476
1 THESE / Université Rennes 2 sous le sceau de l’Université européenne de Bretagne pour obtenir le titre de DOCTEUR DE RENNES 2 Mention : Sociologie Ecole doctorale - Sciences Humaines et Sociales présentée par Laurent FOUILLÉ Préparée au Laboratoire d’Anthropologie et Sociologie Equipe d’Accueil 2241, Université Rennes 2 L’attachement automobile mis à l’épreuve. Etude des dispositifs de détachement et de recomposition des mobilités Thèse soutenue le 14 décembre 2010 devant le jury composé de : Ali Aït Abdelmalek Professeur à l’Université Rennes II/ président Dominique Desjeux Professeur à l’Université Paris V/ rapporteur Vincent Kaufmann Professeur à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne/ rapporteur Dominique Boullier Professeur à Sciences Po Paris/ directeur de thèse Fouillé, Laurent. L’attachement automobile mis à l’épreuve : étude des dispositifs de détachement et de recomposition des mobilités - 2010 tel-00560416, version 1 - 28 Jan 2011

L'attachement automobile mis à l'épreuve. Etude des dispositifs de détachement et de recomposition des mobilités

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Thèse de doctorat en Sociologie. Dirigée par le Professeur Dominique Boullier. Soutenue le 14/12/2010 à l'Université Rennes II

Citation preview

  • 1. 1THESE / Universit Rennes 2sous le sceau de lUniversit europenne de Bretagnepour obtenir le titre deDOCTEUR DE RENNES 2Mention : SociologieEcole doctorale - Sciences Humaines et Socialesprsente parLaurent FOUILLPrpare au Laboratoire dAnthropologie et SociologieEquipe dAccueil 2241, Universit Rennes 2Lattachement automobilemis lpreuve.Etude des dispositifs dedtachement et derecomposition des mobilitsThse soutenue le 14 dcembre 2010devant le jury compos de :Ali At AbdelmalekProfesseur lUniversit Rennes II/ prsidentDominique DesjeuxProfesseur lUniversit Paris V/ rapporteurVincent KaufmannProfesseur lEcole Polytechnique Fdrale de Lausanne/ rapporteurDominique BoullierProfesseur Sciences Po Paris/ directeur de thseFouill, Laurent. Lattachement automobile mis lpreuve : tude des dispositifs de dtachement et de recomposition des mobilits - 2010tel-00560416,version1-28Jan2011

2. RemerciementsBien des personnes ont contribu lexistence de cette thse. Tout dabord je tiens remercier mon directeur, Dominique Boullier, pour le temps et lnergie quil ma consacrs. Ilest parvenu convaincre un financeur dans le cadre dune convention industrielle deformation par la recherche de lutilit de ce qui ntait quun projet. Il ma encadr avec soin,maccordant un entretien chaque mois pendant quatre annes et cest bien souvent sur sademande que jcrivais des pages que je naurais probablement pas rdiges sinon. Enfin ilma transmis des ides, ma conseill des auteurs et ma prodigu inlassablement critiqueset suggestions.Je tiens aussi remercier les responsables et les lus de Rennes Mtropole (MM.Philippe, Diserbeau, Le Petit, Boscher, Herv, Delaveau), pour mavoir fait confiance etapport un appui logistique et des conditions de travail enviables par nombre de mescollgues doctorants. Je suis aussi redevable envers mes collgues avec qui jai partag lequotidien et qui mont fait connatre leur mtier et leur savoir-faire. Je ne les nommerai pasun par un, mais ils se reconnaitront et savent combien je leur suis reconnaissant.Ma gratitude sadresse galement mon laboratoire, le LAS-LARES, et plusparticulirement parmi ses membres, Raymonde Cortyl pour son aide administrative et mes collgues doctorants avec qui nous avons partag les moments de doutes, les regainsde motivation et quelques lectures. La prsentation de nos travaux dans les sminaires dulaboratoire nous a apport des regards extrieurs sur nos recherches et ces changes furentune contribution essentielle.Je remercie toutes les personnes qui mont consacr du temps pour des entretiens Chambry, Freiburg, Compigne, Manchester, Paris et Rennes. Mais aussi toutescelles avec qui nos changes sont rests informels mais ont contribu mes rflexions,dans des colloques, des formations, des trains ou ailleurs.Bien sr je noublierai pas celle qui partage ma vie, ma femme, qui a support mafocalisation aige sur mon sujet dtude, ainsi que mes absences rptes, tant physiquesque mentales. De plus, sa relecture attentive a grandement amlior lorthographe et lagrammaire de ce document.Enfin, je salue les voyageurs anonymes que jai observs sur des quais de gare dansdes abribus, des rames de train, de mtro, de tramway ou encore dans des bus et auxcommandes de leur vhicule. Ils ne sen sont probablement pas aperus, mais sans eux cetravail naurait pas t possible.2Fouill, Laurent. Lattachement automobile mis lpreuve : tude des dispositifs de dtachement et de recomposition des mobilits - 2010tel-00560416,version1-28Jan2011 3. 3Fouill, Laurent. Lattachement automobile mis lpreuve : tude des dispositifs de dtachement et de recomposition des mobilits - 2010tel-00560416,version1-28Jan2011 4. SommaireRemerciements........................................................................................................................... 2Sommaire ................................................................................................................................... 4Avant Propos.............................................................................................................................. 71. Le plasma automobile .......................................................................................................... 131.1. Langle mort sociologique : lauto atrophie................................................................ 131.2. Lethos automobile........................................................................................................ 16Un ethnologue au pays des automobilistes ou le coming out dun ex-sans-permis ......... 171.3. La possibilit dun dplacement.................................................................................... 231.4. Lauto est-elle une bulle ? ............................................................................................. 25La bulle automobile.......................................................................................................... 26Automobile et rgime du proche...................................................................................... 271.5 Conduite et pouvoir : le prestige de lautomobile.......................................................... 31Limitation du plus prestigieux ........................................................................................ 33Duel logique et fin de la motorisation.............................................................................. 34Dirigeants politiques et automobile.................................................................................. 36 chaque monde sa voiture .............................................................................................. 38La naturalit de la car culture .......................................................................................... 392. Laddiction automobile ........................................................................................................ 432.1. Une brve histoire de la critique de lautomobile ......................................................... 43La perversion automobile................................................................................................. 44Chronologie de la critique................................................................................................ 47Lautoolisme..................................................................................................................... 482.2. Autoholics Anonymous................................................................................................. 502.3. Autopartage et covoiturage : des autosupports dusagers de lautomobile................... 542.4. Autopatch.................................................................................................................... 582.4.1. Prsentation du dispositif ....................................................................................... 582.4.2. Stratgies de dfense : Je men fous de la pollution, moi pour aller travailler, ilfaut bien que je prenne ma voiture ................................................................................ 612.4.3. Que nous apprennent les prvenus dAutopatch ? ................................................. 652.5. Pathologiser un attachement normal ou rquiper lautomobiliste en libre-arbitre ? ... 692.5.1. Lautomobiliste, un grand malade qui signore ?................................................... 692.5.2. Un automobiliste capable de choix et dou de raison ? ......................................... 742.6. De lautomobiliste dpendant aux voyageurs attachs leurs vhicules...................... 783. La niche cologique de lautomobile : une espce invasive ................................................ 833.1. La prolifration automobile........................................................................................... 833.2. Les barrires techniques................................................................................................ 873.2.1 Le Boulevard de la Mort ......................................................................................... 883.2.2. La ZAC Saint Sulpice : la rgulation par la pnurie de place.............................. 1013.2.3. Barrires techniques et rgulation des populations invasives par rduction de leurniche cologique............................................................................................................. 1063.3. Les barrires conomiques.......................................................................................... 1093.3.1. Tarification routire et taxe sur la congestion...................................................... 1103.3.2. Prsentation de diffrents pages urbains en fonctionnement ............................. 1133.3.3. Lchec mancunien : retour dexprience dun ambitieux projet avort ............. 1293.3.4. Conclusion sur les pages urbains........................................................................ 1483.3.4. La gratuit totale des transports collectifs............................................................ 1514Fouill, Laurent. Lattachement automobile mis lpreuve : tude des dispositifs de dtachement et de recomposition des mobilits - 2010tel-00560416,version1-28Jan2011 5. 3.4. Les barrires juridiques............................................................................................... 1613.4.1. La juridiction existante : le code de la route et lautomobiliste probatoire.......... 1613.4.2. Des exprimentations juridiques : promotion de lautopartage, taxe carbone, codela rue et rue nue.............................................................................................................. 1653.4.3. Dautres voies lgales pour lutter contre lexcs dautomobile ? ........................ 1693.5. Barrires daccs et permabilit du milieu................................................................ 1714. Lorganisation des mobilits alternatives : le voyageur fantme....................................... 1754.1. Le recensement des dplacements............................................................................... 