idéologique. Il s'agit de faire découvrir au protagoniste et au lecteur le mal dans les diverses parties du monde et d'en souligner l'universalité, sous des aspects différents (physique, métaphysique, moral, politique et social) sur plusieurs continents. A l'issue du périple, le personnage au nom emblématique aura changé en profondeur, complètement transformé, déniaisié, et désormais autonome. Le conte rappelle quelque peu l'itinéraire d'un roman picaresque, confrontant son héros aux diverses réalités sociales.

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Les étapes du voyage répondent autant à une volonté de recenser les formes diverses du mal qu'à la logique géographique d'un itinéraire. Chaque arrêt dans l'espace permet ainsi au fil des brefs chapitres de découvrir un malheur, d'appréhender un problème spécifique pour l'humanité. Quelques jalons notables dans ce véritable "guide du dérouté" appréhendant les facettes du malheur sur un "rythme infernal" : l'arrogance de la noblesse en Westphalie, la guerre chez les Bulgares /Abares, l'intolérance aux Pays Bas, le mal physique et le fanatisme avec l'Inquisition au Portugal ; le passage dans le Nouveau Monde amène la découverte de l'oppression des Indiens par les Jésuites au Paraguay, celle de l'esclavage au Surinam ; le retour en Europe permet l'appréhension de l'ennui existentiel à Venise, il amène aussi un regard critique et satirique sur la Grande-Bretagne et la France avant un repli quasi stratégique dans l'Empire Turc, lui-même accablé par le despotisme... Nulle échappatoire donc dans ce monde-ci, en dehors de l'Eldorado.

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Quelques illustrations tirées des éditions de Candide de 1778 et 1787 ; souvent reprises au XIXème siècle. Les changements de cadres et de costumes sont significatifs de l'itinéraire du protagoniste et d'une mise en scène : l'espace est aussi décor.

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L'essentiel du voyage s'accomplit bien dans un monde (tristement) réel, en dehors de cet espace imaginaire et idyllique où Candide ne reste pas d'ailleurs. Eldorado demeure un pur espace mythique, fonctionnant dans le conte comme une utopie qui sert essentiellement à définir des valeurs ou à poser des repères, des critères de comparaison pour l'Europe et la France. Voltaire préfère revenir à la réalité en ramenant ses personnages marionnettes dans l'espace ordinaire pour proposer des solutions "réalistes".

Le chapitre liminaire et la conclusion du chapitre XXX opposent enfin, de façon symbolique, deux espaces différents sous divers aspects, et contraires qui résument l'itinéraire du conte. On peut y pointer des polarisations tangibles qu'il faudrait analyser :

Europe/ Orient Monde chrétien / musulman

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Château / métairie Monde de l'oisiveté aristocratique / ferme où chacun travaille à parité Paradis illusoire au nom ostensiblement fantaisiste / jardin modeste Famille fermée, repliée sur elle-même, sur les codes du passé /

communauté ouverte...

Le déplacement dans l'espace a permis au protagoniste de mûrir, de sortir du monde des discours livresques, théologico-métaphysiques, de passer du temps des illusions, celui de l'optimisme idéologique, au temps de la réalité et de l'action, même si celle-ci reste modeste, rabougrie dans le cadre étriqué d'un jardin. Ainsi, le héros peut s'émanciper de son maître à penser Pangloss, incarnant une image caricaturale de la philosophie de Leibniz. Ce modeste espace, peu édénique, propose pourtant de réelles valeurs et définit des lignes d'action.

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REPRESENTATION DE L'ESPACE

L'espace peut être situé brièvement ou décrit, plus ou moins systématiquement, surtout à partir du XIX ème. Cela peut se faire par un tableau, statique et méthodique (cf. chapitre Description), ou une narration qui prendra en charge des éléments descriptifs concernant le paysage, le cadre, en le faisant parcourir et découvrir par un personnage ; dans ce cas le descriptif est dynamique. C'est un excellent procédé pour narrativiser, en quelque sorte, la description de l'espace.

Comme dans le langage cinématographique, différents procédés descriptifs de l'espace existent :

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panoramique horizontal / vertical description statique / ambulatoire : l'observateur peut se déplacer

éventuellement et découvrir au fur et à mesure un espace, alors on a une description itinérante. Pour la description statique, un personnage est posté quelque part et regarde...

faisceau de détails caractéristiques, signifiants.

Lorsque l'espace est découvert par un personnage, on peut souvent dégager la structure, la matrice suivante, décrite par Ph. Hamon :

— un personnage + notation d'une pause + verbe de perception + notation d'un milieu transparent + objet à décrire.

Exemple : Les hommes... lorsque les danses s'arrêtaient... pouvaient apercevoir à travers les vitres... quelques clochers. (Mme Bovary)

 

ESPACE DE L'HISTOIRE / ESPACE DU DISCOURS

Certains analystes comme Seymour Chatman, in Story and Discourse: Narrative Structure in Fiction and Film, sur le modèle de l'opposition temps de l'histoire / temps du discours ont essayé de conceptualiser une opposition espace de l'histoire/ espace du discours, intéressante pour étudier certains récits.

- L'espace de l'histoire présente ou décrit l'environnement spatial, le cadre de chaque épisode de l'histoire racontée ; plus globalement, c'est l'ensemble constitué par les environnements où s'accomplissent les actions et les événements.

- L'espace du discours évoque ou décrit l'environnement du narrateur, situé dans un espace particulier, à un moment particulier (i.e. le moment de la narration) ; c'est l'ensemble des environnements dans lesquels l'acte de narration s'effectue. Naturellement, dans bien des cas, quand le narrateur reste une voix anonyme, quand nous ne savons pas qui il est exactement, où il se trouve, quand il parle ou écrit, nous ne savons rien de significatif sur cet espace du discours.

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Mais assez souvent dans des récits fantastiques, par exemple, ou dans certains textes modernes, ce sont des hôpitaux, des salles d'urgence psychiatrique... qui servent de cadre au discours, comme pour L'attrape-coeurs de J.D. Salinger ou Le tambour de Günter Grass. Dans l'oeuvre de Salinger, Holden se trouve ainsi dans un hôpital psychiatrique ; tout le récit est fait sous la forme d'une rétrospection. Mais le lecteur ne découvre cela qu'à la fin du roman. De même, la nouvelle « La chevelure » de Maupassant place le cadre de la lecture d'un cahier entre les murs d'une cellule, dans une clinique psychiatrique. La version n°1 du « Horla » commence également dans le cadre d'une maison de santé, dirigée par le docteur Marrande ; on va y découvrir avec le narrateur premier un cas pathologique à travers le discours d'un malade qui va raconter son expérience étrange.

Dans de nombreux textes fantastiques, toutefois, le cadre de la narration s'installe dans un contexte réaliste très ordinaire, auquel les lecteurs peuvent adhérer aisément. Cela sert à les préparer à accepter l'intrusion de l'anormal, avec l'irruption du surnaturel qui va suivre dans le récit. L'illusion réaliste est nécessaire pour donner de la vraisemblance au texte et pour le fonctionnement spécifique du fantastique, conçu comme irruption intempestive du surnaturel dans un cadre normal avec hésitation devant le statut à lui donner. L'hésitation du lecteur et celle du personnage narrateur devant le caractère du surnaturel sont nécessaires, comme l'ont constaté Caillois ou Todorov ou comme l'a pressenti Maupassant dans un article du Gaulois. Ainsi, dans la version n°2 du « Horla », le début du texte reflète une situation tranquille dans un espace de quiétude pour le narrateur qui y écrit au fil des jours son journal intime ; le cadre pose un confort bourgeois dans une Normandie assez idyllique. L'espace semble traduire la stabilité (apparente et fragile), le bon sens du personnage narrateur.

Ainsi, nous pouvons quelquefois découvrir l'espace, le cadre dans lequel le narrateur écrit son livre, son manuscrit, son journal, par exemple, ou raconte son histoire à un narrataire. Dans l'autobiographie, il arrive fréquemment que nous découvrions comment, quand, où se produit par l'écriture le texte relatant les souvenirs. Nous lisons ainsi des informations sur le lieu de l'écriture, voire de la réécriture ; l'espace et le cadre d'où s'entreprend la rétrospection sur la vie passée sont souvent évoqués. On peut observer que cela explicite le processus de production du texte et que cela sert à témoigner en quelque sorte de l'authenticité de l'auteur. Mais cela peut

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prendre assurément une valeur symbolique comme le montre l'extrait suivant de Sartre — ou encore Chateaubriand. L'espace d'écriture apparaît alors comme une fenêtre ouverte : ouverte sur le monde présent comme sur le passé ou fenêtre ouverte par souci de transparence pour les lecteurs, promesse de dévoilement ?

 

« Aujourd'hui, 22 avril 1963, je corrige ce manuscrit au dixième étage d'une maison neuve: par la fenêtre ouverte, je vois un cimetière, Paris, les collines de Saint-Cloud, bleues. C'est dire mon obstination. Tout a changé, pourtant. Enfant, eussé-je voulu mériter cette position élevée, il faudrait voir dans mon goût des pigeonniers un effet de l'ambition, de la vanité, une compensation de ma petite taille. Mais non; il n'était pas question de grimper sur mon arbre sacré: j'y étais, je refusais d'en descendre; il ne s'agissait pas de me placer au-dessus des hommes: je voulais vivre en plein éther parmi les simulacres aériens des Choses. Plus tard, loin de m'accrocher à des montgolfières, j'ai mis tout mon zèle à couler bas: il fallut chausser des semelles de plomb. Avec de la chance, il m'est arrivé parfois de frôler, sur des sables nus, des espèces sous-marines dont je devais inventer le nom. D'autres fois, rien à faire: une irrésistible légèreté me retenait à la surface. Pour finir, mon altimètre s'est détraqué, je suis tantôt ludion, tantôt scaphandrier, souvent les deux ensemble comme il convient dans notre partie: j'habite en l'air par habitude et je fouine en bas sans trop d'espoir.»Sartre, Les Mots, Lire, p.51

Chez Chateaubriand, dès l'ouverture des Mémoires l'espace de l'écriture est assimilé à celui d'une ascèse : c'est un cadre propice à la méditation. La mise à l'écart de l'espace social et politique qui permet d'écrire est appuyée. Chateaubriand se met ainsi en scène dans un lieu de solitude, dans un refuge propice au recueillement : les images de la chartreuse, du désert érémitique, de la cellule monastique s'imposent. Mais c'est aussi un lieu qui se transforme comme un jardin à cultiver, à l'instar du propos de Voltaire cité.

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L'espace de l'écriture ouvre en quelque sorte sur l'espace du texte, du manuscrit à construire, qu'il faut faire grandir comme les arbres.

 

« En traçant ces derniers mots, ce 16 novembre 1841, ma fenêtre, qui donne à l'ouest sur les jardins des Missions étrangères, est ouverte : il est six heures du matin j'aperçois la lune pâle et élargie, elle s'abaisse sur la flèche des Invalides à peine révélée par le premier rayon doré de l'Orient : on dirait que l'ancien monde finit, et que le nouveau commence. Je vois les reflets d'une aurore dont je ne verrai pas se lever le soleil. Il ne me reste qu'à m'asseoir au bord de ma fosse ; après quoi je descendrai hardiment, le crucifix à la main, dans l'éternité.»

La fin des Mémoires d'Outre-tombe est aussi profondément symbolique : l'espace de l'écriture devient ouverture sur le ciel, sur l'Orient — Ex oriente lux ! C'est aussi un moment de conjonction : la boucle du passé est bouclée et le temps de l'histoire rejoint celui de la narration. Au bout du voyage, l'ultime espace qui reste à parcourir à l'auteur sur Terre est celui de la fosse où descendre. Mais c'est doublement une promesse d'immortalité : Chateaubriand va rejoindre l'éternité divine et fixer dans la pérennité son texte monument, tel le poète Horace (Exegi monumentum aere perennius).

 

 

LE TEMPS NARRATIF

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La difficulté du problème avec cet objet "temps" provient de l'existence de deux temporalités en rapport :

     - celle de l'univers représenté,      - celle du discours le représentant.

DISTINGUO

Un récit, en effet, évoque une certaine chronologie de faits, similaire à celle de la réalité ; par ailleurs, il a un début, un milieu, une fin, c'est à dire un déroulement qui se mesure, au niveau du livre, en pages ; il peut se chiffrer en lignes, en mots.

La langue elle-même dispose de différents temps verbaux (présent, passé, futur) avec des nuances aspectuelles importantes pour rendre différentes perspectives. Dans le cadre d'un récit littéraire mené au passé, on observera les nuances à travers ces petits exemples simplifiés :

     - Il travaillait, il tomba après avoir glissé.      - Il tomba : il avait glissé.      - Il glissa, il tomba.      - Il alla sur son chantier. / Il allait sur son chantier quand il rencontra un ami. / Il allait sur son chantier (tous les matins).

On notera en particulier l'importance de l'opposition du passé simple et de l'imparfait, l'utilisation du plus-que-parfait. L'imparfait sert souvent à constituer une toile de fond, le passé simple à détacher, à mettre en relief les faits essentiels. Dans le dernier exemple, l'imparfait prend une valeur itérative (cf. tous les matins). Le plus-que-parfait note un fait passé, antérieur à un autre fait passé, exprimé ici au passé simple. Lire quelques remarques sur les temps dans le récit.

Tout cela fait qu'il peut y avoir décalage entre le temps de l'histoire et le temps du récit. Le temps de l'histoire (cf. narrated time/ erzählte Zeit) est le temps sur le plan de la fiction, le temps vécu par les personnages ; le temps du récit (time of narrating / Erzählzeit) est le temps du discours qui représente une histoire, celui des des pages du livre.

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temps de l'histoire temps du récitnarrated time / erzählte Zeit

time of narrating / Erzählzeit

plan de la fiction

mois, jour, année

plan du discours

chapitres, pages, lignes du livre

Ce décalage peut se manifester à divers niveaux : ordre, durée et fréquence.

 

DECALAGE PAR RAPPORT A L'ORDRE

Ces divers phénomènes relèvent de l'anachronie.

Le retour en arrière ou rétrospection est fréquent ; son rôle est explicatif, il est employé pour des faits antérieurs, pour la présentation d'un personnage.

Souvent dans un roman, après un début in medias res, on trouve les explications qui viennent ensuite.

L'anticipation ou prospection est une anomalie, une rareté car elle tue l'intérêt. On pensera au titre du roman de Tosltoï : La mort d'Ivan Ilitch.

S'il n'y pas de décalage, le récit est linéaire.

SCHEMApages 1 2 3 rien discours  ,------------------------' description    histoire B A C D fiction     

Le décalage en A-B est une rétrospection ; "rien" constitue une ellipse un fait reconstituable n'est pas raconté explicitement, un moment est omis.

DECALAGE PAR RAPPORT A LA DUREE

La pause : au temps du discours ne correspond aucun temps fictionnel ; c'est le cas de la description statique.

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pages 1 2 3 4      description  histoire A B rien C

L'ellipse : cas inverse ; il y a omission d'une période de l'histoire, soit parce qu'elle n'est pas très intéressante, soit que l'on ait affaire à un trucage diégétique (cf. roman policier).

pages 1 -- 2 3         histoire A B C D

La coïncidence : cas de la scène au style direct ; (presque) en temps réel.

Le résumé : le temps du discours est inférieur au temps de la fiction.

Le rythme du récit peut se caractériser en comparant le nombre de pages, de lignes, de paragraphes nécessaires pour raconter un même laps de temps, dans différentes parties du texte. On constate des variations : ralentissements ou accélérations. On songera à Germinal ou à la Chartreuse de Parme. Zola raconte ainsi en 150 pages la première journée d'Etienne, ensuite il résume 3 mois en quelques lignes. La fin de «la Parure», nouvelle parisienne de Maupassant, résume en un sommaire d'une douzaine de lignes 10 ans de la vie de Mme Loisel, puis développe en une trentaine de lignes, sous forme de scène dialoguée, une rencontre de 10 minutes au plus ; l'auteur en tire une chute efficace. Certains passages des récits sont détaillés, d'autres condensent de façon significative.

DECALAGE PAR RAPPORT A LA FREQUENCE

Le récit peut être singulatif : à un discours unique correspond un seul événement. C'est le cas le plus ordinaire. Comme l'écrit Genette, ce cas de figure consiste à: « raconter une fois ce qui s'est passé une fois. »

Il peut être répétitif : plusieurs discours présentent le même événement. Soit un personnage rabâche, soit l'on a différentes visions du même événement, dans un effet stéréoscopique. Ex. dans les Liaisons dangereuses, roman épistolaire de Ch. de Laclos, les lettres 21 et 22 présentent le même

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événement, raconté par Valmont et par la naïve Mme de Tourvel. Ce décalage de deux lettres — écrites en simultané le même jour sur le même fait événementiel, mais qui se succèdent dans l'ordre du texte romanesque — permet des effets, renforcés par la tonalité (ironie de Valmont/ componction de Tourvel).

Le récit peut être itératif : un seul discours présente une pluralité d'événements semblables ; c'est le cas d'un état stable décrit à l'imparfait. Cf. la vie de Salamano dans l'Etranger de Camus ou l'évocation par Colette de promenades dans la nature lors de son enfance en Puisaye. Alors pour Genette, il s'agit de: « raconter une seule fois (ou plutôt en une seule fois) ce qui s'est passé n fois. »

Remarque

Le récit singulatif tend en français écrit à employer le passé simple ou le passé composé à l'oral (Il alla à son bureau à 7 heures. Il est allé à son travail à 7 heures.), tandis que le récit itératif est généralement conduit à l'imparfait (Tous les jours, il allait à son bureau à 7 heures.)

 

RAPPORT ENTRE NARRATION ET HISTOIRE

Du point de vue temporel, on peut aussi noter des effets narratifs concernant le point de narration et observer les rapports chronologiques qui sont établis entre l'acte narratif, i.e. le moment de la narration, d'une part, et les actions racontées ou les événements rapportés, i.e. le moment de l'histoire, d'autre part. Gérard Genette a ainsi distingué quatre cas de figure :- la narration ultérieure qui est la plus fréquente dans les récits ordinaires, - la narration antérieure qui correspond à un récit de type prédictif, - la narration simultanée qu'on rencontre dans les reportages en direct,- la narration intercalée, où plusieurs actes narratifs sont intercalés entre les événements, comme dans le roman épistolaire ou le journal intime.

1. Narration ultérieure---------H---------N-------->Dans la majorité des récits, on raconte ainsi au passé, avec un regard

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rétrospectif ; le récit a une dimension "historique" : les faits sont accomplis, terminés au moment où une voix les rapporte. Souvent, une distance claire s'établit entre le moment supposé de l'énonciation et le passé raconté par l'usage du passé simple qui marque une coupure.Parfois, à la fin de certains récits, le temps de l'histoire rejoint celui de la narration ; cela se constate assez naturellement quand le narrateur fait partie de l'histoire, est un personnage.

2. Narration antérieure--------N---------H--------> L'antériorité du moment de la narration par rapport au moment de référence de l'histoire est un cas rare. Même dans le genre de la Science-Fiction, le moment fictif de la narration est postérieur au temps de l'histoire racontée. La narration antérieure correspond plutôt à un récit de type prédictif conduit au futur ou au présent ; on peut songer au type d'écrit que forment les prophéties, les textes apocalyptiques, les visions, religieuses ou autres...

3. Narration simultanée--------H // N-------->Dans le cas d'une narration en simultané, conduite au présent, le temps de l'histoire racontée paraît correspondre à celui de la narration, coïncider avec lui ; la narration s'accomplit en même temps que l'histoire. Dans le registre des récits non littéraires, fonctionnels, on peut songer au reportage en direct qu'il soit ou non sportif, à la radio etc. Mais en fait nous sommes alors plus près de la chronique que du récit. Il est vrai que les journalistes jouent sur les codes narratifs pour "dramatiser" en quelque sorte et intéresser le public.Pour les récits de fiction, on peut noter que si le narrateur est absent de l'histoire racontée, il semble quand même présent d'une certaine manière dans l'univers représenté. L'effet se rapprocherait de celui d'une focalisation externe... Le monologue intérieur de certains romans transcrit comme "en temps réel" les pensées d'un personnage au fur et à mesure qu'elles sont censées être conçues.

4. Narration intercalée-------H-----N-----H----N------>La narration peut aussi être intercalée entre les événements comme si le récit était composé en plusieurs fois, par étapes. Dans le cas d'un roman épistolaire, comme ceux de Montesquieu ou de Laclos, les personnages qui

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s'écrivent sont autant de narrateurs successifs et l'histoire est racontée avec un point de narration variable. Il en va de même dans le journal intime ou souvent aussi dans l'autobiographie. Fréquemment l'auteur, comme Chateaubriand dans les Mémoires d'Outre-Tombe, joue des ruptures, des décalages de perspective entre le temps de l'histoire rapportée, celui d'un passé révolu, distant (la France disparue de l'Ancien Régime), et celui de la narration, moment d'une énonciation plus proche du moment de la publication, réception par les lecteurs. Chateaubriand écrit et réécrit, révise son texte, sur une longue durée d'environ 40 ans ; le moment de la narration est déplacé, explicitement marqué par des dates, des repères spatio-temporels, des commentaires.

 

LA SYNTAXE NARRATIVE

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On peut étudier la syntaxe d'un récit comme celle d'une phrase. Tout récit enchaîne les uns aux autres des actes humains, des événements et des situations. Certains de ces éléments ont une importance singulière dans la logique du récit et forment des phases essentielles de son développement. On peut distinguer ainsi les séquences cardinales des séquences secondaires, ornementales, qu'on peut supprimer sans modifier le sens du récit de base. Ces séquences ornementales, appelées catalyses par Roland Barthes, servent au charme du texte, contribuent à sa richesse, remplissant en quelque sorte l'espace narratif entre les fonctions charnières.

Tomachevski (in Théorie de la Littérature) distinguait déjà deux sortes de motifs, i.e. pour lui les plus petites unités syntaxiques d'un récit, les éléments indécomposables : « Les motifs d'une oeuvre sont hétérogènes. Un simple exposé de la fable nous révèle que certains motifs peuvent être omis sans pour autant détruire la succession de la narration, alors que d'autres ne peuvent l'être sans que soit altéré le lien de causalité qui unit les événements. Les motifs que l'on ne peut exclure sont appelés motifs associés ; ceux que l'on peut écarter sans déroger à la succession chronologique et causale des événements, sont des motifs libres.»

Voici quelques grilles d'analyse, différentes et complémentaires, plus ou moins généralistes, permettant l'approche de la logique syntaxique d'un récit.

SCHEMA NARRATIF

Si l'on part d'un conte merveilleux comme la Belle au bois dormant, on pourrait proposer une analyse structurale, applicable à d'autres types de récit, mutatis mutandis. Une série de motifs, de séquences essentielles s'enchaînent ainsi :

1 2 3 4 5équilibre initial

perturbation

déséquilibre

action réparatrice

rétablissement de l'équilibre

bonheur d'une princess

jalousie d'une fée

maléfice sommeil de 100 ans

arrivée du prince charmant

levée du sortilège etc.

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e et de sa famille

Résumé pour mémoire du conte, dans la version de Perrault :

Ce bref résumé provient du «portail européen sur la littérature de jeunesse», http://www.ricochet-jeunes.org. Lien direct.

Une jeune princesse, fille unique, est condamnée par une méchante fée (vexée de n'avoir pas été conviée au baptême de la Belle) à une mort accidentelle. Grâce à l'intervention d'une bonne fée, au lieu de subir la mort prédite, elle s'endort pour un sommeil de cent ans, au terme duquel un Prince l'éveille puis l'épouse en secret. La Belle donne naissance à une fille, l'Aurore, et à un garçon, le Jour, que sa belle-mère, l'Ogresse, cherche à dévorer : une ruse de son maître d'hôtel l'en empêche et l'Ogresse meurt, victime de l'horrible vengeance qu'elle avait préparée.

« La Belle au bois dormant » de Perrault est une version du conte-type 410 de la classification Aarne-Thompson. On remarquera aisément que ce conte se compose de deux parties qui s'enchaînent. Le second épisode, avec la belle-mère Ogresse, constitue un motif traditionnel dans les contes folkloriques. Perrault l'a sans doute emprunté au conte-type 433 «Le Roi serpent» ou au conte-type 706 «La Fille aux mains coupées».

