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Panajotis Kondylis Utopie et action historique Celui qui interprète aujourd'hui l’effondrement du communisme comme le déclin de l’utopie et le refus définitif des tentations de la pensée utopique et de l’action inspirée de manière utopique peut jouir d’un large assentiment. L’argumentation relative à ce sujet a été popularisée en s’appuyant sur la thèse suivante : la fragilité et l’inanité de l’entreprise communiste sont la conséquence de ses prémisses théorique utopiques, du fait desquelles l’impossibilité fondamentale de la mise en œuvre a poussé les communistes eux-mêmes à recourir, pour combler le fossé entre la théorie et la pratique, à une violence inhumaine et à l’oppression générale, bref au “totalitarisme”. Le rapport entre la visée utopique et le pouvoir totalitaire, ou bien le passage de celle-là à celui-ci, apparaît alors comme nécessaire, et on oppose à cette sinistre fatalité une attitude dont la modestie ou la résignation, en relation avec la recherche des vérités dernières et avec les modes de vie obligatoires en général, doit permettre la tolérance de tous vis-à-vis de tous, et donc d’une politique humaine. Ces explications ou ces conceptions sont bien accueillies dans des sociétés dans lesquelles les attitudes hédonistes, le pluralisme des valeurs et le scepticisme à l’égard des interprétations absolues, se mélangent en diverses variantes pour produire ou encourager un comportement qui est indispensable à la réalisation du processus de la production de masse et de la consommation de masse. Les buts ultimes et les solutions totales ne peuvent trotter dans la tête que de grands sujets collectifs ; or, dans la démocratie de masse occidentale, l’atomisation de la société est arrivée à tel point que l’on n’a guère tendance généralement à aller au-delà

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Panajotis Kondylis

Utopie et action historique

Celui qui interprète aujourd'hui l’effondrement du communisme comme le déclin de l’utopie et le refus définitif des tentations de la pensée utopique et de l’action inspirée de manière utopique peut jouir d’un large assentiment. L’argumentation relative à ce sujet a été popularisée en s’appuyant sur la thèse suivante : la fragilité et l’inanité de l’entreprise communiste sont la conséquence de ses prémisses théorique utopiques, du fait desquelles l’impossibilité fondamentale de la mise en œuvre a poussé les communistes eux-mêmes à recourir, pour combler le fossé entre la théorie et la pratique, à une violence inhumaine et à l’oppression générale, bref au “totalitarisme”. Le rapport entre la visée utopique et le pouvoir totalitaire, ou bien le passage de celle-là à celui-ci, apparaît alors comme nécessaire, et on oppose à cette sinistre fatalité une attitude dont la modestie ou la résignation, en relation avec la recherche des vérités dernières et avec les modes de vie obligatoires en général, doit permettre la tolérance de tous vis-à-vis de tous, et donc d’une politique humaine. Ces explications ou ces conceptions sont bien accueillies dans des sociétés dans lesquelles les attitudes hédonistes, le pluralisme des valeurs et le scepticisme à l’égard des interprétations absolues, se mélangent en diverses variantes pour produire ou encourager un comportement qui est indispensable à la réalisation du processus de la production de masse et de la consommation de masse. Les buts ultimes et les solutions totales ne peuvent trotter dans la tête que de grands sujets collectifs ; or, dans la démocratie de masse occidentale, l’atomisation de la société est arrivée à tel point que l’on n’a guère tendance généralement à aller au-delà de la “réalisation de soi” et à s’identifier à des entreprises supra-individuelles dépassant un niveau qui semble nécessaire pour la protection de son propre bien-être. Ce sont non seulement les utopies de grande envergure qui apparaissent comme suspectes, mais tout ce qui entraînerait probablement des sacrifices éveille ici des soupçons.

Cependant, ce qui nous intéresse, ce ne sont pas en premier lieu les causes sociales à partir desquelles la condamnation de l’utopie trouve un très large écho favorable au nom de la tolérance humaine-pluraliste, mais plutôt les hypothèses explicites ou implicites sur lesquelles elle se fonde logiquement. Il est assuré de manière explicite et formelle que l’adieu au rêve de l’avènement de l’utopie sur terre devrait contribuer fondamentalement au bonheur du monde, puisque justement la lutte pour la réalisation de l’impossible produirait la pire violence ; la nature extrême des moyens employés serait nécessitée par l’inaccessibilité de l’objectif utopique. Il ne fait pas de doute que le fossé entre le projet utopique et la réalité existante et à abolir doit jouer comme une incitation en faveur de l’usage de la violence qui se prolonge et s’intensifie dans la masse lorsque le franchissement de ce fossé se heurte à des obstacles insurmontables. La seule question qui se pose, c’est si ce sort touche exclusivement l’action inspirée par l’utopie et s’il n’est pas inéluctable pour toute action politique de grande envergure si celle-ci se fixe des objectifs qui se révèlent irréalisables après coup. La différence entre ces deux formes d’action est, il est vrai, souvent gommée par l’usage linguistique courant qui a l’habitude de mettre les objectifs utopiques et les objectifs irréalisables dans le même sac ; si nous gardons cependant à l’esprit le sens politiquement et sociologiquement spécifique de l’“utopie”, il se révèle être déterminant pour notre problème.

