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L’enseignement philosophique – 60 e année – Numéro 3 DOSSIER MERLEAU-PONTY L’INCARNATION DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE MERLEAU-PONTY : STYLE, CORPS ET MONDE 1 Patrick MÉTRAL Lycée Bristol, Cannes […] quand je dis que mon corps est voyant, il y a dans l’ex- périence que j’en ai, quelque chose qui fonde et annonce la vue qu’autrui en prend ou que le miroir en donne. I.e. : il est visible pour moi en principe ou du moins il compte au Visible dont mon visible est un fragment. I.e. dans cette mesure mon visible se retourne sur lui pour le « comprendre » – Et comment sais-je cela sinon parce que mon visible n’est nullement « représentation » mais chair ? I.e. capable d’embrasser mon corps, de le « voir » – C’est par le monde d’abord que je suis vu ou pensé 2 . Maurice Merleau-Ponty, Notes de travail, mars 1961 Dans son discours de réception à l’Académie Française le 25 août 1753, Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon proposait une approche du style dans laquelle la vocation du naturaliste se nouait avec finesse à celle de l’Académicien fraîchement élu par ses pairs. L’homme de science et l’homme de lettres rédigeaient conjointement ces mots restés justement célèbres : Le style est l’homme même, le style ne peut donc ni s’enlever, ni se transporter, ni s’altérer ; s’il est élevé, noble, sublime, l’auteur sera également admiré dans tous les temps ; car il n’y a que la vérité qui soit durable et même éternelle. Or, un beau style n’est tel, en effet, que par le nombre infini des vérités qu’il présente… La poésie, l’his- toire, la philosophie et les sciences ont toutes le même objet, et un très-grand objet : l’homme et la nature 3 . 1. Ce texte a pour origine une conférence donnée le 4 décembre 2008 à Cannes dans le cadre de l’association Arte-Filosofia. 2. Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, pp. 321-322. Abrégé VI. 3. Buffon, Discours de réception à l’Académie Française.

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L’enseignement philosophique – 60e année – Numéro 3

DOSSIER MERLEAU-PONTY

L’INCARNATION DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE

DE MERLEAU-PONTY: STYLE, CORPS ET MONDE 1

Patrick MÉTRALLycée Bristol, Cannes

[…] quand je dis que mon corps est voyant, il y a dans l’ex-périence que j’en ai, quelque chose qui fonde et annonce lavue qu’autrui en prend ou que le miroir en donne. I.e. : il estvisible pour moi en principe ou du moins il compte auVisible dont mon visible est un fragment. I.e. dans cettemesure mon visible se retourne sur lui pour le« comprendre » – Et comment sais-je cela sinon parce quemon visible n’est nullement « représentation » mais chair ?I.e. capable d’embrasser mon corps, de le « voir » – C’est parle monde d’abord que je suis vu ou pensé 2.

Maurice Merleau-Ponty, Notes de travail, mars 1961

Dans son discours de réception à l’Académie Française le 25 août 1753,Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon proposait une approche du style dans laquellela vocation du naturaliste se nouait avec finesse à celle de l’Académicien fraîchementélu par ses pairs. L’homme de science et l’homme de lettres rédigeaient conjointementces mots restés justement célèbres :

Le style est l’homme même, le style ne peut donc ni s’enlever, ni se transporter, nis’altérer ; s’il est élevé, noble, sublime, l’auteur sera également admiré dans tous lestemps ; car il n’y a que la vérité qui soit durable et même éternelle. Or, un beau stylen’est tel, en effet, que par le nombre infini des vérités qu’il présente… La poésie, l’his-toire, la philosophie et les sciences ont toutes le même objet, et un très-grand objet :l’homme et la nature 3.

1. Ce texte a pour origine une conférence donnée le 4 décembre 2008 à Cannes dans le cadre de l’associationArte-Filosofia.2. Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, pp. 321-322. Abrégé VI.3. Buffon, Discours de réception à l’Académie Française.

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L’homme et la nature fournissent ainsi à la poésie et à l’histoire, aux sciencescomme à la philosophie leur objet commun et unique d’étude ; et c’est cette unité –celle de l’homme et de son milieu naturel – qui autorise Buffon à étendre la notion destyle bien au-delà de la sphère de l’éloquence. En effet, le style exprime une harmoniequi relie les hommes entre eux par l’entremise d’une nature qui leur est commune. Si,pour reprendre les termes de Buffon « le plan éternel des idées forme le fond dustyle » 4, c’est par la convenance de ces idées avec la matérialité d’un discours qu’elless’animent, prennent vie et trouvent dans le style une forme remarquable et remar-quée. Bref, le style « c’est le corps qui parle au corps » 5 et nous touchons, par cettedernière remarque de Buffon, toute la singulière proximité d’une pensée avec celled’un auteur dont deux siècles le séparent.

