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18 PHILOSOPHIE peut avoir une droite décomplexée. Les Français pensent à l’exemple de Guy Mollet entre Suez et Alger. Dès lors qu’Adorno apparaît comme référence obligée dans nombre de discours (para)philoso- phiques et que l’on ne peut parler d’esthétique, en particulier musicale, sans que son nom s’impose, il serait bon que l’on puisse savoir si l’on se réfère alors à quelque chose de tangible ou seulement à telle formule puisée ici qu’une autre, rencontrée aurait contredite. Lorsque le nom de Heidegger se trouve cité, que ce soit avec faveur ou pour le vilipender, chacun sait à peu près de quoi il est question. Non que la pensée de Heidegger serait d’accès facile mais le massif se repère assez aisément, y compris dans ce qu’il peut avoir de déroutant. S’agissant d’Adorno, les articles en magasin sont d’une étonnante diversité. Quoiqu’il le dise de façon plus aimable, Gilles Moutot est sensible à cette difficulté. C’est d’ail- leurs ce qui le conduit à rédiger plus de 650 pages à la recherche de cette unité, dont il montre bien ce qu’elle a de problématique pour le co-auteur, avec Horkheimer, de la Dialectique de la raison qui devait conduire la théorie critique « dans l’impasse ». Il manie la litote lorsqu’il constate que l’on n’est pas sûr de « la signification que prend », à propos d’Adorno, « l’adjectif théorique ». Plutôt que de s’aventu- rer à rechercher une unité absente entre le col- laborateur de Horkheimer avant-guerre et le penseur quasi officiel de la RFA des années soixante, Gilles Moutot cherche à échapper à cette « dichotomie manifestement stérile » en « s’interrogeant sur la relation qu’Adorno entend établir entre le programme de la dialectique négative et celui d’une théorie critique de la société ». L’hypothèse de travail est alors que l’évolution d’Adorno « ait moins consisté dans effacement pur et simple que dans un long travail de redéfinition de l’idée – et donc de l’usage – de la théorie (et, solidairement, de la critique) ». C’est bien poser le problème. La manière de le traiter n’est pas moins satis- faisante. Là où la tentation aurait pu être grande de procéder selon une ligne biblio-chronolo- gique, ou bien d’énoncer ex cathedra les tenants et aboutissants d’un système dont chacun voit qu’il échappe à la saisie, Gilles Moutot consacre une demi-douzaine d’essais à des thèmes (« Fantasmagories », « Écarts de l’art », « Survivances »…) qui sont autant d’occasions de confronter la pensée d’Adorno à celle de penseurs qui peuvent lui être proches, comme Benjamin ou Horkheimer, ou adverses, comme Popper ou Heidegger. Sans doute établit-il une certaine continuité entre ces essais mais, en n’hé- sitant pas à marquer les écarts, il ne cherche pas à susciter l’illusion d’une cohérence dont il mesure ce qu’elle aurait d’artificiel. Beaucoup ont écrit sur tel ou tel pan du discours adornien ; Gilles Moutot tente de rendre justice à l’ensemble de l’œuvre. La méthode qu’il a choisie était sans doute la plus adéquate à ce projet et sa réalisation mérite tous les éloges. S chönberg, dont la situation américaine n’avait rien d’enviable, en fut profondément blessé, de même qu’Ernst Bloch, qu’Adorno avait prétendu aider durant l’exil mais d’une manière perçue comme humiliante. Il ne s’agit pas de savoir si l’on juge le personnage sympathique ou non : dès lors que l’on se trouve devant quelqu’un qui est connu comme philosophe, la question de la cohérence de sa pensée prend une importance que l’on ne saurait tenir pour négli- geable. Si cet homme ne sait pas lui-même qui il est, comment le saisirions-nous ? Les formules énergiques grâce auxquelles il est cité dans nombre de débats – comme celle sur ce qui serait devenu impossible « après Auschwitz » – ren- voient-elles, ne serait-ce que pour leur auteur, à quelque pensée véritable ? Quelle est au juste leur résonance pour lui ? Adorno n’a rien d’un Kierkegaard ou d’un Stendhal jouant avec humour de la pseudonymie. Celle-ci pourrait aussi s’expliquer comme une manière de distinguer les registres sur la plura- lité desquels un auteur peut vouloir jouer. Ou encore comme marque d’une coupure nette entre deux moments de la réflexion. Rien de tel ici, avec ce qui n’est d’ailleurs pas pseudonymie mais un changement de signature, lequel pourrait tout au plus être comparé à celui des cinéastes allemands américanisant leur nom lorsqu’ils s’installent à Hollywood – à ceci près qu’Adorno ne sonne pas plus américain que Wiesengrund. L’insaisissabilité qui en résulte – sans doute pour lui-même en premier lieu – jette le doute sur l’épaisseur et la solidité d’une pensée élaborée dans ces conditions. On se demande quel poids il accorde lui-même aux formules qu’il assène sur ce ton définitif bien fait pour asseoir une célébrité. De fait, il parvient à faire figure de monument intellectuel de l’Allemagne d’après- guerre. Un peu l’équivalent pour le champ phi- losophique de ce que Thomas Mann a pu repré- senter dans le champ de la littérature – à ceci près qu’Adorno n’a pas cessé de tenir un discours « de gauche ». Pour autant que la politique est en jeu dans l’affaire, le problème dépasse la personne d’Adorno pour apparaître constitutif de la social- démocratie, cette conjonction d’un discours révolutionnaire et d’une pratique politique qui n’a pas toujours grand-chose à envier à celle que Qui était Adorno ? MARC LEBIEZ L’entreprise de « chercher à dégager l’unité » de l’œuvre d’Adorno présente une utilité toute particulière s’agissant d’un auteur pour le moins difficile à saisir. Son nom même est glissant, entre son patronyme et le nom de sa mère. Le vigoureux critique de la bourgeoisie appelle la police contre les étudiants soixante-huitards ; l’apologiste de Schönberg aide Thomas Mann à montrer le caractère diabolique de la musique atonale. GILLES MOUTOT ESSAI SUR ADORNO Payot, coll. « Critique de la politique », 658 p., 27,50 ADORNO À SA TABLE DE TRAVAIL, LOS ANGELES, 1943

