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ANALYSES ETOPIA MAI 2016 ETOPIA CENTRE D'ANIMATION ET DE RECHERCHE EN ÉCOLOGIE POLITIQUE ÉCOLOGIE POLITIQUE PHILOSOPHIE POLITIQUE ANALYSE LA NÉBULEUSE POST- MATÉRIALISTE ET LA QUESTION DU BONHEUR ALAIN ADRIAENS

2016 05 | Etopia | La nébuleuse post-matérialiste et la ...€¦ · bonheur dans le monde post-matérialiste, ... matérialistes partagent avec toutes les autres pensées, politiques,

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ANALYSESETOPIA

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Alain AdriaensLA NÉBULEUSE POST-MATÉRIALISTE ET LAQUESTION DU BONHEUR

« Lier post-matérialisme et bonheur ? Quelle idée bizarre… »penseront certains. Et pourtant, puisque le post-matérialismeest une pensée radicalement nouvelle caractérisée par lespolitologues comme un nouveau clivage (clivageproductivisme/anti-productivisme [2]), cela implique un rapportaux valeurs tout à fait original. Il importe donc de l’examiner,aussi, sous l’angle de la quête du bonheur.

En examinant ce domaine subjectif et intime de la quête dubonheur dans le monde post-matérialiste, nous évalueronslogiquement les pratiques des écologistes, scientifiques,militants et politiques, des objecteurs de croissance, dessimplicitaires mais aussi de tous ceux qui sont en recherched’autre chose que les satisfactions éphémères proposée par leconsumérisme ordinaire. Ceux-là, comme Monsieur Jourdainfaisait de la prose sans le savoir, sont aussi un peu post-matérialistes car souffrant des effets néfastes duproductivisme. Désillusionnés par les vaines promesses dumatérialisme, ils sont nombreux à chercher un bonheur qu’ilssentent perdu et ce sans avoir encore trouvé de réponsesatisfaisante. Ils sont dans une quête parfois douloureuse desmoyens de sortir d’un vécu pénible, d’une désillusion généréepar le système productivo-croissanciste mis en place par lecapitalisme mondialisé. Une telle variété empêcheraévidemment toute généralisation mais j’essaierai de n’oublierpersonne dans la nébuleuse que l’on appelle parfois les« créatifs culturels » qui formeraient aujourd’hui, près de 30%de la population des pays dits « développés ».

UNE QUÊTE COMMUNE À TOUS LES HUMAINS

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D’abord, il faut s’assurer que la recherche du bonheur est une quête que les post-matérialistes partagent avec toutes les autres pensées, politiques, philosophiqueset religieuses. Déjà les philosophes grecs nous disaient avec Epicure « Il fautméditer sur ce qui procure le bonheur puisque, présent, nous avons tout, et luiabsent, nous faisons tout pour l’avoir » [3] et aujourd’hui Woody Allen ironise« Qu’est ce que je serais heureux si j’étais heureux ». Même Saint Augustin affirme« Le désir de bonheur est essentiel à l’homme. La chose au monde la plusvénérable, la plus entendue, la plus éclaircie, le plus constante, c’est nonseulement que l’on veut être heureux mais qu’on ne veut être que cela. C’est àquoi nous force notre nature » [4]. Puisque tous sont d’accord sur ce besoinhumain fondamental qu’est le recherche du bonheur, il faudra aller plus loin etdéfinir quel type bonheur recherchent les post-matérialistes car, comme le dit fortlucidement Aristote : « Sur la nature même du bonheur, on ne s’entend plus et lesexplications des sages et de la foule sont en désaccord » [5]. S’il fallait une seulepreuve que la pensée post-matérialiste s’occupe bien, elle aussi, du bonheur dechacun, il suffit de lire le sous-titre du journal francophone le plus symbolique dumouvement de l’objection de croissance (et le plus vendu aussi) : La décroissance,le journal de la joie de vivre [6].