1764.1.1. Comptages et sondages ........................................................................................ 1774.1.2. Lenqute mnages dplacements (EMD) ........................................................... 1784.1.3. Lenqute Montes-Descentes et Origines-Destinations (MDOD) ..................... 1804.1.4. Les enqutes de fraude......................................................................................... 1804.2. La captation des traces ................................................................................................ 1824.2.1. Traceurs et capteurs.............................................................................................. 1824.2.2. La billettique : veiller et agir................................................................................ 1864.2.3. Exploiter les traces collectes .............................................................................. 1984.3. Prdire et modliser les flux........................................................................................ 1994.4. Re-prsenter le voyageur fantme............................................................................... 2075. R-investir le quartier......................................................................................................... 2165.1. Attacher lhabitant son quartier................................................................................ 2165.2. Vauban : un quartier moins voiture pour un habitant plus soigneux .......................... 2195.2.1. Introduction.......................................................................................................... 2195.2.2. Le dispositif la loupe : le Verkehrskonzept .................................................. 2205.2.3. Du quartier la communaut Vauban.................................................................. 2225.2.4. Exprimentation et mise lpreuve.................................................................... 2245.2.5. La force du collectif ............................................................................................. 2295.2.6. Un habitant engag qui prend soin de son quartier.............................................. 2315.2.7. Conclusion............................................................................................................ 2325.3. Apports de Vauban la discussion gnrale............................................................... 2335.3.1. Moins de stationnement ....................................................................................... 2345.3.2. Laccessibilit aux modes remise en ordre .......................................................... 2355.3.3. Un empowerment collectif et une politique des petits pas................................... 2396. Conclusion.......................................................................................................................... 2446.1. Organiser les mobilits cest faire la ville................................................................... 2446.2. Recomposer les attachements : faire prolifrer les associations nouvelles................. 2476.3. Redevenir agnostique sur les mobilits....................................................................... 2486.4. Quelle thique pour un esprit de laltermobilisme ?.................................................... 2506.5. Un sociologue attach son sujet ............................................................................... 254Bibliographie.......................................................................................................................... 257Liste des abrviations............................................................................................................. 270Table des matires dtaille ................................................................................................... 272Annexes.................................................................................................................................. 2755Fouill, Laurent. Lattachement automobile mis lpreuve : tude des dispositifs de dtachement et de recomposition des mobilits - 2010tel-00560416,version1-28Jan2011 6. 6Fouill, Laurent. Lattachement automobile mis lpreuve : tude des dispositifs de dtachement et de recomposition des mobilits - 2010tel-00560416,version1-28Jan2011 7. Avant ProposNotre thse ne pose que deux questions : quest-ce qui nous attache lautomobile ?Comment fait-on pour sen dtacher ? Cette problmatique semble simple, mais sarsolution est complexe. Sa formulation est trs parlante et nous avons constat combien iltait facile den discuter avec toutes sortes de personnes. la diffrence de nombreuxautres sujets de thse qui nintressent que quelques spcialistes, le ntre parle aux gens.Cela ne veut pas dire quil soit plus intressant ou plus important quun autre, maisseulement que de nombreuses personnes sont concernes par ce thme et ont des choses dire sur lui. De ce fait, le laboratoire danalyse de cet objet na pas de limites prcises et denombreux profanes le sociologisent dj trs bien sans nous. Afin de rduire le domainedtude, nous avons restreint lobservation aux seuls dispositifs qui ont pour objectif derduire notre usage de lautomobile. Par dispositif, nous dsignons aprs Foucault etDeleuze, un rseau constitu dun ensemble rsolument htrogne, comportant desdiscours, des institutions, des amnagements architecturaux, des dcisions rglementaires,des lois, des mesures administratives, des noncs scientifiques, des propositionsphilosophiques, morales, philanthropiques 1dont lagencement rsulte dune intention etrpond une fonction stratgique. Pour les dispositifs que nous tudierons, et dont nousignorons pour le moment ce dont ils sont faits, cette intention est de rduire lusage delautomobile, autrement dit de dtacher lautomobiliste.La comprhension de leur fonctionnement nous permettra danalyser et comprendre ce quicompose lattachement lautomobile. Cette posture est critiquable, comme lest le choix desdispositifs que nous avons pourtant voulu aussi vari que possible. Nous concdonsdailleurs que si les cas que nous avons choisi dtudier avaient t diffrents, nous neserions certainement pas parvenu aux mmes conclusions. Nous aurions galement putudier des cas dautomobilistes pathologiques , comme les adeptes du tuning analysspar Tanguy Cornu2, mais nous prfrions nous intresser lautomobilisme ordinaire.La prise de risque est assume, car nous pensons que cest en exerant des stress varissur la relation lautomobile et en lexposant diffrentes forces que nous pourronsentrevoir les effets de leur action sur ses composantes. Pour comprendre la compositiondun objet, il est possible dinterroger un maximum de personnes et de catgoriser leurs1Foucault Michel, Le jeu de Michel Foucault , Dits et crits, tome 3, Gallimard, Paris, 1994, (1977 pour cet entretien), p.299Deleuze Gilles, Quest-ce quun dispositif ? ,in ouvrage collectif Michel Foucault philosophe, Actes de la rencontreinternationale de Paris en janvier 1988, Seuil, Paris, 1989, pp. 185-1952Cornu Tanguy, je passe aprs la voiture de mon homme , prsentation au colloque de lAFS RT 11, sociologie des usageset de la consommation, mars 2010. Thse en cours.7Fouill, Laurent. Lattachement automobile mis lpreuve : tude des dispositifs de dtachement et de recomposition des mobilits - 2010tel-00560416,version1-28Jan2011 8. jugements. Par exemple, dans le cas dun produit alimentaire, nous interrogerions lespersonnes qui lont got pour tablir la liste de ses ingrdients, pour en trouver le nom oupour valuer sa qualit gustative. Mais il existe une autre voie pour tester la marchandise,qui consiste la placer face diffrents instruments qui vont lui administrer des preuves dedensit, dlectroconductivit, de combustion et dautres encore pour finalement en donnerune composition en lipide-glucide-protide ou une valeur calorique. Sans prtendre atteindreun tel degr de scientificit et de quantification, cette mtaphore suggre que nous ne nousgarons pas en prfrant observer les effets de dispositifs de dtachement, plutt queninterrogeant ad infinitum des automobilistes attachs3.Aprs ce choix de langle dattaque, notre second impratif ft de ne convoquer la thorieque lorsquelle clairerait le terrain et non dappliquer systmatiquement une mthodologiequi ferait entrer de force le terrain dans un modle thorique extrieur, antrieur et doncsuprieur. Cette approche conforme aux exigences de la Grounded Theory4a lavantage dene pas enfermer les observations dans une grille de lecture fige et parfois dformante, maisgalement de permettre la discussion avec le plus grand nombre dans des termescomprhensibles, en vitant la lourdeur dun style trop pdant et dun langage tropconceptuel. Du moins, cest ce que nous avons essay de faire et nous ne sommesprobablement pas parvenu liminer toutes les scories thorisantes. Nous souhaiterionsque cette thse soit lue au-del du cercle troit des examinateurs de la soutenance, sanspour autant dcevoir nos pairs, les membres du jury et plus largement la communaut deschercheurs universitaires qui elle se destine prioritairement. Le style rdactionnel employsurprendra parfois le lecteur acadmique, car l encore, lexigence de lisibilit et la volontde ne pas refroidir le monde vivant observ, nous ont conduit prfrer une criture quisautorise parfois quelques familiarits5.Cette criture correspond lapproche qui a t la ntre tout au long de cette recherche.Nous considrant ignorant sur le sujet, ou du moins, pas mieux inform quun autre, nous3Ces derniers font dailleurs suffisamment lobjet de telles enqutes. Augmenter le nombre des personnes interroges nepossde plus dintrt une fois atteint le seuil de la loi des grands nombres, sauf interroger des groupes marginaux auxcomportements mergents. De plus la redondance des rponses laisse entendre une certaine rcursivit : les automobilistesfinissent par utiliser les arguments qui leur sont donns dans les questionnaires, se rangeant ainsi bien gentiment dans lescatgories mobilises par lanalyste. La loi des grands nombres dcouverte par Jacob Bernoulli stipule quau-del dun nombre lev dobservations, la moyenneobserve empiriquement converge fortement avec lesprance relle dun phnomne ce qui donne une valeur statistiqueimportante aux sondages effectus sur un chantillon alatoire suffisamment grand. Sur cette loi et lhistoire de la statistique,lire lexcellent livre Desrosires Alain, La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, La Dcouverte, Paris,2000, dition originale 19934Glaser Barney, Strauss Anselm, The Discovery of Grounded Theory. Strategies for Qualitative Research. Aldine, New York,19675Un style trop froid et abstrait aurait plac lanalyse une distance trop grande pour retranscrire la proximit et la familiarit quicaractrisent la relation humain/voiture. Nous savons pourtant que ce style nous sera reproch comme trop journalistique ouessayiste. Nanmoins nous navons pas trouv de meilleur moyen de dcrire fidlement ce qui nous a t donn dobserver etde satisfaire notre exigence de prcision empirique.8Fouill, Laurent. Lattachement automobile mis lpreuve : tude des dispositifs de dtachement et de recomposition des mobilits - 2010tel-00560416,version1-28Jan2011 9. nous sommes ht dentamer les tudes de terrain au plus vite, sans avoir formul deshypothses trop importantes et encombrantes leur sujet. De toutes manires, la CIFRE6nous