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Il y a en effet des projets d’action ambitieux qui ne visent en aucun cas à agencer et à perfectionner pour l’éternité le politique urbi et orbi conformément aux idées d’harmonie idéales de l’utopique et qui sont malgré tout irréalisables parce que leurs initiateurs ou leurs exécuteurs se sont par exemple trompés sur les moyens disponibles ou sur la configuration des forces. Si maintenant l’action est mise en mouvement par des projets qui peuvent avoir un caractère tout à fait politique visant au pouvoir et implicitement anti-utopique, elle tombera nécessairement dans un cercle vicieux identique, de la même manière que l’action inspirée par l’utopie : l’illusion de l’accessibilité de l’objectif fera croître l’illusion et l’intensité de l’usage de la violence car, à chaque revers, des efforts de plus en plus puissants devront être entrepris afin de briser la résistance (croissante). Le connaisseur de l’histoire - et certes pas seulement depuis Napoléon - peut donner quelques exemples pour ces situations-là. Il peut en tout cas démontrer que des combats ou simplement des persécutions d’êtres humains, qui n’ont été en aucun cas déclenchés en vue de la réalisation d’une utopie, ont provoqué parfois plus de victimes et de souffrances humaines que les méfaits des utopistes. En fait, il est extrêmement difficile de trouver une forme unique d’acte de violence et de cruauté qui aurait été commis exclusivement au nom de l’utopie et non pas aussi en raison de la poursuite d’objectifs politiques impériaux, nationaux, religieux, raciaux ou autres. Il est au contraire facile de diaboliser une partie et de minimiser ou de refouler de sa mémoire les crimes - très souvent prescrits - de l’autre. Mais, même si l’on considère la christianisation des Saxons aux VIII° et IX° siècles comme plus humaine que leur vie ou leur mort sous l’occupation soviétique au XX°, même si l’on donne la préférence aux méthodes d’interrogatoire de l’Inquisition par rapport à celle de la Guépéou, l’on devra admettre en revanche que les deux plus grandes catastrophes de notre siècle, c'est-à-dire les deux guerres mondiales avec leurs prologues et leurs épilogues, ne peuvent pas être mises sur le dos de l’aspiration à l’utopie, bien que cette aspiration se soit justement épanouie de la manière la plus puissante en même temps.

Une autre remarque est ici à sa place. La violence qui est employée au nom de l’utopie ne peut et ne doit pas être déduite tout de go de l’aspiration à la réalisation de l’utopie et seulement de l’utopie. Il peut parfaitement se passer que celui qui agit politiquement en position dirigeante édulcore, en référence à la réalisation de l’utopie, son objectif politique visant le pouvoir avec cette référence et que l’emploi de la violence qui en découle doive servir en réalité à l’obtention de cet objectif - sans considération pratiquement notable et même sans le moindre égard qui concernerait la réussite du projet utopique. La collectivi-sation forcée et l’industrialisation accélérée dans l’ex-Union soviétique, qui sont très souvent désignées comme le summum du manque d’égards et de la brutalité de l’utopie - comme cela résulte du reste des déclarations claires et répétées des dirigeants soviétiques de l’époque -, ont été entreprises notamment dans la perspective d’une grande guerre et du fait de considérations politiques objectives, car, sans une industrie lourde puissante, l’Union soviétique serait livrée sans espoir à ses ennemis plus avancés sur le plan industriel. Mais l’industrie lourde signifiait non seulement la fabrication de chars et d’avions, mais tout autant la création d’une armée de masse qui pouvait manier des machines et des dispositifs de toutes sortes, et elle imposait par conséquent au bout du compte le démantèlement des communautés agraires villageoises et une rapide accoutumance des grandes masses de la population au travail industriel. Sans vouloir ou devoir minimiser l’abomination liée à ce processus, l’historien sans idée préconçue d’aujourd'hui peut constater que ce sont d’abord l’indus-trialisation accélérée et la collectivisation forcée qui ont permis à un moment donné la victoire qui fait date de l’Union soviétique sur l’Allemagne national-socialiste. En outre, il y a beaucoup de choses qui parlent en faveur d’une liaison étroite de la direction centrale de l’économie ainsi que de l’asservissement effectif des “actifs” avec le but d’une consolidation du monopole politique du Parti contre les tendances centrifuges dans un État ou un Empire multinational - et donc à nouveau avec un objectif politique concret visant au pouvoir. De tels

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faits suggèrent la conclusion que l’emploi intensif et de grande ampleur de la violence a été, si l’on veut être précis, non pas la conséquence d’une tentative entêtée de réalisation de la société sans classes, mais au contraire un effet secondaire d’un adieu (passé sous silence), politiquement conditionné, à l’utopie, adieu qui s’est produit en relation avec la formation de nouvelles hiérarchies sociales et avec l’orientation pragmatique de la politique étrangère. Le fait que l’utopie ait continué en même temps à être mobilisée pour stimuler ou pour désarmer les masses n’était que naturel et approprié ; mais la dynamique de l’utopie exigeante avait dû entre-temps se recroqueviller en grand partie sur la statique de l’idéologie de légitimation.

