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SEQUENCE I Objet d’étude : La question de l’homme dans les genres de l’argumentation, du XVIème siècle à nos jours. Groupement de textes: "De l'amour" Lectures analytiques Texte 1 5° La première cristallisation commence. On se plaît à orner de mille perfections une femme de l'amour de laquelle on est sûr ; on se détaille tout son bonheur avec une complaisance infinie. Cela se réduit à s'exagérer une propriété superbe, qui vient de nous tomber du ciel, que l'on ne connaît pas, et de la possession de laquelle on est assuré. Laissez travailler la tête d'un amant pendant vingt-quatre heures, et voici ce que vous trouverez : Aux mines de sel de Saltzbourg, on jette dans les profondeurs abandonnées de la mine un rameau d'arbre effeuillé par l'hiver ; deux ou trois mois après, on le retire couvert de cristallisations brillantes : les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que la patte d'une mésange, sont garnies d'une infinité de diamants mobiles et éblouissants; on ne peut plus reconnaître le rameau primitif. Ce que j'appelle cristallisation, c'est l'opération de l'esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l'objet aimé a de nouvelles perfections. Un voyageur parle de la fraîcheur des bois d'orangers a Gênes, sur le bord de la mer, durant les jours brûlants de l'été : quel plaisir de goûter cette fraîcheur avec elle ! Un de vos amis se casse le bras à la chasse : quelle douceur de recevoir les soins d'une femme qu'on aime ! Etre toujours avec elle et la voir sans cesse vous aimant ferait presque bénir la douleur ; et vous partez du bras cassé de votre ami pour ne plus douter de l'angélique bonté de votre maîtresse. En un mot, il suffit de penser à une perfection pour la voir dans ce qu'on aime. Ce phénomène, que je me permets d'appeler la cristallisation, vient de la nature qui nous commande d'avoir du plaisir et qui nous envoie le sang au cerveau, du sentiment que les plaisirs augmentent avec les perfections de l'objet aimé, et de ridée : elle est à moi. Stendhal, De l’amour, 1822

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SEQUENCE IObjet d’étude : La question de l’homme dans les genres de l’argumentation, du XVIème siècle à nos jours.

Groupement de textes: "De l'amour"

Lectures analytiques

Texte 1

5° La première cristallisation commence.On se plaît à orner de mille perfections une femme de l'amour de laquelle on est sûr ; on se détaille tout son bonheur avec une complaisance infinie. Cela se réduit à s'exagérer une propriété superbe, qui vient de nous tomber du ciel, que l'on ne connaît pas, et de la possession de laquelle on est assuré.Laissez travailler la tête d'un amant pendant vingt-quatre heures, et voici ce que vous trouverez :Aux mines de sel de Saltzbourg, on jette dans les profondeurs abandonnées de la mine un rameau d'arbre effeuillé par l'hiver ; deux ou trois mois après, on le retire couvert de cristallisations brillantes  : les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que la patte d'une mésange, sont garnies d'une infinité de diamants mobiles et éblouissants; on ne peut plus reconnaître le rameau primitif.Ce que j'appelle cristallisation, c'est l'opération de l'esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l'objet aimé a de nouvelles perfections.Un voyageur parle de la fraîcheur des bois d'orangers a Gênes, sur le bord de la mer, durant les jours brûlants de l'été : quel plaisir de goûter cette fraîcheur avec elle !Un de vos amis se casse le bras à la chasse : quelle douceur de recevoir les soins d'une femme qu'on aime ! Etre toujours avec elle et la voir sans cesse vous aimant ferait presque bénir la douleur ; et vous partez du bras cassé de votre ami pour ne plus douter de l'angélique bonté de votre maîtresse. En un mot, il suffit de penser à une perfection pour la voir dans ce qu'on aime.Ce phénomène, que je me permets d'appeler la cristallisation, vient de la nature qui nous commande d'avoir du plaisir et qui nous envoie le sang au cerveau, du sentiment que les plaisirs augmentent avec les perfections de l'objet aimé, et de ridée : elle est à moi.

Stendhal, De l’amour, 1822

Texte 2

Chère Écusette de Noireuil,

Au beau printemps de 1952 vous viendrez d'avoir seize ans et peut-être serez-vous tentée d'entrouvrir ce livre dont j'aime à penser qu'euphoniquement le titre vous sera porté par le vent qui courbe les aubépines... Tous les rêves, tous les espoirs, toutes les illusions danseront, j'espère, nuit et jour à la lueur de vos boucles et je ne serai sans doute plus là, moi qui ne désirerais y être que pour vous voir. Les cavaliers mystérieux et splendides passeront à toutes brides, au crépuscule, le long des ruisseaux changeants. Sous de légers voiles vert d'eau, d'un pas de somnambule une jeune fille glissera sous de hautes voûtes, où clignera seule une lampe votive. Mais les esprits des joncs, mais les chats minuscules qui font semblant de dormir dans les bagues, mais l'élégant revolver-joujou perforé du mot « Bal » vous garderont de prendre ces scènes au tragique. Quelle que soit la part jamais assez belle, ou tout autre, qui vous soit faite, je ne puis savoir. Vous vous plairez à vivre, à tout attendre de l'amour. Quoi qu'il advienne d'ici que vous preniez connaissance de cette lettre - il semble que c'est l'insupposable qui doit advenir - laissez-moi penser que vous serez prête alors à incarner cette puissance éternelle de la femme, la seule devant laquelle je me sois jamais incliné. Que vous veniez de fermer un pupitre sur un monde bleu corbeau de toute fantaisie ou de vous profiler, à l'exception d'un bouquet à votre corsage, en silhouette solaire sur le mur d'une fabrique - je suis loin d'être fixé sur votre avenir laissez-moi croire que ces mots : « L'amour fou » seront un jour seuls en rapport avec votre vertige.

Ils ne tiendront pas leur promesse puisqu'ils ne feront que vous éclairer le mystère de votre naissance. Bien longtemps j'avais pensé que la pire folie était de donner la vie. En tout cas j'en avais voulu à ceux qui me l'avaient donnée. Il se peut que vous m'en vouliez certains jours. C'est même pourquoi j'ai choisi de vous regarder à seize ans, alors que vous ne pouvez m'en vouloir. Que dis-je, de vous regarder, mais non, d'essayer de voir par vos yeux, de me regarder par vos yeux.

Ma toute petite enfant qui n'avez que huit mois, qui souriez toujours, qui êtes faite à la fois comme le corail et la perle, vous saurez alors que tout hasard a été rigoureusement exclu de votre venue, que celle-ci s'est produite à l'heure même où elle devait se produire, ni plus tôt ni plus tard et qu'aucune ombre ne vous attendait au-dessus de votre berceau d'osier. Même l'assez grande misère qui avait été et reste la mienne, pour quelques jours faisait trêve. Cette misère, je n'étais d'ailleurs pas braqué contre elle : j'acceptais d'avoir à payer la rançon de mon non-esclavage à vie, d'acquitter le droit que je m'étais donné une fois pour toutes de n'exprimer d'autres idées que les miennes. Nous n'étions pas tant... Elle passait au loin, très embellie, presque justifiée, un peu comme dans ce qu'on a appelé, pour un peintre qui fut de vos tout premiers amis, l'époque bleue. Elle apparaissait comme la conséquence à peu près inévitable de mon refus d'en passer par ou presque tous les autres en passaient, qu'ils fussent dans un camp ou dans un autre. Cette misère, que vous ayez eu ou non le temps de la prendre en horreur, songez qu'elle n'était que le revers de la miraculeuse médaille de votre existence : moins étincelante sans elle eût été la Nuit du Tournesol.

André Breton, L'Amour fou, 1937

Lectures cursives

Texte 1

« À la bonne heure, Éryximaque, dit Aristophane. Aussi bien je me propose de parler bien autrement que vous avez fait, Pausanias et toi. Il me semble que jusqu’ici les hommes n’ont nullement connu la puissance de l’Amour ; car s’ils la connaissaient, ils lui élèveraient des temples et lui offriraient des sacrifices ; ce qui n’est point en pratique, quoique rien ne fut plus convenable[29] : car c’est celui de tous les dieux qui répand le plus de bienfaits sur les hommes ; il est leur protecteur et leur médecin, et les guérit des maux qui s’opposent à la félicité du genre humain. Je vais essayer de vous faire connaître la puissance de l’Amour, et vous enseignerez aux autres ce que vous aurez appris de moi. Mais il faut commencer par dire quelle est la nature de l’homme et quels sont les changements qu’elle a subis.

« La nature humaine était primitivement bien différente de ce qu’elle est aujourd’hui. D’abord, il y avait trois sortes d’hommes, les deux sexes qui subsistent encore, et un troisième composé des deux premiers et qui les renfermait tous deux : il s’appelait androgyne ; il a été détruit, et la seule chose qui en reste, est le nom qui est en opprobre. Puis tous les hommes généralement étaient d’une figure ronde, avaient des épaules et des côtes attachées ensemble, quatre bras, quatre jambes, deux visages opposés l’un à l’autre et parfaitement semblables, sortant d’un seul cou et tenant à une seule tête» quatre oreilles, un double appareil des organes de la génération, et tout le reste dans la même proportion. Leur démarche était droite comme la nôtre, et ils n’avaient pas besoin de se tourner pour suivre tous les chemins qu’ils voulaient prendre ; quand ils voulaient aller plus vite, ils s’appuyaient de leurs huit membres, par un mouvement circulaire, comme ceux qui les pieds en l’air imitent la roue. La différence qui se trouve entre ces trois espèces d’hommes vient de la différence de leurs principes : le sexe masculin est produit par le soleil, le féminin par la terre, et celui qui est composé de deux, par la lune, qui participe de la terre et du soleil. Ils tenaient de leurs principes leur figure et leur manière de se mouvoir, qui est sphérique. Leurs corps étaient robustes et leurs courages élevés, ce qui leur inspira l’audace de monter jusqu’au ciel et de combattre contre les dieux, ainsi qu’Homère l’écrit d’Éphialtès et d’Otos [30]. Jupiter examina avec les dieux ce qu’il y avait à faire dans cette circonstance. La chose n’était pas sans difficulté : les dieux ne voulaient pas les détruire comme ils avaient fait les géants en les foudroyant, car alors le culte que les hommes leur rendaient et les temples qu’ils leur élevaient, auraient aussi disparu ; et, d’un autre côté, une telle insolence ne pouvait être soufferte. Enfin, après bien des embarras, il vint une idée à Jupiter : Je crois avoir trouvé, dit-il, un moyen de conserver les hommes et de les rendre plus retenus, c’est de diminuer leurs forces : je les séparerai en deux ; par là ils deviendront faibles ; et nous aurons encore un autre avantage, qui sera d’augmenter le nombre de ceux qui nous servent : ils marcheront droits, soutenus de deux jambes seulement ; et, si après cette punition leur audace subsiste, je les séparerai de nouveau, et ils seront réduits à marcher sur un seul pied, comme ceux qui

dansent sur les outres à la fête de Bacchus[31]. Après cette déclaration le dieu fit la séparation qu’il venait de résoudre, et il la fit de la manière que l’on coupe les œufs lorsqu’on veut les saler, ou qu’avec un cheveu on les divise en deux parties égales. Il commanda ensuite à Apollon de guérir les plaies, et de placer le visage des hommes du côté que la séparation avait été faite, afin que la vue de ce châtiment les rendît plus modestes. Apollon obéit, mit le visage du coté indiqué, et, ramassant les peaux coupées sur ce qu’on appelle aujourd’hui le ventre, il les réunit toutes à la manière d’une bourse que l’on ferme, n’y laissant qu’une ouverture qu’on appelle le nombril. Quant aux autres plis en très-grand nombre, il les polit et façonna la poitrine avec un instrument semblable à celui dont se servent les cordonniers pour polir les souliers sur la forme, et laissa seulement quelques plis sur le ventre et le nombril, comme des souvenirs de l’ancien état. Cette division étant faite, chaque moitié cherchait à rencontrer celle qui lui appartenait ; et s’étant trouvées toutes les deux, elles se joignaient avec une telle ardeur dans le désir de rentrer dans leur ancienne unité, qu’elles périssaient dans cet embrassement de faim et d’inaction, ne voulant rien faire l’une sans l’autre. Quand l’une des deux périssait, celle qui restait en cherchait une autre, à laquelle elle s’unissait de nouveau, soit qu’elle fut la moitié d’une femme entière, ce qu’aujourd’hui nous autres nous appelons une femme, soit que ce fût une moitié d’homme ; et ainsi la race allait s’éteignant. Jupiter, touché de ce malheur, imagine un autre expédient. Il change de place les instrumens de la génération et les met par-devant. Auparavant ils étaient par-derrière, et on concevait, et l’on répandait la semence, non l’un dans l’autre, mais à terre, comme les cigales. Il les mit donc par-devant, et de cette manière la conception se fit par la conjonction du mâle et de la femelle. Il en résulta que, si l’homme s’unissait à la femme, il engendrait et perpétuait l’espèce, et que, si le mâle s’unissait au mâle, la satiété les séparait bientôt et les renvoyait aux travaux et à tous les soins de la vie. Voilà comment l’amour est si naturel à l’homme ; l’amour nous ramène à notre nature primitive et, de deux êtres n’en faisant qu’un, rétablit en quelque sorte la nature humaine dans son ancienne perfection. Chacun de nous n’est donc qu’une moitié d’homme, moitié qui a été séparée de son tout, de la même manière que l’on sépare une sole. Ces moitiés cherchent toujours leurs moitiés. Les hommes qui sortent de ce composé des deux sexes, nommé androgyne, aiment les femmes, et la plus grande partie des adultères appartiennent à cette espèce, comme aussi les femmes qui aiment les hommes. Mais pour les femmes qui sortent d’un seul sexe, le sexe féminin, elles ne font pas grande attention aux hommes, et sont plus portées pour les femmes ; c’est à cette espèce qu’appartiennent les tribades. Les hommes qui sortent du sexe masculin recherchent le sexe masculin. Tant qu’ils sont jeunes, comme portion du sexe masculin, ils aiment les hommes, ils se plaisent à coucher avec eux et à être dans leurs bras ; ils sont les premiers parmi les jeunes gens, leur caractère étant le plus mâle ; et c’est bien à tort qu’on leur reproche de manquer de pudeur : car ce n’est pas faute de pudeur qu’ils se conduisent ainsi, c’est par grandeur d’âme, par générosité de nature et virilité qu’ils recherchent leurs semblables ; la preuve en est qu’avec le temps ils se montrent plus propres que les autres à servir la chose publique. Dans l’âge mûr ils aiment à leur tour les jeunes gens  : ils n’ont aucun goût pour se marier et avoir des enfants, et ne le font que pour satisfaire à la loi ; ils préfèrent le célibat avec leurs amis. Ainsi, aimant ou aimé, le but d’un pareil homme est de s’approcher de ce qui lui ressemble. Arrive-t-il à celui qui aime les jeunes gens ou à tout autre de rencontrer sa moitié ? la tendresse, la sympathie, l’amour les saisit d’une manière merveilleuse : ils ne veulent plus se séparer, fût-ce pour le plus court moment. Et ces mêmes êtres qui passent leur vie ensemble, ils ne sont pas en état de dire ce qu’ils veulent l’un de l’autre : car il ne paraît pas que le plaisir des sens soit ce qui leur fait, trouver tant de bonheur à être ensemble ; il est clair que leur âme veut quelque autre chose qu’elle ne peut dire, qu’elle devine et qu’elle exprime énigmatiquement par ses transports prophétiques. Et si, quand ils sont dans les bras l’un de l’autre, Vulcain, leur apparaissant avec les instruments de son art, leur disait : Qu’est-ce que vous demandez réciproquement ? Et que, les voyant hésiter, il continuât à les interroger ainsi : Ce que vous voulez, n’est-ce pas d’être tellement unis ensemble que ni jour ni nuit vous ne soyez jamais l’un sans l’autre ? Si c’est là ce que vous désirez, je vais vous fondre, et vous mêler de telle façon, que vous ne serez plus deux personnes, mais une seule et que, tant que vous vivrez, vous vivrez d’une vie unique, et que, quand vous serez morts, là aussi dans le séjour des ombres, vous ne serez pas deux, mais un seul. Voyez donc encore une fois si c’est là ce que vous voulez et si, ce désir rempli, vous serez parfaitement heureux. Oui, si Vulcain leur tenait ce discours, nous sommes convaincus qu’aucun d’eux ne refuserait et que chacun conviendrait qu’il vient réellement d’entendre développer ce qui était de tout temps au fond de son âme : le désir d’un mélange si parfait avec la personne aimée qu’on ne soit plus qu’un avec elle. La cause en est que notre nature primitive était une, et que nous étions autrefois un tout parfait ; le désir et la poursuite de cette unité s’appelle amour. Primitivement, comme je l’ai déjà dit, nous étions un ; mais en punition de notre injustice nous avons été séparés par Jupiter, comme les Arcadiens par les Lacédémoniens [32]. Nous devons donc prendre garde à ne commettre aucune faute contre les dieux, de peur d’être exposés à une seconde division, et de devenir comme ces figures représentées de profil au bas des colonnes, n’ayant qu’une moitié de visage, et semblables à des dés séparés en deux. Exhortons-nous réciproquement à honorer les dieux, afin d’éviter un nouveau châtiment, et de revenir à l’unité sous les auspices et la conduite de l’Amour ; que personne ne se mette en guerre avec l’Amour, et c’est se mettre en guerre avec lui que de se révolter contre les dieux : rendons-nous l’Amour favorable, et il nous fera trouver cette partie de nous-mêmes nécessaire à notre bonheur, et qui n’est accordée aujourd’hui qu’à un petit nombre de privilégiés. Qu’Éryximaque ne s’avise pas de critiquer ces dernières paroles, comme si elles

