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www.danse.univ-paris8.fr, rubrique Documents : Techniques du geste et somatiques. Christine Roquet, Danser lʼentre lʼautre, Séguier, 2009 Roquet Christine, Danser l’entre l’autre, paris, Séguier, 2009 POSTFACE De l’analyse du mouvement Cette étude du travail d’Héla Fattoumi et Eric Lamoureux a privilégié la lecture et l’analyse du geste dansé comme une voie d’entrée essentielle pour l’analyse esthétique de l’œuvre chorégraphique. Elucider une expérience de l’être-avec en danse supposait une approche de l’analyse du mouvement en mesure de mettre l’accent sur ce qui conditionne en danse pleinement la production de sens, le geste de l’interprète. Mais appréhender le geste n’est pas une chose simple ; le geste dansé, perçu d’un bloc, est jalonné de micro-événements qui résonnent les uns avec les autres, dans la succession ou dans la simultanéité. Cette saisie globale permet difficilement de distinguer les éléments et les étapes qui fondent, autant pour l’actant que pour l’observateur, la charge expressive de ce geste dansé. L’observateur qui tente d’en cerner la portée, et au-delà celle de tout geste, puis d’en faire l’objet d’un discours ressent un vertige face à ce qu’il faut bien appeler un vide conceptuel. Toutefois, le manque d’outillage théorique pour penser ce que peut le geste n’est pas un désert. Des systèmes de lecture du geste humain existent qui tentent de proposer une signification au geste. Les analyses de la rhétorique, les perspectives sémiologiques envisagent le geste comme signe et l’analyse est, le plus souvent, rapportée à l’analyse du discours. En effet, dans l’observation de la situation de communication, il est de tradition de considérer le geste comme l’entité venant redoubler, renforcer ou remplacer la parole. Les ouvrages ne manquent pas qui possèdent les clés pour déchiffrer le “code secret” de nos gestes et de nos attitudes. Dans ces manuels de lecture, le mouvement, global ou segmentaire, est présenté comme un signe lisible porteur d’une signification précise. Or, les informations apportées par un geste, comme par une parole, ne peuvent être interprétées que dans leur contexte d’émission. La complexité des problèmes posés par la communication non-verbale ne saurait être résolue par un réductionnisme du geste au signe. Les mimes par exemple, dont le geste relève clairement du signe, conservent une singularité de jeu due à l’indéchiffrable du geste. De même, comme tout geste humain, le geste du danseur ne saurait être réduit à un signe lisible et déchiffrable. Le spectateur qui perçoit un geste dansé ne saisit pas un signe isolé, aux contours définis, reproductible et compréhensible d’emblée. Il ne peut le décrypter, le rapporter à un référent précis, celui-ci lui échappe. En admettant que, danseur lui-même, le spectateur puisse décrire et reproduire ce geste, il persistera de l’illisible, de l’indéchiffrable, paramètres de saisie d’un en deçà du signe qui font que ce geste, quelle que soit sa rigueur formelle, sera différent chez chaque danseur qui l’exécute. Les danseurs eux-mêmes ont élaboré des systèmes de transcription du mouvement, qui, avec leur propre système de référence, permettent de visualiser ce qui est « objectivable », l’ossature de la danse. Mais ceux-ci ne peuvent véritablement rendre compte de la singularité de l’interprétation qui apporte sa chair à l’ossature. Parmi les éléments qui composent tout geste dansé, certains peuvent être aisément repérables et descriptibles : le bras gauche se déplie complètement dans telle diagonale, le moteur de ce mouvement est l’épaule. D’autres éléments sont plus difficiles à analyser : dans quel “phrasé temporel” s’est effectué cet acte ? Le bras arrive-t-il tendu ou allongé ? Quelle est la relation entretenue entre cet acte et l’investissement du regard, l’organisation posturale, le mouvement d’une autre partie du corps ? Lors de la description du geste dansé, les difficultés subsistent lorsque nous cherchons à nommer ce qui concerne les modulations expressives du geste, que les danseurs appellent « qualités de

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  • www.danse.univ-paris8.fr, rubrique Documents : Techniques du geste et somatiques. Christine Roquet, Danser lentre lautre, Sguier, 2009

