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12- L_etrange Voyage de Monsieur Daldry - Marc Levy

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  • Marc Levy

    LTRANGE VOYAGEDE MONSIEUR DALDRY

    Roman

    Robert Laffont

  • Les prvisions sont difficiles faire, surtout lorsquelles concernent lavenir.

    Pierre DAC

  • Pauline Louis

    Georges

  • Je ne croyais pas la destine, aux petits signes de la vie censs nous guider vers les

    chemins prendre. Je ne croyais pas aux histoires des diseuses de bonne aventure, auxcartes qui vous prdisent lavenir. Je croyais la simplicit des concidences, la vrit duhasard.

    Alors, pourquoi avoir entrepris un si long voyage, pourquoi tre venue jusquici si tune croyais rien de tout cela ?

    cause dun piano. Un piano ? Il tait dsaccord, comme ces vieux pianos de bastringue chous dans les mess

    dofficiers. Il avait quelque chose de particulier, ou peut-tre tait-ce celui qui en jouait. Qui en jouait ? Mon voisin de palier, enfin, je nen suis pas tout fait certaine. Cest parce que ton voisin jouait du piano que tu es l ce soir ? Dune certaine faon. Lorsque ses notes rsonnaient dans la cage descalier,

    jentendais ma solitude ; ctait pour la fuir que javais accept ce week-end Brighton. Il faut que tu me racontes tout depuis le dbut, les choses mapparatraient plus

    clairement si tu me les prsentais dans lordre. Cest une longue histoire. Rien ne presse. Le vent vient du large, le temps est la pluie, dit Rafael en

    sapprochant de la fentre. Je ne reprendrai la mer que dans deux ou trois jours, aumieux. Je vais nous prparer du th et tu me raconteras ton histoire, et tu dois mepromettre de noublier aucun dtail. Si le secret que tu mas confi est vrai, si noussommes dsormais lis pour toujours, jai besoin de savoir.

    Rafael sagenouilla devant le pole en fonte, ouvrit la trappe et souffla sur les braises.La maison de Rafael tait aussi modeste que sa vie. Quatre murs, une seule pice, une

    toiture sommaire, un plancher us, un lit, une vasque surplombe dun vieux robinet doleau coulait la temprature du jour, glaciale en hiver et tide en t quand il aurait fallule contraire. Une seule fentre, mais elle ouvrait sur lembouchure du Bosphore ; depuisla table o Alice tait assise on pouvait voir les grands navires sengager dans le dtroit et,derrire eux, les rives de lEurope.

    Alice but une gorge du th que Rafael venait de lui servir et commena son rcit.

  • 1.

    Londres, vendredi 22 dcembre 1950

    Laverse tambourinait sur la verrire qui surplombait le lit. Une lourde pluie dhiver. Il

    en faudrait bien dautres pour finir de laver la ville des salissures de la guerre. La paixnavait que cinq ans et la plupart des quartiers portaient encore les stigmates desbombardements. La vie reprenait son cours, on se rationnait, moins que lanneprcdente, mais suffisamment pour se souvenir des jours o lon avait pu manger satit, consommer de la viande autrement quen conserve.

    Alice passait la soire chez elle, en compagnie de sa bande damis. Sam, libraire chezHarrington & Sons et excellent contrebassiste, Anton, menuisier et trompettiste hors pair,Carol, infirmire rcemment dmobilise et aussitt engage lhpital de Chelsea, etEddy qui gagnait sa vie un jour sur deux, en chantant au pied des escaliers de la gareVictoria ou dans les pubs quand cela lui tait permis.

    Cest lui qui suggra, pendant la soire, daller faire une vire le lendemain Brightonpour clbrer la venue de Nol. Les attractions qui stendaient le long de la grande jeteavaient rouvert et, un samedi, la fte foraine battrait son plein.

    Chacun avait compt la monnaie au fond de ses poches. Eddy avait rcolt un peudargent dans un bar de Notting Hill, Anton avait reu de son patron une petite prime defin danne, Carol navait pas un sou, mais elle nen avait jamais et ses vieux copainstaient habitus toujours tout payer pour elle, Sam avait vendu une cliente amricaineune dition originale de La Traverse des apparences et une seconde dition deMrs Dalloway, de quoi toucher en un jour le salaire dune semaine. Quant Alice, elledisposait de quelques conomies, elle mritait bien de les dpenser, elle avait travailltoute lanne comme une forcene et, de toute faon, elle aurait trouv nimporte quelleexcuse pour passer un samedi en compagnie de ses amis.

    Le vin quAnton avait apport avait un got de bouchon et un arrire-got de vinaigre,mais tous en avaient bu suffisamment pour chanter en chur, un peu plus fort dechanson en chanson, jusqu ce que le voisin de palier, M. Daldry, vienne frapper laporte.

    Sam, le seul qui eut le courage daller ouvrir, promit que le bruit cesserait sur-le-champ, il tait dailleurs temps que chacun rentre chez soi. M. Daldry avait accept sesexcuses, non sans avoir dclar dun ton un peu hautain quil cherchait le sommeil et

  • apprcierait que son voisinage ne rende pas la chose impossible. La maison victoriennequils partageaient navait pas vocation se transformer en club de jazz, entendre leursconversations travers les murs tait dj suffisamment dsagrable. Puis il taitretourn dans son appartement, juste en face.

    Les amis dAlice avaient pass manteaux, charpes et bonnets, et lon stait donnrendez-vous le lendemain matin dix heures Victoria Station, sur le quai du train deBrighton.

    Une fois seule, Alice remit un peu dordre dans la grande pice qui, selon le momentde la journe, servait datelier, de salle manger, de salon ou de chambre coucher.

    Elle transformait son canap en lit, quand elle se redressa brusquement pour regarderla porte dentre. Comment son voisin avait-il eu le toupet de venir interrompre une sibelle soire et de quel droit avait-il fait ainsi intrusion chez elle ?

    Elle attrapa le chle qui pendait au porte-manteau, se regarda dans le petit miroir delentre, reposa le chle qui la vieillissait, et alla dun pas dcid frapper son tour chezM. Daldry. Mains sur les hanches, elle attendit quil lui ouvre.

    Dites-moi quil y a le feu et que votre hystrie soudaine na dautre raison que de mesauver des flammes, soupira ce dernier dun air pinc.

    Dabord, onze heures du soir une veille de week-end nest pas une heure indue, etpuis je supporte vos gammes assez souvent pour que vous tolriez un peu de bruit pourune fois que je reois !

    Vous recevez vos bruyants camarades tous les vendredis, et vous avez pourregrettable coutume de forcer systmatiquement sur la bouteille, ce qui nest pas sanseffet sur mon sommeil. Et, pour votre gouverne, je ne possde pas de piano, les gammesdont vous vous plaignez doivent tre luvre dun autre voisin, peut-tre la dame dudessous. Je suis peintre, mademoiselle, et non musicien, la peinture, elle, ne fait pas debruit. Que cette vieille maison tait calme quand jen tais le seul occupant !

    Vous peignez ? Que peignez-vous exactement, monsieur Daldry ? demanda Alice. Des paysages urbains. Cest drle, je ne vous voyais pas peintre, je vous imaginais Vous imaginiez quoi, mademoiselle Pendelbury ? Je mappelle Alice, vous devriez connatre mon prnom puisque aucune de mes

    conversations ne vous chappe. Je ny suis pour rien si les murs qui nous sparent ne sont pas pais. Maintenant

    que nous sommes officiellement prsents, puis-je retourner me coucher ou souhaitez-vous poursuivre cette conversation sur le palier ?

    Alice regarda son voisin quelques instants. Quest-ce qui ne tourne pas rond chez vous ? demanda-t-elle. Je vous demande pardon ? Pourquoi campez-vous ce personnage distant et hostile ? Entre voisins, nous

    pourrions faire un petit effort afin de nous entendre, ou au moins faire semblant.

  • Je vivais ici bien avant vous, mademoiselle Pendelbury, mais depuis que vous voustes installe dans cet appartement, que jesprais rcuprer, ma vie est pour le moinsperturbe et ma tranquillit nest plus quun lointain souvenir. Combien de fois tes-vousvenue frapper ma porte parce quil vous manquait du sel, de la farine ou un peu demargarine, quand vous cuisiniez pour vos si charmants amis, ou une bougie, lorsque lecourant est coup ? Vous tes-vous jamais demand si vos frquentes intrusions venaienttroubler mon intimit ?

    Vous vouliez occuper mon appartement ? Je voulais en faire mon atelier. Vous tes la seule dans cette maison bnficier

    dune verrire. Hlas, vos charmes ont eu les faveurs de notre propritaire, alors je mecontente de la ple lumire qui traverse mes modestes fentres.

    Je nai jamais rencontr notre propritaire, jai lou cet appartement parlintermdiaire dune agence.

    Pouvons-nous en rester l pour ce soir ? Cest pour cela que vous me battez froid depuis que je vis ici, monsieur Daldry ?

    Parce que jai obtenu latelier que vous dsiriez ? Mademoiselle Pendelbury, ce qui est froid linstant prsent, ce sont mes pieds. Les

    pauvres sont soumis aux courants dair que notre conversation leur impose. Si vous nyvoyez pas dinconvnient, je vais me retirer avant de menrhumer. Je vous souhaite uneagrable nuit, la mienne sera courte grce vous.

    M. Daldry referma dlicatement sa porte au nez dAlice. Quel trange personnage ! marmonna-t-elle en rebroussant chemin. Je vous ai entendue, cria aussitt Daldry depuis son salon. Bonsoir, mademoiselle

    Pendelbury.De retour chez elle, Alice fit un brin de toilette avant daller se blottir sous ses draps.

    Daldry avait raison, lhiver avait envahi la maison victorienne et le faible chauffage nesuffisait pas faire grimper le mercure. Elle attrapa un livre sur le tabouret qui lui servaitde table de chevet, en lut quelques lignes et le reposa. Elle teignit la lumire et attenditque ses yeux saccommodent la pnombre. La pluie ruisselait sur la verrire, Alice eutun frisson et se mit songer la terre dtrempe en fort, aux feuilles qui sedcomposent lautomne dans les chnaies. Elle inspira profondment et une note tidedhumus lenvahit.

    Alice avait un don particulier. Ses facults olfactives bien suprieures la normale luipermettaient de distinguer la moindre senteur et de la mmoriser jamais. Elle passaitses journes, penche sur la longue table de son atelier, travaillant combiner desmolcules pour obtenir laccord qui deviendrait peut-tre un jour un parfum. Alice tait nez . Elle travaillait en solitaire, et faisait chaque mois la tourne des parfumeurs deLondres pour leur proposer ses formules. Au printemps dernier, elle avait russi convaincre lun deux de commercialiser une de ses crations. Son eau dglantine avait sduit un parfumeur de Kensington et rencontr un certain succs auprs de sa

  • clientle huppe, de quoi lui assurer une petite rente mensuelle qui lui permettait devivre un peu mieux que les annes prcdentes.

    Elle ralluma sa lampe de chevet et sinstalla sa table de travail. Elle saisit troismouillettes quelle plongea dans autant de flacons et, jusque tard dans la nuit, elle recopiasur son cahier les notes quelle obtenait.

    *

    La sonnerie du rveil tira Alice de son sommeil, elle lana son oreiller pour le faire

    taire. Un soleil voil par la brume matinale clairait son visage. Fichue verrire ! grommela-t-elle.Puis le souvenir dun rendez-vous sur un quai de gare eut raison de son envie de

    paresser.Elle se leva dun bond, prit quelques vtements au hasard dans son armoire et se

    prcipita vers la douche.En sortant de chez elle, Alice jeta un coup dil sa montre, en autobus elle

    narriverait jamais temps Victoria Station. Elle siffla un taxi et, aussitt bord, suppliale chauffeur de prendre litinraire le plus rapide.