regardaient Pausanias et Agathon ; car peut-être sont-ils de ce petit nombre et appartiennent-ils l’un et l’autre à la nature mâle et généreuse. Quoi qu’il en soit, je suis certain que nous serons tous heureux, hommes et femmes, si l’amour donne à chacun de nous sa véritable moitié et le ramène à l’unité primitive. Cette unité étant l’état le meilleur, on ne peut nier que l’état qui en approche le plus ne soit aussi le meilleur en ce monde, et cet état, c’est la rencontre et la possession d’un être selon, son cœur. Si donc le dieu qui nous procure ce bonheur a droit à nos louanges, louons l’Amour, qui non-seulement nous sert en cette vie, en nous faisant rencontrer ce qui nous convient, mais qui nous offre aussi les plus grands motifs d’espérer qu’après cette vie, si nous sommes fidèles aux dieux, il nous rétablira dans notre première nature, et, venant au secours de notre faiblesse, nous donnera un bonheur sans mélange.

Le Banquet ou de l'amour, Œuvre de Platon traduite par Victor Cousin, 380AC

On pourrait croire, d’après ce passage, que l’Amour n’était pas une divinité positive de la mythologie païenne, mais une simple création poétique.

Homère, Odyssée, liv. XI, v. 307. Ἀσκώλια était une fête de Bacchus particulière à l’Attique, où l’on chantait, et où on dansait sur un seul pied sur une outre remplie de vin

et huilée. Le Scholiaste du Plutus, v. 1130. Suidas, ἀσκὸς Κτησιφῶντος. Les Lacédémoniens envahirent l’Arcadie, détruisirent les murs de Mantinée, et en déportèrent les habitans dans quatre ou

cinq endroits. Xénoph. Hellen. V, 2.

Texte 2

Si parmi vous, Romains, quelqu’un ignore l’art d’aimer, qu’il lise mes vers ; qu’il s’instruise en les lisant, et qu’il aime. Aidé de la voile et de la rame, l’art fait voguer la nef agile ; l’art guide les chars légers : l’art doit aussi guider l’amour. Automédon, habile écuyer, sut manier les rênes flexibles ; Tiphys fut le pilote du vaisseau des Argonautes. Moi, Vénus m’a donné pour maître à son jeune fils : on m’appellera le Tiphys et l’Automédon de l’amour.L’amour est de nature peu traitable ; souvent même il me résiste ; mais c’est un enfant ; cet âge est souple et facile à diriger. Chiron éleva le jeune Achille aux sons de la lyre, et, par cet art paisible, dompta son naturel sauvage : celui qui tant de fois fit trembler ses ennemis, qui tant de fois effraya même ses compagnons d’armes, on le vit, dit-on, craintif devant un faible vieillard et docile à la voix de son maître, tendre au châtiment des mains dont Hector devait sentir le poids. Chiron fut le précepteur du fils de Pélée ; moi je suis celui de l’amour ; tous deux enfants redoutables, tous deux fils d’une déesse. Mais on soumet au joug le front du fier taureau ; le coursier généreux broie en vain sous sa dent le frein qui l’asservit : moi aussi, je réduirai l’Amour, bien que son arc blesse mon cœur, et qu’il secoue sur moi sa torche enflammée. Plus ses traits sont aigus, plus ses feux sont brillants, plus ils m’excitent à venger mes blessures. Je ne chercherai point, Phébus, à faire croire que je tiens de toi l’art que j’enseigne : ce n’est point le chant des oiseaux qui me l’a révélé ; Clio et ses sœurs ne me sont point apparues, comme à Hésiode, lorsqu’il paissait son troupeau dans les vallons d’Accra. L’expérience est mon guide ; obéissez au poète qui possède à fond son sujet. La vérité préside à mes chants ; toi, mère des amours, seconde mes efforts !Loin d’ici, bandelettes légères, insignes de la pudeur, et vous, robes traînantes, qui cachez à moitié les pieds de nos matrones ! Je chante des plaisirs sans danger et des larcins permis : mes vers seront exempts de toute coupable intention.Soldat novice qui veux t’enrôler sous les drapeaux de Vénus, occupe-toi d’abord de chercher celle que tu dois aimer ; ton second soin est de fléchir la femme qui t’a plu ; et le troisième, de faire en sorte que cet amour soit durable. Tel est mon plan, telle est la carrière que mon char va parcourir, tel est le but qu’il doit atteindre. Tandis que tu es libre encor de tout lien, voici l’instant propice pour choisir celle à qui tu diras : "Toi seule as su me plaire." Elle ne te viendra pas du ciel sur l’aile des vents ; la belle qui te convient, ce sont tes yeux qui doivent la chercher. Le chasseur sait où il doit tendre ses filets aux cerfs ; il sait dans quel vallon le sanglier farouche a sa bauge. L’oiseleur connaît les broussailles propices à ses gluaux, et le pécheur n’ignore pas quelles sont les eaux où les poissons se trouvent en plus grand nombre.Toi qui cherches l’objet d’un amour durable, apprends aussi à connaître les lieux les plus fréquentés par les belles. Tu n’auras point besoin, pour les trouver, de mettre à la voile, ni d’entreprendre de lointains voyages. Que Persée ramène son Andromède du fond des Indes brûlées par le soleil ; que le berger phrygien aille jusqu’en Grèce ravir son Hélène ; Rome seule t’offrira d’aussi belles femmes, et en si grand nombre, que tu seras forcé d’avouer qu’elle réunit dans son sein tout ce que l’univers a de plus aimable. Autant le Gargare compte d’épis, Méthymne de raisins, l’Océan de poissons, les bocages d’oiseaux, le ciel d’étoiles, autant notre Rome compte de jeunes beautés : Vénus a fixé son empire dans la ville de son cher Énée.Si pour te captiver, il faut une beauté naissante, dans la fleur de l’adolescence, une fille vraiment novice viendra s’offrir à tes yeux ; si tu préfères une beauté un peu plus formée, mille jeunes femmes te plairont, et tu n’auras

que l’embarras du choix. Mais peut-être un âge plus mûr, plus raisonnable, a pour toi plus d’attraits ? alors, crois-moi, la foule sera encore plus nombreuse.Lorsque le soleil entre dans le signe du Lion, tu n’auras qu’à te promener à pas lents sous le frais portique de Pompée, ou près de ce monument enrichi de marbres étrangers que fit construire une tendre mère, joignant ses dons à ceux d’un fils pieux. Ne néglige pas de visiter cette galerie qui, remplie de tableaux antiques, porte le nom de Livie, sa fondatrice ; tu y verras les Danaïdes conspirant la mort de leurs infortunés cousins, et leur barbare père, tenant à la main une épée nue. N’oublie pas non plus les fêtes d’Adonis pleuré par Vénus, et les solennités que célèbre tous les sept jours le juif syrien. Pourquoi fuirais-tu le temple de la génisse de Memphis, de cette Isis qui, séduite par Jupiter, engage tant de femmes à suivre son exemple ?Le Forum même (qui pourrait le croire ?) est propice aux amours : plus d’une flamme a pris naissance au milieu des discussions du barreau. Près du temple de marbre consacré à Vénus, en ce lieu où la fontaine Appienne fait jaillir ses eaux, souvent plus d’un jurisconsulte se laisse prendre à l’amour ; et celui qui défendit les autres ne peut se défendre lui-même. Là, souvent les paroles manquent à l’orateur le plus éloquent : de nouveaux intérêts l’occupent, et c’est sa propre cause qu’il est forcé de plaider. De son temple voisin, Vénus rit de son embarras  : naguère patron, il n’aspire plus qu’à être client.Mais c’est surtout au théâtre qu’il faut tendre tes filets : le théâtre est l’endroit le plus fertile en occasions propices. Tu y trouveras telle beauté qui te séduira, telle autre que tu pourras tromper, telle qui ne sera pour toi qu’un caprice passager, telle enfin que tu voudras fixer. Comme, en longs bataillons, les fourmis vont et reviennent sans cesse chargées de grains, leur nourriture ordinaire ; ou bien encore comme les abeilles, lorsqu’elles ont trouvé, pour butiner, des plantes odorantes, voltigent sur la cime du thym et des fleurs ; telles, et non moins nombreuses, on voit des femmes brillamment parées courir aux spectacles où la foule se porte. Là, souvent leur multitude a tenu mon choix en suspens. Elles viennent pour voir, elles viennent surtout pour être vues : c’est là que vient échouer l’innocente pudeur.

Ovide, L’art d’aimer, 2ème siècle PC

Texte 3

Vous vous souvenez sans doute bien, Madame, qu’Herminius avait prié Clélie de luy enseigner par où l’on pouvoit aller de Nouvelle-Amitié à Tendre : de sorte qu’il faut commencer par cette première ville qui est au bas de cette Carte, pour aller aux autres ; car afin que vous compreniez mieux le dessein de Clélie, vous verrez qu’elle a imaginé qu’on peut avoir de la tendresse pour trois causes différentes ; ou par une grande estime, ou par reconnoissance, ou par inclination ; et c’est ce qui l’a obligée d’establir ces trois Villes de Tendre, sur trois rivières qui portent ces trois noms, et de faire aussi trois routes différentes pour y aller. Si bien que comme on dit Cumes sur la Mer d’Ionie, et Cumes sur la Mer Tyrrhène, elle fait qu’on dit Tendre sur Inclination, Tendre sur Estime, et Tendre sur Reconnoissance. Cependant comme elle a présupposé que la tendresse qui naist par inclination, n’a besoin de rien autre chose pour estre ce qu’elle est, Clélie, comme vous le voyez, Madame, n’a mis nul village le long des bords de cette rivière, qui va si vite, qu’on n’a que faire de logement le long de ses rives, pour aller de Nouvelle Amitié à Tendre. Mais, pour aller à Tendre sur Estime, il n’en est pas de mesme  : car Clélie a ingénieusement mis autant de villages qu’il y a de petites et de grandes choses, qui peuvent contribuer à faire naistre par estime, cette tendresse dont elle entend parler. En effet vous voyez que de Nouvelle Amitié on passe à un lieu qu’on appelle Grand Esprit, parce que c’est ce qui commence ordinairement l’estime ; ensuite vous voyez ces agréables Villages de Jolis Vers, de Billet galant, et de Billet doux, qui sont les opérations les plus ordinaires du grand esprit dans les commencements d’une amitié. Ensuite pour faire un plus grand progrès dans cette route, vous voyez Sincérité, Grand Cœur, Probité, Générosité, Respect, Exactitude, et Bonté, qui est tout contre Tendre : pour faire connoistre qu’il ne peut y avoir de véritable estime sans bonté : et qu’on ne peut arriver à Tendre de ce costé là, sans avoir cette précieuse qualité. Après cela, Madame, il faut s’il vous plaist retourner à Nouvelle Amitié, pour voir par quelle route on va de là à Tendre sur Reconnoissance. Voyez donc je vous en prie, comment il faut d’abord aller de Nouvelle Amitié à Complaisance : ensuite à ce petit Village qui se nomme Soumission ; et qui en touche un autre fort agréable, qui s’appelle Petits Soins. Voyez, dis-je, que de là, il faut passer par Assiduité, pour faire entendre que ce n’est pas assez d’avoir durant quelques jours tous ces petits soins obligeans, qui donnent tant de reconnoissance, si on ne les a assidûment. Ensuite vous voyez qu’il faut passer à un autre village qui s’appelle Empressement : et ne faire pas comme certaines gens tranquiles, qui ne se hastent pas d’un moment, quelque prière qu’on leur face : et qui sont incapables d’avoir cet empressement qui oblige quelques fois si fort. Après cela vous voyez qu’il faut passer à Grands Services : et que pour marquer qu’il y a peu de gens qui en rendent de tels, ce village est plus petit que les autres. Ensuite, il faut passer à Sensibilité, pour faire connoistre qu’il faut sentir jusques aux plus petites douleurs de ceux qu’on aime.

