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1 - Marlène Zarader - Compréhension et interprétation dans l’herméneutique de Gadamer Le point de départ de Gadamer, c’est un certain phénomène, qu’il nomme le phénomène de la compréhension (Verstehen). Plus originellement que la connaissance au sens objectif du terme, et de façon plus englobante que celle-ci, notre rapport à ce qui nous entoure, comme à ce qui nous est transmis, est d’abord un rapport de compréhension : ce qui est autre me parle, a pour moi un sens, je comprends la chose dont il est question – et, dans le meilleur des cas, je la comprends bien, de façon juste. Tel est le phénomène, largement pré-cognitif, de la compréhension, que Gadamer nomme également phénomène herméneutique. Mais les herméneutiques antérieures à Gadamer – qu’il s’agisse des anciennes herméneutiques spéciales (théologique, juridique, philologique) ou de l’herméneutique générale développée au XIX° à partir de Schleiermacher – les herméneutiques antérieures donc se sont penchées sur ce phénomène de façon normative. Elles se sont demandé : comment faire pour bien comprendre ? Quelles règles faut-il suivre, quelles précautions faut-il prendre, etc. Gadamer, lui, pose une autre question. Il se demande : que se passe-t-il lorsque nous comprenons ? Selon quelles modalités la compréhension a-t-elle lieu ? Comment est-elle tout simplement possible ? C’est à cette question qu’est consacré son livre majeur : Vérité et Méthode. Pour y répondre, il explore successivement deux grands champs d’expérience, que je vais reprendre ici à mon tour : celui de l’oeuvre d’art (ce sera ma première partie), et celui du texte en général (ce sera ma seconde partie). On verra que ces deux champs sont porteurs d’un même enseignement, à savoir que le sens (qu’il s’agit de saisir dans la compréhension) n’est pas donné une fois pour toutes (dans l’oeuvre ou dans le texte), il est essentiellement en devenir, car il ne s’accomplit que dans la réception. Mais si le sens, au lieu d’être simplement « à retrouver », est « à constituer », comment penser l’articulation entre compréhension et interprétation ? L’idée de compréhension doit-elle être abandonnée au profit de celle d’interprétation, ou garde-t-elle une pertinence, et si oui, laquelle ? Tel est le problème sur lequel ouvrira cet exposé – problème que je tenterai d’élaborer (dans une troisième partie) par une mise en parallèle de Gadamer et de Derrida. Avant de risquer, en conclusion, un élargissement au-delà de ce seul problème, en direction d’un horizon plus vaste dans lequel il pourrait peut-être s’insérer.

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- Marlène Zarader -

Compréhension et interprétation

dans l’herméneutique de Gadamer

Le point de départ de Gadamer, c’est un certain phénomène, qu’il nomme le phénomène de la compréhension (Verstehen). Plus originellement que la connaissance au sens objectif du terme, et de façon plus englobante que celle-ci, notre rapport à ce qui nous entoure, comme à ce qui nous est transmis, est d’abord un rapport de compréhension : ce qui est autre me parle, a pour moi un sens, je comprends la chose dont il est question – et, dans le meilleur des cas, je la comprends bien, de façon juste. Tel est le phénomène, largement pré-cognitif, de la compréhension, que Gadamer nomme également phénomène herméneutique.

Mais les herméneutiques antérieures à Gadamer – qu’il s’agisse des anciennes herméneutiques spéciales (théologique, juridique, philologique) ou de l’herméneutique générale développée au XIX° à partir de Schleiermacher – les herméneutiques antérieures donc se sont penchées sur ce phénomène de façon normative. Elles se sont demandé : comment faire pour bien comprendre ? Quelles règles faut-il suivre, quelles précautions faut-il prendre, etc. Gadamer, lui, pose une autre question. Il se demande : que se passe-t-il lorsque nous comprenons ? Selon quelles modalités la compréhension a-t-elle lieu ? Comment est-elle tout simplement possible ?

C’est à cette question qu’est consacré son livre majeur : Vérité et Méthode. Pour y répondre, il explore successivement deux grands champs d’expérience, que je vais reprendre ici à mon tour : celui de l’œuvre d’art (ce sera ma première partie), et celui du texte en général (ce sera ma seconde partie). On verra que ces deux champs sont porteurs d’un même enseignement, à savoir que le sens (qu’il s’agit de saisir dans la compréhension) n’est pas donné une fois pour toutes (dans l’œuvre ou dans le texte), il est essentiellement en devenir, car il ne s’accomplit que dans la réception.

Mais si le sens, au lieu d’être simplement « à retrouver », est « à constituer », comment penser l’articulation entre compréhension et interprétation ? L’idée de compréhension doit-elle être abandonnée au profit de celle d’interprétation, ou garde-t-elle une pertinence, et si oui, laquelle ? Tel est le problème sur lequel ouvrira cet exposé – problème que je tenterai d’élaborer (dans une troisième partie) par une mise en parallèle de Gadamer et de Derrida. Avant de risquer, en conclusion, un élargissement au-delà de ce seul problème, en direction d’un horizon plus vaste dans lequel il pourrait peut-être s’insérer.

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1. Considérons d’abord l’œuvre d'art

Et bornons-nous pour l’instant à l’œuvre qui inclut une représentation ou exécution (le théâtre, l’opéra, la musique). Gadamer s’emploie à mettre en lumière ce qu’il nomme une double médiation, ou encore une double mimesis. Il y a le réel, il y a l’œuvre, et il y a son exécution. Par exemple, la Phèdre historique (à supposer qu’elle ait existé), la Phèdre de Racine, et la Phèdre de Racine mise en scène aujourd’hui par Patrice Chéreau.

La première médiation, ou relation mimétique, est celle qui lie l’œuvre au réel. Le terme de mimesis ne doit pas nous induire en erreur. Il ne signifie pas que l’œuvre répète le réel, il signifie simplement qu’elle s’y réfère. Il est certain qu’il y a une autonomie de l’art, que l’œuvre se sépare du réel et nous y arrache, mais pour nous conduire où ? Selon Gadamer (et c’est tout le sens de son opposition à ce qu’il nomme la « conscience esthétique »), elle ne nous arrache pas au réel pour nous transporter ailleurs, elle nous y arrache pour nous y renvoyer. Pour nous le rendre, transfiguré. Et transfiguré de telle sorte qu’il subit ce qu’on peut appeler, en reprenant une expression de François Dagognet, une « augmentation iconique » : augmentation grâce à l’image ou à la représentation. Il y a dans l’œuvre plus que dans le réel ; comme le répète Gadamer, « l’Achille d’Homère est plus que son modèle ». L’art se réfère donc au réel, mais pour l’élever à un plus haut degré de vérité, à une densité ontologique qu’il ne possédait pas tant que n’avait pas eu lieu sa « transmutation en œuvre ».

La première médiation, que je viens de rappeler, caractérise, en amont, le rapport entre le réel et l’œuvre. La seconde médiation caractérise, en aval, le rapport entre l’œuvre et son exécution. Elle est réglée exactement par la même structure : il y a dans l’exécution plus que dans l’œuvre. De même que l’œuvre reflue sur le réel pour enrichir celui-ci, de même l’exécution seule permet à l’œuvre de se déployer. Les deux médiations doivent donc être pensées dans leur unité : le réel trouve sa vérité dans l’œuvre, et l’œuvre trouve sa vérité dans son exécution.

Remarquons au passage que cette double articulation constitue également le cœur de l’analyse de Ricœur, dans Temps et récit. Prenant pour objet l’œuvre narrative, Ricœur la définit aussi par le concept de mimesis, entendue comme mimesis productrice. Et s’il articule ce concept en trois moments (ce qu’il nomme mimesis I, II, et III), c’est pour montrer que l’œuvre consiste précisément à les unifier. La thèse de Ricœur est que :

� « La mimesis tire son intelligibilité de sa fonction de médiation, qui est de conduire de l’amont du texte à l’aval du texte par son pouvoir de refiguration » (Temps et récit, t. I, p. 94)

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Autrement dit, pour Ricœur comme pour Gadamer, l’œuvre, c’est indéniable, institue une coupure avec le réel (elle fait surgir une autre scène), mais cette coupure doit impérativement être comprise comme un lien : l’œuvre puise dans le réel pour nous le rendre autrement, et nous permettre de l’habiter de façon nouvelle. Elle n’est donc pas close sur elle-même. Elle est médiatrice de monde.

