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HCÉditions

Ernes tBRELEUR

Texte : Dominique Berthet

Docteur en Esthétique et Sciences de l’ArtDocteur en Philosophie. Maître de Conférences à l’IUFM de MartiniqueFondateur et directeur de la revue Recherches en Esthétiqueet du Centre d’Études et Recherches en Esthétique et Arts Plastiques (CEREAP)Membre de l’Association Internationale des Critiques d’Art

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La Fondation Clément s’associe avec plaisir à la publication d’un ouvrage quinous invite à découvrir l’œuvre d’Ernest Breleur.

Ce projet s’inscrit dans la démarche entreprise depuis plusieurs années par laFondation Clément en faveur de l’art contemporain à la Martinique. Alors ques’ouvre à l’Habitation Clément une importante rétrospective des radiographiesd’Ernest Breleur, la publication d’un ouvrage comme celui-ci permet la diffusion,au-delà des frontières de la Caraïbe, d’un travail entrepris depuis près de quinzeans par l’artiste.

Je souhaite à tous les amateurs d’art un agréable parcours parmi les radiographiesd’Ernest Breleur.

Bernard HayotPrésident de la Fondation Clément

Fondation d’entreprise du Groupe Bernard Hayot, la Fondation Clément mènedes actions de mécénat en faveur des arts, du patrimoine culturel à laMartinique. Retrouvez les programmes de la Fondation Clément sur le sitewww.fondation-clement.org

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SOMMAIRE

9 L’envers de la photographie

Jacques Leenhardt

19 Une esthétique du corps

Dominique Berthet

187 Aperçu biographique

190 Expositions

Sans titre et artiste2003, Collage, rayon x, plastique, photographies, acrylique134 x 30 x 26 cm environ

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Ernest Breleur, l’envers de la photographie

La lumière est corpusculaire, la matière est atomique, nos souvenirs sontfragmentaires. La masse et la transparence jouent dans la physique comme dans lamétaphysique une partie jamais décidée. Que peut le peintre face à cette réalitéfuyante, polymorphe, ambivalente ?

Une telle question pourrait bien introduire aux travaux de Ernest Breleur.Peintre ? Sans doute si on remonte dans l’histoire de ses travaux, si l’on reprend lechemin tracé depuis plus d’une décennie entre ombre et lumière, avancée toujoursinterrompue par ce qu’il appelait jadis des “portes”, de vraies portes sur lesquellesil accrochait de la peinture, des portes interceptrices, qui officient comme un écranprécaire sur lequel bute le souvenir, l’image, le réel. Breleur est peintre.

Ses peintures sur portes laissent apparaître des formes de corps, masses opaquesde blanc acrylique sur fond noir, parsemées de petits traits lumineux, comme parun ciel de nuit traversé par des astres errants. Le corps est là et c’est comme siDémocrite avait dessiné une pluie d’atomes traversant le néant.

Le corps est là, mais son absence aussi, comme une présence autre, fragmentée,arrachée à l’abîme de la nuit. En lignes brisées par autant d’événements minuscules,les atomes de matière tombent, corps célestes mis en demeure de prendre uneforme terrestre.

On ne saurait trop insister sur la dimension métaphysique de cette peinture.Noir et blanc, les non-couleurs de notre réalité quotidienne, dominent sanspartage l’espace pictural. Breleur peint au-delà des apparences, au-delà duchatoiement de la chair. Ses questions prendraient, en vérité, difficilement laforme de cette réalité qui nous attend au coin de la rue. Breleur peint des questionsplutôt que des réponses.

Maintenant, je regarde une autre toile de ces mêmes années 90 commençantes.En haut, un corps traversé de deux bandes blanches. Est-il barré, occulté, interdità la vue ? Ou fragmenté plutôt ? En tout cas, ce qui s’offre et se dissimule à nosyeux est en manque, ou alors en quête d’épiphanie. L’évidence fait défaut, quiimposerait la forme musculeuse d’un corps. Sur la toile ne s’écrit, en noir et blanc,que la question de l’Être.