Après il faut, pour arriver à Tendre, passer par Tendresse, car l’amitié attire l’amitié. Ensuite il faut aller à Obéïssance : n’y ayant presques rien qui engage plus le cœur de ceux à qui on obéit, que de le faire aveuglément : et, pour arriver enfin où l’on veut aller, il faut passer à Constante Amitié, qui est sans doute le chemin le plus seur, pour arriver à Tendre sur Reconnoissance. Mais, Madame, comme il n’y a point de chemins où l’on ne se puisse esgarer, Clélie a fait, comme vous le pouvez voir, que ceux qui sont à Nouvelle Amitié, prenoient un peu plus à droit, ou un peu plus à gauche, ils s’esgareroient aussi ; car si au partir du Grand Esprit, on alloit à Négligence, que vous voyez tout contre sur cette Carte ; qu’ensuite continuant cet esgarement, on allast à Inesgalité ; de là à Tiédeur ; à Légèreté ; et à Oubly ; au lieu de se trouver à Tendre sur Estime, on se trouveroit au Lac d’Indifférence que vous voyez marqué sur cette Carte ; et qui par ses eaux tranquiles représente, sans doute fort juste, la chose dont il porte le nom en cet endroit. De l’autre costé, si au partir de Nouvelle Amitié, on prenoit un peu trop à gauche et qu’on allast à Indiscrétion, à Perfidie, à Orgueil, à Médisance, ou à Meschanceté ; au lieu de se trouver à Tendre sur Reconnoissance, on se trouveroit à la Mer d’Inimitié, où tous les vaisseaux font naufrage ; et qui par l’agitation de ses vagues, convient sans doute fort juste avec cette impétueuse passion, que Clélie veut représenter. Ainsi elle fait voir par ces routes différentes, qu’il faut avoir mille bonnes qualitez pour l’obliger à avoir une amitié tendre ; et que ceux qui en ont de mauvaises, ne peuvent avoir part qu’à sa haine, ou à son indifférence. Aussi cette sage fille voulant faire connoistre sur cette Carte qu’elle n’avait jamais eu d’amour, qu’elle n’aurait jamais dans le cœur que de la tendresse, fait que la Rivière d’Inclination se jette dans une mer qu’on appelle la Mer Dangereuse ; parce qu’il est assez dangereux à une femme, d’aller un peu au delà des dernières bornes de l’Amitié ; et elle fait ensuite qu’au delà de cette Mer,’est ce que nous appelons Terres Inconnuës, parce qu’en effet nous ne sçavons point ce qu’il y a, et que nous ne croyons pas que personne ait esté plus loin qu’Hercule ; de sorte que de cette façon elle a trouvé lieu de faire une agréable morale d’amitié, par un simple jeu de son esprit  ; et de faire entendre d’une manière assez particulière, qu’elle n’a point eu d’amour, et qu’elle n’en peut avoir.

 Clélie, histoire romaine, Madeleine de Scudéry, 1654 à 1660.

SEQUENCE IIObjet d’étude : La question de l’homme dans les genres de l’argumentation, du XVIème siècle à nos jours.

Œuvre intégrale: Montaigne, "De l'Amitié" in Essais - Livre I, Chapitre XXVIII

Lectures analytiques

Texte 1

D'y comparer l'affection envers les femmes, quoi qu'elle naisse de notre choix, on ne peut : ni la loger en ce rôle. Son feu, je le confesse,

neque enim est dea nescia nostriQuæ dulcem curis miscet amaritiem, (1)

est plus actif, plus cuisant, et plus âpre. Mais c'est un feu téméraire et volage, ondoyant et divers, feu de fièvre, sujet à accès et remises, et qui ne nous tient qu'à un coin. En l'amitié, c'est une chaleur générale et universelle, tempérée au demeurant et égale, une chaleur constante et rassise, toute douceur et polissure, qui n'a rien d'âpre et de poignant. Qui plus est en l'amour ce n'est qu'un désir forcené après ce qui nous fuit,

Come segue la lepre il cacciatoreAl freddo, al caldo, alla montagna, al lito,Ne piu l'estima poi, che presa vede,Et sol dietro à chi fugge affreta il piede. (2)

Aussitôt qu'il entre aux termes de l'amitié, c'est à dire en la convenance des volonté, il s'évanouit et s'alanguit : la jouissance le perd, comme ayant la fin corporelle et sujette à satiété. L'amitié au rebours, est jouie à mesure qu'elle est désirée, ne s'élève, se nourrit, ni ne prend accroissance qu'en la jouissance, comme étant spirituelle, et l'âme s'affinant par l'usage. Sous cette parfaite amitié, ces affections volages ont autrefois trouvé place chez moi, afin que je ne parle de lui, qui n'en confesse que trop par ses vers. Ainsi ces deux passions sont entrées chez moi en connaissance l'une de l'autre, mais en comparaison jamais : la première maintenant sa route d'un vol hautain et superbe, et regardant dédaigneusement cette ci passer ses pointes bien loin au dessous d'elle.

Montaigne, Essais (I, XXVIII) "De l’amitié" (1588). Orthographe modernisée

(1) "Car je ne suis pas inconnu à la déesse qui mêle une douce amertume aux soucis [de l'amour]." (Catulle, Epigrammes, LXVIII, 17)(2)"Comme le chasseur poursuit le lièvre par le froid, par le chaud, dans la montagne et dans la vallée; il n'en fait plus cas quand il le voit pris, et ne désire sa proie que tant qu'elle fuit." (Arioste, Roland furieux, X, stance VII)

Texte 2

Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu’accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s’entretiennent. En l’amitié de quoi je parle, elles se mêlent et confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi ».

Il y a, au-delà de tout mon discours, et de ce que j’en puis dire particulièrement, je ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous être vus, et par des rapports que nous entendions l’un de l’autre, qui faisaient en notre affection plus d’effort que ne porte la raison des rapports, je crois par quelque ordonnance du ciel; nous nous embrassions par nos noms. Et à notre première rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l’un à l’autre. Il écrivit une satyre latine excellente, qui est publiée, par laquelle il excuse et explique la précipitation de notre intelligence, si promptement parvenue à sa perfection. Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé (car nous étions tous deux hommes faits, et lui de quelques années de plus), elle n’avait point à perdre de temps et à se régler au patron des amitiés molles et

régulières, auxquelles il faut tant de précautions de longue et préalable conversation. Celle-ci n’a point d’autre idée que d’elle-même, et ne se peut rapporter qu’à soi. Ce n’est pas une spéciale considération, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille : c’est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange, qui, ayant saisi toute ma volonté, l’amena se plonger et se perdre dans la sienne; qui, ayant saisi toute sa volonté, l’amena se plonger et se perdre en la mienne, d’une faim, d’une concurrence pareille. Je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien qui nous fût propre, ni qui fût ou sien, ou mien.

Montaigne, Essais (I, XXVIII) "De l’amitié" (1588). Orthographe modernisée

SEQUENCE IIIObjet d’étude : Le personnage de roman du XVIIème à nos jours.

Groupement de textes: "Portraits de femmes"

Lectures analytiquesTexte 1 Thérèse et Bernard Desqueyroux viennent de se marier, ils partent en voyage de noces à Paris. Durant leur séjour, Thérèse reçoit des lettres d’Anne, la sœur de Bernard. Cette dernière lui confie sa passion pour Jean Azévédo, un jeune homme que la famille Desqueyroux méprise. Ce dernier soir avant le retour au pays, ils se couchèrent dès neuf heures. Thérèse avala un cachet, mais elle attendait trop le sommeil pour qu'il vînt. Un instant, son esprit sombra jusqu'à ce que Bernard, dans un marmonnement incompréhensible, se fût retourné ; alors elle sentit contre elle ce grand corps brûlant ; elle le repoussa et, pour n'en plus subir le feu, s'étendit sur l'extrême bord de la couche ; mais, après quelques minutes, il roula de nouveau vers elle comme si la chair en lui survivait à l'esprit absent et, jusque dans le sommeil, cherchait confusément sa proie accoutumée. D'une main brutale et qui pourtant ne l'éveilla pas, de nouveau elle l'écarta... Ah ! l'écarter une fois pour toutes et à jamais ! le précipiter hors du lit, dans les ténèbres. A travers le Paris nocturne, les trompes d'autos se répondaient comme à Argelouse les chiens, les coqs, lorsque la lune luit. Aucune fraîcheur ne montait de la rue. Thérèse alluma une lampe et, le coude sur l'oreiller, regarda cet homme immobile à côté d'elle - cet homme dans sa vingt-septième année : il avait repoussé les couvertures ; sa respiration ne s'entendait même pas ; ses cheveux ébouriffés recouvraient son front pur encore, sa tempe sans ride. Il dormait, Adam désarmé et nu, d'un sommeil profond et comme éternel. La femme ayant rejeté sur ce corps la couverture, se leva, chercha une des lettres dont elle avait interrompu la lecture, s'approcha de la lampe : ... S'il me disait de le suivre, je quitterais tout sans tourner la tête. Nous nous arrêtons au bord, à l'extrême bord de la dernière-caresse, mais par sa volonté, non par ma résistance - ou plutôt c'est lui qui me résiste, et moi qui souhaiterais d'atteindre ces extrémités inconnues dont il me répète que la seule approche dépasse toutes les joies ; à l'entendre, il faut toujours demeurer en deçà ; il est fier de freiner sur des pentes où il dit qu'une fois engagés, les autres glissent irrésistiblement... Thérèse ouvrit la croisée, déchira les lettres en menus morceaux, penchée sur le gouffre de pierre qu'un seul tombereau, à cette heure avant l'aube, faisait retentir. Les fragments de papier tourbillonnaient, se posaient sur les balcons des étages inférieurs. L'odeur végétale que respirait la jeune femme, quelle campagne l'envoyait jusqu'à ce désert de bitume ? Elle imaginait la tache de son corps en bouillie sur la chaussée et à l'entour ce remous d'agents, de rôdeurs... Trop d'imagination pour te tuer, Thérèse. Au vrai, elle ne souhaitait pas de mourir ; un travail urgent l'appelait, non de vengeance, ni de haine : mais cette petite idiote, là-bas, à Saint-Clair, qui croyait le bonheur possible, il fallait qu'elle sût, comme Thérèse, que le bonheur n'existe pas. Si elles ne possèdent rien d'autre en commun, qu'elles aient au moins cela : l'ennui, l'absence de toute tâche haute, de tout devoir supérieur, l'impossibilité de rien attendre que les basses habitudes quotidiennes - un isolement sans consolations. L'aube éclairait les toits ; elle rejoignit sur sa couche l'homme immobile ; mais dès qu'elle fut étendue près de lui, déjà il se rapprochait.  François Mauriac, Thérèse Desqueyroux, 1927, chap.IV

Texte 2

Elle songeait quelquefois que c’étaient là pourtant les plus beaux jours de sa vie, la lune de miel, comme on disait. Pour en goûter la douceur, il eût fallu, sans doute, s’en aller vers ces pays à noms sonores où les lendemains de mariage ont de plus suaves paresses ! Dans des chaises de poste, sous des stores de soie bleue, on monte au pas des routes escarpées, écoutant la chanson du postillon, qui se répète dans la montagne avec les clochettes des chèvres et le bruit sourd de la cascade. Quand le soleil se couche, on respire au bord des golfes le parfum des citronniers ; puis, le soir, sur la terrasse des villas, seuls et les doigts confondus, on regarde les étoiles en faisant des projets. Il lui semblait que certains lieux sur la terre devaient produire du bonheur, comme une plante particulière au sol et qui pousse mal tout autre part. Que ne pouvait-elle s’accouder sur le balcon des chalets suisses ou enfermer sa tristesse dans un cottage écossais, avec un mari vêtu d’un habit de velours noir à longues basques, et qui porte des bottes molles, un chapeau pointu et des manchettes !

Peut-être aurait-elle souhaité faire à quelqu’un la confidence de toutes ces choses. Mais comment dire un insaisissable malaise, qui change d’aspect comme les nuées, qui tourbillonne comme le vent ? Les mots lui manquaient donc, l’occasion, la hardiesse.

Si Charles l’avait voulu cependant, s’il s’en fût douté, si son regard, une seule fois, fût venu à la rencontre de sa pensée, il lui semblait qu’une abondance subite se serait détachée de son cœur, comme tombe la récolte d’un espalier quand on y porte la main.

Mais, à mesure que se serrait davantage l’intimité de leur vie ; un détachement intérieur se faisait qui la déliait de lui.

La conversation de Charles était plate comme un trottoir de rue, et les idées de tout le monde y défilaient dans leur costume ordinaire, sans exciter d’émotion, de rire ou de rêverie. Il n’avait jamais été curieux, disait-il, pendant qu’il habitait Rouen, d’aller voir au théâtre les acteurs de Paris. Il ne savait ni nager, ni faire des armes, ni tirer le pistolet, et il ne put, un jour, lui expliquer un terme d’équitation qu’elle avait rencontré dans un roman.

Un homme, au contraire, ne devait-il pas, tout connaître, exceller en des activités multiples, vous initier aux énergies de la passion, aux raffinements de la vie, à tous les mystères ? Mais il n’enseignait rien, celui-là, ne savait rien, ne souhaitait rien. Il la croyait heureuse ; et elle lui en voulait de ce calme si bien assis, de cette pesanteur sereine, du bonheur même qu’elle lui donnait.

Flaubert, Madame Bovary, 1857, partie I, chapitre 7

Lectures cursives

Texte 1

Thérèse jouait avec une indifférence qui irritait Camille. Elle prenait sur elle François, le gros chat tigré que Mme Raquin avait apporté de Vernon, elle le caressait d’une main, tandis qu’elle posait les dominos de l’autre. Les soirées du jeudi étaient un supplice pour elle ; souvent elle se plaignait d’un malaise, d’une forte migraine, afin de ne pas jouer, de rester là oisive, à moitié endormie. Un coude sur la table, la joue appuyée sur la paume de la main, elle regardait les invités de sa tante et de son mari, elle les voyait à travers une sorte de brouillard jaune et fumeux qui sortait de la lampe. Toutes ces têtes-là l’exaspéraient. Elle allait de l’une à l’autre avec des dégoûts profonds, des irritations sourdes. Le vieux Michaud étalait une face blafarde, tachée de plaques rouges, une de ces faces mortes de vieillard tombé en enfance ; Grivet avait le masque étroit, les yeux ronds, les lèvres minces d’un crétin ; Olivier, dont les os perçaient les joues, portait gravement sur un corps ridicule, une tête roide et insignifiante ; quant à Suzanne, la femme d’Olivier, elle était toute pâle, les yeux vagues, les lèvres blanches, le visage mou. Et Thérèse ne trouvait pas un homme, pas un être vivant parmi ces créatures grotesques et sinistres avec lesquels elle était enfermée ; parfois des hallucinations la prenaient, elle se croyait enfouie au fond d’un caveau, en compagnie de cadavres mécaniques, remuant la tête, agitant les jambes et les bras, lorsqu’on tirait des ficelles. L’air épais de la salle à manger l’étouffait ; le silence frissonnant, les lueurs jaunâtres de la lampe la pénétraient d’un vague effroi, d’une angoisse inexprimable.