    Roquet Christine, Danser lentre lautre, paris, Sguier, 2009

    POSTFACE

    De lanalyse du mouvement

    Cette tude du travail dHla Fattoumi et Eric Lamoureux a privilgi la lecture et lanalyse du geste dans comme une voie dentre essentielle pour lanalyse esthtique de luvre chorgraphique. Elucider une exprience de ltre-avec en danse supposait une approche de lanalyse du mouvement en mesure de mettre laccent sur ce qui conditionne en danse pleinement la production de sens, le geste de linterprte. Mais apprhender le geste nest pas une chose simple ; le geste dans, peru dun bloc, est jalonn de micro-vnements qui rsonnent les uns avec les autres, dans la succession ou dans la simultanit. Cette saisie globale permet difficilement de distinguer les lments et les tapes qui fondent, autant pour lactant que pour lobservateur, la charge expressive de ce geste dans. Lobservateur qui tente den cerner la porte, et au-del celle de tout geste, puis den faire lobjet dun discours ressent un vertige face ce quil faut bien appeler un vide conceptuel. Toutefois, le manque doutillage thorique pour penser ce que peut le geste nest pas un dsert. Des systmes de lecture du geste humain existent qui tentent de proposer une signification au geste. Les analyses de la rhtorique, les perspectives smiologiques envisagent le geste comme signe et lanalyse est, le plus souvent, rapporte lanalyse du discours. En effet, dans lobservation de la situation de communication, il est de tradition de considrer le geste comme lentit venant redoubler, renforcer ou remplacer la parole. Les ouvrages ne manquent pas qui possdent les cls pour dchiffrer le code secret de nos gestes et de nos attitudes. Dans ces manuels de lecture, le mouvement, global ou segmentaire, est prsent comme un signe lisible porteur dune signification prcise. Or, les informations apportes par un geste, comme par une parole, ne peuvent tre interprtes que dans leur contexte dmission. La complexit des problmes poss par la communication non-verbale ne saurait tre rsolue par un rductionnisme du geste au signe. Les mimes par exemple, dont le geste relve clairement du signe, conservent une singularit de jeu due lindchiffrable du geste. De mme, comme tout geste humain, le geste du danseur ne saurait tre rduit un signe lisible et dchiffrable. Le spectateur qui peroit un geste dans ne saisit pas un signe isol, aux contours dfinis, reproductible et comprhensible demble. Il ne peut le dcrypter, le rapporter un rfrent prcis, celui-ci lui chappe. En admettant que, danseur lui-mme, le spectateur puisse dcrire et reproduire ce geste, il persistera de lillisible, de lindchiffrable, paramtres de saisie dun en de du signe qui font que ce geste, quelle que soit sa rigueur formelle, sera diffrent chez chaque danseur qui lexcute. Les danseurs eux-mmes ont labor des systmes de transcription du mouvement, qui, avec leur propre systme de rfrence, permettent de visualiser ce qui est objectivable , lossature de la danse. Mais ceux-ci ne peuvent vritablement rendre compte de la singularit de linterprtation qui apporte sa chair lossature. Parmi les lments qui composent tout geste dans, certains peuvent tre aisment reprables et descriptibles : le bras gauche se dplie compltement dans telle diagonale, le moteur de ce mouvement est lpaule. Dautres lments sont plus difficiles analyser : dans quel phras temporel sest effectu cet acte ? Le bras arrive-t-il tendu ou allong ? Quelle est la relation entretenue entre cet acte et linvestissement du regard, lorganisation posturale, le mouvement dune autre partie du corps ? Lors de la description du geste dans, les difficults subsistent lorsque nous cherchons nommer ce qui concerne les modulations expressives du geste, que les danseurs appellent qualits de