Pas plus que les luttes menées pour la (prétendue) réalisation de l’utopie ne sont donc en tant que telles forcément plus violentes et engendrant plus de victimes que les autres qui sont suscitées par des buts ambitieux non-utopiques, l’abandon de l’utopie ne peut pas entraîner en soi un franchissement du fossé qui donne naissance à la violence entre le projet d’action et la réalité existante. Mais il y a une autre hypothèse exprimée par les critiques de l’utopie qui semble faible, c'est-à-dire leur attribution de l’effondrement du communisme à la nature irréalisable de sa promesse messianique. Ceux qui argumentent ainsi doivent aussi pouvoir expliquer pourquoi par exemple le christianisme se maintient comme idée et comme institution depuis deux millénaires, bien que ni l’impératif de l’amour n’ait été réalisé dans des proportions socialement notables, ni le Jugement dernier et le Royaume de Dieu n’aient mis fin à la fuite du temps. Cela veut dire : la désintégration du communisme contrairement à la longévité du christianisme doit être expliquée sur la base de ce qui les distingue l’un de l’autre et non pas en se référant à leurs points communs ; mais aussi bien la promesse messianique que l’absence de sa réalisation font partie de leurs points communs. Le contre-exemple du christianisme est particulièrement parlant pour notre questionnement, mais un coup d’œil sur d’autres utopies moins emphatiques mène à des résultats similaires. L’utopie libérale du marché libre, de l’État de droit, du dialogue public comme méthode pour concilier les conflits sociaux, ainsi que des sujets autonomes, n’a pu se réaliser qu’approximativement dans le meilleur des cas et elle n’a fourni très souvent que la façade derrière laquelle de violents intérêts particuliers se retranchaient ou bien des jeux politiques visant le pouvoir se déroulaient. Cela n’a pourtant en aucun cas empêché le libéralisme en tant que mouvement social-politique de dominer la plupart des plus grandes et plus riches nations, de s’étendre à presque toute la planète en raison de l’expansion impérialiste, et de se transformer finalement sous la pression des forces et des rapports de production, mais en apparence sous le signe des mêmes mots d’ordre chargés d’utopie, en la démocratie de masse occidentale moderne ; les conservateurs, qui, après 1789, se référaient à la réalité millénaire de domination de la societas civilis et qui vilipendaient ou raillaient la nature utopique du droit naturel libéral, se sont vus amèrement déçus dans leur prophétie selon laquelle de telles doctrines, étrangères à l’homme réel, ne pourraient jamais réussir leur mise à l’épreuve dans la pratique. L’utopie libérale n’a donc absolument pas eu besoin de se réaliser à sa valeur nominale et pour ainsi dire dans la réalité ; pour remplir sa fonction historique, il lui a suffi de mobiliser des hommes sur des objectifs libéraux et de se survivre, après la victoire sociale de ses représentants, sous la forme d’une idéologie destinée à légitimer les institutions existantes. Pour la stabilité des institutions, la pleine réalisation du projet utopique sous-jacent était superflue - et après tout l’on peut supposer qu’elle serait même un handicap ; la stabilité durable d’institutions capables de conserver le pouvoir était en tout cas la raison pour laquelle le projet de société utopique en question a été vraiment pris au sérieux et a inspiré du respect - exactement comme la puissance politique et militaire effective de l’Union soviétique a demandé une étude plus approfondie de la théorie marxiste à ceux qui se sont le moins trompés sur la véritable relation entre l’idéologie soviétique et la réalité soviétique. La large interruption de cette étude après la dissolution des institutions et des rapports de pouvoir communistes constitue un rappel clair à la priorité de la Realpolitik et confirme ex negativo notre bilan : de même que le

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communisme s’est réalisé historiquement en tant phénomène de Realpolitik et non pas en tant qu’utopie, de même son effondrement n’est pas dû à l’échec de sa promesse, mais aux raisons de Realpolitik qui auraient pu aussi mettre à genoux une autre structure impériale.

La discussion des arguments explicites principaux de la critique de l’utopie nous entraîne à la recherche de ses hypothèses implicites, qui sont à vrai dire étroitement liées aux premières et qui se fondent sur des préjugés rationalistes classiques ou bien sur les lieux communs très courants de la “saine raison humaine”. Derrière l’argument selon lequel l’effondrement du communisme serait dû en dernière instance au caractère irréalisable de l’utopie, il y a la conception que les idées de l’histoire sont là pour être comprises à leur valeur nominale et appliquées autant que possible sans en rabattre dans la pratique. Nous en arriverons ensuite à la réponse à la question de savoir si et dans quel sens l’utopie est réalisée. Mais nous voulons pour l’instant aborder un autre préjugé rationaliste des critiques de l’utopie qui comporte pour sa part leur argument déjà mentionné selon lequel le fossé entre le projet utopique et la réalité historique devrait engendrer de la violence, mais sans que ce fossé ne soit comblé grâce à cette violence. En ne voyant pas que l’asymétrie entre le projet d’action et la réalité n’est pas seulement le résultat du caractère utopique du premier, et que ce qui est utopique et ce qui est irréalisable sont deux choses différentes, on suggère à l’inverse qu’il pourrait et devrait y avoir, entre les intentions subjectives et les résultats objectifs de l’action historique, une adéquation plus ou moins exacte, et que les intentions qui ne tiendraient pas suffisamment compte de la réalité devraient faire naufrage dans la réalité. En conséquence, il reste comme seule forme solide de pratique qui serait acceptable du point de vue de l’éthique de responsabilité celle pour laquelle les buts sont contrôlés quant à leur caractère réalisable et pour laquelle l’on a recours aux moyens qui sont appropriés aux buts réalisables, de sorte que le hiatus producteur de violence entre les buts et les moyens soit évité.