    Lorsquelle arriva la gare, cinq minutes avant le dpart du train, une longue file devoyageurs stirait devant les guichets. Alice regarda vers le quai et sy rendit au pas decourse.

    Anton lattendait devant le premier wagon. Mais que faisais-tu, bon sang ? Dpche-toi, grimpe ! lui dit-il en laidant monter

    sur le marchepied.Elle sinstalla bord du compartiment o sa bande damis lattendait. Selon vous, quelle est la probabilit que nous soyons contrls ? demanda-t-elle en

    sasseyant, essouffle. Je te donnerais bien mon billet si jen avais achet un, rpondit Eddy. Je dirais une chance sur deux, enchana Carol. Un samedi matin ? Moi, je pencherais pour une sur trois Nous verrons bien

    larrive, conclut Sam.Alice appuya sa tte contre la vitre et ferma les yeux. Une heure de trajet sparait la

    capitale de la station balnaire. Elle dormit pendant tout le voyage.Gare de Brighton, un contrleur rcuprait les billets des voyageurs la sortie du quai.

    Alice sarrta devant lui et fit semblant de chercher dans ses poches. Eddy limita. Antonsourit et remit chacun deux un titre de transport.

    Cest moi qui les avais, dit-il au contrleur.Il prit Alice par la taille et lentrana vers le hall. Ne me demande pas comment je savais que tu serais en retard. Tu es toujours en

    retard ! Quant Eddy, tu le connais aussi bien que moi, cest un resquilleur dans lme et

  • je ne voulais pas que cette journe soit gche avant mme de commencer.Alice sortit deux shillings de sa poche et les tendit Anton, mais ce dernier referma la

    main de son amie sur les pices de monnaie. Allons-y maintenant, dit-il. La journe va passer si vite, je ne veux rien rater.Alice le regarda sloigner en gambadant ; elle eut une vision fugace de ladolescent

    quelle avait connu, et cela la fit sourire. Tu viens ? dit-il en se retournant.Ils descendirent Queens Road et West Street vers la promenade qui longe le bord de

    mer. La foule y tait dj dense. Deux grandes jetes avanaient sur les flots. Les dificesen bois qui les surplombaient leur donnaient des allures de grands navires.

    Cest sur le Palace Pier que se trouvaient les attractions foraines.

  • La bande damis arriva au pied de lhorloge qui en marquait lentre. Anton acheta le

    billet dEddy et fit signe Alice quil stait dj charg du sien. Tu ne vas pas minviter toute la journe, lui souffla-t-elle loreille. Et pourquoi pas, si cela me fait plaisir ? Parce quil ny a aucune raison pour que Me faire plaisir nest pas une bonne raison ? Quelle heure est-il ? demanda Eddy. Jai faim. quelques mtres de l, devant le grand btiment qui abritait le jardin dhiver, se

    trouvait un stand de fish and chips. Les relents de friture et de vinaigre parvenaientjusqu eux. Eddy se frotta le ventre et entrana Sam vers la gurite. Alice fit une moue dedgot en se joignant au groupe. Chacun passa commande, Alice paya le vendeur et sourit Eddy en lui offrant une barquette de poisson frit.

    Ils djeunrent accouds la balustrade. Anton, silencieux, regardait les vagues sefaufiler entre les piliers de la jete. Eddy et Sam refaisaient le monde. Eddy avait pourpasse-temps favori de critiquer le gouvernement. Il accusait le Premier ministre de nerien faire ou pas assez pour les plus dmunis, de navoir pas su engager de grands travauxpour acclrer la reconstruction de la ville. Aprs tout, il aurait suffi dembaucher tousceux qui navaient pas de boulot et ne mangeaient pas leur faim. Sam lui parlaitconomie, arguait de la difficult trouver de la main-duvre qualifie, et quand Eddybillait, il le traitait danarchiste fainant, ce qui ne dplaisait pas tant que cela soncopain. Ils avaient fait la guerre dans le mme rgiment et lamiti qui les liait taitindfectible, quelles que soient leurs divergences dopinions.

    Alice se tenait un peu lcart du groupe, pour fuir les odeurs de friture tropsoutenues son got. Carol la rejoignit, elles restrent toutes deux un moment sans riendire, le regard riv sur le large.

    Tu devrais faire attention Anton, murmura Carol. Pourquoi, il est malade ? interrogea Alice. Damour pour toi ! Pas besoin dtre infirmire pour sen rendre compte. Passe un

    jour lhpital, je ferai examiner tes yeux, tu as d devenir bien myope pour ne pas tenrendre compte.

    Tu dis nimporte quoi, nous nous connaissons depuis ladolescence, il ny a riendautre entre nous quune trs longue amiti.

    Je te demande juste de faire attention lui, linterrompit Carol. Si tu prouves dessentiments son gard, inutile de tergiverser. Nous serons tous heureux de vous savoirensemble, vous vous mritez lun lautre. Dans le cas contraire, ne sois pas si ambigu, tule fais souffrir pour rien.

    Alice changea de place pour tourner le dos au groupe et se mettre face Carol.

  • En quoi suis-je ambigu ? En feignant dignorer que jai le bguin pour lui, par exemple, rpondit Carol.Deux mouettes se rgalrent des restes de poisson et de chips que Carol lana la

    mer. Elle jeta sa barquette dans une corbeille et alla retrouver les garons. Tu restes l guetter le reflux de la mare ou tu viens avec nous ? demanda Sam

    Alice. Nous allons nous promener dans la galerie des jeux darcade, jai repr unemachine o lon peut gagner un cigare dun coup de massue, ajouta-t-il en retroussant sesmanches.

    On alimentait lappareil raison dun quart de penny par tentative. Le ressort surlequel il fallait frapper, le plus fort possible, envoyait valdinguer en lair une boule defonte ; si celle-ci faisait tinter la cloche situe sept pieds de hauteur, on repartait uncigare au bec. Mme si ctait loin dtre un havane, Sam trouvait que fumer le cigareavait un chic fou. Il sy reprit huit fois et abandonna deux pennies, probablement ledouble de ce quil aurait dbours pour en acheter un daussi mauvaise qualit chez lemarchand de tabac, quelques pas de l.

    File-moi une pice et laisse-moi faire, dit Eddy.Sam lui tendit un quart de penny et recula. Eddy souleva la masse comme sil stait

    agi dun simple marteau et la laissa retomber sur le ressort sans plus deffort que cela. Laboule de fonte jaillit et fit tinter la cloche. Le forain lui remit son gain.

    Celui-ci est pour moi, dclara Eddy, redonne-moi une pice, je vais essayer de tengagner un.

    Une minute plus tard, les deux compres allumaient leur cigare, Eddy tait ravi, Samfaisait ses comptes voix basse. ce prix-l, il aurait pu soffrir un paquet de cigarettes.Vingt Embassy contre un mauvais cigare, cela laissait rflchir.

    Les garons reprrent le circuit dautos tamponneuses, ils changrent un regard etse retrouvrent presque aussitt assis chacun dans une voiture. Tous trois donnaient duvolant et crasaient la pdale dacclrateur pour percuter les autres, le plus fort possible,sous les regards consterns des filles. la fin du tour, ils prirent dassaut le stand de tir.Anton tait de loin le plus habile. Pour avoir plac cinq plombs dans le mille, il remportaune thire en porcelaine quil offrit Alice.

    Carol, lcart du groupe, observait le carrousel o des chevaux de bois tournaientsous des guirlandes illumines.

    Anton sapprocha delle et la prit par le bras. Je sais, cest un truc de gosse, soupira Carol, mais si je te disais que je nen ai jamais

    fait Tu nes jamais monte sur un mange quand tu tais petite ? demanda Anton. Jai grandi la campagne, aucune fte foraine ne sarrtait dans mon village. Et,

    lorsque je suis venue Londres faire mes tudes dinfirmire, javais pass lge et puis laguerre est arrive et

    Et maintenant tu voudrais bien faire un tour Alors, suis-moi, dit Anton en

  • entranant Carol vers la gurite o lon achetait les billets, je toffre ton baptme dechevaux de bois. Tiens, grimpe sur celui-ci, dit-il en dsignant une monture la criniredore, les autres me paraissent plus nerveux et, pour une premire fois, mieux vaut treprudent.

    Tu ne viens pas avec moi ? demanda Carol. Ah non, trs peu pour moi, rien que de les regarder, a me donne le tournis. Mais je

    te promets de faire un effort, je ne te quitterai pas des yeux.Une sonnerie retentit, Anton descendit de lestrade. Le carrousel prit de la vitesse.Sam, Alice et Eddy se rapprochrent pour observer Carol, seule adulte au milieu dune

    kyrielle de gamins qui se moquaient delle et la montraient du doigt. Au deuxime tour,des larmes coulaient sur les joues de leur amie, qui les schait tant bien que mal dunrevers de la main.

    Cest malin ! dit Alice Anton en lui assenant un coup sur lpaule. Je pensais bien faire, je ne comprends pas ce quelle a, cest elle qui voulait Faire une promenade cheval avec toi, imbcile, et non se ridiculiser en public. Puisque Anton te dit quil voulait bien faire ! rtorqua Sam. Si vous tiez un tant soit peu gentlemen, vous iriez la chercher au lieu de rester

    plants l.Le temps que lun et lautre se consultent, Eddy avait dj grimp sur le carrousel et

    remontait la file de chevaux, administrant par-ci par-l une giflette aux mmes quiricanaient trop son got. Le mange continuait sa ronde infernale, Eddy arriva enfin lahauteur de Carol.

    Vous avez besoin dun palefrenier, ce quil parat, mamselle ? dit-il en posant samain sur la crinire du cheval de bois.

    Je ten supplie, Eddy, aide-moi descendre.Mais Eddy sinstalla califourchon sur la croupe du cheval et enserra la cavalire dans

    ses bras. Il se pencha son oreille. Si tu crois quon va laisser ces petits morveux sen tirer comme a ! On va tellement

    samuser quils vont en crever de jalousie. Ne te sous-estime pas, ma vieille, souviens-toique, pendant que je me pochtronnais dans des pubs, tu portais des brancards sous lesbombes. La prochaine fois que nous passerons devant nos imbciles damis, je veuxtentendre rire aux clats, tu mas compris ?

    Et comment veux-tu que je fasse a, Eddy ? demanda Carol en hoquetant. Si tu crois tre ridicule sur ce canasson au milieu de ces moutards, pense moi,

    derrire toi, avec mon cigare et ma casquette.Et, au tour suivant, Eddy et Carol riaient gorge dploye.Le mange ralentit et simmobilisa. Pour se faire pardonner, Anton offrit une tourne de bire la buvette, un peu plus

    loin. Les haut-parleurs grsillrent et, soudain, un fox-trot endiabl envahit la coursive.

  • Alice regarda laffichette placarde sur un mt : Harry Groombridge et son orchestreaccompagnaient une comdie musicale dans lancien grand thtre de la jete transformen caf aprs la guerre.

    On y va ? suggra Alice. Quest-ce qui nous en empcherait ? questionna Eddy. Nous raterions le dernier train et, en cette saison, je ne me vois pas dormir sur la

    plage, rpondit Sam. Pas si sr, rtorqua Carol. Le spectacle termin, nous aurons une bonne demi-heure

    pour rejoindre la gare pied. Cest vrai quil commence faire drlement froid, je neserais pas contre me rchauffer un peu en dansant. Et puis, juste avant Nol, ce serait unmerveilleux souvenir, vous ne trouvez pas ?

    Les garons navaient pas de meilleure ide proposer. Sam fit un rapide calcul ;lentre cotait deux pennies, sils faisaient demi-tour, ses amis voudraient probablementaller dner dans un pub et il tait plus conomique dopter pour le spectacle.

