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Telcos en Afrique subsaharienne : chiffre d’affaires ou affaire de chiffres ? Ma profession m’a amené à réaliser plusieurs audits auprès d’opérateurs de télécommunications, particulièrement en Afrique subsaharienne et au Maghreb. Outre les aspects organisationnels, les recherches de fraude (dont SIM Boxes), certains audits réalisés à la demande de régulateurs avaient pour but de vérifier la sincérité des comptes et des déclarations de données (trafics, parcs, chiffre d’affaires…). Dans nombre de pays d’Afrique subsaharienne, les opérateurs de télécommunication sont les véritables « vaches à lait » des états. J’ai même rencontré le cas d’un pays d’Afrique de l’Est où l’opérateur historique était sollicité pour payer les salaires des fonctionnaires. Hors la TVA sur la vente des biens et services qui est de nature purement fiscale, tous les opérateurs sont fortement taxés sur leur chiffre d’affaires par l’autorité de régulation qui dépend directement de l’État. D’où les soupçons des régulateurs quant à la sincérité des résultats déclarés (le plus souvent selon une périodicité mensuelle) : minoration du chiffre d’affaires, « oubli » de certains revenus, voire tentative d’échapper à certaines taxes spécifiques sous couvert de flou ou d’incohérences entre les termes des licences et la réglementation. À quoi sert une autorité de régulation ? Il faut comprendre qu’en Afrique, le développement du secteur des télécommunications est un formidable levier de croissance. Un marché de près de 50 milliards d’Euros et un taux de pénétration moyen de 50%. Grâce aux infrastructures des réseaux mobiles, demandant peu d’investissements pour couvrir de vastes territoires, les technologies les plus avancées y sont déployées (4G, mobile money, etc.) et le terminal mobile est devenu un outil universel pour les usagers (voix, données, accès à internet, paiement et transfert d’argent via mobile, etc.). Toutefois, depuis 2013, le taux de croissance du revenu de la téléphonie mobile décroît en dépit d’une continuelle augmentation du nombre d’abonnés. Une des principales raisons invoquées est la prolifération des applications de messagerie de type WhatsApp, Viber, Facebook Messenger, etc. dites OTT (Over The Top) et conséquence des nouvelles technologies web. Or ce sont les opérateurs qui investissent dans les infrastructures de communications voix, messagerie, data, sans contrepartie de ces quasi-opérateurs qui ne contribuent en rien au développement de ces pays mais utilisent gratuitement les réseaux des opérateurs. D’où des résultats économiques à l’encontre des objectifs proclamés. Les autorités de régulation ont pour principaux objectifs de réguler le marché, d’organiser et de développer le secteur pour créer de la richesse, de l’emploi et lutter contre la pauvreté et les inégalités ; de permettre l’accès du public aux services de communications électroniques de qualité sur toute l’étendue du territoire national à des prix abordables (+ Service Universel); de favoriser le développement des services large bande, indispensables à l’émergence de l’économie numérique ; de promouvoir la saine concurrence sur le marché des communications électroniques grâce à une régulation efficiente ; d’optimiser la planification et la gestion des ressources rares, notamment des fréquences radioélectriques.

Chiffre d'Affaires ou affaire de chiffres

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Page 1: Chiffre d'Affaires ou affaire de chiffres

Telcos en Afrique subsaharienne : chiffre d’affaires ou affaire de chiffres ? 

Ma profession m’a amené à réaliser plusieurs audits auprès d’opérateurs de télécommunications, particulièrement en Afrique subsaharienne et au Maghreb. Outre les aspects organisationnels, les recherches de fraude (dont SIM Boxes), certains audits réalisés à la demande de régulateurs avaient pour but de vérifier la sincérité des comptes et des déclarations de données (trafics, parcs, chiffre d’affaires…).

Dans nombre de pays d’Afrique subsaharienne, les opérateurs de télécommunication sont les véritables « vaches à lait » des états. J’ai même rencontré le cas d’un pays d’Afrique de l’Est où l’opérateur historique était sollicité pour payer les salaires des fonctionnaires.