Il est absolument évident que, dans un tel schéma, l’action historique, aussi bien compte tenu de sa durée que du nombre de ses acteurs, doit être autant que possible réduite si l’on ne veut pas que la clarté souhaitée par celle-ci soit perdue. Il est manifeste que moins de temps ce déroulement prend, et moins d’acteurs y prennent part - et plus les objectifs sont limités - et plus l’on parvient à l’harmonisation des moyens et du but et par conséquent au déroulement rationnel de l’action. Ce n’est que dans ces conditions-là que les sujets agissants peuvent vérifier si les résultats correspondent aux intentions et si les intentions sont réalisées telles qu’elles ont été pensées à l’origine. L’action collective qui s’étend sur de longues périodes ou même sur des générations est privée nécessairement d’une telle transparence et se dérobe à de tels contrôles. À l’intérieur de cette chose collective qui se constitue de manière cumulative et qui fournit le support de cette action, les intentions et les motifs des individus s’opposent les uns aux autres et, dans leur interaction, ils donnent à l’action une direction que très vraisemblablement aucune partie n’avait jamais souhaitée ou prévue, à l’occasion de quoi le but final de l’action reste constamment non formulé et finalement, si jamais il est atteint, c'est par les voies détournées de plusieurs réinterprétations. Si l’on prend à cœur les préjugés rationalistes mentionnés qui procèdent de l’idée que ce support de l’action est à tout instant définissable et calculable, l’on peut bien sûr douter du fait que l’action collective mérite vraiment le nom d’action au cours de périodes plus longues. Mais de tels doutes se dissipent si nous ne prenons pas pour base une définition du support de l’action qui soit à tendance subjective et par-dessus le marché rigide, mais qui soit plutôt une réalité objective selon laquelle il y a des époques historiques qui se différencient de toutes les autres par des caractéristiques générales précises. Ces caractéristiques (œuvres de la civilisation technique tout autant que façons de penser et de se comporter) sont des objectivations et des cristallisations de l’action collective de plusieurs générations et d’innombrables acteurs qui ont agi en grande partie indépendamment les uns des autres, pour des mobiles différents et sous de signes variés - et ce pour favoriser des tendances historiques qu’ils ne connaissaient

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en aucun cas ou qu’ils ne pressentaient qu’approximativement, et que l’on n’a pu du reste cerner avec une certaine précision que de façon rétrospective.

Les vagues longues de l’action historique, qui ne se retirent provisoirement qu’après l’apparition de nouvelles formations sociales, naissent donc de l’action qui, dans son déroulement et ses conséquences, ne peut être embrassée et contrôlée par aucun acteur individuel ; il n’est bien sûr pas surprenant que ce qui est supra-individuel soit issu du supra-individuel. L’action au cours de laquelle les moyens et les objectifs peuvent être accordés les uns aux autres par des arbitrages rationnels se déroulent au contraire en vagues courtes qui sont absorbées au cours du temps par les vagues longues de l’action collective. Les intentions subjectives des acteurs individuels et les projets d’action rationnels sont pour ainsi dire détournés de leur fonction et, conformément aux effets très souvent obscurs de l’hétérogonie des buts, ils sont dirigés vers des voies qui débouchent dans de grandes créations ou de grands échecs collectifs. Mais il n’est même pas nécessaire que les vagues courtes de l’action naissent de projets rationnels pour pouvoir produire les vagues longues de l’action collective. En effet il n’est pas du tout exact que seule l’action rationnelle produise les résultats escomptés ou, à l’inverse, que l’action irrationnelle - à savoir une action qui “méconnaît les réalités” - ne mène qu’à ce qui n’est pas escompté. Mais peu importe que leurs composants correspondants soient rationnels ou pas : les vagues longues de l’action historique sont mises en mouvement par les énergies qui sont contenues dans les vagues courtes, et, au cours du détournement ou de la dissémination de ces énergies à travers l’hétérogonie des buts, elles en consomment très souvent plus que ce ne serait absolument nécessaire pour parvenir au résultat final - d’un point de vue purement mécanique ou rationnel par rapport au but recherché. De même que l’accumulation de petits efforts et de buts intrinsèquement particuliers peut se transformer en une nouvelle qualité historique, de même la recherche de l’absolu peut aussi être mise au service d’une nouvelle relativité historique.

