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Kant, la publicité et les médias sociaux. Par Suzanne Dumouchel

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Article de Suzanne Dumouchel (Université du Maine) présenté lors des SMC Research Awards 2013

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Kant, la publicité et les médias sociaux

Suzanne Dumouchel – Université du Maine

Proposition pour les SMC Research Awards - Décembre 2013

Citer Kant pour parler de la publicité et des médias sociaux actuellement peut sembler

soit anachronique, soit infondé, soit relever d’une posture pseudo-intellectuelle. Mais il

n’en est rien. Kant, à la fin du 18e siècle, est le premier à s’intéresser aux notions de

publicité et d’espace public. Dans son texte Qu’est-ce que les Lumières, publié en

1784, il définit la publicité comme le fait de rendre une information publique par le biais

de l’imprimé. L’époque signale le passage d’une culture essentiellement orale à une

culture écrite et favorise la création d’un espace public, soit un lieu virtuel dans lequel

les nouvelles sont diffusées et discutées. L’écrit entraîne la visibilité du message et sa

diffusion.

Cet espace de discursivité sociale s’élabore ainsi à partir d’une culture de l’écrit, que

nous avons appelé « compétence rédactionnelle » dans la mesure où elle s’acquiert

par et à travers l’écrit. Les médias sociaux sont de nouveaux espaces de discursivité

sociale, fondés sur une activité de publication mais confrontés à une problématique

majeure, à laquelle nous proposons une solution : la visibilité des publications. La

compétence rédactionnelle joue ici un rôle central puisqu’elle vient renouveler les

pratiques « publicitaires » au sens aussi bien philosophique qu’économique : elle sert un

objectif qualitatif de publication d’une part, et un objectif économique lié à la

publicité d’autre part.

La compétence rédactionnelle au service de la visibilité

Selon Kant, la publication d’un texte est un gage de qualité de celui-ci et de la

compétence de son auteur. Actuellement, ce n’est plus la publication qui signale cette

qualité, mais la visibilité du texte. Néanmoins, dans les deux cas, la réputation de

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l’auteur est tributaire de sa compétence rédactionnelle, c’est-à-dire sa capacité à

souder autour de lui une communauté, un espace médiatique de communication.

Les enjeux marchands de la compétence rédactionnelle : l’exemple des petites

annonces

Très codifié, le texte de la petite annonce pose un certain nombre de contraintes

puisqu’il vise à décrire un objet de façon efficace quoique complète dans un texte

bref. Ses objectifs sont simples : trouver un acheteur rapidement et vendre l’objet au

meilleur prix. Francis Ponge, dans son Parti pris des choses, a le premier montré le

caractère poétique de la description d’objets du quotidien. Certaines annonces du site

Le Bon Coin témoignent de l’importance de cette compétence rédactionnelle dans

une optique commerciale.

Benoit de l’Essonne, vendeur prolixe sur le site, propose des annonces originales qui

augmentent significativement ses ventes. Pour vendre son Porsche Cayenne, il

s’adresse directement au lecteur de l’annonce et met en scène ses aspirations

potentielles :

Vous rêvez de rouler en Porsche depuis longtemps ? Seulement voilà, vous n’êtes plus

tout jeune et il faut reconnaitre qu’une 911, c’est un peu tape-cul, de plus vous avez

peut-être eu la mauvaise idée de vous reproduire et vous ne voyez vraiment pas

comment caser votre progéniture et vos bagages dans un coupé sport... Heureusement,

c’est un Cayenne (sorte de Scénic de chez Porsche, la preuve en photo n°31) que je

vous propose à la vente ! Malgré tout avec son V8 turbo 4.5L de 450 chevaux, ce

Cayenne ne manque pas de piment et sa polyvalence lui permettra d’être aussi à l’aide

pour faire la course que pour faire les courses. (Des gens malhonnêtes disent même que

c’est l’idéal pour ramener de la drogue via l’Espagne en Go-Fast mais me concernant je

n’ai jamais essayé)2.

Dès l’entrée en matière, l’objet est mis en scène dans ses différents usages et atouts. Il

répond au rêve de tout homme grâce à sa marque, tout en étant adapté aux besoins

d’un père de famille. Au lieu d’avoir une description technique de l’objet, Benoît de

l’Essonne valorise l’adéquation entre rêve et réalité que représente la voiture. Toutes les

informations caractéristiques du texte de petite annonce sont néanmoins présentes

mais dans une mise en scène bien menée, comme lorsqu’il précise que « le GPS

couleur écran 16/9 Europe, […]vous mènera sans encombre de Vladivostok à Milan en

passant par Budapest et vous épatera même en vous conduisant jusqu’à des bleds

aussi improbables que Fouffin Ricametz » ou lorsqu’il conçoit qu’un V8 Turbo

1 La photo est celle du Porsche Cayenne mis en vente avec à la place de la plaque d’immatriculation, la

mention « Scénic ». 2 « Porsche Cayenne Turbo familial », annonce complète visible sur le blog de « Benoit de l’Essonne »,

http://les-annonces-de-benoit.over-blog.com/.