Émile Zola, Thérèse Raquin, 1868, chapitre IV

Texte 2

Alors elle s'aperçut qu'elle n'avait plus rien à faire, plus jamais rien à faire. Toute sa jeunesse au couvent avait été préoccupée de l'avenir, affairée de songeries. La continuelle agitation de ses espérances emplissait, en ce temps-là, ses heures sans qu'elle les sentît passer. Puis, à peine sortie des murs austères où ses illusions étaient écloses, son attente d'amour se trouvait tout de suite accomplie. L'homme espéré, rencontré, aimé, épousé en quelques semaines, comme on épouse en ces brusques déterminations, l'emportait dans ses bras sans la laisser réfléchir à rien.Mais voilà que la douce réalité des premiers jours allait devenir la réalité quotidienne qui fermait la porte aux espoirs indéfinis, aux charmantes inquiétudes de l'inconnu. Oui, c'était fini d'attendre.Alors plus rien à faire, aujourd'hui, ni demain ni jamais. Elle sentait tout cela vaguement à une certaine désillusion, à un affaissement de ses rêves. Elle se leva et vint coller son front aux vitres froides. Puis, après avoir regardé quelque temps le ciel où roulaient des nuages sombres, elle se décida à sortir. Étaient-ce la même campagne, la même herbe, les mêmes arbres qu'au mois de mai ? Qu'étaient donc devenues la gaieté ensoleillée des feuilles, et la poésie verte du gazon où flambaient les pissenlits, où saignaient les coquelicots, où rayonnaient les marguerites, où frétillaient, comme au bout de fils invisibles, les fantasques papillons jaunes ? Et cette griserie de l'air chargé de vie, d'arômes, d'atomes fécondants n'existait plus. Les avenues détrempées par les continuelles averses d'automne s'allongeaient, couvertes d'un épais tapis de feuilles mortes, sous la maigreur grelottante des peupliers presque nus. Les branches grêles tremblaient au vent, agitaient encore quelque feuillage prêt à s'égrener dans l'espace. Et sans cesse, tout le long du jour, comme une pluie incessante et triste à faire pleurer, ces dernières feuilles, toutes jaunes maintenant, pareilles à de larges sous d'or, se détachaient, tournoyaient, voltigeaient et tombaient.

SEQUENCE IVObjet d’étude : Le personnage de roman du XVIIème à nos jours.

Œuvre intégrale: Mauriac, Thérèse Desqueyroux, 1927, édition Livre de Poche

Lectures analytiques

Texte 1

CHAPITRE IL'avocat ouvrit une porte. Thérèse Desqueyroux, dans ce couloir dérobé du palais de justice, sentit sur sa face la brume et, profondément, l'aspira. Elle avait peur d'être attendue, hésitait à sortir. Un homme, dont le col était relevé, se détacha d'un platane, elle reconnut son père. L'avocat cria - "Non-lieu" et, se retournant vers Thérèse :"Vous pouvez sortir, il n'y a personne."Elle descendit des marches mouillées. Oui, la petite place semblait déserte. Son père ne l'embrassa pas, ne lui donna pas même un regard ; il interrogeait l'avocat Duros qui répondait à mi-voix, comme s'ils eussent été épiés. Elle entendait confusément leurs propos :"Je recevrai demain l'avis officiel du non-lieu.- Il ne peut plus y avoir de surprise ?- Non : les carottes sont cuites, comme on dit.-Après la déposition de mon gendre, c'était couru.-Couru... couru... On ne sait jamais.-Du moment que, de son propre aveu il ne comptait jamais les gouttes...-Vous savez, Larroque, dans ces sortes d'affaires, le témoignage de la victime..."La voix de Thérèse s'éleva :" Il n'y a pas eu de victime.-J'ai voulu dire : victime de son imprudence, madame."

Les deux hommes, un instant, observèrent la jeune femme immobile, serrée dans son manteau, et ce blême visage, qui n'exprimait rien. Elle demanda où était la voiture ; son père l'avait fait attendre sur la route de Budos, en dehors de la ville, pour ne pas attirer l'attention.Ils traversèrent la place : des feuilles de platane étaient collées aux bancs trempés de pluie. Heureusement, les jours avaient bien diminué. D'ailleurs, pour rejoindre la route de Budos, on peut suivre les rues les plus désertes de la sous-préfecture.

François Mauriac, Thérèse Desqueyroux, 1927, chapitre 1

Texte 2

Elle regarda longtemps la goutte de porto au fond du verre de Bernard ; puis de nouveau dévisagea les passants. Certains semblaient attendre, allaient et venaient. Une femme se retourna deux fois, sourit à Thérèse (ouvrière, ou déguisée en ouvrière ?). C’était l’heure où se vident les ateliers de couture. Thérèse ne songeait pas à quitter la place ; elle ne s’ennuyait ni n’éprouvait de tristesse. Elle décida de ne pas aller voir, cet après-midi, Jean Azévédo, et poussa un soupir de délivrance : elle n’avait pas envie de le voir : causer encore ! chercher des formules ! Elle connaissait Jean Azévédo ; mais les êtres dont elle souhaitait l’approche, elle ne les connaissait pas ; elle savait d’eux seulement qu’ils n’exigeraient guère de paroles. Thérèse ne redoutait plus la solitude. Il suffisait qu’elle demeurât immobile : comme son corps, étendu dans la lande du Midi, eût attiré les fourmis, les chiens, ici elle pressentait déjà autour de sa chair une agitation obscure, un remous. Elle eut faim, se leva, vit dans une glace d’Old England1 la jeune femme qu’elle était : ce costume de voyage très ajusté lui allait bien. Mais de son temps d’Argelouse, elle gardait une figure comme rongée : ses pommettes trop saillantes, ce nez court. Elle songea : « Je n’ai pas d’âge. » Elle déjeuna (comme souvent dans ses rêves) rue Royale. Pourquoi rentrer à l’hôtel puisqu’elle n’en avait pas envie ? Un chaud contentement lui venait, grâce à cette demi-bouteille de Pouilly. Elle demanda des cigarettes. Un jeune homme, d’une table voisine, lui tendit son briquet allumé, et elle sourit. La route de Villandraut, le soir, entre ces pins sinistres, dire qu’il y a une heure à peine, elle souhaitait de s’y enfoncer aux côtés de Bernard !Qu’importe d’aimer tel pays ou tel autre, les pins ou les érables, l’Océan ou la plaine ? Rien ne l’intéressait de ce qui vit, que les êtres de sang et de chair.« Ce n’est pas la ville de pierres que je chéris, ni les conférences, ni les musées, c’est la forêt vivante qui s’y agite, et que creusent des passions plus forcenées qu’aucune tempête. Le gémissement des pins d’Argelouse, la nuit, n’était émouvant que parce qu’on l’eût dit humain. »

Thérèse avait un peu bu et beaucoup fumé. Elle riait seule comme une bienheureuse. Elle farda ses joues et ses lèvres, avec minutie ; puis, ayant gagné la rue, marcha au hasard.

François Mauriac, Thérèse Desqueyroux, 1927, chapitre 13

Texte 3

Thérèse et Bernard Desqueyroux viennent de se marier, ils partent en voyage de noces à Paris. Durant leur séjour, Thérèse reçoit des lettres d’Anne, la sœur de Bernard. Cette dernière lui confie sa passion pour Jean Azévédo, un jeune homme que la famille Desqueyroux méprise. Ce dernier soir avant le retour au pays, ils se couchèrent dès neuf heures. Thérèse avala un cachet, mais elle attendait trop le sommeil pour qu'il vînt. Un instant, son esprit sombra jusqu'à ce que Bernard, dans un marmonnement incompréhensible, se fût retourné ; alors elle sentit contre elle ce grand corps brûlant ; elle le repoussa et, pour n'en plus subir le feu, s'étendit sur l'extrême bord de la couche ; mais, après quelques minutes, il roula de nouveau vers elle comme si la chair en lui survivait à l'esprit absent et, jusque dans le sommeil, cherchait confusément sa proie accoutumée. D'une main brutale et qui pourtant ne l'éveilla pas, de nouveau elle l'écarta... Ah ! l'écarter une fois pour toutes et à jamais ! le précipiter hors du lit, dans les ténèbres. A travers le Paris nocturne, les trompes d'autos se répondaient comme à Argelouse les chiens, les coqs, lorsque la lune luit. Aucune fraîcheur ne montait de la rue. Thérèse alluma une lampe et, le coude sur l'oreiller, regarda cet homme immobile à côté d'elle - cet homme dans sa vingt-septième année : il avait repoussé les couvertures ; sa respiration ne s'entendait même pas ; ses cheveux ébouriffés recouvraient son front pur encore, sa tempe sans

ride. Il dormait, Adam désarmé et nu, d'un sommeil profond et comme éternel. La femme ayant rejeté sur ce corps la couverture, se leva, chercha une des lettres dont elle avait interrompu la lecture, s'approcha de la lampe : ... S'il me disait de le suivre, je quitterais tout sans tourner la tête. Nous nous arrêtons au bord, à l'extrême bord de la dernière-caresse, mais par sa volonté, non par ma résistance - ou plutôt c'est lui qui me résiste, et moi qui souhaiterais d'atteindre ces extrémités inconnues dont il me répète que la seule approche dépasse toutes les joies ; à l'entendre, il faut toujours demeurer en deçà ; il est fier de freiner sur des pentes où il dit qu'une fois engagés, les autres glissent irrésistiblement... Thérèse ouvrit la croisée, déchira les lettres en menus morceaux, penchée sur le gouffre de pierre qu'un seul tombereau, à cette heure avant l'aube, faisait retentir. Les fragments de papier tourbillonnaient, se posaient sur les balcons des étages inférieurs. L'odeur végétale que respirait la jeune femme, quelle campagne l'envoyait jusqu'à ce désert de bitume ? Elle imaginait la tache de son corps en bouillie sur la chaussée et à l'entour ce remous d'agents, de rôdeurs... Trop d'imagination pour te tuer, Thérèse. Au vrai, elle ne souhaitait pas de mourir ; un travail urgent l'appelait, non de vengeance, ni de haine : mais cette petite idiote, là-bas, à Saint-Clair, qui croyait le bonheur possible, il fallait qu'elle sût, comme Thérèse, que le bonheur n'existe pas. Si elles ne possèdent rien d'autre en commun, qu'elles aient au moins cela : l'ennui, l'absence de toute tâche haute, de tout devoir supérieur, l'impossibilité de rien attendre que les basses habitudes quotidiennes - un isolement sans consolations. L'aube éclairait les toits ; elle rejoignit sur sa couche l'homme immobile ; mais dès qu'elle fut étendue près de lui, déjà il se rapprochait.  François Mauriac, Thérèse Desqueyroux, 1927, chap. IV

Texte 4

Comme j’en ouvrais la porte, un jeune homme sortit, tête nue ; je reconnus, au premier regard, Jean Azévédo, et d’abord imaginai que je troublais un rendez-vous, tant son visage montrait de confusion. Mais je voulus en vain prendre le large ; c’était étrange qu’il ne songeât qu’à me retenir : « Mais non, entrez, madame ; je vous jure que vous ne me dérangez pas du tout. »

Je fus étonnée qu’il n’y eût personne dans la cabane où je pénétrai, sur ses instances. Peut-être la bergère avait-elle fui par une autre issue ? Mais aucune branche n’avait craqué. Lui aussi m’avait reconnue, et d’abord le nom d’Anne de la Trave lui vint aux lèvres.J’étais assise ; lui, debout, comme sur la photographie. Je regardais, à travers la chemise de tussor, l’endroit où j’avais enfoncé l’épingle : curiosité dépouillée de toute passion. Etait-il beau ? Un front construit, les yeux veloutés de sa race, de trop grosses joues et puis ce qui me dégoûte dans les garçons de cet âge : des boutons, les signes du sang en mouvement ; tout ce qui suppure, surtout ces paumes moites qu’il essuyait avec un mouchoir, avant de vous serrer la main. Mais son beau regard brûlait ; j’aimais cette grande bouche toujours un peu ouverte sur des dents aiguës : gueule d’un jeune chien qui a chaud. Et moi, comment étais-je ? Très famille, je me souviens. Déjà je le prenais de haut, l’accusais, sur un ton solennel,« de porter le trouble et la division dans un intérieur honorable ». Ah ! rappelle-toi sa stupéfaction non jouée, ce juvénile éclat de rire : « Alors, vous croyez que je veux l’épouser ? Vous croyez que je brigue cet honneur ? »Je mesurai d’un coup d’oeil, avec stupeur, cet abîme entre la passion d’Anne et l’indifférence du garçon. Il se défendait avec feu : certes, comment ne pas céder au charme d’une enfant délicieuse ? Il n’est point défendu de jouer ; et justement parce qu’il ne pouvait même être question de mariage entre eux, le jeu lui avait paru anodin. Sans doute avait-il feint de partager les intentions d’Anne… et comme, juchée sur mes grands chevaux, je l’interrompais, il repartit avec véhémence qu’Anne elle-même pouvait lui rendre ce témoignage qu’il avait su ne pas aller trop loin ; que, pour le reste, il ne doutait point que Mlle de la Trave lui dût les seules heures de vraie passion qu’il lui serait sans doute donné de connaître durant sa morne existence : « Vous me dites qu’elle souffre, madame ; mais croyez-vous qu’elle ait rien de meilleur à attendre de sa destinée que cette souffrance ? Je vous connais de réputation ; je sais qu’on peut vous dire ces choses et que vous ne ressemblez pas aux gens d’ici. Avant qu’elle ne s’embarque pour la plus lugubre traversée à bord d’une vieille maison de Saint-Clair, j’ai pourvu Anne d’un capital de sensations, de rêves de quoi la sauver peut-être du désespoir et, en tout cas, de l’abrutissement ». Je ne me souviens plus si je fus crispée par cet excès de prétention, d’affectation, ou si même j’y fus sensible. Au vrai, son débit était si rapide que d’abord je ne le suivais pas ; mais bientôt mon esprit s’accoutuma à cette volubilité : « Me croire capable, moi, de souhaiter un tel mariage ; de jeter l’ancre dans ce sable ; ou de me charger à Paris d’une petite fille ? Je garderai d’Anne une image adorable, certes ; et au moment où vous m’avez surpris, je pensais à elle justement… Mais comment peut-on se fixer, madame ? Chaque minute doit apporter sa joie, une joie différente de toutes celles qui l’ont précédée ».

Cette avidité d’un jeune animal, cette intelligence dans un seul être, cela me paraissait si étrange que je l’écoutais sans l’interrompre. Oui, décidément, j’étais éblouie : à peu de frais, grand Dieu ! Mais je l’étais. Je me rappelle ce piétinement, ces cloches, ces cris sauvages de bergers qui annonçaient de loin l’approche d’un troupeau. Je dis au garçon que peut-être cela paraîtrait drôle que nous fussions ensemble dans cette cabane ; j’aurais voulu qu’il répondît que mieux valait ne faire aucun bruit jusqu’à ce que fût passé le troupeau ; je me serais réjouie de ce silence côte à côte, de cette complicité (déjà je devenais, moi aussi, exigeante, et souhaitais que chaque minute m’apportât de quoi vivre). Mais Jean Azévédo ouvrit sans protester la porte de la palombière et, cérémonieusement, s’effaça.

François Mauriac, Thérèse Desqueyroux, 1927, chapitre V

SEQUENCE VObjet d’étude : Le texte théâtral et sa représentation du XVIIème à nos jours

Œuvre intégrale: Marivaux, Le jeu de l'amour et du hasard, 1730, éd. Belin-Gallimard, collection ClassicoLycée

Lectures analytiques

Texte 1

ACTE PREMIER

Scène premièreSILVIA, LISETTE

Silvia.Mais, encore une fois, de quoi vous mêlez-vous ? Pourquoi répondre de mes sentiments ?

Lisette.C’est que j’ai cru que, dans cette occasion-ci, vos sentiments ressembleraient à ceux de tout le monde. Monsieur votre père me demande si vous êtes bien aise qu’il vous marie, si vous en avez quelque joie : moi, je lui réponds que oui ; cela va tout de suite ; et il n’y a peut-être que vous de fille au monde, pour qui ce oui-là ne soit pas vrai ; le non n’est pas naturel.