DU STYLE COMME INCARNATION

Maurice Merleau-Ponty prend à la lettre toute la portée et toute l’incidenced’une philosophie du style dans la compréhension de l’homme. Si le style est l’hommemême, il l’est dans son expression comme dans sa démarche, du point de vue de sonactivité créatrice comme du point de vue de sa vie la plus quotidienne. Il n’y a plus degrand style ou de mauvais style, pourrait-on dire, car le style transcende sa dimensionesthétique pour faire signe vers ce qui noue l’homme au monde et à autrui, charnelle-ment et indissolublement. Le style en vient ainsi à désigner pour Merleau-Ponty uneauthentique signification incarnée ; c’est-à-dire un sens – pour ne pas dire un Verbe –qui se fait chair. Qu’il s’agisse d’une gestuelle particulière, d’une intonation vocale oud’une œuvre peinte qui se dévoile progressivement sous nos yeux, ces phénomènesont en commun d’exprimer « stylistiquement » bien au-delà de ce qu’ils prétendentsimplement dire ou taire. Le style est une double puissance. Il constitue au premierchef une puissance individualisante car il est à nul autre pareil : il m’est propre –absolument propre – et ne saurait en quelque sorte se dédoubler ou se redoubler dansle monde, mais le style est également une puissance évocatrice qui déploie cette iden-tité dans un monde que je partage en permanence avec autrui. C’est par ce quej’évoque ou ce que j’exprime stylistiquement à autrui que je lui donne prise sur ce queje suis en même temps qu’il me donne prise sur ce qu’il est. Le style conditionne ainsitoute l’expressivité d’un corps ou d’une posture, et mon incarnation – le fait d’être etd’avoir un corps – me signale à autrui et à moi-même, en signifiant, de fait, toujoursplus que ce que je désirerais montrer ou cacher. Le monde, comme milieu d’existencecommun à tous, est donc un monde originellement social, il est un champ toujoursouvert dans lequel je suis toujours déjà présent avant même de rendre compte decette présence. Je ne saurais, dès lors, m’en détourner, car ma présence précède tou-jours la conscience que je puis en avoir. C’est pour cela que le monde, selon l’expres-sion de Merleau-Ponty devient un véritable style universel coordonnant chacune denos manières d’habiter le monde et d’y vivre. On le voit, cette approche « stylistique »de l’humain et du monde n’est donc pas le fait d’un esthète égaré dans les abîmes del’existence à l’instar d’un Huysmans ou d’un Wilde, elle est bien au contraire l’ap-proche rigoureuse qui s’impose entre toutes pour porter cet humain à la hauteurd’une diction, d’une écriture et d’un partage possibles ; car seul le style propre del’écrivain peut rendre compte de l’objet visé par cette écriture avec toute la minutie et

4. Ibid.5. Ibid.

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la précision qui s’impose. Cette solidarité entre le fond conceptuel et la forme littérai-re – entre le sens d’une pensée et les moyens nécessaires à son expression – envelop-pe un réquisit méthodologique qui contamine en quelque sorte toute lecture à venircar elle nous éclaire sur ce qu’il en est de la lecture philosophique en tant que telle :

Et comme en pays étranger, je commence à comprendre le sens des mots par leurplace dans un contexte d’action et en participant à la vie commune, de même un textephilosophique encore mal compris me révèle au moins un certain style qui est la pre-mière esquisse de son sens ; je commence à comprendre une philosophie en me glis-sant dans la manière d’exister de cette philosophie, en reproduisant l’accent, le ton duphilosophe. 6

Il faut se « gliss(er) dans la manière d’exister d’(une) philosophie » et nonl’évaluer d’un point de vue strictement intellectuel, purement désincarné et selon lafroideur et la grisaille du concept, pour reprendre le mot de Goethe. Lire une philoso-phie, c’est lui donner vie ; c’est l’animer d’un souffle vital qui en réordonne les intensi-tés, les points de fuite et l’architecture tout entière à partir d’une perspective toujoursunique, toujours singulière et toujours renouvelée. Toute relecture d’une philosophieenrichit la première comme la variation du point de vue sur une œuvre en dévoile lesdétails auparavant inaperçus, voire insoupçonnés. La composition d’un texte – et lemot de composition doit s’entendre ici également dans son versant esthétique – nesaurait se réduire à un ensemble de significations abstraites ou à un raisonnementarticulé qui, à l’instar d’une démonstration mathématique, ne se dévoilerait qu’à lafaveur d’une compréhension soudaine et imprévisible. Au contraire, l’auteur invite enpermanence le lecteur à une intense et patiente collaboration pour exprimer ce qu’ilvise à dire. C’est ainsi que Merleau-Ponty compare la lecture philosophique à un spec-tacle artistique :

Une musique ou une peinture qui n’est d’abord pas comprise finit par se créer elle-même son public si vraiment elle dit quelque chose 7.

Une pensée est comprise lorsque, telle une musique appréciée, elle comportecette étrange nécessité qui vient en quelque sorte combler une attente tout en gardantpour elle-même une part d’imprévisibilité. Dès lors, on comprend qu’il est naturel dene pas comprendre un philosophe à sa première lecture et, plus fondamentalement,une pensée qui livrerait immédiatement tous ses secrets n’aurait probablement riend’une œuvre, elle n’aurait en rien œuvré à notre compréhension du monde, d’autruiou de nous-mêmes. En bref, elle n’aurait rien à nous dire. Véritable philosophie d’ate-lier, la philosophie de Merleau-Ponty dessine un espace qui est toujours celui d’uneexpérience vivante, d’un bricolage perpétuel, d’une expérimentation en devenir derésultats dont on sait, sans toujours vouloir se l’avouer, qu’ils resteront bien souventdes promesses. L’atelier mêle les postures, les genres, les contrastes ; il est par excel-lence le lieu de l’impur. Et ce n’est pas un des moindres traits de la philosophie deMerleau-Ponty que de refuser toute idée de pureté ou d’absolu : il existe un métissageprimordial qui ne saurait se purifier sans perdre sa primordialité. Mais cette impuretéd’atelier participe également à ce qui constitue l’envers du décor. L’atelier est, parexemple, l’endroit où s’expérimente le prestige du magicien avant qu’il n’en fasse sonclou du spectacle, il est le lieu où les objets s’animent laborieusement sous le métierdes artisans. Si le génie, comme le souligne Nietzsche n’est qu’une longue patience,c’est dans l’atelier que cette génialité s’élabore patiemment. Un atelier, même

6. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p 209. Abrégé PP.7. PP, p. 209. C’est l’auteur qui souligne.

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« récréatif », n’en reste pas moins un atelier, et comme tout atelier, il est de création.La philosophie de Maurice Merleau-Ponty est une philosophie d’atelier en ce sens où,au fil de son œuvre, il nous ouvre aux arcanes d’une création et nous propose d’assis-ter à la genèse de notre modalité la plus propre et la plus originaire d’habiter lemonde. Il nous guide vers un champ d’émergence primordial où nous pourrions saisiren quelque sorte à la racine nos manières les plus personnelles de se mouvoir dans cemonde et d’y nouer les relations avec les choses comme avec les personnes.