À ce point-ci, les courants de l’utopie se jettent dans le fleuve de l’action collective historique qui se déroule en vagues longues. Cette utopie serait en effet historiquement inutilisable ou même nuisible si l’action historique se laissait réduire au schéma poussif que les préjugés rationalistes ont en tête. Et elle serait aussi difficilement capable de faire écho aux réalités auxquelles toute action est tout simplement ancrée tout à fait indépendamment de la “rationalité” des acteurs correspondants si elle se composait de pure matière de rêve et s’adonnait à l’aspiration obstinée de transformer la matière de l’existant en matière du rêve. Il est même incontestable que les composants du rêve sans compromis soient inhérents à tout projet utopique ; ils le stimulent et ils le poussent en fin de compte à passer à l’acte. Ils ne se laissent pas saisir avec des mots, mais ils sont derrière tout ce qui se laisse saisir par des mots dans l’utopie. Ils se mélangent avec des aspirations qui vont au-delà du vœu d’une régulation harmonieuse définitive du vivre ensemble humain et qui concernent la réalisation de souhaits très subjectifs et très intimes, et donc qui visent la tranquillité intérieure et le grand bonheur, et qui veulent même très souvent vaincre la fragilité biologique de l’homme, la maladie et la mort. Un caractère pour ainsi dire supra-historique ou anthropologique peut être attribué à cette dimension de l’utopie, car ici ce ne sont pas seulement des maux concrets particuliers qui doivent être vaincus, mais le mal en général et en tant que tel ; mais l’oppression, la lutte, les douleurs, ont marqué la situation humaine de tous temps et en tous lieux, et c'est pourquoi le désir de leur élimination définitive contient un désir de vaincre l’histoire et toute finitude, désir dans lequel s’articule à son tour une déclaration sur la vraie nature et sur les dernières possibilités de l’homme.

Si maintenant les projets utopiques se réduisaient à ces composants ou à cette dimension, ils formeraient alors des expressions non diluées du principe de plaisir dont le principe de réalité châtierait constamment les mensonges. Le désir de vaincre le principe de réalité par la concrétisation complète du principe de plaisir se tient certes toujours en arrière-

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plan comme motivation de l’action utopique, mais ce n’est pas ce désir en soi qui donne à une telle action son efficacité historique. Pour cela, on a besoin d’infléchissements et de médiations, il faut jeter des ponts vers la réalité et fournir les points de départ auxquels l’action puisse s’accrocher dans sa conditionnalité historique inévitable. L’on va maintenant adjoindre à la dimension absolue du projet utopique une autre dimension, que nous allons dénommer temporellement conditionnée. Elle ne se manifeste pas dans des aspirations à un grand bonheur libérateur et peut-être à l’immortalité, mais elle se limite avant tout à un projet utopique de société. Si ces deux aspects de l’utopie peuvent parfaitement se fondre l’un dans l’autre, ils doivent cependant être distingués pour comprendre leur fonction historique. La différence est aussi logiquement pertinente qu’historiquement légitime si nous réfléchissons au fait que l’utopie moderne s’est manifestée comme un roman d’État et qu’elle s’y est maintenue jusqu’à ce que, dans le cadre de l’utopie marxiste, l’idéal de la société sans classes ait été liée à la revendication de l’abolition de l’“aliénation” ; il fallait s’attendre à ce que, par la suite et avant tout sous l’influence des desiderata démocratiques de masse de la réalisation de soi, les rêves subjectifs d’épanouissement aient dominé l’espace de l’utopique. Mais, indépendamment de cela, étant donné que l’on estime l’importance des deux aspects à l’intérieur de l’utopie en général et par périodes, l’utopie déploie son efficacité historique grâce à son aspect temporellement conditionné de son projet de société. Cet aspect anticipe les tendances de l’évolution qui débouchent dans la formation sociale en voie de constitution, il se concrétise donc à travers les mécanismes de l’hétérogonie des buts sous une apparence approximative et déformée, tandis que les aspirations au soulagement de toute douleur et de tout mal demeurent insatisfaites et que, intrinsèquement impuissantes du point de vue historique, elles cherchent un projet de société complémentaire.