Silvia.Le non n’est pas naturel ! quelle sotte naïveté ! Le mariage aurait donc de grands charmes pour vous ?

Lisette.Eh bien, c’est encore oui, par exemple.

Silvia.Taisez-vous ; allez répondre vos impertinences ailleurs, et sachez que ce n’est pas à vous à juger de mon cœur par le vôtre.

Lisette.Mon cœur est fait comme celui de tout le monde. De quoi le vôtre s’avise-t-il de n’être fait comme celui de personne ?

Silvia.

Je vous dis que, si elle osait, elle m’appellerait une originale.

Lisette.Si j’étais votre égale, nous verrions.

Silvia.Vous travaillez à me fâcher, Lisette.

Lisette.Ce n’est pas mon dessein. Mais dans le fond, voyons, quel mal ai-je fait de dire à monsieur Orgon que vous étiez bien aise d’être mariée ?

Silvia.Premièrement, c’est que tu n’as pas dit vrai ; je ne m’ennuie pas d’être fille.

Lisette.Cela est encore tout neuf.

Silvia.C’est qu’il n’est pas nécessaire que mon père croie me faire tant de plaisir en me mariant, parce que cela le fait agir avec une confiance qui ne servira peut-être de rien.

Lisette.Quoi ! vous n’épouserez pas celui qu’il vous destine ?

Silvia.Que sais-je ? peut-être ne me conviendra-t-il point, et cela m’inquiète.

Lisette.On dit que votre futur est un des plus honnêtes du monde ; qu’il est bien fait, aimable, de bonne mine ; qu’on ne peut pas avoir plus d’esprit, qu’on ne saurait être d’un meilleur caractère ; que voulez-vous de plus ? Peut-on se figurer de mariage plus doux, d’union plus délicieuse ?

Silvia.Délicieuse ! que tu es folle avec tes expressions !

Lisette.Ma foi, madame, c’est qu’il est heureux qu’un amant de cette espèce-là veuille se marier dans les formes  ; il n’y a presque point de fille, s’il lui faisait la cour, qui ne fût en danger de l’épouser sans cérémonie. Aimable, bien fait, voilà de quoi vivre pour l’amour ; sociable et spirituel, voilà pour l’entretien de la société. Pardi ! tout en sera bon, dans cet homme-là ; l’utile et l’agréable, tout s’y trouve.

Silvia.Oui dans le portrait que tu en fais, et on dit qu’il y ressemble, mais c’est un on dit, et je pourrais bien n’être pas de ce sentiment-là, moi. Il est bel homme, dit-on, et c’est presque tant pis.

Lisette.Tant pis ! tant pis ! mais voilà une pensée bien hétéroclite !

Silvia.C’est une pensée de très bon sens. Volontiers un bel homme est fat ; je l’ai remarqué.

Lisette.Oh ! il a tort d’être fat ; mais il a raison d’être beau.

Silvia.On ajoute qu’il est bien fait ; passe !

Lisette.Oui-da ; cela est pardonnable.

Silvia.De beauté et de bonne mine je l’en dispense ; ce sont là des agréments superflus.

Lisette.Vertuchoux ! si je me marie jamais, ce superflu-là sera mon nécessaire.

Silvia.Tu ne sais ce que tu dis. Dans le mariage, on a plus souvent affaire à l’homme raisonnable qu’à l’aimable homme ; en un mot, je ne lui demande qu’un bon caractère, et cela est plus difficile à trouver qu’on ne pense. On loue beaucoup le sien ; mais qui est-ce qui a vécu avec lui ? Les hommes ne se contrefont-ils pas, surtout quand ils ont de l’esprit ? N’en ai-je pas vu moi, qui paraissaient avec leurs amis les meilleures gens du monde ? C’est la douceur, la raison, l’enjouement même, il n’y a pas jusqu’à leur physionomie qui ne soit garante de toutes les bonnes qualités qu’on leur trouve. « Monsieur un tel a l’air d’un galant homme, d’un homme bien raisonnable, disait-on tous les jours d’Ergaste. — Aussi l’est-il, répondait-on ; je l’ai répondu moi-même ; sa physionomie ne vous ment pas d’un mot. » Oui, fiez-vous-y à cette physionomie si douce, si prévenante, qui disparaît un quart d’heure après pour faire place à un visage sombre, brutal, farouche qui devient l’effroi de toute une maison ! Ergaste s’est marié ; sa femme, ses enfants, son domestique ne lui connaissent encore que ce visage-là, pendant qu’il promène partout ailleurs cette physionomie si aimable que nous lui voyons, et qui n’est qu’un masque qu’il prend au sortir de chez lui.

Lisette.Quel fantasque avec ces deux visages !

Silvia.N’est-on pas content de Léandre quand on le voit ? Eh bien, chez lui, c’est un homme qui ne dit mot, qui ne rit ni qui ne gronde ; c’est une âme glacée, solitaire, inaccessible. Sa femme ne la connaît point, n’a point de commerce avec elle ; elle n’est mariée qu’avec une figure qui sort d’un cabinet, qui vient à table et qui fait expirer de langueur, de froid et d’ennui tout ce qui l’environne. N’est-ce pas là un mari bien amusant ?

Lisette.Je gèle au récit que vous m’en faites ; mais Tersandre, par exemple ?

Silvia.Oui, Tersandre ! Il venait l’autre jour de s’emporter contre sa femme ; j’arrive, on m’annonce, je vois un homme qui vient à moi les bras ouverts, d’un air serein, dégagé ; vous auriez dit qu’il sortait de la conversation la plus badine ; sa bouche et ses yeux riaient encore. Le fourbe ! Voilà ce que c’est que les hommes. Qui est-ce qui croit que sa femme est à plaindre avec lui ? Je la trouvai tout abattue, le teint plombé, avec des yeux qui venaient de pleurer ; je la trouvai comme je serai peut-être ; voilà mon portrait à venir ; je vais du moins risquer d’en être une copie. Elle me fit pitié, Lisette ; si j’allais te faire pitié aussi ! Cela est terrible ! qu’en dis-tu ? Songe à ce que c’est qu’un mari.

Lisette.Un mari, c’est un mari ; vous ne deviez pas finir par ce mot-là ; il me raccommode avec tout le reste

Marivaux, Le jeu de l'amour et du hasard, 1730

Texte 2

Scène VIISILVIA, DORANTE.

Silvia, à part.Ils se donnent la comédie ; n’importe, mettons tout à profit, ce garçon-ci n’est pas sot, et je ne plains pas la soubrette qui l’aura. Il va m’en conter, laissons-le dire pourvu qu’il m’instruise.

Dorante, à part.Cette fille m’étonne ! Il n’y a point de femme au monde à qui sa physionomie ne fît honneur  : faisons connaissance avec elle… (Haut.) Puisque nous sommes dans le style amical et que nous avons abjuré les façons, dis-moi, Lisette, ta maîtresse te vaut-elle ? Elle est bien hardie d’oser avoir une femme de chambre comme toi !

Silvia.Bourguignon, cette question-là m’annonce que, suivant la coutume, tu arrives avec l’intention de me dire des douceurs : n’est-il pas vrai ?

Dorante.Ma foi, je n’étais pas venu dans ce dessein-là, je te l’avoue. Tout valet que je suis, je n’ai jamais eu de grande liaison avec les soubrettes ; je n’aime pas l’esprit domestique ; mais, à ton égard, c’est une autre affaire. Comment donc ! tu me soumets ; je suis presque timide ; ma familiarité n’oserait s’apprivoiser avec toi ; j’ai toujours envie d’ôter mon chapeau de dessus ma tête, et quand je te tutoie, il me semble que je jure ; enfin j’ai un penchant à te traiter avec des respects qui te feraient rire. Quelle espèce de suivante es-tu donc, avec ton air de princesse ?

Silvia.Tiens, tout ce que tu dis avoir senti en me voyant, est précisément l’histoire de tous les valets qui m’ont vue.

Dorante.Ma foi, je ne serais pas surpris quand ce serait aussi l’histoire de tous les maîtres.

Silvia.Le trait est joli assurément ; mais je te le répète encore, je ne suis pas faite aux cajoleries de ceux dont la garde-robe ressemble à la tienne.

Dorante.C’est-à-dire que ma parure ne te plaît pas ?

Silvia.Non, Bourguignon ; laissons là l’amour, et soyons bons amis.

Dorante.Rien que cela ? Ton petit traité n’est composé que de deux clauses impossibles.

Silvia, à part.Quel homme pour un valet ! (Haut.) Il faut pourtant qu’il s’exécute ; on m’a prédit que je n’épouserais jamais qu’un homme de condition, et j’ai juré depuis de n’en écouter jamais d’autres.

Dorante.Parbleu, cela est plaisant ; ce que tu as juré pour homme, je l’ai juré pour femme, moi ; j’ai fait serment de n’aimer sérieusement qu’une fille de condition.

Silvia.Ne t’écarte donc pas de ton projet.

Dorante.Je ne m’en écarte peut-être pas tant que nous le croyons ; tu as l’air bien distingué, et l’on est quelquefois fille de condition sans le savoir.

Silvia.Ah ! ah ! ah ! je te remercierais de ton éloge, si ma mère n’en faisait pas les frais.

Dorante.Eh bien venge-t’en sur la mienne, si tu me trouves assez bonne mine pour cela.

Silvia, à part.Il le mériterait. (Haut.) Mais ce n’est pas là de quoi il est question ; trêve de badinage ; c’est un homme de condition qui m’est prédit pour époux, et je n’en rabattrai rien.

Dorante.Parbleu ! si j’étais tel, la prédiction me menacerait ; j’aurais peur de la vérifier. Je n’ai point de foi à l’astrologie, mais j’en ai beaucoup à ton visage.

Silvia, à part.Il ne tarit point… (Haut.) Finiras-tu ? que t’importe la prédiction, puisqu’elle t’exclut ?

Dorante.Elle n’a pas prédit que je ne t’aimerais point.

Silvia.Non, mais elle a dit que tu n’y gagnerais rien, et moi, je te le confirme.

Marivaux, Le jeu de l'amour et du hasard, 1730

Texte 3

Scène IIILISETTE, ARLEQUIN.

Arlequin.Madame, il dit que je ne m’impatiente pas ; il en parle bien à son aise, le bonhomme !

Lisette.J’ai de la peine à croire qu’il vous en coûte tant d’attendre, monsieur ; c’est par galanterie que vous faites l’impatient ; à peine êtes-vous arrivé ! Votre amour ne saurait être bien fort ; ce n’est tout au plus qu’un amour naissant.

Arlequin.Vous vous trompez, prodige de nos jours ; un amour de votre façon ne reste pas longtemps au berceau ; votre premier coup d’œil a fait naître le mien, le second lui a donné des forces et le troisième l’a rendu grand garçon  ; tâchons de l’établir au plus vite ; ayez soin de lui, puisque vous êtes sa mère.

Lisette.Trouvez-vous qu’on le maltraite ? Est-il si abandonné ?

Arlequin.En attendant qu’il soit pourvu, donnez-lui seulement votre belle main blanche, pour l’amuser un peu.

Lisette.Tenez donc, petit importun, puisqu’on ne saurait avoir la paix qu’en vous amusant.

Arlequin, en lui baisant la main.Cher joujou de mon âme ! cela me réjouit comme du vin délicieux. Quel dommage de n’en avoir que roquille !

Lisette.Allons, arrêtez-vous ; vous êtes trop avide.

Arlequin.Je ne demande qu’à me soutenir, en attendant que je vive.

Lisette.Ne faut-il pas avoir de la raison ?

Arlequin.De la raison ! hélas, je l’ai perdue ; vos beaux yeux sont les filous qui me l’ont volée.

Lisette.Mais est-il possible, que vous m’aimiez tant ? je ne saurais me le persuader.

Arlequin.Je ne me soucie pas de ce qui est possible, moi ; mais je vous aime comme un perdu, et vous verrez bien dans votre miroir que cela est juste.

Lisette.Mon miroir ne servirait qu’à me rendre plus incrédule.

Arlequin.Ah ! mignonne, adorable ! votre humilité ne serait donc qu’une hypocrite !

Lisette.Quelqu’un vient à nous ; c’est votre valet.

Marivaux, Le jeu de l'amour et du hasard, 1730

Texte 4

Scène VIII

DORANTE, SILVIA.

(...)

Silvia.Laissez-moi. Tenez, si vous m’aimez, ne m’interrogez point. Vous ne craignez que mon indifférence et vous êtes trop heureux que je me taise. Que vous importent mes sentiments ?Dorante.Ce qu’ils m’importent, Lisette ! peux-tu douter encore que je ne t’adore ?

Silvia.Non, et vous me le répétez si souvent que je vous crois ; mais pourquoi m’en persuadez-vous ? que voulez-vous que je fasse de cette pensée-là, monsieur ? Je vais vous parler à cœur ouvert. Vous m’aimez ; mais votre amour

n’est pas une chose bien sérieuse pour vous. Que de ressources n’avez-vous pas pour vous en défaire  ! La distance qu’il y a de vous à moi, mille objets que vous allez trouver sur votre chemin, l’envie qu’on aura de vous rendre sensible, les amusements d’un homme de votre condition, tout va vous ôter cet amour dont vous m’entretenez impitoyablement. Vous en rirez peut-être au sortir d’ici, et vous aurez raison. Mais moi, monsieur, si je m’en ressouviens, comme j’en ai peur, s’il m’a frappée, quel secours aurai-je contre l’impression qu’il m’aura faite ? Qui est-ce qui me dédommagera de votre perte ? Qui voulez-vous que mon cœur mette à votre place ? Savez-vous bien que, si je vous aimais, tout ce qu’il y a de plus grand dans le monde ne me toucherait plus ? Jugez donc de l’état où je resterais. Ayez la générosité de me cacher votre amour. Moi qui vous parle, je me ferais un scrupule de vous dire que je vous aime, dans les dispositions où vous êtes. L’aveu de mes sentiments pourrait exposer votre raison, et vous voyez bien aussi que je vous les cache.

Dorante.Ah ! ma chère Lisette, que viens-je d’entendre ? tes paroles ont un feu qui me pénètre. Je t’adore, je te respecte. Il n’est ni rang, ni naissance, ni fortune qui ne disparaisse devant une âme comme la tienne. J’aurais honte que mon orgueil tînt encore contre toi, et mon cœur et ma main t’appartiennent.

Marivaux, Le jeu de l'amour et du hasard, 1730

SEQUENCE VI

Objet d’étude : Le texte théâtral et sa représentation du XVIIème à nos jours

Groupement de textes: "Les sentiments mis à l'épreuve" p138 à 147

Lectures analytiques

Texte 1

Scène VIII

DORANTE, SILVIA.

(...)

Silvia.

Laissez-moi. Tenez, si vous m’aimez, ne m’interrogez point. Vous ne craignez que mon indifférence et vous êtes trop heureux que je me taise. Que vous importent mes sentiments ?

Dorante.

Ce qu’ils m’importent, Lisette ! peux-tu douter encore que je ne t’adore ?

Silvia.