J’ai présenté jusqu’ici, à titre d’horizon général, la définition de l’œuvre comme double médiation. Je voudrais maintenant m’arrêter plus spécialement sur la seconde de ces médiations. C’est elle en effet qui nous intéresse au premier chef ici, d’abord parce qu’elle constitue l’un des apports spécifiques de Gadamer, ensuite parce qu’elle va servir de propédeutique à la redéfinition générale de la compréhension qui sera accomplie dans la seconde partie de VM.

Cette seconde médiation, je le rappelle, consiste en ce que

� « c’est dans l’exécution et en elle seulement que l’on rencontre l’œuvre elle-même » (VM, p. 131)

Pourquoi est-ce là une affirmation polémique et nouvelle, pourquoi est-elle déconcertante, pourquoi est-ce qu’il vaut la peine d’insister dessus, comme le fait Gadamer ? Tout simplement parce que la représentation ou exécution se fait toujours à nouveau, dans des circonstances chaque fois différentes, et à des époques toujours renouvelées. Puisqu’elle vient après, elle semble venir en plus. Il semble qu’il y ait l’œuvre elle-même (l’Œdipe de Sophocle, le Don Juan de Mozart, les Suites pour violoncelle seul de Bach), il semble que cette œuvre soit, chaque fois, ce qui est écrit par l’auteur (le texte, le livret, la partition) – et que par ailleurs, la mise en scène ou l’exécution ou l’interprétation chaque fois différente de ce texte primordial soit de l’ordre du surcroît, dont on pourrait donc faire abstraction lorsqu’on définit l’œuvre.

Or, contre cela, Gadamer, on l’a vu, définit la représentation comme « la venue de l’œuvre à l’existence » (p. 134). C'est-à-dire qu’il réintègre l’exécution dans l’être même de l’œuvre. Quelle en est la conséquence ? Si l’exécution est un moment de l’œuvre, et si les exécutions sont, par définition même, multiples, alors la diversité des exécutions, des réalisations, etc. ne doit pas être renvoyée à des possibilités subjectives de l’interprétation. Ces possibilités appartiennent à l’œuvre, elles sont, dit Gadamer,

� « des possibilités d’être propres à l’œuvre, laquelle, pour ainsi dire, s’interprète elle-même dans la variété de ses aspects » (p. 135)

C’est là un point décisif. Une même pièce, par ex, peut donner lieu à un nombre quasi infini de re-créations (de mises en scène, etc.). Il ne suffit pas de dire que toutes, malgré leurs différences, sont légitimes – il faut comprendre qu’elles le sont précisément parce qu’elles sont la pièce elle-même qui toujours à

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nouveau vient en présence. C’est l’Avare de Molière qui s’accomplit aujourd’hui à travers, par exemple, le théâtre du Soleil ; c’est encore l’Avare qui s’accomplira demain dans une recréation nouvelle.

Cela pose un certain nombre de problèmes. J’en retiendrai deux. D’abord, me direz-vous, il y a quand même un privilège de l’Avare tel que Molière voulait qu’il soit joué, et tel d’ailleurs qu’il l’a joué lui-même. La première représentation de la pièce par son propre créateur est plus conforme à la vérité de cette pièce que ses adaptations ultérieures. Mais non, répond Gadamer. C’est appauvrir l’œuvre que de croire à ce privilège. L’exécution (qu’elle soit réelle ou souhaitée) accomplie par celui qui a écrit la pièce (ou la partition etc.) n’est pas meilleure que les suivantes. De même que la façon dont un auteur comprend son œuvre n’est pas nécessairement meilleure qu’une autre. L’œuvre (et c’est là sa grandeur) excède la subjectivité du créateur. Elle existe par elle-même, et quiconque lui offre la possibilité de se présenter de façon nouvelle continue de la faire venir elle-même à sa vérité.

Mais alors, me direz-vous à nouveau, est-ce que cela signifie que toutes les interprétations soient légitimes ? Donc qu’on puisse faire n’importe quoi ? Non, toutes les interprétations ne sont pas légitimes. Mais justement, l’interprétation non légitime est celle qui est purement arbitraire et subjective, qui ne se guide pas sur l’œuvre, qui s’en sert comme d’un alibi au lieu de se mettre à son service. Je cite :

� « On méconnaît l’obligation qu’impose l’œuvre d’art quand on tient pour libres et indifférentes les variations possibles de la représentation. En vérité, les variations se soumettent toutes à la mesure critique de la représentation « juste » » (p. 136)

Il est bien certain que le critère de l’interprétation juste ne sera pas facile à établir, que ce critère est certainement mobile, peut-être à tout jamais insaisissable, mais cela ne signifie pas qu’on puisse en faire l’économie, et que l’interprétation soit livrée à la fantaisie de chacun.

Faisons le point. L’œuvre ne peut pas être définie pour elle-même indépendamment de son exécution, donc l’exécution est une possibilité de l’œuvre, donc la diversité des exécutions doit être comprise comme le devenir même de l’œuvre, laquelle n’est jamais close. C’est toujours elle, chaque fois différente, qui se présente à nouveau devant nous. L’interprète ne la transforme pas : il puise en elle de quoi la faire se présenter sous un visage chaque fois nouveau et qui est pourtant son visage, à elle.

Mais si ce visage, quoique nouveau, est le sien, à quel temps appartient donc l’œuvre d’art ? Au passé ? Au présent ? A moins de dire qu’elle est intemporelle ? Mais parler, comme on l’a beaucoup fait, d’intemporalité, c’est

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faire de l’œuvre une sorte de monument qui échapperait au temps, et c’est perdre sa dimension de devenir. Ce dont il faut rendre compte, c’est du fait que l’œuvre existe précisément dans le temps, mais qu’elle y existe de façon complexe et déconcertante : en un sens elle appartient à son temps, en un autre sens, elle ne cesse de se renouveler au cours du temps. Il y a donc une temporalité spécifique de l’œuvre. Comment la penser ?

La réponse de Gadamer va tenir dans le concept de contemporanéité, qu’il emprunte à Kierkegaard et qui avait déjà été repris dans une perspective analogue par des théologiens proches de Gadamer, notamment Karl Barth et Rudolf Bultmann. Qu’est-ce que la contemporanéité chez Kierkegaard, telle qu’elle est présentée, notamment, dans les Miettes philosophiques ? Il y a évidemment une contemporanéité immédiate, historique : le disciple direct est le contemporain du Christ, il appartient au même temps que lui. Mais ce que Kierkegaard pense sous ce concept, c’est la contemporanéité paradoxale, et elle est étroitement liée à sa conception de l’instant, entendu comme unité de l’historique et de l’éternel. Le disciple direct peut très bien, tout en appartenant au même temps historique que le Christ, ne pas en être le contemporain véritable ; et inversement, moi aujourd’hui, chrétien, je peux être contemporain du Christ, être présent à lui. Kierkegaard dit même que « tout disciple est disciple de première main, par le fait du Dieu lui-même ».

Gadamer reprend donc à Kierkegaard cette idée de contemporanéité (dont vous comprenez bien qu’elle met sens dessus dessous la succession chronologique du passé et du présent) , et, pour mieux la faire comprendre, il l’applique d’abord à une autre expérience : celle de la fête. La fête – par exemple la célébration religieuse – se répète. Non pas au sens où il y aurait eu d’abord la fête originelle, la véritable fête, et ensuite de simples répétitions. Plutôt au sens où il est de l’essence même de la fête de revenir : c’est la fête première qui à chaque fois est à nouveau vécue au présent, en tant que fête immémoriale. Ce qui conduit Gadamer à affirmer que l’essence de la fête consiste à être célébrée – par où il faut entendre : célébrée aujourd’hui. On est présent, on prend part à la fête, c’est ainsi que la fête est : elle n’a pas d’autre manière d’être qu’à partir de moi, qui la fais vivre toujours à nouveau, toujours au présent. C’est la nième fois peut-être, et pourtant c’est toujours la première fois.

