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(Draft) Intensive Program «I saperi delle donne» (Università del Salento, Lecce, 2014) Tutti i testi sono pubblicati sotto cc by-nc-nd 4.0 LABORATORIO DI SCRITTURA Esméralda dans Notre de Dame de Paris (1831) de Victor Hugo Ophélie Tabanou La présentation de «la» personnage Esméralda me semblait un choix judicieux et pertinent dans le cadre d’un séminaire féministe mettant notamment en œuvre les représentations de femmes, et leur rapport avec le monde et les hommes. Esméralda incarne ces problématiques, mais qui demeurent au stade littéraire de simples enjeux entre personnages, jamais véritablement politisés et théorisés par Victor Hugo. Une relecture féministe de cette personnage m’apparait toutefois possible, voire nécessaire. En effet, Esméralda, en tant que bohémienne, permet d’introduire d’un bloc la question du sexe, de la religion, ainsi que de la «race», terme employé dans l’œuvre. Toutes ces problématiques se voient cristallisées sur une intrigue amoureuse associant quatre personnages principaux. La relation fondamentale est celle entre Claude Frollo et Esméralda. Frollo, homme de foi, juge, docteur, est le symbole d’une norme patriarcale, religieuse, du pouvoir scientifique et juridique, auxquels Esméralda ne se voit pas soumise en tant que femme, mais échappe totalement par l’appartenance à une communauté bohémienne autonome. Ce rapport entre genre et “race” est particulièrement interpelant dans cette œuvre de Hugo, dans la mesure où Esméralda se voit d’abord sanctionnée en tant que bohémienne par la justice des hommes, mais se retrouve condamnée à la peine capitale en tant que femme désirante et désirée. En effet, son amour pour Phébus, jeune capitaine fiancé, la précipite dans un piège conçu par Frollo : on la croit investigatrice de la tentative d’assassinat du militaire. Mais c’est davantage en tant que femme désirée que s’exprime la résistance d’Esméralda. Frollo, terriblement épris d’elle, projette ses propres croyances sur elle, elle lui apparait comme une tentatrice, une femme diabolique qui utilise la danse comme moyen de détourner les hommes pieux du droit chemin. La douleur amoureuse dont Frollo souffre permet de mettre en avant, par la voie du discours romantique, la vision religieuse du corps des femmes. Esméralda, en tant que femme indépendante, étrangère aux normes dont elle sera victime, mais surtout en tant que femme qui utilise son corps grâce à la danse, non pour séduire mais bien parce qu’elle est talentueuse et qu’elle en fait son travail, est immédiatement sexualisée, et, par voie de conséquence, associée à la perversité. Autrement dit, elle semble responsable de ce qu’elle inspire malgré elle aux hommes, et à Frollo. Ce dernier profite de sa position de faiblesse lorsque, la veille de son exécution, il lui rend visite dans sa cellule et lui propose de s’échapper à la condition de l’épouser. Il se révèle ainsi prêt à abandonner ses pouvoirs institutionnels pour elle. Pourtant, Esméralda réussit à s’opposer au chantage de Frollo, et à revendiquer son indépendance et sa liberté, révélant ainsi l’injustice d’une telle proposition, et le fait qu’il abandonne certaines de ses prérogatives simplement pour prendre le pouvoir sur elle. Esméralda ne représente donc pas un potentiel révolutionnaire, en ce qu’elle ne propose pas de contre-modèle, ni de combat. Toutefois, elle est une figure forte de résistance aux normes patriarcales ainsi qu’à la domination masculine, elle revendique son autonomie de femme et de bohémienne. Si son amour pour Phébus la perd, et révèle par ailleurs ses faiblesses, il permet pourtant d’affirmer qu’Esméralda est une personnage qui lutte pour la disposition libre de son corps et de sa vie : si elle refuse de s’engager auprès de Frollo, c’est aussi parce qu’elle en désire un autre. Un tel engagement est donc

(1831) de Victor Hugo Ophélie Tabanou La présentation de

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(Draft) Intensive Program «I saperi delle donne» (Università del Salento, Lecce, 2014) Tutti i testi sono pubblicati sotto cc by-nc-nd 4.0

LABORATORIO DI SCRITTURA

Esméralda dans Notre de Dame de Paris (1831) de Victor Hugo

Ophélie Tabanou

La présentation de «la» personnage Esméralda me semblait un choix judicieux et

pertinent dans le cadre d’un séminaire féministe mettant notamment en œuvre les

représentations de femmes, et leur rapport avec le monde et les hommes. Esméralda

incarne ces problématiques, mais qui demeurent au stade littéraire de simples enjeux entre

personnages, jamais véritablement politisés et théorisés par Victor Hugo. Une relecture

féministe de cette personnage m’apparait toutefois possible, voire nécessaire. En effet,

Esméralda, en tant que bohémienne, permet d’introduire d’un bloc la question du sexe,

de la religion, ainsi que de la «race», terme employé dans l’œuvre. Toutes ces

problématiques se voient cristallisées sur une intrigue amoureuse associant quatre

personnages principaux.