Non, et vous me le répétez si souvent que je vous crois ; mais pourquoi m’en persuadez-vous ? que voulez-vous que je fasse de cette pensée-là, monsieur ? Je vais vous parler à cœur ouvert. Vous m’aimez ; mais votre amour n’est pas une chose bien sérieuse pour vous. Que de ressources n’avez-vous pas pour vous en défaire  ! La distance qu’il y a de vous à moi, mille objets que vous allez trouver sur votre chemin, l’envie qu’on aura de vous rendre sensible, les amusements d’un homme de votre condition, tout va vous ôter cet amour dont vous m’entretenez impitoyablement. Vous en rirez peut-être au sortir d’ici, et vous aurez raison. Mais moi, monsieur, si je m’en ressouviens, comme j’en ai peur, s’il m’a frappée, quel secours aurai-je contre l’impression qu’il m’aura faite ? Qui est-ce qui me dédommagera de votre perte ? Qui voulez-vous que mon cœur mette à votre place ? Savez-vous bien que, si je vous aimais, tout ce qu’il y a de plus grand dans le monde ne me toucherait plus ? Jugez donc de l’état où je resterais. Ayez la générosité de me cacher votre amour. Moi qui vous parle, je me ferais un scrupule de vous dire que je vous aime, dans les dispositions où vous êtes. L’aveu de mes sentiments pourrait exposer votre raison, et vous voyez bien aussi que je vous les cache.

Dorante.

Ah ! ma chère Lisette, que viens-je d’entendre ? tes paroles ont un feu qui me pénètre. Je t’adore, je te respecte. Il n’est ni rang, ni naissance, ni fortune qui ne disparaisse devant une âme comme la tienne. J’aurais honte que mon orgueil tînt encore contre toi, et mon cœur et ma main t’appartiennent.

Marivaux, Le jeu de l'amour et du hasard, 1730

Texte 2

DOÑA SOL.

Je vous suivrai. 

HERNANI.

Parmi mes rudes compagnons ? Proscrits dont le bourreau sait d’avance les noms, Gens dont jamais le fer ni le coeur ne s’émousse, Ayant tous quelque sang à venger qui les pousse ? Vous viendrez commander ma bande, comme on dit ? Car, vous ne savez pas, moi, je suis un bandit ! Quand tout me poursuivait dans toutes les Espagnes : Seule, dans ses forêts, dans ses hautes montagnes, Dans ses rocs où l’on n’est que de l’aigle aperçu, La vieille Catalogne en mère m’a reçu. Parmi ses montagnards, libres, pauvres et graves, Je grandis, et demain, trois mille de ses braves, Si ma voix dans leurs monts fait résonner ce cor, Viendront... vous frissonnez, réfléchissez encor. Me suivre dans les bois, dans les monts, sur les grèves, Chez des hommes pareils aux démons de vos rêves ; Soupçonner tout, les yeux, les voix, les pas, le bruit, Dormir sur l’herbe, boire au torrent, et la nuit Entendre, en allaitant quelque enfant qui s’éveille, Les balles des mousquets siffler à votre oreille. Etre errante avec moi, proscrite, et, s’il le faut, Me suivre où je suivrai mon père, - à l’échafaud. 

DOÑA SOL.

Je vous suivrai.

HERNANI.

Le duc est riche, grand, prospère. Le duc n’a pas de tache au vieux nom de son père. Le duc peut tout. Le duc vous offre avec sa main Trésors, titres, bonheur... 

DOÑA SOL.

Nous partirons demain. Hernani, n’allez pas sur mon audace étrange Me blâmer. êtes-vous mon démon ou mon ange ? Je ne sais, mais je suis votre esclave. écoutez, Allez où vous voudrez, j’irai. Restez, partez, Je suis à vous. Pourquoi fais-je ainsi ? Je l’ignore. J’ai besoin de vous voir, et de vous voir encore, Et de vous voir toujours. Quand le bruit de vos pas S’efface, alors je crois que mon coeur ne bat pas ; Vous me manquez, je suis absente de moi-même ; Mais dès qu’enfin ce pas que j’attends et que j’aime Vient frapper mon oreille, alors il me souvient Que je vis, et je sens mon âme qui revient !

Victor, Hugo, Hernani, I, 2, 1830

Lectures cursives

Texte 1

(...)

Cyrano, lisant.

«C’est pour ce soir, je crois, ma bien-aimée !« J’ai l’âme lourde encor d’amour inexprimée,« Et je meurs ! jamais plus, jamais mes yeux grisés,«Mes regards dont c’était… »

Roxane.

Comme vous la lisez,Sa lettre !

Cyrano, continuant.

« …dont c’était les frémissantes fêtes,« Ne baiseront au vol les gestes que vous faites« J’en revois un petit qui vous est familier« Pour toucher votre front, et je voudrais crier… »

Roxane, troublée.

Comme vous la lisez, -– cette lettre !(La nuit vient insensiblement.)

Cyrano.

« Et je crie :« Adieu !… »

Roxane.

Vous la lisez…

Cyrano.

« Ma chère, ma chérie,« Mon trésor… »

Roxane, rêveuse.

D’une voix…

Cyrano.

« Mon amour !… »

Roxane.

D’une voix…(Elle tressaille.)Mais… que je n’entends pas pour la première fois !(Elle s’approche tout doucement, sans qu’il s’en aperçoive, passe derrière le fauteuil se penche sans bruit, regarde la lettre. -– L’ombre augmente.)

Cyrano.

« Mon cœur ne vous quitta jamais une seconde,« Et je suis et serai jusque dans l’autre monde« Celui qui vous aima sans mesure, celui… »

Roxane, lui posant la main sur l’épaule.

Comment pouvez-vous lire à présent ? Il fait nuit.(Il tressaille, se retourne, la voit là tout près, fait un geste d’effroi, baisse la tête. Un long silence. Puis, dans l’ombre complètement venue, elle dit avec lenteur, joignant les mains.)

Et pendant quatorze ans, il a joué ce rôleD’être le vieil ami qui vient pour être drôle !

Cyrano.

Roxane !

Roxane.

C’était vous.

Cyrano.

Non, non, Roxane, non !

Roxane.

J’aurais dû deviner quand il disait mon nom !

Cyrano.

Non ! ce n’était pas moi !

Roxane.

C’était vous !

Cyrano.

Je vous jure…

Roxane.

J’aperçois toute la généreuse imposture :Les lettres, c’était vous…

Cyrano.

Non !

Roxane.

Les mots chers et fous,C’était vous…

Cyrano.

Non !

Roxane.

La voix dans la nuit, c’était vous.

Cyrano.

Je vous jure que non !

Roxane.

L’âme, c’était la vôtre !

Cyrano.

Je ne vous aimais pas.

Roxane.

Vous m’aimiez !

Cyrano, se débattant.

C’était l’autre !

Roxane.

Vous m’aimiez !

Cyrano, d’une voix qui faiblit.

Non !

Roxane.

Déjà vous le dites plus bas !

Cyrano.

Non, non, mon cher amour, je ne vous aimais pas !

Roxane.

Ah ! que de choses qui sont mortes… qui sont nées !— – Pourquoi vous être tu pendant quatorze années,Puisque sur cette lettre où, lui, n’était pour rien,Ces pleurs étaient de vous ?

Cyrano, lui tendant la lettre.

Ce sang était le sien.

Roxane.

Alors pourquoi laisser ce sublime silenceSe briser aujourd’hui ?

Cyrano.

Pourquoi ?…(Le Bret et Ragueneau entrent en courant.)

Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, V, 5, 1897

Texte 2

ACTE IV.

SCÈNE I. — STROBILE, seul.

Je suis en train de me conduire comme un honnête homme d’esclave : j’exécute mes ordres sans retard et de bonne grâce. Si l’on veut servir son maître de manière à le contenter, il faut ajourner ses propres affaires et donner le pas à celles du patron. A-t-on sommeil, il faut, tout en dormant, ne pas oublier qu’on est esclave. Quand on se trouve, comme moi, au service d’un amoureux, si l’on voit que l’amour l’emporte, on doit, à mon sens, le retenir pour son bien, et non pas le pousser où son penchant l’entraîne. Voyez les enfants qui apprennent à nager ; on leur donne un radeau d’osier pour qu’ils se fatiguent moins, nagent plus aisément et puissent mouvoir les mains : eh bien ! je trouve qu’un esclave est le radeau d’un maître amoureux ; il le soutient, l’empêche de faire le plongeon. Il faut qu’il sache lire la volonté de son maître sur son front, dans ses yeux. Il reçoit un ordre ; il courra plus vite que le vent. Avec, cette conduite, on n’a pas à craindre les étrivières, on ne polit pas ses fers à force de les porter. Mon maître est amoureux de la fille du bonhomme Euclion, un pauvre hère ; on vient de lui apprendre qu’elle épouse Mégadore. Il m’envoie ici faire sentinelle pour l’instruire de ce qui se passe. Je vais, pour ne donner l’éveil à personne, m’asseoir sur cet autel. Je pourrai voir de là ce qu’on fera de part et d’autre.

SCÈNE II. — EUCLION, STROBILE.

EUCLION, sortant du temple et sans voir Strobile. Ô Bonne Foi ! garde-toi bien de révéler à personne que mon or est ici. Je ne crains pas qu’on le trouve, la cachette est trop bien choisie. Sur mon âme, celui qui tomberait dessus ferait là un beau butin : une marmite pleine d’or. Ne permets pas, ô Bonne Foi, que pareille chose arrive. Et maintenant, allons nous baigner pour offrir le sacrifice et ne pas retarder mon gendre ; qu’il puisse emmener ma fille chez lui, dès qu’il l'enverra chercher. Veille, ô Bonne Foi, veille, et fais que je retrouve chez toi la marmite saine et sauve. Je t’ai confié mon or; je viens de le déposer dans ton bois sacré, dans ton temple, (Il sort.)Plaute, La comédie de la marmite, III AC

Texte 3Scène III

DAVE

DAVE(seul) Pour le coup, Dave, ce n’est pas le moment de se croiser les bras et de s’endormir, autant que j’ai pu comprendre la pensée du bonhomme sur ce mariage. Si l’on ne prend pas les devants avec quelque bonne ruse, c’est fait de moi ou de mon maître. Que faire ? Je ne sais trop. Servir Pamphile ou obéir au vieux ? Si j’abandonne l’un, je crains pour sa vie ; si je le sers, gare aux menaces de l’autre ! car il n’est pas facile de lui en faire accroire. D’abord il a déjà découvert nos amours. Il m’en veut, il m’observe, de peur que je n’ourdisse quelque machination contre ce mariage. S’il m’y prend, je suis perdu ; [ou bien, ] si la fantaisie lui en passe par la tête, il en prendra prétexte pour me précipiter, à tort ou à raison, dans le moulin. Pour surcroît de malheur, cette Andrienne, femme ou maîtresse de Pamphile, est grosse de ses œuvres, et il est curieux d’entendre jusqu’où ils poussent l’audace : c’est un dessein de fous, non d’amoureux. Fille ou garçon, ils ont résolu d’élever l’enfant dont elle accouchera, et ils forgent entre eux je ne sais quelle fable, d’après laquelle elle serait citoyenne d’Athènes. « Il y avait autrefois un vieux marchand d’ici ; il fit naufrage sur les côtes de l’île d’Andros ; il y mourut ; sa fille alors abandonnée fut recueillie par le père de Chrysis, toute petite et orpheline. » Quel conte l Pour moi, je n’y vois pas une ombre de vraisemblance ; mais l’invention leur plaît, à eux. Ah ! voilà Mysis qui sort de chez Glycère. Moi, je vais de ce pas au forum, pour y joindre Pamphile, de peur que son père ne le sur-prenne hors de garde en cette affaire.

Scène IV

MYSIS

MYSISJe t’entends, Archylis, depuis une heure : tu veux que j’aille chercher Lesbie. Par Pollux, c’est une ivrognesse, une écervelée, à qui l’on ne devrait pas confier une femme qui accouche pour la première fois. Je la ramènerai cependant. Voyez un peu l’entêtement de cette vieille, et cela, parce qu’elles se grisent ensemble. Dieux, accordez, je vous prie, une facile délivrance à ma maîtresse, et que cette Lesbie aille faire ses maladresses ailleurs. Mais que vois-je ? Pamphile tout hors de lui. Je crains ce que ce peut être. Je vais attendre, pour savoir ce qu’un pareil trouble nous apporte ce fâcheux.Térence, L'Andrienne, II AC

Texte 4

SGANARELLEJe n'ai pas grande peine à le comprendre, moi ; et si tu connaissais le pèlerin, tu trouverais la chose assez facile pour lui. Je ne dis pas qu'il ait changé de sentiments pour Done Elvire, je n'en ai point de certitude encore : tu sais que, par son ordre, je partis avant lui, et depuis son arrivée il ne m'a point entretenu ; mais, par précaution, je t'apprends, inter nos, que tu vois en Dom Juan, mon maître, le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni loup-garou, qui passe cette vie en véritable bête brute, en pourceau d'Epicure, en vrai Sardanapale, qui ferme l'oreille à toutes les remontrances qu'on lui peut faire, et traite de billevesées tout ce que nous croyons. Tu me dis qu'il a épousé ta maîtresse: crois qu'il aurait plus fait pour sa passion, et qu'avec elle il aurait encore épousé toi, son chien et son chat. Un mariage ne lui coûte rien à contracter ; il ne se sert point d'autres pièges pour attraper les belles, et c'est un épouseur à toutes mains. Dame, demoiselle, bourgeoise, paysanne, il ne trouve rien de trop chaud ni de trop froid pour lui  ; et si je te disais le nom de toutes celles qu'il a épousées en divers lieux, ce serait un chapitre à durer jusques au soir. Tu demeures surpris et changes de couleur à ce discours ; ce n'est là qu'une ébauche du personnage, et pour en achever le portrait, il faudrait bien d'autres coups de pinceau. Suffit qu'il faut que le courroux du Ciel l'accable quelque jour ; qu'il me vaudrait bien mieux d'être au diable que d'être à lui, et qu'il me fait voir tant d'horreurs, que je souhaiterais qu'il fût déjà je ne sais où. Mais un grand seigneur méchant homme est une terrible chose ; il faut que je lui sois fidèle, en dépit que j'en aie : la crainte en moi fait l'office du zèle, bride mes sentiments, et me réduit d'applaudir bien souvent à ce que mon âme déteste. Le voilà qui vient se promener dans ce palais  : séparons-nous. Écoute au moins : je t'ai fait cette confidence avec franchise, et cela m'est sorti un peu bien vite de la bouche ; mais s'il fallait qu'il en vînt quelque chose à ses oreilles, je dirais hautement que tu aurais menti.