  • www.danse.univ-paris8.fr, rubrique Documents : Techniques du geste et somatiques. Christine Roquet, Danser lentre lautre, Sguier, 2009 mouvement . Lanalyse qualitative du geste dans plonge ses racines dans le travail de Rudolf Laban, danseur, chorgraphe et thoricien du mouvement, influenc lui-mme par Jaques-Dalcroze et Delsarte, autre jalon dune histoire construire. Suite la cration dune transcription de la cinmatique du mouvement (cintographie), les diagrammes purs dEffort de Laban (publi en 1947) cherchent rendre compte de la qualit nergtique du geste dans selon les quatre paramtres du temps, de lespace, du poids (force) et du flux. Exprimenter et pouvoir nommer ce qui dans le silence du geste, devient en quelque sorte loquent, tant pour celui qui bouge que pour celui qui regarde bouger, telle est la tentative thorique fondamentale de Laban. Cette tentative constitue un fonds inpuisable qui sera sans cesse travaill, r-interrog, par les thoriciens et thoriciennes qui lui succderont. En France, des danseurs galement se trouvent lorigine du dveloppement de ce que lon peut nommer, de manire gnraliste, lanalyse du mouvement. En effet, au tournant du XXme sicle, les pratiques danalyse du mouvement dans mergent dune interrogation gnrale de la danse contemporaine sur ses manires de faire. Cette mergence se fait en intime lien avec les pratiques des artistes eux-mmes qui, dans leurs ateliers et/ou leurs cours, font leur manire, comme M. Jourdain, de lanalyse du mouvement sans le savoir. Plus gnralement, le XXme sicle vit se dvelopper, en Europe et aux Etats Unis principalement, une constellation de pratiques somatiques qui irrigurent le monde de la danse et nourrirent en profondeur lanalyse du mouvement franaise. Dans les annes 1985, Odile Rouquet et Hubert Godard dvelopprent leur faon leurs interrogations sur le geste dans sous lappellation de kinsiologie. Linstauration du Diplme dEtat de professeur de Danse vint cristalliser une partie de ces savoirs sous la forme dune U.V. danatomie-physiologie et dune partie de lU.V. de pdagogie. Dsigne, ce niveau institutionnel, comme A.F.C.M.D. (Analyse Fonctionnelle du Corps dans le Mouvement Dans), lanalyse du mouvement fait donc partie de la formation de professeur de danse. Ses savoirs techniques sont principalement fonds sur la bio-mcanique du mouvement humain et sappuient sur les sciences de base que sont lanatomie, la physiologie, en relation avec des savoirs plus spcifiquement axs sur la pdagogie. Le dpistage des pathologies de llve, la prvention des blessures par un travail sur les coordinations et linterrogation de lacte pdagogique se trouvent donc au cur des enjeux de lA.F.C.M.D. Mais les danseurs formateurs en A.F.C.M.D. ont largi leur palette : le travail de modulation de lexpressivit de linterprte ainsi que larticulation de la lecture du geste avec lesthtique des chorgraphes constituent aujourdhui leurs champs de recherche privilgis. Quelle que soit sa bote outils , lanalyse du mouvement a ceci de particulier quelle senracine dans la pratique du geste dans et ses desseins en sont donc divers. Quil sagisse dviter un traumatisme articulaire, denrichir sa palette expressive je veux savoir ce que je fais disait Trisha Brown ou bien de saisir autrement lesthtique dune uvre chorgraphique, cest en fonction du projet que se dfinit lobjet de lanalyse du mouvement. Tout geste ne pouvant tre dissoci de son contexte, lapproche systmique du geste expressif dveloppe par Hubert Godard tente dclaircir les interactions entre gestes, postures et sentir de la corporit, imaginaires en prsence et environnement. Je veux savoir comment je regarde ; tel pourrait en tre le programme. Dans lquipe de recherche en danse de luniversit Paris 8 dont je fais partie, le privilge est accord au regard pos sur le geste dans dans lanalyse des uvres et des pratiques. Cette approche partage se veut complmentaire dautres optiques plus traditionnelles attaches lanalyse de la scnographie, de la musique, des livrets etc., et sarticule aux perspectives historiques, sociologiques, anthropologiques dj prsentes dans la thorie en danse. Llaboration dun discours esthtique (au sens tymologique du terme) depuis lobservation du geste de lactant constitue le cur de notre recherche commune. Lanalyse du geste ny est donc pas une science aux contours dfinis mais une attitude de recherche. Cette attitude envers lacte chorgraphique qui place le geste de linterprte au centre des questionnements esthtiques est aussi celle qui oriente une voie de recherche

  • www.danse.univ-paris8.fr, rubrique Documents : Techniques du geste et somatiques. Christine Roquet, Danser lentre lautre, Sguier, 2009 adjacente, celle de lanalyse des pratiques. Afin que soit toujours prise en compte la question qui devrait, selon Laurence Louppe, ouvrir tout questionnement sur la danse : quel geste construit quel corps ? Lattitude de recherche qui est la mienne puise aux sources fcondes de lanalyse du mouvement telles que dcrites prcdemment. Cette attitude de recherche est fondamentalement transdisciplinaire. Que peut nous apprendre par exemple lanalyse des enjeux tant biomcaniques que symboliques du cambr selon les techniques et les pratiques de danse ? Quelle(s) saveur(s) esthtique(s) ce geste apporte-t-il tel ou tel acte dans ? Comment ? De quelle(s) manire(s) ? De quelle teneur est le pr-mouvement qui sous-tend son organisation ? O le geste prend-il sa source ? Quel type de rapport au monde induit-il dans telle ou telle de ses occurrences? Que dit-il de la danse (dune danse) dans ce monde ? Que raconte-t-il celui qui regarde ? De tels questionnements obligent quitter parfois le seul champ de la danse de reprsentation. Tisser lhistoire chorgraphique de ce geste du cambr, dans les pratiques et les reprsentations, ne saurait seffectuer par exemple sans une tude approfondie des enjeux du port du corset, sans un dtour par la vision freudienne de cette posture sans dessus-dessous, de jouissance, sans un regard sur sa prsence ou son absence dans tel ou tel champ de la danse festive, sans lanalyse des discours des danseurs, des chorgraphes et des chercheurs ayant fait de la danse leur sujet de recherche. Dans ce vaste domaine de lanalyse du geste, encore insuffisamment explor, cest donc le but recherch qui guide le choix des outils. Le quasi dsert thorique qui entoure lart de la danse pousse les chercheurs en danse forger souvent leurs outils par emprunts des domaines adjacents. Ce quil convient de faire toujours dans lexercice du doute et en gardant lesprit que, pour la danse et pour la recherche en danse, linvention de ses propres outils demeure le but atteindre.