2011 Marc Lebiez_Qui Était Adorno?_QL Fév

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    PHILOSOPHIE

    peut avoir une droite dcomplexe. Les Franaispensent lexemple de Guy Mollet entre Suezet Alger.

    Ds lors quAdorno apparat comme rfrenceoblige dans nombre de discours (para)philoso-phiques et que lon ne peut parler desthtique,en particulier musicale, sans que son nomsimpose, il serait bon que lon puisse savoir silon se rfre alors quelque chose de tangibleou seulement telle formule puise ici quuneautre, rencontre aurait contredite. Lorsque lenom de Heidegger se trouve cit, que ce soit avecfaveur ou pour le vilipender, chacun sait peuprs de quoi il est question. Non que la pensede Heidegger serait daccs facile mais lemassif se repre assez aisment, y compris dansce quil peut avoir de droutant. SagissantdAdorno, les articles en magasin sont dunetonnante diversit.

    Quoiquil le dise de faon plus aimable, GillesMoutot est sensible cette difficult. Cest dail-leurs ce qui le conduit rdiger plus de650 pages la recherche de cette unit, dont ilmontre bien ce quelle a de problmatique pourle co-auteur, avec Horkheimer, de la Dialectiquede la raison qui devait conduire la thoriecritique dans limpasse . Il manie la litote

    lorsquil constate que lon nest pas sr de lasignification que prend , propos dAdorno, ladjectif thorique . Plutt que de saventu-rer rechercher une unit absente entre le col-laborateur de Horkheimer avant-guerre et lepenseur quasi officiel de la RFA des annessoixante, Gilles Moutot cherche chapper cette dichotomie manifestement strile en sinterrogeant sur la relation quAdorno entendtablir entre le programme de la dialectiquengative et celui dune thorie critique de lasocit . Lhypothse de travail est alors quelvolution dAdorno ait moins consist danseffacement pur et simple que dans un long travailde redfinition de lide et donc de lusage de la thorie (et, solidairement, de la critique) .Cest bien poser le problme.