avait immerg dans le terrain ds le dbut de notre contrat en avril 2006. Nous avonsdonc collect des donnes bien avant davoir eu le temps de lire le quart de notrebibliographie et cest souvent lexprience du terrain qui nous a conduit la lecture de tel outel ouvrage. Ce travail dexploration sest fait de manire planifie, mais aussi alatoire7etdes terrains pressentis nont pas t raliss, pendant que les rsultats infructueux dautrescas ont conduit leur abandon.Le choix des terrains retenus doit tre explicit tant donns limportance et la primaut quilpossde sur lanalyse. Au dpart, la lecture dun ouvrage de Lawrence Lessig8nous aencourag rpartir les dispositifs entre quatre leviers daction : technique, conomique,juridique et normatif. Ce choix liminaire rsultait dun constat de proximit entre saproblmatique et la ntre, les deux consistant rechercher des outils de rgulation decomportements libres dans un systme compltement dcentralis (le cyberespace pour lui,lautomobile dans notre cas). Nous avons ensuite ddoubl cette typologie en prenant le soinde distinguer les dispositifs incitatifs de leurs homologues dissuasifs. Enfin, noussouhaitions, pour chacune des huit combinaisons obtenues, tudier un cas local (rennais)afin de le comparer un homologue extrieur, choisi entre autres pour son exemplarit.Initialement, nous avions donc list seize cas dtudes analyser et avec le recul, nouspouvons dire que ctait beaucoup trop pour les mener tous bien, mais juste ce quil fautpour que dans ce vivier subsiste un nombre suffisant de cas fructueux permettant unediscussion large9.Ensuite les terrains ont t raliss au fur et mesure que des opportunits les concernantse prsentaient. Selon les matriaux quils permettaient de recueillir et leurs spcificitspropres, chaque terrain a fait lobjet dune petite mthodologie singulire et ajuste que nousdtaillerons lorsque les cas feront leur apparition dans le rcit. Dune manire gnrale,lobservation du dispositif au cours de son dploiement fut privilgie, afin de ne pas tre enmesure den connatre le rsultat lavance. En cela, nous nous inscrivons dans la ligne de6La Convention Industrielle de Formation par la Recherche fait travailler le doctorant un poste oprationnel dans uneentreprise ou une administration (la communaut dagglomration de Rennes Mtropole dans notre cas) en parallle et encomplment de ses travaux de thses.7Lala fait partie intgrante du travail dexploration puisque le chercheur ne sait pas encore prcisment ce quil recherche. Ladcouverte est souvent faite de rencontres heureuses et derreurs gniales. Ce principe a t nomm srendipit par HoraceWalpole ds 1764. Sur ce concept lire, Van Andel Pek et Bourcier Danile, De la Srendipit dans la science, la technique, lartet le droit. Leons de linattendu. LACT MEM, Libres sciences, Chambry, 2009.8Lessig Lawrence, Code and other laws of cyberspace, Basic Books, New York, 19999Un taux de mortalit de 50%, nous laisse finalement huit tudes de cas dvelopper ici. Voir lannexe 1. Tableau detypologie prvisionnelle des tudes de cas. Les motifs dviction de cas sont multiples mais nous pouvons citer parmi eux : lanon concrtisation dun projet, le manque ou la pitre qualit des matriaux collects, le faible apport de lanalyse ladiscussion gnrale9Fouill, Laurent. Lattachement automobile mis lpreuve : tude des dispositifs de dtachement et de recomposition des mobilits - 2010tel-00560416,version1-28Jan2011 10. la sociologie des preuves10, pour qui le chercheur doit partager la position des acteurs quilobserve et qui ignorent les effets de leur action au terme de lpreuve de ralit. Toutefois,des impratifs temporels nous ont parfois contraint raliser des observations posthumes et conduire des entretiens rtrospectifs11.La trame rdactionnelle rsulte des terrains exploits et de leur mise en ordre thorique etthmatique. Ces terrains sont de tailles et de valeurs ingales, toutefois cest leurconfrontation qui permet dobtenir une reprsentation globale de lattachement automobile etdes dispositifs qui le mettent lpreuve. Cest de ce dialogue entre les cas, quest n leschma narratif qui nous a guid dans la rdaction de cette thse et dont voici lecheminement.Nous commencerons dans le premier chapitre par dcrire lautomobile comme un milieuambiant, un plasma, et nous chercherons en souligner quelques unes des propritssaillantes. Ce chapitre sinterroge sur la signification dun attachement collectif lautomobileet lincontournabilit de celle-ci dans la vie quotidienne. Sa forme est singulire puisquilconfronte une ethnographie une littrature relativement large sur lautomobile.Avec le second chapitre dbutent les tudes de cas et les analyses de dispositifs. Cechapitre se focalisera sur des actions menes sous langle normatif, et qui visent convertirlopinion un autre regard sur lautomobile. Par la dnonciation morale et le rejet dans lechamp de la dviance, ces dispositifs sattaquent limage et aux reprsentations de lavoiture. Dans ce second chapitre, nous traiterons galement du covoiturage et delautopartage, car ces systmes sont ports par linitiative prive (socit civile, associations,entreprises) comme le sont les procds normatifs. De plus, autopartage et covoituragepenchent aussi vers une relecture morale de lautomobile : son usage partag est justifialors que son usage individuel est rcrimin.Les chapitres suivants nous placeront du ct des pouvoirs publics, dont le programmelgal12depuis une quinzaine dannes se donne pour objectif de rduire lusage et lesimpacts de lautomobile. Ce changement de focale nous permettra dobserver une pluralitde modalits politiques en action. Nous les avons catgorises en deux volets gnraux, lepremier se fondant sur lusage de barrires (chapitre 3), le second sur llaboration10Pour une excellente prsentation des auteurs et concepts de ce courant, voir les archives vido du cycle de sminairesorganis par Cyril Lemieux et intitul socit critique et sociologie des preuves lEHESS en 2004-2005.http://www.archivesaudiovisuelles.fr/343/liste_conf.asp?id=343 consult le 26/09/2010.11Ce fut le cas Compigne o la gratuit des bus tait en vigueur depuis plusieurs dcennies, lintrt consistant justement observer son inscription dans la dure. Ce fut galement le cas Manchester. Si le projet de page et sa controverse ont ttudis in vivo mais distance, en revanche lobservation sur place et les entretiens ont eu lieu trois mois aprs le rsultat dunreferendum. Cette faute de calendrier tient justement au fait quignorant la suite des vnements, je pensais pouvoir assister la mise en place du projet, aprs un passage en force des autorits qui se refusaient alors la voie rfrendaire.12Larticle 14 de la loi n96-1236 du 30/12/1996 sur lair et lutilisation rationnelle de lnergie oriente les Plans de DplacementsUrbains (PDU) vers la diminution du trafic automobile et le dveloppement des transports collectifs et des moyens dedplacement conomes et les moins polluants, notamment lusage de la bicyclette et la marche pied en ajoutant larticle 28 la loi n82-1153 du 30/12/1982 dorientation des transports intrieurs.10Fouill, Laurent. Lattachement automobile mis lpreuve : tude des dispositifs de dtachement et de recomposition des mobilits - 2010tel-00560416,version1-28Jan2011 11. dalternatives dont lessor dpend directement dune meilleure connaissance des voyageurs(chapitre 4). Les barrires peuvent tre de diffrents types, mais les variantes techniques etconomiques sont les plus utilises. Nous verrons donc un traitement du territoire laide debordures, de couloirs de bus ou de stationnements amoindris, mais aussi un traitement parle prix, avec notamment lide centrale de page urbain. Nous prendrons le tempsdobserver galement les barrires juridiques qui se dressent entre le conducteur et sonvhicule, bien que celles-ci soient moins nombreuses et leur action plus difficile mettre enlumire.La connaissance des voyageurs prend la forme dun outillage de mesure : du traficautomobile, de la frquentation des transports en commun et de lusage de tous les modesde transports. Ces instruments sont des enqutes, des sondages, des comptages, descapteurs et mme parfois des traceurs. Nous verrons comment ces outils modifient etreprsentent le voyageur sous des formes nouvelles, performant ainsi le social quilsobservent et construisent simultanment. Il faut prciser quen leur absence, le voyageur neserait quun spectre en mouvement, indicible. Si le trafic est un phnomne dune ampleurconsidrable, la fin de la journe un observateur nu serait bien incapable de dcrire ce quilen a vu. Cette mtrologie des flux et les inscriptions quelle produit sont finalement ce qui faitexister les voyageurs et permet leur prise en compte par les autorits locales.Le chapitre suivant sera consacr ltude dun seul terrain, riche et complexe : lcoquartierVauban Freiburg. Ici nous verrons une autre politique luvre qui mle diffrentsdispositifs et qui sappuie sur le collectif dhabitants. Ce terrain nous permettra de rediscuterles prcdents avec lesquels il permet une confrontation heuristique.Il sera alors temps de quitter de nouveau le terrain pour conclure, mais avant commenonspar le commencement...11Fouill, Laurent. Lattachement automobile mis lpreuve : tude des dispositifs de dtachement et de recomposition des mobilits - 2010tel-00560416,version1-28Jan2011 12. 12Fouill, Laurent. Lattachement automobile mis lpreuve : tude des dispositifs de dtachement et de recomposition des mobilits - 2010tel-00560416,version1-28Jan2011 13. 1. Le plasma automobileCe premier chapitre possde une forme singulire, travers laquelle nous cherchons prsenter lenvironnement dans lequel interviennent les dispositifs que nous tudierons dansles chapitres suivants. Il confronte une bibliographie htrogne avec lexprience vcue delenquteur et soulve des ides, des pistes, plus quil ntablit des preuves indiscutables.Nous voulons avant tout dans ce chapitre dresser une toile de fond, une atmosphre et unmilieu ambiant, qui permettront de mieux mettre en perspectives les dispositifs tudis par lasuite.1.1. Langle mort sociologique :lauto atrophieLautomobile sur laquelle se focalise notre attention a longtemps t dlaisse par lasociologie. Un sociologue sintressant lautomobile ne peut qutre frapp par la carencede sa discipline sur ce thme : les grands auteurs ny ont pas fait mention ou par bribes etleurs successeurs ont chou faire natre une sociologie du trafic. La sociologie aurait puapporter sa contribution, ou du moins une plus grande contribution, lanalyse de la voiturepersonnelle et des transports en gnral. Nous aurions pu nous attendre, notamment lasuite du couple Lynd et de leurs travaux effectus sur la ville moyenne de Muncie, Indianadans les annes 19201, ce que des sociologues semparent de leurs conclusions pourobserver lautomobile comme vecteur du changement social. Dautant plus quelautomobilisation cristallise des phnomnes classiques de la sociologie, tels que ladistinction, la reproduction, la segmentation sociale, la dviance Mais il en fut autrement.Nous pouvons comprendre que les fondateurs europens de la discipline naient pas estimle sujet important, car la voiture nest devenue vritablement centrale sur le Vieux Continentquaprs la Seconde Guerre Mondiale. En revanche, que leurs confrres amricains nonplus naient pas accord une attention spcifique la motorisation de leur pays semble plussurprenant.Un article de Pierre Lannoy2tente de