Il est indiscutable que la philosophie/spiritualité qui influence le plus l’esprit desOccidentaux est le christianisme, sous ses multiples formes (catholicisme,protestantismes luthérien, calviniste, évangélique…, Amish ou Mennonites,Vaudois ou scientologues…). Lui-même très influencé par le platonisme, lechristianisme irrigue toujours très fortement les valeurs que défendent lamajorité des contemporains de nos contrées. Les athées les plus lucidesreconnaissent qu’eux sont imprégnés des valeurs de la culture judéo-chrétienne.

On trouve donc bon nombre de chrétiens dans la nébuleuse post-matérialiste. Etils sont même souvent parmi les plus lucides et les plus déterminés. Pour un post-matérialiste, c’est un régal de lire les écrits du pasteur protestant StéphaneLavignotte [7], confortant de connaître la vision du prêtre jésuite FrançoisHoutart [8], étonnant de prendre connaissance de l’encyclique révolutionnaire dupape François, Laudato ‘Si [9]. Maintenant que le leader spirituel et chef del’Eglise catholique tient un discours d’objecteur de croissance [10], on peutespérer que, dans les plus éloignées des petites paroisses catholiques, le discoursne sera plus conservateur ou soumis à l’ordre établi mais renouera avec lagénérosité et la simplicité du message du Christ

Si post-matérialisme et christianisme sont compatibles, et mêmecomplémentaires pour certains, il reste cependant un point sur lequel un certaindésaccord persiste : le « salut » est-il de ce monde ou d’un monde extérieur àcelui-ci (extra-mondain comme disent les exégètes chrétiens) ? Un chrétien(social) peut se montrer solidaire des combats écologiques et sociaux maiscertains le suspectent de ne pas vouloir se battre « jusqu’au bout » pour un mondemeilleur ici bas car il disposerait toujours de la porte de sortie du paradis (que cesoit un lieu où ruissellent le miel et le lait, un havre où l’attendent 72 vierges(houris) ou un concept bien plus spirituel et immatériel où l’âme du croyant jouirad’une félicité immense dans la lumière de Dieu). Cette différence ne me paraît nidécisive ni importante et il est évident que les post-matérialistes les plus motivéspeuvent signer des deux mains les analyses produites par le Centre jésuiteAvec [11].

Si les chrétiens les plus éclairés sont des alliés précieux et même parfois desprécurseurs dans le monde des post-matérialistes, le christianisme bien qu’ayantperdu sa dominance sous les coups de boutoir des Lumières à la fin du XVIIIèmesiècle et puis concrètement lors de la révolution française, il a, hélas, transmis salogique centrale : le bonheur n’adviendra que dans un futur… indéterminé. Leparadis recherché s’il est devenu terrestre, est très souvent… pour demain.

Ainsi, les puritains anglais qui ont fondé les Etats-Unis ont inscrit le droit aubonheur dans leur Constitution… Mais ce bonheur sera atteint par ledéveloppement matériel infini que dénoncent les post-matérialistes. C’estexactement ce que dénoncent les objecteurs de croissance, cet enfer par leschoses, idéal du système productiviste. Et dans le clan opposé, celui inspiré par

UNE QUÊTE COMMUNE À TOUS LES HUMAINS

SEIZE SIÈCLES DE CHRISTIANISME

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Marx, le communisme n’était qu’une étape provisoire avant l’avènement, toujoursreporté, du socialisme.

Et justement, dans la première moitié de ce XIXème siècle, se mit en placeprogressivement le projet d’une acquisition du bonheur terrestre pour tous parplus de justice sociale, par plus d’égalité entre les individus, par plus de solidaritédans le monde du travail et dans la vie de tous les jours. C’est toujours le clivagecentral (après celui, peu à peu dépassé entre croyants et incroyants, entre Egliseet Etat) qui agite le monde de la politique aujourd’hui, entre ceux qui entendentmaintenir les privilèges exorbitants de quelques-uns (appelés les 1% par lesaltermondialistes, mouvance souvent proche des post-matérialistes) et les diversmouvements dits de gauche.