Hors la TVA sur la vente des biens et services qui est de nature purement fiscale, tous les opérateurs sont fortement taxés sur leur chiffre d’affaires par l’autorité de régulation qui dépend directement de l’État. D’où les soupçons des régulateurs quant à la sincérité des résultats déclarés (le plus souvent selon une périodicité mensuelle) : minoration du chiffre d’affaires, « oubli » de certains revenus, voire tentative d’échapper à certaines taxes spécifiques sous couvert de flou ou d’incohérences entre les termes des licences et la réglementation.

À quoi sert une autorité de régulation ? Il faut comprendre qu’en Afrique, le développement du secteur des télécommunications est un formidable levier de croissance. Un marché de près de 50 milliards d’Euros et un taux de pénétration moyen de 50%. Grâce aux infrastructures des réseaux mobiles, demandant peu d’investissements pour couvrir de vastes territoires, les technologies les plus avancées y sont déployées (4G, mobile money, etc.) et le terminal mobile est devenu un outil universel pour les usagers (voix, données, accès à internet, paiement et transfert d’argent via mobile, etc.).

Toutefois, depuis 2013, le taux de croissance du revenu de la téléphonie mobile décroît en dépit d’une continuelle augmentation du nombre d’abonnés. Une des principales raisons invoquées est la prolifération des applications de messagerie de type WhatsApp, Viber, Facebook Messenger, etc. dites OTT (Over The Top) et conséquence des nouvelles technologies web. Or ce sont les opérateurs qui investissent dans les infrastructures de communications voix, messagerie, data, sans contrepartie de ces quasi-opérateurs qui ne contribuent en rien au développement de ces pays mais utilisent gratuitement les réseaux des opérateurs. D’où des résultats économiques à l’encontre des objectifs proclamés.

Les autorités de régulation ont pour principaux objectifs de réguler le marché, d’organiser et de développer le secteur pour créer de la richesse, de l’emploi et lutter contre la pauvreté et les inégalités ; de permettre l’accès du public aux services de communications électroniques de qualité sur toute l’étendue du territoire national à des prix abordables (+ Service Universel); de favoriser le développement des services large bande, indispensables à l’émergence de l’économie numérique ; de promouvoir la saine concurrence sur le marché des communications électroniques grâce à une régulation efficiente ; d’optimiser la planification et la gestion des ressources rares, notamment des fréquences radioélectriques.

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De ces objectifs globaux découlent des missions techniques comme, par exemple, la tarification, les règles pour l’interconnexion, le plan de numérotation, l’agrément des équipements, la gestion des noms de domaine, l’affectation du spectre des fréquences, etc.

Dans certains pays, le régulateur s’est doté de systèmes de collecte des données de trafic des opérateurs du pays (systèmes automatisés connectés aux plateformes des opérateurs) afin de compléter et de comparer les données déclarées par ceux-ci périodiquement à celles collectées de manière automatique.

Les différentes taxes et redevances pesant sur les opérateurs Dans la plupart des pays d’Afrique, les régulateurs imposent une taxe de 2% sur le Chiffre d’Affaires, source principale de leur revenu. Mais il existe beaucoup d’autres redevances. Une des plus importantes est la taxation des minutes de communications internationales entrantes ex : $ 0.05/minute).

Parmi les redevances annuelles, on trouve les postes suivants :

- la taxe d’homologation des équipements (ex : 5% de la valeur CIF), - redevance annuelle sur les stations (ex : 10% du coût du titre par station) - redevance annuelle d’exploitation des faisceaux hertziens (ex : 10% du coût du titre) - redevance annuelle d’exploitation des fréquences mobiles (ex : $ 5000/Mhz) - Etc.

Quels sont les éléments du chiffre d’affaires des opérateurs de télécommunication ? Les principales sources de revenu sont les suivantes :

• services voix • services d'interconnexion • Autres recettes • services données • revente de capacités de transmission • services à valeur ajoutée • vente de terminaux • ventes de cartes SIM

Selon le graphique ci-dessous (source MTN), on note que les deux premiers postes représentent 92% du total.