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Dans la partie basse de la porte, (ces images aussi sont peintes sur les deux ventauxd’une porte), le tableau s’organise selon neuf planches verticales ajointées, traverséespar une forme indéterminée, une masse obscure, un nuage sombre. On pourraitpenser qu’elle “représente” le même corps, vu horizontalement cette fois, tel quela chute des atomes aurait pu le dessiner. Tout en bas, trois planches transversalesne montrent rien, ou alors elles montrent qu’elles occultent quelque chose. Uncorps peut-être, comme celui qui apparaît tout en bas du retable d’Issenheim, oùGrünewald a déposé un corps souffrant, confié aux soins des bons Pères Antonins ?Le spectateur ne peut rien en savoir, mais il est contraint d’y penser, de s’interroger.Toujours cette question lancinante de l’Être, mais cette fois dans sa douleur, pardelà son apparence.

Il semble que Breleur tisse cette réflexion, toujours reprise de tableau en tableau,autour des interrogations que suscite depuis tant de siècles cet objet mythique dela tradition iconographique occidentale : le voile de Véronique. Image d’uneabsence et en même temps signe d’un corps comme photographié sur la toile parl’éblouissement de la résurrection, le voile de Véronique cristallise les questionsliées à l’Être et à sa représentation. Il entre en résonance avec une autre relique :le Suaire de Turin. Ces deux noms rappellent l’ambivalence : suaire pour le corpssouffrant dans sa présence charnelle, voile pour l’absence de la chose et le rappelde qui y attacha son nom. Les débats infinis auxquels se livrent théologiens etscientifiques laissent entier le sens de ce tissu de vérité mythique : que pouvons-nous conclure des images sans cesse envolées, mais qui reprennent cependantconstamment corps dans notre imaginaire ?

Le voile de Véronique constitue sans doute la métaphore la plus remarquable dela quête occidentale de la peinture comme figuration. Paradoxalement, il met enscène non pas l’art de peindre, la technique picturale, cet art menteur quecondamnait Platon, mais en les séparant, d’un côté le corps, la chair, et de l’autrele support lui-même, le voile. La représentation n’est dans cette histoire que l’effetpuissant de la présence du corps mort rappelé à la vie, leur fixation commune surle support, trace de l’objet mais plus encore du soin porté à celui qui y est “présent”plus que «représenté». L’image sur le voile parle d’au-delà de la mort et construitle souvenir. La trace ici est donc moins le produit des techniques picturales que lefruit artistique d’un souci, d’un amour, du besoin de ne rien abandonner au tempset à la mort.

Dans une toile de Breleur, la mort et la misère, mais encore les joies et les rêves dumonde, sont “présents”, y compris ceux qui concernent sa terre martiniquaise et sonhistoire chaotique. Mais ils ne sont pas représentés, cernés dans ce qui prétendrait

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à une identité immobile. Une telle représentation signifierait peut-être leur véritableet définitive mort. En leur conservant l’ouverture du questionnement, Breleur leurlaisse libre le champ de l’avenir. À chacun d’y inscrire la trace de sa vie et le profilde son devenir. Le corps de l’Être est toujours à venir, raison pour laquelle Breleurs’obstine à ne pas le fixer. D’où l’importance extrême de ce qui va le recevoir et enaccueillir la trace : cette surface réceptacle, surface d’inscription sur laquelle, à lacroisée du passé et de l’avenir, s’immobilise provisoirement la figure de l’Être.

Ernest Breleur a sans doute senti que la toile et cette peinture qu’on étale à sasurface risquaient de rendre difficilement perceptible sa volonté de passer outreaux solutions traditionnelles de la représentation. C’est pourquoi il a voulu rompreavec ce support traditionnel. Au moment même où certains insistaient sur laprééminence de la toile comme surface continue, il lui tourne le dos et choisit leplus ambivalent des supports : le cliché radiographique.