comprendre lindignit sociologique dont fut victimelautomobile. Il y dmontre que lorsquen 1928 la thse de Mueller, pourtant estampille1Robert S. Lynd et Helen M. Lynd, Middletown. A study in modern american culture, Harcourt Brace, New York, 19272Pierre Lannoy, Lautomobile comme objet de recherche, Chicago, 1915-1940 , Revue franaise de sociologie, Vol.44 n3,2003, 497-52913Fouill, Laurent. Lattachement automobile mis lpreuve : tude des dispositifs de dtachement et de recomposition des mobilits - 2010tel-00560416,version1-28Jan2011 14. Ecole de Chicago, passe inaperue, celle de McClintock trois ans plus tt lui permetdacqurir la notorit suffisante pour fonder sa propre discipline, la science du trafic. Cepartage des rles ne sera pas contest puisque mme les sociologues de Chicago (Park etMcKenzie notamment) valideront et citeront les travaux de McClintock, dans lesquels ilsretrouvaient le soin de lenqute de terrain (qui faisait dfaut Mueller). Lannoy en conclut,entre autres, que la sociologie a alors dlgu ltude de la circulation des humains auxingnieurs du trafic. En complment de son propos, nous soulignerons lhypothse formulemais peu dveloppe, selon laquelle au moment o Mueller tente de faire entrer lautomobiledans la sociologie, la motorisation de la socit est dj un phnomne trop avanc pourque son tude sociologique puisse intresser la socit amricaine. ce stade, une sciencede gestion tait ncessaire pour organiser le trafic, le mesurer et prvoir ses volutions afinde calibrer linfrastructure adquate. McClintock tombait alors point nomm.Pour comprendre la russite de McClintock et lchec de Mueller, Lannoy insiste pluslargement et avec raison, sur les facteurs explicatifs internes au travail scientifique :mthodologie et traduction des alliances par le biais des citations. Cette posture soppose celle dHawkins3, pour qui le statut de non-objet sociologique relevait de la rprobationmorale des sociologues de Chicago envers lautomobile.Peu importent les causes, le constat est flagrant que la sociologie a longtemps dsert ceterrain dinvestigation. Aprs cette tentative avorte, il faudra attendre la fin des annes 1960pour que des non-ingnieurs tentent de nouveau de semparer de cet objet dtude.Ce sera dabord des penseurs critiques tels que Bernard Charbonneau4, Alfred Sauvy5, JeanBaudrillard6, Andr Gorz7, Ivan Illich8ou Paul Virilio9. Puis viendront des historiens, quiretraceront a posteriori la motorisation qui navait pas t dcrite au prsent : dont Flink10,Sachs11, McShane12. Ces travaux, pas purement sociologiques, constituent un travailncessaire et pralable ces derniers. Nous devons noter quen tant que critiques radicalesces contributions sont restes la marge de la science du trafic. Disqualifies pour leuraffichage partisan, les critiques nont pas t prises au srieux, du moins elles nont pasaltr le socle solide de lingnierie du trafic. Nous devrons donc les rhabiliter, et sans3Hawkins R., A road not taken : sociology and the neglect of the automobile, California sociologist, 9, 1986, pp. 61-79.4Charbonneau Bernard, LHommauto, Denol, Paris, 19675Sauvy Alfred, Les quatre roues de la fortune. Essai sur lautomobile, Flammarion, Paris, 19686Baudrillard Jean, Le systme des objets, Gallimard, Paris, 19687Gorz Andr, Lidologie sociale de la bagnole , Le Sauvage, septembre-octobre, 19738Illich Ivan, Energie et quit, Le Seuil, Paris, 19739Virilio Paul, Vitesse et politique, essai de dromologie, Galile, Paris, 197710Flink James, Car culture, MIT Press, Cambridge, Mass., 197611Sachs Wolfgang, For love of the automobile. Looking back into the history of our desires, University of California Press,Berkeley, 1992, (edition original 1984)12McShane Clay, Down the Asphalt Path : The Automobile and the American City, Columbia University Press, New York, 1994.14Fouill, Laurent. Lattachement automobile mis lpreuve : tude des dispositifs de dtachement et de recomposition des mobilits - 2010tel-00560416,version1-28Jan2011 15. adhrer leur condamnation univoque, nous rechercherons leurs apports thoriquesindniables.Enfin quelques sociologues ont pris la mobilit pour thme principal de leurs recherches etont donc d penser lincontournable automobile : parmi eux nous trouvons notamment JohnUrry, Vincent Kaufmann ou encore Eric Le Breton. Les sociologues spcialiss dans lamobilit ne sont pas lgion, mais nous mettrons leur hritage profit.Cette manire de prsenter les choses occulte sciemment les nombreux travauxdurbanistes, gographes, amnageurs ou statisticiens tels quOrfeuil, Offner, Dupuy,Ascher, Beaucire, Emangard ou Wiel. Ces derniers se sont placs au bon endroit pourdiscuter des dplacements : cest--dire auprs des organisateurs du transport et desingnieurs du trafic. Si nous les plaons part, ce nest pas pour dnigrer leurs travaux, bienau contraire puisque cest eux qui ont fait lessentiel du travail. Aujourdhui encore,lautomobile et les autres moyens de transports motoriss ne constituent pas rellement desobjets sociologiques et les sociologues qui sy intressent doivent simmiscer dans le rseaudes institutions qui dirigent et financent ce thme de recherche de longue date : les Ponts etChausses, le CERTU et lINRETS, autrement dit lEquipement. Nous y retrouvons desamnageurs, gographes, conomistes, urbanistes, psychologues, sociologues etstatisticiens tous acculturs lingnierie du trafic et laccidentologie. Parler de mobilit dansces conditions oblige ou encourage reprendre les catgories lgitimes de la science dutrafic : les vhicule.kilomtre, voyageur.kilomtre, places kilomtriques offertes, budgettemps, parts modales, gnrateurs de trafic, dbit, capacit, voyage, dplacement. Nousexpliquerons en dtail ces indicateurs dans le chapitre consacr aux enqutes traditionnellessur les dplacements (chapitre 4). Ce quil faut retenir ici, cest quune part du travail dessciences sociales consiste reprendre les donnes du trafic pour les traduire et commenterdans diffrentes disciplines acadmiques. Ce corpus de connaissance trs fourni constituece que Le Breton nomme la socio-conomie du transport 13et qui finalement ne savretre quune spcialit interne la science du trafic.Bien videmment le trait est volontairement grossi. Lautomobilit nest pas un impenssociologique pur auquel cette thse viendrait mettre un terme : une multiplicit de travauxrcents sinterroge sur la place occupe par lautomobile dans nos socits14. Maisfinalement par leur date, ces travaux ne font que conforter lhypothse selon laquellelautomobile nintresse la sociologie qu partir du moment o son monopole est contest et13Lors dune confrence pour lUTLS le 07/01/2006 : http://www.canal-u.tv/themes/sciences_humaines_sociales_de_l_education_et_de_l_information/sciences_de_la_societe/sociologie_demographie_anthropologie/sociologie/mobilite_et_inegalites_sociales_eric_le_breton , consult le 8/01/201014Par exemple : Kaufmann Vincent et Guidez Jean-Marie, Les citadins face lautomobilit, CERTU, Lyon, 1998Bonnet Michel et Desjeux Dominique (dir.), Les territoires de la mobilit, PUF, Paris, 2000Bhm Steffen et al. (dir.), Against automobility, The Sociological Review, Blackwell, Oxford, 2006Clochard et al. (dir.), Automobilits et altermobilits . Quels changements ?, LHarmattan, Paris, 200815Fouill, Laurent. Lattachement automobile mis lpreuve : tude des dispositifs de dtachement et de recomposition des mobilits - 2010tel-00560416,version1-28Jan2011 16. pose problme. Cest un peu comme si la recherche avait attendu que 90% des mnagespossdent un accs internet pour commencer interroger des internautes sur leurspratiques, en ayant en toile de fond une incertitude leve sur la prennit de cet usage.Il ny a que lorsque quune crise majeure apparat et fait peser de lourdes incertitudes quant sa durabilit que lautomobile intresse la sociologie, car sinon elle possde une naturalitqui relve du bon sens. Lautomobile est. Aucun qualificatif acadmique ne peut la rduire,sa prsence est incontestable car vidente. Cest pourquoi nous avons choisi dintituler cechapitre en utilisant le terme tardien de plasma. En effet lautomobile semble aussi difficile penser aux humains (soient-ils sociologues) que leau pour les poissons qui y baignent. Il nya que si on lenlevait que sa prsence se remarquerait. Pour comprendre la place occupepar lautomobile dans la vie quotidienne nous proposons dexposer pralablement quelquesproprits fondamentales de cet objet qui rsiste tant au travail danalyse.1.2. Lethos automobileLautomobile est une invention qui a tellement bien russi quelle a chang la quasi-totalitde la population adulte des pays industrialiss en automobilistes15. En parlant dethosautomobile, nous ne laissons pas entendre que les automobilistes pensent dune manireunivoque, mais bien que le fait de conduire une voiture suppose ladhsion implicite unecertaine morale pratique, un langage commun, une exprience partage. Lextension decette exprience partage en fait un attendu, une prsupposition non-questionne ouune vidence bien tablie dirait Schtz16. Autrement dit, pour un automobiliste dans unesocit motorise, il est difficile denvisager dautres faons de se dplacer que celle qui a sibien fonctionne jusquici et surtout de ne pas utiliser une voiture. Invitant ou convoquantquelquun, il sattendra ce que son invit vienne en voiture et lutilisation dun autre moyende transport sera source dtonnement, sauf si la destination est le centre-ville ou que lapersonne nest pas en ge ou en capacit de conduire. Pour reprendre la clbre phrasedHenry Ford en la dformant : les gens peuvent choisir nimporte quel mode de transportdu moment que cest une voiture.15Akrich Madeleine, Callon Michel & Latour Bruno, A quoi tient le succs des innovations ? 1 : Lart de lintressement ,Grer et comprendre, Annales des Mines, n11,1988, pp. 4-17Akrich Madeleine, Callon Michel & Latour Bruno, A quoi tient le succs des innovations ? 