    La salle tait comble, les spectateurs se pressaient devant la scne, la plupartdansaient. Anton entrana Alice et poussa Eddy dans les bras de Carol, Sam samusa desdeux couples et sloigna de la piste.

    Comme Anton lavait pressenti, la journe avait pass bien trop vite. Lorsque la troupevint saluer lauditoire, Carol fit signe ses amis, il tait temps de rebrousser chemin. Ilsse faufilrent vers la sortie.

    Les lampions ballotts par la brise donnaient limmense jete, en cette nuit dhiver,lair dun trange paquebot illuminant de tous ses feux une mer quil ne prendrait jamais.

  • La bande damis avanait vers la sortie, une diseuse de bonne aventure fit un grand

    sourire Alice depuis son kiosque. Tu nas jamais rv de savoir ce que te rserve lavenir ? demanda Anton. Non, jamais. Je ne crois pas que le futur soit crit, rpondit Alice. Au dbut de la guerre, une voyante avait prdit mon frre quil survivrait,

    condition de dmnager, dit Carol. Il avait oubli depuis longtemps cette prophtie quandil a incorpor son unit ; deux semaines plus tard, son immeuble sest effondr sous lesbombes allemandes. Aucun de ses voisins ne sen est tir.

    Tu parles dun don de voyance ! rpondit schement Alice. Personne ne savait alors que Londres connatrait le Blitz, rtorqua Carol. Tu veux aller consulter loracle ? demanda Anton dun ton amus. Ne sois pas idiot, nous avons un train prendre. Pas avant trois quarts dheure, le spectacle sest termin un peu plus tt que prvu.

    Nous avons le temps. Vas-y, je te loffre ! Je nai aucune envie daller couter les boniments de cette vieillarde. Laisse Alice tranquille, intervint Sam, tu ne vois pas que a lui fiche la trouille ? Mais vous magacez tous les trois, je nai pas peur, je ne crois pas aux

    cartomanciennes ni aux boules de cristal. Et puis en quoi cela vous intresse de connatremon avenir ?

    Peut-tre que lun de ces gentlemen rve secrtement de savoir sil finira par tavoirdans son lit ? souffla Carol.

    Anton et Eddy se retournrent, stupfaits. Carol avait rougi et, pour faire bonne figure,elle leur adressa un petit sourire narquois.

    Tu pourrais lui demander si nous allons ou non rater notre train, ce serait au moinsune rvlation intressante, enchana Sam, et puis nous pourrions le vrifier assezrapidement.

    Blaguez tant que vous voulez, moi jy crois, continua Anton. Si tu y vas, jy vais justeaprs.

    Les amis dAlice avaient form un cercle autour delle et ne la quittaient pas des yeux. Vous savez que vous devenez vraiment stupides, dit-elle en se frayant un passage. Froussarde ! lana Sam.Alice se retourna brusquement. Bien, puisque jai affaire quatre gamins attards qui veulent tous rater leur train,

    je vais aller couter les inepties de cette femme et ensuite nous rentrerons. Cela vous vacomme a ? demanda-t-elle en tendant la main vers Anton. Tu me donnes ces deuxpennies oui ou non ?

    Anton fouilla sa poche et remit les deux pices Alice qui se dirigea vers la diseuse de

  • bonne aventure.Alice avanait vers le kiosque, la voyante continuait de lui sourire, la brise marine

    redoubla, griffant ses joues et la forant baisser la tte comme sil lui tait soudaininterdit de soutenir le regard de la vieille dame. Sam avait peut-tre raison, la perspectivede cette exprience la drangeait plus quelle ne lavait suppos.

    La voyante invita Alice prendre place sur un tabouret. Ses yeux taient immenses,son regard dune profondeur abyssale, et le sourire qui ne la quittait pas, envotant. Il nyavait ni boule de cristal ni jeu de tarots sur son guridon, seulement ses longues mainstachetes de brun quelle tendait vers celles dAlice. leur contact, Alice ressentit unetrange douceur lenvahir, un bien-tre quelle navait pas connu depuis longtemps.

    Toi ma fille, jai dj vu ton visage, siffla la voyante. Depuis le temps que vous mobservez ! Tu ne crois pas mes dons, nest-ce pas ? Je suis dune nature rationnelle, rpondit Alice. Menteuse, tu es une artiste, une femme autonome et volontaire, mme sil arrive

    que la peur te freine. Mais quest-ce que vous avez tous ce soir vouloir que je sois apeure ? Tu navais pas lair rassur en venant vers moi.Le regard de la voyante plongea plus avant dans celui dAlice. Son visage tait

    maintenant tout prs du sien. Mais o ai-je dj crois ces yeux ? Dans une autre vie, peut-tre ? rpondit Alice dun ton ironique.La voyante, trouble, se redressa brusquement. Ambre, vanille et cuir, chuchota Alice. De quoi parles-tu ? De votre parfum, de votre amour pour lOrient. Moi aussi je perois certaines

    choses, dit Alice, encore plus insolente. Tu as un don, en effet, mais plus important encore, tu portes une histoire en toi

    dont tu ignores tout, rpondit la vieille dame. Ce sourire qui ne vous quitte jamais, demanda Alice narquoise, cest pour mieux

    mettre vos proies en confiance ? Je sais pourquoi tu es venue me voir, dit la voyante, cest amusant quand on y

    pense. Vous avez entendu mes amis me mettre au dfi ? Tu nes pas du genre que lon dfie facilement et tes amis ne sont pour rien dans

    notre rencontre. Qui dautre alors ? La solitude qui te hante et te tient veille la nuit. Je ne vois rien damusant cela. Dites-moi quelque chose qui me surprenne

    vraiment, ce nest pas que votre compagnie soit dsagrable, mais, sans mauvais jeu de

  • mots, jai vraiment un train prendre. Non, cest en effet plutt attristant, mais ce qui est amusant en revanche cest queSon regard se dtacha dAlice pour se perdre au loin. Alice en ressentit presque un

    sentiment dabandon. Vous alliez dire quelque chose ? demanda Alice. Ce qui est vraiment amusant, poursuivit la voyante en reprenant ses esprits, cest

    que lhomme qui comptera le plus dans ta vie, celui que tu cherches depuis toujours sanssavoir mme sil existe, cet homme-l est pass il y a quelques instants peine justederrire toi.

    Le visage dAlice se figea et elle ne put rsister lenvie de se retourner. Elle pivota surson tabouret pour napercevoir au loin que ses quatre amis qui lui faisaient signe quilfallait partir.

    Cest lun deux ? balbutia Alice. Cet homme mystrieux serait Eddy, Sam ouAnton ? Cest cela votre grande rvlation ?

    coute ce que je te dis Alice, et non ce que tu souhaiterais entendre. Je tai confique lhomme qui comptera le plus dans ta vie tait pass derrire toi. Il nest plus lmaintenant.

    Et ce prince charmant, o se trouve-t-il dsormais ? Patience, ma fille. Il te faudra rencontrer six personnes avant darriver jusqu lui. La belle affaire, six personnes, rien que a ? Le beau voyage, surtout Tu comprendras un jour, mais il est tard, et je tai rvl

    ce que tu devais savoir. Et puisque tu ne crois pas un mot de ce que je viens de te dire, maconsultation est gratuite.

    Non, je prfre vous payer. Ne sois pas sotte, disons que ce moment pass ensemble tait une visite amicale. Je

    suis heureuse de tavoir vue, Alice, je ne my attendais pas. Tu es quelquun de particulier,ton histoire lest, en tout cas.

    Mais quelle histoire ? Nous navons plus le temps, et puis tu y croirais encore moins. Va-ten, ou tes amis

    ten voudront de leur avoir fait rater leur train. Dpchez-vous, et soyez prudents, unaccident est vite arriv. Ne me regarde pas comme cela, ce que je viens de te dire ne relveplus du domaine de la voyance, mais du bon sens.

    La voyante ordonna Alice de la laisser. Alice la regarda quelques instants, les deuxfemmes changrent un dernier sourire et Alice rejoignit ses amis.

    Tu fais une de ces ttes ! Quest-ce quelle ta dit ? questionna Anton. Plus tard, vous avez vu lheure !Et, sans attendre de rponse, Alice slana vers le portique lentre de la jete. Elle a raison, dit Sam, il faut vraiment se presser, le train part dans moins de vingt

    minutes.Ils se mirent tous courir. Au vent qui soufflait sur la grve stait ajoute une fine

  • pluie. Eddy prit Carol par le bras. Fais attention, les rues sont glissantes, dit-il en lentranant dans sa course.Ils dpassrent la promenade et remontrent la rue dserte. Les lampadaires gaz

    clairaient faiblement la chausse. Au loin, on apercevait les lumires de la gare deBrighton, il leur restait moins de dix minutes. Une carriole cheval surgit alors quEddytraversait la rue.

    Attention ! hurla Anton.Alice eut la prsence desprit de retenir Eddy par la manche. Lattelage faillit les

    renverser et ils sentirent le souffle de la bte que le cocher tentait dsesprment defreiner.

    Tu mas sauv la vie ! hoqueta Eddy, choqu. Tu me remercieras plus tard, rpondit Alice, dpchons-nous.En arrivant sur le quai, ils se mirent hurler en direction du chef de gare qui retint sa

    lanterne et leur ordonna de monter dans la premire voiture. Les garons aidrent lesfilles sy hisser, Anton tait encore sur le marchepied quand le convoi sbranla. Eddylattrapa par lpaule et le tira lintrieur avant de refermer la portire.

    Ctait la seconde prs, souffla Carol. Et toi Eddy, tu mas fichu une de ces peurs,tu aurais vraiment pu passer sous les roues de cette carriole.

    Jai limpression quAlice a eu encore plus peur que toi, regardez-la, elle est plecomme un linge, dit Eddy.

    Alice ne disait plus un mot. Elle sassit sur la banquette et regarda par la vitre la villesloigner. Plonge dans ses penses, elle se remmora la voyante, ses paroles et, serappelant sa mise en garde, blmit plus encore.

    Alors, tu nous racontes ? lana Anton. Aprs tout, nous avons tous failli dormir labelle toile cause de toi.

    cause de votre stupide dfi, rtorqua schement Alice. a a dur un bon moment, est-ce quelle ta au moins appris quelque chose

    dincroyable ? interrogea Carol. Rien que je ne savais dj. Je vous lai dit, la voyance est un attrape-nigaud. Avec un

    bon sens de lobservation, un minimum dintuition et de conviction dans la voix, on peutabuser nimporte qui et lui faire croire nimporte quoi.

    Mais tu ne nous dis toujours pas ce que cette femme ta rvl, insista Sam. Je vous propose de changer de sujet de conversation, intervint Anton. Nous avons

    pass une trs belle journe, nous rentrons la maison, je ne vois aucune raison de sechercher des poux dans la tte. Je suis dsol, Alice, nous naurions pas d insister, tunavais pas envie dy aller et nous avons t tous un peu

    crtins, et moi la premire, poursuivit Alice en regardant Anton. Maintenant jaiune question bien plus passionnante. Quest-ce que vous faites pour la veille de Nol ?

    Carol se rendait St. Mawes, auprs de sa famille. Anton dnait en ville chez sesparents. Eddy avait promis sa sur de passer la soire chez elle, ses petits neveux

  • attendaient le pre Nol, et son beau-frre lui avait demand de bien vouloir tenir ce rle.Il avait mme lou un costume. Difficile de se dfiler alors que son beau-frre ledpannait souvent, sans jamais rien dire sa sur. Quant Sam, il tait convi unesoire organise par son employeur, au bnfice des enfants de lorphelinat deWestminster, et il avait pour mission de distribuer les cadeaux.