La relation fondamentale est celle entre Claude Frollo et Esméralda. Frollo, homme de

foi, juge, docteur, est le symbole d’une norme patriarcale, religieuse, du pouvoir

scientifique et juridique, auxquels Esméralda ne se voit pas soumise en tant que femme,

mais échappe totalement par l’appartenance à une communauté bohémienne autonome.

Ce rapport entre genre et “race” est particulièrement interpelant dans cette œuvre de

Hugo, dans la mesure où Esméralda se voit d’abord sanctionnée en tant que bohémienne

par la justice des hommes, mais se retrouve condamnée à la peine capitale en tant que

femme désirante et désirée. En effet, son amour pour Phébus, jeune capitaine fiancé, la

précipite dans un piège conçu par Frollo : on la croit investigatrice de la tentative

d’assassinat du militaire. Mais c’est davantage en tant que femme désirée que s’exprime

la résistance d’Esméralda. Frollo, terriblement épris d’elle, projette ses propres croyances

sur elle, elle lui apparait comme une tentatrice, une femme diabolique qui utilise la danse

comme moyen de détourner les hommes pieux du droit chemin. La douleur amoureuse

dont Frollo souffre permet de mettre en avant, par la voie du discours romantique, la

vision religieuse du corps des femmes. Esméralda, en tant que femme indépendante,

étrangère aux normes dont elle sera victime, mais surtout en tant que femme qui utilise

son corps grâce à la danse, non pour séduire mais bien parce qu’elle est talentueuse et

qu’elle en fait son travail, est immédiatement sexualisée, et, par voie de conséquence,

associée à la perversité. Autrement dit, elle semble responsable de ce qu’elle inspire

malgré elle aux hommes, et à Frollo. Ce dernier profite de sa position de faiblesse lorsque,

la veille de son exécution, il lui rend visite dans sa cellule et lui propose de s’échapper à

la condition de l’épouser. Il se révèle ainsi prêt à abandonner ses pouvoirs institutionnels

pour elle. Pourtant, Esméralda réussit à s’opposer au chantage de Frollo, et à revendiquer

son indépendance et sa liberté, révélant ainsi l’injustice d’une telle proposition, et le fait

qu’il abandonne certaines de ses prérogatives simplement pour prendre le pouvoir sur

elle. Esméralda ne représente donc pas un potentiel révolutionnaire, en ce qu’elle ne

propose pas de contre-modèle, ni de combat. Toutefois, elle est une figure forte de

résistance aux normes patriarcales ainsi qu’à la domination masculine, elle revendique

son autonomie de femme et de bohémienne. Si son amour pour Phébus la perd, et révèle

par ailleurs ses faiblesses, il permet pourtant d’affirmer qu’Esméralda est une personnage

qui lutte pour la disposition libre de son corps et de sa vie : si elle refuse de s’engager

auprès de Frollo, c’est aussi parce qu’elle en désire un autre. Un tel engagement est donc

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une décision individuelle qu’une femme peut prendre par elle-même et pour elle-même.

Le choix irréversible d’Esméralda, qui préfère mourir plutôt que d’appartenir à Frollo,

fait d’elle une véritable héroïne.

Au-delà des questions de genre, du désir, et de la norme, cette œuvre de Hugo permet de

mettre également en lumière un rapport puissant aux mots. La première constatation est

celle du langage du désir, et de l’expression de ce désir. En effet, Esméralda, bien que

personnage centrale, noyau de toutes ces relations amoureuse et conflictuelles, parle peu,

et ses pensées sont rarement exposées par Hugo. Elle ne séduit, malgré elle, qu’au moyen

de son corps, lieu de la sexualité. A l’inverse, Frollo exprime son amour pour la jeune

fille par un long discours dans lequel il s’affirme pur, en proie à la tentation et au démon.

Par opposition à un désir provoqué involontairement par Esméralda, l’homme de Dieu

s’efforce de la convaincre, de la tenter, par un moyen beaucoup plus noble. Toutefois, en

terme de contenu, ce discours porte une lourde responsabilisation de la femme. A

l’inverse d’elle, il ne se reconnait pas maitres de son désir, ni de ses choix. C’est dans

cette mesure qu’Esméralda, qui ne s’exprime que pour refuser, inverse les rapport de

domination par le corps et la parole : si elle demeure prisonnière et se voit exécutée, elle

n’aura pas cédé, elle n’aura vendu ni sa vie, ni sa liberté. Par ailleurs Quasimodo,

également épris de la jeune femme, ne dispose d’aucun de ces deux moyens : son corps

est difforme, inapte à l’intégration sociale, sujet de moquerie ; il souffre également de

surdité et de mutisme, empêché de se déclarer auprès d’Esméralda. C’est en cela que le

jeune homme, âgé de seize ans tout comme Esméralda (l’histoire nous apprend qu’ils ont

été échangés à la naissance), échappe aux codes de genre et de communautés que

l’antagonisme entre Esméralda et Frollo semble proposer. Ce sont donc ces deux

personnages respectivement hors-normes et contra-norma, Quasimodo et Esméralda,

condamnés au silence et à la soumission, qui incarnent le discours le plus puissant :

chacun vont lutter et résister à leur manière et provoquer la souffrance, le désespoir, et la

mort de Claude Frollo.