[…] – je suis la source absolue, mon existence ne vient pas de mes antécédents, demon entourage physique et social, elle va vers eux et les soutient, car c’est moi qui faisêtre pour moi cette tradition que je choisis de reprendre et cet horizon qui s’effondre-rait si je n’étais pas là pour le reprendre du regard. 8

C’est cette source originaire, celle à laquelle s’abreuvent en permanence mespropres manières d’habiter le monde, que Merleau-Ponty a tenté inlassablement d’ap-procher grâce à ses multiples ruses philosophiques.

MÈTIS ET MÉTISSAGE

La ruse, l’intelligence rusée, la Mètis grecque, celle qui accompagne Ulyssedans son périlleux retour en sa patrie constitue au premier chef l’une des constantesméthodologiques de la philosophie de Merleau-Ponty en ce qu’elle lui suggère d’éviterd’aborder frontalement les grands problèmes de la philosophie tels que la conscience,l’existence ou l’incarnation. Pour contourner les inévitables oppositions conceptuellesqui minent le terrain d’une description philosophiquement rigoureuse, Merleau-Pontyestime nécessaire d’aborder les questions décisives de la philosophie « par le bas » 9 etd’insérer son discours dans des théories, des perspectives ou des thèses qui, a priori,ne sont pas les siennes pour en exhiber les limites ou les insuffisances. Cette ruse estnécessaire car les grandes traditions accusent toutes leur échec lorsqu’il s’agit derendre compte de ce qu’il en est de l’existence humaine en tant que telle – c’est-à-direde notre propre existence – dans toute sa simplicité et, dès lors, dans toute son extrê-me difficulté. La philosophie d’un Descartes à cet égard est exemplaire quant à sonincapacité de surmonter les obstacles qui la séparent de l’existence humaine. En effet,en prenant soin de purifier l’étendue spatiale de toute forme de spiritualité et, inver-sement, en s’efforçant de purger la pensée de toute impureté matérielle et de toutescorie corporelle, Descartes n’a plus dès lors affaire qu’à des consciences ou à deschoses, à des anges ou à des bêtes, à des dieux ou à des pierres :

Nous sommes habitués par la tradition cartésienne à nous déprendre de l’objet : l’atti-tude réflexive purifie simultanément la notion commune du corps et celle de l’âme endéfinissant le corps comme une somme de parties sans intérieur et l’âme comme unêtre tout présent à lui-même sans distance. […]. L’objet est objet de part en part et laconscience est conscience de part en part 10.

L’union de l’âme et du corps, sa reconnaissance et sa compréhension concen-trent toutes les difficultés d’une philosophie qui fonde – ou plutôt qui refonde intégra-lement – les sciences sur un dualisme « corps esprit » initial et sur un partage préa-

8. PP, Avant-Propos, p. III.9. Maurice Merleau-Ponty, Structure du comportement, Paris, P.U.F, 1942, « nous arriverons à ces questions enpartant « du bas » et par l’analyse de la notion de comportement. Cette notion nous paraît importante parceque, prise en elle-même, elle est neutre à l’égard des distinctions classiques du « psychique » et du « physiolo-gique » et peut donc nous donner l’occasion de les définir à nouveau », p. 2. Abrégé SC.10. PP, pp. 230- 231.

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lable entre l’entendement, l’imagination et les sens. Dans une correspondance à laprincesse Palatine Élisabeth du 28 juin 1643 que cite Merleau-Ponty, Descartesordonne rigoureusement les nouvelles régions de la connaissance selon les facultésdont l’homme dispose. Ainsi :

[…] les pensées métaphysiques, qui exercent l’entendement pur, servent à nousrendre la notion de l’âme familière ; et l’étude des mathématiques qui exercent princi-palement l’imagination en la considération des formes et des mouvements, nousaccoutume à former des notions du corps bien distinctes, et enfin, c’est en usant seule-ment de la vie et des conversations ordinaires, et en s’abstenant de méditer et d’étu-dier aux choses qui exercent l’imagination, qu’on apprend à concevoir l’union de l’âmeet du corps. 11

C’est donc en neutralisant purement et simplement l’usage de l’entendementet de l’imagination que nous pourrions prendre connaissance de notre existence incar-née. On assiste ainsi à une forme de limitation du philosophique qui bute, paradoxa-lement sur ce qui constitue l’origine et la condition première de tout philosopher, àsavoir l’homme lui-même. Cette limitation ne procède pas d’une recherche inaboutieou d’un épuisement méditatif ; l’union du corps et de l’esprit – ce qui caractérise notreexistence propre – est exclue, par principe, du champ des investigations philoso-phiques. Plus paradoxalement encore, Descartes n’entrevoit pas cette limitationcomme une interdiction de comprendre l’union, mais il bascule cette compréhensiondu côté de la naïveté quotidienne, du côté de « l’abstention de méditer » ; ce qui l’au-torise à conclure que « le vrai homme sera réservé à l’usage de la vie et aux conversa-tions ordinaires ». Si l’on veut savoir quelque chose de l’existence humaine, il noussuffit de vivre ordinairement, quotidiennement, mais nous ne pouvons pas y revenir àla lueur de notre entendement et à l’aune d’un questionnement philosophique. Cevivre seul ne saurait être l’objet d’une investigation philosophique car il ne résisteraitpas au partage rigoureux entre ce qui participe en moi de corporel d’une part et despirituel d’autre part. Descartes nous somme ainsi de choisir entre la vie quotidienneou bien la philosophie. Il ne peut donc pas se constituer une véritable philosophie du« vrai homme » ; un homme fait de chair et de sentiments et plongé dans l’affairementd’une quotidienneté mondaine ; car cette quotidienneté est une sorte de mélangeimpur qu’une philosophie digne de ce nom aurait pour tâche de purifier. Or au com-mencement, il y a le mélange, le métissage initial de l’homme, du monde et d’autrui,de l’âme et du corps, de la matière et de l’esprit. Vouloir les séparer serait romprel’unité primordiale qu’il s’agit au contraire de retrouver et non pas simplementd’éprouver. Toute la philosophie de Merleau-Ponty semble tendue vers ce point qu’ilqualifie de sublime et vers lequel l’investigation philosophique la plus libre et la plusradicale doit nous mener. Ce point, d’une densité infinie, est le centre matriciel detoutes nos dispositions, de tous nos pouvoirs, de toutes nos tendances. Il est le pointsource de l’existence qui – comme le nord d’une boussole – guide Merleau-Ponty danssa quête vers l’origine.