    Et toi, Alice ? demanda Anton. Je je suis aussi invite une soire. O a ? insista Anton.Carol lui donna un coup de pied dans le tibia. Elle sortit un paquet de biscuits de son

    sac, dclarant quelle avait une faim de loup. Elle proposa un Kit Kat chacun et lana unregard foudroyant Anton qui se frottait le mollet, outr.

    Le train entra en gare de Victoria. Lcre fume de la locomotive envahissait le quai.Au bas des grands escaliers, lodeur de la rue ntait pas plus agrable. Un brouillard paisemprisonnait le quartier, poussires du charbon qui se consumait longueur de journedans les chemines des maisons, poussires qui flottaient autour des rverbres dont leslampes au tungstne dissminaient une triste lueur orange dans la brume.

    Les cinq compres guettrent larrive du tram. Alice et Carol furent les premires en descendre, elles habitaient trois rues lune de lautre.

    Au fait, dit Carol en saluant Alice au bas de son immeuble, si tu changeais davis etrenonais ta soire, tu pourrais venir passer Nol St. Mawes, maman rve de teconnatre. Je lui parle souvent de toi dans mes lettres et ton mtier lintrigue beaucoup.

    Tu sais, mon mtier, je ne sais pas trs bien en parler, dit Alice en remerciant Carol.Elle embrassa son amie et sengouffra dans la cage descalier.Elle entendit juste au-dessus les pas de son voisin qui rentrait chez lui. Elle sarrta

    pour ne pas le croiser sur le palier, elle ntait plus dhumeur discuter.

    * Il faisait presque aussi froid dans son appartement que dans les rues de Londres. Alice

    conserva son manteau sur ses paules et ses mitaines aux mains. Elle remplit labouilloire, la posa sur le rchaud, attrapa un pot de th sur ltagre en bois et ny trouvaque trois brins oublis. Sur la table de son atelier, elle ouvrit le tiroir dun petit coffret quicontenait des ptales de roses schs. Elle en mietta quelques-uns dans la thire, yversa leau brlante, sinstalla sur son lit et reprit le livre referm la veille.

    Soudain, la pice fut plonge dans lobscurit. Alice grimpa sur son lit et regarda par laverrire. Le quartier tout entier tait dans le noir. Les coupures de courant frquentesduraient souvent jusquau petit matin. Alice se mit la recherche dune bougie ; ct dulavabo, un petit monticule de cire brune lui rappela quelle avait utilis la dernire lasemaine prcdente.

    Elle tenta en vain den rallumer la courte mche, la flamme vacilla, crpita et finit par

  • steindre.Ce soir-l, Alice voulait crire, poser sur le papier des notes deau sale, du bois des

    vieux manges, des rambardes ronges par les embruns. Ce soir-l, plonge dans la nuitnoire, Alice ne trouverait pas le sommeil. Elle avana jusqu sa porte, hsita et,soupirant, se rsigna traverser le palier pour demander une fois de plus de laide sonvoisin.

    Daldry lui ouvrit sa porte, une bougie la main. Il portait un bas de pyjama en coton etun pull col roul, sous une robe de chambre en soie bleu marine. La lueur de la bougiedonnait une drle de teinte son visage.

    Je vous attendais, mademoiselle Pendelbury. Vous mattendiez ? rpondit-elle, surprise. Depuis que le courant a t coup. Je ne dors pas en robe de chambre, figurez-vous.

    Tenez, voil ce que vous alliez me demander ! dit-il en sortant une bougie de sa poche.Cest bien ce que vous tes venue chercher, nest-ce pas ?

    Je suis dsole, monsieur Daldry, dit-elle en baissant la tte, je vais vraiment penser en racheter.

    Je ny crois plus beaucoup, mademoiselle. Vous pouvez mappeler Alice, vous savez. Bonne nuit, mademoiselle Alice.Daldry referma sa porte, Alice rentra chez elle. Mais, quelques instants plus tard, elle

    entendit frapper. Alice ouvrit, Daldry se tenait devant elle, une bote dallumettes lamain.

    Je suppose que cela aussi vous manquait ? Les bougies sont bien plus utilesallumes. Ne me regardez pas comme a, je ne suis pas devin. La dernire fois, vousnaviez pas non plus dallumettes et, comme je voudrais vraiment me coucher, jai prfrprendre les devants.

    Alice se garda bien davouer son voisin quelle avait craqu sa dernire allumettepour se prparer une tisane. Daldry alluma la mche et sembla satisfait quand la flammemordit la cire.

    Jai dit quelque chose qui vous a fche ? demanda Daldry. Pourquoi cela ? rpondit Alice. Vous avez lair bien sombre tout coup. Nous sommes dans la pnombre, monsieur Daldry. Si je dois vous appeler Alice, il faudra aussi mappeler par mon prnom, Ethan. Trs bien, je vous appellerai Ethan, rpliqua Alice en souriant son voisin. Mais, quoi que vous en disiez, vous avez quand mme lair contrari. Je suis juste fatigue. Alors, je vous laisse. Bonne nuit, mademoiselle Alice. Bonne nuit, monsieur Ethan.

  • 2.

    Dimanche 24 dcembre 1950

    Alice sortit faire quelques courses. Tout tait ferm dans son quartier ; elle prit

    lautobus en direction du march de Portobello.Elle sarrta chez lpicier ambulant, dcide sacheter tout ce qui serait ncessaire

    pour un vrai repas de fte. Elle choisit trois beaux ufs et oublia sa rsolution de faire desconomies devant deux tranches de bacon. Un peu plus loin, ltal du boulanger proposaitde merveilleux gteaux, elle soffrit une brioche aux fruits confits et un petit pot de miel.

    Ce soir, elle dnerait dans son lit en compagnie dun bon livre. Une longue nuit et, lelendemain, elle aurait retrouv sa joie de vivre. Quand elle manquait de sommeil, Alicetait dhumeur maussade, et elle avait pass bien trop de temps la table de son atelierces dernires semaines. Un bouquet de roses anciennes dispos dans la vitrine dufleuriste attira son attention. Ce ntait pas trs raisonnable, mais, aprs tout, ctait Nol.Et puis, une fois sches, elle en utiliserait les ptales. Elle entra dans lchoppe,dboursa deux shillings et repartit le cur en liesse. Elle poursuivit sa promenade et fitune nouvelle halte devant la parfumerie. Un panneau ferm pendait la poigne de laporte du magasin. Alice approcha son visage de la vitrine et reconnut parmi les flaconslune de ses crations. Elle la salua, comme on salue un proche, et repartit vers larrtdautobus.

    De retour chez elle, elle rangea ses achats, mit les fleurs dans un vase et dcida dallerse promener au parc. Elle croisa son voisin au bas des escaliers, lui aussi semblait revenirdu march.

    Nol, que voulez-vous ! dit-il un peu gn devant labondance de victuailles dansson panier.

    Nol, en effet, rpondit Alice. Vous recevez ce soir ? demanda-t-elle. Grand Dieu, non ! Jai horreur des festivits, dit-il en chuchotant, conscient de

    lindcence de sa confidence. Vous aussi ? Et ne me parlez pas du jour de lan, je crois que cest encore pire ! Comment dcider

    lavance de ce qui sera ou non un jour de fte ? Qui peut savoir avant de se lever sil seradans de bonnes dispositions ? Se forcer tre heureux, je trouve cela passablementhypocrite.

  • Mais il y a les enfants Je nen ai pas, raison de plus pour ne pas faire semblant. Et puis cette obsession de

    leur faire croire au pre Nol On pourra dire ce quon veut, moi, je trouve a moche. Ilfaut bien finir un jour par leur avouer la vrit, alors quoi bon ? Je trouve mme cela unpeu sadique. Les plus attards se tiennent carreau pendant des semaines, guettant lavenue du gros bonhomme rougeaud, et se sentent affreusement trahis lorsque leursparents leur avouent linfme supercherie. Quant aux plus malins, ils sont tenus ausecret, ce qui est tout aussi cruel. Et vous, vous recevez votre famille ?

    Non. Ah ? Cest que je nai plus de famille, monsieur Daldry. Cest en effet une bonne raison de ne pas la recevoir.Alice regarda son voisin et clata de rire. Les joues de Daldry sempourprrent. Ce que je viens de dire est horriblement maladroit, nest-ce pas ? Mais plein de bon sens. Moi, jai une famille, enfin je veux dire, un pre, une mre, un frre, une sur,

    daffreux neveux. Et vous ne passez pas la veille de Nol en leur compagnie ? Non, plus depuis des annes. Je ne mentends pas avec eux et ils me le rendent bien. Cest aussi une bonne raison de rester chez vous. Jai fait tous les efforts du monde, mais chaque runion familiale fut un dsastre.

    Mon pre et moi ne sommes daccord sur rien, il trouve mon mtier grotesque, moi lesien terriblement ennuyeux, bref, nous ne nous supportons pas. Vous avez pris votre petitdjeuner ?

    Quel rapport entre mon petit djeuner et votre pre, monsieur Daldry ? Strictement aucun. Je nai pas pris mon petit djeuner. Le pub langle de notre rue sert un dlicieux porridge, si vous me laissez le temps

    de dposer chez moi ce cabas qui nest pas trs masculin, je vous le concde, maiscependant fort pratique, je vous y emmne.

    Je mapprtais aller Hyde Park, rpondit Alice. Lestomac vide, par un tel froid ? Cest une trs mauvaise ide. Allons manger, nous

    chaparderons un peu de pain table et nous irons ensuite nourrir les canards de HydePark. Lavantage avec les canards, cest que lon na pas besoin de se dguiser en pre Nolpour leur faire plaisir.

    Alice sourit son voisin. Montez donc vos affaires, je vous attendrai ici, nous dgusterons votre porridge et

    irons fter ensemble le Nol des canards. Merveilleux, rpondit Daldry en grimpant les escaliers. Jen ai pour une minute.Et, quelques instants plus tard, le voisin dAlice rapparut dans la rue, dissimulant du

  • mieux possible son essoufflement.Ils sinstallrent une table derrire la vitre du pub. Daldry commanda un th pour

    Alice et un caf pour lui. La serveuse leur apporta deux assiettes de porridge. Daldryrclama une corbeille de pain et en cacha aussitt plusieurs morceaux dans la poche de saveste, ce qui amusa beaucoup Alice.

    Quel genre de paysages peignez-vous ? Je ne peins que des choses totalement inutiles. Certains sextasient devant la

    campagne, les bords de mer, les plaines ou les sous-bois, moi, je peins des carrefours. Des carrefours ? Exactement, des intersections de rues, davenues. Vous nimaginez pas quel point

    la vie un carrefour est riche de mille dtails. Les uns courent, dautres cherchent leurchemin. Tous les types de locomotion sy rencontrent, carrioles, automobiles,motocyclettes, vlos ; pitons, livreurs de bire poussent leurs chariots, femmes ethommes de toutes conditions sy ctoient, se drangent, signorent ou se saluent, sebousculent, sinvectivent. Un carrefour est un endroit passionnant !

    Vous tes vraiment un drle de bonhomme, monsieur Daldry. Peut-tre, mais reconnaissez quun champ de coquelicots est dun ennui prir.

    Quel accident de la vie pourrait bien sy produire ? Deux abeilles se tlescopant en rase-mottes ? Hier, javais install mon chevalet Trafalgar Square. Cest assez compliqu dytrouver un point de vue satisfaisant sans se faire bousculer en permanence, mais jecommence avoir du mtier et jtais donc au bon endroit.