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consomme beaucoup d’essence mais que cela permet « d’accumuler suffisamment

de points Esso pour vous offrir une super cafetière ». Contrairement aux petites

annonces traditionnelles qui se contentent de décrire l’objet, Benoît de l’Essonne relie

chaque caractéristique à un usage quotidien. Ce faisant, il ancre l’objet dans le

monde, dans sa relation à l’acheteur potentiel, et favorise l’identification.

La qualité rédactionnelle de ces petites annonces, parfois agrémentées de photos qui

mettent savamment en scène l’objet proposé à la vente, favorise les ventes. Plusieurs

articles sont consacrés aux annonces de Benoit de l’Essonne et signalent que ses objets

trouvent plus rapidement acquéreur et sont mieux vendus3. En situant l’objet dans une

mise en scène, ses annonces anticipent un passage de main entre l’usage qu’il en a eu

et celui que peut en avoir le futur acheteur. Benoît de l’Essonne inscrit son objet dans

un récit dont l’humour, la personnalisation et la mise en scène emportent l’adhésion

selon le procédé de narrativisation.

La culture du texte vient servir l’intérêt économique en renouvelant les codes de la

petite annonce. L’aisance rédactionnelle favorise l’innovation textuelle et le

renouvellement des genres et des pratiques. Mise au service d’une nécessité (la vente

d’un objet d’occasion), la compétence rédactionnelle est créatrice d’une nouvelle

forme esthétique de brièveté. Le lecteur de l’annonce est forcé de participer à la mise

en scène, dans une identification qui facilite l’achat.

Comme l’exprime Howard Rheingold, trois éléments fondamentaux font naître

l’échange sur les médias sociaux : des « identités artificielles mais stables, [un] esprit de

répartie et des mots pour pallier l’absence de contexte socio-culturel » 4. Ces trois

éléments s’articulent dans la mise en récit et relèvent de la compétence

rédactionnelle. Ils contribuent à la création d’un sens de la communauté.

La compétence rédactionnelle créatrice de lien social

Pierre Polomé, dans son ouvrage Les médias sur Internet, complète la phrase du

philosophe Mc Luhan, « le média, c’est le message », en considérant que le média,

« c’est aussi l’utilisateur »5. De nombreux médias sociaux, et Rue89 en est une illustration,

se structurent autour d’un triangle d’acteurs : les internautes, la rédaction

professionnelle et les experts. Internet situe l’individu au cœur de son système. Chacun

prend la décision, pour lui-même, de mettre en ligne le texte qu’il a écrit, de le publier,

3 Voir, entre autres, les liens suivants : http://www.spi0n.com/une-annonce-drole-sur-le-bon-coin-pour-une-

twingo/; http://chocoups.com/le-bon-coin-la-super-twingo-vert-pomme-que-toute-le-monde-sarrache/ et

http://www.leparisien.fr/essonne-91/il-ecrit-les-annonces-les-plus-droles-du-boncoin-04-06-2013-

2864115.php. 4 Howard Rheingold, Les communautés virtuelles, Addison-Wesley, 1995, p.179-180. 5 Pierre Polomé, Les médias sur Internet, Paris, Milan, 2009, p. 3.

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mais sa visibilité dépend de la qualité et de l’intérêt des propos exprimés. En effet, si au

18ème siècle, l’accès à la publicité ou publication s’effectue grâce à la compétence

rédactionnelle, aujourd’hui, sur Internet, publier est devenu chose aisée. C’est la

visibilité qui est au cœur des enjeux mais elle s’obtient toujours par le biais de cette

« culture écrite ». Sur Internet, il convient donc de distinguer la publication, qui résulte

de la volonté individuelle, de la visibilité de celle-ci, rendue possible par l’appréciation

des autres internautes. Cet usager d’Internet doit s’insérer dans une communauté tout

en s’y distinguant pour gagner en visibilité.