Il en va de même pour l’art. Le spectateur est présent au spectacle, et c’est ainsi que le spectacle peut être. D’où le recours à l’idée de contemporanéité, dont Gadamer donne la définition suivante :

� « La « contemporanéité » […]veut dire ici qu’une chose unique qui se présente à nous, si lointaine qu’en soit l’origine, acquiert pleine présence dans sa représentation […] La tâche consiste à se tenir près de la chose de façon telle que celle-ci devienne

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« contemporaine », c’est-à-dire que toute médiation soit sursumée (aufgehoben) en présence totale » (p. 145)

Vous voyez comment réapparaît ici, à propos du temps, le terme de médiation. Il y a l’œuvre originelle (qui pourrait sembler appartenir au passé) et son exécution actuelle (qui pourrait sembler être distincte de l’œuvre originelle). Mais en fait, dans l’exécution (comme c’était déjà le cas dans la fête), l’œuvre devient chaque fois présente sans cesser d’être ce qu’elle est : présent et passé ne font qu’un, et c’est très exactement ce que veut dire le concept de contemporanéité. La distance entre l’œuvre du passé et son exécution actuelle, cette distance est abolie.

Accomplissons un nouveau pas. Nous n’avons parlé jusqu’ici que de ce que les allemands nomment les arts transitoires, ceux qui incluent une représentation ou exécution, comme le théâtre ou la musique. Qu’en est-il des autres arts ? Je ne m’y attarderai pas aussi longuement. Je voudrais simplement indiquer pourquoi ils pourraient sembler relever d’une autre analyse, et pourquoi néanmoins, en dernière instance, ils obéissent à la même loi que celle qui a été dégagée à propos des arts d’exécution.

Premier point : leur différence. Comme le remarque Gadamer, dans les arts plastiques (la peinture, la sculpture), l’œuvre est dotée d’une identité manifeste, qui ne laisse place à aucune variation ultérieure. Elle est faite une fois pour toutes, et elle ne réclame rien d’autre que d’avoir été faite. Pour elle, le concept de création semble suffisant, et s’il y a certes une pluralité de la réception, cette pluralité semble relever de la seule subjectivité du spectateur et ne concerner en rien l’œuvre elle-même, puisque celle-ci a été achevée par son créateur. Vous voyez l’objection.

Pour comprendre pourquoi, malgré cette différence, ces arts s’inscrivent dans la définition de l’art qui a précédemment été proposée par Gadamer, il faut se souvenir de ce qui avait été conquis, dans les arts de représentation, par l’intermédiaire de l’exécution. Et ce qui avait été conquis, c’est le fait que la donation au spectateur, et donc son appropriation au présent, est constitutive de l’être de l’œuvre. C’est cela qui va se trouver confirmé dans les autres arts, sans qu’on ait besoin désormais de faire intervenir ce stade intermédiaire qu’est l’exécution. Pour ce qui regarde les arts plastiques, Gadamer consacre une longue analyse à l’image (le même mot Bild, en allemand, désigne à la fois l’image et le tableau), afin de montrer que l’image est elle aussi structurée selon le principe de la double médiation qu’on avait exposée plus haut : en amont, elle renvoie à son modèle (qu’elle enrichit), en aval, elle s’accomplit pleinement dans celui qui la contemple. Mais le plus intéressant à mes yeux est l’analyse que Gadamer consacre à l’architecture – parce que c’est l’art qui semble au premier abord le

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plus réfractaire à sa définition de l’œuvre, et qui, pour cette raison même peut le mieux la confirmer.

En apparence, un bâtiment, un édifice, est là, point à la ligne, il est ce qu’il est, il n’est l’image de rien et il ne représente rien, sinon lui-même. Il ne semble donc pas obéir à la structure de la double médiation, qu’il s’agisse de la transmutation opérée par l’œuvre sur le réel, ou de celle qui est opérée sur l’œuvre par la réception.

Contre cette apparence, Gadamer va montrer (dans la droite ligne de l’analyse du temple grec chez Heidegger), que l’édifice renvoie bel et bien au-delà de lui-même, et qu’il ne peut être défini, ni compris comme l’œuvre qu’il est, hors de ce renvoi. L’édifice en effet a un lien indéracinable à l’espace environnant. Quel est ce lien ? Il ne se borne pas à être placé dans un espace, il appartient à son essence de redistribuer l’espace autour de lui, de donner, comme dit Gadamer, « configuration à l’espace » (p. 177). Si donc le monument est davantage qu’un bâtiment, s’il est une œuvre à part entière, c’est précisément en renvoyant au-delà de sa présence compacte, en renvoyant au monde au cœur duquel il se dresse.

Allons plus loin : l’œuvre architecturale, non seulement comporte en elle-même ce lien au monde ou au réel que Gadamer s’efforce toujours de souligner dans toute œuvre, mais elle comporte également en elle, de manière exemplaire, le lien entre passé et présent. Grâce à elle s’accomplit la médiation de l’un et de l’autre (leur passage l’un dans l’autre, leur accomplissement dans l’unité). En quel sens ? En ce sens que l’œuvre architecturale est marquée, beaucoup plus que d’autres formes d’art, par son appartenance à son monde d’origine (monde social, religieux, esthétique, etc.), et que pourtant elle n’y reste jamais enfermée : tout se passe comme si, avec le temps, elle continuait de se faire sa place dans un monde chaque fois différent, comme si elle continuait de configurer, chaque fois autrement, l’espace autour d’elle – sans que pour autant s’efface la référence à son monde d’origine. Concrètement, l’église romane configure aujourd’hui le village ou le quartier dans lequel elle est située tout autrement qu’elle ne le faisait autrefois, et sans cesser pourtant d’être cette église romane. C’est en ce sens qu’elle accomplit la médiation continue du passé et du présent : en elle, tous deux, passé et présent, sont unis, sans que l’un des termes se résorbe dans l’autre. Et c’est pourquoi il est toujours si déchirant de voir disparaître totalement les vieux quartiers d’une ville (je pense aux Hu-tong de Pékin, qui sont en train d’être rasés) : si leur disparition nous afflige tant, c’est justement parce qu’ils n’étaient pas le passé, mais parce qu’ils étaient la perpétuation du passé dans le présent, la présence vivante de la tradition : la Chine impériale au cœur de la Chine post-maoïste. L’édifice passé, aussi ancien soit-il, n’est pas un vestige. Et c’est finalement l’architecture qui peut le mieux témoigner de cette double médiation propre à tout art : médiation entre l’œuvre et le monde, médiation entre le passé et

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le présent. Debout dans l’église romane, je suis dans l’unité de l’art et du culte, dans l’unité aussi d’hier et d’aujourd’hui.

Ainsi, ce que Gadamer s’est employé à dégager comme une détermination générale de tous les arts, c’est que l’œuvre ne cesse d’enrichir le monde auquel elle est liée, de lui faire subir une transmutation d’être, et que la réception ne cesse d’enrichir l’œuvre. Dans le tableau, la toile enrichit le modèle, au théâtre, l’exécution enrichit toujours à nouveau le texte, texte qui lui-même enrichissait le personnage ou la situation. Evidemment, le terme enrichir, que j’emploie faute de mieux, est ici très mal choisi, puisqu’il donne l’impression que le tableau ajoute quelque chose au modèle, que l’exécution ajoute quelque chose au texte de l’œuvre. Or, ce n’est pas exactement cela : c’est le modèle lui-même qui se montre autrement dans le tableau, de même que c’est le texte qui révèle d’autres possibilités de lui-même dans l’exécution. Donc il ne s’agit pas dans l’œuvre d’ajouter quelque chose au réel, ni dans la réception d’ajouter quelque chose à l’œuvre ; l’idée est plutôt qu’il arrive quelque chose au réel, que celui-ci est élevé à une autre densité d’être, de même que dans la réception il arrive quelque chose à l’œuvre, que celle-ci s’y accomplit en propre, qu’elle s’y trouve élevée à une vérité chaque fois nouvelle.