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Ce type d'analyse, souvent appelé schéma narratif ou quinaire, a été utilisé d'abord pour décrire la structure élémentaire des contes ; c'est un type de schéma narratif, c'est-à-dire de construction du récit. Il a été décrit notamment par Paul Larivaille dans L'Analyse morphologique du récit, sous une forme un peu différente :

Avant les événements Pendant les événements Après les événements

Etat initial Processus de transformation Etat terminal  Provocation Action Sanction  

1 2 3 4 5

Commentaires :• situation initiale : au début, on met en place l’histoire (cadre, moment, lieu, personnages) et un état stable pour les personnages est souvent posé ; quelquefois le récit peut correspondre à une prise de conscience avec le constat liminaire d'un manque, d'une carence à combler. • perturbation : un élément nouveau introduit une instabilité ; il déclenche le début d’un processus de transformation. Il y a une complication.• déséquilibre : dynamique en rupture avec l’équilibre initial.• tentative de réparation (ou résolution du problème, actions réparatrices) : moyens utilisés par les personnages pour essayer de résoudre le déséquilibre. Plusieurs tentatives s'avèrent parfois nécessaires.• situation finale : le texte se clôt avec la construction d’un nouvel équilibre ou un retour à l’équilibre initial…A la fin, on peut aussi obtenir un autre équilibre mais l'issue d'un récit n’est pas toujours heureuse et optimisme ; parfois le récit se clôt sur un échec du héros et non sur l'habituel "happy end", cher au lecteur naïf. On peut évoquer ainsi L'éducation sentimentale et Madame Bovary de Flaubert, les Illusions perdues de Balzac, voire le petit « Chaperon Rouge » de Perrault. La clôture est bien échec et sanction… Pour parler comme Denise Paulme, qui a travaillé sur « la morphologie des contes africains », certains récits sont de type descendant, car le texte finit plus mal qu’il ne commence. D'autres récits sont de type ascendant, cyclique etc.

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début in medias res, déséquilibre posé d'emblée

action réparatrice détailléerésolution heureuse

état final et évaluation morale

Récit en images tiré de L'année préparatoire de rédaction, par Carré et Moy, A. Colin (XIXème siècle).

On comparera cette analyse de la structure d'un récit avec celle de Horst Isenberg, donnée ci-dessous, appliquée à un récit oral, non littéraire :

Note : dans ce schéma, comprendre l'élément évaluation comme évaluation ou action.

Cette analyse est voisine de celle proposée par Labov en collaboration avec Waletzky pour rendre compte de récits oraux (W. Labov et J. Waletzky,

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"Narrative analysis : oral versions of personal experience", 1967). Ils y définissent le récit comme une « méthode de récapitulation de l'expérience passée consistant à faire correspondre à une séquence d'événements (supposés) réels, une séquence parallèle de propositions verbales ».

Selon eux, une histoire se compose de six parties structurales ou éléments constitutifs. 1. Le « résumé », donne un aperçu du sujet de l’histoire et sert d'introduction ; il peut résumer, annoncer l'histoire entière ou le résultat de l'histoire2. L ’ « orientation » fournit de l’information contextuelle sur les protagonistes, leur situation, les lieux ou le temps des événements... 3. La « complication » correspond à la description chronologique des événements jusqu’au moment crucial de l’histoire ; une rupture se produit dans le déroulement attendu. C'est ce qui rend souvent l'histoire intéressante ou mémorable.4. La « résolution » récapitule les événements finaux de l’histoire. La complication et la résolution constituent ainsi le coeur même du récit, son noeud.5. L’ «évaluation », généralement incluse dans une des autres catégories, fonctionne en tant que commentaire aux événements narrés ; elle fait le point et donne un sens. Quel est l'intérêt de l'histoire racontée ? Que faut-il penser des personnages, de leurs réactions ? etc.6. La « coda » signale, par une conclusion formalisée, la fin de l’histoire.

En fait, deux fonctions distinctes du récit sont ainsi bien dégagées par Labov et Waletzky :- la fonction évaluative : elle rappelle aux auditeurs l'attitude du narrateur face aux événements qu'il rapporte ;- la fonction référentielle : celle-ci concerne la construction d'unités narratives, dont le déroulement temporel correspond au déroulement des événements décrits.

Ainsi perçu, un récit représente d'abord un acte de langage, car il fait la communication d'un événement jugé digne d'être raconté, à l'adresse d'un destinataire (auditoire ou lectorat), selon une rhétorique ou "écriture" propre à un groupe humain et social ; il fait l'usage d'une langue singulière (langue

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normée, dialecte, sociolecte...), d'une rhétorique narrative datée, localisée et de valeurs socioculturelles de référence.

Les travaux d'Adam sur la superstructure narrative (Le texte narratif, 1985 etc.) permettent enfin de souligner les symétries d'un récit : symétrie entre la situation initiale et la situation finale. A partir de la situation de départ se crée un horizon d'attente, la promesse ou la possibilité d'un équilibre, d'un univers rétabli. On peut même concevoir une forme de "détermination rétrograde" allant de la situation finale, programmée par le récit, remontant à la situation initiale. Par ailleurs, la complication, issue de la situation initiale, et la résolution, qui amène la fin du récit, ont aussi une relation symétrique. Un récit normal, c'est à dire qui fonctionne bien, canoniquement, est un récit qui implique une transformation d'une situation initiale en une situation finale qui se correspondent d'une certaine manière. Greimas constatait déjà en 1966 dans la Sémantique Structurale que la fin du récit amène en général une inversion des contenus par rapport au début. Ainsi, on rencontre des récits ascendants du type : Pierre est pauvre. —> Pierre est riche., Pierre est malheureux. —> Pierre est heureux. ou descendants sur le modèle : Pierre est riche. —> Pierre est pauvre.

 

UN CONTE FOLKLORIQUE

SI l'on s'inspire en les réduisant, en les simplifiant des 31 fonction s proposées par Vladimir Propp dans la Morphologie du conte pour décrire certains contes merveilleux russes, on pourrait proposer une grille plus spécifique ou plus pratique pour lire bien des contes folkloriques merveilleux et surtout les contes reposant sur une quête. A essayer par

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exemple sur le "Merle blanc", "L'oiseau d'or" des Grimm, "Cendrillon" dans la version déclinée par Perrault ou encore "Le petit Poucet" — un clic

pour voir l'exemple de lecture. L'application en est alors aisée. Les fonctions selon Propp sont les actions d'un personnage, définies du point de vue de leur signification dans le déroulement de l'intrigue. Leur nombre est variable car les 31 fonctions sont rarement toutes présentes, mais leur ordre et leur logique sont invariables.

STRUCTURE DU PETIT POUCET

Les fonctions essentielles dans la version de Perrault : essai de repérage.

Le conte du « Petit Poucet» semble être aux origines un récit initiatique relatant la quête d'un protagoniste enfant pour entrer dans l'âge adulte. L'enfant doit affronter la mort en combattant l'Ogre : une étymologie probable du mot ogre étant Orcus, dieu de la mort étrusque associé par les Romains à Pluton ; certains pensent que le vocable s'est croisé, et donc enrichi de résonances, avec le mot Oïgour, servant à désigner les Huns de terrible mémoire. Le Poucet, à travers une série d'obstacles et d'épreuves, doit mourir symboliquement en tant qu'enfant, tel le vieil Adam, pour renaître adulte, à l'issue d'un séjour au coeur de la Forêt, espace inhabituel. Il reçoit l'initiation dans la cabane (i.e. la maison de l'ogre) ou la grotte (le rocher creux). Il sera son propre passeur et réussira les diverses épreuves affrontées par la ruse et la clairvoyance : le Poucet prévoit, en effet, anticipe, il sait lire tous les signes ou les symboles comme les cailloux blancs, de même qu'il sait voir au loin la lueur dans la forêt, en prenant de la hauteur.

### Situation initiale ### - Manque résultant d'un déséquilibre déjà établi : situation méprisée du cadet, pris comme souffre-douleur et considéré comme niais ; sa position est assez comparable à celle de Cendrillon. De plus, un déséquilibre nouveau s'ajoute avec l'arrivée d'une famine et la misère accablante des parents. - Mandement du destinateur / acceptation de mission par le hérosIndirectement car le Poucet entend en se cachant le projet des parents de perdre leurs enfants dans les bois.- Contrat passé entre le héros et le destinateur

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Pas un contrat explicite : mais le Poucet fait face pour lui et ses frères car il ramasse des cailloux blancs en prévision ; il accepte la responsabilité du groupe.

### Transformation ### 1. Epreuve de qualification :

- Départ du héros : départ de la famille dans la forêt pour la corvée de fagots.

- Assignation d'une épreuve / passation de l'épreuve : qualification du héros / disqualification des faux hérosLes parents perdent les enfants et disparaissent. Le Petit Poucet avec les cailloux blancs réussit à retrouver le chemin de la maison. Il réussit par la ruse, le calme et l'intelligence sans l'aide de ses frères qui pleurent ; ils sont ainsi disqualifiés.

L'épreuve semble redoublée, après un bref retour à la maison familiale et une amélioration financière momentanée : une nouvelle fois, les parents perdent les petits ; mais la ruse des miettes de pain échoue cette fois à cause des oiseaux ; cela

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amène une complication.

- Réception d'un objet magique, rencontre d'un adjuvant qui permettra d'accomplir la quête.Fonction pas vraiment clairement actualisée à ce stade. Seule la ruse aidera le Poucet. On peut observer que la femme de l'ogre lui servira, plus tard, quelque peu d'auxiliaire en ayant pitié d'eux. Les couronnes magiques prises aux filles de l'ogre, à la fois objets magiques et signes de reconnaissance, ont pu être assurément «l'objet magique»; dans la version de Perrault, ce motif est très élaboré, fortement transformé.

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2. Epreuve centrale :

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- Déplacement dans l'espace : on se rapproche du lieu où est l'objet de la quête, en traversant la forêt. Une lueur guide vers la maison de l'ogre, i.e. l'antre du monstre cannibale. Le groupe des frères s'y réfugie. Ce sera le lieu de l'initiation, substitut de la cabane isolée dans les bois, traditionnelle des récits initiatiques, et c'est bien aussi le lieu où se trouve le trésor de l'ogre qui comble le manque initial.

-Combat / marque reçue par le héros/ victoire : dans ce qui est au fond la maison

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de la mort, Poucet triomphe de son adversaire par la ruse, avec l'échange des couronnes et des bonnets. Il sauve ainsi ses frères et trompe l'ogre qui égorge ses filles ; le monstre lui ne sait pas lire les signes et n'y voit goutte. Son esprit sera constamment enténébré (cf. le vin aussi).

Gustave Doré, illustrations pour le Petit Poucet

- Retour du héros vers le point de départ du voyage : Fuite de retour vers la maison mais le groupe est poursuivi par l'ogre.

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Mais il y a comme un redoublement de l'épisode de lutte contre l'ogre : nouveau combat contre le monstre vorateur avec le vol des bottes sous le rocher creux — sans doute est-ce ici un souvenir de la grotte initiatique. Les bottes serviront d'objet magique et de marque (i.e. preuve) de la victoire.

Idem : nouvelle ruse de Poucet qui va chez l'ogre s'emparer de son or ! Le triomphe est donc alors complet sur

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l'adversaire.

 

- Transgression d'un interdit par le héros Fonction non actualisée dans la version de Perrault.

- Agression du héros / secours du hérosFonction non actualisée dans la version de Perrault. Le Poucet n'est pas mis en mauvaise posture et il n'y a pas de faux-héros tangibles — à l'inverse du «Merle Blanc» où ce sont les frères, au contraire de «Cendrillon» où les soeurs occupent ce méchant rôle.

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3. Epreuve de glorification : - Arrivée incognito du héros / prétentions mensongères des faux hérosRetour de Poucet inconnu à la maison.Mais on ne découvre pas vraiment de prétentions de faux héros : les frères qui, certes, n'ont aucunement aidé leur cadet comme adjuvants et qui n'ont pas été vraiment des co-initiés efficaces ne se révèlent pas toutefois ici comme opposants. On devine quand même une tension latente et résiduelle avec l'insistance sur l'aîné "Pierrot" présenté comme le préféré de la mère. A opposer aux deux frères aînés dans le «Merle Blanc» qui cherchent à tuer leur cadet dans la carrière d'or.

- Désignation d'une épreuve qui permet de trier héros/ faux héros / passation de l'épreuve, réalisation d'une tâche difficile

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La situation de l'armée aux frontières à 200 lieues est bien une tâche difficile, une épreuve finale de glorification à accomplir pour / devant le roi.

- Réussite du héros à l'épreuve grâce à la "marque" reçue précédemment : le Poucet brille publiquement en portant les messages de l'armée le soir même, grâce aux bottes de sept lieues.

- Reconnaissance du héros / identification des faux hérosReconnaissance de tous pour Poucet ; réussite et gloire. Ses frères ne sont cependant pas stigmatisés comme imposteurs.

- Sanction : récompense du héros / punition des faux héros Comme dans la version de «Cendrilllon» de Perrault, les frères, loin d'être punis pour leur méchanceté initiale, seront établis par leur cadet méprisé — opposer à la version de «Cendrillon» des Grimm où les comptes sont soldés cruellement. Perrault semble soucieux de proposer des valeurs morales décentes, très sociales et très chrétiennes avec le pardon des offenses.

### Situation finale ###- Disparition du manque : L'équilibre est doublement rétabli : 1. avec la disparition de la misère pour Poucet et les siens ; 2. il n'est plus considéré comme l'idiot de la famille.- Entrée en possession de l'objet par le héros. Désormais, Poucet est installé comme adulte autonome : il dispose d'un bon métier, celui de courrier , il possède de l'argent à volonté et il est dans la posture d'un vrai chef de famille qui dote ses frères, les établit et il aide même désormais ses ascendants...

Ainsi, plusieurs critères fréquemment présents dans un récit d’initiation se retrouvent dans le conte du «Petit Poucet» selon Perrault.1. L’initiation se manifeste bien dans une confrontation avec la mort en vue d'une nouvelle naissance et cela dans une situation inhabituelle (errance et quête dans la Forêt archétypale ou primordiale).2. Une série d'épreuves est imposée au protagoniste. Le héros doit se servir de la ruse, et non de la force brute, pour surmonter les divers obstacles et il réussit ces rituels de passage.3. Avant l’initiation le héros apparaît comme enfantin, innocent / ignorant, niais (le nice des textes médiévaux)… Il a alors besoin de l’abri familial, de

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la protection de ses ascendants et il est plutôt mal assuré, voire peureux. Il est frappant de voir chez Perrault que durant l'initiation le Poucet est dépourvu d'aide ; il doit s'en sortir seul, sans auxiliaire, ne pouvant compter sur ses frères.4. Après la réussite de l'initiation, le héros peut se débrouiller seul dans le monde des adultes.

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### Situation initiale ###

 

- Manque (initial ou résultant d'un déséquilibre nouveau)- Mandement du destinateur / acceptation de mission par le héros- Contrat passé entre le héros et le destinateur

### Transformation ###

1. Epreuve de qualification : - Départ du héros- Assignation d'une épreuve / passation de l'épreuve : qualification du héros / disqualification des faux héros- Réception d'un objet magique, rencontre d'un adjuvant qui permettra d'accomplir la quête

Le héros doit prouver sa dignité de héros => épreuve discriminante.

2. Epreuve centrale : = épreuve

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- Déplacement dans l'espace : on se rapproche du lieu où est l'objet de la quête.- Combat / marque reçue par le héros/ victoire- Retour du héros vers le point de départ du voyage- Transgression d'un interdit par le héros- Agression du héros / secours du héros

principale où l'on conquiert l'objet de la quête.

3. Epreuve de glorification : - Arrivée incognito du héros / prétentions mensongères des faux héros - Désignation d'une épreuve qui permet de trier héros/ faux héros / passation de l'épreuve, réalisation d'une tâche difficile- Réussite du héros à l'épreuve grâce à la "marque" reçue précédemment- Reconnaissance du héros / identification des faux héros- Sanction : récompense du héros / punition des faux héros

= dernière épreuve permettant d'être reconnu comme héros.

### Situation finale ###

 - Disparition du manque : équilibre rétabli- Entrée en possession de l'objet par le héros.

Pour une liste des 31 fonctions définies par V. Propp.

 Liste des fonctions du conte selon V. Propp

Les sept premières fonctions constituent dans l'économie générale du conte une section préparatoire.

0 Prologue qui définit la situation initiale (ce n'est pas encore une fonction).

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1 Un des membres d'une famille est absent du foyer (désignation abrégée de cette fonction : Eloignement ou Absence).2 Une interdiction est adressée au héros (Interdiction).3 L'interdiction est violée (Transgression).4 Le méchant cherche à se renseigner (Demande de renseignement ou Interrogation).5 Le méchant reçoit l'information relative à sa future victime (Renseignement obtenu ou Délation)6 Le méchant tente de tromper sa victime pour s'emparer d'elle ou de ses biens (Duperie ou Tromperie)7 La victime tombe dans le panneau et par là aide involontairement son ennemi (Complicité involontaire)

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L'action proprement dite se noue avec la huitième, qui prend dès lors une importance essentielle.

8 Le méchant cause un dommage à un membre de la famille (Méfait — ou Manque).9 On apprend l'infortune survenue. Le héros est prié ou commandé de la réparer (Appel ou envoi au secours)10 Le héros accepte ou décide de redresser le tort causé (Entreprise réparatrice, contraire ou Acceptation du héros)11 Le héros quitte la maison (Départ)12 Le héros est soumis à une épreuve préparatoire (i.e. une épreuve de qualification) de la réception d'un auxiliaire magique (Première fonction du donateur).13 Le héros réagit aux actions du futur donateur (Réaction du héros)14 Un auxiliaire magique est mis à la disposition du héros (Transmission ou Réception de l'objet magique).15 Le héros arrive aux abords de l'objet de sa recherche (Transfert d'un royaume à un autre ou Déplacement).16 Le héros et le méchant s'affrontent dans une bataille

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en règle (Lutte ou Combat). C'est l'épreuve centrale.17 Le héros reçoit une marque ou un stigmate (Marque).18 Le méchant est vaincu (Victoire).19 Le méfait est réparé (Réparation du méfait / manque).20 Le retour du héros (Retour)21 Le héros est poursuivi (Poursuite ou persécution du héros).22 Le héros est secouru (Secours).23 Le héros incognito gagne une autre contrée ou rentre chez lui (Arrivée incognito).24 Un faux héros prétend être l'auteur de l'exploit (Imposture).25 Une tâche difficile est proposée au héros (Tâche difficile). C'est l'épreuve de glorification.26 La tâche difficile est accomplie par le héros (Accomplissement).27 Le héros est reconnu (Reconnaissance).28 Le faux héros ou le méchant est démasqué (Découverte)29 Le héros reçoit une nouvelle apparence (Transfiguration).30 Le faux héros ou le méchant est puni (Châtiment).31 Le héros se marie et/ou monte sur le trône (Mariage).

D'après le Dictionnaire de la Littérature 87, Bordas, Paris, 1987.

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L'historiette animée, extraite d'un manuel du XIXème, L'année préparatoire de rédaction, par Carré et Moy, A. Colin, illustre bien le schéma quinaire:

- situation initiale d'équilibre avec une tâche habituelle, routinière dans le monde rural, la corvée de fagots.- perturbation : incident où les enfants s'égarent dans l'espace pourtant connu de la forêt.- déséquilibre : la menace du loup, l'animal sauvage par excellence, le rôle type du "méchant".- action réparatrice : le père et le chien domestique partent à la recherche des égarés.- restauration de l'équilibre et résolution heureuse, après la tension intense. Le "méchant" est éradiqué.

STEREOTYPES D'INTRIGUES

On peut trouver des intrigues stéréotypées avec des structures profondes qui reviennent, dans le cas de genres particulièrement codés : pour le roman, il existe des sous-genres divers, caractérisés par un modèle constant.

Le roman de chevalerie : le héros traverse une série d'épreuves, lors d'une quête aventureuse, dont il sortira vainqueur et récompensé. On songera à la parodie de ce genre médiéval dans Don Quichotte et à son retour au XIX ème avec le Romantisme.

Le roman picaresque : le héros traverse des villes, des milieux sociaux différents, des aventures nombreuses, sans beaucoup se transformer. Il diffère en cela du roman d'apprentissage du XIX ème où le héros mûrit.

Le roman policier : le type de base peut se schématiser ainsi :

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1. mystère initial : par exemple, un crime mystérieux 2. enquête 3. solution et châtiment du coupable

 Chez Conan Doyle, on trouve fréquemment cette structure :

Enigme initiale Enquête :

- examen des données (lieux, indices, corps) - élaboration d'une hypothèse (cf. mobile...) - institution d'un test (recherche de preuves, piège, bluff..) - passation du test - test probant - hypothèse vérifiée

Enigme élucidée et châtiment.

Parfois C. Doyle enclave des séquences ornementales (fausses pistes, test raté...), dans ce cas le détective élabore une deuxième hypothèse etc.

Le roman noir : c'est une variante du roman policier où on change de point de vue. On passe du côté des malfaiteurs : le méfait, meurtre...sera commis plus ou moins inexorablement à la fin.

- Crime parfait projeté - élaboration du plan - exécution du plan - mystère pour la police : on retombe alors dans le cas de figure classique du roman policier.

LES SEQUENCES

Les séquences peuvent se dégager du déroulement du récit ; ce sont des suites d'actions qui s'enchaînent logiquement. Pour V. Propp, une séquence est une unité complexe, une suite ordonnée de fonctions. La fonction ou motif consiste dans l'action d'un personnage, décrite du point de vue du déroulement de l'intrigue. Ces fonctions constituent les unités thématiques minimales. Propp en a recensé 31 dans les contes merveilleux :

Page 234: Introduction A La Filmologie

cf. supra. On remarque que certaines fonctions forment des couples, sont liées logiquement.

Pour C. Brémond, chaque séquence représente un processus orienté vers un terme, terme d'ordre final (conduite délibérée) ou d'ordre mécanique (événement naturel). Chaque séquence élémentaire s'articule en trois moments principaux, d'où on peut tirer un schéma dichotomique :

    1.1 succès  1 actualisation d'une

possibilité 

situation ouvrant une possibilité

  1.2 échec

  2 possibilité non actualisée  

Exemple concret, dans un roman policier :

    1.1 châtiment du coupable

  1. intervention de la justice  méfait commis   1.2 impunité  2. non intervention de la

justice  

A l'intérieur d'une séquence, souvent, le suspense est accru par un rythme qui fait alterner amélioration et dégradation ; le héros, par exemple, est sauvé in extremis.

L'AGENCEMENT DES SEQUENCES

Cette organisation peut se faire selon différents modes :

l'enchaînement bout à bout

la situation finale d'une séquence devient la situation initiale de la séquence suivante.

l'enchâssement

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une séquence est enclavée dans une autre (cas de l'enquête policière).

l'entrelacement

c.a.d. l'alternance comme dans le montage des films. Ainsi dans les Thibaut de R. Martin du Gard, les séquences consacrées aux Thibaut alternent avec celles consacrées aux Fontanin, à quoi s'ajoutent les relations que tissent les séquences entre elles.

Il existe bien une logique du récit que l'on peut analyser, en isolant les éléments premiers qui en constituent la trame.

CONSTRUCTION DU RECIT : variantes et constantes

Un récit tire son sens de la répétition d'éléments identiques qui connaissent des modulations, des variations ponctuelles. On sera particulièrement attentif aux symétries, aux différences se manifestant dans les passages parallèles.

Thèmes et variations

Par exemple, des portraits, des scènes, des motifs analogues permettent des rapprochements significatifs. Ainsi dans Mme Bovary une série de correspondances thématiques s'établit ; on observe en effet deux cérémonies (mariage / enterrement), deux bals, deux emménagements, deux rencontres...

Dans Boule de suif, deux repas s'opposent, un partagé, l'autre non. Dans le Rouge et le Noir, on remarque la répétition obsédante de la "scène en rouge". Certains motifs reviennent au cours d'une oeuvre et semblent y assumer une fonction particulière. On peut parler alors de leitmotiv (i.e. motif conducteur); par exemple, la petite phrase de Vinteuil chez Proust, dans la Recherche...

Les débuts et les fins

Les débuts et fins de roman sont très notables et signifiants : il faut les confronter. Dans Germinal, il faut lire attentivement l'ouverture et la clôture du texte, les comparer.

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Souvent le roman consiste dans la transformation d'un état initial en un autre final ; la comparaison permet de dégager le sens profond de l'évolution. Une bonne herméneutique doit s'appuyer sur l'observation des structures. Dans Germinal, on opposera, de façon symbolique, la nuit et le jour, l'arrivée et le départ, l'inconscience et la prise de conscience... On notera l'importance de l'espérance de la germination de la révolution, cf., à cet égard, la valeur du titre.

Les forces transformatrices

Ce sont les différentes énergies qui président à la naissance, au développement, à la suppression du conflit, souvent au coeur de l'intrigue.