Cette démarche est constamment celle de Benoit de l’Essonne qui se différencie en

renouvelant le genre de la petite annonce mais en utilisant les pratiques sociales et

culturelles en vigueur pour décrire son objet. Pour vendre l’ouvrage La culture pour les

nuls, il ne prétend pas vendre un livre formidable et passionnant, bien au contraire,

mais utile en diverses occasions ou pour divers usages :

Vous rêvez de briller en société ? Réussir un concours super compliqué qui va changer

votre vie ? Ou tout simplement rafler les 250 000 euros de Money Drop ? Ça tombe bien :

je mets en vente un ouvrage qui va vous permettre d’atteindre vos objectifs les plus fous

! En effet, imaginez la tête de vos interlocuteurs ou correcteurs quand vous leur sortirez,

plein d’aplomb : « Peter Bruegel, né en 1530 et mort en 1569, dit « l’ancien », domine la

peinture flamande du XVIe siècle. Ses deux fils sont Peter Bruegel « le jeune », et Jan

Bruegel dit « Bruegel velours ». Bruegel l’ancien peint les mœurs paysannes, les noces, les

moissons et la vie quotidienne (métro - boulot - dodo en somme…). Il peint également

les principales scènes des Saintes Écritures, notamment Le Dénombrement de Bethléem.

(Extrait de la page 214). Voilà de quoi - dans les dîners entre amis - rafler aisément la

vedette au gros abruti d’agent immobilier qui frime en parlant de l’achat de son

nouveau SUV Audi.

(SUV = Sport Utility Vehicle, soit un gros 4X4 qui ne roule que sur le bitume des beaux

quartiers. Lire « Les voitures pour les nuls » si nécessaire). Mais ce paragraphe, pris au

hasard dans les 653 pages de ce pavé de savoir, n’est qu’un exemple parmi tant

d’autres.

Vous l’avez compris, grâce à ce livre imbuvable, vous serez incollable ! Me concernant

je n’en ai lu qu’une quinzaine de pages, d’où son état neuf. J’ai malgré tout réussi à

décrocher un concours au taux de réussite très faible… C’est dire l'efficacité de ce

bouquin (ou son côté « porte bonheur », au choix.). Alors pour seulement 10€ (au lieu de

22,90€), changez de vie 6!

L’ouvrage sert à réussir des concours, à briller en société, surtout vis-à-vis de l’heureux

propriétaire d’une belle voiture, ou à gagner des jeux d’argent. Cette diversité d’usage

lui permet de cibler une diversité d’acheteurs et de montrer que tous peuvent y trouver

un intérêt car tous, finalement, ont besoin des mêmes objets. Cette mise en récit

6 Annonce pour le livre La culture générale pour les Nuls », en ligne sur le site Le Bon Coin,

http://www.leboncoin.fr/livres/461280152.htm.

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favorise le développement d’un sentiment d’appartenance à un collectif comme le

souligne Olivier Voirol dans son article « Le travail normatif du narratif » :

Les récits médiatiques opèrent comme des distributeurs d’estime sociale et participent

ainsi à la production et la reproduction des hiérarchies symboliques de la

reconnaissance. Ce constat entraîne deux conséquences : tout d’abord, que les sujets

sociaux se reconnaissent dans les récits médiatiques, qu’ils les fassent en quelque sorte «

entrer » dans leur expérience pratique et apprennent ainsi à orienter leurs modes d’être

et de faire à l’aune des énonciations publiques – cela touche à un premier sens de la

reconnaissance. Cela signifie ensuite […] qu’ils apprennent également à apprécier leur

place au sein d’une entité abstraite en percevant leur contribution singulière parmi un

ensemble sociétal qui les dépasse amplement – cela touche à un second sens de la

reconnaissance7.

La narrativisation de l’objet mis en vente inscrit le lecteur de l’annonce dans une

culture sociale identifiée et oriente ses pratiques. Elle augmente la visibilité du texte et

de son auteur puisqu’elle contribue à cette reconnaissance du lecteur-acheteur

éventuel.

La notion de « webacteur » développée par Pisani et Piotet qualifie assez bien l’accès

du public à des pratiques d’autoproduction inscrite dans une perspective sociale et

culturelle8. La visibilité est en effet soumise au jugement de la communauté, créant

ainsi un filtre collectif. Néanmoins, comme l’identifie Dominique Cardon dans sa

conférence sur Les sociabilités numériques, « Ce qui a été filtré par l’intelligence

collective des internautes […] ne fait jamais que reproduire des formes de

hiérarchisation sociale et culturelle qui sont très proches de l’espace public

traditionnel »9. Là encore, le filtre est conditionné par les structures en vigueur dans

l’espace physique dont la maîtrise et la capacité à en jouer dépendent de la

compétence rédactionnelle.