Molière, Dom Juan, I, 1, 1665

Texte 5

Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie!... Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier! Qu'avez-vous fait pour tant de biens? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus. Du reste, homme assez ordinaire; tandis que moi, morbleu! perdu dans la foule obscure, il m'a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu'on n'en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes: et vous voulez jouter... On vient... c'est elle... ce n'est personne. - La nuit est noire en diable, et me voilà faisant le sot métier de mari quoique je ne le sois qu'à moitié! (Il s'assied sur un banc.) Est-il rien de plus bizarre que ma destinée? Fils de je ne sais pas qui, volé par des bandits, élevé dans leurs moeurs, je m'en dégoûte et veux courir une carrière honnête; et partout je suis repoussé! J'apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie, et tout le crédit d'un grand seigneur peut à peine me mettre à la main une lancette vétérinaire! - Las d'attrister des bêtes malades, et pour faire un métier contraire, je me jette à corps perdu dans le théâtre: me fussé-je mis une pierre au cou! Je broche une comédie dans les moeurs du sérail. Auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahomet sans scrupule: à l'instant un envoyé... de je ne sais où se plaint que j'offense dans mes vers la Sublime-Porte, la Perse, une partie de la presqu'île de l'Inde, toute l'Egypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de

Tunis, d'Alger et de Maroc: et voilà ma comédie flambée, pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l'omoplate, en nous disant: chiens de chrétiens! - Ne pouvant avilir l'esprit, on se venge en le maltraitant. - Mes joues creusaient, mon terme était échu: je voyais de loin arriver l'affreux recors, la plume fichée dans sa perruque: en frémissant je m'évertue. Il s'élève une question sur la nature des richesses; et, comme il n'est pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner, n'ayant pas un sol, j'écris sur la valeur de l'argent et sur son produit net: sitôt je vois du fond d'un fiacre baisser pour moi le pont d'un château fort, à l'entrée duquel je laissai l'espérance et la liberté. (Il se lève.) Que je voudrais bien tenir un de ces puissants de quatre jours, si légers sur le mal qu'ils ordonnent, quand une bonne disgrâce a cuvé son orgueil! Je lui dirais... que les sottises imprimées n'ont d'importance qu'aux lieux où l'on en gêne le cours; que sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur; et qu'il n'y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits.

Beaumarchais, Le mariage de Figaro, V, 3, 1784

Texte 6

Ruy Blas, terrible, l'épée de don Salluste à la main.Je crois que vous venez d'insulter votre reine !Don Salluste se précipite vers la porte.Ruy Blas la lui barre.– Oh ! N'allez point par là, ce n'en est pas la peine,J'ai poussé le verrou depuis longtemps déjà. –Marquis, jusqu'à ce jour Satan te protégea,Mais, s'il veut t'arracher de mes mains, qu'il se montre.– À mon tour ! – On écrase un serpent qu'on rencontre.– Personne n'entrera, ni tes gens, ni l'enfer !Je te tiens écumant sous mon talon de fer !– Cet homme vous parlait insolemment, madame ?Je vais vous expliquer. Cet homme n'a point d'âme,C'est un monstre. En riant hier il m'étouffait.Il m'a broyé le cœur à plaisir. Il m'a faitFermer une fenêtre, et j'étais au martyre !Je priais ! Je pleurais ! Je ne peux pas vous dire.Au marquis.Vous contiez vos griefs dans ces derniers moments.Je ne répondrai pas à vos raisonnements,Et d'ailleurs– je n'ai pas compris. – ah ! Misérable !Vous osez, – votre reine, une femme adorable !Vous osez l'outrager quand je suis là ! – Tenez,Pour un homme d'esprit, vraiment, vous m'étonnez !Et vous vous figurez que je vous verrai faireSans rien dire ! – écoutez, quelle que soit sa sphère,Monseigneur, lorsqu'un traître, un fourbe tortueux,Commet de certains faits rares et monstrueux,Noble ou manant, tout homme a droit, sur son passage,De venir lui cracher sa sentence au visage,Et de prendre une épée, une hache, un couteau ! ... –Pardieu ! J'étais laquais ! Quand je serais bourreau ?

La Reine.Vous n'allez pas frapper cet homme ?

Ruy Blas.Je me blâmeD'accomplir devant vous ma fonction, madame,Mais il faut étouffer cette affaire en ce lieu.Il pousse don Salluste vers le cabinet.– C'est dit, monsieur ! Allez là dedans prier Dieu !

Don Salluste.C'est un assassinat !

Ruy Blas.Crois-tu ?

Don Salluste, désarmé, et jetant un regard plein de rage autour de lui.Sur ces muraillesRien ! Pas d'arme !À Ruy Blas.Une épée au moins !

Ruy Blas.Marquis ! Tu railles !Maître ! Est-ce que je suis un gentilhomme, moi ?Un duel ! Fi donc ! Je suis un de tes gens à toi,Valetaille de rouge et de galons vêtue,Un maraud qu'on châtie et qu'on fouette, – et qui tue !Oui, je vais te tuer, monseigneur, vois-tu bien ?Comme un infâme ! Comme un lâche ! Comme un chien !

Texte 7

SOLANGE - Hurlez si vous voulez ! Poussez même votre dernier cri, Madame ! (Elle pousse Claire qui reste accroupie dans un coin.) Enfin ! Madame est morte ! étendue sur le linoléum... étranglée par les gants de la vaisselle. Madame peut rester assise ! Madame peut m’appeler mademoiselle Solange. Justement. C’est à cause de ce que j’ai fait. Madame et Monsieur m’appelleront mademoiselle Solange Lemercier... Madame aurait dû enlever cette robe noire, c’est grotesque. (Elle imite la voix de Madame.) M’en voici réduite à porter le deuil de ma bonne. À la sortie du cimetière, tous les domestiques du quartier défilaient devant moi comme si j’eusse été de la famille. J’ai si souvent prétendu qu’elle faisait partie de la famille. La morte aura poussé jusqu’au bout la plaisanterie. Oh ! Madame... Je suis l’égale de Madame et je marche la tête haute... (Elle rit). Non, monsieur l’Inspecteur, non. ..Vous ne saurez rien de mon travail. Rien de notre travail en commun. Rien de notre collaboration à ce meurtre... Les robes ? Oh ! Madame peut les garder. Ma sœur et moi nous avions les nôtres. Celles que nous mettions la nuit en cachette. Maintenant, j’ai ma robe et je suis votre égale. Je porte la toilette rouge des criminelles. Je fais rire Monsieur ? Je fais sourire Monsieur ? Il me croit folle. Il pense que les bonnes doivent avoir assez bon goût pour ne pas accomplir de gestes réservés à Madame ! Vraiment il me pardonne ? Il est la bonté même. Il veut lutter de grandeur avec moi.

Jean Genet, les Bonnes, 1947

SEQUENCE IX

Objet d’étude : Vers un espace culturel européen : Renaissance et humanisme

Groupements de textes: "Le mouvement humaniste" et "Regards croisés sur les guerres de religion

Lectures analytiques

Texte 1

Gargantua s’éveillait donc vers quatre heures du matin. Pendant qu’on le frictionnait (6), on lui lisait quelque page des Saintes Écritures (7) à voix haute et claire, avec la prononciation requise. Cette tâche était confiée à un jeune page, natif de Basché, nommé Anagnostes (8). Selon le thème et le sujet du passage, il se mettait à révérer, adorer, prier et supplier le bon Dieu, dont la lecture prouvait la majesté et les merveilleux jugements.

Puis il allait aux lieux secrets excréter (9) le produit des digestions naturelles. Là (10), son précepteur répétait ce qui avait été lu, lui exposant les points les plus obscurs et les plus difficiles.

En revenant, ils considéraient l’état du ciel, observant s’il était comme ils l’avaient remarqué le soir précédent, et en quels signes entrait le soleil et la lune, pour ce jour-là.

Cela fait, il était habillé, peigné, coiffé, apprêté et parfumé. Pendant ce temps, on lui répétait les leçons du jour précédent. Lui-même les récitait par cœur, et y mêlait quelques cas pratiques concernant la vie des hommes. Ils discutaient quelque fois pendant deux ou trois heures, mais cessaient habituellement lorsqu’il était complètement habillé.

Ensuite, pendant trois bonnes heures, la lecture lui était faite.

Cela fait, ils sortaient, toujours en discutant du sujet de la lecture, et allaient se divertir au Grand Braque (11) ou dans les prés, et jouaient à la balle, à la paume, à la pile en triangle (12), s’exerçant élégamment le corps comme ils s’étaient auparavant exercé l’esprit.

Tous leurs jeux se faisaient librement, car ils abandonnaient la partie quand cela leur plaisait, et ils cessaient d’ordinaire lorsque la sueur leur coulait par le corps ou qu’ils étaient las. Ils étaient alors très bien essuyés et frottés. Ils changeaient de chemise et, en se promenant doucement, allaient voir si le dîner (13) était prêt. Là, en attendant, ils récitaient clairement et éloquemment quelques sentences (14) retenues de la leçon.

Cependant, Monsieur l’Appétit venait, et ils s’asseyaient à table au bon moment.

6 - L’habitude des bains, fréquents au Moyen Âge, s’était perdue.7 - La Bible.8 - Anagnostes signifie « lecteur » en grec.9 - Éliminer les déchets de l’organisme.10 - Les personnes d’importance n’allaient pas seuls dans ces « lieux secrets ».11 - Salle de jeu de Paume (l’ancêtre du tennis) située à Paris.12 - Jeu de balle où les trois joueurs se plaçaient en triangle.13 - Notre actuel repas de midi.14 - Maximes, proverbes contenant des règles de conduite ou de morale.

Rabelais, Gargantua, chapitre XXIII

Texte 2

Je veux peindre la France une mère affligée,

Qui est, entre ses bras, de deux enfants chargée.

Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts

Des tétins nourriciers ; puis, à force de coups

D' ongles, de poings, de pieds , il brise le partage

Dont nature donnait à son besson (1) l' usage ;

Ce voleur acharné, cet Esau malheureux ,

Fait dégât du doux lait qui doit nourrir les deux,

Si que (2) , pour arracher à son frère la vie ,

Il méprise la sienne et n' en a plus d' envie .

Mais son Jacob, pressé (3) d’avoir jeûné meshui (4),

Ayant dompté longtemps en son coeur son ennui (5) ,

A la fin se défend, et sa juste colère

Rend à l' autre un combat dont le champ est la mère .

Ni les soupirs ardents, les pitoyables cris,

Ni les pleurs réchauffés (6) ne calment leurs esprits ;

Mais leur rage les guide et leur poison les trouble ,

Si bien que leur courroux par leurs coups se redouble .

Leur conflit se rallume et fait si furieux

Que d’un gauche malheur (7) ils se crèvent les yeux.

Cette femme éplorée, en sa douleur plus forte,

Succombe à la douleur, mi-vivante, mi-morte ;

Elle voit les mutins (8) , tout déchirés, sanglants ,

Qui, ainsi que du coeur, des mains se vont cherchant.

Quand, pressant à son sein d' une amour maternelle

Celui qui a le droit et la juste querelle,

Elle veut le sauver, l' autre, qui n' est pas las,

Viole, en poursuivant, l' asile de ses bras.

Adonc (9) se perd le lait, le suc de sa poitrine ;

Puis, aux derniers abois de sa proche ruine,

Elle dit : " Vous avez , félons, ensanglanté

Le sein qui vous nourrit et qui vous a porté ;

Or, vivez de venin, sanglante géniture,

Je n' ai plus que du sang pour votre nourriture ! "

Agrippa D’Aubigné, Les Tragiques, "Misères", (1616).

1 Besson : frère jumeau

2 Si que : si bien que

3 Pressé : contraint

4 Meshui : aujourd’hui

5 Ennui : douleur

6 Réchauffés : ravivés

7 Gauche malheur : funeste malheur

8 Mutins : révoltés

9 Adonc : alors

Lectures cursives

Texte 1Chapitre XXI

L’étude de Gargantua selon la discipline de ses précepteurs (1) sophistes (2)

[...]

Il employait donc son temps de telle façon qu’ordinairement il s’éveillait entre huit et neuf heures, qu’il fût jour

ou non ; ainsi l’avaient ordonné ses anciens régents (3), alléguant ce que dit David : Vanum est vobis ante lucem

surgere (4).

Puis il gambadait, sautait et se vautrait dans le lit quelque temps pour mieux réveiller ses esprits animaux (5) ; il

s’habillait selon la saison, mais portait volontiers une grande et longue robe de grosse étoffe frisée fourrée de

renards ; après, il se peignait du peigne d’Almain (6), c’est-à-dire des quatre doigts et du pouce, car ses

précepteurs disaient que se peigner autrement, se laver et se nettoyer était perdre du temps en ce monde.

Puis il fientait, pissait, se raclait la gorge, rotait, pétait, bâillait, crachait, toussait, sanglotait, éternuait et morvait

comme un archidiacre (7) et, pour abattre la rosée et le mauvais air, déjeunait de belles tripes frites, de belles

grillades, de beaux jambons, de belles côtelettes de chevreau et force soupes de prime (8).

Ponocrates (9) lui faisait observer qu’il ne devait pas tant se repaître (10) au sortir du lit sans avoir premièrement

fait quelque exercice. Gargantua répondit :

« Quoi ! n’ai-je pas fait suffisamment d’exercice ? Je me suis vautré six ou sept fois dans le lit avant de me lever.

N’est-ce pas assez ? Le pape Alexandre faisait ainsi, sur le conseil de son médecin juif, et il vécut jusqu’à la mort

en dépit des envieux. Mes premiers maîtres m’y ont accoutumé, en disant que le déjeuner donnait bonne

mémoire : c’est pourquoi ils buvaient les premiers. Je m’en trouve fort bien et n’en dîne (11) que mieux. Et

Maître Tubal (12) (qui fut le premier de sa licence (13) à Paris) me disait que ce n’est pas tout de courir bien

vite, mais qu’il faut partir de bonne heure. Aussi la pleine santé de notre humanité n’est pas de boire des tas, des

tas, des tas, comme des canes, mais bien de boire le matin, d’où la formule :

Lever matin n’est point bonheur ;

Boire matin est le meilleur. »

Après avoir bien déjeuné comme il faut, il allait à l’église, et on lui portait dans un grand panier un gros bréviaire

(14) emmitouflé, pesant, tant en graisse qu’en fermoirs et parchemins, onze quintaux et six livres à peu près. Là,

il entendait vingt-six ou trente messes. Dans le même temps venait son diseur d’heures (15), encapuchonné

comme une huppe (16), et qui avait très bien dissimulé son haleine avec force sirop de vigne (17). Avec celui-ci,

Gargantua marmonnait toutes ces kyrielles (18), et il les épluchait si soigneusement qu’il n’en tombait pas un

seul grain en terre.

Au sortir de l’église, on lui amenait sur un char à bœufs un tas de chapelets de Saint-Claude (19), dont chaque

grain était aussi gros qu’est la coiffe d’un bonnet ; et, se promenant par les cloîtres, galeries ou jardin, il en disait

plus que seize ermites (20).

Puis il étudiait quelque méchante demi-heure, les yeux posés sur son livre mais, comme dit le poète comique

(21), son âme était dans la cuisine.

Pissant donc un plein urinoir, il s’asseyait à table, et, parce qu’il était naturellement flegmatique, il commençait

son repas par quelques douzaines de jambons, de langues de bœuf fumées, de boutargues (22), d’andouilles, et

d’autres avant-coureurs de vin (23).

Pendant ce temps, quatre de ses gens lui jetaient en la bouche, l’un après l’autre, continûment, de la moutarde à

pleines pelletées. Puis il buvait un horrifique trait de vin blanc pour se soulager les reins. Après, il mangeait

selon la saison, des viandes (24) selon son appétit, et cessait quand le ventre lui tirait.

Pour boire, il n’avait ni fin ni règle, car il disait que les bornes et les limites étaient quand, la personne buvant, le

liège des pantoufles enflait en hauteur d’un demi-pied.