Pendant plus de 50 ans, le devant de la scène anglaise, française, états-uniennefut occupé par des socialistes et des anarchistes très créatifs. Impossible dedétailler ici cette floraison d’idées mais aussi et surtout d’expériences originales.Citons quelques-uns des plus connus : Owen, Saint-Simon, Fourrier, Considérant,Godin, Morris, Thoreau… A cette époque, le bonheur, individuel et collectif étaitexpérimenté sous bien des formes. Le corps et l’esprit participaient également decette recherche et on sourit parfois aux descriptions hyper-minutieuses desfamilistères de Fourrier et à ses théories sur les rapports affectifs et sexuels quiferaient rougir les adeptes des mœurs libérées des hippies et autres révoltés desannées 1960 et 1970.

Hélas, fin du XIXème, c’est une autre conception de la recherche de plus debonheur par plus d’égalité qui s’imposa. Se dénommant elle même « socialismescientifique » (la science était encore une idole révérée en ces temps-là), ellemoqua les expériences de bonheur bien plus réel en les affublant du nom de« socialisme utopique ». Aujourd’hui, les utopies sont ressenties plutôtpositivement par , certes considérées comme des projets ambitieux dont lesauteurs devraient se douter qu’ils ne se réaliseront pas comme ils l’ont imaginémais qui, de tous temps, furent les prémisses de futures avancées sociales,politiques et philosophiques.

Peut-on considérer que l’avancée vers le bonheur social et collectif s’estimmobilisée avec le succès des thèses de Marx et Engels et leur mise en œuvrepratique ? Est-ce dû au fait que les premières concrétisations eurent lieu en 1917dans un pays arriéré et féodal tel que la Russie ? Difficile à dire mais c’est un faithistorique probablement déterminant. Par la suite, les variantes léniniste,stalinienne, maoïste ou pol-potienne décrédibilisèrent définitivement le« socialisme réel » et le communisme. Mais sur le plan de la recherche dubonheur, la faiblesse majeure des régimes soviétiques et assimilés fut le retour du« salut » dans le futur. En effet, si le « paradis » recherché n’est plus, ici, céleste, ilest toutefois promis pour plus tard, lors de l’avènement d’une société« socialiste », dans un temps et dans une forme non définis. Ce n’est sans doutepas un hasard, si le tyran soviétique le plus sanguinaire, Staline, fut séminaristependant 5 ans avant de devenir le « petit père des peuples ». Une nouvellereligion, séculaire, était née et le KGB et les commissaires du peuple n’avaient rienà envier à l’Inquisition. Le sacrifice et le dolorisme étaient revenus à la mode maisles espoirs placés dans la notion de socialisme avaient perdu un siècle.

L’autre religion séculière, celle promettant le bonheur par l’accumulation detoujours plus de choses mortes, ne fut guère plus exemplaire. Hitler, Franco,Mussolini, Salazar, voire Pétain, ont démontré que la démocratie représentative neprotégeait pas de la dictature ni du massacre des innocents. D’ailleurs, lesépopées coloniales et les guerres de décolonisation ont prouvé que le bonheur parle matérialisme capitaliste, n’est certainement pas pour tous. Par la suite, lenouveau gendarme du monde, les USA via la CIA, ne se sont guère embarrassés decompassion pour asseoir la domination mondiale du productivisme : Mossadegh,Allende, Saddam Hussein, Kadhafi…, les uns meilleurs et les autres pires, ne sontplus là pour en témoigner.