2 : Lart de choisir les bons porte-parole , Grer et comprendre, Annales des Mines, n12, 1988, pp.14-2916Schtz Alfred, Elments de sociologie phnomnologique, LHarmattan, Paris, 2000 (traduction darticles publis de manireposthume collected papers ), p. 27 et p. 3316Fouill, Laurent. Lattachement automobile mis lpreuve : tude des dispositifs de dtachement et de recomposition des mobilits - 2010tel-00560416,version1-28Jan2011 17. Pour comprendre quel point nos socits entires et nos conceptions personnelles engnral sont orientes-voiture , nous devons nous glisser dans la peau dun ethnologuequi dcouvrirait nos socits. Cela va nous obliger crire la troisime personne.Un ethnologue au pays des automobilistes ou lecoming out17dun ex-sans-permisLorsquil nous est offert la chance de choisir le sujet sur lequel porte nos recherches, lamoindre des choses semble davoir lhonntet intellectuelle dexposer lintgralit des motifsde ce choix, qui ne peut pas tre totalement innocent. Les raisons qui conduisent unchercheur explorer tel domaine plutt que tel autre constituent bien trop souvent une zonedombre, en dehors du champ de lanalyse. Pourtant, une telle exposition de la subjectivitqui anime lobservateur est certainement le meilleur moyen doutiller le lecteur la vigilanceet la critique, et partant dimposer lauteur un impratif de neutralit axiologique et doncparadoxalement de linciter tendre vers lobjectivit durkheimienne18. Les motivations duchercheur et le vcu de ce dernier peuvent dailleurs tre un complment trs utile lacomprhension des questions quil pose et auxquelles il tente dapporter des rponses.Cest pourquoi ce paragraphe se propose dexposer une dmarche rflexive sur soi : uneauto-socio-analyse. Cette brve autobiographie na pas vocation flatter lapprentisociologue, mais bien plus clairer le lecteur sur celui qui tient la lampe et la pointe surdautres dans le reste de cet ouvrage.Choisir dtudier les changements de comportement qui mergent dans le champ destransports et de la mobilit des personnes peut sexpliquer de manire trs cartsienne parla demande sociale et politique de prparer la transition nergtique qui rsulte delappauvrissement des ressources fossiles mais aussi du changement climatique, qui en estune consquence. En effet, lre du ptrole rare et cher qui souvre devant nous suscite desproccupations et interrogations qui suffisent justifier des travaux sociologiques sur lesvolutions multiples en gestation dans le corps social. De nombreuses personnes agissent,militent, innovent et leurs propositions constituent un gisement dans lequel les dcideurs etles entrepreneurs doivent pouvoir puiser pour faire natre une socit plus adapte aumonde de demain. Il est donc tout fait logique que les universitaires se saisissent de cesquestions et quils collectent des informations leur sujet pour les analyser et les commenter17Lusage de ce terme, fortement li au thme de lidentit sexuelle est assum. Le lecteur naura aucune difficult faire leparallle.18 La premire rgle et la plus fondamentale est de considrer les faits sociaux comme des choses , sans nous accorderavec ce prcepte nous devons en reconnatre limportance historique pour notre discipline. Durkheim mile, Les rgles de lamthode sociologique, Flammarion, Paris, 1988, dition originale 1894, p.10817Fouill, Laurent. Lattachement automobile mis lpreuve : tude des dispositifs de dtachement et de recomposition des mobilits - 2010tel-00560416,version1-28Jan2011 18. afin de nourrir les dbats. Mais dautres raisons, plus personnelles, peuvent aussi motiver detels travaux, ce qui est le cas ici et il serait malhonnte de le taire.Pendant des annes, lauteur de ces lignes a t rfractaire lautomobilisme. Il refusaitdapprendre conduire et restait insensible aux efforts que mobilisaient les constructeurs etles publicitaires pour susciter en lui le dsir de possder et conduire un de leurs vhicules. Iltait ce quon peut appeler un Nocar 19, un non-automobiliste par choix. Cette posturemarginale lui tait parfois reproche par ses proches, mais elle passait inaperue aux yeuxde la plupart de ses collgues ou de ses connaissances professionnelles.Lennui semparait de lui lorsque les discussions sorientaient en direction du plaisir suscitpar la belle mcanique, mais le fait quil ne possde pas le papier rose certifiant lacomptence de conduire ntait jamais questionn. Bien que son CV ne le mentionne pas, ilsemblait aller de soi quun jeune homme de plus de 25 ans, diplm de luniversit et nesemblant affect par aucun handicap grave, possde le permis de conduire.Bien sr, personne ne lavait jamais vu au volant dune voiture, mais comme il tait uncommuter lointain, faisant chaque jour la navette en train, cela ne choquait personne. Dansce contexte, sa non-automobilit pouvait rester secrte. videmment, du fait de son sujet derecherche, ses collgues se doutaient quil ntait pas du genre investir la moiti de sonsalaire dans le remboursement dun prt pour une BMW ou suivre chaque week-end lesgrands prix de formule 1 la tlvision. Mais il semblait tre une personne modre, pas dugenre anti-automobile radical. Il est vrai quil avait mis de leau dans son vin et quil ne selanait pas dans des propos acerbes critiquant radicalement lautomobile, mais cela navaitpas toujours t le cas. Une preuve de cette apparence trompeuse rside dans le fait quepersonne ne lui posa la question de savoir sil avait le permis. Il mentit donc par omission etle confesse bien volontiers. Il stait promis que si on lui posait la question, il avouerait. Maisil neut pas le faire puisquil obtnt son permis avant cela et en prenant tout son temps (2ans et demi).Quand il se lana dans son travail de thse, une inspiration militante ly poussait, mais aussiune vaste incomprhension de ses contemporains et une volont de faire le premier pas.Comme toute personne normalement constitue, il voulait changer le monde et pour lui,temprer lautomobilisation du monde constituait une voie sympathique et opportune(dactualit). Il ne comprenait pas limpratif de conduire qui pesait sur ses paules etpourquoi lhomme moyen acceptait dendosser cette charge sans rechigner, voire avec joieet allgresse. Pourquoi cette fascination de lautomobile et son omniprsence ntaient-elles19En rfrence un article en ligne de Libration intitul les Nocars http://www.buybuy.com/liberation/mobilite_4.htmlconsult le 7/12/2009.18Fouill, Laurent. Lattachement automobile mis lpreuve : tude des dispositifs de dtachement et de recomposition des mobilits - 2010tel-00560416,version1-28Jan2011 19. pas questionnes davantage? Pourquoi sont-ils tous autant attachs leur bagnole ? Pourquoi refuser dapprendre conduire sinterprtait-il comme un comportement dviant,bien plus que comme lexpression dun civisme aigu ?Ds le dbut de sa thse, il dcida quil devait apprendre conduire et passer son permis pour la science , car on ne peut pas srieusement parler de ce quon ne connat pas.Jusquici il sy tait refus parce quil y voyait le moyen dtablir radicalement une limite.Comme avec les drogues, il est plus simple de ne jamais essayer que darrter pensait-il.Une fois quon a appris, il faut pratiquer pour ne pas perdre la main, donc il faut disposerdun vhicule et aprsChaque leon prise lauto-cole tait pour lui, une heure dobservation-participantepayante. En effet, il tait dans la mme position quun ethnologue qui dcouvre des gestesnouveaux. En ralit, il ne dcouvrait pas une culture quil naurait jamais imagineauparavant : car il tait n au sein de cette culture. Comme la plupart des garons, il avaitpossd des petites voitures avec lesquelles il jouait en criant vroum, vroum , adolescentil pratiquait la course automobile dans des jeux vidos, il se souvenait mme avoir apprciregarder des missions de tlvision telles que Turbo ou encore Auto-Moto. Ses parentslavaient conduit droite et gauche, il tait mme parti en vacances grce au vhiculefamilial.Seulement ladolescence tardive, frachement majeur, au moment o il aurait d, commeses frre et surs et amis, passer le permis : cet ingrat avait dcrt que lautomobilecausait plus de nuisances quelle ne pourrait lui apporter de bienfaits, que son cot excdaitsa valeur et quil tait prfrable de sen passer.Dans un premier temps, personne ne le lui reprocha explicitement. Ctait un peuexcentrique, mais pas vritablement faux et puis a lui passerait pensait-on. Les annespassant, il tait devenu autonome et navait aucun problme pour se dplacer : il avait unvlo, jusqu ce quon lui le vole. Il prit alors les transports en commun. Le hasard faisantbien les choses, on lui avait vol son vlo lanne de louverture du mtro rennais et ilhabitait moins de cent mtres dune station, de plus en tant qutudiant pauvre, ilbnficiait dun abonnement gratuit. Il travaillait Redon en tant que surveillant dans unlyce situ 500 mtre dune gare. Quand il retournait voir ses parents Lorient : il avait lechoix entre le stop, le covoiturage avec des amis ou le train. Ce nest que pour les soires endehors de la ville quil avait besoin de la voiture de ses amis et ceux-ci commenaient rlerde lunivocit de lchange, mais a restait trs occasionnel.Quand il rencontra sa compagne, celle-ci comprenait parfaitement sa position et trouvait celaoriginal ou drle. Elle naimait pas trop conduire et ne possdait pas de voiture. Maisquelques annes plus tard, sa formation lobligea dmnager dans un secteur beaucoup19Fouill, Laurent. Lattachement automobile mis lpreuve : tude des dispositifs de dtachement et de recomposition des mobilits - 2010tel-00560416,version1-28Jan2011 20. moins bien desservi des Ctes dArmor et ses parents lui fournirent alors leur ancienvhicule. Ds lors les choses changrentQuand ses amis le conduisaient, ctait une fois lun, une fois lautre. Mais avec elle, lasituation se rpta assez souvent pour quelle en ait marre, au point que chaque long trajetfinisse par devenir prtexte la discorde : Quand est-ce que tu vas passer ton permis ? .Ces querelles internes au couple pouvaient aussi se traduire, avec un ton plus cordial, enprise partie collective en prsence damis ou de la famille : il faut le convaincre de passerson permis ! . Ce front des automobilistes marginalisait toujours un peu plus notre ami. Cedernier tait accul. Parfois il avait la chance de se retrouver en prsence dun congnrepartageant avec lui cette position jusquau-boutiste, il se sentait alors moins seul un instant,mais cela ne durait pas. De temps en temps, lun deux retournait sa veste parce quil allaitdevenir papa ou par intrt bien compris (fin de la carte 12-2520). Danne en anne, leseffectifs avaient fondu comme neige au soleil et il ne restait plus que celles et ceux quiavaient chou cinq fois lpreuve du permis ou ceux dont le conjoint acceptait dtre lechauffeur permanent.Finalement ce qui lui tait reproch tait simple : non-rciprocit de lchange, absence deprise en charge dautrui, donc prise en charge par autrui. Autrement dit, il ntait pas unadulte accompli, comptent et autonome. Cette tare aurait t excuse si elle sexpliquait parune incapacit physique, mentale ou pcuniaire, mais ce ntait pas le cas. Les justificationsrestantes taient peu nombreuses et non-excusables : soit il tait goste, soit il tait un deses extrmistes quon qualifie parfois dAyatollah ou de Khmer vert.A court darguments et bien que ttu comme un Breton, il finit par cder. Il pouvait apprendre conduire, savoir conduire et mme conduire sans pour autant cautionner, soutenir oupromouvoir ce mode de locomotion. Devenir conducteur ne ferait pas de lui un dfenseur ouun chantre de lautomobile. Il pouvait tre modr et accepter le monde tel quil est. Un moisavant son vingt-septime anniversaire il obtnt, enfin, son permis B. Ce qui le fera conduireavec un A rouge jusqu la veille de ses trente ans21.Ne pas lavoir pass plus tt lui a permis dprouver les difficults que peuvent connatre lespersonnes qui nont pas accs lautomobile. Par exemple pour se rendre Silfiac dans lacampagne morbihannaise un colloque (sur la mobilit durable) : il a d prendre un trainjusqu Rennes (comme chaque jour) puis un car rgional jusqu Pontivy, puis un autredpartemental cette fois jusqu larrt Bobze do il a fait du stop (la premire voiture sestarrte) jusquau bourg de Silfiac, do il a ensuite parcouru les deux kilomtres restants 20La carte 12-25 est une carte de rduction de la SNCF qui permet de voyager moiti prix. Le jour de lanniversaire des 27ans, la facture est donc multiplie par deux.21Cf. annexe 2. Scan du permis de conduire obtenu le 09/07/2009.20Fouill, Laurent. Lattachement automobile mis lpreuve : tude des dispositifs de dtachement et de recomposition des mobilits - 2010tel-00560416,version1-28Jan2011 21. pied (heureusement il faisait beau). Six heures de transport pour parcourir 200 kilomtres22,et sans compter quil tait en avance, puisquil avait d prvoir de larges marges de scurit.Pour le retour, il sest adress lassemble pour trouver un covoitureur jusqu Rennes.Ne pas passer le permis plus tt, lui a aussi rendu perceptible la pression sociale, qui, plusforte que le manque ou lincapacit rsultante de la non-motorisation, fait comprendre celuiqui na pas le permis quil est inapte ou au moins incomplet, si ce nest incomptent. Il luimanque quelque chose et cette incompltude est sujette soit la moquerie, soit la piti.Quand 18 ans, le jeune majeur dsire plus que tout obtenir son permis de conduire, il neperoit pas, ou trs peu, limportance de lattente de lentourage sous-jacente cet acteanodin. 