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1ère L 2014-2015 L’éducation humaniste Lectures analytiques 1

1 François Rabelais, Pantagruel chap. VIII, 1532, traduit en français moderne par Marie-Madeleine Fragonard.(numéros de lignes du manuel)

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Très cher fils,

[...] Le monde entier est plein de gens savants, de précepteurs très doctes, de bibliothèques très amples, si bien que je crois que ni au temps de Platon, ni de Cicéron, ni de Papinien1, il n'était aussi facile d'étudier que maintenant. Et dorénavant, celui qui ne sera pas bien poli2 en l'officine de Minerve3 ne pourra plus se trouver nulle part en société. Je vois les brigands, bourreaux, aventuriers, palefreniers de maintenant plus doctes que les docteurs et prédicateurs de mon temps.

Même les femmes et les filles ont aspiré à cette louange et à cette manne céleste4 de la bonne science. Si bien qu'à mon âge j'ai été obligé d'apprendre le grec, non que je l'aie méprisé comme Caton5, mais je n'avais pas eu la possibilité de l'apprendre en mon jeune âge ; et volontiers je me délecte à lire les Traités moraux de Plutarque6, les Monuments de Pausanias7 et les Antiquités d'Athénée8, en attendant l'heure qu'il plaise à Dieu mon créateur de m'appeler et ordonner de sortir de cette terre.

C'est pourquoi, mon fils, je t'admoneste d'employer ta jeunesse à bien profiter de tes études. Tu es à Paris, tu as ton précepteur Épistémon9 : l'un peut te donner de la doctrine par ses instructions vivantes et vocales, l'autre10 par des exemples louables. J'entends et veux que tu apprennes les langues parfaitement : d'abord la grecque, comme le veut Quintilien11. Puis la latine. Puis l'hébraïque pour l'Écriture sainte, ainsi que la chaldaïque12 et l'arabe. Et que tu formes ton style, pour la grecque à l'imitation de Platon, et pour la latine, de Cicéron. Qu'il n'y ait d'histoire que tu n'aies présente à la mémoire, à quoi t'aidera la cosmographie13. Les arts libéraux, géométrie, arithmétique, musique, je t'en ai donné quelque goût quand tu étais encore petit, vers tes cinq six ans. Continue le reste ; et sache tous les canons14 d'astronomie ; laisse l'astrologie divinatrice et l'art de Lulle, abus et vanités15. Du droit civil, je veux que tu saches par cœur les beaux textes, et que tu les rapproches de la philosophie.

Quant à la connaissance des sciences naturelles, je veux que tu t'y adonnes avec zèle ; qu'il n'y ait mer, rivière ni fontaine dont tu ne connaisses les poissons ; tous les oiseaux de l'air ; tous les arbres, arbustes, et fruitiers des forêts, toutes les herbes de la terre ; tous les matériaux cachés au ventre des abîmes, les pierreries d'Orient et de l'Afrique : que rien ne te soit inconnu.

Puis avec soin, relis les livres des médecins : grecs, arabes, latins,

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sans mépriser les talmudistes et cabalistes16 ; et, par de fréquentes dissections, acquiers la parfaite connaissance de ce second monde qu'est l'homme17. Et, pendant quelques «heures de chaque jour, commence à apprendre les Saintes Écritures : d'abord le Nouveau Testament en grec, et les Épîtres des apôtres, puis en hébreu l'Ancien Testament. En somme, que je voie un abîme de science. Car maintenant que tu te fais grand, et que tu deviens un homme, il te faudra sortir de cette tranquillité et de ce repos consacré aux études,et apprendre la chevalerie et les armes, pour défendre ma maison, et secourir nos amis dans leurs débats contre les assauts des malfaisants. Et je veux que rapidement tu essaies de tester combien tu as profité : ce que tu ne saurais mieux faire qu'en soutenant des thèses publiquement sur toutes choses, envers et contre tous, et en fréquentant les gens lettrés qui sont à Paris et ailleurs.