La tâche de la philosophie s’apparente dès lors à une quête infinie mais qui n’arien d’une errance aveugle. En effet, s’il s’agit de renaître à nous-même, c’est à l’hori-zon d’une démarche inachevable que la philosophie nous fournit les délices d’unerenaissance perpétuelle. Plus encore, cette philosophie possède la vertu irremplaçablede nous dessiller les yeux. L’intérêt de Merleau-Ponty pour la perception, pour le

11. Descartes, Œuvres philosophiques, tome III, Paris, Éd. Alquié, Garnier, 1973, pp. 44-45.

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visible, l’œil ou le regard procède certes d’une nécessité philosophique, car il nousouvre une voie insoupçonnée vers la redécouverte de cette terra incognita qu’est notrepropre corps, mais il manifeste également le souci constant d’un individu profondé-ment travaillé par une tâche pédagogique et humaniste : celle de nous réveiller ànous-même en dissipant les illusions qui voilent le réel jusqu’à l’opacifier. Le Visible etl’Invisible s’ouvre sur un sévère constat : « Nous voyons les choses mêmes, le mondeest cela que nous voyons, mais pourtant, ajoute-t-il, il nous faut apprendre à le voir » 12.Et cette proposition illustre, à elle seule magistralement, toute la violence d’une philo-sophie qui investit jusqu’aux contreforts de notre subjectivité la plus privée au nomd’une exigence de vérité et d’une véritable passion pour l’origine.

DU CORPS OBJET AU CORPS PROPRE

Violence, en effet, car l’homme ordinaire que je suis peut se révolter à bondroit devant ce qui peut m’apparaître comme une forme de confiscation de monsavoir le plus intime. La proximité que j’entretiens avec moi-même me donne vrai-semblablement toute autorité à pouvoir répondre avec assurance, du moins en ce quime concerne, à toute question portant sur ma propre manière d’être au monde, del’habiter singulièrement et corporellement. Et pourtant, il est remarquable de consta-ter que la question de l’incarnation est le plus souvent interceptée ou parasitée pard’autres discours que le mien prétendant m’informer mieux que je ne puis le faire surmon propre corps. C’est ainsi que la médecine ou la psychologie expérimentale, lessciences cognitives ou les neurosciences suggèrent qu’une authentique expertisedésarrime la question du corps de celui qui le possède. Et il est à noter que nous col-laborons volontiers à cette dépossession de nous-mêmes dès lors qu’elle se prolonged’une expertise scientifique. Spontanément, en effet, nous accordons toute notreconfiance aux discours savants qui analysent et expliquent l’existence humaine selondes principes et des lois qui, par nature, nous échappent. Comme Merleau-Ponty nousle fait remarquer :

L’analyse scientifique du comportement s’est définie d’abord par opposition aux don-nées de la conscience naïve 13.

L’expérience première du monde, celle qui accompagne notre affairement quo-tidien et qui nous persuade sans peine que le soleil se lève ne saurait pas a priori nousinstruire sur ce monde. Les perceptions et les énoncés qui accompagnent notre exis-tence mondaine dans son immédiate naïveté sont autant d’obstacles auxquels lascience doit faire face depuis son origine. Indiscutablement, n’écoutant que l’expé-rience immédiate et bourdonnante de mon corps, je ne pourrais de moi-même énon-cer quoi que ce soit sur son fonctionnement général, sur l’organisation de mesorganes sensoriels ou sur les circuits cérébraux qu’emprunte à chaque seconde lamoindre de mes pensées. Il manque à mon expérience vécue une visibilité et unematérialité qui seules peuvent fournir à la science de quoi assurer l’objectivité et larigueur de sa démarche. La science remplace donc mon corps par un ensemble derapports de causalité ou de juxtapositions – partes extra partes – qui caractérisent l’ob-jectivité en tant que telle. Alors qu’un vécu sensoriel ou émotionnel ne saurait se plierà une quelconque mesure, la science déplace ce vécu vers un ensemble de dispositifssusceptibles d’en donner une traduction visible, mesurable et quantifiable. C’est cette

12. VI, p. 17.13. SC, p. 5.

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traduction objective d’un donné éprouvé subjectivement qui assure la maîtrise et ladomination sans partage du savoir scientifique, car cette traduction homogénéise levécu humain à toute la puissance technique et scientifique 14. Il ne saurait y avoir, endroit, un « dehors » ou un « ailleurs » de la rationalité scientifique, et mon corps, pasplus que tout autre objet, ne saurait rester extérieur à son domaine d’investigation età son champ d’expérimentation. Mais lorsque, conformément à son programme expli-catif, la science objective mon propre corps, elle remplace l’expérience englobante etvivante par la division d’un objet d’expérience et substitue un déploiement spatialdont la segmentation est illimitée en son principe à l’expérience d’une totalité corpo-relle qui s’éprouve subjectivement. Cependant, on ne peut réduire la spatialité d’uncorps à celle d’un objet, sauf à confondre l’expérience vivante de notre incarnationavec le mécanisme d’un objet technique, fût-il d’une redoutable complexité. SelonMerleau-Ponty, il existe un écart proprement infranchissable entre la légalité dessciences et l’appropriation du corps propre car nous ne découvrons pas notre corpscomme un objet qui nous est extérieur. Nous n’avons pas un corps ; nous sommes uncorps et notre subjectivation est de prime abord charnelle avant même que d’êtreconsciente d’elle-même. Cette primordialité charnelle résiste ou doit résister à toutetentative d’objectivation scientifique en vertu même de l’absence de commune mesureentre mon corps et tout objet extérieur. Si l’on se maintient dans une perspective dua-liste, le corps est rejeté du côté de l’objet, et celui-ci ne serait qu’une portion d’éten-due, soumise, comme tout corps, à la légalité de la nature. Mais cette « objectivation »du corps ne permet pas de comprendre le sens le plus authentique et le plus person-nel de mon existence, qui est celle d’une incarnation :

L’expérience motrice de mon corps n’est pas un cas particulier de connaissance ; ellenous fournit une manière d’accéder au monde et à l’objet, une « praktognosie » quidoit être reconnue comme originale et peut-être comme originaire. 15.