Faisons à nouveau le point. Gadamer a redéfini l’être même de l’œuvre d’art, en y incluant l’exécution et, par là-même (c’est l’essentiel) la réception. Tel est l’un des grands acquis de la 1ère partie de VM. Mais cette méditation de l’œuvre d’art avait une double fonction : d’une part, proposer ce que Gadamer nommait une « ontologie de l’œuvre d’art », d’autre part, préparer le terrain – ou mieux encore, dessiner la matrice – pour une nouvelle approche de ce qu’est un texte en général, et de ce en quoi consiste son sens.

Comment s’accomplit le passage de l’œuvre au texte ? Quel est le point commun entre les deux qui peut justifier un tel passage ? Voici comment Gadamer le présente :

� « De même que nous avons pu montrer que l’être de l’œuvre d’art […] ne s’accomplit que dans l’accueil que lui réserve le spectateur, de même peut-on dire des textes comme tels que la reconversion d’une trace de sens morte en sens vivant ne se produit que dans la compréhension » (p. 183) [souligné par moi]

Il importe de bien comprendre ce passage. Reconstituons le raisonnement. Si l’œuvre n’est pas un étant fermé sur lui-même et qui aurait sa vérité déterminée une fois pour toutes à l’instant de sa création ; autrement dit, si l’être même de l’œuvre consiste en une médiation entre créateur et spectateur, entre passé et présent – alors, elle n’a pas une structure d’être différente du texte. Pour autant que le texte soit lui-même redéfini dans son être (et c’est ce à quoi va s’employer Gadamer dans toute la seconde partie de VM) : pour autant qu’il soit défini à

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partir de la compréhension, c’est-à-dire pour autant que son sens ne soit pas donné une fois pour toutes, mais qu’il s’accomplisse dans une perpétuelle médiation entre l’écrivain et le lecteur, entre le passé et le présent.

D’où cette question, avec laquelle va s’ouvrir la seconde partie de VM :

� Le sens de tous les textes s’accomplit-il seulement dans l’accueil que leur réserve celui qui comprend ? La compréhension fait-elle partie de la réalisation de sens d’un texte comme l’audition fait partie de la musique ? » (p. 183)

En posant une telle question, Gadamer n’ignore évidemment pas l’aspect provocateur et, en apparence au moins, terriblement contestable de la direction dans laquelle il s’engage et nous engage ainsi. En d’autres termes, il prend parfaitement la mesure des difficultés qui l’attendent. Et c’est pourquoi sa question se prolonge ainsi :

� « Peut-on encore parler de compréhension quand on prend autant de liberté avec le sens d’un texte que l’artiste qui interprète en prend par rapport à son modèle ? » (p. 183)

Ces deux interrogations successives de Gadamer vont structurer la suite de mon propos. Il s’agira en effet de montrer, d’une part, que la compréhension, entendue comme saisie du sens, ne s’accomplit que dans la réception, mais d’autre part, que ce sens reste compris : il est celui du texte, il n’est pas purement livré à l’arbitraire. Ou, pour le dire en d’autres termes, la compréhension inclut nécessairement une interprétation, mais l’interprétation, pour être légitime, doit rester encore et toujours une compréhension de. Il s’agit donc de considérer successivement ces deux points, et d’abord le premier, qui constituera le second moment de mon exposé, après celui consacré à l’œuvre d’art :

2. Le texte, et la redéfinition de la compréhension

La question qui donne son départ à l’analyse de Gadamer est la suivante : quel est le rapport exact entre la compréhension (comme acte de l’interprète, aujourd’hui) et la production originelle (comme acte du créateur, autrefois) ? Pour Schleiermacher et toute l’herméneutique romantique, « la compréhension était conçue comme reproduction d’une production originelle » (p. 317). Il s’agissait de se transporter, par une sorte d’opération d’empathie, jusqu’au point de vue de l’auteur, de rejoindre son monde intérieur, de manière à abolir la distance qui nous sépare. La compréhension était conçue comme restauration du sens.

A cela, Gadamer oppose une double critique. En premier lieu, cette restauration n’est pas possible ; nous sommes des êtres historiques, et nous ne pouvons pas nous transporter à un autre moment du temps, en faisant abstraction du moment auquel nous appartenons.

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� « Il y a entre l’interprète et l’auteur une différence insurmontable, résultant de la distance historique qui les sépare » (p. 318)

Mais, dire cela, c’est en rester à une critique de fait : il est impossible de retourner à la production originelle. Beaucoup plus intéressante est la critique de droit : non seulement une telle définition de la compréhension est impossible, mais elle manquerait son objet. Car, à supposer même que je puisse transplaner jusqu’à l’esprit de l’auteur, cela ne me donnerait pas le sens du texte. Le sens du texte dépasse son auteur. De ce fait, il y a toujours plus dans la compréhension que dans la production. La compréhension ne reproduit pas quelque chose qui fut donné au départ, elle produit le sens. Non pas un sens meilleur que celui qu’avait en vue l’auteur ou le premier public, mais toujours et nécessairement un autre sens. Cette définition de la compréhension par rapport à la production est une définition d’essence.

� « Le sens d’un texte dépasse son auteur, non pas occasionnellement, mais toujours. C’est pourquoi la compréhension est une attitude non pas seulement reproductive, mais aussi et toujours productive » (p. 318).

Ce n’est que sur ce fondement que l’on peut comprendre le statut accordé par Gadamer à ce qu’il nomme la distance temporelle – et, plus largement, à l’histoire. En effet, si la compréhension est constitutive (ou co-constitutive) du sens, alors l’intervalle de temps qui sépare l’interprète du créateur prend un tout autre visage. Il ne s’agit plus de l’abolir autant qu’il est en mon pouvoir (parce que la volonté de l’abolir présupposait que le sens à conquérir dans la compréhension était déjà donné au départ, dans l’esprit du créateur) ; il s’agit bien au contraire de comprendre que cette distance fait le sens, elle y contribue, et toujours davantage au cours de l’histoire.

� « Le véritable sens d’un texte […] ne dépend précisément pas de ces données occasionnelles que représentent l’auteur et son premier public. Du moins, il ne s’y épuise pas. Car la situation historique de l’interprète et, par conséquent, la totalité du cours objectif de l’histoire contribuent sans cesse à le déterminer. » (p. 318)

Comment est-ce possible, et qu’est-ce que cela veut dire exactement ? Ce qui se joue ici, au fil du rapport entre compréhension et production, c’est une redéfinition du sens. La compréhension est compréhension du sens, et le sens n’est pas contenu dans la production. Par où il faut entendre que ce sens n’est ni réductible à l’intention de l’auteur qui écrit, ni non plus déposé dans ce qui est écrit. Le sens ne réside pas dans le texte. Le sens surgit de la rencontre entre le texte et son lecteur. Et pour autant que l’auteur lise son propre texte, il n’en est qu’un lecteur parmi d’autres. En conséquence, la distance temporelle est une

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source inépuisable de renouvellement du sens. Le sens du texte vit et devient dans le temps. Comprendre (sous-entendu comprendre le sens), c’est déchiffrer un temps à la lumière d’un autre. Plus le lecteur est séparé temporellement du texte, plus il va apporter avec lui un horizon nouveau, et plus le sens va se différencier. Les images pour rendre ce processus sont souvent extrêmement évocatrices. Dans un article de 1993 (« L’Europe et l’oikoumenè »), Gadamer parle d’ « une corde tendue qui comporte en elle tous les sons qu’on y fera vibrer » (Philosophie herméneutique, 229). De même, Jauss (dans son Esthétique de la réception, p. 52) use lui aussi d’une image proche :

� « L’œuvre littéraire n’est pas un objet existant en soi, un monument qui révèlerait à l’observateur passif son essence intemporelle, elle est bien plutôt faite, comme une partition, pour réveiller à chaque lecture une résonance nouvelle qui actualise son existence »

La distance temporelle n’est donc pas réhabilitée par Gadamer simplement comme un fait incontournable, elle est réhabilitée comme élément structurel de la compréhension. Il y a, pour reprendre son expression, « une productivité herméneutique de la distance temporelle » (p. 319).