Dans la perspective des préjugés rationalistes, la contradiction entre l’utopie en général et la réalité apparaît comme unidimensionnelle et rigide, et elle est pensée de manière convergente ou même confondue avec la contradiction entre ce qui est faisable et ce qui est infaisable. Mais l’utopie ne passe pas simplement à côté de la réalité - dans ce cas, elle ne serait en fait qu’une simple inhibition, et non pas une force motrice de l’action collective. Il y a au contraire entre l’utopie en tant que projet de société et la réalité sociale-politique une contradiction bidimensionnelle et souple. L’utopie nie la réalité en la transcendant, et donc en anticipant le futur, quelle qu’en soit la forme, par l’extrapolation de tendances existant à l’état de germe ; l’utopie nie la réalité actuelle en s’opposant aux aspects concrets de celle-ci, et elle construit justement son projet de société en tant que négation de phénomènes concrets. Même si l’on a tendance à écarter l’utopie comme rêve, il n’y a pas de rêves informes, et le chercheur doit rendre compte sur le plan historique et sociologique de la forme existante du rêve utopique, de même que le psychanalyste le fait également dans son domaine pour les rêves individuels à l’aide d’autres méthodes. En tant que rêve, l’utopie nie les phénomènes concrets au nom d’objectifs absolus ; mais en niant ce qui est concret, elle devient elle-même concrète par cet acte de négation, elle fait écho à ce qui est actuel et, en tant qu’appel à l’action, elle indique le chemin que le caractère concret de ses négations trace déjà. Autrement dit : le fait que l’utopie soit liée au temps résulte de ce que l’utopie s’oppose en particulier aux éléments de la réalité contemporaine qu’elle considère comme étant à l’origine de la misère existante. La description de l’état idéal de la société s’opère dans une controverse incessante avec le présent et c'est pourquoi ce qui existe devient en grande partie une identification négative de ce qui est utopique. Dans sa polémique avec ce qui existe, l’utopie ne le confronte pas seulement par exemple avec les constantes anthropologiques et les fins dernières qui doivent le remplacer, et la confrontation de l’état utopique avec le présent n’est pas seulement moral et logique, mais aussi directe et concrète ; les institutions utopiques constituent des moyens pour concrétiser le futur, mais en même temps des moyens pour combatte le présent, et donc les obstacles qui barrent le chemin de l’utopie. Ainsi, la description de l’état final

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contient aussi une discussion implicite ou explicite sur les problèmes du passage à cet état. Le projet utopique de société a par conséquent un caractère hybride. Aux revendications stratégiques primaires qui sont formulées au nom du rêve, viennent s’ajouter des revendications effectives secondaires et tertiaires qui doivent en effet servir aussi en fin de compte le but absolu, mais qui laissent en même temps entrevoir une action sociale-politique dans les conditions du présent. Ces dernières revendications peuvent être aussi défendues par des force sociales qui n’approuvent pas les objectifs utopiques en tant que tels - et cela montre précisément que le dépassement de l’existant au sens des revendications immédiates des utopistes doit non seulement introduire à la réalisation de la dimension absolue, mais peut servir à un objectif de Realpolitik.

Le fait que le projet utopique de société soit temporellement conditionné explique la diversité et l’hétérogénéité des matériaux avec lesquels il est à chaque fois construit. Dans les solutions institutionnelles et techniques proposées en vue de la satisfaction des besoins et de la satisfaction durable du collectif sur une base juste, ce sont des expériences du présent et des attentes ou des peurs pour l’avenir relatives à une certaine époque qui nous font face sous une forme ouverte, codée ou inversée ; les projets parallèles d’une même époque renvoient l’image d’éléments différents du présent ou bien anticipent des tendances différentes de l’avenir. La langue dont l’utopiste se sert dans chaque cas est aussi temporellement conditionnée ; elle peut provenir de la politique, de la théologie, de l’anthropologie ou de la science, et l’on peut tirer de cela des conclusions au regard des forces qui agissent à l’extérieur du milieu utopique étroit. Pour l’utopie moderne, en tant qu’entité temporellement conditionnée, il est généralement typique qu’elle a fondé très tôt ses espoirs sur la science et la technique et qu’elle a vu en elles une condition centrale pour la réalisation de son propre projet de société. C’est sous le signe de la science et de la technique que l’utopie s’est détachée de l’au-delà, mais aussi des représentations primitivistes ; elle ne devait pas constituer un simple retour vers un Âge d’or qui aurait déjà existé, mais une acquisition fondamentalement nouvelle de l’histoire. C'est ainsi que l’utopie moderne s’approprie l’idée de progrès qui - de même que la foi dans la technique - n’a pas inspiré que des utopistes. Dans cette perspective plus étroite, le sens de notre thèse devient plus clair, à savoir que l’utopie anticiperait précisément ce qui est futur du fait qu’elle s’exprime dans la langue des tendances de fond sociales-historiques contemporaines. Beaucoup d’humains se passionnent pour les prévisions parfois étonnantes que l’on trouve dans les utopies technologiques et ils constatent avec étonnement combien a été maintenant réalisé de ce qui avait été conçu depuis longtemps sur une base plus ou moins spéculative et en tant qu’extrapolation hardie de points de départ tout juste esquissés. Mais il manque le plus souvent l’esprit ou la bonne volonté pour des constatations semblables dans le domaine de l’utopie politique.