Durant ce siècle plutôt noir, on peut comprendre que les écrivains, philosophes,poètes et cinéastes n’ont pas souvent proposé des utopies mais nous ont offertdes dystopies plutôt effrayantes. S’appuyant sur les philosophes sceptiques del’antiquité grecque et romaine, la possibilité du bonheur fut mise en doute. Platon

LA QUÊTE DE PLUS DE BONHEUR PAR LE SOCIOPOLITIQUE

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ou Socrate furent convoqués pour accréditer des théories pessimistes. Cioran,Kafka ou Houellebecq nous ont raconté des histoires plutôt traumatisantes,Munsch a poussé un Cri pictural glaçant et même les poètes (qui voient plus loinque l’horizon [12]) ont parfois cédé à la tentation de la perte d’espoir dans unpossible bonheur. Même le joyeux Pierre Perret a chanté « Fillette ne prends pasma main, mes doigts ont effeuillé tant de roses, que de parler d’amour encore jen’ose ; le bonheur c’est toujours pour demain… » [13] et Alain Souchon nous aservi de nombreux petits bijoux poétiques décrivant L’ultramoderne solitude [14].Certes, des Alain, des Bergson, des Misrahi, ont tenté de nous rassurer sur l’intérêtde toujours poursuivre le bonheur mais les faits, souvent têtus dans leurnégativité, ont rendu cette espérance bien fragile.

Après tant de tours et de détours dans la recherche de la félicité, une partconséquente de l’humanité s’est trouvée à la tête d’un héritage encore inconnudans l’histoire : grâce aux progrès des sciences et techniques, grâce aux sacrificesde plusieurs générations, grâce à la sagesse des nations ayant développé desrégimes sociaux-démocrates, la malédiction de la rareté matérielle futpotentiellement levée. Qu’allaient faire les sociétés de cette possibilité du bien-être matériel possible pour la totalité de certains peuples ? Il est évident que lamajorité au sein de ces peuples n’a pas osé un changement profond et a souhaitécontinuer sur la lancée acquise et faire confiance aux recettes du passé… « On nechange pas une équipe qui gagne » n’est-ce pas ? Mais, comme bien souvent,garder une formule valable dans un contexte donné, alors que ce contexte change,est une erreur à long terme. C’est tout le contenu des démonstrations sociales etpolitiques lumineuses [15] d’Ivan Illich sur l’effet contre-productif de l’excès de cequi a pu être un bien à petite dose.

Que l’on permette à un objecteur de croissance de ne pas faire un plaidoyer prodomo sur ce qui a émergé et de laisser ce soin au grand spécialiste de la joiequ’est Frédéric Lenoir, philosophe et connaisseur des pensées d’auteurs ayant eule bonheur au centre de leurs réflexions. Il écrit : « Nous assistons, depuis unebonne dizaine d’années, à la naissance de ce que j’appellerais la ’’troisièmerévolution individualiste’’. Quelque chose a en effet commencé à changer à la findes années 1990 et au début des années 2000 avec, de manière concomitante,l’essor et la démocratisation du développement personnel, des spiritualitésorientales ou de la philosophie comme sagesse, mais aussi avec la naissance dumouvement altermondialiste et l’apparition des forums sociaux, le développementde la conscience écologique, l’irruption de nombreuses initiatives de solidarité àl’échelle de la planète comme le microcrédit, la finance solidaire, ou encore, plusrécemment, le mouvement des Indignés. Ces divers mouvements sont révélateursd’un besoin de redonner du sens tant à sa vie personnelle à travers un travail sursoi et un questionnement existentiel, qu’à la vie commune à travers un regain desgrands idéaux collectifs. Ces deux quêtes apparaissent d’ailleurs souvent commeintimement liées. Ce sont fréquemment les mêmes personnes qui accomplissentun travail psychologique ou spirituel sur elles-mêmes, qui sont sensibles àl’écologie, s’engagent dans des associations humanitaires participent à desactions citoyennes, etc. ». [16]

On peut n’être pas d’accord avec Lenoir sur la date d’apparition des modes de vieet de pensée qu’il décrit ci-dessus et que j’ai rassemblés sous le qualificatif de« post-matérialistes », mais il résume en quelques phrases le renouveau sociétalque j’aborde dans ce texte. S’il est vrai que ce ne fut évident et « grand public »qu’à partir des années 1990, les débuts de cette aventure nouvelle de la penséehumaine ont vu le jour de façon consciente et volontariste dès 1950.