La motricité corporelle n’est pas seulement une manière particulière d’occuperun espace préalablement conçu et compris. Elle est à l’origine même de cette spatiali-té ; et l’espace objectif, l’espace divisé et divisible à l’infini de la science et de la méde-cine ne peut rendre compte de ma propre spatialité corporelle car c’est cette spatialitéqui enveloppe originairement toute spatialité possible. Enracinée dans l’existence,l’expérience corporelle est toujours le fait d’un sujet engagé en première personnedans un monde. Corps et monde, subjectivité et existence sont, de fait, solidaires : « jene suis pas devant mon corps, je suis dans mon corps, ou plutôt je suis mon corps » 16.

Cette solidarité, qui est retrouvée en quelque sorte par-delà tout ce qui a puséparer corporéité et subjectivité n’est pas sans conséquence sur la légitimité d’un pas-sage du régime explicatif des sciences à celui du régime vécu en première personnepar le sujet. Prenons un exemple : j’ai beau traverser un vécu douloureux et être leseul à connaître cette douleur, je ne peux pas en dire grand-chose, alors que la méde-cine me délivre sans peine une explication qui, faute de faire disparaître ma douleur,

14. Cette solidarité entre science et puissance – originairement galiléenne, selon le Husserl de la Krisis – esttraduite par Dominique Janicaud en termes de potentialisation : « la théorie mathématique potentialise, du faitmême qu’elle investit a priori une nature envisagée de manière opératoire. La technique suivra plus ou moinsbien, plus ou moins vite. Peu importe. L’événement est là : la connaissance mathématique couvre désormaistoute une série de phénomènes d’un certain type, dont la maîtrise est définitivement capitalisée. » in La puis-sance du rationnel, Paris, Gallimard, 1985, p. 194.15. PP, p. 164.16. PP, p. 175.

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lui confère une signification en l’insérant dans un complexe corporel et au seinduquel elle prend l’allure d’un signal. Mais c’est précisément ce passage d’un pur vécustrictement privé et singulier à une signalétique rationnellement et universellementréglée qui soulève l’épineuse question du sens le plus propre de l’explication scienti-fique. Si une vive douleur m’apparaît au cœur de la nuit, elle est d’abord en souffran-ce d’explication, car elle est redoublée d’une ignorance angoissée concernant sonpourquoi. La médecine répond à cette angoisse en reconstituant scientifiquement etconceptuellement cette douleur : elle n’est plus un pur vécu mais elle ne fait que tra-duire une disposition corporelle particulière et généralement ignorée du patient. Lesoignant médiatise la douleur du plaignant à partir d’une vérité médicale : il sutureune béance de sens qui est celle vécue par le sujet à propos de sa douleur et il dissipeou tente de dissiper son absurdité en la réintroduisant dans un complexe médical. Cefaisant, c’est donc bien à l’angoisse concernant la douleur que la médecine répond,mais non à la douleur elle-même, qui, dans son opiniâtreté et son irréductibilité résis-te à toute parole, à tout « dire » qui lui serait extérieur. L’explication scientifiquen’épuise donc pas et ne saurait épuiser la singularité d’un vécu qui, plus que toutautre, sans doute, témoigne de ce qu’il en est de l’incarnation. C’est dans cette pers-pective que l’exemple du membre fantôme est longuement analysé par Merleau-Pontycar cette pathologie illustre d’une manière saisissante comment ce vécu ambigu – levécu d’un membre pourtant disparu – résiste avec force aux discours scientifiquesdans leurs tentatives de faire disparaître cette ambiguïté. Quelle est cette résistance?Pourquoi l’explication savante et objective ne peut-elle rendre compte de ce vécuparadoxal d’une partie du corps qui a disparu mais qui pourtant se maintient dans leschéma corporel du sujet ?

L’explication strictement physiologique explique que l’amputé garde le souve-nir du membre à cause du maintien de certaines conductions nerveuses ; mais cetteexplication est contredite par le fait que le membre fantôme disparaisse progressive-ment si le patient accepte la mutilation. Cette donnée d’expérience semble davantagedonner raison à l’explication psychologique ; les raisons d’être de ce membre fantômeseraient principalement affectives et témoigneraient d’un refus, inconscient, de lamutilation. Mais cette explication est elle-même contredite par une autre donnéeexpérimentale : la section des conducteurs sensitifs supprime le membre fantôme. Onassiste donc ici à un retour du physiologique qui se heurte aux tentatives d’explicationpsychologique du phénomène du membre fantôme. Cet exemple intéresse vivementMerleau-Ponty car il met en relief l’hétérogénéité de deux séries de conditions :

- D’une part la causalité biologique qui est celle de l’explication physiologique ;explication par les organes sensoriels, les conductions nerveuses, les récepteurs céré-braux etc.

- D’autre part la causalité intellectuelle ou mentale qui est celle de l’explicationpsychologique ; explication par les affects, les souvenirs, les émotions etc.

Merleau-Ponty montre que ces deux modalités d’explication sont incompa-tibles – et, de fait, contradictoires – car elles ne se situent ni l’une, ni l’autre sur leplan de l’existence proprement dite. La physiologie explique le comportement humainsur le modèle du réflexe, selon les lois qui sont celles de la nature. La psychologiel’explique en tant que résultat d’une volonté consciente, en isolant la pensée du corpsorganique et en lui conférant une légalité qui lui serait propre. En fait, nous nesommes ni un objet, ni une pensée. Ni la physiologie ni la psychologie ne sont totale-

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ment fausses, mais elles manquent, l’une et l’autre, l’essentiel : je suis au monde etc’est en fonction du monde et de lui seul que je prends conscience de moi-même, dema puissance et de mes limites. L’explication causale objective le corps, mais moncorps n’est pas un objet, il est mien et en appartenant indissolublement à mon corps,j’appartiens indissolublement au monde ; et c’est à partir du monde comme projet quele membre fantôme trouve sa condition d’émergence, son « style d’être » :

Le refus de la déficience n’est que l’envers de notre inhérence au monde, la négationde ce qui s’oppose au mouvement naturel qui nous jette à nos tâches, à nos soucis, ànotre situation, à nos horizons familiers 17.