18 ans, dans lordre des choses, le jeune adulte doit passer le bac et il veut passerle permis. Le premier est une formalit administrative. Ladolescent sent bien que cest unimpratif, car hormis lui donner le droit de poursuivre ses tudes, cela ne lui apporte rienconcrtement, aucune comptence, aucun service au quotidien ( moins de considrer lebac comme un outil permettant demmnager dans son propre logement), pas mme unemploi. En revanche le permis de conduire est une opportunit. Il offre la possibilit de sedplacer loin et vite, au chaud et au sec, daller en bote de nuit, de raccompagner ses amis,daller les chercher, de partir camper en vacances Le gain est clairement visible et ilsuscite de lattrait. En choisissant de faire quelque chose, on ne peroit pas sa ncessit,cest lorsquon sy refuse quon ralise combien on y est finalement contraint.Il est dailleurs saisissant de remarquer que lors de lentretien pralable linscription dansune auto-cole, lors duquel le candidat est jaug pour lui diagnostiquer un nombre dheuresdapprentissage, la seule question qui porte sur ses motivations passer le permis sersume un choix entre a) Lapprentissage est une ncessit ou b) Rel dsirdapprendre conduire 23. Rpondre a) (ce qui ft notre cas bien entendu) signifie ne pastre motiv, donc quil faudra plus dheures !De cette exprience trs personnelle, mais indubitablement partage avec un fragment de lapopulation, nous pouvons tirer deux remarques importantes. Premirement, si vivre sansvoiture est difficile, viter de se rendre dans une auto-cole lest encore plus. Elle constitueun point de passage oblig de lexistence comme le service militaire ltait pour les hommesjusqu peu. Le permis nest pas quune comptence qui qualifie une personne et lautorise circuler en voiture, cest une institution qui tient et fait tenir la communaut. Le code de laroute en est la morale. Cette institution est bien mieux implante que linscription sur leslistes lectorales. Le droit de conduire est mieux dfendu et plus utilis que le droit de vote.22Avec le mme itinraire, Mappy donne 202 km et 2H43 en voiture, mais un itinraire plus court existe pour ce mode 146 kmpour 2H03 de temps de parcours.23Cf. annexe 3. Formulaire de diagnostic du permis de conduire21Fouill, Laurent. Lattachement automobile mis lpreuve : tude des dispositifs de dtachement et de recomposition des mobilits - 2010tel-00560416,version1-28Jan2011 22. Ne pas recourir ce droit, cest faillir ses devoirs lmentaires. Deuximement, silexistence indniable dun discours ambiant que nous pouvons qualifier d autophobiecollective , qui condamne vigoureusement labus dautomobile et rve dun avenir radieuxo le parc de vhicule serait rduit a minima, il ne faut pas perdre de vue que dans la viequotidienne une personne mettant en pratique ce discours sera marginalise et pousse rentrer dans le rang. Comme lcrit Eric Le Breton : la voiture est une norme sociale fondamentale.Ne pas en avoir, cest sinscrire demble dans la marginalit. () La voiture prend son sens premier dans leregistre des attributs de la normalit sociale. Ensuite, et ensuite seulement, elle prend du sens dans un registrepratique, utilitaire dun objet permettant de se dplacer et daccomplir diverses tches. 24. Jean Baudrillardbien avant lui avait not que Le dplacement est une ncessit, et la vitesse est un plaisir. Lapossession dune automobile est bien plus encore : une espce de brevet de citoyennet, le permis de conduireest la lettre de crance de cette noblesse mobilire dont les quartiers sont la compression et la vitesse de pointe.Le retrait de ce permis de conduire nest-il pas aujourdhui une espce dexcommunication, de castrationsociale. 25. Autrement dit, quand bien mme des personnes dsireraient rduire leur usageet devenir abstinentes de lautomobile, ce qui va dans le sens dune certaine thiquedevenue presque banale (trier ses dchets, isoler son logement, etc), dans les faits leurinitiative sera dcourage par la pression collective26. Cest un peu comme une socit quibannirait la fois lalcoolisme et la sobrit, nencourageant qu boire avec modration ,donc rester en quilibre sur la crte, entre deux abmes.Nanmoins, il semble raliste de penser que pour diminuer le kilomtrage moyen par tte,favoriser ou au moins rendre possible le non-usage spontan de lautomobile constitue unmoyen acceptable. Cest ce que font les villes belges qui offrent un abonnement gratuit auxautomobilistes qui vendent leur vhicule et rendent leur plaque dimmatriculation Car unepersonne qui a choisi de ne pas apprendre conduire ou un foyer qui dcide de ne paspossder de vhicule, modifie lhomme moyen de Qutelet27non seulement dans lesstatistiques nationales, mais aussi sur le terrain en offrant un talon autre que celui-qui-abuse-plus-que-moi pour se comparer autrui. Il prouve par lexemple la possibilit dunevie sans voiture et il peut aussi produire un argumentaire dans des discussions28. Sansparler de mimtisme, nous pouvons admettre quun voisin, un beau-frre ou un pre peut semontrer plus convaincant que des milliers daffiches, de slogans et de spots publicitaires24Le Breton Eric, Bouger pour sen sortir. Mobilit quotidienne et intgration sociale, Armand Colin, coll. Socitales , Paris,2005, p.18925Baudrillard Jean, Le systme des objets, Gallimard, Paris, 1968, p.9326Certains diront que cette pression rsulte du diffrentiel normatif entre diffrents groupes sociaux : les groupes pro-automobilistes majoritaires exerant une pression sur les groupuscules minoritaires. Nous pensons quil nexiste pas de groupesocial (au sens o il serait homogne) mais seulement des regroupements et des rseaux sociaux dans lesquels tous types denormativits et dopinions se trouvent distribus. A lintrieur dun couple, dune famille ou mme dune association de jardinagebiologique, nous trouverons toujours des porteurs de la norme automobile.27Sur Adolphe Qutelet et sa thorie de lhomme moyen, lire Desrosires Alain, op. cit., pp. 94-10428Il diffuse et apporte une crdibilit au discours normatif divergeant.22Fouill, Laurent. Lattachement automobile mis lpreuve : tude des dispositifs de dtachement et de recomposition des mobilits - 2010tel-00560416,version1-28Jan2011 23. runis. Ce que nous voulons dire par l, cest que pour changer le comportement moyendune population, il est possible dagir uniformment sur ses membres ou de cibler desactions destinations des marges de sa distribution.Le problme de la relation lautomobile est quelle autorise tous les degrs dusage etconscutivement de mpriser indiffremment celui qui va acheter son pain en voiture et celuiqui na pas de permis ou de vhicule. Cette situation favorise la prolifration dusagers moyens qui considrent TOUS quils ont un usage modr, et que seuls les autres sont coupables dabus. Cette caractristique de lattachement automobile le diffrencieclairement de la dpendance envers des drogues comme le tabac pour lequel on est soitfumeur, soit non-fumeur29. Dans ce cas, il est impossible de mpriser ou valorisersimultanment lun et lautre. Nous aurons loccasion plus loin de discuter de lhomologieavec les pratiques addictives, mais avant cela, nous proposons de discuter des propritssociales confres par la voiture et notamment dune de ses proprits inhrentes : celledoffrir du dplacement.1.3. La possibilit dun dplacementLautomobilisme gnre une distorsion de lespace-temps possible et disponible. Unautomobiliste se voit dot dun outil de quasi-ubiquit qui lui permettra de penser quil peuttre presque partout la fois. Cet quipement lautorise densifier son agenda et concevoir un programme daction dans lequel les oprations senchanent bien que leurslieux de ralisation soient spars par de longues distances. Cette temporalit de la course,cette capacit vivre en mode dalerte30est gnratrice de mobilit. Elle permet de glisserdes motifs de dplacement facultatifs entre deux impratifs. Elle multiplie les fentres de tirl o une personne sans voiture annulerait des dplacements faute de temps. De ce fait,lautomobiliste est optimiste et ambitieux : il optimise ses chances de russir tout faire et augmente son nombre de missions en consquence. Comme lcrivaitCharbonneau : Par nature lhommauto est press. [] Quimporte le but ou la raison de sacourse, il veut arriver linstant mme, ou qui sait avant dtre parti. 31. Le fait depouvoir aller vite rend press, la potentialit devenue habitude gnre des impratifs.29Dautres diffrences existent bien entendu, comme limpact collectif des effets de lautomobile, alors que le tabac nuitdavantage au fumeur et son entourage qu la collectivit dans son ensemble. Nous soulignons seulement ici une diffrencede degr dans la caractrisation des usagers.30Sur le rgime dalerte Cf. Boullier Dominique, Les industries de lattention : fidlisation, alerte ou immersion , Rseaux, vol.2, n 154, 2009, Paris, pp. 231-24631Le Breton Eric, op. cit. , p.10523Fouill, Laurent. Lattachement automobile mis lpreuve : tude des dispositifs de dtachement et de recomposition des mobilits - 2010tel-00560416,version1-28Jan2011 24. Produire et offrir du mouvementConduire et avoir une voiture ouvrent un possible plus vaste. La voiture permet de sedplacer soi, mais aussi de dplacer autrui ou encore des objets. Conduire une voiture estdonc une comptence minemment sociale puisquelle peut tre partage, quelle rendservice. Faire le taxi nest pas quune profession, cest un devoir parental mais aussi unebiensance, quelque chose que lon doit ses proches (les amener la gare, laroport).Cest les traiter avec considration que de les prendre en charge, dans tous les sens duterme, ou au moins de le leur proposer : je vous dpose ? . Rappelons que la voiture estun mode de transport collectif priv, cest un bus personnel (la vogue des monospaces ledmontre) dont nous sommes le chauffeur qui dcide de litinraire, lhoraire et lespassagers.La motilit, dfinie par Kaufmann32comme la mobilit potentielle et maximale de toutepersonne devrait tre complte dune motilit offerte , comme mobilit potentielle pourautrui. Cette motilit offerte mesurerait loffre de dplacement quune personne est enmesure de fournir une autre : ce serait en quelque sorte les offres de trajet quon voit surles sites de covoiturage, plus toutes celles qui ne sont pas aussi formalises (dposes,trajets raliss pour le compte dautrui)33. De ce point de vue, la tlphonie mobile a renforcce pouvoir de lautomobiliste puisque ses passagers et autres donneurs dordres peuvent lejoindre tout instant. Celui-ci se maintient en mode alerte et peut en permanence rpondre une urgence. Il peut tre prsent sur commande express. Ses cls de voiture et sontlphone en poche, lautomobiliste se tient prt partir .Cette potentialit dusage de la voiture pour rejoindre nos proches le plus rapidementpossible possde des accointances avec le concept dhabitle dvelopp par Boullier34.Lautomobile partage des proprits de cette habitle mais doit en tre diffrencie en