Abordons donc enfin comment les post-matérialistes essaient de définir ce quipourrait mener au bonheur depuis la seconde moitié du XXème siècle. Ici, commeprécédemment, je me référerai à beaucoup de philosophies et spiritualitéspassées et contemporaines. Cela ne veut pas dire que les écolos, les adeptes d’unegauche post-matérialiste et autres décroissants ont lu tous ces auteurs (ni moi-même d’ailleurs) mais nous sommes tous immergés dans un bain intellectuelqu’irriguent, directement ou indirectement, ces sources de sagesses passées etprésentes.

DE NOUVELLES VOIES S’OUVRENT ENFIN

CEUX QUI VEULENT PLUS QUE LE BONHEUR

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Avant de décrire comment les post-matérialistes essaient d’être un peu plusheureux (ou un peu moins malheureux, c’est selon le degré d’optimisme ou depessimisme de départ), voyons ceux qui sont en quête de quelque chose de plusque le simple bonheur. Cette aspiration est fort bien exprimée par MargueriteYourcenar dans sa phrase, « Qu’il eût été fade d’être heureux ! » [17]. SergeGainsbourg, par la voix de Jane Birkin nous avoue aussi, vouloir plus : « Fuir lebonheur de peur qu’il ne se sauve… Dis-moi que tu m’aimes encore si tu l’oses,j’aimerais que tu te trouves autre chose de mieux ; fuir le bonheur de peur qu’il nese sauve, se dire qu’il y a over the rainbow, toujours plus haut le soleil above,radieux… ». Il est en effet des personnes qui, en dehors de l’idéalisme religieuxtrès courant, préfèrent un autre objectif de vie, plus élevé selon eux, que le simplebonheur. On pense à Socrate, qui voit la morale et la justice comme supérieures,de même que Kant. « Vaut-il mieux être Socrate malheureux ou un cochonheureux ? » ont dit certains. Question sans doute vaine, si l’on en croitSchopenhauer, un autre grand sceptique, qui affirme que « l’homme est certeslibre de faire ce qu’il veut, mais il ne peut vouloir ce qu’il veut » [18]. Avant Freud,Schopenhauer (dont la vie ne fut qu’une longue suite de malheurs…) ne laisse àl’homme guère de libre arbitre, contraint par son « caractère » à de bien pauvreschoix.

Parmi les post-matérialistes, on en trouve pour qui le combat pour une sociétépost-croissanciste (qu’ils jugent absolument nécessaire à la survie de lacivilisation, de l’espèce humaine ou même de la vie sur Terre) est d’une urgencetelle qu’ils en négligent des occasions de bonheur personnel pour donner prioritéà leur combat « politique ». Une telle attitude est peut-être noble mais elle peutconduire à des crispations « contre-productives » comme dirait Illich… C’est ainsique dans leur livre, Comment tout peut s’effondrer [19], Servigne et Stevensdécrivent 5 types de réponses face à la possibilité de la fin prochaine de notrecivilisation industrielle. Ils dépeignent ainsi des individus très engagés qu’ilsqualifient de « collapsologues ». Ce profil caractériel ressemble un peu à celui dumilitant de gauche du siècle passé, sacrifiant son confort, son bien-être personnelet même sa vie, leur préférant la poursuite d’un idéal si prenant que cela l’emportesur toute autre source de satisfaction [20]. Ceux-là sont probablement les héritierspost-matérialistes d’une tradition qui depuis Platon jusqu’aux militantsrévolutionnaires, en passant par le christianisme, préfère les promesses d’un idéalsublimé aux réalisations imparfaites du présent, tradition justement baptisée dunom d’« idéalisme ».