  • Une femme, effraye par une averse soudaine, et qui voulait probablement mettre

    labri son chignon ridicule, traverse sans prendre garde. Une carriole tire par deuxchevaux fait une terrible embarde pour lviter. Le cocher a du talent, car la dame enquestion sen tire avec une belle frousse, mais les tonneaux quil transporte basculent surla chausse et le tramway qui arrive en sens inverse ne peut rien faire pour les viter.Lun des fts explose littralement sous limpact. Un torrent de Guinness se rpand sur lepav. Jai vu deux solards prts sallonger par terre pour tancher leur soif. Je vouspasse laltercation entre le conducteur du tramway et le propritaire de la carriole, lespassants qui sen mlent, les policiers qui tentent de mettre un peu dordre au milieu decette cohue, le pickpocket profitant de la confusion pour faire ses affaires de la journe etla principale responsable de ce chaos qui senfuit sur la pointe des pieds, honteuse duscandale provoqu par son insouciance.

    Et vous avez peint tout cela ? demanda Alice stupfaite. Non, pour linstant, je me suis content de peindre le carrefour, jai encore

    beaucoup de travail devant moi. Mais jai tout mmoris, cest lessentiel. Jamais lide ne mest venue en traversant une rue de prter attention tous ces

    dtails. Moi, jai toujours eu la passion des dtails, de ces petits vnements, presque

    invisibles, autour de nous. Observer les gens vous apprend tant de choses. Ne vousretournez pas, mais, la table derrire vous, il y a une vieille dame. Attendez, levez-voussi vous le voulez bien, et changeons de place, comme si de rien ntait.

    Alice obit et sassit sur la chaise quoccupait Daldry tandis que lui sinstallait sur lasienne.

    Maintenant quelle se trouve dans votre champ de vision, dit-il, regardez-laattentivement et dites-moi ce que vous voyez.

    Une femme dun certain ge qui djeune seule. Elle est plutt joliment habille etporte un chapeau.

    Soyez plus attentive, que voyez-vous dautre ?Alice observa la vieille dame. Rien de particulier, elle sessuie la bouche avec sa serviette de table. Dites-moi

    plutt ce que je ne vois pas, elle va finir par me remarquer. Elle est maquille, nest-ce pas ? De faon trs lgre, mais ses joues sont poudres,

    elle a mis du rimmel sur ses cils, un peu de rouge sur ses lvres. Oui, en effet, enfin je crois. Regardez ses lvres maintenant, sont-elles immobiles ? Non, en effet, dit Alice tonne, elles remuent lgrement, un tic d lge

    probablement ?

  • Pas du tout ! Cette femme est veuve, elle parle son dfunt mari. Elle ne djeunepas seule, elle continue de sadresser lui comme sil se trouvait en face delle. Elle sestmise en beaut parce quil fait toujours partie de sa vie. Elle limagine prsent ses cts.Nest-ce pas quelque chose de tout fait touchant ? Imaginez lamour quil faut pourrinventer sans relche la prsence de ltre aim. Cette femme a raison, ce nest pasparce que quelquun vous a quitt quil cesse dexister. Avec un peu de fantaisie lme, lasolitude nexiste plus. Plus tard, au moment de payer, elle repoussera de lautre ct de latable la coupelle contenant son argent, parce que son mari rglait toujours laddition.Lorsquelle sen ira, vous verrez, elle attendra quelques instants sur le trottoir avant detraverser, parce que son mari sengageait toujours, comme il se doit, le premier sur lachausse. Je suis certain que chaque soir avant de se coucher elle sadresse lui et fait demme le matin en lui souhaitant une bonne journe, o quil soit.

    Et vous avez vu tout cela en quelques instants ?Alors que Daldry souriait Alice, un vieil homme mal fagot et au bord de livresse

    entra dun pas mal assur dans le restaurant, il sapprocha de la vieille dame et lui fitcomprendre quil tait temps de sen aller. Elle rgla la note, se leva et quitta la salle dansle sillage de son ivrogne de mari qui devait sans doute revenir du champ de courses.

    Daldry, dos tourn la scne, navait rien vu. Vous aviez raison, dit Alice. Votre vieille dame a fait exactement ce que vous aviez

    prdit. Elle a repouss la coupelle de lautre ct de la table, sest leve et, en sortant durestaurant, jai cru la voir remercier un homme invisible qui lui tenait la porte.

    Daldry avait lair heureux. Il engloutit une cuillre de porridge, sessuya la bouche etregarda Alice.

    Alors, ce porridge ? Fameux, non ? Vous croyez la voyance ? demanda Alice. Je vous demande pardon ? Est-ce que vous croyez que lon puisse prdire lavenir ? Vaste question, rpondit Daldry en faisant signe la serveuse de lui resservir du

    porridge. Lavenir serait dj crit ? Lide serait ennuyeuse, non ? Et le libre arbitre dechacun ! Je crois que les voyants ne sont que des gens trs intuitifs. Mettons de ct lescharlatans et accordons un certain crdit aux plus sincres dentre eux. Sont-ils pourvusdun don qui leur permette de voir en nous ce quoi nous aspirons, ce que nous finironspar entreprendre tt ou tard ? Aprs tout, pourquoi pas ? Prenez mon pre, par exemple,sa vue est parfaite et pourtant il est tout fait aveugle, ma mre en revanche est myopecomme une taupe et voit tant de choses que son mari serait bien incapable de deviner.Elle savait depuis ma premire enfance que je deviendrais peintre, elle me le disaitsouvent. Remarquez, elle voyait aussi mes toiles exposes dans les plus grands muses dumonde. Je nai pas vendu un tableau en cinq ans ; que voulez-vous, je suis un pitreartiste. Mais je vous parle de moi et je ne rponds pas votre question. Dailleurs,pourquoi me posiez-vous une telle question ?

  • Parce que, hier, il mest arriv une chose trange, laquelle je naurais jamais crupouvoir accorder la moindre attention. Et pourtant, depuis, je ne cesse dy penser au pointde trouver cela presque drangeant.

    Commencez donc par mexpliquer ce qui vous est arriv hier et je vous dirai ce quejen pense.

    Alice se pencha vers son voisin, lui fit le rcit de sa soire Brighton et plusparticulirement de sa rencontre avec la voyante.

    Daldry lcouta sans linterrompre. Quand elle eut termin de lui relater son insoliteconversation de la veille, Daldry se retourna vers la serveuse, demanda laddition etproposa Alice daller prendre lair.

    Ils sortirent du restaurant et firent quelques pas. Si jai bien compris, dit-il faussement contrari, il vous faudrait croiser la route de

    six personnes avant de pouvoir enfin rencontrer lhomme de votre vie ? Celui qui comptera le plus dans ma vie, prcisa-t-elle. Cest la mme chose, jimagine. Et vous ne lui avez pos aucune question

    concernant cet homme, son identit, lendroit o il pouvait bien se trouver ? Non, elle ma juste affirm quil tait pass derrire moi alors que nous parlions,

    rien dautre. Cest bien peu de chose en effet, poursuivit Daldry songeur. Et elle vous a parl dun

    voyage ? Oui, je crois, mais tout cela est absurde, je suis ridicule de vous raconter cette

    histoire dormir debout. Mais cette histoire dormir debout, comme vous dites, vous a tenue veille une

    bonne partie de la nuit. Jai lair si fatigu ? Je vous ai entendue faire les cent pas chez vous. Les murs qui nous sparent sont

    vraiment faits de papier mch. Je suis dsole de vous avoir drang Bien, je ne vois quune solution pour que nous retrouvions tous les deux le

    sommeil, je crains que le Nol de nos canards ne doive attendre jusqu demain. Pourquoi cela ? questionna Alice alors quils arrivaient devant chez eux. Montez vous chercher un lainage et une bonne charpe, je vous retrouve ici dans

    quelques minutes. Quelle drle de journe ! se dit Alice en grimpant lescalier. Cette veille de Nol ne

    se droulait pas du tout telle quelle lavait imagine. Dabord ce petit djeunerimpromptu avec son voisin quelle supportait peine, ensuite leur conversation pluttinattendue et pourquoi lui avoir confi cette histoire quelle jugeait absurde etinconsquente ?

    Elle ouvrit le tiroir de sa commode, il avait dit un lainage et une bonne charpe, elle

  • eut un mal fou en choisir qui saccordent. Elle hsita devant un cardigan bleu marinequi lui faisait une jolie silhouette et une veste en laine grosses mailles.

    Elle se regarda dans le miroir, remit un peu dordre dans ses cheveux, renona rajouter la moindre touche de maquillage, puisquil ne sagissait l que dune simplepromenade de courtoisie.

    Elle sortit enfin de chez elle, mais, quand elle arriva dans la rue, Daldry ntait pas l.Peut-tre avait-il dj chang davis ; aprs tout, lhomme tait plutt original.

    Deux petits coups de klaxon, et une Austin 10, couleur bleu nuit, se rangea le long dutrottoir.

  • Daldry en fit le tour pour ouvrir la portire passager Alice. Vous avez une voiture ? dit-elle, surprise. Je viens de la voler. Srieusement ? Si votre voyante avait prdit que vous alliez rencontrer un lphant rose dans la

    valle du Pendjab, vous lauriez crue ? videmment que jai une voiture ! Merci de vous moquer de moi aussi ouvertement, et pardonnez mon tonnement,

    mais vous tes la seule personne que je connaisse qui possde sa propre automobile. Cest un modle doccasion et cest loin dtre une Rolls, vous le constaterez trs

    vite aux suspensions, mais elle ne chauffe pas et remplit honorablement sa mission. Je lagare toujours quelque part aux carrefours que je peins, elle est prsente dans chacune demes toiles, cest un rituel.

    Il faudrait quun jour vous me montriez ces toiles, dit Alice en sinstallant bord.Daldry bredouilla quelques mots incomprhensibles, lembrayage craqua un peu et la

    voiture slana sur la route. Je ne voudrais pas vous paratre curieuse, mais pourriez-vous me dire o nous

    allons ? O voulez-vous que lon aille, rpondit Daldry, Brighton bien sr ! Brighton ? Pour quoi faire ? Pour que vous interrogiez cette voyante et lui posiez toutes les questions que vous

    auriez d lui poser hier. Mais cest totalement dingue Nous y arriverons dans une heure trente, deux heures si la route est verglace, je ne

    vois rien de dingue cela. Nous serons rentrs avant le crpuscule et, quand bien mmela nuit nous surprendrait sur la route du retour, les deux grosses boules chromes quevous apercevez devant vous de chaque ct de la calandre, ce sont des phares Vousvoyez, rien de bien prilleux ne nous attend.

    Monsieur Daldry, auriez-vous lextrme amabilit darrter de vous moquer de moi tout bout de champ ?

    Mademoiselle Pendelbury, je vous promets de faire un effort, mais ne me demandeztout de mme pas limpossible. Ils quittrent la ville par Lambeth, roulrent jusquCroydon, o Daldry demanda Alice de bien vouloir prendre la carte routire dans labote gants et de localiser Brighton Road, quelque part au sud. Alice lui indiqua detourner droite, puis de faire demi-tour, car elle tenait la carte dans le mauvais sens.Aprs quelques errements, un piton les remit sur le bon chemin.

    Redhill, Daldry sarrta pour refaire le plein dessence et vrifier ltat despneumatiques. Il lui semblait que la direction de lAustin tirait un peu droite. Aliceprfra rester sa place, la carte sur ses genoux.

  • Aprs Crawley, Daldry dut ralentir lallure, la campagne tait blanche, le pare-brisegivrait et la voiture drapait dangereusement dans les virages. Une heure plus tard, ilsavaient si froid quil leur tait impossible de tenir la moindre conversation. Daldry avaitpouss le chauffage fond, mais le petit ventilateur ne pouvait lutter contre lair glacialqui sengouffrait sous la capote. Ils firent une halte lauberge des Huit Cloches et syrchauffrent un long moment, attabls au plus prs de la chemine. Aprs une derniretasse de th brlant, ils reprirent la route.