Comme on l’a déjà signalé, la description de l’état final utopique contient une discussion implicite ou explicite sur les problèmes du passage à cet état. Ces problèmes s’imposent, ce qui est bien compréhensible, dans la mesure où le projet utopique de société devient un programme d’action politique ; ils deviennent nécessairement aigus lorsque les acteurs qui se réclament de ce programme parviennent à une position influente ou même dominante dans la société sans qu’ils soient en mesure se réaliser hic et nunc leurs promesses. La dépendance par rapport au présent et la nature temporellement conditionnée de l’utopie se renforcent ensuite parce que sont insérés dans le projet originel des thèmes de pensée et des constructions auxiliaires qui doivent servir à expliquer ou à justifier le fait que l’utopie ne se réalise pas ou pour permettre l’action bien que l’utopie ne produise pas, mais malgré tout au nom de celle-ci. C’est sur la base de constructions secondaires du point de vue théorique que se constituent rapidement dans la pratique des mécanismes d’organisation primaires, et ce comme levier d’une action historique qui se déroule en vagues longues sur des générations et qui, conformément à l’hétérogonie des buts, produit des résultats qui font date. L’ajournement

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permanent de l’avènement du royaume de Dieu et la prolongation de la fuite du temps ont provoqué la prépondérance pratique de l’ecclesia militans par rapport à l’ecclesia triumphans, et l’impossibilité analogue de parvenir immédiatement à la société sans classes a fondé dans le contexte marxiste la prééminence du parti pour le temps de la “construction du socialisme” avant le stade final du “communisme”. Si les utopies concernées s’étaient révélées incapables d’introduire de telles constructions théoriques auxiliaires dans le projet idéal fondamental et d’entreprendre après cela une action dans la logique des constructions auxiliaires et non plus dans celle du projet idéal, elles auraient dû rapidement disparaître de la circulation dès qu’il avait été mis en évidence que les attentes eschatologiques ne seraient pas satisfaites dans un temps prévisible.

La raison pour laquelle l’utopie marxiste a dominé la scène de l’histoire mondiale pendant un bon siècle et a pu relativement facilement évincer ses concurrentes anarchistes, etc., n’a pas résidé finalement dans son aptitude à organiser et à légitimer l’action politique que l’utopie devait en effet fonder, mais qui a été nécessaire précisément à cause du retard de l’utopie à se réaliser. Or la pratique dans la réalité pré-utopique reste, contrainte et forcée, marquée par la Realpolitik ou par la politique de pouvoir ; et donc c'est une pratique temporellement conditionnée. Mais la nature temporellement conditionnée de l’utopique a pris au surplus avec le marxisme à une telle ampleur qu’il a pu même se définir non sans orgueil comme la science s’opposant à l’utopie courante. La philosophie, l’économie politique et la science historique, contemporaines ont été marquées par la figure du marxisme lequel, tout autant en tant qu’analyse de la société capitaliste que prophétie de l’avenir communiste, a pu avoir son mot à dire dans tous les grands débats et fréquemment aussi dicter leur thématique et leur orientation. Ce n’est pas à la simple mobilisation de vagues aspirations et rêves, mais au façonnage de la dimension absolue de l’utopique ou, l’on pourrait même dire, à la manière de la discipliner par son aspect temporellement conditionné que le marxisme doit son impact historique considérable. Et cet impact n’a été en aucun cas passager comme les critiques de l’utopie d’aujourd'hui se plaisent à l’établir.

L’utopie marxiste a autant pénétré son époque qu’elle s’est laissé conditionner par son temps. Elle n’a pu bien sûr le faire que de manière paradoxale et contradictoire - comme prévu du reste si l’on pense à l’hétérogonie inexorable des buts. En effet, elle s’est moins réalisée là où ses défenseurs se sont politiquement imposés et ont régné, et plus là où elle aurait dû se réaliser selon les prévisions et la stratégie originelles, c'est-à-dire dans l’Ouest développé industriellement. Les communistes ont naturellement dû nier que l’Ouest se trouve plus proche du but du mouvement historique que leur propre zone de domination ; pour eux, la réalisation de l’utopie était devenue une question de pouvoir, c'est-à-dire qu’ils ont dû identifier l’utopie à leur propre régime. Et pourtant, du fait de leur activité dans le monde entier, ils ont favorisé des tendances qui étaient ancrées dans leur projet utopique de société, et ils ont fait cela d’un double point de vue. Comme ils le croyaient, l’utopie devait et pouvait, à l’époque industrielle, être instaurée le cas échéant ensuite sur la planète tout entière puisque la formation du marché mondial par la révolution capitaliste aurait pour la première fois et pour toujours unifié l’histoire mondiale. En conséquence, ils ont compris leur propre révolution et travaillé à elle comme si elle faisait partie de la révolution mondiale, même si le mouvement communiste mondial a été dirigé pendant des décennies par un centre de pouvoir national. Ils ont contribué ainsi directement et indirectement, positivement et négativement, à l’unification du monde moderne et à l’augmentation du degré de densité de la politique planétaire. L’intensité actuelle de ce degré de densité a été anticipée, même si c'est avec des signes avant-coureurs plus prometteurs, dans le projet d’une utopie d’ampleur planétaire. D’autre part, les communistes ont aidé à provoquer, par leur ascendant ou leur influence indirecte au sein des grandes nations industrielles, la liquidation du libéralisme oligarchique et le passage à la démocratie de masse égalitaire. D’importantes intuitions ou revendications du