Mais parce que, selon le sage Salomon18, sagesse n'entre pas dans une âme mauvaise, et que science sans conscience n'est que ruine de l'âme, il te faut servir, aimer et craindre Dieu, et mettre en lui toutes tes pensées et tout ton espoir, et, par une foi orientée par la charité, lui être uni au point que tu n'en sois jamais séparé par le péché. Tiens pour suspects les abus du monde, et ne mets pas ton cœur aux choses vaines : car cette vie est transitoire, mais la parole de Dieu demeure éternellement. Sois serviable à ton prochain, quel qu'il soit, et aime-le comme toi-même. Révère tes précepteurs ; fuis les rencontres des gens auxquels tu ne veux plus ressembler. Et les grâces que Dieu t'a données, ne les reçois pas en vain. Et, quand tu verras que tu as acquis tout le savoir de par-delà19, reviens-t'en vers moi, afin que je te voie et te donne ma bénédiction avant de mourir.

Mon fils, la paix et grâce du Seigneur soit avec toi. Amen. D'Utopie20, ce 17 mars, ton père, GARGANTUA.

1.Platon (428-348 av. J.-C) : philosophe grec ; Cicéron (106-43 av. J.-C.) homme politique et orateur romain ; Papinien : juriste romain.2. Poli : raffiné.3. Minerve : déesse de la sagesse, des sciences et des arts.4. Les humanistes considèrent que le savoir est un don de Dieu.5. Caton (234-149 av. J.-C.) : homme politique romain qui s'ouvrit tardivement à la littérature grecque.6. Plutarque (v. 50-V.125 ap. J.-C.) : historien et moraliste grec.7. Pausanias (v° siècle av. J.-C.) : général Spartiate, il commanda l'armée grecque qui battit les Perses en 479 av. J.-C. H est l'auteur de La Description de la Grèce.8. Athénée (n-ra° siècle ap. J.-C.) : grammairien et rhéteur grec.9. Son nom est formé à partir du grec epistêmê qui signifie «science, connaissance».10. «L'un» désigne Épistémon ; «l'autre», désigne la ville de Paris.11. Quintilien (v. 42-v. 100 ap. J.-C.) : rhéteur latin.12. Le chaldéen.13. Cosmographie : description de l'univers.14. Canon : règle, loi.15. Allusion aux spéculations symboliques et alchimiques de Raymond Lulle (XIIIe siècle).16. Les médecins juifs, très renommés, se fondent sur deux ouvrages fondamentaux : le Talmud et la Kabbale.17. Rabelais pratiquait la dissection.18. Salomon : roi d'Israël entre 971 et 930 av. J.-C. Fils du roi David et de Bethsabée, il est réputé pour sa sagesse.19. Tout le savoir humain.20. Gargantua écrit d'Utopie, référence à l'œuvre de Thomas More.

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1ère L 2014-2015 L’éducation humaniste Lectures analytiques 2

2 François Rabelais, Gargantua, chap. XXI, 1534, traduit en français moderne par Marie-Madeleine Fragonard.

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Quand Ponocrates1 eut bien saisi les tares du mode de vie de Gargantua, il décida de le former tout autrement, mais les premiers jours il le toléra, estimant que la nature ne supporte pas sans danger des changements trop brusques.

Aussi, pour mieux commencer son œuvre, il supplia un savant médecin du temps, nommé Séraphin Calobarsy, d'examiner s'il était possible de remettre Gargantua en bonne voie. Celui-ci le purgea selon les règles avec de l'ellébore d’Anticyre2 et par ce remède lui lava le cerveau de toutes ses habitudes perverties. C'est comme cela aussi que Ponocrates lui fit oublier tout ce qu'il avait appris de ses anciens précepteurs, ainsi que le faisait Thimothée3 à ses disciples qui avaient été formés par d'autres musiciens.

Pour y parvenir, il l'introduisit auprès des savants de la région, au contact desquels il gagna en esprit et en désir d'étudier autrement et de se mettre en valeur.

Ensuite, il lui imposa un tel rythme d'étude qu'il ne perdait pas un moment de la journée, mais passait tout son temps à étudier les Lettres et le savoir utile.

Gargantua se réveillait donc vers quatre heures du matin5. Pendant qu'on l'astiquait, on lui lisait une page de la divine Écriture, à haute et intelligible voix et avec une diction claire ; mission confiée à un jeune page natif de Basché6, nommé Anagnostes. En fonction du thème et du sujet de ce passage, il se consacrait à vénérer, adorer, prier et supplier le bon Dieu, dont la lecture montrait la majesté et le jugement merveilleux.

