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Nouvelle courte Le mobile mobile En filature instantanée, il suivait du regard, comme un faucon suit sa proie, la démarche, les gestes de la " madone " se vautrant de son habit totalement noir. On ne pouvait voir d' elle que les yeux, traversant avec vigilance la chaussée encore brûlante, par cette fin du mois d'août 2014. Quelques minutes plus tôt, il ne pensait à rien. Attablé à sa terrasse du Café préféré, il suivait le mouvement désinvolte de la foule anonyme : passant et repassant sur le trottoir d'en face. Rien dans l'esprit ne l' accrochait réellement. Il s'interrogeait, quand même, sur ce qui pouvait l'attacher à tous ces gens. Il n'était pas de leur ville. Il était étranger à leur idiome, loin de connaître leurs habitudes, leur mode de vie et peut-être aussi leur mode de pensée. Il se plaisait dans son monde fermé à toute ouverture sur les autres, gardant ainsi une distance respectueuse et respectable dans un milieu qui ne paraissait pas hostile, mais qui lui était totalement inconnu. Pour lui, eux étaient bien anonymes. Lui aussi devait leur paraître anonyme, en toute évidence. Mais cette présence-là fortuite, en ce lieu-là, public, pourrait avoir un sens ! Lequel ? Il ne pouvait prétendre le savoir aussi clairement qu'il le voudrait ! Toujours est-il que son regard aussi déférent passait en panoramique une grande partie de l'avenue d'en face, avec sa chaussée large et droite, ses trottoirs perpendiculaires, d'où, les platanes, bien entretenus, formaient une perspective d'une géométrie extrêmement ingénieuse. Il pouvait distinguer les passants précipités, affairés de ceux nonchalants, se promenant tranquillement par cette fin de journée d'été un peu plutôt fraîche. Les véhicules circulaient dans un flux scandé et rythmé par les feux des carrefours. Leurs bruits semblaient suivre cette cadence, tantôt, allant en crescendo, tantôt, allant en décrescendo et donnaient à l'ambiance générale cette musique que seules les grandes villes semblaient jalousement posséder.

Nouvelle courte le mobile mobile

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Nouvelle courte

Le mobile mobile En filature instantanée, il suivait du regard, comme un faucon suit sa

proie, la démarche, les gestes de la " madone " se vautrant de son habit totalement noir. On ne pouvait voir d' elle que les yeux, traversant avec vigilance la chaussée encore brûlante, par cette fin du mois d'août 2014.

Quelques minutes plus tôt, il ne pensait à rien. Attablé à sa terrasse du Café préféré, il suivait le mouvement désinvolte de la foule anonyme : passant et repassant sur le trottoir d'en face.

Rien dans l'esprit ne l' accrochait réellement. Il s'interrogeait, quand même, sur ce qui pouvait l'attacher à tous ces gens. Il n'était pas de leur ville. Il était étranger à leur idiome, loin de connaître leurs habitudes, leur mode de vie et peut-être aussi leur mode de pensée.

Il se plaisait dans son monde fermé à toute ouverture sur les autres, gardant ainsi une distance respectueuse et respectable dans un milieu qui ne paraissait pas hostile, mais qui lui était totalement inconnu.

Pour lui, eux étaient bien anonymes. Lui aussi devait leur paraître anonyme, en toute évidence.

Mais cette présence-là fortuite, en ce lieu-là, public, pourrait avoir un sens ! Lequel ? Il ne pouvait prétendre le savoir aussi clairement qu'il le voudrait !

Toujours est-il que son regard aussi déférent passait en panoramique une grande partie de l'avenue d'en face, avec sa chaussée large et droite, ses trottoirs perpendiculaires, d'où, les platanes, bien entretenus, formaient une perspective d'une géométrie extrêmement ingénieuse.

Il pouvait distinguer les passants précipités, affairés de ceux nonchalants, se promenant tranquillement par cette fin de journée d'été un peu plutôt fraîche. Les véhicules circulaient dans un flux scandé et rythmé par les feux des carrefours. Leurs bruits semblaient suivre cette cadence, tantôt, allant en crescendo, tantôt, allant en décrescendo et donnaient à l'ambiance générale cette musique que seules les grandes villes semblaient jalousement posséder.

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Pourtant, rien ne lui paraissait si irrévérencieux dans le comportement de la gente peuplant cet espace.