J’ai dit qu’il s’agissait là d’une thèse propre à Gadamer. Mais en fait, cette thèse a un fondement philosophique et même ontologique, que Gadamer tient de Heidegger. Si la compréhension peut être constituée par la distance temporelle, c’est d’abord parce que le Dasein est temporalité, et que la temporalité authentique se déploie à partir de l’avenir. Chez Heidegger, c’est la projection essentielle du Dasein vers l’avenir (sa structure de projet) qui rend possible un présent et qui fixe ses traits au passé. Si donc l’on veut résumer d’un mot le lien étroit qui unit ici l’ontologie de Heidegger à l’herméneutique de Gadamer, on dira que c’est parce qu’il y a une antériorité du projet dans la structure du Dasein qu’il y a « une authentique productivité de l’avenir » (p. 319) dans la structure du comprendre.

Gadamer ne développe pas tout cela ainsi, mais il résume d’une phrase l’apport de Heidegger dans sa propre problématique :

� « Désormais, le temps n’est plus l’abîme qu’il faut franchir parce qu’il sépare et éloigne ; il est, en réalité, le fondement qui porte l’advenir dans lequel le présent plonge ses racines « (p. 319)

Il faut bien mesurer la conséquence critique de cette nouvelle définition de la compréhension, elle-même fondée dans une nouvelle approche du temps. Elle signe l’échec nécessaire des herméneutiques antérieures, elle montre que le chemin dans lequel celles-ci s’étaient engagées était, dès le départ, une impasse. En effet, si l’avenir reflue sur le passé, si l’interprétation reflue sur la production –

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et si le sens naît de ce reflux – , alors l’idée même d’une rupture nette entre passé et présent, entre interprétation et production, cette idée est condamnée à manquer ce qu’elle s’efforçait d’atteindre, c'est-à-dire le sens. Ou, pour le dire autrement : si le sens habite l’entre-deux, établir une rupture, c’est nécessairement le perdre – ou n’atteindre, sous son nom, qu’une dépouille.

Le romantisme d’un côté et l’historicisme de l’autre établissaient cette rupture selon des modes très différents. Pour Schleiermacher et l’herméneutique romantique, je dois abolir la distance temporelle et retourner dans le passé, le rendre à nouveau vivant, de sorte qu’il ne soit plus passé. Pour l’historicisme, je dois au contraire consacrer cette distance, de telle sorte que le passé ne soit plus que passé. On prétend s’installer dans le passé, en oubliant qu’il est révolu, ou au contraire se maintenir dans le présent, en oubliant que le passé s’y prolonge, et y vit.

La distance temporelle telle qu’elle est pensée par Gadamer est donc bien une distance historique – au sens où elle se déploie dans l’histoire – , mais elle n’est pas une distance historisante, c'est-à-dire objectivante (la distance du savant par rapport à son objet) : elle est de part en part médiation. La distance temporelle, c’est le tissu vivant dans lequel la trame du passé continue d’être chaque jour à nouveau nouée dans la chaîne du présent. Et c’est parce qu’elle est cette médiation qu’elle fonctionne comme « une possibilité positive et productive de la compréhension » (p. 319).

� « La mise en lumière intégrale du sens véritable est un processus illimité. Il naît sans cesse de nouvelles sources de compréhension, qui révèlent des rapports de sens insoupçonnés » (p. 320)

Evidemment, une telle conception de la compréhension et du sens peut vous sembler aller de soi. Mais c’est Gadamer qui l’a, au sens strict, instituée. Les recherches littéraires plus tardives, qui ont largement appliqué cette idée et l’ont popularisée, sont postérieures à VM et en sont dépendantes. Gadamer a ouvert une perspective qui, depuis, a tellement montré sa fécondité qu’elle en est devenue une évidence. Mais, de cette évidence, c’est à lui que nous sommes redevables. Dans VM, il développait cette idée à propos de la seule tradition écrite. Plus tard, il s’est employé à l’universaliser, d’abord à l’ensemble du langage, ensuite à l’ensemble de l’expérience possible (choses, événements, histoire, etc.). Il le dit explicitement lui-même dans un article de 1972 (« Herméneutique et historicisme ») :

� « Ce n’est pas l’emploi de l’écriture qui fait qu’une pensée a besoin d’interprétation, mais son caractère langagier, c'est-à-dire la généralité du sens » (L’art de comprendre, p. 63)

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Faisons à nouveau le point. On a vu jusqu’ici que la compréhension ne s’accomplissait que dans la réception, ce qui était une manière d’arracher le sens à ses définitions passées (notamment aux conceptions romantiques). Mais l’intérêt de la position de Gadamer est qu’il assure aussi ce sens contre ses possibles dérives futures. Et il le fait par l’introduction d’un nouveau concept : celui d’application. Ce sera le troisième temps de mon analyse .

3. Le concept d’application, et ses enjeux pour un possible débat portant sur le rapport entre compréhension et interprétation.

Je parle de nouveau concept, mais en fait il s’agit de la reprise par Gadamer d’un concept très ancien. Il faut ici resituer un peu le contexte.

Toutes les histoires de l’herméneutique rappellent l’existence d’herméneutiques spéciales (juridique, philologique, théologique), qui ont précédé la constitution, au XIX°, de l’herméneutique moderne. La différence évidente entre ces deux types d’herméneutiques, c’est que les premières s’attachaient à bien comprendre un type de textes déterminé, alors que la seconde s’est attachée au problème de la compréhension en général, par delà la nature des textes considérés (qu’ils soient religieux, juridiques, littéraires, etc.). On affirme donc couramment que l’herméneutique moderne a unifié le champ herméneutique ; elle s’est présentée comme une herméneutique générale ou universelle.

Par ailleurs, les anciennes herméneutiques avaient établi une distinction, devenue classique, entre trois subtilitas : subtilitas intelligendi, explicandi, applicandi. C'est-à-dire : compréhension, interprétation, application. Par exemple, tel verset biblique devait d’abord être compris dans son sens littéral, il pouvait ensuite être interprété de façon allégorique, et enfin il était appliqué à la situation présente, pour l’édification des fidèles et le salut de leur âme. Telle était la distinction de base, une distinction où le sens supposé inhérent au texte était clairement différencié de son utilisation pratique ultérieure. Mais ces trois actes ne devaient surtout pas s’interpénétrer, ni interagir l’un sur l’autre.

Que devient cette distinction dans l’herméneutique moderne ? Gadamer montre que si le XIX° a réunifié le champ herméneutique, c’est en prenant pour modèle un seul type de texte, c'est-à-dire aussi une seule herméneutique spéciale. C’est la philologie qui a dicté sa loi pour le déchiffrement de tous les textes : désormais, ils doivent tous être appréhendés selon la méthode de l’objectivation historique, qui les place à distance de nous. Du coup, l’unification du champ herméneutique s’est traduite par le bouleversement complet de la distinction entre les trois subtilitas : on a reconnu que compréhension et interprétation étaient indissociables – ce qui constitue certes un progrès dans la saisie du phénomène herméneutique –, mais ce progrès a été payé de ce que Gadamer tient pour une régression, à savoir la disparition du thème de l’application. Puisque tout texte doit désormais être traité scrupuleusement comme un document, c'est-à-dire

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comme un objet historique, la visée d’application pratique, qui était la grande affaire des anciennes herméneutiques, disparaît.