Quand j’avais 15 ans (au début des années 60), les seules allusions à la manière deconcevoir le bonheur que s’autorisait l’enseignement en Belgique avaient lieu aucours de latin où l’on abordait les épicuriens et les stoïciens. Même si c’étaitcaricatural, on se voyait proposer une alternative entre recherche d’un certainplaisir par les épicuriens (carpe diem nous offrait-on) et volonté de maîtrise desdésirs et passions prônée par les stoïciens. Cela s’est pas mal affiné depuis lors,avec notamment le constat que le stoïcisme partage des options de contrôle despassions et de détachement du matériel avec d’autres traditions venues d’Orient,et en particulier avec le bouddhisme. En effet, Zénon (335-264 av. JC), « l’hommedu portique », prônait, comme le Bouddha, une philosophie volontariste ayantpour fondement le principe qu’il convient de faire coïncider notre volonté avecl’ordre cosmique. Sans identifier l’ataraxie et l’autarcie de l’un avec le nirvana del’autre, l’évitement des désirs « non appropriés » et des attachements ou passionsdévoreurs de paix de l’âme est une convergence totalement évidente entre cesdeux pensées.

Il est logique que des décroissants, simplicitaires et post-matérialistes soientattirés par cette façon d’être bien dans sa peau puisqu’ils refusent, peu ou prou,ces désirs très matérialistes imposés par l’ordre marchand, non seulement parceque leurs excès précipitent la destruction des écosystèmes terrestres mais aussiparce qu’ils sont porteurs de détresse morale. Se contenter de satisfaire sesvéritables besoins, tout en s’octroyant un peu de superflu à condition qu’il neconsomme ni trop d’énergie, ni trop d’argent, ni trop de temps, est une attitudevers laquelle ils tendent. Même si les simplicitaires fréquentent souvent lesouvrages de vulgarisation du (des) bouddhisme(s), ils sont cependant tropoccidentaux pour aller jusqu’à vouloir se libérer de tous les désirs qui pourraientles perturber. Ils tentent néanmoins de choisir parmi tant de désirs aujourd’huiofferts, ceux qui tirent vers le haut plutôt que vers le bas. Et puisqu’ils ne

LES CHEMINEMENTS LES PLUS EMPRUNTÉS

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s’attardent pas à élargir sans cesse les besoins des premiers étages de la pyramidede Maslow [21](besoins physiologiques de nourriture, d’habillement, d’un toit oude sécurité physique), ils recherchent la satisfaction d’autres niveaux (insertiondans une communauté, de choix plutôt qu’imposée, réalisation de soi dans uneactivité valorisante…).

Il faut dire que ce n’est guère facile de s’autolimiter au début du XXIème siècle. Siles révoltes libertaires des années 60 et 70 (mai 68 en France) n’ont pas débouchésur le moindre progrès social, la libéralisation des mœurs, la tolérance envers tousles comportements non reconnus par la tradition bourgeoise, les combats pourtoutes les marges, ont permis un hédonisme jouisseur et tentateur, assezlargement pratiqué dans le monde post-matérialiste [22]. Mais les plaisirs dessens sont en général peu énergivores (faire l’amour consomme moins que des’acheter une nouvelle BMW, boire un verre - ou deux ou trois… - de bon vinn’épuise pas les terres rares comme les gadgets électroniques de nouvellegénération, courir les musées coûte moins cher que d’assister aux matches defoot, etc.). Les plaisirs ne sont donc pas bannis et selon les caractères et lespréférences, l’on parvient à orienter ses « passions » vers des satisfactionsdurables qui ne nuisent pas à autrui.