Comme on peut le constater, l’écart – irréductible – entre le monde vécu naï-vement et celui de l’explication rationnelle n’est pas sans conséquence épistémolo-gique notable lorsque la science en vient à se retourner sur le plan de l’existence pouren interroger les fondements. Les résultats scientifiques possèdent une validité expéri-mentale qui peut s’attester universellement mais qui ne peut se déplacer sans risquevers le monde de la vie. La rigueur et l’objectivité expérimentale confèrent à l’expéri-mentation scientifique une valeur indéniable mais cette valeur se démonétise instan-tanément dès qu’elle se mesure à toute la richesse et au chatoiement infini de l’exis-tence humaine. Des causalités élémentaires qui s’entrecroisent dans mon psychismeou dans mon corps peuvent certes être convoquées pour rendre compte de tel com-portement réflexe ou de tel processus d’apprentissage, mais elles ne sont explicativesque dans les conditions artificielles du laboratoire. L’univers objectif des sciencesexclut, de fait, toute approche de l’homme en terme de contenu de vécu car le scienti-fique s’installe, selon l’expression de Merleau-Ponty, en position de « survol absolu » :

Il est nous est naturel de nous croire en présence d’un monde et d’un temps quenotre pensée survole et dont elle peut à volonté considérer chaque partie sans enmodifier la nature objective. La science dans ses commencements reprend et systémati-se cette croyance. Elle sous-entend toujours un observateur absolu en qui se fasse lasommation des points de vue, et corrélativement un géométral de toutes les perspec-tives 18.

Conformément à son organisation procédurale, la science exclut « tous les pré-dicats qui viennent aux choses de notre rencontre avec elles » 19. L’objectivité scienti-fique ne se borne pas à distinguer objet et sujet : elle supprime le sujet purement etsimplement. Elle biffe, au nom d’une universalité principielle, ce qu’il en est d’un vécusensoriel et émotionnel du monde et de la saveur si singulière du contact que je noueavec les choses et les personnes. La physique construit son domaine selon un partagerigoureux entre le subjectif et l’objectif et il en découle deux ordres hétérogènes pos-sédant chacun leurs propriétés intrinsèques. Mais c’est en neutralisant ce qui participesubjectivement à ma manière la plus propre et la plus fondamentale d’être au mondequ’un Galilée ou qu’un Descartes ont pu jeter les bases d’une explication rigoureuse-ment objectiviste de la nature et de ses lois. Que la science se soit construite histori-quement contre le vécu naturel et naïf n’enlève rien au fait qu’elle se soit développéeà partir de lui. La mathématisation du réel n’a été possible que parce qu’il existe, ori-ginairement, un monde. Un monde que nous sentons et que nous percevons tous maisselon une perspective qui nous est à tous toujours singulière. On comprend sans peineque Merleau-Ponty insiste dès l’avant-propos de la Phénoménologie de la perception sur

17. PP, p. 97.18. Maurice Merleau-Ponty, Sens et Non-sens, Paris, Nagel, 1966, p. 162.19. VI, p. 31.

L’INCARNATION DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE MERLEAU-PONTY: STYLE, CORPS ET MONDE 21

l’irréductibilité d’une spatialité originaire à l’espace des géomètres et des scien-tifiques :

Revenir aux choses mêmes, c’est revenir à ce monde avant la connaissance dont laconnaissance parle toujours, et à l’égard duquel toute détermination scientifique estabstraite, signitive et dépendante, comme la géographie à l’égard du paysage où nousavons d’abord appris ce que c’est qu’une forêt, une prairie ou une rivière 20.

En nous proposant une détermination abstraite de ce monde, la science nousen éloigne davantage qu’elle ne nous en approche. J’ai beau parcourir une carte trèsdétaillée, je n’y puis retrouver les impressions florales qui m’ont charmé lors de mapromenade dominicale. C’est donc en retrouvant les conditions existentielles del’émergence du vécu corporel que Merleau-Ponty peut proposer une approche ducommerce « préthéorique » de l’homme avec le monde qui en respecte l’authenticité,l’originarité et la singularité. En nouant corps originaire et monde primitif, Merleau-Ponty donne chair à toute phénoménalisation, « stylise » toute perception et nousindique la voie vers le point sublime évoqué plus haut. Comment cette incarnation ducogito – puissamment contre intuitive – peut-elle s’entendre?

DE LA CHAIR COMME EMBRASSEMENT

Le corps conditionne tout à la fois mon individualité charnelle qui me véhiculedans le monde et mon altérité corporelle qui me distingue d’autrui ; mais c’est précisé-ment cette insurmontable proximité de moi avec moi-même qui rend si insaisissablece qu’il en est de mon propre corps. Il est cet objet qui ne me quitte jamais mais c’estcette intimité indépassable qui me rend incapable d’en faire le tour et de l’apercevoirdans son unicité et sa plénitude. Je ne peux me dédoubler pour inspecter mon proprecorps et aucun artifice ne pourra suppléer cette impossibilité structurelle de le consi-dérer comme un objet pleinement constitué qui se livrerait sans reste à ma percep-tion. Au contraire, c’est ce reste, cet imperceptible qui en constitue le point aveuglecar c’est à partir de lui que rayonne toute perception possible. Je ne peux pas plusvoir mon corps que mon propre regard et je ne peux pas plus toucher mon corps queje ne peux sentir tactilement ce qui conditionne toute expérience tactile. L’intimitécorporelle précède et prépare mon intimité psychique et émotionnelle parce que moncorps est tissé d’intentions vitales qui me portent en permanence vers le mondecomme si je répondais à son appel. Il y a un appel primitif du monde et c’est enrépondant à cet appel que corps, monde et esprit s’incarnent et se révèlent à moi-même. Merleau-Ponty rappelle le fragment de Pascal : « Par l’espace, l’univers mecomprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends » 21.