Que veut donc faire Gadamer ? Est-ce qu’il veut revenir, par delà l’herméneutique moderne, aux anciennes herméneutiques spéciales ? Non. Mais il propose de réorganiser l’unité du champ herméneutique autour de l’application ; donc de prendre pour modèle, non la philologie, mais l’herméneutique juridique (celle où l’application a la fonction la plus centrale).

Il s’agit de comprendre pourquoi Gadamer procède ainsi, et quel est l’ enjeu de cette revalorisation tardive du concept d’application. Il me semble qu’il faut resituer ce concept dans une argumentation d’ensemble qui se déroule en trois temps. Les deux premiers temps peuvent être simplement rappelés (ils constituent les acquis des analyses précédentes), mais le troisième doit maintenant être spécialement mis en lumière.

Le premier temps est constitué par la redéfinition de la compréhension qu’on a exposée dans la partie précédente. J’en rappelle rapidement les résultats. Comprendre, ce n’est pas saisir, par delà l’abîme du temps, quelque chose qui avait été déjà présent autrefois (le sens, déposé dans l’esprit de l’auteur et exprimé dans le texte). Il n’y a de compréhension que comme médiation et rencontre : médiation entre un autrefois et un aujourd’hui, rencontre entre la chose (en l’occurrence le texte) et celui qui la reçoit, fusion de ces horizons. Ce n’est que de cette rencontre que naît le sens, et la compréhension est la saisie de ce sens mobile ou médiat.

Deuxième temps : puisque la compréhension est une telle médiation, alors elle inclut toujours une application (entendue comme application du passé au présent). Elle fait plus que l’inclure d’ailleurs : elle s’accomplit à partir de l’application, c’est cette dernière qui impulse à chaque fois la concrétisation du sens. Et puisque la compréhension s’effectue à partir de l’application, alors elle est chaque fois « nouvelle et différente » (p. 331). Comme le dit explicitement Gadamer, le thème de l’application est inséparable de celui de « la mobilité historique de la compréhension » (p. 331).

Quant au troisième temps, c’est à la fois le plus important dans tout ce mouvement d’argumentation, et celui qui risque le plus facilement d’échapper au regard, voire d’être compris à contresens. En quoi consiste-t-il ? Apparemment, les deux premières articulations qui viennent d’être rappelées (la compréhension inclut l’application au présent, donc elle est chaque fois nouvelle) devraient conduire à une subjectivisation du sens, qui serait désormais soumis à la liberté de l’interprète. Mais c’est en fait exactement le contraire : le recours au thème de l’application (tel qu’il fonctionnait dans les herméneutiques spéciales) va permettre à Gadamer de montrer que toute interprétation est une soumission aux

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exigences du texte lui-même, une manière de se mettre au service du sens. C’est précisément ce que va montrer l’analyse de l’herméneutique juridique.

Allons directement à l’essentiel : ce qui intéresse Gadamer dans l’ « application » d’un texte juridique, c’est qu’elle fait appel à la liberté de l’interprète (en l’occurrence celle du juge), mais que cette liberté reste de part en part réglée par le texte.

� « Le juge qui adapte la loi reçue aux besoins du présent veut sans doute résoudre un problème pratique. Mais il s’en faut de beaucoup que son interprétation de la loi soit pour autant arbitraire. Dans son cas également, comprendre et interpréter, c’est connaître et reconnaître un sens qui a cours. Il cherche à être fidèle à l’ « idée juridique » de la loi en l’accordant avec le présent » (p. 350)

Il en va de même dans l’herméneutique théologique où le prédicateur applique la parole de Dieu à la situation présente des fidèles, sans que cette application s’arroge jamais le droit de devenir libre parole du prédicateur : le lien à la parole de Dieu demeure directeur. On en arrive ainsi à cette conclusion, qui rassemble les deux herméneutiques spéciales, et qui condense l’essentiel de ce que Gadamer leur a demandé de nous apprendre :

� « Le caractère effectivement commun à toutes les formes d’herméneutique se résume dans le fait que c’est seulement dans l’interprétation que se concrétise et s’accomplit le sens qu’il s’agit de comprendre, mais que pourtant cet acte d’interprétation reste entièrement lié au sens du texte. Ni le juriste ni le théologien ne voient dans la tâche d’interprétation une liberté vis à vis du texte » (p. 355)

J’ai dit au début de cette partie que Gadamer ne se bornait pas à arracher le sens à ses définitions passées, mais qu’il l’assurait aussi contre ses dérives futures. De fait, tout se passe ici comme si Gadamer anticipait des positions qui n’étaient pas encore prévalentes dans les années 50 (à l’époque où il rédigeait VM), mais qui le deviendront progressivement dans les décennies suivantes, et comme s’il les contestait par avance. Certes, ni le juriste ni le théologien ne voient dans l’interprétation une liberté vis à vis du texte, mais les théoriciens de la littérature vont très vite en venir là – en se servant de Gadamer et en prétendant le radicaliser. Or, ériger l’herméneutique juridique en modèle de toute interprétation (ce qui est la stratégie de VM), c’était précisément se prémunir d’emblée contre cette radicalisation.

Reprenons la position de Gadamer. La compréhension, dit-il, s’effectue à partir de l’application : c’est à partir du présent que je comprends le texte du

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passé. C’est là une manière de redire qu’il n’y a pas de « sens originel », que le sens surgit de la rencontre entre le texte (passé) et son lecteur (actuel). Je voudrais préciser ici toute la richesse critique de cette définition du sens comme rencontre.

Que le sens surgisse de la rencontre implique, premièrement, qu’ il n’y a pas de sens (univoque et compact) du texte, entendu indépendamment de sa lecture ; ça, c’est ce sur quoi nous avons longuement insisté jusqu’ici. Mais deuxièmement et en sens inverse, cela implique aussi qu’il n’y a pas de sens purement et simplement sécrété par l’interprète, indépendamment des injonctions du texte. L’originalité de Gadamer, c’est de maintenir un ancrage du sens par rapport au texte, tout en refusant que ce sens soit déposé ou contenu dans le seul texte. C’est là son originalité, puisque c’est par là qu’il se sépare et de la tradition, et d’un certain post-modernisme. En affirmant que le sens n’est pas déposé ou contenu dans le texte, il rompt avec l’approche traditionnelle – disons sédentaire – du sens ; il le délivre, et par là le rend infini. Mais, en affirmant que le sens n’est pas à la disposition de l’interprète, n’est pas une pure et simple création toujours renouvelée, il se sépare aussi de l’approche « nomade », par exemple derridienne, pour qui tout est interprétation, le texte devenant alors simple support ou alibi, qui n’est rien par lui-même.

Quelles sont les pièces du débat avec Derrida ? Elles sont, il faut bien le dire, assez réduites du côté de Derrida, mais assez abondantes du côté de Gadamer. Tout a commencé par un colloque qui s’est tenu à Paris en décembre 1981, et qui était précisément consacré à établir un dialogue entre les deux philosophes (les actes en ont été publiés dans la Revue Internationale de philosophie, n° 151, 1984). Dialogue raté, dans la mesure où Gadamer a effectivement discuté les thèses de Derrida, tandis que Derrida a parlé de tout autre chose. Ensuite, Gadamer est revenu à plusieurs reprises sur ses divergences avec Derrida, notamment dans deux textes, l’un de 1985 (« Destruction et déconstruction »), l’autre de 1988 (« Déconstruction et herméneutique »), tous deux repris et traduits dans le recueil La philosophie herméneutique.