1 - Précepteurs : maîtres.2 - Sophistes : dans l’antiquité, le sophiste est une sorte d’enseignant. Ici, le terme est péjoratif et désigne un maître capable de soutenir tout et son contraire par des arguments subtils.3 - Régents : maîtres.4 - Citation d’un psaume de l’Ancien Testament : Il est vain de se lever avant la lumière.5 - Ses esprits animaux : selon la médecine de l’époque, liquide qui se propageait dans tout l’organisme pour y maintenir l’énergie vitale.6 - Jacques Almain était un théologien du début du XVIe siècle. Il y a là un jeu de mot (se peigner à la main).7 - Archidiacre : supérieur du curé.8 - Soupes de prime : tranches de pain trempées dans un bouillon, qu’on mangeait au couvent à prime.9 - Ponocrates est le nouveau maître de Gargantua. En grec, son nom signifie «bourreau de travail».10 - Se repaître : se nourrir abondamment, engloutir.11 - Le dîner est le déjeuner de l’époque.12 - Maître Tubal est l’ancien maître de Gargantua.13 - Le premier de sa licence : le premier dans le diplôme obtenu à l’université.14 - Bréviaire : livre de prière.15 - Heures : prières.16 - Le diseur d’heures est emmitouflé dans le capuchon de son manteau comme une huppe l’est dans ses plumes.17 - Sirop de vigne : la périphrase désigne le vin.18 - Ces kyrielles : ces suites ininterrompues, interminables de prières.19 - Saint-Claude est une ville du Jura célèbre pour ses objets en buis.20 - Ermites : hommes vivant seuls dans la forêt.21 - Le poète comique : Térence l’auteur d’Eunuque.22 - Boutargues : genre de caviar.23 - Avant-coureurs de vin : des apéritifs.24 - Des viandes : les aliments en général (viande vient de «vivanda», ce qui sert à la vie).

Texte 2 « France, mère des arts, des armes et des lois,

Tu m’as nourri longtemps du lait de ta mamelle :

Ores, comme un agneau qui sa nourrice appelle,

Je remplis de ton nom les antres et les bois.

Si tu m’as pour enfant avoué quelquefois,

Que ne me réponds-tu maintenant, ô cruelle ?

France, France, réponds à ma triste querelle.

Mais nul, sinon Écho, ne répond à ma voix.

Entre les loups cruels j’erre parmi la plaine,

Je sens venir l’hiver, de qui la froide haleine

D’une tremblante horreur fait hérisser ma peau.

Las, tes autres agneaux n’ont faute de pâture,

Ils ne craignent le loup, le vent ni la froidure :

Si ne suis-je pourtant le pire du troupeau. »

Joachim du Bellay, les Regrets, sonnet IX (1558)

Texte 3

On dit que Jupiter, fâché contre la race

Des hommes qui voulaient par curieuse audace

Envoyer leurs raisons jusqu'au Ciel, pour savoir

Les hauts secrets divins, que l'homme ne doit voir,

Un jour étant gaillard choisit pour son amie

Dame Présomption, la voyant endormie

Au pied du mont Olympe, et la baisant soudain

Conçut l'Opinion, peste du genre humain.

Cuider en fut nourrice, et fut mise à l'école

D'orgueil, de fantaisie, et de jeunesse folle.

Elle fut si enflée, et si pleine d'erreur

Que même à ses parents elle faisait horreur.

Elle avait le regard d'une orgueilleuse bête ;

De vent et de fumée était pleine sa tête.

Son cœur était couvé de vaine affection,

Et sous un pauvre habit cachait l'ambition.

Son visage était beau comme d'une sirène ;

D'une parole douce avait la bouche pleine ;

Légère, elle portait des ailes sur le dos ;

Ses jambes et ses pieds n'étaient de chair ni d'os,

Ils étaient faits de laine, et de coton bien tendre,

Afin qu'à son marcher on ne la pût entendre.

Elle se vint loger par étranges moyens

Dedans le cabinet des théologiens,

De ces nouveaux rabbins, et brouilla leurs courages

Par la diversité de cent nouveaux passages,

Afin de les punir d'être trop curieux

Et d'avoir échellé comme géants les cieux.

Ce monstre que j'ai dit met la France en campagne

Mendiant le secours de Savoie et d'Espagne,

Et de la nation qui prompte au tabourin

Boit la large Danube, et les ondes du Rhin.

Ce monstre arme le fils contre son propre père,

Et le frère (ô malheur) arme contre son frère,

La sœur contre la sœur, et les cousins germains

Au sang de leurs cousins veulent tremper leurs mains.

L'oncle fuit son neveu, le serviteur son maître,

La femme ne veut pas son mari reconnaître.

Les enfants sans raison disputent de la foi,

Et tout à l'abandon va sans ordre et sans loi.

Pierre de Ronsard, Discours des misères de ce temps, à la Reine Mère du Roi, (1562)

Texte 4

Monstrueuse guerre : Les autres agissent au dehors, celle-ci encore contre soi : se ronge et se défait, par son

propre venin. Elle est de nature si maligne et ruineuse, qu'elle se ruine quand et quand le reste : et se déchire et

démembre de rage. Nous la voyons plus souvent, se dissoudre par elle même, que par disette d'aucune chose

necessaire, ou par la force ennemie. Toute discipline la fuit. Elle vient guérir la sédition, et en est pleine. Veut

châtier la désobéissance, et en montre l'exemple : et employée à la défence des lois, fait sa part de rébellion à

l'encontre des siennes propres : Où en sommes nous ? Nostre médecine porte infection. En ces maladies

populaires, on peut distinguer sur le commencement, les sains des malades : mais quand elles viennent à durer,

comme la notre, tout le corps s'en sent, et la tête et les talons : aucune partie n'est exempte de corruption. Car il

n'est air, qui se hume si goulûment : qui s'épande et penetre, comme fait la licence. Nos armées ne se lient et

tiennent plus que par ciment étranger : des Français on ne sait plus faire un corps d'armée, constant et reglé :

Quelle honte ?[...] C'est au commandement de suivre courtizer, et plier : à luy seul d'obéir : tout le reste est libre

et dissolu. Il me plait de voir, combien il y a de lacheté et de pusillanimité en l'ambition : par combien

d'abjection et de servitude, il lui faut arriver à son but. Mais ceci me deplait-il de voir, des natures debonnaires,

et capables de justice, se corrompre tous les jours, au maniement et commandement de cette confusion. La

longue souffrance, engendre la coûtume ; la coûtume, le consentement et l'imitation. Nous avions assez d'ames

mal nées, sans gâter les bonnes et génereuses. Si que, si nous continuons, il restera malaisément à qui confier la

santé de cet état, au cas que fortune nous la redonne.

Montaigne, Essais, III, 1588

Documents iconographique

Holbein, "Les ambassadeurs", 1533

"Le massacre de la Saint-Barthélémy" , Dubois, 1576 à 1584

SEQUENCE X

Objet d’étude : Vers un espace culturel européen : Renaissance et humanisme

Œuvre intégrale: Marguerite de Navarre, "Première journée" de L'Heptaméron, 1558

Lectures analytiquesTexte 1

Et s'il vous plaît que tous les jours, depuis Midi jusqu'à quatre heures, nous allions dans ce beau pré le long de la

rivière du Gave, où les arbres sont si feuillus que le soleil ne saurait percer l'ombre ni échauffer la fraîcheur, là,

assis à notre aise, chacun racontera quelque histoire qu'il aura vécue ou bien qu'il aura ouï dire à quelque homme

digne de foi. Au bout de dix jours, nous aurions parachevé la centaine, et, si Dieu fait que notre labeur soit trouvé

digne du regard des seigneurs et dames ci-dessus nommés, nous leur en ferons présent au retour de ce voyage, au

lieu d'images et de patenôtres, étant assurée que si quelqu'un trouve quelque idée plus plaisante que ce que je dis,

je m'accorderai à son opinion". Mais toute la compagnie s'exclama qu'il n'était point possible d'avoir mieux

conseillé et qu'il leur tardait que le lendemain fût venu pour commencer.

Ainsi ils passèrent joyeusement cette journée, se rappelant les uns aux autres ce qu'ils avaient vu de leur temps.

Si tôt que le matin fût venu, ils s'en allèrent à la chambre de Madame Oisille, laquelle ils trouvèrent déjà en

oraison. Et quand ils eurent pris une bonne heure sa leçon et puis dévotement entendu la Messe, ils s'en allèrent

dîner à dix heures, et après chacun se retira en sa chambre pour faire ce qu'il avait à faire. Et, selon leur décision,

ils ne manquèrent point à la Midi de se retrouver au pré, qui était si beau et plaisant qu'il avait besoin d'un

Bocace pour le dépeindre à la vérité. Mais vous consentirez que jamais ne fut vu un plus beau. Quand

l'assemblée fut toute assise sur l'herbe verte, si noble et délicate qu'il ne leur fallait ni carreau ni tapis, Simontault

commença à dire : "Puisque vous avez commencé la parole, c'est raison que vous nous commandiez, car au jeu

nous sommes tous égaux". "Plût à Dieu, dit Simontault, que je n'eusse bien en ce monde que de pouvoir

commander à toute cette compagnie !". A cette parole, Parlamente l'entendit très bien, qui se prît à tousser, par

quoi Hircan ne s'aperçut de la couleur qui lui venait aux joues, mais dit à Simontault qu'il commençât, ce qu'il fit.

Marguerite de Navarre, L'Heptameron, prologue, 1588

Texte 2

Dix personnages s’abritent dans une abbaye pour échapper aux intempéries. En attendant un temps plus

clément, ils se racontent des histoires. Celle-ci est racontée par Guébron.

Au port à Coulon près de Niort, il y avait une batelière, qui jour et nuit ne faisait que passer chacun. Advint que

deux cordeliers dudit Niort, passèrent la rivière tous seuls avec elle. Et pour ce que ce passage est un des plus

longs qui soit en France, pour la garder d’ennuyer vinrent à la prier d’amours : à quoi elle fit telle réponse qu’elle

devait. Mais eux qui pour le travail du chemin n’étaient lassés, ni pour froideur de l’eau refroidis, ni aussi pour le

refus de la femme honteux, se délibérèrent de la prendre tous deux par la force : ou si elle se plaignait la jeter

dans la rivière. Elle aussi sage et fine, qu’ils étaient fous et malicieux, leur dit : « Je ne suis pas si mal gracieuse

que j’en fais le semblant, mais je veux vous prier de m’octroyer deux choses, et puis vous connaîtrez que j’ai

meilleure envie de vous obéir, que vous n’avez de me prier. » Les cordeliers lui jurèrent par leur bon saint

François, qu’elle ne leur saurait demander chose qu’ils ne lui octroyassent, pour avoir ce qu’ils désiraient d’elle.

« Je vous requiers premièrement, dit-elle, que vous me juriez et promettiez, que jamais à homme vivant nul de

vous ne déclarera notre affaire » : ce qu’ils lui promirent très volontiers. Ainsi leur dit : « Que l’un après l’autre

veuille prendre son plaisir de moi, car j’aurais trop de honte, que tous deux me vissiez ensemble : regardez lequel

me veut avoir la première. » Ils trouvèrent très juste sa requête, et accorda le plus jeune que le vieux

commencerait : et en approchant d’une petite île, elle dit au beau-père le jeune : « Dites là vos oraisons, jusques à

ce qu’aie mené votre compagnon ici devant en une autre île : et si à son retour il se loue de moi, nous le

laisserons ici, et nous en irons ensemble. » Le jeune sauta dedans l’île, attendant le retour de son compagnon,

lequel la batelière mena en autre : et quand ils furent au bord, faisant semblant d’attacher son bateau, lui dit : «

Mon ami regardez en quel lieu nous nous mettrons. » Le beau-père entra en l’île pour chercher l’endroit qui lui

serait plus à propos : mais sitôt qu’elle le vit à terre, donna un coup de pied contre un arbre, et se retira avec son

bateau dedans la rivière, laissant ces deux beaux-pères aux déserts, auxquels elle cria tant qu’elle put : «

Attendez messieurs, que l’Ange de Dieu vous vienne consoler, car de moi n’aurez aujourd’hui autre chose qui

vous puisse plaire. »

Marguerite de Navarre, Heptaméron, Cinquième nouvelle 1559

Texte 3

Quand Amadour fait la connaissance de Floride, celle-ci n’a que douze ans (pourtant, elle aime déjà le fils de l’Infant Fortuné depuis trois

ans) et lui-même en a dix-huit ou dix-neuf. Il la voit, puis part à la guerre en Catalogne. Après avoir épousé Avanturade, Amadour devient

le familier et l’homme de confiance de la princesse d’Arande: il a alors vingt-deux ans (et donc Floride en a quinze).

Après que l'amour eut vaincu ce présent soupçon et que les deux amants commencèrent à prendre plus de plaisir

que jamais à parler ensemble, les nouvelles vinrent que le roi d'Espagne envoyait toute son armée à Salces(1).

Parquoi, celui qui avait accoutumé d'y être le premier, n'avait garde de faillir à pourchasser son honneur. Mais il

est vrai que c'était avec autre regret qu'il n'avait accoutumé, tant de perdre le plaisir, que de peur qu'il avait de

trouver mutation à son retour, pource qu'il voyait Floride pourchassée de grands princes et seigneurs, et déjà

parvenue à l'âge de quinze ans; qu'il pensa que, si en son absence elle était mariée, n'aurait plus occasion de la

voir, sinon que la comtesse d'Arande lui donnât Avanturade, sa femme, pour compagnie; et mena si bien son

affaire envers tous ses amis, que la comtesse et Floride lui promirent qu'en quelque lieu qu'elle fût mariée, sa

femme Avanturade irait. Et combien qu'il fût question de marier Floride en Portugal, si était-il délibéré que sa

femme ne l'abandonnerait jamais. Et, sur cette assurance, non sans un regret indicible, s'en partit Amadour et

laissa sa femme avec la comtesse. Quand Floride se trouva seule après le département de son serviteur, elle se

mit à faire toutes les choses si bonnes et vertueuses, qu'elle espérait par cela atteindre le bruit des plus parfaites

dames et d'être réputée digne d'avoir un tel serviteur. Amadour, étant arrivé à Barcelone, fut festoyé des

dames, comme il avait accoutumé; mais le trouvèrent tant changé qu'ils n'eussent jamais pensé que mariage eût

eu telle puissance sur un homme, comme il avait sur lui, car il semblait qu'il se fâchât de voir les choses

qu'autrefois avait désirées; et même la comtesse de Palamos, qu'il avait tant aimée, ne sut trouver moyen de le

faire seulement aller jusqu'à son logis. Amadour arrêta à Barcelone le moins qu'il lui fut possible, comme celui

à qui l'heure tardait d'être au lieu où l'honneur se peut acquérir. Et lui, arrivé à Salces, commença la guerre

grande et cruelle entre les deux rois, laquelle ne suis délibérée de raconter, ni aussi les beaux faits qu'y fit

Amadour; car, au lieu de conter, faudrait faire un bien grand livre. Et sachez qu'il emportait le bruit par-dessus

ses compagnons. Le duc de Nagères arriva à Perpignan, ayant charge de deux mille hommes, et pria Amadour

d'être son lieutenant, lequel avec cette bande fit tant bien son devoir que l'on n'oyait en toutes les escarmouches

crier autres que Nagères!

(1) A 25 kilomètres de Perpignan.

Marguerite de Navarre, L'Heptameron, Dixième nouvelle, 1559