Ces intentions corporelles, charnelles, on le voit, ne deviennent pleinementconscientes que lorsque ma gestualité primordiale et anonyme actualise et réalisemon action. Celle-ci répondant au projet sourdement tissé par un flux incessant d’in-tentions corporelles, elle s’intègre dans le schéma général de mon existence et peutainsi prendre une signification consciente qui se détache progressivement de son fondobscur et mouvant. Mon corps est donc ce par quoi toute chose devient objet en ledevenant pour ma perception et en le parant ainsi d’une visibilité qui l’installe dansune certaine perspective. Mon corps est le champ d’une présence primordiale au seinde laquelle le monde se fait connaître en se donnant à ma perception. Mais toute per-

20. PP, p. III.21. Pascal, Pensées, « La Pléiade », Paris, NRF, 1941. Fragment 265, p. 894-895.

22 PATRICK MÉTRAL

ception est une perspective. Il ne saurait exister de vue « générale », « globale » oucomplète sur le monde. Mon champ corporel localise toujours cette perception à par-tir d’un certain point de vue. Le visible et l’invisible ne s’opposent plus mais se déter-minent l’un l’autre comme l’endroit d’une chose détermine son envers. Je ne peux paspercevoir les six faces d’un cube, sauf bien entendu à en faire le tour ou à le fairetourner sous mes doigts. On voit donc bien que la perception complète du cube sup-pose une infinité de perceptions qui s’enchaînent mais qui me présentent à chaquefois un aspect différent du cube. Et c’est donc bien une expérience vivante et continuequi est seule capable de me présenter la totalité réelle du cube ou de quelconqueautre objet. Comme l’exprime Merleau-Ponty avec une grande simplicité :

Le cube à six faces égales est non seulement invisible mais il est encore impensable ;c’est le cube tel qu’il serait s’il était pour lui-même, mais le cube n’est pas pour lui-même puisqu’il est un objet 22.

Ce cube à six faces, que nous sommes tous capables de concevoir sans peine,est précisément le résultat d’une conception, d’une analyse purement réflexive qui,voulant survoler l’objet instantanément, en détruit la structure interne. Tout objet,parce qu’il est ob-jet est perçu d’un certain point de vue et d’un seul. L’objet en tantque tel, c’est-à-dire, tel qu’il serait perçu instantanément sous tous ses aspects par uneseule personne constitue ce que Merleau-Ponty nomme après Descartes le« géométral ». Il s’agit bien d’un objet mais dont l’existence géométrique n’est parfai-tement visible qu’en dehors du monde phénoménal, lequel ne nous présentera jamaisqu’un seul aspect, qu’une seule esquisse d’une chose à un moment donné. Notre corpset les objets perçus par celui-ci forment ainsi une structure indissociable qui constituel’armature de notre existence mondaine. On peut souligner à cet égard tout ce quisépare Merleau-Ponty de Descartes concernant l’approche et la détermination de laconscience. Alors que le « je pense » cartésien se révélait sur fond d’un retrait dumonde (solitude du cogito privé de toute assurance mondaine) le « je pense » de Mer-leau-Ponty est inséparable d’un « je peux », d’un « j’agis » dans le monde. C’est parceque je suis originellement au monde et que je réponds primitivement – et, pourrait-ondire, inconsciemment – à son appel que je prends progressivement et toujours impar-faitement conscience de moi-même. C’est plus précisément sur ce point que Merleau-Ponty s’écarte significativement de l’approche phénoménologique classique, husser-lienne, de la conscience. Dès ce qu’on a appelé le « tournant transcendantal » de Hus-serl, vers 1910-1911, l’accent est principalement mis sur le pôle « subjectif », noé-tique, de l’intentionnalité, au détriment de son pôle noématique, « objectif ». On a làle schéma canonique de l’intentionnalité : toute conscience est conscience de quelquechose, mais ce quelque chose est le corrélat d’une idée, d’une essence, d’une noèse,i.e. d’une idéalité pure, parfaite et étrangère, par nature, à la corruption et à l’imper-fection du monde. C’est en ce sens que la phénoménologie husserlienne devient pro-gressivement un idéalisme transcendantal et qu’elle désincarne un cogito pourtant enpermanence engagé dans le monde et auprès des choses qui le constituent. Aucontraire, chez Merleau-Ponty, le cogito n’est pas seulement installé dans un monde etintentionnellement en contact avec celui-ci, mais il est originellement charnel. Il enrésulte une incarnation – également originaire – de la conscience et une « corporéité »de l’intentionnalité. En solidarisant l’objet et la perception qu’on peut en avoir, Mer-leau-Ponty replace l’expérience de notre corps dans un monde extérieur qui en consti-

22. PP, p. 236.

L’INCARNATION DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE MERLEAU-PONTY: STYLE, CORPS ET MONDE 23

tue le sol et l’origine native. La pensée réflexive – celle de Descartes, mais égalementcelle de Husserl – en prétendant saisir des objets les idées avant que d’en apercevoirles contours s’interdit l’accès à un corps qu’elle a déjà soumis, comme tout objet, àune idéalisation préalable. C’est donc en reprenant contact avec le corps et avec lemonde que nous allons pouvoir nous retrouver nous-mêmes :

Les actes du je sont d’une telle nature, qu’ils se dépassent eux-mêmes et qu’il n’y apas d’intimité de la conscience. La conscience est de part en part transcendance, nonpas transcendance subie, mais transcendance active. […] Ce que je découvre et recon-nais par le cogito, c’est le contact simultané avec mon être et avec l’être du monde 23.