Le choix de son support radiographique a sans doute été pour Breleur l’équivalentd’un saut. Un saut épistémologique, le passage de l’avers à l’envers des choses, oumieux, à leur transparence. De l’apparence à la transparence, il refait le chemin quimena Duchamp de la peinture rétinienne à l’espace sans fond du Grand Verre. Là,plus rien n’arrête la vue. Non pas rechercher une vision plus complète, commefirent les peintres du cubisme en s’attachant à restituer le volume sur la toile. Non.Ouvrir plutôt la voie à toutes les lignes de fuite, laisser le regard transpercer le murde la toile, percer pour le regard l’écran opaque de la chose représentée.

La radiographie qui sert désormais de support à Breleur symbolise en elle-mêmel’ambiguïté corrélative de la lumière, qui construit l’image, et de la substance quilui sert d’origine, lancées toutes deux dans un univers sans limites. Mais ce choixtechnique signifie aussi que l’artiste a préféré la luminosité lunaire de la radiographieà l’éclat réaliste que le soleil confère aux mille objets du monde.

Comme si Breleur allait chercher la vie au terme d’un combat où il veut jouerd’égal à égal avec les forces de la mort. Les crânes et les ossements sont là, mais letravail de l’artiste, sans jamais les laisser oublier, les repousse au second plan. Ilssont ce à partir de quoi un monde va pouvoir se recomposer. D’ailleurs le supportdu travail n’est pas une radiographie mais une série, un champ multiple, unebanalisé majuscule, presque. Sur ce fond Breleur compose. Mieux il composed’abord ce fond lui-même en accrochant ensemble ces restes de la maladie deshommes, ces restes du savoir médical aussi. Dans la radiographie se mêlent l’art dumédecin et la souffrance du corps. Mais l’art de l’artiste qui prend là son origine,par choix, inscrit par la pratique du collage, l’avenir d’une logique nouvelle.

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12 Ernest Breleur

Contrairement au médecin, il ne diagnostique pas en fonction d’une véritésensément connue : il est agnostique. Il relie plutôt à coup de petites agrafes, àcoup de petites bandes blanches les fragments épars. Ces liens non seulementétablissent une articulation entre les images transparentes du fond mais surtout ilsconstruisent sur elles, comme en surimpression, des images nouvelles. Et ces petitspapiers blancs, tout simples dans leur multiplicité immaculée, deviennent uneécriture en même temps qu’un dessin. Ils dessinent un graphe à la surface de la viemenacée, une écriture qui fourmille, des fibrilles qui viennent à former un nouveautissu conjonctif. L’écriture des liens suture les espaces séparés sur lesquels elles’enlève, reconstruisant des corps, par delà leur absence.

Comme les atomes de Démocrite, les petits papiers de Breleur configurant descorps font penser au labeur amoureux auquel s’attela jadis Isis l’Égyptienne pourrecomposer le corps morcelé d’Osiris, son frère et son époux. La série des tableauxqui portent en titre “Chirurgie” renvoie sans doute au mythe antique dans lequelIsis apparaît comme la grande chirurgienne. Son amour et sontravail lui permet-tront de composer autant de corps d’Osiris qu’elle a retrouvé de morceaux jetés àla dérive du Nil. Dans ces tableaux, la chirurgie est symbolisée par de petits papiersblancs qui semblent faire tenir ensemble les parties séparées. Cette chirurgie-là,notons-le bien, relève des techniques constructives et non pas ablatives. C’estun art du collage, de la suture qui réunit les membres marqués d’une déchirureoriginelle. “Chirurgie sur jeune femme qui souhaite porter dans ses bras le Roi desoiseaux”. Titre énigmatique qui renvoie peut-être à l’oiseau immortel, au Phénix,symbole de vie et de renaissance. Tout corps est un ensemble incertain de morceaux,membra disjecta, et l’art consiste à dépasser, à suturer, ce flou métaphysique.

Et à nouveau, pour un autre tableau composé sur un fond de plaques radiogra-phiques “Chirurgie sur jeune femme qui rêve d’avoir un chien à tête de Lune”(1997). Comme les autres de la série, un tel titre oblige le spectateur à construirepour lui-même l’image de ce que signifie cette activité chirurgienne. Chacun sefera la sienne, dans le secret de son for intérieur, comme Isis l’avait elle-mêmevoulue en multipliant le corps aimé. Elle avait ainsi déjoué la volonté simplifi-catrice des prêtres, avides de s’approprier l’image du dieu ressuscité. Dès lorscependant que le champ des possibles est ouvert par cette multiplicité offerte, nuln’échappera à la tâche de produire pour lui-même une représentation.