Elles relèvent de différents ordres :

- d'ordre intérieur : cas d'une crise de conscience chez un personnage. Exemple : l'abbé Donissian dans Sous le soleil de Satan de Bernanos.

- d'ordre extérieur : un événement surgit qui bouleverses l'équilibre d'une situation. Exemple : la mort de la mère de Meursault dans L'Etranger (c'est une lecture possible).

- d'ordre mixte : à la fois intérieur et extérieur, par un lien de cause à effet. Exemple : l'arrivée de Charles provoque la naissance de l'amour chez Eugénie Grandet, dans le roman de Balzac.

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BIBLIOGRAPHIE

Quelques fondamentaux :

Jean-Michel Adam, Le récit, Collection "Que sais-je?" N°2149, 1984.

Jean-Michel Adam, « Quels types de textes ? », in Le français dans le monde, n°192, p. 39-44, 1985.

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Barthes, Kayser, Booth et Hamon, Poétique du récit, Points Essais, numéro 78, Seuil.

Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, 1, Tel Gallimard, 1966

Ducrot et Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Points, Seuil.

Gérard Genette, Figures I, II et III, Points, Seuil, 1972Voir en particulier Figures II, les chapitres de "Discours du récit, essai de Méthode", p.65.

Vladimir Propp, Morphologie du conte, collection Points, Seuil.

Yves Reuter, La description, Des théories à l'enseignement-apprentissage, ESF Editeur, 2000.

T. Todorov, Poétique (Qu'est-ce que le structuralisme ?), Points, Seuil.

Revue Communications, numéro 8, réédité en collection Points, Seuil.

Sites Web à consulter :

Manfred Jahn, Narratology: A Guide to the Theory of Narrative (en anglais).

Terminologie et concepts narratologiques : site de Brian Gill

Les cahiers de narratologie : revue de théorie et d'analyse narrative.

Vox poetica : la narratologie aujourd'hui.

L'atelier de Fabula.org sur la théorie littéraire.

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Qui cherche mal ne trouve rien nulle part.Qui cherche bien ne trouve rien ici;Qui trouve ici se heurte ailleurs aux portes closes.

NIHUMIM, Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz

Autobiographie

Mes parents m'avaient fait entrer à l'école. J'avais huit ans... Quelques semaines ou quelques jours avant ce que je vais raconter, mon père m'avait accompagné pour me présenter au directeur. Comme les classes avaient déjà repris et que j'étais retardataire, les élèves dans la cour, rangés pour nous laisser passer, chuchotaient: "Oh ! un nouveau ! un nouveau !" et, très ému, je me pressais contre mon père. Puis j'avais pris place auprès des autres.

Or ce jour-là, le professeur, M. Vedel, enseignait aux élèves qu'il y a parfois dans les langues plusieurs mots qui, indifféremment, peuvent désigner un même objet, et qu'on les nomme alors des synonymes. C'est ainsi, donnait-il en exemple, que le mot "coudrier" et le mot "noisetier" désignent à la fois le même arbuste. Et faisant alterner suivant l'usage, et pour animer la leçon, l'interrogation et l'enseignement, M. Vedel pria l'élève Gide de répéter ce qu'il venait de dire...

Je ne répondis pas. Je ne savais pas répondre. Mais M. Vedel était bon: il répéta sa définition avec la patience des vrais maîtres, proposa de nouveau le même exemple; mais quand il me demanda de nouveau de redire après lui le mot synonyme de "coudrier", de nouveau je demeurai coi. Alors il se fâcha quelque peu, pour la forme, et me pria d'aller dans la cour répéter vingt fois de suite que "coudrier" est synonyme de "noisetier", puis de revenir le lui dire. Ma stupidité avait mis en joie toute la classe. Si j'avais voulu me tailler un succès, il m'eût été facile, au retour de ma pénitence, lorsque M. Vedel, m'ayant rappelé, me demanda pour la troisième fois le synonyme de "coudrier" , de répondre "chou-fleur ou "citrouille". Mais non, je ne cherchais pas le succès et il me déplaisait de prêter à rire ; simplement j'étais stupide. Peut-être bien aussi que je m'étais mis dans la tête de ne pas céder ? — Non, pas même cela: en vérité, je crois que je ne comprenais pas ce que l'on me voulait, ce que l'on attendait de moi.

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André Gide, Si le grain ne meurt

Portrait de M. Strogoff

Michel Strogoff était haut de taille, vigoureux, épaules larges, poitrine vaste. Sa tête puissante présentait les beaux caractères de la race caucasique. Ses membres, bien attachés, étaient autant de leviers disposés mécaniquement pour le meilleur accomplissement des ouvrages de force. Ce beau et solide garçon, bien campé, bien planté, n'eût pas été facile à déplacer malgré lui, car lorsqu'il avait posé ses deux pieds sur le sol, il semblait qu'ils s'y fussent enracinés. Sur sa tête, carrée du haut, large de front, se crêpelait une chevelure abondante, qui s'échappait en boucles, quand il la coiffait de la casquette moscovite. Lorsque sa face, ordinairement pâle, venait à se modifier, c'était uniquement sous un battement plus rapide du coeur, sous l'influence d'une circulation plus vive qui lui envoyait la rougeur artérielle. Ses yeux étaient d'un bleu foncé, avec un regard droit, franc, inaltérable, et ils brillaient sous une arcade dont les muscles sourciliers, contractés faiblement, témoignaient d'un courage élevé, "ce courage sans colère des héros", suivant l'expression des physiologistes. Son nez puissant, large de narines, dominait une bouche symétrique avec les lèvres un peu saillantes de l'être généreux et bon.

Jules Verne, Michel Strogoff

Récit fictif à la première personne : journal intime d'un personnage Nouvelle de Maupassant, Le Horla

2 août. - Rien de nouveau; il fait un temps superbe. Je passe mes journées à regarder couler la Seine.

4 août. - Querelles parmi mes domestiques. Ils prétendent qu'on casse les verres, la nuit, dans les armoires. Le valet de chambre accuse la cuisinière, qui accuse la lingère, qui accuse les deux autres. Quel est le coupable ? Bien fin qui le dirait!

6 août. - Cette fois, je ne suis pas fou. J'ai vu... j'ai vu... j'ai vu!... Je ne puis plus douter... j'ai vu!... J'ai encore froid jusque dans les ongles... j'ai encore

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peur jusque dans les moelles... j'ai vu!... Je me promenais à deux heures, en plein soleil, dans mon parterre de rosiers... dans l'allée des rosiers d'automne qui commencent à fleurir. Comme je m'arrêtais à regarder un géant des batailles, qui portait trois fleurs magnifiques, je vis, je vis distinctement, tout près de moi, la tige d'une de ces roses se plier, comme si une main invisible l'eût tordue, puis se casser, comme si cette main l'eût cueillie! Puis la fleur s'éleva, suivant une courbe qu'aurait décrite un bras en la portant vers une bouche, et elle resta suspendue dans l'air transparent, toute seule, immobile, effrayante tache rouge à trois pas de mes yeux.

Eperdu, je me jetai sur elle pour la saisir! Je ne trouvai rien; elle avait disparu. Alors je fus pris d'une colère furieuse contre moi-même; car il n'est pas permis à un homme raisonnable et sérieux d'avoir de pareilles hallucinations.

Mais était-ce bien une hallucination ? Je me retournai pour chercher la tige, et je la retrouvai immédiatement sur l'arbuste, fraîchement brisé, entre les deux autres roses demeurées à la branche. Alors, je rentrai chez moi l'âme bouleversée (...)

Emile Zola, Germinal, Troisième Partie, I

Le lendemain, les jours suivants, Etienne reprit son travail à la fosse. Il s'accoutumait, son existence se réglait sur cette besogne et ces habitudes nouvelles, qui lui avaient paru si dures au début. Une seule aventure coupa la monotonie de la première quinzaine, une fièvre éphémère qui le tint quarante-huit heures au lit, les membres brisés, la tête brûlante, rêvassant, dans un demi-délire, qu'il poussait sa berline au fond d'une voie trop étroite où son corps ne pouvait passer. C'était simplement la courbature de l'apprentissage, un excès de fatigue dont il se remit tout de suite.

Et les jours succédaient aux jours, des semaines, des mois s'écoulèrent. Maintenant, comme les camarades, il se levait à trois heures, buvait le café, emportait la double tartine que Mme Rasseneur lui préparait dès la veille. Régulièrement, en se rendant à la fosse, il rencontrait le vieux Bonnemort qui allait se coucher, et en sortant l'après-midi, il se croisait avec Bouteloup qui arrivait prendre sa tâche. Il avait le béguin, la culotte, la veste de toile, il

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grelottait et il se chauffait le dos à la baraque, devant le grand feu. Puis venait l'attente, pieds nus, à la recette, traversée de furieux courants d'air.

Mais la machine, dont les gros membres d'acier, étoilés de cuivre, luisaient là-haut, dans l'ombre, ne le préoccupait plus, ni les câbles qui filaient d'une aile noire et muette d'oiseau nocturne, ni les cages émergeant et plongeant sans cesse, au milieu du vacarme (...)

Fr. Mauriac, Thérèse Desqueyroux, chap. II

L'enfance de Thérèse: de la neige à la source du fleuve le plus sali. Au lycée, elle avait paru vivre indifférente et comme absente des menues tragédies qui déchiraient ses compagnes. Les maîtresses souvent leur proposaient l'exemple de Thérèse Larroque : " Thérèse ne demande point d'autre récompense que cette joie de réaliser en elle un type d'humanité supérieure. Sa conscience est son unique et suffisante lumière. L'orgueil d'appartenir à l'élite humaine la soutient mieux que ne ferait la crainte du châtiment... " Ainsi s'exprimait une de ses maîtresses. Thérèse s'interroge : "Etais-je si heureuse? Etais-je si candide? Tout ce qui précède mon mariage prend dans mon souvenir cet aspect de pureté; contraste, sans doute, avec cette ineffaçable salissure des noces. Le lycée, au-delà de mon temps d'épouse et de mère, m'apparaît comme un paradis. Alors je n'en avais pas conscience. Comment aurais-je pu savoir que dans ces années d'avant la vie je vivais ma vraie vie? Pure, je l'étais : un ange, oui! Mais un ange plein de passions. Quoi que prétendissent mes maîtresses, je souffrais, je faisais souffrir. Je jouissais du mal que je causais et de celui qui me venait de mes amies; pure souffrance qu'aucun remords n'altérait: douleurs et joies naissaient des plus innocents plaisirs."

Maupassant : Rouen vu de Canteleu, Bel Ami

Ils venaient de s'arrêter aux deux tiers de la montée, à un endroit renommé pour la vue, où l'on conduit tous les voyageurs. On dominait l'immense vallée, longue et large, que le fleuve clair parcourait d'un bout à l'autre, avec de grandes ondulations. On le voyait venir de là-bas, taché par des îles nombreuses et décrivant une courbe avant de traverser Rouen. Puis la ville apparaissait sur la rive droite, un peu noyée dans la brume matinale, avec des éclats de soleil sur ses toits, et ses mille clochers légers, pointus ou

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trapus, frêles et travaillés comme des bijoux géants, ses tours carrées ou rondes coiffées de couronnes héraldiques, ses beffrois, ses clochetons, tout le peuple, gothique des sommets d'églises que dominait la flèche aiguë de la cathédrale, surprenante aiguille de bronze, laide, étrange et démesurée, la plus haute qui soit au monde. Mais en face, de l'autre côté du fleuve, s'élevaient rondes et renflées à leur faîte, les minces cheminées d'usines du vaste faubourg de Saint-Sever.

Stendhal, Le Rouge et le Noir

C'est aux bénéfices qu'il a faits sur sa grande fabrique de clous que le maire de Verrières doit cette belle habitation en pierres de taille qu'il achève en ce moment. Sa famille, dit-on, est espagnole, antique, et, à ce qu'on prétend, établie dans ce pays bien avant la conquête de Louis XIV.

Depuis 1815, il rougit d'être industriel: 1815 l'a fait maire de Verrières. Les murs en terrasse qui soutiennent les diverses parties de ce magnifique jardin qui, d'étage en étage, descend jusqu'au Doubs, sont aussi la récompense de la science de M. de Rênal dans le commerce du fer.

Ne vous attendez point à trouver en France ces jardins pittoresques qui entourent les villes manufacturières de l'Allemagne, Leipsick, Francfort, Nuremberg, etc. En Franche-Comté, plus on bâtit de murs, plus on hérisse sa propriété de pierres rangées les unes au-dessus des autres, plus on acquiert de droits aux respects de ses voisins. Les jardins de M. de Rênal, remplis de murs, sont encore admirés parce qu'il a acheté, au poids de l'or, certains petits morceaux du terrain qu'ils occupent. Par exemple, cette scie à bois, dont la position singulière sur la rive du Doubs vous a frappé en entrant à Verrières, et où vous avez remarqué le nom de SOREL, écrit en caractères gigantesques sur une planche qui domine le toit, elle occupait, il y a six ans, l'espace sur lequel on élève en ce moment le mur de la quatrième terrasse des jardins de M. de Rênal.

Malgré sa fierté, M. le maire a dû faire bien des démarches auprès du vieux Sorel, paysan dur et entêté; il a dû lui compter de beaux louis d'or pour obtenir qu'il transportât son usine ailleurs. Quant au ruisseau public qui faisait aller la scie, M. de Rênal, au moyen du crédit dont il jouit à Paris, a obtenu qu'il fut détourné. Cette grâce lui vint après les élections de 182*.

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Balzac, Le Cousin Pons

Portrait d'un ménage de portiers

Cibot, petit homme rabougri, devenu presque olivâtre à force de rester toujours assis, à la turque, sur une table élevée à la hauteur de la croisée grillagée qui voyait sur la rue, gagnait à son métier environ quarante sous par jour. Il travaillait encore, quoiqu'il eût cinquante-huit ans; mais cinquante-huit ans, c'est le plus bel âge des portiers; ils se sont faits à leur loge, la loge est devenue pour eux ce qu'est l'écaille pour les huîtres, et ils sont connus dans le quartier!

Mme Cibot, ancienne belle écaillère, avait quitté son poste au Cadran bleu par amour pour Cibot, à l'âge de vingt-huit ans, après toutes les aventures qu'une belle écaillère rencontre sans les chercher. La beauté des femmes du peuple dure peu, surtout quand elles restent en espalier à la porte d'un restaurant. Les chauds rayons de la cuisine se projettent sur les traits qui durcissent, les restes de bouteilles bus en compagnie des garçons s'infiltrent dans le teint, et nulle fleur ne mûrit plus vite que celle d'une écaillère. Heureusement pour Mme Cibot, le mariage légitime et la vie de concierge arrivèrent à temps pour la conserver; elle demeura comme un modèle de Rubens, en gardant une beauté virile que ses rivales de la rue de Normandie calomniaient, en la qualifiant de grosse dondon. Ses tons de chair pouvaient se comparer aux appétissants glacis des mottes de beurre d'Isigny; et nonobstant son embonpoint, elle déployait une incomparable agilité dans ses fonctions.

Zola, Germinal

Début du roman Fin du roman

Dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles, d'une obscurité et d'une épaisseur d'encre, un homme suivait seul la grande route de Marchiennes à Montsou, dix kilomètres de pavé coupant tout droit, à travers les champs de betteraves. Devant lui, il

Mais Etienne, quittant le chemin de Vandame, débouchait sur le pavé. A droite, il apercevait Montsou qui dévalait et se perdait. En face, il avait les décombres du Voreux, le trou maudit que trois pompes épuisaient sans relâche. Puis, c'étaient les autres

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ne voyait même pas le sol noir, et il n'avait la sensation de l'immense horizon plat que par les souffles du vent de mars, des rafales larges comme sur une mer, glacées d'avoir balayé des lieues de marais et de terres nues. Aucune ombre d'arbre ne tachait le ciel, le pavé se déroulait avec la rectitude d'une jetée, au milieu de l'embrun aveuglant des ténèbres.

L'homme était parti de Marchiennes vers deux heures. Il marchait d'un pas allongé, grelottant sous le coton aminci de sa veste et de son pantalon de velours. Un petit paquet, noué dans un mouchoir à carreaux, le gênait beaucoup; et il le serrait contre ses flancs, tantôt d'un coude, tantôt de l'autre, pour glisser au fond de ses poches les deux mains à la fois, des mains gourdes que les lanières du vent d'est faisaient saigner. Une seule idée occupait sa tête vide d'ouvrier sans travail et sans gîte, l'espoir que le froid serait moins vif après le lever du jour. Depuis une heure, il avançait ainsi, lorsque sur la gauche, à deux kilomètres de Montsou, il aperçut des feux rouges, trois brasiers brûlant au plein air, et comme suspendus. D'abord, il hésita, pris de crainte; puis, il ne put résister au besoin douloureux de se chauffer un instant les mains. (...)

fosses à l'horizon, la Victoire, Saint-Thomas, Feutry-Cantel; tandis que, vers le nord, les tours élevées des hauts fourneaux et les batteries des fours à coke fumaient dans l'air transparent du matin. S'il voulait ne pas manquer le train de huit heures, il devait se hâter, car il avait encore six kilomètres à faire.

Et, sous ses pieds, les coups profonds, les coups obstinés des rivelaines continuaient. Les camarades étaient tous là, il les entendait le suivre à chaque enjambée. N'était-ce pas la Maheude, sous cette pièce de betteraves, l'échine cassée, dont le souffle montait si rauque, accompagné par le ronflement du ventilateur? A gauche, à droite, plus loin, il croyait en reconnaître d'autres, sous les blés, les baies vives, les jeunes arbres. Maintenant, en plein ciel, le soleil d'avril rayonnait dans sa gloire, échauffant la terre qui enfantait. Du flanc nourricier jaillissait la vie, les bourgeons crevaient en feuilles vertes, les champs tressaillaient de la poussée des herbes. De toutes parts des graines se, gonflaient, s'allongeaient, gerçaient la plaine, travaillées d'un besoin de chaleur et de lumière. Un débordement de sève coulait avec des voix chuchotantes, le bruit des germes s'épandait en un grand baiser. Encore, encore, de plus en plus distinctement, comme s'ils se fussent rapprochés du

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sol, les camarades tapaient. Aux rayons enflammés de l'astre, par cette matinée de jeunesse, c'était de cette rumeur que la campagne était grosse. Des hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur, et dont la germination allait faire bientôt éclater la terre.

Mauriac, Thérèse Desqueyroux

Thérèse souriait. Dans le bref intervalle d'espace et de temps, entre l'écurie et la maison, marchant aux côtés de Bernard, soudain elle avait vu, elle avait cru voir ce qu'il importait qu'elle fît. La seule approche de cet homme avait réduit à néant son espoir de s'expliquer, de se confier. Les êtres que nous connaissons le mieux, comme nous les déformons dès qu'ils ne sont plus là! Durant tout ce voyage, elle s'était efforcée, à son insu, de recréer un Bernard capable de la comprendre, d'essayer de la comprendre -- mais, du premier coup d'oeil, il lui apparaissait tel qu'il était réellement, celui qui ne s'est jamais mis, fût-ce une fois dans sa vie, à la place d'autrui; qui ignore cet effort pour sortir de soi-même, pour voir ce que l'adversaire voit. Au vrai, Bernard l'écouterait-il seulement? Il arpentait la grande pièce humide et basse, et le plancher pourri par endroits craquait sous ses pas. Il ne regardait pas sa femme — tout plein des paroles qu'il avait dès longtemps préméditées. Et Thérèse, elle aussi, savait ce qu'elle allait dire. La solution la plus simple, c'est toujours à celle-là que nous ne pensons jamais. Elle allait dire : " Je disparais, Bernard. Ne vous inquiétez pas de moi. Tout de suite, si vous voulez, je m'enfonce dans la nuit. La forêt ne me fait pas peur, ni les ténèbres. Elles me connaissent; nous nous connaissons. J'ai été créée à l'image de ce pays aride et où rien n'est vivant, hors les oiseaux qui passent, les sangliers nomades. Je consens à être rejetée; brûlez toutes mes photographies; que ma fille même ne sache plus mon nom, que je sois aux yeux de la famille comme si je n'avais jamais été. "

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Et déjà Thérèse ouvre la bouche; elle dit : "Laissez-moi disparaître, Bernard."

Stendhal, La chartreuse de Parme

Nous avouerons que notre héros était fort peu héros en ce moment. Toutefois, la peur ne venait chez lui qu'en seconde Iigne ; il était surtout scandalisé de ce bruit qui lui faisait mal aux oreilles. L'escorte prit le galop ; on traversait une grande pièce de terre labourée, située au-de1à du canal, et ce champ était jonché de cadavres.

- Les habits rouges ! Les habits rouges ! criaient avec joie les hussards de l'escorte, et d'abord Fabrice ne comprenait pas; enfin il remarqua qu'en effet presque tous les cadavres étaient vêtus de rouge. Une circonstance lui donna un frisson d'horreur; il remarqua que beaucoup de ces malheureux habits rouges vivaient encore; ils criaient évidemment pour demander du secours, et personne ne s'arrêtait pour leur en donner. Notre héros, fort humain, se donnait toutes les peines du monde pour que son cheval ne mît les pieds sur aucun habit rouge. L'escorte s'arrêta ; Fabrice, qui ne faisait pas assez d'attention à son devoir de soldat, galopait toujours en regardant un malheureux blessé.

- Veux-tu bien t'arrêter, blanc-bec ! lui cria le maréchal des logis. Fabrice s'aperçut qu'il était à vingt pas sur la droite en avant des généraux, et précisément du côté où ils regardaient avec leurs lorgnettes. En revenant se ranger à la queue des autres hussards restés à quelques pas en arrière, il vit le plus gros de ces généraux qui parlait à son voisin, général aussi, d'un air d'autorité et presque de réprimande; il jurait. Fabrice ne put retenir sa curiosité; et, malgré le conseil de ne point parler, à lui donné par son amie la geôlière, il arrangea une petite phrase bien française, bien correcte, et dit à son voisin :

- Quel est-il ce général qui gourmande son voisin ?

- Pardi, c'est le maréchal !

- Quel maréchal ?

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- Le maréchal Ney, bêta ! Ah çà ! où as-tu servi jusqu'ici?

Fabrice, quoique fort susceptible, ne songea point à se fâcher de l'injure ; il contemplait, perdu dans une admiration enfantine, ce fameux prince de la Moskowa, le brave des braves.

 

Maupassant, "La Parure"

Mme Loisel connut la vie horrible des nécessiteux. Elle prit son parti, d'ailleurs, tout d'un coup, héroïquement. Il fallait payer cette dette effroyable. Elle payerait. On renvoya la bonne; on changea de logement; on loua sous les toits une mansarde.

Elle connut les gros travaux du ménage, les odieuses besognes de la cuisine. Elle lava la vaisselle, usant ses ongles roses sur les poteries grasses et le fond des casseroles. Elle savonna le linge sale, les chemises et les torchons, qu'elle faisait sécher sur une corde; elle descendit à la rue, chaque matin, les ordures, et monta l'eau, s'arrêtant à chaque étage pour souffler. Et, vêtue comme une femme du peuple, elle alla chez le fruitier, chez l'épicier, chez le boucher, le panier au bras, marchandant, injuriée, défendant sou à sou son misérable argent.

Il fallait chaque mois payer des billets, en renouveler d'autres, obtenir du temps.

Le mari travaillait, le soir, à mettre au net les comptes d'un commercant, et la nuit, souvent, il faisait de la copie à cinq sous la page.

Et cette vie dura dix ans.

Au bout de dix ans, ils avaient tout restitué, tout, avec le taux de l'usure, et l'accumulation des intérêts superposés.

Mme Loisel semblait vieille, maintenant. Elle était devenue la femme forte, et dure, et rude, des ménages pauvres. Mal peignée, avec les jupes de travers et les mains rouges, elle parlait haut, lavait à grande eau les planchers. Mais parfois, lorsque son mari était au bureau, elle s'asseyait auprès de la fenêtre,

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et elle songeait à cette soirée d'autrefois, à ce bal où elle avait été si belle et si fêtée.

Que serait-il arrivé si elle n'avait point perdu cette parure? Qui sait? qui sait? Comme la vie est singulière, changeante! Comme il faut peu de chose pour vous perdre ou vous sauver!

Or, un dimanche, comme elle était allée faire un tour aux Champs-Elysées pour se délasser des besognes de la semaine, elle aperçut tout à coup une femme qui promenait un enfant. C'était Mme Forestier, toujours jeune, toujours belle, toujours séduisante.

Mme Loisel se sentit émue. Allait-elle lui parler? Oui, certes. Et maintenant qu'elle avait payé, elle lui dirait tout. Pourquoi pas?