Qu’est-ce qu’il ressort de ce débat ? Ce qui s’y joue, c’est justement le rapport entre interprétation et compréhension. Pour l’approche traditionnelle, antérieure à Gadamer, toute interprétation est au service de la compréhension, cette dernière étant entendue comme saisie d’un sens inhérent au texte. Dans cette perspective, l’interprétation, lorsqu’elle arrive à saisir ce sens, aboutit à une compréhension achevée, qui est possible une fois pour toutes. Pour Derrida, il n’est plus du tout question de compréhension, mais seulement d’interprétation, désormais infinie : l’interprétation devient libre, sans entrave, elle apporte quelque chose au texte sans qu’on puisse dire qu’elle le lui rende, ou qu’elle le rende à lui-même. Il n’y a plus d’être ou de vérité du texte, cette prétendue vérité du texte étant dénoncée comme une illusion métaphysique. Gadamer se situe à égale

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distance de ces deux positions. Chez lui, il y a bien une vérité du texte – qui décide d’ailleurs de la légitimité des interprétations –, mais cette vérité n’est pas derrière nous : elle est devant. La vérité du texte est toujours à venir, toujours en attente : elle est quelque chose comme une idée régulatrice, l’horizon qui règle mon interprétation, et qui oblige celle-ci à se vouloir toujours une compréhension.

Gadamer permet donc de dépasser une alternative que l’on aurait pu croire indépassable : soit le sens est objectif, il est déjà donné, il suffit de le constater, soit il est subjectif, il est à inventer, mais il n’est alors plus celui du texte ou des choses. En réalité, il y a un troisième terme, qui est précisément celui de Gadamer, tel que je viens de le rappeler. Le sens n’est pas fixe, il est inépuisable, mais cette inépuisabilité est celle du texte même (et non pas celle de la seule interprétation).

On peut ici faire intervenir un article de Pierre-Jean Labarrière, intitulé : « A propos du cercle herméneutique : questions d’ontologie et de dialectique », paru dans l’ouvrage collectif « Comprendre et interpréter », chez Beauchesne en 1993. Je ne pense pas que vous connaissiez cet article, je vais donc restituer rapidement son propos, car il me semble particulièrement éclairant, à la fois par ce qu’il dit et par ce qu’il ne dit pas. Labarrière y met en parallèle deux herméneutiques, reposant sur deux conceptions radicalement différentes du sens. L’une pose le sens structure (qui serait un sens inhérent au texte), l’autre pose le sens référence (qui s’accomplit dans la réception). La distinction entre sens-structure et sens-référence est empruntée à Ricœur. Labarrière montre que dans le premier cas, le dégagement du sens semble appeler une simple explication, dans la mesure où on suppose une seule signification ; dans le second cas, ce sens appelle, au sens strict, une interprétation, dans la mesure où il permet une pluralité de lectures. Il montre aussi qu’on a là deux conceptions divergentes de ce qu’est la vérité du texte : dans le premier cas, il s’agit d’une vérité initiale, qui doit être rejointe, dans le second cas, il s’agit d’une vérité entendue « comme procès total » qui inclut la lecture et qui s’achève en elle.

Mais même dans le second cas, dont Labarrière montre pourtant si bien la différence avec le premier, même dans le second cas, il insiste sur le fait que « le texte garde sa fonction référentielle ». Certes, « il est traduisible dans un langage nouveau », mais cette traduction s’effectue toujours « sous l’égide du texte ». Le point le plus intéressant de l’article vient de ce que Labarrière rappelle ce qu’était l’égide pour les Grecs : le bouclier de Zeus. L’interprétation est libre, mais elle n’est pas vouée à l’arbitraire, elle énonce de façon chaque fois renouvelée la vérité du texte, parce qu’elle s’effectue sous la protection du texte. C’est exactement la position de Gadamer. Le seul petit problème dans cet article de Labarrière – je l’indique en passant – , c’est qu’alors qu’il définit mieux que quiconque les deux positions possibles à propos du sens, il se trompe dans sa manière de situer Gadamer : il en fait le représentant du sens structure ou du sens objectif (du sens

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inhérent au texte), alors que c’est Gadamer au contraire qui nous a littéralement appris que le sens était à définir comme sens référence. En revanche, Labarrière n’imagine même pas – en tout cas, il n’évoque pas – une position comme celle de Derrida. Qu’il s’agisse du sens-structure (qui appelle une simple compréhension), ou du sens-référence (qui autorise des interprétations), aucune des deux conceptions présentées n’abandonne « l’égide du texte ».

Pourquoi donc Labarrière n’envisage-t-il pas une troisième position, celle où l’interprétation se libère de façon radicale, assume cette liberté, et renonce à se référer à une prétendue vérité du texte ? S’il ne le fait pas, me semble-t-il, c’est que son projet est de présenter deux visages différents de l’herméneutique, et que la dernière position que je viens d’évoquer (et que j’ai illustrée par Derrida – mais j’aurais sans doute pu choisir bien d’autres illustrations), cette dernière position nous fait sortir du champ de l’herméneutique. Elle ne peut plus se réclamer, ou s’autoriser, d’une herméneutique quelle qu’elle soit. Du même coup, elle peut nous servir à identifier ce qui fait le propre de toute démarche herméneutique.

Le champ herméneutique se caractérise par un très large espace de jeu. On vient de voir qu’il autorisait plusieurs conceptions différentes, voire opposées, du sens, et on a vu, au cours de cet exposé, que Gadamer se séparait de ses devanciers jusqu’à faire du sens un processus infini. Mais cet espace de jeu a une limite. A quel moment celle-ci se trouve-t-elle franchie ? Lorsqu’on abandonne l’idée que le sens, même indéfiniment ouvert, est celui du texte (ou des choses), et qu’il doit leur être rendu. Il me semble que l’herméneutique se définit en propre par l’idée d’une restitution du sens. Lorsque le sens n’est plus à restituer, alors on se situe radicalement ailleurs.

Je crois que Gadamer a pressenti cette possibilité, cette radicalisation par laquelle on sort de l’herméneutique, et qu’il a cherché une arme conceptuelle pour se défendre contre elle. Cette arme, il l’a trouvée dans un très ancien passé. L’usage qu’il fait du concept d’application vise précisément à interdire cette liberté totale, cette déliaison à l’égard du texte. Le modèle du juge vise à montrer que la loi doit être chaque fois adaptée à des conditions particulières et nouvelles, mais que ce qui est ainsi adapté, c’est et cela reste la loi : le juge n’abandonne pas la loi, il l’accomplit. Exactement de la même manière, l’interprète n’abandonne jamais le sens du texte : il le fait être.

4. Elargissement

Dans un tout dernier temps, je voudrais élargir – sans doute très imprudemment – le propos, au-delà de son thème initial. Je me demande si la structure de la restitution, qui m’a servi ici de ligne de partage sur une question déterminée, ne pourrait pas fonctionner comme une ligne de partage beaucoup plus générale, qui permettrait de différencier, non seulement, comme je l’ai fait ici, des conceptions de l’interprétation, mais aussi des conceptions du langage, de

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l’art, de l’histoire – et peut-être, plus généralement encore, des styles de philosophies, irréductibles l’un à l’autre.

Précisons d’abord ce que j’entends par structure de restitution. Dire qu’une instance quelconque (l’interprétation, le langage, l’art) ne peut pas faire l’économie de l’idée de retour, cela ne signifie pas qu’elle revient à une présence préalable, qui serait donnée avant elle. On l’a bien vu dans le cas de l’interprétation : dire que celle-ci doit rester référée à une vérité du texte, ce n’est nullement affirmer que cette vérité existait avant l’interprétation. C’est au contraire l’interprétation qui rend possible la vérité, qui la fait exister. Il reste que le geste par lequel elle exhibe cette vérité doit se vouloir fidèle. L’interprétation invente donc le sens, si l’on veut, mais elle ne peut l’inventer de manière féconde qu’à condition d’affirmer, comme le dit Ricœur, que « inventer, c’est retrouver » (Temps et récit, p. 86). Ce qui est ici en question, ce n’est pas un pôle de vérité qui serait antérieur à l’interprétation et extérieur à elle – cela, Derrida a eu raison de le dénoncer comme une illusion –, ce qui est en question, c’est la structure propre de l’interprétation, qui, pour accomplir sa vocation, doit se référer à une exigence du texte, se reconnaître en dette par rapport à lui.