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Chirurgie sur une jeune femme qui rêve d’avoir un petit chien à tête de lune1997, Collages radiographiques, gommettes235 x 165 cm

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14 Ernest Breleur

Il y a d’autres “Chirurgies” encore, attelées toujours à recomposer une image àpartir de la vision désincarnée, métaphysique en quelque sorte, des corps que livrela transparence des radiographies. Et les petites bandelettes de papier blanc semultiplient sur la surface gris noir des négatifs médicaux. Elles prennent, enquelque sorte, la place de l’image inversée, tant elles prolifèrent, et c’est au pointqu’elles l’inversent à nouveau, faisant naître une image nouvelle. Les bandelettesdessinent, gagnent en autonomie, racontent une histoire qui n’est finalement quela leur. Elles ont cessé d’obéir, d’être au service d’une réalité qui les aurait précédées,qui serait la vérité de l’origine, le “ça a été” qu’atteste toute photographie, mêmeune radiographie.

Mais le voile de Véronique est-il vraiment l’ancêtre de la photographie commecertains l’ont prétendu ? Et ces radiographies utilisées par Breleur attestent-ellesvraiment le corps vivant qu’elles ont traversé ? Ces traces ne sont-elles pas plutôtcette fine structure de sens qui supporte la présence métaphorique du corps ? unecolonne vertébrale en somme ? un schème ? et non pas le corps même que l’on sesouvient encore d’avoir étreint et embrassé?

Que serait la radiographie d’un corps aimé ? Peut-être moins une image, toujoursréduite au vrai / faux de la représentation, que le son d’une voix, l’odeur d’un passage,les harmoniques d’un souffle ? L’image ne nous lâche cependant jamais aussifacilement parce que c’est elle qui nourrit notre imagination. Il faut devenir à sontour, dans l’imagination, parfum, musique, compréhension.

Ce retour à la vérité charnelle du corps, effectué ici à travers le détour de saformule abstraite, est le propre du travail de l’imaginaire. C’est aussi le travail quel’artiste prépare pour lui et pour nous. Breleur s’avance dans ce monde avec sesinstruments d’artiste et ses scalpels de chirurgien. Sa méfiance à l’égard de l’image“réaliste” ne l’empêche pas, puisqu’il officie dans un univers de transparences, des’approcher de la troisième dimension, réputée mimétique et de la dépasser versles N autres dimensions qui caractérisent tout palimpseste d’espaces.

Petit à petit, il assemble ses supports radiographiques de manière à inscrire d’autresplans, d’autres profondeurs. Par étapes, il s’engage non pas dans la voie de lasculpture, art du volume, mais dans celle de l’installation, univers du multiple parexcellence.

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Ernest Breleur 15

Les bandelettes blanches qui reliaient les éléments épars et occultaient les imagesradiographiques sont désormais remplacées par des languettes taillées dans lamatière des négatifs, dans l’anti-matière photographique, surchargée à son tourde signes. Elles deviennent un nouveau corps écrit, pendant sur la surface où elleouvre un espace nouveau. Alors apparaissent des ombres. La lumière se met àjouer entre ces languettes flexibles, qui réagissent au premier souffle traversantl’atelier. Le “tableau”, s’il faut encore l’appeler ainsi, se recouvre d’une toison,fluctuante comme une onde. Les signes et les traits qui le couvrent prennent deplus en plus de couleurs.