Olivier Voirol rappelle l’enjeu social des récits médiatiques, notamment dans leur

« capacité de constituer une scène des pratiques sociales […] et d’offrir […] une

ressource de l’agir et une assise à l’identité des sujets »10. La mise en récit implique la

maîtrise des codes sociaux et culturels et favorise la création d’un lien social. Elle

améliore la visibilité de l’individu comme du site sur lequel est publié le texte. Les petites

annonces de Benoît de l’Essonne font d’ailleurs l’objet d’un blog très visité et chez

d’autres, elles ont permis la publication d’un ouvrage chez Flammarion11.

7 Olivier Voirol, « Le travail normatif du narratif » Les enjeux de reconnaissance dans le récit médiatique,

Réseaux, 2005/4 no 132, p.13. 8 Francis Pisani et Dominique Piotet, Comment le web change le monde: Des internautes aux webacteurs,

Paris, Pearson, 2011. 9 Dominique Cardon, Les sociabilités numériques, conférence du 29 mars 2012. 10 Olivier Voirol, op. cit., p.6. 11 Respectivement http://les-annonces-de-benoit.over-blog.com/ et http://yves-dauteuille.blogspot.fr/.

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La culture de l’écrit est un outil puissant de développement des médias sociaux. Elle

encourage les pratiques individuelles, renforce la communauté, et favorise la publicité

du site, au sens à la fois kantien et économique.

La culture écrite : un outil marketing

Grâce à la mise en récit, la compétence rédactionnelle stimule les lecteurs qui peuvent

ainsi réagir aux textes lus. Étonnamment, la mise en récit de soi ou d’un objet, publiée

sur Internet, conditionne la conversation et participe de la constitution d’une

communauté.

Si on sait l’utiliser, la compétence rédactionnelle contribue au succès des médias

sociaux. Précédemment, nous avons signalé son rôle dans la visibilité des textes. Mais

cela implique que la qualité du média social dépend des usagers, ce qui est en partie

vrai mais pas seulement.

La maîtrise de la culture de l’écrit vise également à transformer un discours publicitaire

en discours rédactionnel. A l’heure actuelle, les annonces publicitaires intempestives

ont une efficacité très relative sur Internet. La compétence rédactionnelle, parce

qu’elle favorise l’identification, le sentiment d’appartenance à une communauté et

donc crée de la visibilité, peut ici jouer un rôle majeur. Plusieurs articles signalent la

nécessité, pour les marques, de penser un autre mode de communication

publicitaire12 ; des fournisseurs d’accès à Internet, tel Free, bloquent les publicités afin

que les usagers n’en soient pas inondés. Il semble donc nécessaire d’adapter le texte

publicitaire et de faire appel non plus à des spécialistes du marketing mais à des

professionnels sélectionnés pour leur compétence rédactionnelle.

En effet, le site de sociabilité de quartier, Aujourdhuidansmarue, que j’ai cofondé il y a

peu, en est un exemple13. Il intègre la publicité au reste des annonces et seule la

couleur du bandeau de l’annonce distingue le simple message d’un commerçant de

l’annonce publicitaire. Le problème rencontré est toujours celui d’améliorer la qualité

rédactionnelle des messages. Malgré la distribution d’un manuel aidant à rédiger des

annonces à la fois adaptées à leur secteur d’activité et inventives, les textes publiés

sont toujours mal rédigés et peu engageants, à tel point qu’Aujourdhuidansmarue

prévoit d’embaucher spécifiquement un rédacteur chargé de proposer un contenu

adapté et de qualité. Cette expérience a ainsi montré que la compétence

12 Voir, entre autres, les sites Journal du Net et Asfored :

http://www.journaldunet.com/ebusiness/expert/52967/comment-les-marques-peuvent-tirer-parti-des-

reseaux-sociaux.shtml et http://www.asfored.org/lettre/article27.html. 13 Adresse internet du site de sociabilité de quartier Aujourdhuidansmarue,

www.aujourdhuidansmarue.com

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rédactionnelle ne s’acquiert pas aisément. Elle est le résultat d’une sensibilité, d’une

compréhension des pratiques sociales et culturelles et d’un esprit d’innovation comme

le précise Roger Chartier dans son article sur la culture écrite :

Comprendre cette « culture graphique » partagée exige de situer les pratiques qui la

produisent, à la fois dans leur autonomie créatrice et dans les limites qui les contraignent.