Il en va exactement de même à propos du langage, dans son rapport aux choses. Il est clair que le langage est un système, et qu’on ne peut comprendre son fonctionnement qu’en étant attentif à ses propres rapports internes, aux différences qui le constituent (c’est ce que nous a appris la linguistique structurale). Mais, à partir de là, deux positions restent possibles. L’une, de type sémiotique, s’autorise des acquis de la linguistique pour refermer le langage sur lui-même, et décider, par postulat de méthode, de s’en tenir à ses lois immanentes, en faisant abstraction de toute considération extra-linguistique. L’autre position concède que les significations se décident de façon intra-linguistique, mais elle insiste sur le fait que le langage, comme le dit encore Ricœur, « est orienté au-delà de lui-même » (TR, p. 148). Autrement dit, il doit être défini par sa fonction de référence : il ouvre sur un dehors, il « donne » sur le monde. Cette seconde position – consistant à référer le langage à une présence qui l’excède et qu’il a pour vocation de dire, c'est-à-dire de rendre – est défendue par Ricœur, mais elle était déjà celle de Merleau-Ponty, et, quoique de façon plus complexe, celle de Heidegger.

Ce débat trouve toute son acuité lorsqu’il est appliqué à la question du langage poétique ou littéraire. Les deux positions que je viens de définir à propos du langage en général peuvent en effet donner lieu à deux poétiques possibles, qui de fait se sont trouvées et se trouvent encore en opposition. L’une défend l’idée d’une clôture du texte ou d’une stricte autonomie de celui-ci (ce sont les approches, de type structuraliste, qui ont connu leur heure de gloire dans les années 60-70, et qui restent encore largement dominantes). L’autre définit au contraire la parole poétique par son ouverture à la présence ou à l’être.

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Puisque je m’emploie ici à préciser ce qu’est la structure de la restitution, j’aimerais exposer rapidement comment elle s’incarne dans le champ de la poétique – en prenant pour double illustration Heidegger et Yves Bonnefoy (Yves Bonnefoy étant un poète qui a développé une réflexion sur ce qu’est la poésie : il a occupé la chaire d’études comparées de la fonction poétique au Collège de France). Je ne vais pas développer, je voudrais juste montrer comment tous deux définissent le langage poétique comme un geste de retour, bien que ce retour ne retourne à rien d’antérieur, qu’il constitue ce vers quoi il se dirige. C’est ce mouvement extrêmement paradoxal qui fait tout l’intérêt, à mes yeux, de ce que j’ai appelé la structure de restitution.

Lorsqu’on présente l’approche heideggérienne du langage, on insiste en général – et légitimement – sur la fonction ontologique que Heidegger lui accorde. De fait, dans sa perspective, le langage ne se borne pas à désigner les choses, en un mouvement second, littéralement il les fait être, il leur permet de venir à la présence. Il est donc investi d’un pouvoir insigne, d’une puissance d’origine. Il n’en reste pas moins qu’il ne peut se déployer comme ce qu’il est qu’en étant docile à ce qui le revendique, et qui demande à s’ouvrir en lui. J’en trouve dans l’œuvre un double témoignage : le langage, dit Heidegger dans son tout premier texte sur Hölderlin, a pour condition une écoute préalable, il ne peut se déployer qu’en réponse à l’appel de l’être. Parler ainsi, ce n’est pas ôter au langage sa puissance d’origine, mais c’est l’empêcher de se refermer sur lui-même, c’est refuser d’en faire un ordre qui ne renverrait qu’à lui-même. Ce qui me semble donc intéressant dans la position heideggérienne, c’est que le langage y jouit d’une authentique primauté, mais que, tout premier qu’il soit, il est intrinsèquement marqué par un retard. Dire qu’il est réponse à un appel – ou, ce qui revient au même, qu’il est structuré en forme d’écoute – c’est lui supposer un préalable ; mais dire, comme Heidegger le fait aussi, et dans le même texte, qu’il est « instauration de l’être », c’est reconnaître que ce préalable n’a pas d’existence séparée. En d’autres termes, choses et monde ne peuvent venir en présence que par le langage, mais ils viennent en lui comme ce qui l’a toujours déjà précédé.

On retrouve exactement le même mouvement chez Bonnefoy, lorsqu’il s’efforce de penser l’articulation entre la parole et la présence. Je pense en particulier au très beau texte, mi-théorique mi-poétique, intitulé L’improbable. Selon Bonnefoy, le monde sensible, dans son immédiateté, se déploie avant toute parole. En conséquence, la moindre parole a pour vocation de dire la présence.

« Je ne prétends que nommer. Voici le monde sensible. Il faut que la parole, ce sixième et ce plus haut sens, se porte à sa rencontre et en déchiffre les signes » (L’improbable, p. 25)

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Que la parole soit ici définie comme un sens – en plus des cinq sens – signifie qu’elle est, comme les autres sens, une réceptivité. Elle reçoit quelque chose qui lui vient d’ailleurs, elle doit aller à la rencontre des choses, elle doit déchiffrer les signes secrets, muets, déposés à même le monde.

Mais en même temps, tout le problème est que ces signes, tant qu’ils restent muets, ne sont pas encore une présence pleine. Autrement dit, la prétendue présence que le langage suppose, à laquelle il se réfère, vers laquelle il doit faire retour, cette présence n’est pas avant le langage : elle a besoin des mots pour devenir ce qu’elle est, pour que son événement de présence soit recueilli et relancé. Donc : la présence a besoin des mots pour devenir la présence qu’elle est ; il n’empêche que les mots ont besoin de se référer à la présence pour ne pas tourner à vide. Tel est le paradoxe, qu’on trouvait déjà, en des termes différents, chez Heidegger.

Ainsi la structure de la restitution, telle qu’elle fonctionne dans le cas du langage, et spécialement dans le cas du langage poétique, n’est pas une structure naïve de retour. De même que l’interprétation chez Gadamer n’était pas la simple saisie d’un sens déposé dans le texte, de même le langage chez Heidegger et Bonnefoy n’est évidemment pas la simple désignation d’une présence première. Pour eux, comme pour l’ensemble de la pensée contemporaine, le langage est au commencement. Mais c’est un commencement dans lequel est inscrit, comme une blessure, la trace d’un préalable – trace dont la perte est la pire chose qui puisse arriver au langage, et surtout à la poésie. De cela, Bonnefoy est l’inlassable témoin : selon lui, lorsque la parole poétique renonce à dire l’être, le langage est pris dans ce qu’il appelle « la dérive des signes », c'est-à-dire qu’il est pris au piège de son propre système, ce qui le condamne à la vacuité. Le seul moyen pour le langage de ne pas renoncer à lui-même, c’est de célébrer une densité qui le précède et à laquelle il veut reconduire. Bien qu’en même temps, nous le savons bien, il la constitue.

Conclusion

Ce que j’ai montré ici à propos de l’interprétation d’abord, ensuite du langage en général et de la poétique en particulier, pourrait être aussi bien appliqué à d’autres questions (mais rassurez-vous, je ne les développerai pas). La même ligne de partage pourrait être appliquée à l’art – qu’on peut concevoir comme un pur jeu, qui ne se définit que par les règles qu’il se donne, ou comme médiateur de monde – ; à l’histoire – qu’on peut concevoir comme un récit, ainsi que le fait Ricœur, ou comme cette histoire fragmentée, vouée à la « dissociation systématique », que Foucault nomme généalogie – ; et finalement à la philosophie, où l’on aurait une ligne de partage entre les penseurs qui se reconnaissent une dette à l’égard de ce qui est, c'est-à-dire ceux pour qui la pensée

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doit être un ajustement ou une fidélité, et ceux pour qui elle est libre création de concepts, sans lien à une revendication muette qui nous viendrait des choses.

Mon hypothèse est que ces deux approches possibles (du sens, du langage, de l’art, de la philosophie etc.) renvoient peut-être, comme à leur origine, à deux filiations distinctes, qui en quelque manière se partagent notre modernité : l’une (purement perspectiviste) procédant de Nietzsche, l’autre (restitutive) procédant de Heidegger. Mais, à vrai dire, c’est moins encore qu’une hypothèse : plutôt quelque chose comme une question, qui reste entièrement à élaborer.