Dans ces collages à la complexité croissante, la surface se hérisse en même tempsqu’apparaît un matériau nouveau : le plastic-bulle. Autant dire immédiatementque ce matériau, bien connu des artistes qui s’en servent pour emballer leursœuvres, n’a pas pour mission ici de créer du volume par “effet de réalisme”. Il eststructurant au même titre que les radiographies. Il encapsule la lumière, la faitvibrer comme font aussi les languettes de pluie, et permet que l’espace de l’œuvre,insensiblement, s’échelonne en profondeur devant nous. Les petites bulles, commeautant d’univers autonomes, pullulent à la surface de l’oeuvre, et la creusent enmême temps, images métonymiques des mondes imaginaires suggérés à nos yeux.

La puissance de l’image que produit la petite sphère transparente, variante dela boule de cristal où se lisent les désirs et les jours, semble avoir agi sur Breleurcomme s’il y avait vu une possible “mise en abîme” de l’image du monde.Insensiblement le motif de la sphère, et sa version schématique, la spirale, vontdonc se mettent à occuper une place plus importante dans l’éventail des dispositifsplastiques mis en oeuvre. Jeux de couleurs, jeux de dispositions, jeux de lumièreset d’ombres, tout concoure à faire, sous nos yeux, que le “tableau” se creuse.

Il ne faudra pas longtemps pour que Breleur tire de cette aventure, jusqu’alorslimitée aux matériaux assemblés sur une surface, l’impulsion décisive qui le conduiraà construire des pièces poly-dimensionnelles : des installations. Désormais l’espacen’est plus représenté ni encapsulé : il est véritablement engendré par les dispositifsmultiples dans lesquels l’artiste organise ses fragments radiographiques.

L’Être, dont la représentation insatisfaisante sur la toile avait contraint l’artisteà une quête ascétique dans les parages de l’anti-matière, sera alors tout simplementprésent, tout à la fois insaisissable et là, dans sa diversité complexe.

JACQUES LEENHARDT

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Les corps transparents

Ce retour circonstanciel à la peinture ne durera que le temps de cette

série. La rupture avec la peinture est ensuite consommée. Même l’utilisation du

pastel présent dans les premières radiographies est abandonnée. Une nouvelle

aventure débute dans l’exploration de la radiographie dont, jusqu’à ce jour,

Ernest Breleur n’a pas encore épuisé toutes les ressources. Une première

question, évidemment, se pose : d’où lui vient l’idée d’utiliser ce matériau ?

Levons le mystère. Sur un morne surplombant la ville de Fort-de-France, dans

le quartier de l’Ermitage, à proximité de l’Ecole d’art où travaillait Ernest

Breleur, se trouvaient des bâtiments désaffectés d’un ancien hôpital, l’ex-

hôpital civil. Sa curiosité le mène un jour à pénétrer dans ces espaces aban-

donnés. Dans l’un des bâtiments il découvre un stock de radiographies. Il en

dérobe une petite quantité se disant qu’il tient peut-être là un nouveau

médium. Cette rencontre accidentelle, cette découverte faite par hasard, relève

assurément de ce qu’André Breton nommait une trouvaille. Cette trouvaille

dans laquelle, dit-il “ il nous est donné de reconnaître le merveilleux précipité

du désir. Elle seule a le pouvoir d’agrandir l’univers ”15.

C’est parce que l’artiste était disponible à la rencontre qu’il a vu dans ces

radiographies un potentiel de création. À un autre moment, dans une autre

période, il n’aurait peut-être pas envisagé cette possibilité. Cette disponibilité

à la rencontre était liée à une phase de crise artistique ayant pour origine le

sentiment que la peinture n’était plus adaptée à ses recherches. Il découvre

donc ces radiographies à un moment décisif. Elles sont un élément déclencheur

de ce qui deviendra une nouvelle exploration artistique.