    Daldry annona que Brighton ntait plus trs loin. Mais navait-il pas promis que levoyage ne durerait que deux heures au plus ? Il sen tait coul le double depuis leurdpart de Londres.

    Lorsquils arrivrent enfin destination, les attractions foraines commenaient fermer, la longue jete tait dj presque dserte, les derniers promeneurs rentraient chezeux pour se prparer fter Nol.

    Bien, dit Daldry en descendant de la voiture et sans sinquiter de lheure. O setrouve donc cette voyante ?

    Je doute quelle nous ait attendus, rpondit Alice en se frictionnant les paules. Ne soyons pas pessimistes et allons-y.Alice entrana Daldry vers la billetterie ; le guichet tait ferm. Parfait, dit Daldry, lentre est gratuite. Devant le kiosque o elle avait la veille fait cette trange rencontre, Alice ressentit un

    profond mal-tre, une inquitude soudaine qui lui serrait la gorge. Elle sarrta, et Daldry,devinant son malaise, se tourna face elle.

    Cette voyante nest quune femme comme vous et moi enfin, surtout commevous. Bref, ne soyez pas inquite, nous allons faire le ncessaire pour vous dsenvoter.

    Vous vous moquez encore de moi, et ce nest vraiment pas gentil de votre part. Je voulais juste vous faire sourire. Alice, allez couter sans crainte ce que cette

    vieille folle a vous dire et, sur la route du retour, nous rirons tous les deux de sesinepties. Et puis une fois Londres, dans ltat de fatigue o nous nous trouverons,voyante ou pas, nous dormirons comme des anges. Alors, soyez courageuse, je vousattends, je ne bouge pas dun pouce.

    Merci, vous avez raison, je me conduis comme une gamine. Oui bon maintenant, filez, il vaudrait quand mme mieux rentrer avant quil ne

    fasse nuit noire, ma voiture na quun seul phare qui fonctionne.Alice avana vers le kiosque. La devanture tait ferme, mais un rai de lumire

    schappait des volets. Elle fit le tour et frappa la porte.La voyante parut tonne en dcouvrant Alice. Quest-ce que tu fais l ? Quelque chose ne va pas ? demanda-t-elle. Non, rpondit Alice. Tu nas pas lair dtre trs en forme, tu es toute plotte, reprit la vieille femme.

  • Le froid certainement, je suis transie jusquaux os. Entre, ordonna la voyante, viens te rchauffer prs du pole.Alice sengouffra dans la gurite et reconnut aussitt les odeurs de vanille, dambre et

    de cuir, plus intenses lapproche du rchaud. Elle sinstalla sur une banquette, lavoyante sassit ct delle et prit ses mains entre les siennes.

    Alors comme a tu es revenue me voir. Je je passais par l, jai vu de la lumire. Tu es tout fait charmante. Qui tes-vous ? demanda Alice. Une voyante que les forains de cette jete respectent ; les gens viennent de loin

    pour que je leur prdise lavenir. Mais hier, tes yeux, je ntais quune vieille folle. Jesuppose que, si tu es revenue aujourdhui, cest que tu as d rviser ton jugement. Queveux-tu savoir ?

    Cet homme qui passait dans mon dos pendant que nous discutions, qui est-il etpourquoi devrais-je aller la rencontre de six autres personnes avant de le connatre ?

    Je suis dsole, ma chrie, je nai pas de rponse ces questions, je tai dit ce quimest apparu ; je ne peux rien inventer, je ne le fais jamais, je naime pas les mensonges.

    Moi non plus, protesta Alice. Mais tu nes pas passe par hasard devant ma roulotte, nest-ce pas ?Alice acquiesa dun signe de la tte. Hier, vous mavez appele par mon prnom, je ne vous lavais pas dit, comment

    lavez-vous su ? demanda Alice. Et toi, comment fais-tu pour nommer dans linstant tous les parfums que tu sens ? Jai un don, je suis nez. Et moi, voyante ! Nous sommes chacune doue dans notre domaine. Je suis revenue parce que lon my a pousse. Cest vrai, ce que vous mavez dit hier

    ma trouble, avoua Alice, et je nai pas ferm lil de la nuit cause de vous. Je te comprends ; ta place, il me serait peut-tre arriv la mme chose. Dites-moi la vrit, vous avez vraiment vu tout cela hier ? La vrit ? Dieu merci, le futur nest pas grav dans le marbre. Ton avenir est fait de

    choix qui tappartiennent. Alors vos prdictions ne sont que des boniments ? Des possibilits, pas des certitudes. Tu es seule dcider. Dcider de quoi ? De me demander ou non de te rvler ce que je vois. Mais rflchis deux fois avant

    de me rpondre. Savoir nest pas toujours sans consquence. Alors jaimerais dabord savoir si vous tes sincre. Est-ce que je tai demand de largent hier ? ou aujourdhui ? Cest toi qui es venue

    frapper deux fois ma porte. Mais tu sembles si inquite, si tourmente quil estprobablement prfrable que nous en restions l. Rentre chez toi, Alice ; si cela peut te

  • rassurer, rien de grave ne te guette.Alice regarda longuement la voyante. Elle ne lintimidait plus, bien au contraire, sa

    compagnie lui tait devenue agrable et sa voix rocailleuse lapaisait. Elle navait pas faittout ce chemin pour repartir sans en apprendre un peu plus, et lide de dfier la voyantentait pas pour lui dplaire. Alice se redressa et lui tendit ses mains.

    Daccord, dites-moi ce que vous voyez, vous avez raison, moi seule de dcider dece que je veux croire ou non.

    Tu en es certaine ? Chaque dimanche, ma mre me tranait la messe. En hiver, il faisait un froid

    insoutenable dans lglise de notre quartier. Jai pass des heures prier un Dieu que jenai jamais vu et qui na pargn personne, alors je crois que je peux passer quelquesminutes vous couter

    Je suis dsole que tes parents naient pas survcu la guerre, dit la voyante eninterrompant Alice.

    Comment le savez-vous ? Chut, dit la voyante en posant son index sur les lvres dAlice, tu es venue ici pour

    couter et tu ne fais que parler.La voyante retourna les mains dAlice, paumes vers le ciel. Il y a deux vies en toi, Alice. Celle que tu connais et une autre qui tattend depuis

    longtemps. Ces deux existences nont rien en commun. Lhomme dont je te parlais hier setrouve quelque part sur le chemin de cette autre vie, et il ne sera jamais prsent dans celleque tu mnes aujourdhui. Partir sa rencontre te forcera accomplir un long voyage. Unvoyage au cours duquel tu dcouvriras que rien de tout ce que tu croyais tre ntaitralit.

    Ce que vous me racontez na aucun sens, protesta Alice. Peut-tre. Aprs tout, je ne suis quune simple voyante de fte foraine. Un voyage vers o ? Vers l do tu viens, ma chrie, vers ton histoire. Jarrive de Londres et je compte bien y retourner ce soir. Je parle de la terre qui ta vue natre. Cest toujours Londres, je suis ne Holborn. Non, crois-moi, ma chrie, rpondit la voyante en souriant. Je sais quand mme o ma mre a accouch, bon sang ! Tu as vu le jour au sud, pas besoin dtre voyante pour le deviner, les traits de ton

    visage en tmoignent. Je suis dsole de vous contredire, mais mes anctres sont tous natifs du Nord, de

    Birmingham du ct de ma mre, du Yorkshire de celui de mon pre. De lOrient pour les deux, chuchota la voyante. Tu viens dun empire qui nexiste

    plus, dun trs vieux pays, distant de milliers de kilomtres. Le sang qui coule dans tesveines a pris sa source entre la mer Noire et la Caspienne. Regarde-toi dans une glace et

  • constate par toi-mme. Vous dites nimporte quoi ! sinsurgea Alice. Je te le rpte, Alice, pour entreprendre ce voyage encore faut-il que tu te prpares

    accepter certaines choses. Et jai limpression, en juger par ta raction, que tu nes pasprte. Il est prfrable den rester l.

    Pas question, jen ai soup des nuits blanches ! Je ne repartirai Londres quelorsque jaurai acquis la conviction que vous tes un charlatan.

    La voyante considra Alice dun air grave. Pardonnez-moi, je suis dsole, reprit aussitt Alice, ce nest pas ce que je pensais,

    je ne voulais pas vous manquer de respect.La voyante lcha les mains dAlice et se leva. Rentre chez toi et oublie tout ce que je tai dit ; cest moi qui suis dsole. La vrit

    cest que je ne suis quune vieille folle qui divague et samuse de la faiblesse des gens. force de vouloir prdire lavenir, je finis par me prendre mon jeu. Vis ta vie sans aucuneinquitude. Tu es jolie femme, pas besoin dtre voyante pour te prdire que turencontreras homme ton got, quoi quil arrive.

    La voyante avana vers la porte de sa bicoque, mais Alice ne bougea pas. Je vous trouvais plus sincre tout lheure. Daccord, jouons le jeu, dit Alice. Aprs

    tout, rien ne mempche de considrer quil sagit l dun jeu. Imaginons que je prenne ausrieux vos prdictions, par o devrais-je commencer ?

    Tu es fatigante, ma chrie. Une fois pour toutes, je ne tai rien prdit. Je dis ce quime passe par la tte, alors inutile de perdre ton temps. Une veille de Nol, tu nas pasmieux faire ?

    Inutile aussi de vous dnigrer pour que je vous fiche la paix, je vous promets departir ds que vous maurez rpondu.

    La voyante regarda une petite icne byzantine accroche la porte de sa roulotte, ellecaressa le visage presque effac dun saint et se retourna vers Alice, lair encore plusgrave.

    Istanbul, tu rencontreras quelquun qui te guidera vers la prochaine tape. Maisnoublie jamais : si tu poursuis cette qute jusqu son terme, la ralit que tu connais nysurvivra pas. Maintenant, laisse-moi, je suis puise.

    La voyante ouvrit la porte, lair froid de lhiver sengouffra dans la roulotte. Aliceresserra son manteau, sortit un porte-monnaie de sa poche, mais la voyante refusa sonargent. Alice noua son charpe autour du cou et salua la vieille dame.

    La coursive tait dserte, les lampions sagitaient au vent, composant dans leurstintements une trange mlodie.

    Un phare de voiture clignota en face delle. Daldry lui faisait de grands gestes derrirele pare-brise de son Austin. Elle courut vers lui, transie.

    *

  • Je commenais minquiter. Je me suis demand cent fois si je devais venir vous

    chercher. Impossible de vous attendre dehors avec un froid pareil, se plaignit Daldry. Je crois que nous allons devoir rouler de nuit, dit Alice en regardant le ciel. Vous tes reste un sacr moment dans cette bicoque, ajouta Daldry en lanant le

    moteur de lAustin. Je nai pas vu le temps passer. Moi si. Jespre que cela en valait la peine.Alice rcupra la carte routire sur la banquette arrire et la posa sur ses genoux.

    Daldry lui fit remarquer que, pour rentrer Londres, il tait dsormais prfrable de latenir dans lautre sens. Il acclra et la voiture chassa de larrire.

    Cest une drle de faon de vous faire passer le soir de Nol, nest-ce pas ? dit Aliceen sexcusant presque.

    Bien plus drle que de mennuyer devant mon poste de radio. Et puis si la routenest pas trop difficile, il sera toujours temps de dner en arrivant. Minuit est encore loin.