Elle s'approcha.

- Bonjour, Jeanne.

L'autre ne la reconnaissait point, s'étonnant d'être appelée ainsi familièrement par cette bourgeoise.

Elle balbutia:

- Mais... madame!... Je ne sais... Vous devez vous tromper.

- Non. Je suis Mathilde Loisel.

Son amie poussa un cri.

- Oh!... ma pauvre Mathilde, comme tu es changée!...

- Oui, j'ai eu des jours bien durs, depuis que je ne t'ai vue; et bien des misères... et cela à cause de toi!...

- De moi . . . Comment ça?

- Tu te rappelles bien cette rivière de diamants que tu m'as prêtée pour aller à la fête du Ministère.

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- Oui. Eh bien?

- Eh bien, je l'ai perdue.

- Comment! puisque tu me l'as rapportée.

- Je t'en ai rapporté une autre toute pareille. Et voilà dix ans que nous la payons. Tu comprends que ça n'était pas aisé pour nous, qui n'avions rien... Enfin c'est fini, et je suis rudement contente.

Mme Forestier s'était arrêtée.

- Tu dis que tu as acheté une rivière de diamants pour remplacer la mienne?

- Oui. Tu ne t'en étais pas aperçue, hein! Elles étaient bien pareilles.

Et elle souriait d'une joie orgueilleuse et naïve.

Mme Forestier, fort émue, lui prit les deux mains.

- Oh! ma pauvre Mathilde! Mais la mienne était fausse. Elle valait au plus cinq cents francs!...

 

 

J.M.G. Le Clézio, Le déluge

Venues du plus brouillé de l'horizon, les lames avançaient les unes derrière les autres, roulant, déferlant, se creusant, portant des crêtes blanches que le vent fauchait au passage, ainsi qu'au rempart de la terre. Là, elles se levaient une dernière fois très haut, suspendues un instant commme gelées, et l'on voyait le large creux couleur de métal où étincelaient des paillettes; puis elles se rabattaient brièvement, avec un claquement de couvercle; le déferlement commençait très loin au bout de la baie, et se rapprochait, ébranlant sourdement le socle de la terre au passage, jusqu'à atteindre le point du littoral où se trouvait Besson....

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Victor Hugo, Notre Dame de Paris, 1831 (Livre III, Chapitre 2 )

Paris à vol d'oiseau

Vus à vol d'oiseau, ces trois bourgs, la Cité, l'Université, la Ville, présentaient chacun à l'oeil un tricot inextricable de rues bizarrement brouillées. Cependant, au premier aspect, on reconnaissait que ces trois fragments de cité formaient un seul corps. On voyait tout de suite deux longues rues parallèles sans rupture, sans perturbation, presque en ligne droite, qui traversaient à la fois les trois villes d'un bout à l'autre, du midi au nord, perpendiculairement à la Seine, les liaient, les mêlaient, infusaient, versaient, transvasaient sans relâche le peuple de l'une dans les murs de l'autre, et des trois n'en faisaient qu'une. La première de ces deux rues allait de la Porte Saint-Jacques à la porte Saint-Martin ; elle s'appelait rue Saint-Jacques dans l'Université, rue de la Juiverie dans la Cité, rue Saint-Martin dans la Ville ; elle passait l'eau deux fois sous le nom de Petit-Pont et de Pont Notre-Dame. La seconde, qui s'appelait rue de la Harpe sur la rive gauche, rue de la Barillerie dans l'île, rue Saint-Denis sur la rive droite, Pont Saint-Michel sur un bras de la Seine, Pont-au-Change sur l'autre, allait de la Porte Saint-Michel dans l'Université à la Porte Saint-Denis dans la Ville. Du reste, sous tant de noms divers, ce n'étaient toujours que deux rues, mais les deux rues mères, les deux rues génératrices, les deux artères de Paris. Toutes les autres veines de la triple ville venaient y puiser ou s'y dégorger.

 

Pierre Choderlos de Laclos, Les liaisons dangereuses (1782)

LETTRE XXI

LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL

Enfin, ma belle amie, j'ai fait un pas en avant, mais un grand pas; et qui, s'il ne m'a pas conduit jusqu'au but, m'a fait connaître au moins que je suis dans la route, et a dissipé la crainte où j'étais de m'être égaré. J'ai enfin déclaré

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mon amour; et quoiqu'on ait gardé le silence le plus obstiné, j'ai obtenu la réponse peut-être la moins équivoque et la plus flatteuse: mais n'anticipons pas sur les événements, et reprenons plus haut. Vous vous souvenez qu'on faisait épier mes démarches. Eh bien! j'ai voulu que ce moyen scandaleux tournât à l'édification publique, et voici ce que j'ai fait. J'ai chargé mon confident de me trouver, dans les environs, quelque malheureux qui eût besoin de secours. Cette commission n'était pas difficile à remplir. Hier après-midi, il me rendit compte qu'on devait saisir aujourd'hui, dans la matinée, les meubles d'une famille entière qui ne pouvait payer la taille. Je m'assurai qu'il n'y eût dans cette maison aucune fille ou femme dont l'âge ou la figure pussent rendre mon action suspecte; et, quand je fus bien informé, je déclarai à souper mon projet d'aller à la chasse le lendemain. Ici je dois rendre justice à ma Présidente: sans doute elle eut quelques remords des ordres qu'elle avait donnés; et, n'ayant pas la force de vaincre sa curiosité, elle eut au moins celle de contrarier mon désir. Il devait faire une chaleur excessive; je risquais de me rendre malade; je ne tuerais rien et me fatiguerais en vain; et, pendant ce dialogue, ses yeux, qui parlaient peut-être mieux qu'elle ne voulait, me faisaient assez connaître qu'elle désirait que je prisse pour bonnes ces mauvaises raisons. Je n'avais garde de m'y rendre, comme vous pouvez croire, et je résistai de même à une petite diatribe contre la chasse et les Chasseurs, et à un petit nuage d'humeur qui obscurcit, toute la soirée, cette figure céleste. Je craignis un moment que ses ordres ne fussent révoqués, et que sa délicatesse ne me nuisît. Je ne calculais pas la curiosité d'une femme; aussi me trompais- je. Mon Chasseur me rassura dès le soir même, et je me couchai satisfait.

Au point du jour je me lève et je pars. A peine à cinquante pas du Château, j'aperçois mon espion qui me suit. J'entre en chasse, et marche à travers champs vers le Village où je voulais me rendre; sans autre plaisir, dans ma route, que de faire courir le drôle qui me suivait, et qui, n'osant pas quitter les chemins, parcourait souvent, à toute course, un espace triple du mien. A force de l'exercer, j'ai eu moi-même une extrême chaleur, et je me suis assis au pied d'un arbre. N'a-t-il pas eu l'insolence de se couler derrière un buisson qui n'était pas à vingt pas de moi, et de s'y asseoir aussi? J'ai été tenté un moment de lui envoyer mon coup de fusil, qui, quoique de petit plomb seulement, lui aurait donné une leçon suffisante sur les dangers de la curiosité: heureusement pour lui, je me suis ressouvenu qu'il était utile et même nécessaire à mes projets; cette réflexion l'a sauvé.

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Cependant j'arrive au Village; je vois de la rumeur; je m'avance: j'interroge; on me raconte le fait. Je fais venir le Collecteur; et, cédant à ma généreuse compassion, je paie noblement cinquante-six livres, pour lesquelles on réduisait cinq personnes à la paille et au désespoir. Après cette action si simple, vous n'imaginez pas quel chœur de bénédictions retentit autour de moi de la part des assistants! Quelles larmes de reconnaissance coulaient des yeux du vieux chef de cette famille, et embellissaient cette figure de Patriarche, qu'un moment auparavant l'empreinte farouche du désespoir rendait vraiment hideuse! J'examinais ce spectacle, lorsqu'un autre paysan, plus jeune, conduisant par la main une femme et deux enfants, et s'avançant vers moi à pas précipités, leur dit: " Tombons tous aux pieds de cette image de Dieu " , et dans le même instant, j'ai été entouré de cette famille, prosternée à mes genoux. J'avouerai ma faiblesse; mes yeux se sont mouillés de larmes, et j'ai senti en moi un mouvement involontaire, mais délicieux. J'ai été étonné du plaisir qu'on éprouve en faisant le bien; et je serais tenté de croire que ce que nous appelons les gens vertueux n'ont pas tant de mérite qu'on se plaît à nous le dire. Quoi qu'il en soit, j'ai trouvé juste de payer à ces pauvres gens le plaisir qu'ils venaient de me faire. J'avais pris dix louis sur moi; je les leur ai donnés. Ici ont recommencé les remerciements, mais ils n'avaient plus ce même degré de pathétique: le nécessaire avait produit le grand, le véritable effet; le reste n'était qu'une simple expression de reconnaissance et d'étonnement pour des dons superflus.

Cependant, au milieu des bénédictions bavardes de cette famille, je ne ressemblais pas mal au Héros d'un Drame, dans la scène du dénouement. Vous remarquerez que dans cette foule était surtout le fidèle espion. Mon but était rempli: je me dégageai d'eux tous, et regagnai le Château. Tout calculé, je me félicite de mon invention. Cette femme vaut bien sans doute que je me donne tant de soins; ils seront un jour mes titres auprès d'elle; et l'ayant, en quelque sorte, ainsi payée d'avance, j'aurai le droit d'en disposer à ma fantaisie, sans avoir de reproche à me faire. J'oubliais de vous dire que pour mettre tout à profit, j'ai demandé à ces bonnes gens de prier Dieu pour le succès de mes projets. Vous allez voir si déjà leurs prières n'ont pas été en partie exaucées... Mais on m'avertit que le souper est servi, et il serait trop tard pour que cette Lettre partît si je ne la fermais qu'en me retirant. Ainsi, le reste à l'ordinaire prochain . J'en suis fâché, car le reste est le meilleur. Adieu, ma belle amie. Vous me volez un moment du plaisir de la voir.

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De ..., ce 20 août 17**

LETTRE XXII

LA PRESIDENTE DE TOURVEL A MADAME DE VOLANGES

Vous serez sans doute bien aise, Madame, de connaître un trait de M. de Valmont, qui contraste beaucoup, ce me semble, avec tous ceux sous lesquels on vous l'a représenté. Il est si pénible de penser désavantageusement de qui que ce soit, si fâcheux de ne trouver que des vices chez ceux qui auraient toutes les qualités nécessaires pour faire aimer la vertu! Enfin vous aimez tant à user d'indulgence, que c'est vous obliger que de vous donner des motifs de revenir sur un jugement trop rigoureux. M. de Valmont me paraît fondé à espérer cette faveur, je dirais presque cette justice; et voici sur quoi je le pense.

Il a fait ce matin une de ces courses qui pouvaient faire supposer quelque projet de sa part dans les environs, comme l'idée vous en était venue; idée que je m'accuse d'avoir saisie peut-être avec trop de vivacité. Heureusement pour lui, et surtout heureusement pour nous, puisque cela nous sauve d'être injustes, un de mes gens devait aller du même côté que lui [Madame de Tourvel n'ose donc pas dire que c'était par son ordre?]; et c'est par là que ma curiosité répréhensible, mais heureuse, a été satisfaite. Il nous a rapporté que M. de Valmont, ayant trouvé au Village de ... une malheureuse famille dont on vendait les meubles, faute d'avoir pu payer les impositions, non seulement s'était empressé d'acquitter la dette de ces pauvres gens, mais même leur avait donné une somme d'argent assez considérable. Mon Domestique a été témoin de cette vertueuse action; et il m'a rapporté de plus que les paysans, causant entre eux et avec lui, avaient dit qu'un Domestique, qu'ils ont désigné, et que le mien croit être celui de M. de Valmont, avait pris hier des informations sur ceux des habitants du Village qui pouvaient avoir besoin de secours. Si cela est ainsi, ce n'est même plus seulement une compassion passagère, et que l'occasion détermine: c'est le projet formé de faire du bien; c'est la sollicitude de la bienfaisance; c'est la plus belle vertu des plus belles âmes; mais, soit hasard ou projet, c'est toujours une action honnête et louable, et dont le seul récit m'a attendrie jusqu'aux larmes. J'ajouterai de plus, et toujours par justice, que quand je lui ai parlé de cette action, de laquelle il ne disait mot, il a commencé par s'en défendre, et a eu

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l'air d'y mettre si peu de valeur lorsqu'il en est convenu, que sa modestie en doublait le mérite.

A présent, dites-moi, ma respectable amie, si M. de Valmont est en effet un libertin sans retour? S'il n'est que cela et se conduit ainsi, que restera-t-il aux gens honnêtes? Quoi! les méchants partageraient-ils avec les bons le plaisir sacré de la bienfaisance? Dieu permettrait-il qu'une famille vertueuse reçût, de la main d'un scélérat, des secours dont elle rendrait grâce à sa divine Providence? et pourrait-il se plaire à entendre des bouches pures répandre leurs bénédictions sur un réprouvé? Non. J'aime mieux croire que des erreurs, pour être longues, ne sont pas éternelles; et je ne puis penser que celui qui fait du bien soit l'ennemi de la vertu. M. de Valmont n'est peut-être qu'un exemple de plus du danger des liaisons. Je m'arrête à cette idée qui me plaît. Si, d'une part, elle peut servir à le justifier dans votre esprit, de l'autre, elle me rend de plus en plus précieuse l'amitié tendre qui m'unit à vous pour la vie.

J'ai l'honneur d'être, etc.

P.S : Madame de Rosemonde et moi nous allons, dans l'instant, voir aussi l'honnête et malheureuse famille, et joindre nos secours tardifs à ceux de M. de Valmont. Nous le mènerons avec nous. Nous donnerons au moins à ces bonnes gens le plaisir de revoir leur bienfaiteur; c'est, je crois, tout ce qu'il nous a laissé à faire.

De ..., ce 20 août 17**

 

 

Honoré de Balzac, Le père Goriot

Après la description du quartier et de la pension de famille Vauquer, Balzac fait ici la description du salon...

Cette première pièce exhale une odeur sans nom dans la langue, et qu'il faudrait appeler l'odeur de pension. Elle sent le renfermé, le moisi, le rance ;

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elle donne froid, elle est humide au nez, elle pénètre les vêtements ; elle a le goût d'une salle où l'on a dîné ; elle pue le service, l'office, l'hospice. Peut-être pourrait-elle se décrire si l'on inventait un procédé pour évaluer les quantités élémentaires et nauséabondes qu'y jettent les atmosphères catarrhales et sui generis de chaque pensionnaire, jeune ou vieux. Eh bien, malgré ces plates horreurs, si vous le compariez à la salle à manger, qui lui est contiguë, vous trouveriez ce salon élégant et parfumé comme doit l'être un boudoir. Cette salle, entièrement boisée, fut jadis peinte en une couleur indistincte aujourd'hui, qui forme un fond sur lequel la crasse a imprimé ses couches de manière à y dessiner des figures bizarres. Elle est plaquée de buffets gluants sur lesquels sont des carafes échancrées, ternies, des ronds de moiré métallique, des piles d'assiettes en porcelaine épaisse, à bords bleus, fabriquées à Tournai. Dans un angle est placée une boîte à cases numérotées qui sert à garder les serviettes, ou tachées ou vineuses, de chaque pensionnaire. Il s'y rencontre de ces meubles indestructibles proscrits partout, mais placés là comme le sont les débris de la civilisation aux Incurables. Vous y verriez un baromètre à capucin qui sort quand il pleut, des gravures exécrables qui ôtent l'appétit, toutes encadrées en bois noir verni à filets dorés ; un cartel en écaille incrustée de cuivre ; un poêle vert, des quinquets d'Argand où la poussière se combine avec l'huile, une longue table couverte en toile cirée assez grasse pour qu'un facétieux externe y écrive son nom en se servant de son doigt comme de style, des chaises estropiées, de petits paillassons piteux en sparterie qui se déroule toujours sans se perdre jamais, puis des chaufferettes misérables à trous cassés, à charnières défaites, dont le bois se carbonise. Pour expliquer combien ce mobilier est vieux, crevassé, pourri, tremblant, rongé, manchot, borgne, expirant, il faudrait en faire une description qui retarderait trop l'intérêt de cette histoire, et que les gens pressés ne pardonneraient pas. Le carreau rouge est plein de vallées produites par le frottement ou par les mises en couleur. Enfin là règne la misère sans poésie ; une misère économe, concentrée, râpée. Si elle n'a pas de fange encore, elle a des taches ; si elle n'a ni trous ni haillons, elle va tomber en pourriture.

 

 

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Honoré de Balzac, Eugénie Grandet

Il se trouve dans certaines villes de province des maisons dont la vue inspire une mélancolie égale à celle que provoquent les cloîtres les plus sombres, les landes les plus ternes ou les ruines les plus tristes. Peut-être y a-t-il à la fois dans ces maisons et le silence du cloître et l'aridité des landes et les ossements des ruines. La vie et le mouvement y sont si tranquilles qu'un étranger les croirait inhabitées, s'il ne rencontrait tout à coup le regard pâle et froid d'une personne immobile dont la figure à demi monastique dépasse l'appui de la croisée, au bruit d'un pas inconnu. Ces principes de mélancolie existent dans la physionomie d'un logis situé à Saumur, au bout de la rue montueuse qui mène au château, par le haut de la ville. Cette rue, maintenant peu fréquentée, chaude en été, froide en hiver, obscure en quelques endroits, est remarquable par la sonorité de son petit pavé caillouteux, toujours propre et sec, par l'étroitesse de sa voie tortueuse, par la paix de ses maisons qui appartiennent à la vieille ville, et que dominent les remparts. Des habitations trois fois séculaires y sont encore solides, quoique construites en bois, et leurs divers aspects contribuent à l'originalité qui recommande cette partie de Saumur à l'attention des antiquaires et des artistes. Il est difficile de passer devant ces maisons, sans admirer les énormes madriers dont les bouts sont taillés en figures bizarres et qui couronnent d'un bas-relief noir le rez-de-chaussée de la plupart d'entre elles. Ici, des pièces de bois transversales sont couvertes en ardoises et dessinent des lignes bleues sur les frêles murailles d'un logis terminé par un toit en colombage que les ans ont fait plier, dont les bardeaux pourris ont été tordus par l'action alternative de la pluie et du soleil. Là se présentent des appuis de fenêtre usés, noircis, dont les délicates sculptures se voient à peine, et qui semblent trop légers pour le pot d'argile brune d'où s'élancent les oeillets ou les rosiers d'une pauvre ouvrière. Plus loin, c'est des portes garnies de clous énormes où le génie de nos ancêtres a tracé des hiéroglyphes domestiques dont le sens ne se retrouvera jamais. Tantôt un protestant y a signé sa foi, tantôt un ligueur y a maudit Henri IV. Quelque bourgeois y a gravé les insignes de sa noblesse de cloches, la gloire de son échevinage oublié. L'Histoire de France est là tout entière. A côté de la tremblante maison à pans hourdés où l'artisan a déifié son rabot, s'élève l'hôtel d'un gentilhomme où sur le plein cintre de la porte en pierre se voient encore quelques vestiges

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de ses armes, brisées par les diverses révolutions qui depuis 1789 ont agité le pays. Dans cette rue, les rez-de-chaussée commerçants ne sont ni des boutiques ni des magasins, les amis du Moyen Age y retrouveraient l'ouvrouère de nos pères en toute sa naïve simplicité. Ces salles basses, qui n'ont ni devanture, ni montre, ni vitrages, sont profondes, obscures et sans ornements extérieurs ou intérieurs. Leur porte est ouverte en deux parties pleines, grossièrement ferrées, dont la supérieure se replie intérieurement, et dont l'inférieure, armée d'une sonnette à ressort, va et vient constamment. L'air et le jour arrivent à cette espèce d'antre humide, ou par le haut de la porte, ou par l'espace qui se trouve entre la voûte, le plancher et le petit mur à hauteur d'appui dans lequel s'encastrent de solides volets, ôtés le matin, remis et maintenus le soir avec des bandes de fer boulonnées. Ce mur sert à étaler les marchandises du négociant. Là, nul charlatanisme. Suivant la nature du commerce, les échantillons consistent en deux ou trois baquets pleins de sel et de morue, en quelques paquets de toile à voile, des cordages, du laiton pendu aux solives du plancher, des cercles le long des murs, ou quelques pièces de drap sur des rayons. Entrez ? Une fille propre, pimpante de jeunesse, au blanc fichu, aux bras rouges, quitte son tricot, appelle son père ou sa mère qui vient et vous vend à vos souhaits, flegmatiquement, complaisamment, arrogamment, selon son caractère, soit pour deux sous, soit pour vingt mille francs de marchandise. Vous verrez un marchand de merrain assis à sa porte et qui tourne ses pouces en causant avec un voisin, il ne possède en apparence que de mauvaises planches à bouteilles et deux ou trois paquets de lattes ; mais sur le port son chantier plein fournit tous les tonneliers de l'Anjou ; il sait, à une planche près, combien il peut de tonneaux si la récolte est bonne ; un coup de soleil l'enrichit, un temps de pluie le ruine : en une seule matinée, les poinçons valent onze francs ou tombent à six livres. Dans ce pays, comme en Touraine, les vicissitudes de l'atmosphère dominent la vie commerciale. Vignerons, propriétaires, marchands de bois, tonneliers, aubergistes, mariniers, sont tous à l'affût d'un rayon de soleil ; ils tremblent en se couchant le soir d'apprendre le lendemain matin qu'il a gelé pendant la nuit ; ils redoutent la pluie, le vent, la sécheresse, et veulent de l'eau, du chaud, des nuages, à leur fantaisie. Il y a un duel constant entre le ciel et les intérêts terrestres. Le baromètre attriste, déride, égaie tour à tour les physionomies. D'un bout à l'autre de cette rue, l'ancienne Grand-rue de Saumur, ces mots : " Voilà un temps d'or ! " se chiffrent de porte en porte. Aussi chacun répond-il au voisin : " Il pleut des louis ", en sachant ce qu'un rayon de soleil, ce qu'une pluie

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opportune lui en apporte. Le samedi, vers midi, dans la belle saison, vous n'obtiendriez pas pour un sou de marchandise chez ces braves industriels. Chacun a sa vigne, sa closerie, et va passer deux jours à la campagne. Là, tout étant prévu, l'achat, la vente, le profit, les commerçants se trouvent avoir dix heures sur douze à employer en joyeuses parties, en observations, commentaires, espionnages continuels. Une ménagère n'achète pas une perdrix sans que les voisins demandent au mari si elle était cuite à point. Une jeune fille ne met pas la tête à sa fenêtre sans y être vue par tous les groupes inoccupés. Là donc les consciences sont à jour, de même que ces maisons impénétrables, noires et silencieuses n'ont point de mystères. La vie est presque toujours en plein air : chaque ménage s'assied à sa porte, y déjeune, y dîne, s'y dispute. Il ne passe personne dans la rue qui ne soit étudié. Aussi, jadis, quand un étranger arrivait dans une ville de province, était-il gaussé de porte en porte. De là les bons contes, de là le surnom de copieux donné aux habitants d'Angers qui excellaient à ces railleries urbaines. Les anciens hôtels de la vieille ville sont situés en haut de cette rue jadis habitée par les gentilshommes du pays. La maison pleine de mélancolie où se sont accomplis les événements de cette histoire était précisément un de ces logis, restes vénérables d'un siècle où les choses et les hommes avaient ce caractère de simplicité que les moeurs françaises perdent de jour en jour. Après avoir suivi les détours de ce chemin pittoresque dont les moindres accidents réveillent des souvenirs et dont l'effet général tend à plonger dans une sorte de rêverie machinale, vous apercevez un renfoncement assez sombre, au centre duquel est cachée la porte de la maison à monsieur Grandet. Il est impossible de comprendre la valeur de cette expression provinciale sans donner la biographie de monsieur Grandet.

 

 

Victor Hugo, Les Misérables, Livre quatrième - La masure GorbeauChapitre IINid pour hibou et fauvette

Ce fut devant cette masure Gorbeau que Jean Valjean s'arrêta. Comme les oiseaux fauves, il avait choisi le lieu le plus désert pour y faire son nid.

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Il fouilla dans son gilet, y prit une sorte de passe-partout, ouvrit la porte, entra, puis la referma avec soin, et monta l'escalier, portant toujours Cosette.

Au haut de l'escalier, il tira de sa poche une autre clef avec laquelle il ouvrit une autre porte. La chambre où il entra et qu'il referma sur-le-champ était une espèce de galetas assez spacieux meublé d'un matelas posé à terre, d'une table et de quelques chaises. Un poêle allumé et dont on voyait la braise était dans un coin. Le réverbère du boulevard éclairait vaguement cet intérieur pauvre. Au fond il y avait un cabinet avec un lit de sangle. Jean Valjean porta l'enfant sur ce lit et l'y déposa sans qu'elle s'éveillât.