Des passions qui ne procurent pas des plaisirs éphémères, et qui sont souvent lefait des écologistes, sont celles liées à la nature [23] et aux animaux. Des simplespromeneurs et arpenteurs des bois, campagnes et montagnes jusqu’auxnaturalistes experts d’un domaine de la nature ou d’un autre, les post-matérialistes concrétisent souvent cet amour du vivant qui fut, de tous temps eten tous lieux l’apanage des simplicitaires. Il est frappant de constater que lerespect de la vie sous toutes ses formes est commun aux sagesses orientales etaux philosophes appréciés des objecteurs de croissance. L’environnementalismeprédispose évidemment à une telle attitude. Comme le dit le moine bouddhiste etphilosophe Matthieu Ricard [24], aimer sa famille c’est bien mais assezgénéralisé ; aimer tout son village, c’est déjà mieux ; aimer tous les gens de sonpays (et pas seulement nés de souche et qui vibrent à la vue du même drapeau etau son du même clairon), c’est encore plus rare ; aimer l’humanité entière c’estvraiment un stade très élevé de l’agapè ; mais aimer tout le vivant est le stade leplus élevé du respect qui conduit souvent au végétarisme qui est bon nonseulement pour les animaux mais aussi pour la santé du végétarien et pour lesaffamés du monde entier, puisque l’élevage industriel, non content d’être unemachine à créer de la souffrance animale, est aussi un gouffre à calories végétalesdont manquent les 900 millions d’humains qui souffrent toujours de la faim en2016.

Stoïcisme, bouddhisme, hédonisme tempéré, voilà de tentantes fenêtres ouvertessur le bonheur mais elles sont individuelles. Et l’homo post-materialis n’est pas unégotiste. Comme le dit si bien Gandhi, « Vivre simplement pour que d’autrespuissent simplement vivre » est plus nécessaire que jamais en ces temps où lesgavés du nord devraient un peu se modérer quand on réalise qu’ils épuisentl’équivalent de plusieurs planètes Terre et ce uniquement grâce à la misère deprès des 2/3 de l’humanité. Le bonheur individuel est ainsi embrumé par laconscience, voire la culpabilité, face à l’injustice du monde engendrée par le néo-libéralisme capitaliste. Chacun y répond selon son caractère et ses possibilités etcela se traduit soit par la philanthropie, soit par le bénévolat dans des activitéshumanitaires, soit par l’engagement dans des mouvements et même parfois partispolitiques… toutes actions tournées vers les autres (les cumuls ne sont pasinterdits). On peut parfois regretter que ceux qui choisissent une des manières defaire société, de se solidariser, de concrétiser le troisième terme trop oublié de latrilogie républicaine, la fraternité, soient souvent trop critiques envers ceux qui,bien qu’allant dans la même direction, empruntent d’autres chemins que le leur.Qui peut, en effet, savoir ce qui sera le plus efficace contre la logique mortifère dunéo-libéralisme capitaliste ? Sera-ce s’extraire du système productiviste etconsumériste et lui faire la nique en développant, tant que faire se peut, uneréduction de ses consommations excessives, nuisibles tant à son équilibrepersonnel qu’à celui des écosystèmes terrestres ? Sera-ce en s’investissant dansune des multiples initiatives et organisations qui essaient de construire un petitmonde parallèle à celui du culte de la marchandise ? Sera-ce en déstabilisant lepouvoir politique, servile serviteur du pouvoir économique ? Sera-ce enrassemblant sous la même bannière tous ces îlots de vertu menacés de

BONHEUR INDIVIDUEL OU BONHEUR COLLECTIF

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submersion par l’hégémonie culturelle d’une droite plus que décomplexée,redevenue arrogante, méprisante et prête à sacrifier des nations et des classesentières au maintien des privilèges de quelques-uns, privilèges héréditaires ouscandaleusement acquis. N’ayant pas de réponse à ces questions de « tactique »,ne serait-il pas sage de respecter les choix de ceux qui ont les mêmes objectifs etne nuisent pas aux espoirs communs. Certes, on a naturellement envie de voirrenforcer ses rangs toujours trop maigres. Certes on a besoin de se rassurer et dese dire qu’on est sur la bonne voie mais ces besoins de réassurance ont souventconduit à ne voir que l’arbre qui cache la forêt et que, plus proche de soi, on aenvie d’abattre pour entrevoir, enfin, les lendemains qui chantent. Accepter ladifférence superficielle et se solidariser des alliés de fond est une tendance qui sefait jour parmi les « écosocialistes » et qui est peut-être une clé de succès à venir.