Il décida ainsi d'aller à la quête d'un quelconque indice lui signifiant la controverse dans la conduite des personnes masculines et féminines : des soupçons de clins d'œil, des sourires d'invitation en connivences semi - cachées à une éventuelle rencontre discrète, ou même quelques onomatopées, demi - sourdes, qu'on émettait jadis au passage d'une belle créature, signifiant cela, dans le genre de :

_ Psst, psst, psst, on ne te voit pas la jolie, la gazelle ? ! Rien de tout ça. Les hommes faisaient semblant de ne pas regarder les femmes, les

femmes aussi faisaient semblant de ne pas regarder les hommes !

Seuls quelques déhanchements sournois, par moments, trahissaient le corps svelte de quelques passantes et attiraient comme un aimant le regard des mâles, assis, bavardant à voix haute à la terrasse et subitement, un silence parcourait le milieu, le temps du passage de la "madone " noire. Celle-ci jetait un regard vers l'assistance, comme pour chercher un éventuel intéressé, éhonté, pouvant mordre au feu spécial émis par son regard, comme une onde attractive d'un radar de circulation !

Le crissement d'une chaise, la silhouette traversant comme un éclair l'espace, se dirigea vers la sortie et se mêla à la foule des passants et des passantes tenant, toutes et tous, un portable, un mobile : gadget devenu presque une nécessité pour faire montre d'une appartenance sociale : différentes marques, différentes couleurs, différentes formes, écouteurs compris !

On faisait semblant de consulter un répertoire, une liste d'appels, un

message mms ou sms ou on regardait des images prises un instant avant, ou passer un clip

favori,... Puis, on parlait, on parlait, on parlait avec des gestes des doigts

levés, ou des mains ou même des bras, suivant le thème de la conversation. pour les discours sentimentaux, on chuchotait, pour les sujets mondains, on criait, comme pour faire savoir qu'on était bien occupé dans des affaires sérieuses !! Au

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moment, où la courbe du chômage connaissait bien une grave hausse ! Les gens à la téléphonie mobile montraient l'inverse !! Paradoxe certain !

Puis, les oreillettes et le minuscule micro penchant du fil se mêlait à l'habillement.

On parlait dans le vide, la gestuelle marquait un point, un lieu dans l'espace ou un instant dans l'intemporel, comme si la personne au bout du sans fil était bien là, présente en chair et en os !

Une mime qui ne passait pas sans faire sourire et rire parfois l'observateur !

Celui-ci était harassé par cette contagion quasi-totale qu'il constatait de plus en plus partout où il allait.

Tout le monde bavardait, causait, " tchatait " avec l'inconnu ! Alors que le silence dangereux, menaçant était en l'air. Celui d'une

extrême solitude. Au fond, il y avait là comme un signe que la téléphonie mobile

envahissait notre univers et devenait un moyen de communication avec l'ailleurs, un moyen de rapprochement avec les autres humains dans l'anonymat et le virtuel où la solitude devenait une maladie collective chronique !

L'homme sorti de la terrasse, se mit à parler à la madone tout en noir : _ Je peux avoir ton numéro ? _ Pourquoi pas, oui, d'accord ! _ c'est : 06,xxxxxxxx _ Le mien est : 06xxxxxxxx _ J'enregistre _ Moi aussi _ Restons en contact, c'est du sérieux ! _ Oui, je sais, t'inquiète ! En bon français, sur une avenue maghrébine, par des maghrébins. Il revint à sa place, apparemment, heureux, et tout en manipulant son

gadget, il laissa entendre à son acolyte qu'il s'agissait d'une sœur islamiste, dans l'apparence, alors qu'en réalité, il s'agissait d'une jeune étudiante en droit international,....

Allait-il parler au téléphone ? Non, il déposa le mobile sur la table près de la théière et du vers de thé à la menthe à demi vide. Il prit le journal, parcourut les pages sportives, puis :

_ Qu'avait fait L' Arsenal avant hier ? _ Zéro partout. _ Et Juventus ?

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_ 2 à zéro contre la Barça ! Ce fut la fin de la journée. On continuerait à émettre et recevoir des sms et des mms en langage

phonético - numéral = nouveau moyen de communication allant à l'encontre de tout ce qui était grammatical, conventionnel, respectant les convenances et les règles des anciens.

C'est révolu tout ça. Y : )) Abdelmalek AGHZAF Ksar El-Kébir, le 31/08/2014.®©