Il battit le briquet, et alluma une chandelle; tout cela était préparé d'avance sur la table; et, comme il l'avait fait la veille, il se mit à considérer Cosette d'un regard plein d'extase où l'expression de la bonté et de l'attendrissement allait presque jusqu'à l'égarement. La petite fille, avec cette confiance tranquille qui n'appartient qu'à l'extrême force et qu'à l'extrême faiblesse, s'était endormie sans savoir avec qui elle était, et continuait de dormir sans savoir où elle était.

Jean Valjean se courba et baisa la main de cette enfant.

Neuf mois auparavant il baisait la main de la mère qui, elle aussi, venait de s'endormir.

Le même sentiment douloureux, religieux, poignant, lui remplissait le coeur.

Il s'agenouilla près du lit de Cosette.

Il faisait grand jour que l'enfant dormait encore. Un rayon pâle du soleil de décembre traversait la croisée du galetas et traînait sur le plafond de longs filandres d'ombre et de lumière. Tout à coup une charrette de cartier, lourdement chargée, qui passait sur la chaussée du boulevard, ébranla la baraque comme un roulement d'orage et la fit trembler du haut en bas.

– Oui, madame! cria Cosette réveillée en sursaut, voilà! voilà!

Et elle se jeta à bas du lit, les paupières encore à demi fermées par la pesanteur du sommeil, étendant le bras vers l'angle du mur.

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– Ah! mon Dieu! mon balai! dit-elle.

Elle ouvrit tout à fait les yeux, et vit le visage souriant de Jean Valjean.

– Ah! tiens, c'est vrai! dit l'enfant. Bonjour, monsieur.

Les enfants acceptent tout de suite et familièrement la joie et le bonheur, étant eux-mêmes naturellement bonheur et joie.

Cosette aperçut Catherine au pied de son lit, et s'en empara, et, tout en jouant, elle faisait cent questions à Jean Valjean. – Où elle était? Si c'était grand, Paris? Si madame Thénardier était bien loin? Si elle ne reviendrait pas? etc., etc. Tout à coup elle s'écria: – Comme c'est joli ici!

C'était un affreux taudis; mais elle se sentait libre.

– Faut-il que je balaye? reprit-elle enfin.

– Joue, dit Jean Valjean.

La journée se passa ainsi. Cosette, sans s'inquiéter de rien comprendre, était inexprimablement heureuse entre cette poupée et ce bonhomme.

 

 

Emile Zola, La Terre, III, 1 (1887)

Ainsi la Beauce, devant lui, déroula sa verdure, de novembre à juillet, depuis le moment où les pointes vertes se montrent, jusqu'à celui où les hautes tiges jaunissent. Sans sortir de sa maison, il la désirait sous ses yeux, il avait débarricadé la fenêtre de la cuisine, celle de derrière, qui donnait sur la plaine - et il se plantait là, il voyait dix lieues de pays, la nappe immense, élargie, toute nue, sous la rondeur du ciel. Pas un arbre, rien que les poteaux télégraphiques de la route de Châteaudun à Orléans, filant droit, à perte de vue. D'abord, dans les grands carrés de terre brune, au ras du sol, il n'y eut qu'une ombre verdâtre, à peine sensible. Puis, ce vert tendre s'accentua, des pans de velours vert, d'un ton presque uniforme. Puis les brins montèrent et

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s'épaissirent, chaque plante prit sa nuance, il distingua de loin le vert jaune du blé, le vert bleu de l'avoine, le vert gris du seigle, des pièces à l'infini, étalées dans tous les sens, parmi les plaques rouges des trèfles incarnats. C'était l'époque où la Beauce est belle de sa jeunesse ainsi vêtue de printemps, unie et fraîche à l'oeil, en sa monotonie. Les tiges grandirent encore, et ce fut la mer, la mer des céréales roulante, profonde, sans bornes. Le matin, par les beaux temps, un brouillard rose s'envolait. A mesure que montait le soleil, dans l'air limpide, une brise soufflait par grandes haleines régulières, creusant les champs d'une houle, qui partait de l'horizon, se prolongeait, allait mourir à l'autre bout. Un vacillement pâlissait les teintes, des moires de vieil or couraient le long des blés, les avoines bleuissaient, tandis que les seigles frémissants avaient des reflets violâtres. Continuellement, une ondulation succédait à une autre, l'éternel flux battait sous le vent du large. Quand le soir tombait, des façades lointaines, vivement éclairées, étaient comme des voiles blanches, des clochers émergeant plantaient des mâts, derrière des plis de terrain. Il faisait froid, les ténèbres élargissaient cette sensation humide et murmurante de pleine mer, un bois lointain s'évanouissait, pareil à la tache perdue d'un continent.

Notes prises par Zola pour La Terre (août 1887), lors d’un séjour en Beauce du 3 mai au 11 mai 1886, dans la région de Châteaudun.La BeauceLes fermes et les villages bleuâtres le matin, par le beau temps. Plusieurs en vue ; les clochers qui émergent derrière les plis de terrain. Les routes sans arbres, très blanches, entre les champs verts ; plates, droites à l'infini, des lieues, et les poteaux télégraphiques. À l'horizon des petits arbres en peignes, une lisière de bois très lointaine, un bouquet, une remise, une oasis. Quelques arbres isolés, nus et tristes sur l'horizon. Des moulins de bois sur pied, une échelle derrière, grandes ailes chargées de voiles : ils ne se chargent que de la mouture. Des mares immobiles, les unes bleues, les autres grises, les autres sales. La terre labourée est jaune, grasse, forte, profonde. Des ondulations lentes et immenses se détachent sur le ciel, pareilles à celles de la mer par un temps à demi calme.La Beauce n'est belle qu'en mai et juin, toute verte puis en juillet, toute dorée, quand le blé est mûr. Mais, après la moisson, abominable. Les chaumes pelés à l'infini, jaune sale, secs, désolés. Et les meules de place en place. Par la neige, par les grands vents, par la pluie qui laisse à la longue des mares, surtout dans la Beauce pouilleuse.

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[...] Dans la comparaison avec la mer; les vagues sous le vent qui souffle de loin : les seigles gris, au remous rougeâtre, le blé vert jaune, l'avoine vert bleu, le trèfle incarnat d'un vert plus noir que le trèfle ordinaire, et la couleur, lorsque les fleurs rouges ou roses sont en masse; donc l'ondulation des vagues ; puis les clochers qui émergent comme des mâts ; puis, les villages pareils à des îlots gris ; puis, au coucher du soleil, des façades lointaines, vivement éclairées, toutes blanches comme des voiles ; et le souffle du large, et la monotonie, un continent lointain figuré par un bois, la nudité, la voûte ronde du ciel au-dessus de l'infini. La mer. [...]Terre de BeauceLa Beauce jolie, en vert, belle en blé mûr, affreuse après la moisson. Terre nue, jaune, chaumes desséchés. Meules. Le soir, en mai, les verts qui se fanent, noircissent au bord du ciel pâle.Routes sans arbres, blanches, aveuglantes dans le vert, au soleil. Des fermes éparses dans la verdure, taches grises et blanches. De lointaines taches de maisons blanches au soleil couchant pareilles à des voiles. Des clochers émergeant pareils à des mâts. La mer, horizon immense et plat, sans un arbre, ligne ronde, infinie. Des villages comme des îlots. Les différents verts, les taches jaunes des jachères.

Emile Zola, Carnets d'enquêtes, Une ethnographie inédite de la France, textes établis et présentés par Henri Mitterrand d'après les collections de la Bibliothèque nationale, Plon, coll. Terre humaine, 1986

 

Victor Hugo, Portrait de Cosette, Les Misérables, 2ème partie, livre troisième, chap.VIII

Cosette était laide. Heureuse, elle eût peut-être été jolie. Nous avons déjà esquissé cette petite figure sombre. Cosette était maigre et blême. Elle avait près de huit ans, on lui en eût donné à peine six. Ses grands yeux enfoncés dans une sorte d'ombre profonde étaient presque éteints à force d'avoir pleuré. Les coins de sa bouche avaient cette courbe de l'angoisse habituelle, qu'on observe chez les condamnés et chez les malades désespérés. Ses mains étaient, comme sa mère l'avait deviné, "perdues d'engelures". Le feu qui l'éclairait en ce moment faisait saillir les angles de ses os et rendait sa

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maigreur affreusement visible. Comme elle grelottait toujours, elle avait pris l'habitude de serrer ses deux genoux l'un contre l'autre. Tout son vêtement n'était qu'un haillon qui eût fait pitié l'été et qui faisait horreur l'hiver. Elle n'avait sur elle que de la toile trouée; pas un chiffon de laine. On voyait sa peau çà et là, et l'on y distinguait partout des taches bleues ou noires qui indiquaient les endroits où la Thénardier l'avait touchée. Ses jambes nues étaient rouges et grêles. Le creux de ses clavicules était à faire pleurer. Toute la personne de cette enfant, son allure, son attitude, le son de sa voix, ses intervalles entre un mot et l'autre, son regard, son silence, son moindre geste, exprimaient et traduisaient une seule idée: la crainte.

La crainte était répandue sur elle; elle en était pour ainsi dire couverte; la crainte ramenait ses coudes contre ses hanches, retirait ses talons sous ses jupes, lui faisait tenir le moins de place possible, ne lui laissait de souffle que le nécessaire, et était devenue ce qu'on pourrait appeler son habitude de corps, sans variation possible que d'augmenter. Il y avait au fond de sa prunelle un coin étonné où était la terreur.

H. de Balzac, Louis Lambert

Louis Lambert naquit, en 1797, à Montoire, petite ville du Vendômois, où son père exploitait une tannerie de médiocre importance et comptait faire de lui son successeur ; mais les dispositions qu'il manifesta prématurément pour l'étude modifièrent l'arrêt paternel. D'ailleurs le tanneur et sa femme chérissaient Louis comme on chérit un fils unique et ne le contrariaient en rien. L'Ancien et le Nouveau Testament étaient tombés entre les mains de Louis à l'âge de cinq ans ; et ce livre, où sont contenus tant de livres, avait décidé de sa destinée. Cette enfantine imagination comprit-elle déjà la mystérieuse profondeur des Ecritures, pouvait-elle déjà suivre l'Esprit-Saint dans son vol à travers les mondes, s'éprit-elle seulement des romanesques attraits qui abondent en ces poèmes tout orientaux ; ou, dans sa première innocence, cette âme sympathisa-t-elle avec le sublime religieux que des mains divines ont épanché dans ce livre ! Pour quelques lecteurs, notre récit résoudra ces questions.

 

Stendhal, La Chartreuse de Parme, début du chapitre X

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L'âme de Fabrice était exaltée par les discours du vieillard, par la profonde attention et par l'extrême fatigue. Il eut grand-peine à s'endormir, et son sommeil fut agité de songes, peut-être présages de l'avenir; le matin, à dix heures, il fut réveillé par le tremblement général du clocher, un bruit effroyable semblait venir du dehors. Il se leva éperdu, et se crut à la fin du monde, puis il pensa qu'il était en prison; il lui fallut du temps pour reconnaître le son de la grosse cloche que quarante paysans mettaient en mouvement en l'honneur du grand saint Giovita, dix auraient suffi. Fabrice chercha un endroit convenable pour voir sans être vu; il s'aperçut que de cette grande hauteur, son regard plongeait sur les jardins, et même sur la cour intérieure du château de son père. Il l'avait oublié. L'idée de ce père arrivant aux bornes de la vie changeait tous ses sentiments. Il distinguait jusqu'aux moineaux qui cherchaient quelques miettes de pain sur le grand balcon de la salle à manger."Ce sont les descendants de ceux qu'autrefois j'avais apprivoisés", se dit-il. Ce balcon, comme tous les autres balcons du palais, était chargé d'un grand nombre d'orangers dans des vases de terre plus ou moins grands: cette vue l'attendrit; l'aspect de cette cour intérieure, ainsi ornée avec ses ombres bien tranchées et marquées par un soleil éclatant, était vraiment grandiose.

 

 

H. de Balzac, Cousin Pons

I. Un glorieux débris de l'empire

Vers trois heures de l'après-midi, dans le mois d'octobre de l'année 1844, un homme âgé d'une soixantaine d'années, mais à qui tout le monde eût donné plus que cet âge, allait le long du boulevard des Italiens, le nez à la piste, les lèvres papelardes, comme un négociant qui vient de conclure une excellente affaire, ou comme un garçon content de lui-même au sortir d'un boudoir. C'est à Paris la plus grande expression connue de la satisfaction personnelle chez l'homme. En apercevant de loin ce vieillard, les personnes qui sont là tous les jours assises sur des chaises, livrées au plaisir d'analyser les passants, laissaient toutes poindre dans leurs physionomies ce sourire particulier aux gens de Paris, et qui dit tant de choses ironiques, moqueuses

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ou compatissantes, mais qui, pour animer le visage d'un Parisien, blasé sur tous les spectacles possibles, exigent de hautes curiosités vivantes. Un mot fera comprendre et la valeur archéologique de ce bonhomme et la raison du sourire qui se répétait comme un écho dans tous les yeux. On demandait à Hyacinthe, un acteur célèbre par ses saillies, où il faisait faire les chapeaux à la vue desquels la salle pouffe de rire: "- Je ne les fais point faire, je les garde?" répondit-il. Eh bien! il se rencontre dans le million d'acteurs qui composent la grande troupe de Paris, des Hyacinthes sans le savoir qui gardent sur eux tous les ridicules d'un temps, et qui vous apparaissent comme la personnification de toute une époque pour vous arracher une bouffée de gaieté quand vous vous promenez en dévorant quelque chagrin amer causé par la trahison d'un ex-ami.

En conservant dans quelques détails de sa mise une fidélité quand même aux modes de l'an 1806, ce passant rappelait l'Empire sans être par trop caricature. Pour les observateurs, cette finesse rend ces sortes d'évocations extrêmement précieuses. Mais cet ensemble de petites choses voulait l'attention analytique dont sont doués les connaisseurs en flânerie; et, pour exciter le rire à distance, le passant devait offrir une de ces énormités à crever les yeux, comme on dit, et que les acteurs recherchent pour assurer le succès de leurs entrées. Ce vieillard, sec et maigre, portait un spencer couleur noisette sur un habit verdâtre à boutons de métal blanc!... Un homme en spencer, en 1844, c'est, voyez-vous, comme si Napoléon eût daigné ressusciter pour deux heures.

 

 

G. Flaubert, L'Éducation Sentimentale, deuxième partie, chapitre IV.

Rosanette voulut qu'on arrêtât, pour mieux voir le défilé. Mme Arnoux pouvait reparaître. Il cria au postillon :-- «Va donc! va donc! en avant!»Et la berline se lança vers les Champs-Elysées au milieu des autres voitures, calèches, briskas, wursts, tandems, tilburys, dog-carts, tapissières à rideaux de cuir où chantaient des ouvriers en goguette, demi-fortune que dirigeaient avec prudence des pères de famille eux-mêmes. Dans des victorias bourrées

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de monde, quelque garçon, assis sur les pieds des autres, laissait pendre en dehors ses deux jambes. De grands coupés à siège de drap promenaient des douairières qui sommeillaient; ou bien un stepper magnifique passait, emportant une chaise, simple et coquette comme l'habit noir d'un dandy. L'averse cependant redoublait. On tirait les parapluies, les parasols, les mackintosh; on se criait de loin : «Bonjour! -- Ca va bien? -- Oui! -- Non! -- A tantôt!» et les figures se succédaient dans une vitesse d'ombres chinoises. Frédéric et Rosanette ne se parlaient pas, éprouvant une sorte d'hébétude à voir auprès d'eux continuellement, toutes ces roues tourner.Par moments, les files de voitures, trop pressées, s'arrêtaient toutes à la fois sur plusieurs lignes. Alors, on restait les uns près des autres, et l'on s'examinait. [... ] Puis tout se remettait en mouvement; les cochers lâchaient les rênes, abaissaient leurs longs fouets; les chevaux, animés, secouant leur gourmette, jetaient de l'écume autour d'eux; et les croupes et les harnais humides fumaient, dans la vapeur d'eau que le soleil couchant traversait. Passant sous l'Arc de triomphe, il allongeait à hauteur d'homme une lumière roussâtre, qui faisait étinceler les moyeux des roues, les poignées des portières, le bout des timons, les anneaux des sellettes; et, sur les deux côtés de la grande avenue, -- pareille à un fleuve où ondulaient des crinières, des vêtements, des têtes humaines -- les arbres tout reluisants de pluie se dressaient, comme deux murailles vertes. Le bleu du ciel, au-dessus, reparaissant à de certaines places, avait des douceurs de satin.Alors, Frédéric se rappela les jours déjà loin où il enviait l'inexprimable bonheur de se trouver dans une de ces voitures, à côté d'une de ces femmes. Il le possédait, ce bonheur-là, et n'en était pas plus joyeux.

 

François-René de Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, 1849

Nous étions un dimanche sur la grève, à l’éventail* de la porte Saint-Thomas à l’heure de la marée. Au pied du château et le long du Sillon, de gros pieux enfoncés dans le sable protègent les murs contre la houle. Nous grimpions ordinairement au haut de ces pieux pour voir passer au-dessous de nous les premières ondulations du flux. Les places étaient prises comme de coutume : plusieurs petites filles se mêlaient aux petits garçons. J’étais le plus en pointe vers la mer, n’ayant devant moi qu’une jolie mignonne, Hervine Magon, qui riait de plaisir et pleurait de peur. Gesril se trouvait à

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l’autre bout, du côté de la terre. Le flot arrivait, il faisait du vent ; déjà les bonnes et les domestiques criaient : « Descendez, Mademoiselle ! descendez, Monsieur ! ». Gesril attend une grosse lame : lorsqu’elle s’engouffre entre les pilotis, il pousse l’enfant assis auprès de lui ; celui-là se renverse sur un autre : celui-ci sur un autre : toute la file s’abat comme des moines de cartes*, mais chacun est retenu par son voisin ; il n’y eut que la petite fille de l’extrémité de la ligne sur laquelle je chavirai qui, n’étant appuyée par personne, tomba. Le jusant* l’entraîne ; aussitôt mille cris, toutes les bonnes retroussant leurs robes et tripotant dans la mer, chacune saisissant son marmot et lui donnant une tape. Hervine fut repêchée ; mais elle déclara que François l’avait jetée bas. Les bonnes fondent sur moi ; je leur échappe ; je cours me barricader dans la cave de la maison : l’armée femelle me pourchasse. Ma mère et mon père étaient heureusement sortis. La Villeneuve* défend vaillamment la porte et soufflette l’avant-garde ennemie. Le véritable auteur du mal, Gesril, me prête secours : il monte chez lui, et avec ses deux soeurs jette par les fenêtres des potées d’eau et des pommes cuites aux assaillantes. Elles levèrent le siège à l’entrée de la nuit ; mais cette nouvelle se répandit dans la ville, et le chevalier de Chateaubriand, âgé de neuf ans, passa pour un homme atroce, un reste de ces pirates dont saint Aaron avait purgé son rocher*.

1 L’éventail : La voûte. Il s’agit des fortifications de la ville de Saint-Malo.2 Comme un château de cartes.3 Jusant : marée descendante.4 La Villeneuve : gouvernante de François.5 Île où vécut saint Aaron, un ermite.

 

Emile Zola, L'Assommoir, IIC'était un envahissement du trottoir, de la chaussée, des ruisseaux, un flot paresseux coulant des portes ouvertes, s'arrêtant au milieu des voitures, faisant une traînée de blouses, de bourgerons et de vieux paletots, toute pâlie et déteinte sous la nappe de lumière blonde qui enfilait la rue. Au loin, des cloches d'usine sonnaient ; et les ouvriers ne se pressaient pas, rallumaient des pipes ; puis, le dos arrondi, après s'être appelés d'un marchand de vin à l'autre, ils se décidaient à reprendre le chemin de l'atelier, en traînant les pieds. Gervaise s'amusa à suivre trois ouvriers, un grand et

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deux petits, qui se retournaient tous les dix pas ; ils finirent par descendre la rue, ils vinrent droit à l'Assommoir du père Colombe."Ah bien ! murmura-t-elle, en voilà trois qui ont un fameux poil dans la main !– Tiens, dit Coupeau, je le connais, le grand ; c'est Mes-Bottes, un camarade." L'Assommoir s'était empli. On parlait très fort, avec des éclats de voix qui déchiraient le murmure gras des enrouements. Des coups de poing sur le comptoir, par moments, faisaient tinter les verres. Tous debout, les mains croisées sur le ventre ou rejetées derrière le dos, les buveurs formaient de petits groupes, serrés les uns contre les autres ; il y avait des sociétés, près des tonneaux, qui devaient attendre un quart d'heure, avant de pouvoir commander leurs tournées au père Colombe."Comment ! c'est cet aristo de Cadet-Cassis ! cria Mes-Bottes, en appliquant une rude tape sur l'épaule de Coupeau. Un joli monsieur qui fume du papier et qui a du linge !... On veut donc épater sa connaissance, on lui paie des douceurs !– Hein ! ne m'embête pas !" répondit Coupeau, très contrarié.Mais l'autre ricanait."Suffit ! on est à la hauteur, mon bonhomme... Les mufes sont des mufes, voilà !" Il tourna le dos, après avoir louché terriblement, en regardant Gervaise. Celle– ci se reculait, un peu effrayée. La fumée des pipes, l'odeur forte de tous ces hommes, montaient dans l'air chargé d'alcool ; et elle étouffait, prise d'une petite toux."Oh ! c'est vilain de boire !" dit-elle à demi-voix.Et elle raconta qu'autrefois, avec sa mère, elle buvait de l'anisette, à Plassans. Mais elle avait failli en mourir un jour, et ça l'avait dégoûtée ; elle ne pouvait plus voir les liqueurs."Tenez, ajouta-t-elle en montrant son verre, j'ai mangé ma prune ; seulement, je laisserai la sauce, parce que ça me ferait du mal." Coupeau, lui aussi, ne comprenait pas qu'on pût avaler de pleins verres d'eau-de-vie. Une prune par-ci, par-là, ça n'était pas mauvais. Quant au vitriol, à l'absinthe et aux autres cochonneries, bonsoir ! il n'en fallait pas. Les camarades avaient beau le blaguer, il restait à la porte, lorsque ces cheulards-là entraient à la mine à poivre.

 

Emile Zola, Germinal, IV, chapitre 7

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Il fut terrible, jamais il n'avait parlé si violemment. D'un bras, il maintenait le vieux Bonnemort, il l'étalait comme un drapeau de misère et de deuil, criant vengeance. En phrases rapides, il remontait au premier Maheu, il montrait toute cette famille usée à la mine, mangée par la Compagnie, plus affamée après cent ans de travail ; et, devant elle, il mettait ensuite les ventres de la Régie, qui suaient l'argent, toute la bande des actionnaires entretenus depuis un siècle, à ne rien faire, à jouir de leur corps. N'était-ce pas effroyable : un peuple d'hommes crevant au fond de père en fils, pour qu'on paie des pots-de-vin à des ministres, pour que des générations de grands seigneurs et de bourgeois donnent des fêtes ou s'engraissent au coin de leur feu ! Il avait étudié les maladies des mineurs, il les faisait défiler toutes, avec des détails effrayants : l'anémie, les scrofules, la bronchite noire, l'asthme qui étouffe, les rhumatismes qui paralysent. Ces misérables, on les jetait en pâture aux machines, on les parquait ainsi que du bétail dans les corons, les grandes Compagnies les absorbaient peu à peu, réglementant l'esclavage, menaçant d'enrégimenter tous les travailleurs d'une nation, des millions de bras, pour la fortune d'un millier de paresseux.

 

Les Tix

Texte 1Les tixUn soir, en 3206, un tix avait bérudé un stepagor. Pendant un long moment, il déribait un camatis et temouvait sa pliche. Ensuite il vamidait le clurk, puis ramiasait les maridas. Tout à coup, une fabelle l'emprigouda. Il caroudisa le stepagor.Deux jours plus tard, le tix cloubait sur les sobres. Il ne travisanait pas le batou. Quand soudain il barta dans le groumi, celui-ci pata dirago. Le tix rifla dig dag et clapa.Ce n'est qu'en 3208, après avoir digué longtemps que le tix ravisa à nouveau le stepagor. Il darait gitiquement dans une pitou. Tout de suite, le tix gacla et ticla le stepagor.Depuis lors, le tix n'a plus jamais flagué.