Il s’approvisionne dans ce lieu jusqu’à ce que, en prévision d’une prochaine

démolition des bâtiments, le stock soit transféré dans un autre hôpital de Fort-

de-France, l’hôpital Clarac, ex-hôpital militaire. Lorsqu’en 1984, l’hôpital de la

Meynard ouvre ses portes, y sont transférés tous les lits de l’hôpital civil qui

ferme ses portes, ainsi que tous les lits chirurgicaux et militaires de l’hôpital

Clarac. C’est donc de nouveau dans des bâtiments désaffectés qu’Ernest Breleur

va découvrir un véritable trésor. Prévoyant une utilisation importante, il

demande cette fois à l’hôpital de la Meynard l’autorisation de récupérer ces

radiographies. Autorisation qui lui est accordée. Il trouve à l’hôpital Clarac

de quoi se constituer un environnement artistique. Ernest Breleur me fait la

description d’un lieu déserté, vidé de son personnel soignant et de ses malades,

mais où tout est resté en place : ustensiles et matériels opératoires obsolètes,

d’un autre temps. Il récupère les radiographies et différents éléments : scalpels,

ciseaux, pinces, aiguilles, récipients, même une énorme lampe d’opération

scialytique en état de fonctionnement. Il reconstruit l’espace médical dans son

atelier. Durant une année, il hante l’hôpital, s’imprègne de son ambiance.

15. André Breton, L’amour fou,Paris, Gallimard, coll. “folio”,1937, p. 21.

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Ernest Breleur 97

Cette période est pour lui particulièrement difficile. Il fait le choix d’aban-

donner la peinture. Il s’agit d’une décision définitive, d’un basculement. Il a le

sentiment de repartir à zéro. Il vit cela comme un nouveau départ. Il a 47 ans. Plus

encore qu’en 1985, le temps presse. Il travaille avec acharnement, sans relâche. Il

enchaîne les réalisations, multiplie les pièces, dans une course contre le temps. Il

vit une époque de doute, de crise profonde. Il est dans l’incertitude de ce qu’il

réalise. Il est seul dans sa recherche et face à la nouveauté. Ce n’est qu’à partir de

1994 qu’il commence à assumer ce travail. Dans cette rupture avec la peinture, il

revendique une identité.

Avec ce matériau, l’artiste nous donne accès à une certaine intimité du

corps. Ici la traversée des corps s’opère sans rupture dans l’unité organique.

L’intime se laisse voir sans que l’intégrité formelle et fonctionnelle du corps ne soit

touchée. La peau est traversée par un flux de rayons X qui dévoile l’intériorité,

donne une visibilité de l’intérieur, donne accès à la profondeur du corps.

Le corps ici est une cible qui durant un temps de pose est exposé au rayon-

nement ionisant. Cette durée de l’irradiation correspond à une dose d’irradiation

reçue. Le corps absorbe un faisceau de rayons X. La quantité d’énergie absorbée

est ici un facteur déterminant, puisqu’il pose avec clarté la question de la trace du

corps et paradoxalement son absence. La radiographie a valeur d’objectivité

visuelle. Cette image montre un fragment de corps objectivement observé sans

aucune qualification subjective. Elle appartient au monde de la trace, d’une trace

résultant d’une imprégnation et d’une impression. Elle est un indice de réel, la

captation d’une trace de la réalité mais qui donne à voir plus spécifiquement ce

qui n’est pas visible, puisque dissimulé derrière le voile de la peau.

La radiographie donne de la cible une image négative où ce qui est opaque

aux rayons X apparaît en clair, et en sombre ce qui est transparent. La cible

s’interpose, intervient comme obstacle qui, en fonction de la densité, de son

opacité, laisse plus ou moins passer le rayonnement. Une plage sombre sera

par conséquent le résultat d’un rayonnement direct sur le film, en l’absence

d’obstacle. On obtient en ombre portée ou en ombre chinoise la partie du corps

ayant absorbé les rayons.

Le corps sur lequel Ernest Breleur intervient n’est donc pas le corps vivant

dans sa matérialité organique, mais la trace de fragments de corps irradiés. Ici, ni

la peau ni la chair ne s’offrent au regard du spectateur. Cette enveloppe du corps,

cette surface de recouvrement, d’interposition, de séparation, intermédiaire entre

l’extérieur et le dedans, la peau donc, ici, n’est pas visible. Dans l’image radiogra-

phique il n’y a pas d’épaisseur.