    Londres aussi, je le crains, soupira Alice. Vous allez me faire languir longtemps ? Est-ce que cet entretien fut concluant ?

    tes-vous dsormais dlivre des inquitudes suscites par cette femme ? Pas vraiment, rpondit Alice.Daldry entrouvrit sa vitre. Cela vous drangerait si jallumais une cigarette ? Pas si vous men offrez une. Vous fumez ? Non, rpondit Alice, mais ce soir, pourquoi pas ?Daldry sortit un paquet dEmbassy de la poche de son impermable. Tenez-moi ce volant, dit-il Alice. Vous savez conduire ? Non plus, rpondit-elle en se penchant pour agripper le volant pendant que Daldry

    glissait deux cigarettes entre ses lvres. Essayez de garder les roues dans laxe de la route.Il alluma son briquet, corrigea de sa main libre la trajectoire de lAustin qui dviait

    vers le bas-ct et tendit une cigarette Alice. Donc, nous avons fait chou blanc, dit-il, et vous semblez encore plus trouble

    quhier. Je crois que jaccorde trop dimportance aux propos de cette voyante. La fatigue,

    sans doute. Je nai pas assez dormi ces derniers temps, je suis puise. Cette femme estplus folle que je ne lavais imagin.

    la premire bouffe de cigarette inhale, Alice toussa. Daldry la lui ta des doigts etla jeta dehors.

    Alors reposez-vous. Je vous rveillerai lorsque nous serons arrivs.Alice posa sa tte contre la vitre, elle sentit ses paupires salourdir.

  • Daldry la regarda dormir un instant, puis se concentra sur la route.

    * LAustin se rangea le long du trottoir, Daldry coupa le moteur et se demanda comment

    rveiller Alice. Sil lui parlait, elle sursauterait, poser une main sur son paule manqueraitde convenance, un toussotement ferait peut-tre laffaire, mais si elle avait ignor lesgrincements de la suspension pendant tout le trajet, il faudrait tousser drlement fortpour la tirer de son sommeil.

    Nous allons mourir de froid si nous passons la nuit ici, chuchota-t-elle en ouvrantun il.

    Pour le coup, ce fut Daldry qui sursauta.Arrivs leur tage, Daldry et Alice restrent un instant ne savoir ni lun ni lautre ce

    quil convenait de dire. Alice prit les devants. Il nest que onze heures finalement. Vous avez raison, rpondit Daldry, onze heures peine passes. Quavez-vous achet au march ce matin ? demanda Alice. Du jambon, un pot de Piccalilli, des haricots rouges et un morceau de chester, et

    vous ? Des ufs, du bacon, de la brioche, du miel. Un vritable festin ! sexclama Daldry. Je meurs de faim. Vous mavez invite prendre un petit djeuner, je vous ai cot une fortune en

    essence, et je ne vous ai mme pas encore remerci. Je vous dois une invitation. Ce sera avec un grand plaisir, je suis libre toute la semaine. Ethan, je parlais de ce soir ! a tombe bien, je suis libre aussi ce soir. Je men doutais un peu. Je reconnais quil serait idiot de fter Nol chacun de son ct du mur. Alors je vais nous prparer une omelette. Cest une merveilleuse ide, dit Daldry, je dpose cet impermable chez moi et je

    reviens sonner votre porte. Alice alluma le rchaud, poussa la malle au milieu de la pice, installa deux gros

    coussins de chaque ct, la recouvrit dune nappe et mit le couvert pour deux. Puis ellegrimpa sur son lit, ouvrit la verrire et rcupra la bote dufs et le beurre quelleconservait sur le toit, la fracheur de lhiver.

    Daldry frappa quelques instants plus tard. Il entra dans la pice, en veston et pantalonde flanelle, son cabas la main.

    dfaut de fleurs, impossible den trouver cette heure, je vous ai apport tout ceque javais achet au march ce matin ; avec lomelette, ce sera dlicieux.

  • Daldry sortit une bouteille de vin de son cabas et un tire-bouchon de sa poche. Cest quand mme Nol, nous nallions pas rester leau.Au cours du dner, Daldry raconta Alice quelques souvenirs de son enfance. Il lui

    parla du rapport impossible quil entretenait avec les siens, de la souffrance de sa mrequi, mariage de raison oblige, avait pous un homme ne partageant ni ses gots ni savision des choses, et encore moins sa finesse desprit, de son frre an, dpourvu deposie mais pas dambition, et qui avait tout fait pour lloigner de sa famille, tropheureux la perspective dtre le seul hritier de laffaire de leur pre. Maintes fois, ildemanda Alice sil ne lennuyait pas, et chaque fois Alice lassura du contraire, elletrouvait ce portrait de famille fascinant.

    Et vous, demanda-t-il, comment fut votre enfance ? Joyeuse, rpondit Alice. Je suis fille unique, je ne vous dirai pas quun frre ou une

    sur ne mait pas terriblement manqu, car cela ma terriblement manqu, mais jaibnfici de toute lattention de mes parents.

    Et quel tait le mtier de votre pre ? demanda Daldry. Il tait pharmacien, et chercheur ses heures. Passionn par les vertus des plantes

    mdicinales, il en faisait venir des quatre coins du monde. Ma mre travaillait avec lui, ilsstaient rencontrs sur les bancs de la facult. Nous ne dormions pas sur des matelascousus dor, mais la pharmacie tait prospre. Mes parents saimaient et lon riaitbeaucoup la maison.

    Vous avez eu de la chance. Oui, je le reconnais et, en mme temps, tre tmoin de tant damour vous fait

    aspirer un idal difficile atteindre.Alice se leva et emporta les assiettes vers lvier. Daldry dbarrassa les restes de leur

    repas et la rejoignit. Il sarrta devant la table de travail et examina les petits pots en terrecuite do dpassaient de longues tiges de papier, et la multitude de flacons rangs pargroupes sur ltagre.

    droite ce sont des absolus, on les obtient partir de concrtes ou de rsinodes. Aumilieu ce sont des accords sur lesquels je travaille.

    Vous tes chimiste, comme votre pre ? demanda Daldry, tonn. Les absolus sont des essences, les concrtes sont obtenues aprs avoir extrait les

    principes odorants de certaines matires premires dorigine vgtale, comme la rose, lejasmin ou le lilas. Quant cette table qui semble tant vous intriguer, on appelle cela unorgue. Parfumeurs et musiciens ont beaucoup de vocabulaire en commun, nous aussiparlons de notes et daccords. Mon pre tait pharmacien, moi je suis ce que lon appelleun nez. Jessaie de crer des compositions, de nouvelles fragrances.

    Cest trs original comme mtier ! Et vous en avez dj invent ? Je veux dire, desparfums que lon achte dans le commerce ? quelque chose que je connaisse ?

    Oui, cela mest arriv, rpondit Alice, un rire dans la voix. Cela reste encore assezconfidentiel, mais on peut trouver lune ou lautre de mes crations dans les vitrines de

  • certains parfumeurs de Londres. Cela doit tre merveilleux de voir son travail expos. Un homme a peut-tre russi

    sduire une femme grce au parfum quil portait et que vous avez cr.Cette fois, Alice laissa chapper un rire franc. Je suis dsole de vous dcevoir, je nai jusqu ce jour ralis que des concentrs

    fminins, mais vous me donnez une ide. Je devrais chercher une note poivre, unetouche boise, masculine, un cdre ou un vtiver. Je vais y rflchir.

    Alice dcoupa deux tranches de brioche. Gotons ce dessert et, ensuite, je vous laisserai partir. Je passe une excellente

    soire, mais je tombe de sommeil. Moi aussi, dit Daldry en billant, il a beaucoup neig sur la route du retour et jai d

    redoubler de vigilance. Merci, souffla Alice en posant une tranche de brioche devant Daldry. Cest moi qui vous remercie, je nai pas mang de brioche depuis trs longtemps. Merci de mavoir accompagne jusqu Brighton, ctait trs gnreux de votre part.Daldry leva les yeux vers la verrire. La lumire dans cette pice doit tre extraordinaire pendant la journe. Elle lest, je vous inviterai un jour prendre le th, vous pourrez le constater par

    vous-mme.Les dernires miettes de brioche avales, Daldry se leva, et Alice le raccompagna

    jusqu la porte. Je ne vais pas trs loin, dit-il en sengageant sur le palier. Non, en effet. Joyeux Nol, mademoiselle Pendelbury. Joyeux Nol, monsieur Daldry.

  • 3.

    La verrire tait recouverte dune fine pellicule soyeuse, la neige avait gagn la ville.

    Alice se dressa sur son lit, tentant de regarder au-dehors. Elle souleva un pan de la vitre etle referma aussitt, glace par le froid.

    Les yeux encore embus de sommeil, elle tituba jusqu son rchaud et mit labouilloire sur la flamme. Daldry avait eu la gnrosit de laisser sa bote dallumettes surltagre. Elle sourit en repensant la soire de la veille.

    Alice navait pas envie de se mettre au travail. Un jour de Nol, dfaut de famille visiter, elle irait se promener au parc.

    Chaudement vtue, elle quitta son appartement sur la pointe des pieds. La maisonvictorienne tait silencieuse, Daldry devait probablement encore dormir.

    La rue tait dun blanc immacul et cette vision lenchanta. La neige a ce pouvoir derecouvrir toutes les salissures de la ville et mme les quartiers les plus tristes trouventune certaine beaut au creux de lhiver.

    Un tramway approchait, Alice courut vers le carrefour, grimpa bord, acheta son billetauprs du machiniste et sassit sur une banquette au fond de la rame.

    Une demi-heure plus tard, elle entra dans Hyde Park par Queens Gate et remontalalle diagonale vers Kensington Palace. Elle sarrta devant le petit lac. Les canardsglissaient sur leau sombre, venant vers elle dans lespoir de recevoir un peu denourriture. Alice regretta de navoir rien leur offrir. De lautre ct du lac, un hommeassis sur un banc lui fit un signe de la main. Il se leva. Ses gestes de plus en plus ampleslinvitaient venir le rejoindre. Les canards se dtournrent dAlice et firent demi-tour,filant toute vitesse vers linconnu. Alice longea la berge, elle sapprocha de lhomme quistait accroupi pour donner manger aux palmipdes.

    Daldry ? Quelle surprise de vous trouver ici, vous me suiviez ? Ce qui est surprenant, cest quun inconnu vous sollicite et que vous couriez sa

    rencontre. Jtais ici avant vous, comment aurais-je pu vous suivre ? Que faites-vous l ? demanda Alice. Le Nol des canards, vous laviez oubli ? En sortant prendre lair, jai retrouv dans

    la poche de mon manteau le pain que nous avions chip au pub, alors je me suis dit,quitte me promener, autant venir nourrir les canards. Et vous, quest-ce qui vous amneici ?

    Cest un endroit que jaime.Daldry brisa deux bouts de pain et en partagea les morceaux avec Alice. Ainsi, dit Daldry, notre petite escapade naura pas servi grand-chose.

  • Alice ne rpondit pas, occupe nourrir un canard. Je vous ai encore entendue faire les cent pas durant une bonne partie de la nuit.

    Vous navez pas russi trouver le sommeil ? Vous tiez pourtant fatigue. Je me suis endormie et rveille peu de temps aprs. Un cauchemar, pour ne pas

    dire plusieurs.Daldry avait donn tout son pain, Alice aussi, il se redressa et lui tendit la main pour

    laider se relever. Pourquoi ne pas me dire ce que cette voyante vous a rvl hier ?Il ny avait pas grand monde dans les alles enneiges de Hyde Park. Alice fit le

    compte rendu fidle de sa conversation avec la voyante, voquant mme le moment ocelle-ci stait accuse de ntre quimposture.

    Quelle trange volte-face de sa part. Mais puisquelle vous a avou sa charlatanerie,pourquoi vous entter ?

    Parce que cest justement l que jai commenc croire en elle. Je suis pourtant trsrationnelle et je vous jure que si ma meilleure amie me racontait le quart de ce que jaientendu, je me moquerais delle sans retenue.