 

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Texte 2Les tixLes tix bérudent sans doute fifrement les sirs :1. Tout d'abord les tix déribent les pliches. C'est pourquoi ils ne vamident jamais les clurks.2. Ensuite ils n'empigoident les faiselles. D'une part, ils ne gant pas marident. D'autre part, ils ne cloubent pas sur les sobres. En outre, ils travisent le batou (par exemple ils pant stupagors).3. Finalement les tix bartent dans le groumi. D'ailleurs, le sarpagou cloube le cadeur d'autant plus que le cadeur travise le batou. Réciproquement les tix déribent les cloutis, étant donné que les parlis rouflent dans le stix. Les tix gant néanmoins rifleux et en plus tiffent isideusement. En résumé : les tix soment les fifis pafis.

Extrait de : "Contribution à la pédagogie du texte", in Cahiers sur la section des Scierices de l'Éducation : Pratiques et théorie, n° 40, Université de Genève, Faculté de Psychologie et des Sciences de l'Éducation.

 

 

Pluto

Version simple du texte : la séquence narrative canonique pure ; ordre chronologique linéaire ; registre neutre.

Pluto se promenait sur un trottoir. Tout à coup, il se trouva nez à nez avec un bouledogue menaçant. Il détala dans l'espoir d'arriver chez lui sans encombre. Il fit le tour du pâté de maisons à toute allure. Au loin il vit enfin sa maison, encore quelques mètres... Ouf, il était sauvé.

1. équilibre 2. rupture ou complication 3. remède 4. résolution 5. état final

Version complexe avec imbrication de séquences conversationnelle et narrative ; ordre non linéaire ; registre humoristique.

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Je vais vous raconter comment Pluto est devenu champion à la course. Il est capable de faire le tour du pâté de maisons et de rentrer en moins de vingt secondes. Ne vous étonnez pas de cette prouesse. Il suffit qu'il rencontre un bouledogue menaçant. C'est ce qui s'est produit hier alors qu'il se promenait paisiblement. La peur lui a donné des ailes! Depuis cette aventure, il n'a pas quitté la maison.

1. résumé 2. remède 3.résolution 4.complication 5. état initial 6. évaluation 7. état finalTextes de Bronckart, J.-P. (1985). Le fonctionnement des discours, Lausanne : Delachaux et Niestlé.

 

Colette, Sido

Car j'aimais tant l'aube, déjà, que ma mère me l'accordait en récompense. J'obtenais qu'elle m'éveillât à trois heures et demis, et je m'en allais, un panier vide à chaque bras, vers des terres maraîchères qui se réfugiaient dans le pli étroit de la rivière, vers les fraise, les cassis et les groseilles barbues.À trois heures et demie, tout dormait dans un bleu originel, humide et confus, et quand je descendais le chemin de sable, le brouillard retenu par son poids baignait d'abord mes jambes, puis mon petit torse bien fait, atteignait mes lèvres, mes oreilles et mes narines plus sensibles que tout le reste de mon corps... J'allais seule, ce pays mal pensant était sans dangers. C'est sur ce chemin, c'est à cette heure que je prenais conscience de mon prix, d'un état de grâce indicible et de ma connivence avec le premier souffle accouru, le premier oiseau, le soleil encore ovale, déformé par son éclosion...Ma mère me laissait partir, après m'avoir nommée « Beauté, Joyau-tout-en-or » ; elle regardait courir et décroître sur la pente son oeuvre, - « chef-d'oeuvre », disait-elle. J'étais peut-être jolie ; ma mère et mes portraits de ce temps-là ne sont pas toujours d'accord... Je l'étais à cause de mon âge et du lever du jour, à cause des yeux bleus assombris par la verdure, des cheveux blonds qui ne seraient lissés qu'à mon retour, et de ma supériorité d'enfant éveillé sur les autres enfants endormis.Je revenais à la cloche de la première messe. Mais pas avant d'avoir mangé

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mon soûl, pas avant d'avoir, dans les bois, décrit un grand circuit de chien qui chasse seul, et goûté l'eau de deux sources perdues, que je révérais. L'une se haussait hors de la terre par une convulsion cristalline, une sorte de sanglot, et traçait elle-même son lit sableux. Elle se décourageait aussitôt née et replongeait sous la terre. L'autre source, presque invisible, froissait l'herbe comme un serpent, s'étalait secrète au centre d'un pré où des narcisses, fleuris en ronde, attestaient seuls sa présence. La première avait goût de feuille de chêne, la seconde de fer et de tige de jacinthe... Rien qu'à parler d'elles je souhaite que leur saveur m'emplisse la bouche au moment de tout finir, et que j'emporte, avec moi, cette gorgée imaginaire...»

 

Colette, Sido

Dans mon quartier natal, on n'eut pas compté vingt maisons privées de jardin. Les plus mal partagées jouissaient d'une cour, plantée ou non, couverte ou non de treilles. Chaque façade cachait un « jardin-de-derrière » profond, tenant aux autres jardins-de-derrière par des murs mitoyens. Ces jardins-de-derrière donnaient le ton au village. On y vivait l'été, on y lessivait ; on y fendait le bois l'hiver, on y besognait en toute saison, et les enfants, jouant sous les hangars, perchaient sur les ridelles des chars à foin dételés.Les enclos qui jouxtaient le nôtre ne réclamaient pas de mystère : la déclivité du sol, des murs hauts et vieux, des rideaux d'arbres protégeaient notre « jardin d'en haut » et notre « jardin d'enbas ». Le flanc sonore de la colline répercutait les bruits, portait, d'un atoll maraîcher cerné de maisons à un « parc d'agrément », les nouvelles.De notre jardin, nous entendions, au Sud, Miton éternuer en bêchant et parler à son chien blanc dont il teignait, au 14 juillet, la tête en bleu et l'arrière-train en rouge. Au Nord, la mère Adolphe chantait un petit cantique en bottelant des violettes pour l'autel de notre église foudroyée, qui n'a plus de clocher. À l'Est, une sonnette triste annonçait chez le notaire la visite d'un client... Que me parle-t-on de la méfiance provinciale ? Belle méfiance ! Nos jardins se disaient tout.Oh ! aimable vie policée de nos jardins ! Courtoisie, aménité de potager à « fleuriste » et de bosquet à basse-cour ! Quel mal jamais fût venu par-dessus un espalier mitoyen, le long des faîtières en dalles plates cimentées de

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lichen et d'orpin brûlant, boulevard des chats et des chattes ? De l'autre côté, sur la rue, les enfants insolents musaient, jouaient aux billes, troussaient leurs jupons, au-dessus du ruisseau ; les voisins se dévisageaient et jetaient une petite malédiction, un rire, une épluchure dans le sillage de chaque passant, les hommes fumaient sur les seuils et crachaient... Gris de fer, à grands volets décolorés, notre façade à nous ne s'entrouvrait que sur mes gammes malhabiles, un aboiement de chien répondant aux coups de sonnette, et le chant des serins verts en cage.Peut-être nos voisins imitaient-ils, dans leurs jardins, la paix de notre jardin où les enfants ne se battaient point, où bêtes et gens s'exprimaient avec douceur, un jardin où, trente années durant, un mari et une femme vécurent sans élever la voix l'un contre l'autre...Il y avait dans ce temps-là de grands hivers, de brûlants étés. J'ai connu, depuis, des étés dont la couleur, si je ferme les yeux, est celle de la terre ocreuse, fendillée entre les tiges du blé et sous la géante ombelle du panais sauvage, celle de la mer grise ou bleue. Mais aucun été, sauf ceux de mon enfance, ne commémore le géranium écarlate et la hampe enflammée des digitales. Aucun hiver n'est plus d'un blanc pur à la base d'un ciel bourré de nues ardoisées, qui présageaient une tempête de flocons plus épais, puis un dégel illuminé de mille gouttes d'eau et de bourgeons lancéolés... Ce ciel pesait sur le toit chargé de neige des greniers à fourrages, le noyer nu, la girouette, et pliait les oreilles des chattes... La calme et verticale chute de neige devenait oblique, un faible ronflement de mer lointaine se levait sur ma tête encapuchonnée, tandis que j'arpentais le jardin, happant la neige volante... Avertie par ses antennes, ma mère s'avançait sur la terrasse, goûtait le temps, me jetait un cri :– La bourrasque d'Ouest ! Cours ! Ferme les lucarnes du grenier !... La porte de la remise aux voitures !... Et la fenêtre de la chambre du fond !Mousse exalté du navire natal, je m'élançais, claquant des sabots, enthousiasmée si du fond de la mêlée blanche et bleu-noir, sifflante, un vif éclair, un bref roulement de foudre, enfants d'Ouest et de Février, comblaient tous deux un des abîmes du ciel... Je tâchais de trembler, de croire à la fin du monde...Mais dans le pire du fracas ma mère, l'oeil sur une grosse loupe cerclée de cuivre, s'émerveillait, comptant les cristaux ramifiés d'une poignée de neige qu'elle venait de cueillir aux mains mêmes de l'Ouest rué sur notre Jardin...

 

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R. Brasillach, Note sur Les Sept Couleurs

Les sept couleurs sont les sept formes d'expression littéraire employées par Brasillach pour conter cette histoire, sur sept épisodes. Les différents procédés de narration utilisés sont ainsi : 1. le récit d'une rencontre, 2. les lettres de deux amoureux, 3. le journal de Patrice, de 1935 à 1936, 4. les réflexions d'un homme de trente ans, 5. le dialogue pour présenter une tentative de retrouvailles, 6. les documents sur la guerre d'Espagne, 7. le discours à propos du devoir de fidélité.

 

La Fille et le loup, version vellave (1874)

[ «La Fille et le loup» est une version folklorique du Petit Chaperon rouge, contée en 1874 par Nanette Lévesque, femme illettrée habitant Fraisse (Loire), née vers 1794 à Sainte-Eulalie (Ardèche). Cette variante orale a été recueillie par Victor Smith in Contes de Nanette Lévesque, Bibliothèque de l’Institut catholique. Elle ancre le départ de la fillette dans le contexte des activités de la société paysanne de l’époque : elle est "affermée", i.e. placée ou louée à un maître dans une ferme pour garder les vaches.]

Une petite fille était affermée dans une maison pour garder deux vaches. Quand elle eut fini son temps, elle s'en est allée. Son maître lui donna un petit fromage et une pompette de pain.– Tiens ma petite, porte ça à ta mère. Ce fromage et cette pompette y aura pour ton souper quand tu arriveras vers ta mère.La petite prend le fromage et la pompette. Elle passa dans le bois, rencontra le loup qui lui dit : Où vas-tu ma petite ?– Je m'en vais vers ma mère. Moi j'ai fini mon gage.– T'ont payé ?– Oui, m'ont payé, m'ont donné encore une petite pompette, m'ont donné un fromage.– De quel côté passes-tu pour t'en aller ?– Je passe du côté de les épingles, et vous, de quel côté passez-vous ?

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– Je passe du côté de les aiguilles.Le loup se mit à courir, le premier, alla tuer la mère et la mangea, il en mangea la moitié, il mit le feu bien allumé, et mit cuire l'autre moitié et ferma bien la porte. Il s'alla coucher dans le lit de la mère.La petite arriva. Elle piqua la porte : Ah ! ma mère, ouvrez-moi.– Je suis malade ma petite. Je me suis couchée. Je peux pas me lever pour t'aller ouvrir. Vire la tricolète.Quand la petite virait la tricolète, ouvrit la porte entra dans la maison, le loup était dans le lit de sa mère.– Vous êtes malade, ma mère ?– Oui je suis bien malade. Et tu es venue de Nostera.– Oui, je suis venue. Ils m'ont donné une pompette et un fromageau.– Ça va bien ma petite, donne m'en un petit morceau. Le loup prit le morceau et le mangea, et dit à la fille, il y a de la viande sur le feu et du vin sur la table, quand tu auras mangé et bu, tu te viendras coucher.Le sang de sa mère, le loup l'avait mis dans une bouteille, et il avait mis un verre à côté à demi plein de sang. Il lui dit : Mange de la viande, il y en a dans l'oulle ; il y a du vin sur la table, tu en boiras.Il y avait un petit oiseau sur la fenêtre du temps que la petite mangeait sa mère qui disait :– Ri tin tin tin tin. Tu manges la viande de ta mère et tu lui bois le sang. Et la petite dit :– Que dit-il maman, cet oiseau ?– Il dit rien, mange toujours, il a bien le temps de chanter.Et quand elle eut mangé et bu le loup dit à la petite : Viens te coucher ma petite. Viens te coucher. Tu as assez mangé ma petite, à présent et bien viens te coucher à ras moi. J'ai froid aux pieds tu me réchaufferas.– Je vais me coucher maman.Elle se déshabille et va se coucher à ras sa mère, en lui disant :– Ah ! maman, que tu es bourrue !– C'est de vieillesse, mon enfant, c'est de vieillesse.La petite lui touche ses pattes : Ah ! maman que vos ongles sont devenus longs.– C'est de vieillesse, c'est de vieillesse.– Ah ! maman, que vos dents sont devenues longues. C'est de vieillesse, c'est de vieillesse. Mes dents sont pour te manger, et il la mangea.

 

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Emile ZOLA, L'Assommoir, chapitre I, (incipit dur roman)

Gervaise avait attendu Lantier jusqu'à deux heures du matin.Puis, toute frissonnante d'être restée en camisole à l'air vif de la fenêtre, elle s'était assoupie, jetée en travers du lit, fiévreuse, les joues trempées de larmes. Depuis huit jours, au sortir du Veau à deux têtes, où ils mangeaient, il l'envoyait se coucher avec les enfants et ne reparaissait que tard dans la nuit, en racontant qu'il cherchait du travail. Ce soir-là, pendant qu'elle guettait son retour, elle croyait l'avoir vu entrer au bal du Grand-Balcon, dont les dix fenêtres flambantes éclairaient d'une nappe d'incendie la coulée noire des boulevards extérieurs ; et, derrière lui, elle avait aperçu la petite Adèle, une brunisseuse qui dînait à leur restaurant, marchant à cinq ou six pas, les mains ballantes comme si elle venait de lui quitter le bras pour ne pas passer ensemble sous la clarté crue des globes de la porte.Quand Gervaise s'éveilla, vers cinq heures, raidie, les reins brisés, elle éclata en sanglots. Lantier n'était pas rentré. Pour la première fois, il découchait. Elle resta assise au bord du lit, sous le lambeau de perse déteinte qui tombait de la flèche attachée au plafond par une ficelle. Et, lentement, de ses yeux voilés de larmes, elle faisait le tour de la misérable chambre garnie, meublée d'une commode de noyer dont un tiroir manquait, de trois chaises de paille et d'une petite table graisseuse, sur laquelle traînait un pot à eau ébréché. On avait ajouté, pour les enfants, un lit de fer qui barrait la commode et emplissait les deux tiers de la pièce. La malle de Gervaise et de Lantier, grande ouverte dans un coin, montrait ses flancs vides, un vieux chapeau d'homme tout au fond, enfoui sous des chemises et des chaussettes sales ; tandis que, le long des murs, sur le dossier des meubles, pendaient un châle troué, un pantalon mangé par la boue, les dernières nippes dont les marchands d'habits ne voulaient pas. Au milieu de la cheminée, entre deux flambeaux de zinc dépareillés, il y avait un paquet de reconnaissances du mont-de-piété, d'un rose tendre.C'était la belle chambre de l'hôtel, la chambre du premier, qui donnait sur le boulevard.Cependant, couchés côte à côte sur le même oreiller, les deux enfants dormaient. Claude, qui avait huit ans, ses petites mains rejetées hors de la couverture, respirait d'une haleine lente, tandis qu'Etienne, âgé de quatre ans seulement, souriait, un bras passé au cou de son frère.Lorsque le regard noyé de leur mère s'arrêta sur eux, elle eut une nouvelle crise de sanglots, elle tamponna un mouchoir sur sa bouche, pour étouffer

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les légers cris qui lui échappaient. Et, pieds nus, sans songer à remettre ses savates tombées, elle retourna s'accouder à la fenêtre, elle reprit son attente de la nuit, interrogeant les trottoirs au loin.L'hôtel se trouvait sur le boulevard de la Chapelle, à gauche de la barrière Poissonnière. C'était une masure de deux étages, peinte en rouge lie de vin jusqu'au second, avec des persiennes pourries par la pluie. Au-dessus d'une lanterne aux vitres étoilées, on parvenait à lire entre les deux fenêtres : Hôtel Boncoeur, tenu par Marsoullier, en grandes lettres jaunes, dont la moisissure du plâtre avait emporté des morceaux. Gervaise, que la lanterne gênait, se haussait, son mouchoir sur les lèvres. Elle regardait à droite, du côté du boulevard de Rochechouart, où des groupes de bouchers, devant les abattoirs, stationnaient en tabliers sanglants ; et le vent frais apportait une puanteur par moments, une odeur fauve de bêtes massacrées. Elle regardait à gauche, enfilant un long ruban d'avenue, s'arrêtant presque en face d'elle, à la masse blanche de l'hôpital de Lariboisière, alors en construction. Lentement, d'un bout à l'autre de l'horizon, elle suivait le mur de l'octroi, derrière lequel, la nuit, elle entendait parfois des cris d'assassinés ; et elle fouillait les angles écartés, les coins sombres, noirs d'humidité et d'ordure, avec la peur d'y découvrir le corps de Lantier, le ventre troué de coups de couteau.Quand elle levait les yeux, au-delà de cette muraille grise et interminable qui entourait la ville d'une bande de désert, elle apercevait une grande lueur, une poussière de soleil, pleine déjà du grondement matinal de Paris. Mais c'était toujours à la barrière Poissonnière qu'elle revenait, le cou tendu, s'étourdissant à voir couler, entre les deux pavillons trapus de l'octroi, le flot ininterrompu d'hommes, de bêtes, de charrettes, qui descendait des hauteurs de Montmartre et de la Chapelle. Il y avait là un piétinement de troupeau, une foule que de brusques arrêts étalaient en mares sur la chaussée, un défilé sans fin d'ouvriers allant au travail, leurs outils sur le dos, leur pain sous le bras ; et la cohue s'engouffrait dans Paris où elle se noyait, continuellement. Lorsque Gervaise, parmi tout ce monde, croyait reconnaître Lantier, elle se penchait davantage, au risque de tomber ; puis, elle appuyait plus fortement son mouchoir sur la bouche, comme pour renfoncer sa douleur.Une voix jeune et gaie lui fit quitter la fenêtre."Le bourgeois n'est donc pas là, madame Lantier !– Mais non, monsieur Coupeau", répondit-elle en tâchant de sourire.C'était un ouvrier zingueur qui occupait, tout en haut de l'hôtel, un cabinet

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de dix francs. Il avait son sac passé à l'épaule. Ayant trouvé la clef sur la porte, il était entré, en ami."Vous savez, continua-t-il, maintenant, je travaille là, à l'hôpital...Hein ! quel joli mois de mai ! Ça pique dur, ce matin." Et il regardait le visage de Gervaise, rougi par les larmes.

 

Emile Zola, La Curée, 1872

[Arrivé de Plassans, au lendemain du coup d’Etat de Louis Napoléon Bonaparte, le 2 décembre 1851, Aristide Rougon s’est rendu à Paris avec des appétits de loup. Le chapitre limininaire a montré le personnage au sein du luxe. Le second raconte dans un retour en arrière comment Aristide a rendu plusieurs visites à son frère Eugène, alors « puissance occulte » du nouveau régime impérial et futur ministre. Le passage suivant se situe lors de la dernière de ces visites. Eugène vient d’offrir à son frère une place à l’Hôtel de ville de Paris.]

Et se levant, mettant la nomination dans les mains d'Aristide :- Prends, continua-t-il, tu me remercieras un jour. C'est moi qui ai choisi la place, je sais ce que tu peux en tirer... Tu n'auras qu'à regarder et à écouter. Si tu es intelligent, tu comprendras et tu agiras... Maintenant retiens bien ce qu'il me reste à te dire. Nous entrons dans un temps où toutes les fortunes sont possibles. Gagne beaucoup d'argent, je te le permets ; seulement pas de bêtise, pas de scandale trop bruyant, ou je te supprime.

Cette menace produisit l'effet que ses promesses n'avaient pu amener. Toute la fièvre d'Aristide se ralluma à la pensée de cette fortune dont son frère lui parlait. Il lui sembla qu'on le lâchait enfin dans la mêlée, en l'autorisant à égorger les gens, mais légalement, sans trop les faire crier. Eugène lui donna deux cents francs pour attendre la fin du mois. Puis il resta songeur.- Je compte changer de nom, dit-il enfin, tu devrais en faire autant... Nous nous gênerions moins.- Comme tu voudras, répondit tranquillement Aristide.- Tu n'auras à t'occuper de rien, je me charge des formalités... Veux-tu t'appeler Sicardot, du nom de ta femme ?

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Aristide leva les yeux au plafond, répétant, écoutant la musique des syllabes :- Sicardot..., Aristide Sicardot... Ma foi, non ; c'est ganache et ça sent la faillite.- Cherche autre chose alors, dit Eugène.- J'aimerais mieux Sicard tout court, reprit l'autre après un silence ; Aristide Sicard..., pas trop mal..., n'est-ce pas ? peut-être un peu gai...Il rêva un instant encore, et, d'un air triomphant :- J’y suis, j’ai trouvé, cria-t-il... Sacard, Aristide Saccard!... avec deux c... Hein! Il y a de l’argent dans ce nom-là ; on dirait que l’on compte des pièces de cent sous.

Eugène avait la plaisanterie féroce. Il congédia son frère en lui disant avec un sourire :- Oui, un nom à aller au bagne ou à gagner des millions.

 

Alain Fournier, Le Grand Meaulnes, I, 1LE PENSIONNAIREIl arriva chez nous un dimanche de novembre 189…

Je continue à dire « chez nous », bien que la maison ne nous appartienne plus. Nous avons quitté le pays depuis bientôt quinze ans et nous n'y reviendrons certainement jamais.

Nous habitions les bâtiments du Cours Supérieur de Sainte-Agathe. Mon père, que j'appelais M. Seurel, comme les autres élèves, y dirigeait à la fois le Cours Supérieur, où l'on préparait le brevet d'instituteur, et le Cours Moyen. Ma mère faisait la petite classe.

Une longue maison rouge, avec cinq portes vitrées, sous des vignes vierges, à l'extrémité du bourg ; une cour immense avec préaux et buanderie, qui ouvrait en avant sur le village par un grand portail ; sur le côté nord, la route où donnait une petite grille et qui menait vers La Gare, à trois kilomètres ; au sud et par derrière, des champs, des jardins et des près qui rejoignaient les faubourgs… tel est le plan sommaire de cette demeure où s'écoulèrent les jours les plus tourmentés et les plus chers de ma vie – demeure d'où

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partirent et où revinrent se briser, comme des vagues sur un rocher désert, nos aventures.

Le hasard des « changements », une décision d'inspecteur ou de préfet nous avaient conduits là.

Vers la fin des vacances, il y a bien longtemps, une voiture de paysan, qui précédait notre ménage, nous avait déposés, ma mère et moi, devant la petite grille rouillée. Des gamins qui volaient des pêches dans le jardin s'étaient enfuis silencieusement par les trous de la haie… Ma mère, que nous appelions Millie, et qui était bien la ménagère la plus méthodique que j'aie jamais connue, était entrée aussitôt dans les pièces remplies de paille poussiéreuse, et tout de suite elle avait constaté avec désespoir, comme à chaque « déplacement », que nos meubles ne tiendraient jamais dans une maison si mal construite… Elle était sortie pour me confier sa détresse. Tout en me parlant, elle avait essuyé doucement avec son mouchoir ma figure d'enfant noircie par le voyage. Puis elle était rentrée faire le compte de toutes les ouvertures qu'il allait falloir condamner pour rendre le logement habitable… Quant à moi, coiffé d'un grand chapeau de paille à rubans, j'étais resté là, sur le gravier de cette cour étrangère, à attendre, à fureter petitement autour du puits et sous le hangar.

C'est ainsi, du moins, que j'imagine aujourd'hui notre arrivée. Car aussitôt que je veux retrouver le lointain souvenir de cette première soirée d'attente dans notre cour de Sainte-Agathe, déjà ce sont d'autres attentes que je me rappelle ; déjà, les deux mains appuyées aux barreaux du portail, je me vois épiant avec anxiété quelqu'un qui va descendre la grand'rue. Et si j'essaie d'imaginer la première nuit que je dus passer dans ma mansarde, au milieu des greniers du premier étage, déjà ce sont d'autres nuits que je me rappelle ; je ne suis plus seul dans cette chambre ; une grande ombre inquiète et amie passe le long des murs et se promène. Tout ce paysage paisible – l'école, le champ du père Martin, avec ses trois noyers, le jardin dès quatre heures envahi chaque jour par des femmes en visite – est à jamais, dans ma mémoire, agité transformé par la présence de celui qui bouleversa toute notre adolescence et dont la fuite même ne nous a pas laissé de repos.