Pourtant, si l’élasticité de la peau et l’épaisseur de la chair échappent à la

vue, elles ne sont pas totalement absentes. La chair dont il est question n’est

évidemment pas la chair réelle au sens d’une réalité perceptible et tactile. C’est sur

un mode métaphorique que la peau et la chair sont présentes. Ernest Breleur nous

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98 Ernest Breleur

entraîne dans une fiction de la chair, dans une illusion de l’épaisseur. Il travaille

sur une chair imaginaire dans une situation que nous pourrions qualifier d’absence

active, dans la mesure où ce qui est devenu invisible – la peau – prend néan-

moins une certaine matérialité. Entre le visible et l’invisible s’instaure alors un

dialogue. Le visible trouve dans l’invisible une profondeur qui le légitime. Nous

pouvons parler d’une profondeur et d’une épaisseur de la transparence.

Dans son travail, Ernest Breleur bouleverse notre manière de voir notre

corps. Il transmue l’image médicale en œuvre. Il donne à cette image un autre

statut. Il produit du sensible et de l’esthétique, là où il n’y a que matière à

diagnostic.

Le corps suturé

Entre 1992 et 1997 Ernest Breleur développe un travail qu’il intitule

“ Suture ”. L’idée de suture lui vient en plaçant les radiographies à plat, les

unes à côté des autres et les unes en dessous des autres sur sa table de travail.

Il réalise ses œuvres sur un grand plateau en bois placé sous la lampe scialytique

ramenée de la salle d’opération. Quelques photographies d’atelier montrent

l’artiste dans un simulacre d’intervention chirurgicale. Sous la lampe, penché

au-dessus du plateau sur lequel se trouvent disposées des radiographies, revêtu

d’une blouse blanche, portant des gants chirurgicaux et un masque blanc, il

accomplit une action renvoyant à une pratique chirurgicale.

Dans un entretien publié dans Recherches en Esthétique, l’artiste se

présente comme artiste-chirurgien qui accomplit un acte de suture sur une

chair imaginaire. Il explique : “ Je m’approprie non seulement la gestuelle du

chirurgien mais aussi l’installation des outils destinés à mener l’opération dans

le bloc opératoire. Je considère les radios posées sur la table, ma table de tra-

vail, comme un corps sur lequel je vais faire mon intervention chirurgicale.

Lorsque le corps est suturé, je le remets en position verticale car alors il est

corps “constitué”, corps “vivant” et réapparaît à la lumière de la vie”16.

L’organisation de l’atelier est telle que le long des murs, sont regroupées dans

de grandes boîtes étiquetées les différentes parties du corps radiographié :

radiographies de membres, de crânes, de thorax, etc., obtenant ainsi une sorte

de banque de membres et d’organes dans laquelle il puise au fur et à mesure

de ses interventions.

Ce passage de l’entretien a le mérite de nous éclairer sur la démarche de

l’artiste, sur sa façon de procéder et de clarifier sa position vis-à-vis des questions

liées à la vie et à la mort. Jusqu’alors, dans les dernières séries, telle une obsession,

seule la mort était déclinée au travers de différents traitements. Dans ce travail,

semble au contraire dominer la puissance de la vie. Il s’agit comme l’indique

l’artiste “ de faire triompher la vie sur la mort ”17. Ce simulacre chirurgical envisage

16. Entretien avec DominiqueBerthet, in Recherches enEsthétique, n° 2, op. cit.,p. 99.

17. Ernest Breleur, “Les distances”,in Distances dans les artsplastiques, sous la dir.de Dominique Berthet,Paris/Fort-de-France, CNDP, 1997, p. 90.

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Ernest Breleur 99

Sans titre 1992, Collage radiographies, gommettes120 x 96 cm

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100 Ernest Breleur

la question de la réparation. L’artiste parle de “ corps constitué ”, nous pourrions

ajouter corps réparé, raccommodé, recousu, restructuré, consolidé. Redressé, le

corps s’installe, dans le monde du vivant, il retrouve la verticalité de la vie.

Ernest Breleur travaille exclusivement à l’horizontale. Il assemble, colle

les radiographies sans recul, d’autant que la table de travail est assez haute. Il

n’opère jamais de retouche à la verticale. Quand la réalisation est redressée, il

découvre alors ce qu’il a réalisé. Dans cette position, les jeux de transparence

et d’opacité se révèlent dans toute leur subtilité.