tantquhabitacle, car cette technologie qui nous relie aux autres nest pas portable, mais porteuse . On ne la range pas dans un sac que lon emmne avec soi, elle est le sacdans lequel on se range et qui nous dplace.Notons que tout vhicule possde cette proprit, mais quavec une vitesse (vlo) ou unedisponibilit (TC) moindre, les points accessibles en un temps t sont moins nombreux.Autrement dit, la couverture de la voiture est suprieure celle de ses concurrents.32Kaufmann Vincent et Flamm Michael, Famille, temps et mobilit : tat de lart et tour dhorizon des innovations, rapport derecherche pour la CNAF et lInstitut pour la Ville en Mouvement, 2002Kaufmann Vincent, La motilit : une notion cl pour revisiter lurbain ? in Bassand M., Kaufmann V. et Joye D., Enjeux de lasociologie urbaine, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2007, pp. 171-18833Il est intressant de noter que dans les enqutes ralises sur les dplacements, ces motifs sont regroups sous lintitul accompagnement sans que lon distingue laccompagnateur de laccompagn. Ce motifs est probablement minor auregard de son importance sociale. Un chapitre sera consacr ces enqutes.34Boullier Dominique, Lurbanit Numrique. Essai sur la troisime ville en 2100, LHarmattan, Paris, 1999, pp. 43-4524Fouill, Laurent. Lattachement automobile mis lpreuve : tude des dispositifs de dtachement et de recomposition des mobilits - 2010tel-00560416,version1-28Jan2011 25. Nanmoins rien ninterdit de penser quune personne pour qui lensemble des liens seraitproche naurait pas besoin dune voiture pour se connecter rapidement ses pointsdattache quotidiens. Par ailleurs, toute personne se retrouve oblige de restreindre sescontacts physiques avec les membres de son rseau social situs en dehors de son territoirede couverture dans un dlai raisonnable avec les moyens de locomotion sa disposition.Avec ou sans voiture, le domaine couvert ne reste quune part limite de la plante. Seulesles technologies dinformation et de communication constituent de vritables simulationsdubiquit totale.1.4. Lauto est-elle une bulle ?Lhabitacle dun vhicule constitue un contenant que lon referme sur soi. Comme lhabit etlhabitat, lhumain habite lhabitacle35. Il le vit de lintrieur. Associe au fait que le vhiculepossde souvent un conducteur unique (son propritaire le plus souvent), cette observationa plusieurs consquences. La premire est que lespace intrieur de la voiture est personnelet personnalisable : rglages, dcoration, sonorit, temprature, odeur, rangement etstockage dobjets utilitaires. chaque dplacement en voiture, le conducteur sinstalle chezlui et retrouve une part de lui-mme.La seconde est qu la diffrence dun bus, lhabitacle de la voiture est un espace priv quipermet de traverser lespace public tout en restant assis dans son domaine personnel. Cettecaractristique permet lautomobiliste de matriser ses interactions sociales, puisquildcide qui partagera son habitacle ou non. Ainsi toute intrusion est empche. De nombreuxauteurs critiques ont prsent cette mise distance dautrui comme un effet nfaste delautomobile (et de la modernit) : latomisation, sans prendre en considration que cet effetdvitement tait probablement recherch. Vivre dans la grande ville implique cetterecherche de lanonymat. Limpossible surgissement de laltrit dans lespace privatif delauto en fait un des rares lieux de lintimit et du proche o tout comportement est permis,o lexigence manire de la politesse, dcrite par Elias36, sestompe enfin. Sans avoirncessairement recourir aux vitres teintes (quivalent des lunettes de soleil pour lesvoitures), les occupants se sentent seuls. Ils peuvent chanter, fumer, manger, se gratter,sans prouver la moindre gne. Elle rside peut-tre l, la vritable libert confre parlauto.35Sur la relation entre lhabit et lhabitat : Gagnepain Jean, Leons dintroduction la thorie de la mdiation, Peeters, Louvain,1994Urry John, Inhabiting the car in Against automobility, Bhm et al., Blackwell Publishing, Oxford, 2006, pp 17-3136Elias Norbert, La civilisation des murs, Pocket, Paris, 1974 (dition originale 1939)25Fouill, Laurent. Lattachement automobile mis lpreuve : tude des dispositifs de dtachement et de recomposition des mobilits - 2010tel-00560416,version1-28Jan2011 26. La bulle automobileLhabitacle est un abri climatique, mais aussi et surtout un puissant isolant social, il protgedu regard et des oreilles de ltranger. En prime il permet la fuite, cest une issue de secoursque lon emmne avec soi37. En plus de constituer une cage de Faraday pour se protger dela foudre comme de la pluie, du froid ou de la chaleur si elle est climatise, lautomobileconstitue une bulle danonymat. Cest un voile intgral autoris sur lespace public, uneburqa grande vitesse pourrait-on dire avec quelque peu dironie38.Le terme de bulle, employ par Sloterdijk39, renvoie une sphre primordiale dontlarchtype est la relation du ftus au placenta lintrieur de lutrus, premire bullehabite par lhomme. Le philosophe allemand pose lhypothse que tout humain recherchedes tenant-lieu ce confort placentaire originel. Il est ais de trouver quelques similitudesentre lhabitacle dune voiture et le cocon maternel. La diffrence principale rsidant dans lefait que lhabitacle peut accueillir dautres personnes et ne constitue pas un petit monde aussi exclusif que lutrus : plus quun couple peut y prendre place. Mais lautomobile estune bulle en ce sens quelle est un intrieur confortable, un milieu agrable et rconfortantdans lequel on simmerge et se retrouve. Ce milieu est contrl et confin, et en cela ilconstitue un espace vivable et un climat habitable. Sil nest pas climatis au sens propre, illest au sens figur cest--dire chauff, ventil, impermable et (in)sonoris. Ce monde closest un entre-soi, un antre soi, une coquille habiter, une atmosphre protectrice. Cestpourquoi, peu importe la mortalit et laccidentologie de la route, la voiture conserve uneimpression de scurit, le sentiment que rien ne peut nous arriver lintrieur (agression,vol, regard inquitant, contamination, attentat). Les airbags ont renforc cette ide de coconrembourr dans lequel les chocs sont amortis. Cette proprit de la bulle, limmunit quelleconfre, oppose clairement tous les autres moyens de transports lautomobile. pied,dans un bus ou sur un deux-roues (ou mme un quad), cest--dire hors dun habitacle, lapersonne se sent nue et fragile.La combinaison des caractristiques de bulle et dhabitacle fait de lautomobile un objethybride qui permet de voyager tout en restant chez soi, de sortir en se maintenant lintrieur, ce quavait trs bien observ Charbonneau : Lhommauto na quun rve : partir, maissans sortir de chez lui. 40et Lhomme qui veut du mouvement sans bouger sen va vite ailleurs dcouvrir37Sur le besoin de fuir : Laborit Henri, Lloge de la fuite, Gallimard, Paris, 1985. Ce parallle nous a t inspir par un ami qui,lors dune vire collective, prfrera toujours prendre sa voiture afin de pouvoir dcider de lheure laquelle il rentrera.38Avec des vitres teintes les occupants du vhicule sont masqus, mais tant que les plaques sont visibles, il ny a pas dlit. Unvisage masqu serait-il acceptable dans lespace public si un autre identifiant tait visible sur le vtement ?39Sloterdijk Peter, Sphres tome 1 : bulles, Hachette, Paris, 2003, dition originale,199840ibid, p.7926Fouill, Laurent. Lattachement automobile mis lpreuve : tude des dispositifs de dtachement et de recomposition des mobilits - 2010tel-00560416,version1-28Jan2011 27. quil na pas quitt sa place. 41mais aussi cent lheure, lauto cest lillusion de limmobilit et de labri;pour le nomade moderne un ersatz de patrie. Il peut sloigner, il reste sa place. Terroris par la vitesse,angoiss par lespace, lhommauto se constitue en point fixe. Il se replie dans sa coquille qui devient le havredont il ne peut dmarrer ; tandis que lauto elle-mme ne sort pas de cette rampe dasphalte au bout de laquellerutile immuablement linvitable station-service. Le froid, la pluie, le choc ou linattendu, ce gte de tle nous enprotge, et nous en sortons de moins en moins ; sil nous arrive de le faire nous restons porte du bunker onous pouvons toujours nous replier. [] Quil fait si bon couter la radio, assis dans son fauteuil dans la tidepromiscuit du foyer. 42Lors dune confrence, Sloterdijk a point un aspect implicite de sa thorie des sphres quidialogue merveille avec notre problmatique : Ma dmarche consiste la rigueur dans un essaidlargir la notion du champ culturel pour renverser la relation entre sphre et environnement. Parce que si vousacceptez la dfinition de la sphre ou de lintriorit comme je la propose, il est bien vident que lhomme ne serajamais capable de protger , comme les cologistes nous le proposent aujourdhui de protgerlenvironnement parce que lenvironnement cest prcisment lespace que lon a laiss dehors, quon nhabitepas. Et vrai dire il sagit de la question : comment faire entrer ce que lon a appel lenvironnementjusqualors comment faire entrer cet espace dans lespace largit de notre communaut ? Donc, commentinviter la nature sasseoir la table de lhomme et de devenir un membre de la communaut ? Donc il faut d-environnementaliser nos ides. Il faut laisser tomber le concept denvironnement parce quil est en soi contre-productif et il ne pourra jamais tre le fondement dune politique verte qui est sans aucun doute, le grand sujet duXXIe sicle. Donc il faut repenser aussi lespace habitable dune politique sans frontire et il faut repenser toutecette question qui se cache chez moi derrire la formule de la sphre sans paroi ou de la ville sans mur qui est dailleurs aussi une mtaphore adquate mon avis pour ce qui se passe aujourdhui en Europe, qui arsolument dpass lge des nationalismes nfastes. 