Nous étions pourtant depuis dix ans dans ce pays lorsque Meaulnes arriva.

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Maupassant, La Chevelure

Les murs de la cellule étaient nus, peints à la chaux. Une fenêtre étroite et grillée, percée très haut de façon qu'on ne pût pas y atteindre, éclairait cette petite pièce claire et sinistre; et le fou, assis sur une chaise de paille, nous regardait d'un oeil fixe, vague et hanté. Il était fort maigre avec des joues creuses et des cheveux presque blancs qu'on devinait blanchis en quelques mois. Ses vêtements semblaient trop larges pour ses membres secs, pour sa poitrine rétrécie, pour son ventre creux. On sentait cet homme ravagé, rongé par sa pensée, par une Pensée, comme un fruit par un ver. Sa Folie, son idée était là, dans cette tête, obstinée, harcelante, dévorante. Elle mangeait le corps peu à peu. Elle, l'Invisible, l'Impalpable, l'Insaisissable, l'Immatérielle Idée minait la chair, buvait le sang, éteignait la vie. Quel mystère que cet homme tué par un Songe ! Il faisait peine, peur et pitié, ce Possédé ! Quel rêve étrange, épouvantable et mortel habitait dans ce front, qu'il plissait de rides profondes, sans cesse remuantes ?Le médecin me dit: "Il a de terribles accès de fureur, c'est un des déments les plus singuliers que j'ai vus. Il est atteint de folie érotique et macabre. C'est une sorte de nécrophile. Il a d'ailleurs écrit son journal qui nous montre le plus clairement du monde la maladie de son esprit. Sa folie y est pour ainsi dire palpable. Si cela vous intéresse vous pouvez parcourir ce document." Je suivis le docteur dans son cabinet, et il me remit le journal de ce misérable homme. "Lisez, dit-il, et vous me direz votre avis."Voici ce que contenait ce cahier:

***

Jusqu'à l'âge de trente-deux ans, je vécus tranquille, sans amour. La vie m'apparaissait très simple, très bonne et très facile. J'étais riche. J'avais du goût pour tant de choses que je ne pouvais éprouver de passion pour rien. C'est bon de vivre ! Je me réveillais heureux, chaque jour, pour faire des choses qui me plaisaient, et je me couchais satisfait, avec l'espérance paisible du lendemain et de l'avenir sans souci.J'avais eu quelques maîtresses sans avoir jamais senti mon coeur affolé par le désir ou mon âme meurtrie d'amour après la possession. C'est bon de

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vivre ainsi. C'est meilleur d'aimer, mais terrible. Encore, ceux qui aiment comme tout le monde doivent-ils éprouver un ardent bonheur, moindre que le mien peut-être, car l'amour est venu me trouver d'une incroyable manière.Etant riche, je recherchais les meubles anciens et les vieux objets; et souvent je pensais aux mains inconnues qui avaient palpé ces choses, aux yeux qui les avaient admirées, aux coeurs qui les avaient aimées, car on aime les choses ! Je restais souvent pendant des heures, des heures et des heures, à regarder une petite montre du siècle dernier. Elle était si mignonne, si jolie, avec son émail et son or ciselé. Et elle marchait encore comme au jour où une femme l'avait achetée dans le ravissement de posséder ce fin bijou. Elle n'avait point cessé de palpiter, de vivre sa vie de mécanique, et elle continuait toujours son tic-tac régulier, depuis un siècle passé. Qui donc l'avait portée la première sur son sein dans la tiédeur des étoffes, le coeur de la montre battant contre le coeur de la femme ? Quelle main l'avait tenue au bout de ses doigts un peu chauds, l'avait tournée, retournée, puis avait essuyé les bergers de porcelaine ternis une seconde par la moiteur de la peau ? Quels yeux avaient épié sur ce cadran fleuri l'heure attendue, l'heure chérie, l'heure divine ?Comme j'aurais voulu la connaître, la voir, la femme qui avait choisi cet objet exquis et rare ! Elle est morte ! Je suis possédé par le désir des femmes d'autrefois; j'aime, de loin, toutes celles qui ont aimé ! L'histoire des tendresses passées m'emplit le coeur de regrets. Oh ! la beauté, les sourires, les caresses jeunes, les espérances ! Tout cela ne devrait-il pas être éternel !Comme j'ai pleuré, pendant des nuits entières, sur les pauvres femmes de jadis, si belles, si tendres, si douces, dont les bras se sont ouverts pour le baiser et qui sont mortes ! Le baiser est immortel, lui ! Il va de lèvre en lèvre, de siècle en siècle, d'âge en âge. - Les hommes le recueillent, le donnent et meurent.Le passé m'attire, le présent m'effraie parce que l'avenir c'est la mort. Je regrette tout ce qui s'est fait, je pleure tous ceux qui ont vécu; je voudrais arrêter le temps, arrêter l'heure. Mais elle va, elle va, elle passe, elle me prend de seconde en seconde un peu de moi pour le néant de demain. Et je ne revivrai jamais.Adieu celles d'hier. Je vous aime.Mais je ne suis pas à plaindre. Je l'ai trouvée, moi, celle que j'attendais; et j'ai goûté par elle d'incroyables plaisirs.Je rôdais dans Paris par un matin de soleil, l'âme en fête, le pied joyeux, regardant les boutiques avec cet intérêt vague du flâneur. Tout à coup,

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j'aperçus chez un marchand d'antiquités un meuble italien du XVII° siècle. Il était fort beau, fort rare. Je l'attribuai à un artiste vénitien du nom de Vitelli, qui fut célèbre à cette époque.Puis je passai.Pourquoi le souvenir de ce meuble me poursuivit-il avec tant de force que je revins sur mes pas ? Je m'arrêtai de nouveau devant le magasin pour le revoir, et je sentis qu'il me tentait. <...>

***

Le manuscrit s'arrêtait là. Et soudain, comme je relevais sur le médecin des yeux effarés, un cri épouvantable, un hurlement de fureur impuissante et de désir exaspéré s'éleva dans l'asile."Ecoutez-le, dit le docteur. Il faut doucher cinq fois par jour ce fou obscène. Il n'y a pas que le sergent Bertrand qui ait aimé les mortes."Je balbutiai, ému d'étonnement, d'horreur et de pitié:"Mais... cette chevelure... existe-t-elle réellement ?"Le médecin se leva, ouvrit une armoire pleine de fioles et d'instruments et il me jeta, à travers son cabinet, une longue fusée de cheveux blonds qui vola vers moi comme un oiseau d'or.Je frémis en sentant sur mes mains son toucher caressant et léger. Et je restai le coeur battant de dégoût et d'envie, de dégoût comme au contact des objets traînés dans les crimes, d'envie comme devant la tentation d'une chose infâme et mystérieuse.Le médecin reprit en haussant les épaules :"L'esprit de l'homme est capable de tout."

 

Maupassant, Le Horla, Première version

Le docteur Marrande, le plus illustre et le plus éminent des aliénistes, avait prié trois de ses confrères et quatre savants, s'occupant de sciences naturelles, de venir passer une heure chez lui, dans la maison de santé qu'il dirigeait, pour leur montrer un de ses malades. Aussitôt que ses amis furent réunis, il leur dit : "Je vais vous soumettre le cas le plus bizarre et le plus inquiétant que j'aie jamais rencontré. D'ailleurs, je n'ai rien à vous dire de mon client. Il parlera lui-même." Le docteur alors

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sonna. Un domestique fit entrer un homme. Il était fort maigre, d'une maigreur de cadavre, comme sont maigres certains fous que ronge une pensée, car la pensée malade dévore la chair du corps plus que la fièvre ou la phtisie. Ayant salué et s'étant assis, il dit :

Messieurs, je sais pourquoi on vous a réunis ici et je suis prêt à vous raconter mon histoire, comme m'en a prié mon ami le docteur Marrande. Pendant longtemps il m'a cru fou. Aujourd'hui il doute. Dans quelque temps, vous saurez tous que j'ai l'esprit aussi sain, aussi lucide, aussi clairvoyant que les vôtres, malheureusement pour moi, et pour vous, et pour l'humanité tout entière. Mais je veux commencer par les faits eux-mêmes, par les faits tout simples. Les voici : J'ai quarante-deux ans. Je ne suis pas marié, ma fortune est suffisante pour vivre avec un certain luxe. Donc j'habitais une propriété sur les bords de la Seine, à Biessard, auprès de Rouen. J'aime la chasse et la pêche. Or, j'avais derrière moi, au-dessus des grands rochers qui dominaient ma maison, une des plus belles forêts de France, celle de Roumare, et devant moi un des plus beaux fleuves du monde. Ma demeure est vaste, peinte en blanc à l'extérieur, jolie, ancienne, au milieu d'un grand jardin planté d'arbres magnifiques et qui monte jusqu'à la forêt, en escaladant les énormes rochers dont je vous parlais tout à l'heure. Mon personnel se compose, ou plutôt se composait d'un cocher, un jardinier, un valet de chambre, une cuisinière et une lingère qui était en même temps une espèce de femme de charge. Tout ce monde habitait chez moi depuis dix à seize ans, me connaissait, connaissait ma demeure, le pays, tout l'entourage de ma vie. C'étaient de bons et tranquilles serviteurs. Cela importe pour ce que je vais dire. J'ajoute que la Seine, qui longe mon jardin, est navigable jusqu'à Rouen, comme vous le savez sans doute ; et que je voyais passer chaque jour de grands navires soit à voile, soit à vapeur, venant de tous les coins du monde.

Donc, il y a eu un an à l'automne dernier, je fus pris tout à coup de malaises bizarres et inexplicables. Ce fut d'abord une sorte d'inquiétude nerveuse qui me tenait en éveil des nuits entières, une telle surexcitation que le moindre bruit me faisait tressaillir. Mon humeur s'aigrit. J'avais des colères subites inexplicables ? J'appelai un médecin qui m'ordonna du bromure de

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potassium et des douches. Je me fis donc doucher matin et soir, et je me mis à boire du bromure. Bientôt, en effet, je recommençai à dormir, mais d'un sommeil plus affreux que l'insomnie. Ë peine couché, je fermais les yeux et je m'anéantissais. Oui, je tombais dans le néant, dans un néant absolu, dans une mort de l'être entier dont j'étais tiré brusquement, horriblement par l'épouvantable sensation d'un poids écrasant sur ma poitrine, et d'une bouche qui mangeait ma vie, sur ma bouche. Oh ! ces secousses-là ! je ne sais rien de plus épouvantable. Figurez-vous un homme qui dort, qu'on assassine, et qui se réveille avec un couteau dans la gorge ; et qui râle couvert de sang, et qui ne peut plus respirer, et qui va mourir, et qui ne comprend pas -- voilà ! Je maigrissais d'une façon inquiétante, continue ; et je m'aperçus soudain que mon cocher, qui était fort gros, commençait à maigrir comme moi. Je lui demandai enfin : "Qu'avez-vous donc, Jean ? Vous êtes malade." Il répondit : "Je crois bien que j'ai gagné la même maladie que Monsieur. C'est mes nuits qui perdent mes jours."

 

L'Odyssée d'Homère, traduction de Leconte de Lisle, 1818-1894

[ Chant 9 : Odysseus, id est Ulysse, arrivé chez les Phéaciens commence à raconter ses mésaventures. ]

Et le subtil Odysseus, lui répondant, parla ainsi :

- Roi Alkinoos, le plus illustre de tout le peuple, il est doux d'écouter un Aoide tel que celui-ci, semblable aux Dieux par la voix. Je ne pense pas que rien soit plus agréable. La joie saisit tout ce peuple, et tes convives, assis en rang dans ta demeure, écoutent l'Aoide. Et les tables sont chargées de pain et de chairs, et l'Échanson, puisant le vin dans le kratère, en remplit les coupes et le distribue. Il m'est très-doux, dans l'âme, de voir cela. Mais tu veux que je dise mes douleurs lamentables, et je n'en serai que plus affligé. Que dirai-je d'abord ? Comment continuer ? comment finir ? car les Dieux Ouraniens m'ont accablé de maux innombrables. Et maintenant je dirai d'abord mon nom, afin que vous le sachiez et me connaissiez, et, qu'ayant

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évité la cruelle mort, je sois votre hôte, bien qu'habitant une demeure lointaine.

Je suis Odysseus Laertiade, et tous les hommes me connaissent par mes ruses, et ma gloire est allée jusqu'à l'Ouranos. J'habite la très-illustre Ithakè, où se trouve le mont Nèritos aux arbres battus des vents. Et plusieurs autres'iles sont autour, et voisines, Doulikhios, et Samè, et Zakynthos couverte de forêts. Et Ithakè est la plus éloignée de la terre ferme et sort de la mer du côté de la nuit ; mais les autres sont du côté d'Éôs et de Hèlios. Elle est âpre, mais bonne nourrice de jeunes hommes, et il n'est point d'autre terre qu'il me soit plus doux de contempler. Certes, la noble Déesse Kalypsô m'a retenu dans ses grottes profondes, me désirant pour mari ; et, de même, Kirkè, pleine de ruses, m'a retenu dans sa demeure, en l'île Aiaiè, me voulant aussi pour mari ; mais elles n'ont point persuadé mon coeur dans ma poitrine, tant rien n'est plus doux que la patrie et les parents pour celui qui, loin des siens, habite même une riche demeure dans une terre étrangère. Mais je te raconterai le retour lamentable que me fit Zeus à mon départ de Troiè.

D'Ilios le vent me poussa chez les Kikônes, à Ismaros. Là, je dévastai la ville et j'en tuai les habitants ; et les femmes et les abondantes dépouilles enlevées furent partagées, et nul ne partit privé par moi d'une part égale. Alors, j'ordonnai de fuir d'un pied rapide, mais les insensés n'obéirent pas. Et ils buvaient beaucoup de vin, et ils égorgeaient sur le rivage les brebis et les boeufs noirs aux pieds flexibles.

Et, pendant ce temps, des Kikônes fugitifs avaient appelé d'autres Kikônes, leurs voisins, qui habitaient l'intérieur des terres. Et ceux-ci étaient nombreux et braves, aussi habiles à combattre sur des chars qu'à pied, quand il le fallait. Et ils vinrent aussitôt, vers le matin, en aussi grand nombre que les feuilles et les fleurs printanières. Alors la mauvaise destinée de Zeus nous accabla, malheureux, afin que nous subissions mille maux. Et ils nous combattirent auprès de nos nefs rapides ; et des deux côtés nous nous frappions de nos lances d'airain. Tant que dura le matin et que la lumière sacrée grandit, malgré leur multitude, le combat fut soutenu par nous ; mais quand Hèlios marqua le moment de délier les boeufs, les Kikônes domptèrent les Akhaiens, et six de mes compagnons aux belles knèmides furent tués par nef, et les autres échappèrent à la mort et à la Kèr.

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Et nous naviguions loin de là, joyeux d'avoir évité la mort et tristes dans le coeur d'avoir perdu nos chers compagnons ; et mes nefs armées d'avirons des deux côtés ne s'éloignèrent pas avant que nous eussions appelé trois fois chacun de nos compagnons tués sur la plage par les Kikônes. Et Zeus qui amasse les nuées souleva Boréas et une grande tempête, et il enveloppa de nuées la terre et la mer, et la nuit se rua de l'Ouranos. Et les nefs étaient emportées hors de leur route, et la force du vent déchira les voiles en trois ou quatre morceaux ; et, craignant la mort, nous les serrâmes dans les nefs. Et celles-ci, avec de grands efforts, furent tirées sur le rivage, où, pendant deux nuits et deux jours, nous restâmes gisants, accablés de fatigue et de douleur. Mais quand Éôs aux beaux cheveux amena le troisième jour, ayant dressé les mâts et déployé les blanches voiles, nous nous assîmes sur les bancs, et le vent et les pilotes nous conduisirent ; et je serais arrivé sain et sauf dans la terre de la patrie, si la mer et le courant du cap Maléien et Boréas ne m'avaient porté par delà Kythèrè. Et nous fûmes entraînés, pendant neuf jours, par les vents contraires, sur la mer poissonneuse : mais, le dixième jour, [84] nous abordâmes la terre des Lotophages qui se nourrissent d'une fleur. Là, étant montés sur le rivage, et ayant puisé de l'eau, mes compagnons prirent leur repas auprès des nefs rapides. Et, alors, je choisis deux de mes compagnons, et le troisième fut un héraut, et je les envoyai afin d'apprendre quels étaient les hommes qui vivaient sur cette terre.

 

Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe

Ouverture du texte1 L. 1, Chapitre 1La Vallée-aux-Loups, près d'Aulnay, ce 4 octobre 1811.Il y a quatre ans qu'à mon retour de la Terre-Sainte j'achetai près du hameau d'Aulnay, dans le voisinage de Sceaux et de Chatenay une maison de jardinier cachée parmi des collines couvertes de bois. Le terrain inégal et sablonneux dépendant de cette maison, n'était qu'un verger sauvage au bout duquel se trouvait une ravine et un taillis de châtaigniers. Cet étroit espace me parut propre à renfermer mes longues espérances ; spatio brevi spem longam reseces. Les arbres que j'y ai plantés prospèrent, ils sont encore si petits que je leur donne de l'ombre quand je me place entre eux et le soleil.

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Un jour, en me rendant cette ombre, ils protégeront mes vieux ans comme j'ai protégé leur jeunesse. Je les ai choisis autant que je l'ai pu des divers climats où j'ai erré, ils rappellent mes voyages et nourrissent au fond de mon coeur d'autres illusions.Si jamais les Bourbons remontent sur le trône, je ne leur demanderai, en récompense de ma fidélité, que de me rendre assez riche pour joindre à mon héritage la lisière des bois qui l'environnent : l'ambition m'est venue ; je voudrais accroître ma promenade de quelques arpents : tout chevalier errant que je suis, j'ai les goûts sédentaires d'un moine : depuis que j'habite cette retraite, je ne crois pas avoir mis trois fois les pieds hors de mon enclos. Mes pins, mes sapins, mes mélèzes, mes cèdres tenant jamais ce qu'ils promettent, la Vallée-aux-Loups deviendra une véritable chartreuse. Lorsque Voltaire naquit à Chatenay, le 20 février 1694 quel était l'aspect du coteau où se devait retirer, en 1807 l'auteur du Génie du Christianisme ?Ce lieu me plaît ; il a remplacé pour moi les champs paternels ; je l'ai payé du produit de mes rêves et de mes veilles ; c'est au grand désert d'Atala que je dois le petit désert d'Aulnay ; et pour me créer ce refuge, je n'ai pas, comme le colon américain, dépouillé l'Indien des Florides. Je suis attaché à mes arbres ; je leur ai adressé des élégies, des sonnets, des odes. Il n'y a pas un seul d'entre eux que je n'aie soigné de mes propres mains, que je n'aie délivré du ver attaché à sa racine, de la chenille collée à sa feuille ; je les connais tous par leurs noms, comme mes enfants : c'est ma famille, je n'en ai pas d'autre, j'espère mourir au milieu d'elle.Ici, j'ai écrit les Martyrs, les Abencerages, l'Itinéraire et Moïse ; que ferai-je maintenant dans les soirées de cet automne ? Ce 4 octobre 1811, anniversaire de ma fête et de mon entrée à Jérusalem, me tente à commencer l'histoire de ma vie. L'homme qui ne donne aujourd'hui l'empire du monde à la France que pour la fouler à ses pieds, cet homme, dont j'admire le génie et dont j'abhorre le despotisme, cet homme m'enveloppe de sa tyrannie comme d'une autre solitude ; mais s'il écrase le présent, le passé le brave, et je reste libre dans tout ce qui a précédé sa gloire.La plupart de mes sentiments sont demeurés au fond de mon âme, ou ne se sont montrés dans mes ouvrages que comme appliqués à des êtres imaginaires. Aujourd'hui que je regrette encore mes chimères sans les poursuivre, je veux remonter le penchant de mes belles années : ces Mémoires seront un temple de la mort élevé à la clarté de mes souvenirs. <...>

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Clôture du texte3 L. 43, Chapitre 9Résumé des changements arrivés sur le globe pendant ma vie.<...> Des orages nouveaux se formeront ; on croit pressentir des calamités qui l'emporteront sur les afflictions dont nous avons été accablés ; déjà, pour retourner au champ de bataille, on songe à rebander ses vieilles blessures. Cependant, je ne pense pas que des malheurs prochains éclatent : peuples et rois sont également recrus ; des catastrophes imprévues ne fondront pas sur la France : ce qui me suivra ne sera que l'effet de la transformation générale. On touchera sans doute à des stations pénibles ; le monde ne saurait changer de face sans qu'il y ait douleur. Mais, encore un coup, ce ne seront point des révolutions à part, ce sera la grande révolution allant à son terme. Les scènes de demain ne me regardent plus ; elles appellent d'autres peintres : à vous, messieurs.En traçant ces derniers mots, ce 16 novembre 1841, ma fenêtre, qui donne à l'ouest sur les jardins des Missions étrangères, est ouverte : il est six heures du matin j'aperçois la lune pâle et élargie, elle s'abaisse sur la flèche des Invalides à peine révélée par le premier rayon doré de l'Orient : on dirait que l'ancien monde finit, et que le nouveau commence. Je vois les reflets d'une aurore dont je ne verrai pas se lever le soleil. Il ne me reste qu'à m'asseoir au bord de ma fosse ; après quoi je descendrai hardiment, le crucifix à la main, dans l'éternité.

 

Émile ZOLA, Les Carnets d'enquête, L'Assommoir

(Il s'agit ici de notes documentaires prises par Zola dans le quartier de la Goutte d'Or, à Paris. Elles sont utilisées dans le chapitre II du roman.)Rue de la Goutte d'orDu côté de la rue des Poissonniers, très populeux. Du côté opposé, province.La grande maison entre deux petites est près de la rue des Poissonniers, à quatre ou cinq maisons. Elle a onze fenêtres de façade et six étages. Toute noire, nue, sans sculptures ; les fenêtres avec des persiennes noires, mangées, et où des lames manquent. La porte au milieu, immense, ronde. À droite, une vaste boutique de marchand de vin, avec salles pour les ouvriers ; à gauche, la boutique du charbonnier, peinte, une boutique de

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parapluies, et la boutique que tiendra Gervaise et où se trouvait une fruitière. En entrant sous le porche, le ruisseau coule au milieu. Vaste cour carrée, intérieure. Le concierge, en entrant à droite ; la fontaine est à côté de la loge. Les quatre façades, avec leurs six étages, nues, trouées des fenêtres noires, sans persiennes ; les tuyaux de descente avec les plombs. En bas, des ateliers tout autour ; des menuisiers, un serrurier, un atelier de teinturerie, avec les eaux de couleur qui coulent. Quatre escaliers, un pour chaque corps de bâtiment A. B. C. D. Au dedans, de longs / couloirs à chaque étage, avec des portes uniformes peintes en jaune. Sur le devant, dans les logements à persiennes, logent des gens qui passent pour riches. Dans la cour, tous ouvriers ; les linges qui sèchent. Il y a le côté du soleil, et le côté où le soleil ne vient pas, plus noir, plus humide. Cour pavée, le coin humide de la fontaine. Le jour cru qui tombe dans la cour.

Roger MARTIN DU GARD, « Le cahier gris », Les Thibault (1922-1939)

Retour à la maison(Révolté que ses maîtres aient lu sa correspondance avec un ami, Jacques a fait une fugue. Retrouvé près de Marseille, il est ramené chez lui, par son frère Antoine.)