    La manire de le traiter nest pas moins satis-faisante. L o la tentation aurait pu tre grandede procder selon une ligne biblio-chronolo-gique, ou bien dnoncer ex cathedra les tenantset aboutissants dun systme dont chacun voitquil chappe la saisie, Gilles Moutot consacreune demi-douzaine dessais des thmes( Fantasmagories , carts de lart , Survivances ) qui sont autant doccasionsde confronter la pense dAdorno celle depenseurs qui peuvent lui tre proches, commeBenjamin ou Horkheimer, ou adverses, commePopper ou Heidegger. Sans doute tablit-il unecertaine continuit entre ces essais mais, en nh-sitant pas marquer les carts, il ne cherche pas susciter lillusion dune cohrence dont ilmesure ce quelle aurait dartificiel.

    Beaucoup ont crit sur tel ou tel pan dudiscours adornien ; Gilles Moutot tente de rendrejustice lensemble de luvre. La mthodequil a choisie tait sans doute la plus adquate ce projet et sa ralisation mrite tous lesloges.

    Schnberg, dont la situation amricaine navaitrien denviable, en fut profondment bless,de mme quErnst Bloch, quAdorno avaitprtendu aider durant lexil mais dune manireperue comme humiliante. Il ne sagit pas desavoir si lon juge le personnage sympathique ounon : ds lors que lon se trouve devantquelquun qui est connu comme philosophe, laquestion de la cohrence de sa pense prend uneimportance que lon ne saurait tenir pour ngli-geable. Si cet homme ne sait pas lui-mme quiil est, comment le saisirions-nous ? Les formulesnergiques grce auxquelles il est cit dansnombre de dbats comme celle sur ce qui seraitdevenu impossible aprs Auschwitz ren-voient-elles, ne serait-ce que pour leur auteur, quelque pense vritable ? Quelle est au justeleur rsonance pour lui ?

    Adorno na rien dun Kierkegaard ou dunStendhal jouant avec humour de la pseudonymie.Celle-ci pourrait aussi sexpliquer comme unemanire de distinguer les registres sur la plura-lit desquels un auteur peut vouloir jouer. Ouencore comme marque dune coupure nette entredeux moments de la rflexion. Rien de tel ici,avec ce qui nest dailleurs pas pseudonymiemais un changement de signature, lequel pourraittout au plus tre compar celui des cinastesallemands amricanisant leur nom lorsquilssinstallent Hollywood ceci prs quAdornone sonne pas plus amricain que Wiesengrund.Linsaisissabilit qui en rsulte sans doute pourlui-mme en premier lieu jette le doute surlpaisseur et la solidit dune pense laboredans ces conditions. On se demande quel poidsil accorde lui-mme aux formules quil assnesur ce ton dfinitif bien fait pour asseoir uneclbrit. De fait, il parvient faire figure demonument intellectuel de lAllemagne daprs-guerre. Un peu lquivalent pour le champ phi-losophique de ce que Thomas Mann a pu repr-senter dans le champ de la littrature ceci prsquAdorno na pas cess de tenir un discours de gauche .

    Pour autant que la politique est en jeu danslaffaire, le problme dpasse la personnedAdorno pour apparatre constitutif de la social-dmocratie, cette conjonction dun discoursrvolutionnaire et dune pratique politique quina pas toujours grand-chose envier celle que

    Qui tait Adorno ?

    MARC LEBIEZ

    Lentreprise de chercher dgager lunit de luvre dAdornoprsente une utilit toute particulire sagissant dun auteur pour le moinsdifficile saisir. Son nom mme est glissant, entre son patronyme et le nomde sa mre. Le vigoureux critique de la bourgeoisie appelle la police contreles tudiants soixante-huitards ; lapologiste de Schnberg aide ThomasMann montrer le caractre diabolique de la musique atonale.

    GILLES MOUTOTESSAI SUR ADORNOPayot, coll. Critique de la politique , 658 p., 27,50

    ADORNO SA TABLE DE

    TRAVAIL, LOS ANGELES,

    1943