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projet utopique de société ont été réalisées sous une forme modifiée dans ces nations - non pas toutefois selon la voie politique que le marxisme a prévu, mais bien par le déploiement de forces auxquelles il a accordé des fonctions-clés dans l’histoire mondiale. Cela veut dire : la technique et l’industrie ont développé une dynamique jusqu’alors inimaginable, mais cela n’a pas conduit à la polarisation sociale et à la révolution prolétarienne, mais au désamorçage des contradictions de classe et à l’apparition d’une formation sociale fondamentalement égalitaire - ce qui représente une novation étonnante dans l’histoire mondiale. L’inégalité matérielle sociale n’a certes pas été supprimée, mais le fait d’avoir surmonté la pénurie de biens et les nouvelles nécessités de la division du travail ont entraîné progressivement la liquidation concomitante de la bourgeoisie traditionnelle et du prolétariat traditionnel. Mais ce n’est pas seulement la compréhension marxiste du rapport entre le développement des forces productives et la décadence inéluctable de la structure de classe de la société bourgeoise qui s’est vérifiée ; le principe de l’égalité matérielle, que le socialisme a mobilisé contre les libertés formelles de la bourgeoisie, domine aujourd'hui, malgré l’inégalité de fait, le champ idéologique et pousse en permanence à la continuation du processus de démocratisation. L’interdépendance de l’utopisme avec les vagues longues du changement historique se manifeste du reste aussi dans le fait que le grand tournant du libéralisme bourgeois à la démocratie de masse a été accompagné par des mouvements intellectuels complémentaires comme par exemple l’avant-garde artistique au début du XX° siècle ou la révolution culturelle des années 1960 et 1970, qui ont eu un impact fortement utopique et qui ont profondément influencé sous une forme apprivoisée les mentalités et le quotidien dans la démocratie de masse.

La société sans classes fondée sur le dépassement de la pénurie de biens s’est donc réalisée - et même si elle a été seulement réalisée sous la forme d’une caricature, c'est pour la simple raison qu’elle ne pouvait pas être réalisée autrement que comme une caricature. L’on peut dire en général que les utopies se laissent appliquer dans la praxis sociale selon leur dimension temporellement conditionnée, et non pas selon leur dimension absolue. On peut supposer que tout puisse se réaliser en matière de projet utopique - sauf sa préoccupation d’origine : le rêve de la victoire complète et définitive sur la lutte et la douleur. Toutefois, cette préoccupation n’est pas une grandeur historique concrète, mais une constante anthropologique. Or l’action demeure historique et concrète, et c'est pourquoi la préoccupation utopique originelle n’est pas déterminante dans le domaine de l’action : elle fait seulement fonction de motivation absolue d’une action inévitablement relative et historique. Ainsi vue, l’utopie doit à chaque fois subir une défaite directe et, malgré tout, en retirer la victoire d’une manière indirecte - et encore une fois, ce qui doit être vaincu chez elle, c'est sa dimension anthropologiquement indéracinable qui ne se laisse éliminer par aucune défaite historique. L’effondrement du communisme ne signifie donc pas l’adieu définitif à l’histoire mondiale de l’utopie, mais il est la défaite d’une grande nation qui s’est servie de l’utopie dans son combat pour une position de force et la domination mondiale - exactement comme aussi toute autre puissance mondiale moderne doit se manifester comme annonciatrice d’idées ayant trait à l’histoire universelle. À l’époque de la Guerre froide, les anticommunistes ont souvent et à bon droit attirer l’attention sur l’instrumentalisation politique visant au pouvoir relative à l’utopie de la part de l’Union soviétique. Ils commettent aujourd'hui une erreur logique lorsqu’ils intervertissent l’ordre des choses et qu’ils déclarent que c'est l’utopie qui vaut en fait à l’Empire soviétique la défaite qui s’est produite. Ils ne voient pas d’autre part le fait que le communisme à l’Est devait être vaincu justement à cause de la réalisation de l’utopie par la démocratie de masse à l’Ouest, réalisation qui, en dépit de tous ses défauts, a lié les masses au système et a coupé l’herbe sous les pieds au mouvement révolutionnaire. L’utopie apparaît dans le présent postcommuniste historiquement épuisé et sans aucune fonction perceptible ; mais cela tient non seulement à l’échec qui saute aux yeux de sa

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préoccupation absolue, mais aussi à l’aboutissement indiscernable de ses buts relatifs. Quelle que soit la société, il faut compter avec elle de nouveau à l’avenir aussi longtemps que l’action historique se déploiera avec des traits spécifiques en vagues longues et marquera des époques entières. Elle pourrait cesser pour toujours si le mouvement de l’histoire planétaire devait tomber dans une impasse dans laquelle l’action politique se réduirait à cause de la répartition de biens matériels et écologiques devenus rares sur une planète densément peuplée. Alors cet état d’âme de renouveau qui caractérise les conditions d’apparition de l’utopie s’émousserait pour longtemps ; il est probable qu’on ferait alors appel aux idéologies qui légitimeraient la dure discipline et les hiérarchies rigoureuses. Après l’épanouissement de l’utopie positive dans les démocraties de masse occidentales, c'est l’épanouissement de la soi-disant “utopie négative” qui s’annoncerait au niveau planétaire.

Article paru au début des années 90 dans la revue du Cercle d’amis de Carl Schmitt.