Ces images radiographiques sont des fragments, des morceaux de corps,

des bouts de squelette. On peut y voir une métaphore du corps disloqué,

déstructuré, éparpillé. Séparées, coupées, isolées, toutes ces parties sont autono-

mes, étrangères les unes aux autres. Il s’agit de fragments de corps décorporés.

Ils appartiennent à des corps anonymes. Ils ne renvoient à personne en parti-

culier, mais au genre, à l’espèce. Ils sont de plus atemporels. Ils défient le temps.

Les fragments de squelette sont des « restes » énigmatiques du corps humain

qui traversent le temps, témoignent, se donnent comme traces d’une existence.

Comme dans le cas de la photographie, ils sont des présences-absences.

Faut-il considérer cette association de différentes parties du corps, cette

combinaison de fragments de plusieurs corps, cette constitution d’un corps

unique issu de morceaux de corps multiples, comme une résurrection ? Peut-

être serait-il plus juste de parler de la naissance d’un corps nouveau, d’un nouvel

être créé en fonction du vouloir de l’artiste. Ernest Breleur est un démiurge qui

donne naissance à des êtres dont l’unité résulte d’un assemblage du multiple.

Avec des fragments épars, il crée un corps structuré. Il reconstitue de manière

métaphorique une certaine unité du corps donnant à ce corps imaginaire une

configuration énigmatique. Dans la mesure où un corps est un monde, chaque

corps (re)constitué est un nouveau monde. Dans un dépassement de l’image

radiologique et de ses implications, il crée un corps-monde, une nouvelle

géographie du corps, une nouvelle architectonie.

Techniquement, les radiographies sont assemblées et collées pour obtenir

une surface généralement rectangulaire de grande dimension. Sur les premières

radiographies, la suture était effectuée à l’aide de scotch d’électricien de

différentes couleurs, placé en croix, comme pour relier et pour panser. Ensuite

cette suture fut réalisée avec des bandes autocollantes de papier blanc, sym-

bolisant le fil et la couture du chirurgien. Ces bandes de papier forment des

signes : +, x, –, =, et produisent un langage plastique. Elles structurent l’espace,

rythment la surface, fonctionnent comme des accroches visuelles du fait du

contraste avec les zones noires de la radiographie [p. 103]. Des pastilles rouges

judicieusement placées renforcent ce dispositif de contraste de couleurs et

aimantent le regard [p. 102].

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Ernest Breleur 101

Sans titre1994, Collages radiographies, gommettes102 x 80 cm

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102 Ernest Breleur

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Ernest Breleur 103

Sans titre1994, Collages radiographies, gommettes102 x 80 cm

Sans titre1994, Collages radiographies, gommettes45 x 40 cm

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124 Ernest Breleur

Sans titre (Ensemble)1999, Collages, radiographies, gommettes275 x 50 x 16 cm

Sans titre 1999, Collages, radiographies, gommettes275 x 22 x 16 cm

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Ernest Breleur 125

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126 Ernest Breleur

Sans titre1999, Collages, radiographies, gommettes149 x 20 x 9 cm

Sans titre 1999, Collages, radiographies, gommettes149 x 20 x 9 cm

Sans titre1999, Collages, radiographies, gommettes149 x 20 x 9 cm

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Ernest Breleur 127

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128 Ernest Breleur

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Ernest Breleur 129

Sans titre2000, Collages, radiographies, gommettes132 x 22 x 5 cm

Sans titre2000, Collages, radiographies, gommettes155 x 20 x 4 cm

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130 Ernest Breleur

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Ernest Breleur 131

Sans titre2001, Collages radiographies, photographies, agrafes144 x 137 x 15 cm

Sans titre 2001, Collages radiographies, photographies, acrylique234 x 57 x 34 cm

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132 Ernest Breleur

Sans titre 2001, Collages radiographies, photographies, agrafes178 x 40 x 28 cm

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