L'ascenseur l'enleva, comme un fétu, pour le jeter sous la férule paternelle : de toutes parts, sans résistance possible, il était prisonnier des mécanismes de la famille, de la police, de la société.Pourtant, lorsqu'il retrouva son palier, lorsqu'il reconnut le lustre allumé dans le vestibule comme les soirs où son père donnait ses dîners d'hommes, il éprouva une douceur, malgré tout, à sentir autour de lui l'enveloppement de ces habitudes anciennes ; et lorsqu'il vit venir, boitillant vers lui du fond de l'antichambre, Mademoiselle, plus menue, plus branlante que jamais, il eut envie de s'élancer, presque sans rancune, dans ces petits bras de laine noire qui s'écartaient pour lui. Elle l'avait saisi et le dévorait de caresses, tandis que sa voix trébuchante psalmodiait, sur une seule note aiguë :- Quel péché ! Le sans-coeur ! Tu voulais donc nous faire mourir de chagrin ? Dieu bon, quel péché ! Tu n'as donc plus de coeur ? Et ses yeux de lama s'emplissaient d'eau.Mais la porte du cabinet s'ouvre à deux battants, et le père surgit dans

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l'embrasure.Du premier coup d'oeil il aperçoit Jacques et ne peut se défendre d'être ému. Il s'arrête cependant et referme les paupières ; il semble attendre que le fils coupable se précipite à ses genoux, comme dans le Greuze, dont la gravure est au salon. Le fils n'ose pas. Car le bureau, lui aussi, est éclairé comme pour une fête, et les deux bonnes viennent d'apparaître à la porte de l'office, et puis M. Thibault est en redingote, bien que ce soit l'heure de la vareuse du soir : tant de choses insolites paralysent l'enfant. Il s'est dégagé des embrassades de Mademoiselle ; il a reculé, et reste debout, baissant la tête, attendant il ne sait quoi, ayant envie, tant il y a de tendresse accumulée dans son coeur, de pleurer, et aussi d'éclater de rire !Mais le premier mot de M. Thibault semble l'exclure de la famille. L'attitude de Jacques, en présence de témoins, a fait s'évanouir en un instant toute velléité d'indulgence ; et pour mater l'insubordonné, il affecte un complet détachement :- Ah, te voilà, dit-il, s'adressant à Antoine seul. Je commençais à m'étonner. Tout s'est normalement passé là-bas ? Et, sur la réponse affirmative d'Antoine, qui vient serrer la main molle que son père lui tend : Je te remercie, mon cher, de m'avoir épargné une démarche... une démarche aussi humiliante !Il hésite quelques secondes, il espère encore un élan du coupable ; il décoche un coup d'oeil vers les bonnes, puis vers l'enfant, qui fixe le tapis avec une physionomie sournoise. Alors, décidément fâché, il déclare :- Nous aviserons dès demain aux dispositions à prendre pour que de pareils scandales ne se renouvellent jamais.

 

Emile Zola, L’Assommoir (1877), chapitre II

Trois semaines plus tard, vers onze heures et demie, un jour de beau soleil, Gervaise et Coupeau, l'ouvrier zingueur, mangeaient ensemble une prune, à l'Assommoir du père Colombe. Coupeau, qui fumait une cigarette sur le trottoir, l'avait forcée à entrer comme elle traversait la rue, revenant de porter du linge ; et son grand panier carré de blanchisseuse était par terre, près d'elle, derrière la petite table de zinc. (…)

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"Oh ! c'est vilain de boire !" dit-elle à demi-voix. Et elle raconta qu'autrefois, avec sa mère, elle buvait de l'anisette, à Plassans. Mais elle avait failli en mourir un jour, et ça l'avait dégoûtée ; elle ne pouvait plus voir les liqueurs. "Tenez, ajouta-t-elle en montrant son verre, j'ai mangé ma prune ; seulement, je laisserai la sauce, parce que ça me ferait du mal." Coupeau, lui aussi, ne comprenait pas qu'on pût avaler de pleins verres d'eau-de-vie. Une prune par-ci, par-là, ça n'était pas mauvais. Quant au vitriol, à l'absinthe et aux autres cochonneries, bonsoir ! il n'en fallait pas. Les camarades avaient beau le blaguer, il restait à la porte, lorsque ces cheulards-là entraient à la mine à poivre. Le papa Coupeau, qui était zingueur comme lui, s'était écrabouillé la tête sur le pavé de la rue Coquenard, en tombant, un jour de ribote, de la gouttière du n° 25; et ce souvenir, dans la famille, les rendait tous sages. Lui, lorsqu'il passait rue Coquenard et qu'il voyait la place, il aurait plutôt bu l'eau du ruisseau que d'avaler un canon gratis chez le marchand de vin. Il conclut par cette phrase : "Dans notre métier, il faut des jambes solides." Gervaise avait repris son panier. Elle ne se levait pourtant pas, le tenait sur ses genoux, les regards perdus, rêvant, comme si les paroles du jeune ouvrier éveillaient en elle des pensées lointaines d'existence. Et elle dit encore, lentement, sans transition apparente : "Mon Dieu ! je ne suis pas ambitieuse, je ne demande pas grand-chose... Mon idéal, ce serait de travailler tranquille, de manger toujours du pain, d'avoir un trou un peu propre pour dormir, vous savez, un lit, une table et deux chaises, pas davantage... Ah ! je voudrais aussi élever mes enfants, en faire de bons sujets, si c'était possible... Il y a encore un idéal, ce serait de ne pas être battue, si je me remettais jamais en ménage ; non, ça ne me plairait pas d'être battue... Et c'est tout, vous voyez, c'est tout..." Elle cherchait, interrogeait ses désirs, ne trouvait plus rien de sérieux qui la tentât. Cependant, elle reprit, après avoir hésité : "Oui, on peut à la fin avoir le désir de mourir dans son lit... Moi, après avoir bien trimé toute ma vie, je mourrais volontiers dans mon lit, chez moi." Et elle se leva. Coupeau, qui approuvait vivement ses souhaits, était déjà debout, s'inquiétant de l'heure. Mais ils ne sortirent pas tout de suite ; elle eut la curiosité d'aller regarder, au fond, derrière la barrière de chêne, le grand alambic de cuivre rouge, qui fonctionnait sous le vitrage clair de la petite cour ; et le zingueur, qui l'avait suivie, lui expliqua comment ça marchait, indiquant du doigt les différentes pièces de l'appareil, montrant l'énorme cornue d'où tombait un filet limpide d'alcool.

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L'alambic, avec ses récipients de forme étrange, ses enroulements sans fin de tuyaux, gardait une mine sombre ; pas une fumée ne s'échappait ; à peine entendait-on un souffle intérieur, un ronflement souterrain ; c'était comme une besogne de nuit faite en plein jour, par un travailleur morne, puissant et muet. Cependant, Mes-Bottes, accompagné de ses deux camarades, était venu s'accouder sur la barrière, en attendant qu'un coin du comptoir fût libre. Il avait un rire de poulie mal graissée, hochant la tête, les yeux attendris, fixés sur la machine à soûler. Tonnerre de Dieu ! elle était bien gentille ! Il y avait, dans ce gros bedon de cuivre, de quoi se tenir le gosier au frais pendant huit jours. Lui, aurait voulu qu'on lui soudât le bout du serpentin entre les dents, pour sentir le vitriol encore chaud l'emplir, lui descendre jusqu'aux talons, toujours, toujours, comme un petit ruisseau. Dame ! il ne se serait plus dérangé, ça aurait joliment remplacé les dés à coudre de ce roussin de père Colombe ! Et les camarades ricanaient, disaient que cet animal de Mes-Bottes avait un fichu grelot, tout de même. L'alambic, sourdement, sans une flamme, sans une gaieté dans les reflets éteints de ses cuivres, continuait, laissait couler sa sueur d'alcool, pareil à une source lente et entêtée, qui à la longue devait envahir la salle, se répandre sur les boulevards extérieurs, inonder le trou immense de Paris.

Codage : discours direct, discours indirect, discours indirect libre, discours narrativisé.

 

Lesage, Gil Blas de Santillane (1715-35), Livre I, chapitre I

Comme il y a des personnes qui ne sauraient lire sans faire des applications des caractères vicieux ou ridicules qu'elles trouvent dans les ouvrages, je déclare à ces lecteurs malins qu'ils auraient tort d'appliquer les portraits qui sont dans le présent livre. J'en fais un aveu public : je ne me suis proposé que de représenter la vie des hommes telle qu'elle est ; à Dieu ne plaise que j'aie eu dessein de désigner quelqu'un en particulier ! Qu'aucun lecteur ne prenne donc pour lui ce qui peut convenir à d'autres aussi bien qu'à lui ; autrement, comme dit Phèdre, il se fera connaître mal à propos : stulte nudabit animi conscientiam. On voit en Castille, comme en France, des médecins dont la méthode est de faire un peu trop saigner leurs malades. On voit partout les mêmes vices et les mêmes originaux. J'avoue que je n'ai pas

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toujours exactement suivi les m¦urs espagnoles et ceux qui savent dans quel désordre vivent les comédiennes de Madrid pourraient me reprocher de n'avoir pas fait une peinture assez forte de leurs dérèglements ; mais j'ai cru devoir les adoucir, pour les conformer à nos manières.

GIL BLAS AU LECTEUR Avant que d'entendre l'histoire de ma vie, écoute, ami lecteur, un conte que je vais te faire. Deux écoliers allaient ensemble de Peñafiel à Salamanque. Se sentant las et altérés, ils s'arrêtèrent au bord d'une fontaine qu'ils rencontrèrent sur leur chemin. Là, tandis qu'ils se délassaient après s'être désaltérés, ils aperçurent par hasard auprès d'eux, sur une pierre à fleur de terre, quelques mots déjà un peu effacés par le temps et par les pieds des troupeaux qu'on venait abreuver à cette fontaine. Ils jetèrent de l'eau sur la pierre pour la laver, et ils lurent ces paroles castillanes : " Aqui esta encerrada el alma del licenciado Pedro Garcias : ici est enfermée l'âme du licencié Pierre Garcias. " Le plus jeune des écoliers, qui était vif et étourdi, n'eut pas achevé de lire l'inscription, qu'il dit en riant de toute sa force : Rien n'est plus plaisant ! Ici est enfermée l'âmeŠ Une âme enfermée !Š Je voudrais savoir quel original a pu faire une si ridicule épitaphe. En achevant ces paroles, il se leva pour s'en aller. Son compagnon, plus judicieux, dit en lui-même : il y a là-dessous quelque mystère. Je veux demeurer ici pour l'éclaircir. Celui-ci laissa donc partir l'autre, et, sans perdre de temps, se mit à creuser avec son couteau tout autour de la pierre. Il fit si bien qu'il l'enleva. Il trouva dessous une bourse de cuir qu'il ouvrit. Il y avait dedans cent ducats, avec une carte sur laquelle étaient écrites ces paroles en latin : " Sois mon héritier, toi qui as eu assez d'esprit pour démêler le sens de l'inscription, et fais un meilleur usage que moi de mon argent. " L'écolier, ravi de cette découverte, remit la pierre comme elle était auparavant, et reprit le chemin de Salamanque avec l'âme du licencié. Qui que tu sois, ami lecteur, tu vas ressembler à l'un ou à l'autre de ces deux écoliers. Si tu lis mes aventures sans prendre garde aux instructions morales qu'elles renferment, tu ne tireras aucun fruit de cet ouvrage ; mais si tu le lis avec attention, tu y trouveras, suivant le précepte d'Horace, l'utile mêlé avec l'agréable.

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LIVRE PREMIER ----CHAPITRE PREMIER

De la naissance de Gil Blas, et de son éducation.

Blas de Santillane, mon père, après avoir longtemps porté les armes pour le service de la monarchie espagnole, se retira dans la ville où il avait pris naissance. Il y épousa une petite bourgeoise qui n'était plus de sa première jeunesse, et je vins au monde dix mois après leur mariage. Ils allèrent ensuite demeurer à Oviédo, où ma mère se mit femme de chambre, et mon père écuyer. Comme ils n'avaient pour tout bien que leurs gages, j'aurais couru risque d'être assez mal élevé, si je n'eusse pas eu dans la ville un oncle chanoine. Il se nommait Gil Perez. Il était frère aîné de ma mère et mon parrain. Représentez-vous un petit homme haut de trois pieds et demi, extraordinairement gros, avec une tête enfoncée entre les deux épaules : voilà mon oncle. Au reste, c'était un ecclésiastique qui ne songeait qu'à bien vivre, c'est-à-dire qu'à faire bonne chère ; et sa prébende, qui n'était pas mauvaise, lui en fournissait les moyens. Il me prit chez lui dès mon enfance, et se chargea de mon éducation. Je lui parus si éveillé, qu'il résolut de cultiver mon esprit. Il m'acheta un alphabet, et entreprit de m'apprendre lui-même à lire ; ce qui ne lui fut pas moins utile qu'à moi ; car, en me faisant connaître mes lettres, il se remit à la lecture, qu'il avait toujours fort négligée, et, à force de s'y appliquer, il parvint à lire couramment son bréviaire, ce qu'il n'avait jamais fait auparavant. Il aurait encore bien voulu m'enseigner la langue latine ; c'eût été autant d'argent épargné pour lui ; mais, hélas ! le pauvre Gil Perez ! il n'en avait de sa vie su les premiers principes ; c'était peut-être (car je n'avance pas cela comme un fait certain) le chanoine du chapitre le plus ignorant. Aussi j'ai ouï dire qu'il n'avait pas obtenu son bénéfice par son érudition ; il le devait uniquement à la reconnaissance de quelques bonnes religieuses dont il avait été le discret commissionnaire, et qui avaient eu le crédit de lui faire donner l'ordre de prêtrise sans examen. Il fût donc obligé de me mettre sous la férule d'un maître : il m'envoya chez le docteur Godinez, qui passait pour le plus habile pédant d'Oviédo. Je profitai si bien des instructions qu'on me donna, qu'au bout de cinq à six années, j'entendis un peu les auteurs grecs et assez bien les poètes latins. Je m'appliquai aussi à la logique, qui m'apprit à raisonner beaucoup. J'aimais tant la dispute, que j'arrêtais les passant,

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connus ou inconnus, pour leur proposer des arguments. Je m'adressais quelquefois à des figures hibernoises qui ne demandaient pas mieux, et il fallait alors nous voir disputer ! Quels gestes ! Quelles grimaces ! Quelles contorsions ! Nos yeux étaient pleins de fureur, et nos bouches écumantes. On nous devait plutôt prendre pour des possédés que pour des philosophes. Je m'acquis toutefois par là, dans la ville, la réputation de savant. Mon oncle en fut ravi, parce qu'il fit réflexion que je cesserais bientôt de lui être à charge. Or ça, Gil Blas, me dit-il un jour, le temps de ton enfance est passé ; tu as déjà dix-sept ans, et te voilà devenu habile garçon. Il faut songer à te pousser ; je suis d'avis de t'envoyer à l'université de Salamanque : avec l'esprit que je te vois, tu ne manqueras pas de trouver un bon poste. Je te donnerai quelques ducats pour faire ton voyage, avec ma mule qui vaut bien dix à douze pistoles ; tu la vendras à Salamanque, et tu emploieras l'argent à t'entretenir jusqu'à ce que tu sois placé. Il ne pouvait rien me proposer qui me fût plus agréable car je mourais d'envie de voir le pays. Cependant j'eus assez de force sur moi pour cacher ma joie ; et lorsqu'il fallut partir, ne paraissant sensible qu'à la douleur de quitter un oncle à qui j'avais tant d'obligation, j'attendris le bonhomme, qui me donna plus d'argent qu'il ne m'en aurait donné qu'il eût pu lire au fond de mon âme. Avant mon départ, j'allai embrasser mon père et ma mère, qui ne m'épargnèrent pas les remontrances. Ils m'exhortèrent à prier Dieu pour mon oncle, à vivre en honnête homme, à ne me point engager dans de mauvaises affaires, et, sur toutes choses, à ne pas prendre le bien d'autrui. Après qu'ils m'eurent très longtemps harangué, ils me firent présent de leur bénédiction, qui était le seul bien que j'attendais d'eux. Aussitôt je montai sur ma mule, et sortis de la ville.

Honoré de Balzac, Le Père Goriot, 1835

(Après avoir décrit, dans le contexte de son quartier, une pension bourgeoise assez sordide, le narrateur présente sa propriétaire Madame Vauquer.)

Cette pièce est dans tout son lustre au moment où, vers sept heures du matin, le chat de madame Vauquer précède sa maîtresse, saute sur les buffets, y flaire le lait que contiennent plusieurs jattes couvertes d’assiettes, et fait entendre son rourou matinal. Bientôt la veuve se montre, attifée de son bonnet de tulle sous lequel pend un tour de faux cheveux mal mis ; elle marche en traînassant ses pantoufles grimacées. Sa face vieillotte,

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grassouillette, du milieu de laquelle sort un nez à bec de perroquet ; ses petites mains potelées, sa personne dodue comme un rat d’église, son corsage trop plein et qui flotte, sont en harmonie avec cette salle où suinte le malheur, où s’est blottie la spéculation et dont madame Vauquer respire l’air chaudement fétide sans en être écoeurée. Sa figure fraîche comme une première gelée d’automne, ses yeux ridés, dont l’expression passe du sourire prescrit aux danseuses à l’amer renfrognement de l’escompteur, enfin toute sa personne explique la pension, comme la pension implique sa personne. Le bagne ne va pas sans l’argousin, vous n’imagineriez pas l’un sans l’autre. L’embonpoint blafard de cette petite femme est le produit de cette vie, comme le typhus est la conséquence des exhalaisons d’un hôpital. Son jupon de laine tricoté, qui dépasse sa première jupe faite avec une vieille robe, et dont la ouate s’échappe par les fentes de l’étoffe lézardée, résume le salon, la salle à manger, le jardinet, annonce la cuisine et fait pressentir les pensionnaires. Quand elle est là, ce spectacle est complet.

Conte traditionnel Le Merle Blanc

Un roi assez vieux avait trois fils. Les deux aînés étaient méchants, emportés, brutaux même. Quant au cadet, il était doux, mais assez simple d'esprit. Un certain jour, le roi les rassembla tous trois et leur dit :- On m'a assuré qu'à cinquante lieues d'ici, dans une grande forêt, il y a une bête merveilleuse qu'on nomme le merle blanc. Cette bête a le pouvoir de rajeunir celui qui peut la posséder. Me voila avancé en âge: si donc quelqu'un pouvait m'apporter cette bête merveilleuse, je suis disposé à l'en récompenser par ma couronne.L'aîné, prenant alors la parole, demanda à son père de le laisser aller à la recherche du merle blanc et déclara qu'il ne reviendrait point sans l'avoir trouvé.Le roi fit donner des armes, un bon cheval et de l'argent, et le laissa partir.Après avoir marché bien longtemps, il arriva dans une grande et belle ville, où régnait alors un roi débonnaire et ami du plaisir. Le prince, bien accueilli par les habitants qui le voyaient porteur d'un beau sac rempli d'or, ne tarda pas à être introduit au milieu de la cour dissipée du roi régnant. De sorte que, un an après son départ, il n'était pas encore de retour. Voyant cela, le second des fils du roi partit à la recherche du fameux merle blanc, emportant comme son frère un beau cheval, des armes et de l'or. Il lui arriva les mêmes aventures qu'à son frère, qu'il rencontra, dépouillé de tout,

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dans la ville des plaisirs. Malgré cet exemple, il y mena une vie dissipée, oubliant complètement et son père et la couronne promise à celui qui pourrait ramener le grand merle blanc. De sorte qu'un an après son départ le roi n'en avait encore reçu aucune nouvelle. Alors le cadet dit à son père :- Sire, si vous me le permettez, j'irai, moi aussi, à la recherche de la bête merveilleuse, et, Dieu aidant, j'espère vous revenir avant trois mois. Faites-moi donner un peu d'argent. Je n'ai besoin d'armes et de cheval pour faire ce voyage. C'est à ma bonne étoile que je remets le soin de mon succès.Après quelques difficultés, le roi laissa partir son dernier fils.Cinq jours après avoir quitté le palais de son père, le prince traversait une forêt lorsqu'il entendit les cris d'une bête. Courir dans cette direction et arriver auprès d'un renard pris au piège fut pour lui l'affaire d'un instant ému de pitié, le jeune prince débarrassa le renard qui le remercia en lui disant :-Ecoute, tu m'as sauvé la vie. Pour te récompenser de ton bon coeur, je me mets à ta disposition, quand tu auras besoin de mon assistance, tu diras : "Renard, renard, passe monts et vallées, j'ai besoin de ton secours." Je viendrai et il n'est point de chose qui puisse me résister. Je sais que tu vas t'emparer du merle blanc. Il se trouve à deux lieues d'ici, à cent pas de la grosse tour de la ville. Il est dans une grotte gardée par deux dragons. Pour endormir ces bêtes, tu prendras seize pains de quatre livres et deux oies. Tu mettras à tremper les pains dans l'eau-de-vie et tu ira près de la grotte jeter ces provisions aux dragons. Une heure après, le merle blanc sera en ta possession. Cours, et surtout fais diligence. Un dernier conseil, ne rends service à personne avant que je ne t'aie revu. Adieu !Ayant ainsi parlé, le renard disparut dans la profondeur du bois Resté seul, le prince continua sa route et arriva bientôt aux portes de la ville où sa mise simple ne le fit pas remarquer. Ayant entendu le bruit de la trompette dans une rue voisine, il s'y rendit et y vit une nombreuse populace entourant les officiers du roi qui annonçaient l'exécution pour le lendemain matin de princes étrangers coupables de haute trahison. Le jeune homme ne douta pas que ce ne fussent ses deux frères Il alla acheter les pains, les oies et l'eau-de-vie qui lui étaient nécessaires, et partit pour rejoindre la grosse tour de la ville. Il y arriva, compta cent pas en allant droit devant lui et trouva effectivement la grotte du merle blanc. Une grande odeur de soufre le suffoqua, mais il s'approcha et jeta aux dragons les provisions qu'il avait apportées.Une heure après, le fameux merle en sa possession. C'était un oiseau

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gigantesque, dont les ailes brillaient comme le soleil. - Que veux-tu de moi ? demanda l'oiseau; parle! je suis à tes ordres.- Je voudrais d'abord que tu me fasses délivrer mes deux frères qui sont prisonniers du roi. - Soit ! Monte sur mon cou et je t'y conduirai.Ce disant, le merle blanc se rapetissa tellement qu'il ne parut pas plus gros qu'un coq. Le prince enfourcha ce nouveau coursier et se trouva bientôt au milieu de ses frères, qu'il enleva au nez de leurs gardiens ébahis.Malgré le bon service que venait de leur rendre leur cadet, les deux princes ne songèrent, aussitôt libres, qu'à s'emparer de la bête merveilleuse.- As-tu vu, dit l'un, la belle carrière d'or qui se trouve là-bas ?- Non, je n'ai pas songé à la regarder en passant.- Alors, venez la voir. Et les trois frères de s'approcher du gouffre. Pendant que le cadet se penchait pour mieux voir, il fut poussé par ses deux frères et tomba au fond de la mine.Lorsqu'il revint à lui, il songea au renard qu'il avait sauvé et se mit à crier :- Renard, renard, passe monts et vallées, j'ai besoin de ton secours !Ces mots étaient à peine prononcés que déjà le renard était auprès de lui, et, en léchant les plaies que lui avait faites sa chute au fond du souterrain, le guérit complètement. - Maintenant que te voilà guéri, lui dit le renard, il te reste à sortir du trou. A cet effet, tu vas te tenir à ma queue et je te remonterai. Ne t'avise pas de lâcher ma queue, car ce serait à recommencer. Tiens-toi bien, je monte !Et le renard monta en l'air, traînant après lui le prince cramponné à sa queue. Le renard allait atteindre le bord du gouffre lorsque le prince, fatigué, lâcha le renard et retomba tout meurtri au fond du gouffre.Le renard revint trouver le jeune prince, le ranima et lui fit recommencer l'ascension du souterrain. Cette fois, le prince arriva heureusement en terre ferme. Après avoir remercié le renard des services qu'il lui avait rendu, le jeune prince s'en alla rejoindre le château de son père. Avant d'y arriver, il se vêtit d'un habit de garçon de ferme, teignit le visage et vint demander au roi son père, qui ne le reconnut pas sous ses habits d'emprunt, de lui donner la garde du merle blanc que ses deux frères avaient rapporté comme leur conquête. Il fut accepté. Il apprit alors que le merle blanc avait déclaré au roi qu'il ne le rajeunirait pas si on ne lui amenait celui qui l'avait conquis sur les deux dragons. Les

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deux princes avaient dit à leur père que c'étaient eux-mêmes qui avaient pris la bête, et que c'était pour se venger que le merle blanc disait que ce n'étaient pas eux qui l'avaient pris. Dès que le jeune prince fut entré dans la salle où se trouvait merle blanc, il vit l'oiseau s'abaisser et lui commander de monter sur son cou, ce qu'il fit. Une seconde après, tous deux étaient dans la salle du roi à qui ils racontèrent les supercheries des deux princes. Outré de colère, le roi fit dresser deux bûchers dans la cour du palais, y fit lier ses deux fils aînés et les fit brûler vifs. Puis il prit sa couronne et la donna au jeune prince.Un instant après, le vieux roi était redevenu jeune, grâce, au fameux merle blanc.