Puis il se retirait aux lieux d'aisances pour se purger de ses excréments naturels. Là son précepteur répétait ce qui avait été lu en lui en expliquant les points les plus obscurs et difficiles.

En revenant, ils considéraient l'état du ciel : s'il se présentait comme ils l'avaient noté le soir précédent, dans quelle partie du zodiaque entraient le soleil et la lune pour la journée.

Cela fait, il était habillé, peigné, coiffé, adorné7 et parfumé ; pendant ce temps on lui répétait les leçons de la veille. Lui-même les récitait par cœur et en tirait quelques conclusions pratiques sur la condition humaine ; ils y passaient parfois jusqu'à deux ou trois heures, mais d'habitude ils s'arrêtaient lorsqu'il avait fini de s'habiller.

Puis pendant trois bonnes heures on lui faisait la lecture. Cela fait, ils sortaient, en conversant toujours du sujet de la

leçon, et ils allaient se récréer au Jeu de Paume du Grand Braque ou dans une prairie ; ils jouaient à la balle ou à la

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paume, s'exerçant le corps aussi lestement qu'ils l'avaient fait auparavant de leur esprit.

Ils jouaient librement, abandonnant la partie quand ils voulaient et s'arrêtant ordinairement quand ils étaient bien en sueur ou fatigués. Alors, bien essuyés et frottés, ils changeaient de chemise et, se promenant tranquillement, ils allaient voir si le déjeuner était prêt. En attendant, ils récitaient clairement, et en y mettant le ton, quelques sentences retenues de la leçon.

Cependant, Monsieur l'Appétit venait, et ils s'asseyaient à table au moment opportun.

Au début du repas, on lisait quelque histoire plaisante tirée des anciennes légendes8, jusqu'à ce qu'il eût bu son vin.

Alors, selon l'envie, on continuait la leçon ou bien ils commençaient à converser joyeusement ensemble ; les premiers temps ils parlaient des vertus, des propriétés efficaces et de la nature de tout ce qu'on leur servait à table : le pain, le vin, l'eau, le sel, les viandes, les poissons, les fruits, les herbes, les légumes, et la façon dont ils étaient apprêtés. De cette façon il apprit en peu de temps tous les passages se rapportant à ces sujets chez Pline, Athénée, Dioscoride, Galien, Porphyre, Opien, Polybe, Héliodore, Aristote, Élien9 et d'autres. En parlant, ils faisaient souvent, pour plus de sûreté, apporter à table les livres en question. Et il retint si bien en mémoire ce qu'on y disait qu'il n'y avait pas alors de médecin qui en sût moitié autant que lui. Par la suite, ils parlaient des leçons lues le matin ; après avoir achevé le repas d'une confiture de coings, il se curait les dents avec un tronc de giroflier et se lavait les mains et le visage de belle eau fraîche, puis ils rendaient grâce à Dieu de quelque beau cantique à la gloire de la grandeur et de la bonté divine.

1. Le précepteur de Gargantua porte un nom qui signifie «le travailleur».2. L'ellébore (ou hellébore) est une plante utilisée dès l'Antiquité, notamment pour lutter contre la folie. Au xvi6 siècle, l'ellébore d'Anticyre est très réputé pour ses vertus purgatives.3. Personnage connu grâce à Quintilien qui faisait payer deux fois plus cher le prix de ses leçons aux élèves qui avaient appris la musique avec d'autres que lui.4. «Disciple» garde son sens latin : «élève».5. Heure habituelle pour l'époque.6. Village d'Indre-et-Loire.7. Adorné : paré.8. Les aventures racontées dans les romans de chevalerie et aussi les aventures issues des épopées antiques.9. Pline, il s'agit de Pline l'Ancien (23-79), auteur d'une Histoire naturelle en 37 livres ; Athénée (II-IIIe siècle) est un grammairien et rhéteur grec ; Dioscoride (1er siècle), un médecin et botaniste grec ; Galien (131-201), un médecin grec, auteur de nombreux traités sur l'alimentation ; Porphyre (234-305), un philosophe néo-platonicien, auteur du Traité as l'abstinence de la chair animale ; Oppien IIIe siècle), l'auteur d'un poème sur la chasse et d'un autre sur la pêche ; Polybe (200-125 av. J.-C.), un historien grec dont les ouvrages ont une valeur scientifique ; Héliodore (IIe ou IVe siècle), l'auteur des Éthiopiques ; Aristote (384-322 av. J.-C), un philosophe grec, disciple de Platon ; Êlien (170-235), un auteur italien de langue grecque.