43. Se dtacher de lautomobile pour prserverlenvironnement semble contre-intuitif, puisque si lautomobiliste est entr dans cette bulle,ctait, entre autres, pour viter et se protger de cet environnement.Automobile et rgime du procheCette intimit qui rgne dans lhabitacle de notre voiture converge avec le rgimedengagement que Thvenot44qualifie de rgime du proche . Dans le premier chapitre deson livre, lauteur nous montre travers un rcit romanc et raliste une scne de vie sedroulant dans un TGV et au cours de laquelle les trois rgimes dengagement (le proche, le41ibid, p.8042ibid, pp.85-8643Cette confrence de lUTLS est visionnable lURL suivante http://www.canal-u.tv/producteurs/universite_de_tous_les_savoirs/dossier_programmes/les_conferences_de_l_annee_2000/reflexions_sur_la_croyance_et_les_convictions/finitude_et_ouverture_vers_une_ethique_de_l_espace_sur_les_fondements_de_la_societe 6235,consulte le 8/10/201044Thvenot Laurent, Laction au pluriel. Sociologie des rgimes dengagement, La Dcouverte, Paris, 200627Fouill, Laurent. Lattachement automobile mis lpreuve : tude des dispositifs de dtachement et de recomposition des mobilits - 2010tel-00560416,version1-28Jan2011 28. plan et la justification) entrent alternativement en scne et permettent de comprendre lemode daction des personnages impliqus. Ce faisant, Thvenot montre et insiste surlabsence de substance des rgimes dengagement qui ne sont jamais donns davance parles acteurs, ni mme par les lieux ou les objets en prsence : il est possible de samnagerune niche dintimit mme dans un TGV.Nous ne souhaitons pas nous opposer lambivalence potentielle des situations et desobjets quimplique cette dmarche thorique, ce qui finirait par en trahir la signification, maisnous pensons nanmoins que certaines configurations et certains objets sont plus propices lactualisation dun rgime que dun autre. Certes une maison nest pas foncirementfamilire, il faut lamnager, la dcorer, la rendre chaleureuse, y prendre ses marques, voirey imprgner son odeur avant quelle ne le devienne. Cependant, elle semble plus propice la familiarit que dautres espaces, trop ouverts ou trop ferms. Sans mur et sans toit, on sesent moins chez soi. Sans porte et sans fentre on se sent captif et enferm dans une celluleclose.Certains objets sont plus faciles adopter et plier nos exigences. Ils sont plus aismentdomesticables et appropriables. tre propritaire donne plus de droits sur lobjet que dentre locataire ou encore emprunteur. Le rapport de proprit semble donc plus propice aurgime de familiarit, bien quil ne soit une condition ni ncessaire ni suffisante pour quun telrgime sactualise. Dans ce sens, et pour revenir aux transports, il nous faut comprendrepourquoi on sentiche et on sattache plus facilement une voiture qu un mtro. Pourquoidit-on quon prend sa voiture, alors quon ne prend que le mtro ou le train ou encore lebus ?Cette tendance dun rgime dengagement correspondre un mode de transport pluttqu un autre ninterdit pas les exceptions, ce qui relativise notre propos. Une personne quiprend la mme ligne de bus ou de train rgulirement, pourra se familiariser avec elle etfinira par parler de son bus ou de sa ligne. Elle en connatra le chauffeur et les passagershabituels, les horaires, le matriel roulant Peut-tre mme quelle aura sa place prfre,pour tel dtail ou commodit perceptible delle seule.Toujours est-il que, pour nous, les transports collectifs sont intrinsquement moins orientsvers le rgime de familiarit que peuvent ltre lautomobile ou le vlo. Ils sont moinsattachants parce quen pratique moins manipulables, mallables, modulables,personnalisables et ajustables soi. Trop souvent les transports collectifs ont vocation transporter, non au niveau des motions, mais seulement sur un plan physique45. Ils sont45Une rubrique de lmission franco-allemande Karambolage, relevait une divergence de sens pour le mot transport dans lesdeux langues. Chez nos voisins germaniques, transport sutilise pour le fret et la logistique, cest--dire pour lesmarchandises alors que lemploi de Verkehr est rserv aux personnes. Parler de transport pour des humains, cestvoquer les trains vers les camps de la mort. Mais le transport collectif est bas sur un modle aussi anonyme et logistique que28Fouill, Laurent. Lattachement automobile mis lpreuve : tude des dispositifs de dtachement et de recomposition des mobilits - 2010tel-00560416,version1-28Jan2011 29. une fonction utilitaire planifie laquelle il faut se coordonner en sorganisant et en planifiant son tour (consulter le plan et les horaires). Le voyageur pourra certes russir sefamiliariser avec le mobilier intrieur du vhicule et samnager un moment de confortpendant le trajet46, comme le montre Thvenot, il nen demeure pas moins que lensembledu dplacement sera probablement pass par des tapes de planification plus imprativesquelles ne lauraient t avec un mode individuel.Avec une voiture, pendant quil rflchit au lieu qui lappelle, lautomobiliste cherche ses clsen se dirigeant vers son vhicule. Pendant quil met le contact, il rflchit son itinraire. Sile dplacement na pas t aussi spontan, il aura peut-tre pralablement fait uneestimation rapide du temps ncessaire pour se rendre au lieu de son rendez-vous, enimaginant litinraire le plus court. Mais cest tout. Aujourdhui avec Mappy ou ViaMichelin, ilpeut ventuellement planifier son trajet sur internet, mais ce nest le cas que de trajetsspcifiques et rares.47Les sites web des rseaux de TC permettent de raliser ce plan depuis chez soi, ce qui estun progrs car auparavant il aurait fallu se rendre larrt de bus pour consulter les horairesau pralable. Dans son guide pour arrter dutiliser une automobile, Chris Balish48conseille celui qui souhaite se rendre son travail par un autre moyen de raliser un trajet blanc , un reprage, afin dvaluer in situ le temps de parcours et viter la dconvenue dunretard important ds le premier jour. Si ce nest pas de la planification, quest ce donc ?L o un dplacement en voiture ne va ncessiter quune vague apprciation des distanceset des dures, un dplacement en TC va exiger une planification plus ou moins pousseselon sa complexit et une ponctualit non-ngociable. Prenons un exemple simple, monimpratif se prsente ainsi : je dois tre 9H00 mon bureau . Je sais quune gareSNCF se situe environ dix minutes pied de mon domicile49et que mon lieu de travail faitface une station de mtro, sur une ligne qui passe par la gare. Je saisis les horaires dutrain, en estimant quil me faut environ cinq minutes entre la gare et mon bureau (deuxstations et cinquante mtres pied). Un train arrive 8H45. Jaurais prfr 55, mais mieuxvaut dix minutes davance que de retard et a laisse une marge de scurit pour les retardslgendaires des trains. De toutes manires, cest 8H45 ou 10H20, donc le choix est vite fait.celui des marchandises qui empruntent un tronon commun avant dtre dispatchs vers des destinations diffrentes ignoresdu transporteur. Do le double sens de transport de masse(s) et limage repoussante de la btaillre .46Peut-tre ce trajet se transformera-t-il en voyage, avec tout ce quil a de dpaysant et de stimulant pour limagination. Cetaspect rentre radicalement en opposition avec le trajet rptitif du commuter.47A ce sujet, de nombreux automobilistes apprcient le confort de dlguer un GPS limpratif de planification quimpose toutdplacement.48Balish Chris, How to live well without owning a car, Ten Speed Press, Berkeley, California, 200649Il faut prciser que mon domicile se situe cette distance dune gare ferroviaire parce que le besoin de lutiliser faisait partieintgrante du cahier des charges qui a conduit au choix de lappartement. La planification a donc dbut bien plus tt pour lenon automobiliste.29Fouill, Laurent. Lattachement automobile mis lpreuve : tude des dispositifs de dtachement et de recomposition des mobilits - 2010tel-00560416,version1-28Jan2011 30. En consquence, je me dois dtre la gare de ma commune 8H05 et comme jai peur dele rater (et darriver avec une heure et demi de retard), je pars de chez moi un quart dheureplus tt.Si javais voulu y aller en voiture, jaurai estim la dure du parcours cinquante-cinqminutes et jaurai ventuellement ajout cinq minutes de marge pour la premire fois50.La diffrence en temps de parcours nest pas si grande. Avec le train, cest une heure, avecla voiture cest quarante-cinq minutes. Mais ce qui change, cest que dans un cas je majuste une organisation collective qui me dpasse, alors que dans lautre jajuste monorganisation personnelle du temps avec laide de mon auto. Dans un cas je planifierationnellement, dans lautre, je compte sur ma fidle allie. De plus, avec les TC je prvoisdes marges derreurs beaucoup plus grandes, car lerreur serait coteuse, le train nemattendra pas. En voiture, le temps est ngoci et je pourrais acclrer pour compensermon estimation optimiste du temps de parcours, bien que je sache pertinemment que le gainde temps ralisable est drisoire.Cette petite mise en situation personnelle na pas vocation ni prtention tre gnralise lensemble des situations possibles dont les paramtres sont nombreux (localisation,condition de circulation et de stationnement, habitudes, prfrences, prix). Elle illustreseulement les termes dans lesquels se rsume un choix modal rationalis sur un plantemporel et organisationnel. Les transports en commun vont de paire avec lusage du plan,alors que les modes individuels saffranchissent de cette coordination et favorisent un rgimedu proche.Pour rsumer ce qui a t dit jusquici, nous pourrions affirmer que lautomobile est plusquune bulle, cest un habitacle. Ce rgime du proche auquel sajuste merveillelautomobile, dmontre que son espace intrieur est plus quun simple refuge scuris danslequel nous logerions provisoirement comme dans une chambre dhtel, qui implique unerservation pralable et un dpart ultrieur. Cest un lieu purement habitable, dans lequel lapersonne se dploie dans toutes ses largeurs. Elle y tale ses effets personnels, y imprgneune odeur, sans avoir envisager un dpart imminent. Lhabitacle est un habitat familier,non un logement, cest un vtement et non un simple morceau de tissu pour reprendrelimage employe par Gagnepain51.50Parce que la localisation de mon lieu dactivit ne pose pas de problme aigu de stationnement ou de congestion. Il est vraique sous ces contraintes lorganisation dun dplacement en voiture exigerait des marges de scurit plus importantes.51Gagnepain Jean,1994, op. cit.30Fouill, Laurent. Lattachement automobile mis lpreuve : tude des dispositifs de dtachement et de recomposition des mobilits - 2010tel-00560416,version1-28Jan2011 31. 1.5 Conduite et pouvoir : le prestigede lautomobileLautomobile a su conserver de ses origines luxueuses, le statut dattribut du pouvoir. La voiture de ministre ou la DS prsidentielle en sont des expressions bien connues.Conduire est un pouvoir en soi et confre une prise sur lespace-temps, mais cest aussi unepreuve de pouvoir. Le verbe conduire possde une proxmie lexicale leve avec rgenter,gouverner, dcider ou commander52. Le conducteur doit tre matre de son vhicule et il estresponsable de lensemble de ses occupants. Lamnagement intrieur du vhicule enatteste de manire strotype : le pre de famille prend le volant, sa femme se retrouve co-pilote, et les enfants patientent sur la banquette arrire53. Au del de cette virilit inhrenteau conducteur, il faut remarquer que le summum du pouvoir se traduit par la dlgation de laconduite un chauffeur. Le plus puissant nayant pas besoin de faire la preuve de sa forcepar la conduite.Luc Boltanski a admirablement dcrit dans deux articles54le jeu dtiquetage rciproque desautomobilistes entre eux, se jugeant rciproquement leur conduite (leur allure) et leurvhicule. Ainsi la pyramide sociale se traduit peu ou prou par la valeur marchande de lavoiture dtenue et lchelle sociale se retrouve dans le panel des marques, des gammes devhicules et la puissance de leurs motorisations. Il est attendu dune allemande puissante oudune sportive italienne quelle roule plus vite quune petite franaise et quelle appartienne un type de conducteur particulier. Ces strotypes de classe sont facilement projetables surcette enveloppe extrieure et permettent de se travestir, de se faire passer pour ce que lonnest pas. Cet investissement identitaire dans la carrosserie illustre merveille la distinctionbourdieusienne bien que dans son grand livre, lauteur nait accord quune placeextrmement marginale aux gots pour les voitures55. Boltanski dans ses deux articlesvenait donc peut-tre occuper cette place laisse vacante.Si la rgularit statistique des correspondances entre marques de voitures et revenus de sonpropritaire reste incontestable et tmoigne de la capacit payer, il est aussi remarquable52Cf. annexe 4. et voir lexcellent site du Centre National de Ressource Textuelles et Lexicales http://www.cnrtl.fr/portail/consult le 29/09/200953En soulignant ce strotype de genre, nous naffirmons pas que les femmes ne conduisent pas, nous rappelons seulementlhistoire sociale de lobjet