    Laissez votre meilleure amie tranquille et concentrons-nous sur votre affaire.Quest-ce qui vous trouble ce point ?

    Tout ce que cette voyante ma dit est choquant, mettez-vous ma place. Et elle vous a parl dIstanbul ? Quelle drle dide ! Il faudrait peut-tre vous y

    rendre pour en avoir le cur net. Cest effectivement une drle dide. Vous voulez my conduire dans votre Austin ? Je crains fort que cela se trouve hors de son rayon daction. Je disais cela comme a.Ils croisrent un couple qui remontait lalle. Daldry se tut et attendit quils se soient

    loigns pour reprendre sa conversation. Je vais vous dire ce qui vous perturbe dans cette histoire. Cest que la voyante vous

    ait promis que lhomme de votre vie vous attendait au bout de ce voyage. Je ne vous jettepas la pierre, cest en effet dun romantisme fou et trs mystrieux.

    Ce qui me tracasse, rpondit schement Alice, cest quelle prtende avec tantdassurance que je suis ne l-bas.

    Mais votre tat civil vous prouve le contraire. Je me souviens, lorsque javais dix ans, dtre passe devant le dispensaire

    dHolborn avec ma mre et je lentends encore me dire quelle my avait mise au monde. Alors, oubliez tout cela ! Je naurais pas d vous conduire Brighton, je croyais bien

    faire, mais ce fut tout le contraire et je vous ai pousse accorder de limportance quelque chose qui nen a pas.

    Il est temps que je me remette au travail, loisivet ne me russit gure. Quest-ce qui vous en empche ? Jai eu la trs mauvaise ide hier de menrhumer, ce nest pas bien grave, mais assez

    invalidant dans mon mtier.

  • On raconte que si lon soigne un rhume, il ne dure quune semaine et que si lon nefait rien, il faut sept jours pour en gurir, dit Daldry en ricanant. Je crains que vous nedeviez prendre votre mal en patience. Si vous avez pris froid, vous feriez mieux de rentrervous mettre au chaud. Ma voiture est gare devant Princes Gate, cest au bout de cechemin. Je vous raccompagne.

    LAustin refusait de dmarrer, Daldry pria Alice de sinstaller au volant, il allait

    pousser. Ds que la voiture prendrait un peu de vitesse, elle naurait qu relcher lapdale dembrayage.

    Ce nest pas compliqu, assura-t-il, pied gauche enfonc, puis un petit coup sur lepied droit quand le moteur sera lanc et ensuite les deux pieds sur les deux pdales degauche, le tout en gardant bien les roues dans laxe de la rue.

    Cest trs compliqu ! protesta Alice.Les pneus patinaient sur la neige, Daldry glissa et stala de tout son long sur la

    chausse. lintrieur de lAustin, Alice, qui avait observ la scne dans le rtroviseur,riait aux clats. Dans leuphorie du moment, lide lui vint de tourner la cl de contact, lemoteur toussa et dmarra, et Alice rit de plus belle.

    Vous tes certaine que votre pre tait pharmacien et non mcanicien ? demandaDaldry en sinstallant la place du passager.

    Son pardessus tait couvert de neige et son visage navait pas meilleure allure. Je suis dsole, a na rien de drle, mais cest plus fort que moi, rpondit Alice,

    hilare. Eh bien allez-y, grommela Daldry, engagez-vous sur la route puisque cette salet de

    voiture semble vous avoir adopte, nous verrons si elle sera aussi soumise quand vousacclrerez.

    Vous savez que je nai jamais conduit, rpliqua Alice toujours enjoue. Il faut une premire fois tout, rpondit Daldry, impassible. Appuyez sur la pdale

    de gauche, embrayez et relchez doucement en acclrant un peu.Les roues chassaient sur le pav glac. Alice, agrippe au volant, remit la voiture dans

    laxe avec une dextrit qui impressionna son voisin.En cette fin de matine de Nol, les rues taient presque dsertes, Alice conduisait en

    coutant scrupuleusement les conseils de Daldry. Hormis quelques freinages un peubrusques qui lui valurent de caler deux fois, elle russit les ramener chez eux sans lemoindre incident.

    Ce fut une exprience patante, dit-elle en coupant le contact. Jai ador conduire. Eh bien, nous pourrons vous donner une seconde leon cette semaine, si le cur

    vous en dit. Ce sera avec un immense plaisir.Arrivs sur leur palier, Daldry et Alice se salurent. Alice se sentait fbrile et lide de

    se reposer ntait pas pour lui dplaire. Elle remercia Daldry et, une fois chez elle, elle

  • tendit son manteau sur son lit et se blottit sous les draps.

    * Une fine poussire flottait dans lair, brasse par un vent chaud. Du sommet dune

    ruelle en terre, un grand escalier descendait vers un autre quartier de la ville.Alice avanait, pieds nus, regardant de tous cts. Les rideaux de fer des petits

    commerces aux couleurs barioles taient tous baisss.Une voix lappela dans le lointain. En haut des marches, une femme lui fit signe de se

    presser, comme si un danger les guettait.Alice courut pour la rejoindre, mais la femme senfuit et disparut.Une clameur grondait dans son dos, des cris, des hurlements. Alice se prcipita vers

    lescalier, la femme lattendait au bas des marches, mais elle lui interdit davancer. Ellelui jura son amour et lui fit ses adieux.

    Tandis quelle sloignait, sa silhouette rapetissait jusqu devenir minuscule tout engrandissant dans le cur dAlice jusqu devenir immense.

    Alice slana vers elle, les marches se lzardaient sous ses pas, une longue fissurefendit lescalier en deux et le grondement dans son dos devint insoutenable. Alice relevala tte, un soleil rouge brlait sa peau, elle sentit la moiteur sur son corps, le sel sur seslvres, la terre dans ses cheveux. Des nuages de poussire virevoltaient autour delle,rendant lair irrespirable.

    quelques mtres, elle entendit une plainte lancinante, un gmissement, des motsmurmurs dont elle ne comprenait pas le sens. Sa gorge se serra, Alice suffoquait.

    Une main audacieuse la prit par le bras et la souleva de terre juste avant que le grandescalier ne se drobe sous ses pieds.

    Alice poussa un hurlement, elle se dbattit du mieux quelle le put, mais celui quilempoignait tait bien trop fort et Alice sentit quelle perdait connaissance, un abandoncontre lequel il tait inutile de lutter. Au-dessus delle, le ciel tait immense et rouge.

    *

    Alice rouvrit les yeux, blouie par la blancheur de la verrire couverte de neige. Elle

    grelottait, son front tait brlant de fivre. Elle chercha ttons le verre deau qui setrouvait sur sa table de nuit et fut prise dune quinte de toux en avalant la premiregorge. Elle tait bout de forces. Il fallait quelle se lve, quelle aille chercher unecouverture, de quoi chasser ce froid qui la glaait jusquaux os. Elle essaya de se redresser,en vain, et sombra nouveau.

    *

  • Elle entendit chuchoter son nom, une voix familire tentait de lapaiser.Elle tait cache dans un rduit, recroqueville, la tte entre les genoux. Une main

    plaque sur sa bouche lui interdisait de parler. Elle avait envie de pleurer, mais celle quila retenait dans ses bras la suppliait de se taire.

    Elle entendit le martlement dun poing la porte. Les assauts devenaient plusviolents, on donnait maintenant de srieux coups de pied. Des bruits de pas, quelquunvenait dentrer. labri du petit cagibi, Alice retenait son souffle, il lui sembla que sarespiration stait arrte.

    *

    Alice, rveillez-vous !Daldry sapprocha du lit et posa une main sur son front. Ma pauvre, vous tes brlante.Daldry laida se soulever, redressa loreiller et lallongea convenablement. Je vais appeler un mdecin.Il revint son chevet quelques instants plus tard. Je crains que vous nayez attrap bien plus quun rhume. Le docteur sera l bientt,

    reposez-vous, je reste auprs de vous.Daldry sassit au pied du lit et fit exactement ce quil avait promis. Le mdecin arriva

    dans lheure. Il examina Alice, prit son pouls, couta attentivement les battements de soncur et sa respiration.

    Son tat nest pas prendre la lgre, cest trs probablement la grippe. Quellereste au chaud et quelle transpire. Faites-la boire, dit-il Daldry, de leau tidelgrement sucre et des tisanes, par petites quantits chaque fois, mais le plus souventpossible.

    Il confia de laspirine Daldry. Voil qui devrait faire retomber sa fivre. Si ce ntait le cas dici demain,

    conduisez-la lhpital.Daldry paya le mdecin et le remercia de stre dplac un jour de Nol. Il alla

    chercher chez lui deux grandes couvertures dont il recouvrit Alice. Il repoussa au milieude la pice le fauteuil qui se trouvait devant la longue table de travail et sy installa pour lanuit.

    Je me demande si je ne prfrais tout de mme pas lorsque vos bruyants amis metenaient veill ; au moins, jtais dans mon lit, grommela-t-il.

    *

    Dans la chambre, le bruit a cess. Alice repousse la porte du placard o elle sest

    rfugie. Tout nest plus que silence et absence. Les meubles sont renverss, le lit est

  • dfait. Par terre gt un cadre bris. Alice carte dlicatement les clats de verre et remet ledessin sa place, sur la table de chevet. Cest un dessin lencre de Chine o deux visageslui sourient. La fentre est ouverte, un air doux souffle au-dehors et soulve les rideaux.Alice sapproche, le rebord de la fentre est trop haut, il lui faut grimper sur un tabouretpour voir la rue en contrebas. Elle se hisse, la lumire du jour est vive, elle plisse les yeux.

    Sur le trottoir, un homme la regarde et lui sourit, un visage bienveillant, pleindamour. Elle aime cet homme dun amour sans retenue. Elle la toujours aim ainsi, ellela toujours connu. Elle voudrait slancer vers lui, quil la prenne dans ses bras, ellevoudrait le retenir, crier son prnom, mais elle na plus de voix. Alors Alice lui fait unpetit signe de la main ; en rponse, lhomme agite sa casquette, lui sourit, avant dedisparatre.

    *

    Alice rouvrit les yeux. Daldry la soutenait, portant un verre deau ses lvres en la

    suppliant de boire lentement. Je lai vu, murmura-t-elle, il tait l. Le mdecin est venu, dit Daldry. Un dimanche et jour de Nol, il faut quil soit

    consciencieux. Ce ntait pas un mdecin. Il en avait pourtant tout lair. Jai vu lhomme qui mattend l-bas. Trs bien, dit Daldry, nous en reparlerons ds que vous irez mieux. En attendant,

    reposez-vous. Jai limpression que vous avez dj un peu moins de fivre. Il est bien plus beau que je ne limaginais. Je nen doute pas une seconde. Je devrais attraper la grippe moi aussi, Esther

    Williams viendrait peut-tre me rendre visite Elle tait irrsistible dans Emmenez-moiau bal.

    Oui, murmura Alice dans un demi-dlire, il memmnera au bal. Parfait, pendant ce temps-l je pourrai dormir tranquille. Je dois partir sa recherche, chuchota Alice, les yeux clos, il faut que jaille l-bas, je

    dois le retrouver. Excellente ide ! Je vous suggre nanmoins dattendre quelques jours. Je ne suis

    pas tout fait certain que, dans votre tat, le coup de foudre soit rciproque.Alice stait rendormie. Daldry soupira et reprit place dans son fauteuil. Il tait quatre

    heures du matin, il avait le dos meurtri par la position inconfortable quil occupait, sanuque lui faisait un mal de chien, mais Alice semblait reprendre des couleurs. Laspirineagissait, la fivre retombait. Daldry teignit la lumire et