[…] Contre une vision trop simple qui suppose l’asservissement des lecteurs aux messages

inculqués, il faut rappeler que la réception est création, et la consommation, production.

Mais, contre la perspective symétrique, qui postule l’absolue liberté des individus et la

force des imaginations sans limites, il faut rappeler que toute appropriation est enserrée

dans des conditions de possibilité historiquement variables et socialement inégales.14.

La culture de l’écrit, pour être efficace, doit jouer dans cet espace fragile et mouvant

entre les codes en vigueur et leur transgression. Elle relève du jeu, et donc favorise la

proximité entre les usagers.

Outre la transformation du contenu publicitaire en contenu rédactionnel, les médias

sociaux gagneraient à s’appuyer sur des logiciels spécifiques, rarement utilisés

conjointement : les systèmes d’information graphique (SIG) et la textométrie. Les

premiers permettent la modélisation cartographique des bases de données des

usagers. Ils contribuent à identifier les usagers des sites par le biais de différentes

données tandis que le second identifie le vocabulaire utilisé par la communauté. En

croisant les résultats des deux logiciels, il serait possible de mieux comprendre les

spécificités de chaque communauté et des relations tissées entre ses membres,

comme le précise Christian Licoppe dans son article sur la sociabilité et les nouvelles

technologies :

Il faut enfin noter que le développement et l’usage croissant des dispositifs de

communication fournit une opportunité nouvelle pour mener des recherches sur la

sociabilité médiatisée à toutes les échelles, de l’interaction médiatisée aux systèmes de

flux. Il est en effet empiriquement envisageable, du fait de la traçabilité inhérente aux

échanges numérisés, et dans les limites du respect des réglementations en vigueur en ce

qui concerne la confidentialité de ces données, d’inventorier les pratiques de

communication interpersonnelles, en constituant des bases de données sur leurs

échanges et le contenu de ceux-ci sur des périodes de temps considérables15.

Ces données sur les usagers et les discours servent à retravailler les discours et adapter

les contenus. Les SIG participent déjà de l’élaboration d’une stratégie publicitaire mais

ils ne sont pas utilisés avec la textométrie et surtout, les résultats ne sont pas exploités

14 Roger Chartier, « Culture écrite et littérature à l'âge moderne », Annales, 2001, vol.56, n°4, p. 20. 15 Christian Licoppe, « Sociabilité et technologies de communication » Deux modalités d'entretien des liens

interpersonnels dans le contexte du déploiement des dispositifs de communication mobiles, Réseaux,

2002/2 n° 112-113, p.12-13.

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par un spécialiste du discours. Or cela permettrait d’affiner d’une part le discours en

fonction des cibles et d’autre part la compréhension et la connaissance des pratiques

sociales et culturelles, comme le rappelle Dominique Cardon :

Sur le web 2.0, l’identité en ligne apparaît comme un vaste bazar où tout semble faire

signe. […] A travers les petites phrases de statut et les humeurs, la mise en récit de soi

s’est aussi généralisée auprès de publics bien plus larges que la population « lettrée » des

bloggeurs. Enfin, dans certains contextes, la disponibilité temporelle et la localisation

géographique apparaissent comme des critères efficaces de caractérisation des

individus16.

Tous ces signes identitaires doivent être utilisés ensemble pour faire sens et venir

appuyer la compétence rédactionnelle qui a la charge de rendre visible un texte

publicitaire en l’intégrant à un contenu informatif et bien sûr, en l’adaptant à la

communauté.

Au terme de ce parcours, on comprend bien que la culture de l’écrit est loin

d’être détachée de fonctions commerciales et marketing. Porteuse d’innovation, elle

favorise l’identification, la réputation et fonde le sens de la communauté, ce qui

explique son rôle dans le développement de la publicité selon Kant. Aujourd’hui, elle

doit être revalorisée pour augmenter l’efficacité des pratiques publicitaires et servir la

visibilité. Synthèse de trois aptitudes, critique, narrative et sociale, la compétence

rédactionnelle doit être le nouvel axe de développement des médias sociaux. Qu’ils

soient textuels, audio ou vidéo, ces contenus doivent gagner en visibilité et la mise en

récit en est une des techniques les plus efficaces. La compétence rédactionnelle est

donc bien plus large que la seule pratique de l’écrit. Elle s’applique à tous les contenus

des médias sociaux dans la mesure où elle contribue à fonder et renforcer une

communauté.

16 Dominique Cardon, « Le design de la visibilité » Un essai de cartographie du web 2.0, Réseaux, 2008/6 n°

152, pp. 93-137, p.96.