C’est ainsi qu’à rebours de l’évidence scientifique – mais également à reboursde toute une tradition philosophique – Merleau-Ponty restaure la primauté de la quo-tidienneté comme socle originaire, inanalysable et indéracinable sur lequel se fondenttoutes les autres perspectives et toutes les autres approches. Pour reprendre sespropres termes « il faut réveiller l’expérience du monde dont la science n’est qu’uneexpression seconde. » 24 Cette expérience, c’est celle qui nous lie à un monde qui nousdevance toujours et qui constitue l’élément matriciel de notre existence. Pour réveillercette expérience, il nous faut donc « trouver les mots du commencement ». Il nousfaut articuler le verbe qui serait avant toute conceptualité déjà instituée, avant toutetradition de pensée et dont émergerait un noyau de signification absolument originai-re. Ainsi débarrassé – du moins provisoirement – de toutes nos certitudes empilées lesunes sur les autres ou articulées réflexivement, notre regard pourra se diriger vers lefoyer originel où les données sensibles les plus « sauvages » se mêlent aux significa-tions naissantes. On pense au vers de Rimbaud : « A noir, e blanc, i rouge, u vert, obleu… voyelles, je dirai quelque jour vos naissances latentes » 25. Rimbaud a entr’aper-çu cette latence aux confins d’un délire réglé, mais elle n’en constitue pas moins l’ob-jet philosophique par excellence, car elle articule la thématique de l’origine à celle dela genèse. L’origine temporelle se nouant à la genèse phénoménale, le spectacle de lanaissance de la chose à elle-même nous instruit en retour sur notre propre naissance,sur notre manière de saisir le monde avant que toute signification conventionnelle etinstituée ne nous en voile l’accès. Dire cette latence des choses, c’est également seréapproprier notre propre origine et inverser le sens d’une temporalité toujours fluen-te et insaisissable. Nous levons le voile des mots qui nous sépare d’une chair primor-diale car cette chair est celle d’un monde vivant qui unit les phénomènes originaires ànotre propre chair. Cette chair est bien une « source absolue », un bain symbiotiquequi sourd des premières formations culturelles et des premières institutions symbo-liques. Lorsque Cézanne tente de peindre des odeurs, c’est pour nous faire toucher duregard ce « fond de nature inhumaine sur lequel l’homme s’installe » 26. Le rapport quenous avons tous avec la réalité première du monde constitue un tissu indéchirable quinous enserre et nous relie tous point par point. En effet, si le corps propre nous lie aumonde, il nous lie également à autrui et ce sont des trésors de significations qu’instal-le notre incarnation réciproque au cœur d’un monde devenu habitable. Dès lors, nousne pouvons plus comprendre le sens en tant que tel – le sens des mots et le sens dumonde – comme une pure convention en quelque sorte suspendue au-dessus de lacontingence du réel. Le fait et le sens, le signifiant et le signifié, l’intelligible et le sen-

23. PP, p. 431.24. PP, p. III.25. Rimbaud, Poésies, « Voyelles ».26. Maurice Merleau-Ponty, Sens et non-sens, op. cit. p. 28.

24 PATRICK MÉTRAL

sible ainsi que l’ensemble des distinctions ayant naturellement cours dans notre usagede la langue masquent leur origine charnelle et leur indistinction primordiale. C’esten ce sens que notre corps s’apparente davantage à une œuvre d’art qu’à un objet sim-plement disponible et qui livrerait ses secrets sous le scalpel de l’analyse ou sous lesciseaux du concept. La nappe de sens brute à laquelle s’abreuve l’artiste et qu’il s’ef-force de peindre ou d’écrire rend compte d’une expressivité des choses mêmes avanttout effort expressif humain. C’est cette expressivité qui enveloppe prose et chair,homme et monde en une troublante unité chiasmatique, en un embrassement perma-nent.

CONCLUSION

Philosophie de l’impur, du métissage, du mélange, la philosophie de Merleau-Ponty surprend le lecteur, car elle nous surprend nous-mêmes au vif de notre existen-ce toujours mêlée au monde et aux choses et elle nous surprend continûment enséjournant longuement au cœur de la mêlée, comme pour signaler douloureusementle pathétique de notre condition. Cet empiétement perpétuel du corps sur le monde etdu monde sur le corps, d’aucuns ont voulu y voir une oscillation proprement réflexivede Merleau-Ponty traduisant toute l’impasse de sa phénoménologie. Réintroduisantune forme, à peine voilée, de dualisme en lieu et place d’une considération du corpspour lui-même, il se serait rendu inapte à en penser toute la vivante incarnation 27.Nous comprenons plus volontiers cette indécision « ontologisée » comme la marqued’un inachèvement de principe. Il y a un fondement à tout ce qui existe pour nousmais à ce fondement il manque résolument et constitutivement un terme, au doublesens de ce mot : il est à la fois interminable et innommable, illimité et indicible. Il est« l’horizon intérieur » 28 qui nous prend et nous englobe mais qui conditionne notreincessante mobilité. Il est ce « déplacement sur place » 29 qui double le réel de toute saprofondeur mais qui ne saurait se laisser entendre sans se perdre, c’est-à-dire sansinterrompre l’incessante différenciation charnelle du voyant en visible et du visible envoyant 30. La réversibilité constituant, selon les derniers mots de l’auteur, la « véritéultime » 31, l’inachèvement phénoménologique du Visible et de l’invisible trouve peut-être son chiffre par-delà le tragique de son inachèvement factuel 32.

27. Renaud Barbaras, Introduction à une phénoménologie de la vie, Vrin, 2008 pp. 81-85.28. VI, p. 193 « […] celui devant qui s’ouvre l’horizon y est pris, englobé. Son corps et les lointains participentà une même corporéité ou visibilité en général, qui règne entre eux et lui, et même par delà l’horizon, en deçàde sa peau, jusqu’au fond de l’être ».29. VI, p. 198.30. VI. p. 199.31. VI, p. 201.32. La mort surprend Merleau-Ponty le 3 mai 1961, laissant à l’état de liasses manuscrites un ouvrage quiaurait pu s’intituler « l’origine de la vérité » et que Claude Lefort publiera sous le titre qu’on lui connaît.