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70%

22%

3% 2%1%

1% 1% 0%

Répartition du chiffre d'affaires 

services voix

services d'interconnexion

Autres recettes

services données

revente de capacité de transmission

services à valeur ajoutée

vente de terminaux

Chiffre d’affaires déclaré vs chiffre d’affaires estimé Le graphique ci-dessous montre la différence entre les volumes de trafic VOIX collectés de façon automatique et les volumes déclarés par les opérateurs du pays. On constate que les écarts sont très faibles sinon nuls.

0

500 000 000

1 000 000 000

1 500 000 000

2 000 000 000

2 500 000 000

3 000 000 000

3 500 000 000

ON‐NET OFF‐NET Sortant

OFF‐NET Entrant

INTL Sortant

INTL Entrant

Collecte Auto

Volumes déclarés

Comparaison entre les volumes de trafic voix collectés automatiquement et les volumesdéclarés par les opérateurs

En revanche, en ce qui concerne les chiffres d’affaires déclarés et ceux estimés, l’écart est plus important. Le graphique ci-dessous montre l’évolution du CA agrégé de tous les opérateurs d’un pays d’Afrique de l’ouest.

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‐ CFA 

5 000 000 000 CFA 

10 000 000 000 CFA 

15 000 000 000 CFA 

20 000 000 000 CFA 

25 000 000 000 CFA 

30 000 000 000 CFA 

janv.‐1

1

mars‐11

mai‐11

juil.‐11

sept.‐1

1

nov.‐11

janv.‐1

2

mars‐12

mai‐12

juil.‐12

sept.‐1

2

nov.‐12

janv.‐1

3

mars‐13

mai‐13

juil.‐13

sept.‐1

3

nov.‐13

GLOBAL MARKET DECLARE

GLOBAL MARKET ESTIMATE

L’écart moyen [Estimé – Déclaré] sur la période est de 14%.

Relativisons ! Un écart moyen de 14% peut paraître important aux yeux des régulateurs. Il faut toutefois relativiser les choses. Selon mon expérience, les erreurs et incohérences dans les reporting sont souvent plus importantes que les intentions inavouées de raboter son chiffre d’affaires. Parfois même, le chiffre d’affaires déclaré est supérieur au chiffre d’affaires réel !

Exemples d’erreurs rencontrées dans les fichiers déclaratifs :

• Multiplication par 1000 du trafic voix On-Net • Données absentes sur une période sur les états déclaratifs alors que ces données sont

présentes sur les fichiers sources des opérateurs • Différences d’interprétation de ce qu’est un parc « actif » • Points aberrants dans les données d’interconnexion nationale (sortant de A vers B

totalement différent de Entrant dans B venant de A) • Etc.

Un autre problème particulièrement prégnant en Afrique subsaharienne est le développement de la fraude, dont les SIM Boxes qui détournent une partie du trafic international entrant en trafic local. Les régulateurs devraient se rendre compte que la taxation des minutes de ce trafic international entrant lui échappe.

Des calculs faits sur la base des pays audités nous donnent des pertes de revenus pour le régulateur très supérieures aux pertes de sous-déclaration supposée des chiffres d’affaires. En effet, si les opérateurs perdent aussi de l’argent du fait du coût de terminaison d’appel international supérieur au coût de terminaison d’un appel national (exemple : $ 0.20 contre 0.10), ils ne perdent pas sur le faux trafic national. En revanche, c’est une perte conséquente pour le régulateur. Si, par exemple, celui-ci taxe de $ 0.05 la minute de communication internationale entrante, la correspondance au niveau de la taxation du chiffre d’affaires va lui rapporter seulement 2% de la même minute au tarif local (par exemple, $ 0.10 x 2/100 = $ 0.002).

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Le climat souvent conflictuel entre opérateurs et régulateurs ne devrait pas se substituer à de véritables analyses précises et détaillées, quantitatives et qualitatives, des données. Le rôle des régulateurs est aussi d’aider les opérateurs à combattre la fraude par tous moyens.