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1ère L 2014-2015 L’éducation humaniste Lectures analytiques 3 Louise Labé, épitre dédicatoire » Œuvres(1555)

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Étant le temps venu, Mademoiselle0, que les sévères lois des hommes n'empêchent plus les femmes de s'appliquer aux sciences et disciplines, il me semble que celles qui ont la commodité1 doivent employer cette honnête liberté que notre sexe a autrefois tant désirée, à apprendre celles-ci, et montrer aux hommes le tort qu'ils nous faisaient en nous privant du bien et de l'honneur qui nous en pouvait venir ; et si quelqu'une parvient en tel degré que2 de pouvoir mettre ses conceptions par écrit, le faire soigneusement et non dédaigner la gloire, et s'en parer plutôt que de chaînes, anneaux3 et somptueux habits, lesquels ne pouvons vraiment estimer nôtres que par usage. Mais l'honneur que la science nous procurera sera entièrement nôtre, et ne nous pourra être ôté, ni par finesse de larron4, ni par force d'ennemis, ni par longueur du temps. Si j'eusse été tant favorisée des Cieux, que d'avoir l'esprit grand assez pour comprendre ce dont II5 a eu envie, je servirais en cet endroit plus d'exemple que d'admonition6. Mais ayant passé partie de ma jeunesse à l'exercice de la musique, et ce qui m'a resté de temps l'ayant trouvé trop court pour la rudesse de mon entendement7, et ne pouvant de moi-même satisfaire au bon vouloir8 que je porte à notre sexe, de le voir non en beauté seulement, mais en science et vertu passer ou égaler les hommes, je ne puis faire autre chose que prier les vertueuses9 Dames d'élever un peu leurs esprits par-dessus leurs quenouilles et fuseaux, et s'employer à faire entendre au monde que si nous ne sommes faites pour commander, si ne devons-nous10 être dédaignées pour compagnes tant dans les affaires domestiques que publiques de ceux qui gouvernent et se font obéir. Et outre la réputation que notre sexe en recevra, nous aurons valu au public11 que les hommes mettront plus de peine et d'étude aux sciences vertueuses, de peur qu'ils n'aient honte de voir précéder12 celles desquelles ils ont prétendu être toujours supérieurs quasi en tout. Pour cela nous faut-il animer l'une l'autre à si louable entreprise, de laquelle ne devez éloigner ni épargner votre esprit, déjà de plusieurs et diverses grâces accompagné, ni votre jeunesse, et autres faveurs de fortune13, pour acquérir cet honneur que les lettres et sciences ont accoutumé porter aux personnes qui les suivent. S'il y a quelque chose recommandable après la gloire et l'honneur, le plaisir que l'étude des lettres a accoutumé donner nous y doit chacune inciter, qui est autre que les autres récréations14, desquelles quand on en a pris tant que l'on veut, on ne se peut vanter d'autre chose que d'avoir passé le temps.

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Mais celle de l'étude laisse un contentement de soi, qui nous demeure plus longuement. [...]

Notes

0.Clémence de Bourges, la dédicataire. 1. Qui ont la commodité : qui en ont la possibilité. 2. En tel degré que : à un tel niveau que. 3. Chaînes, anneaux : colliers, bagues. 4. Finesse de larron : ruse de voleur. 5. Il : le Ciel, Dieu. 6. Je me citerais en exemple plutôt que de donner des conseils. 7. Entendement : intelligence, capacité de compréhension. 8. Au bon vouloir : au désir positif. 9. Vertueuses : le mot sous-entend une force de caractère. 10. Ce n'est pas pour autant que nous devons... 11. Nous aurons eu le mérite, au bénéfice du public... 12. De peur d'avoir la honte de se laisser distancer par... 13. Fortune : chance, hasard. 14. Récréations : distractions.