La simplicité volontaire, le choix conscient de ne pas accumuler biens, richessesou vains honneurs, a été en tous lieux et en tous temps, une option retenue par lessages et les philosophes qui ont recherché les meilleurs moyens de vivre bien etplus heureux. Au XXIème siècle, il est sans doute très compliqué de vivre dans lasimplicité, sauf en des communautés très spécifiques. Mais les post-matérialistes inventent mille petits gestes qui vont dans le sens de la simplicité,procurent les petites joies quotidiennes de faire la nique au système et de résisterpacifiquement à l’homogénéisation à laquelle aspire le système productiviste.

Eteindre la lumière derrière soi en sortant d’une pièce, acheter malin, local ou bioau petit magasin du « Paki » ou de l’« Arabe » du coin plutôt que dans la superetteou le supermarché d’une multinationale, remplacer ses ampoules électriques àincandescence par le dernier modèle économique ou LED, acheter uniquementdes appareils électriques A+, se contenter d’un téléphone portable d’il y a 4générations à 25€, aller cueillir dans les bois mûres ou myrtilles sauvages et enfaire de la confiture, préparer, comme bonne maman, des conserves de légumes,de préférence issus de son jardin ou du potager collectif du quartier, apporter sesdéchets biodégradables au compost collectif ou sur celui au fond de son jardinpour ceux qui ont le chance d’en posséder un, jouer à fabriquer soi-même sessavons, détergents ou cosmétiques à partir de produits très simples, faire durer savieille bagnole au-delà du raisonnable et la laisser tranquille en lui préférant sonvélo (voire la bazarder et s’abonner à un réseau du type Cambio), retirer seséconomies de banques commerciales pourries et les mettre dans une banqueéthique comme Triodos… J’arrête, il y a mille moyens que les post-matérialistestrouvent pour se faire plaisir et pour ne pas succomber à la logique du marchéglobal. Comme quoi les simplicitaires ne sont pas nécessairement ceux qui vontélever des chèvres dans un causse perdu (ceux qu’aiment interviewer les médiasdominants et qui terminent invariablement leur reportage en évoquant l’âge descavernes ou le retour à la bougie…).

Ah…, vous aussi, vous faites certains de ces gestes ? Et bien, comme MonsieurJourdain faisait de la prose sans le savoir, vous êtes tout doucement entré sur lechemin de la simplicité sans vous en douter. Ou bien vous êtes resté sur celuiqu’empruntaient les générations qui nous ont précédés. Une certaine gaucheproductiviste a bêtement rejeté la/les tradition(s) au nom d’un progressisme defaçade. Dans les années 1990, lorsque les Ecolos ont essayé de réduire ladéplorable tendance du one use qui se généralisait aussi pour les emballages deboissons, ils se sont rendu compte que les deux pays européens où cette pratiquegaspilleuse était la moins développée étaient le Danemark et le Portugal, lepremier ayant renoncé à cette pratique destructrice pour des raisons de sainegestion écologique et le second parce que ses citoyens n’étaient pas encore assezriches (ni stupides ?) pour adopter les pratiques voulues par le systèmeproductiviste. Il est amusant de constater qu’après l’impact médiatique du sommetde Paris sur le climat de novembre 2015, ce sont les journaux télévisés et lesmédias dominants qui redonnent les conseils de recyclage, de réutilisation,d’économie circulaire que prônaient les écologistes des années 1980. Pourvu queça dure…

Souhaitant généraliser ce refus de l’hyper-consumérisme imposé, Paul Aries, undes chantres français de la décroissance, essaie de faire passer l’idée d’une« grève de la consommation » [25] Cette idée fait tout doucement son chemin etchaque année, en novembre, s’organise une journée « sans achats ».Confidentielle, cette initiative est bien moins efficace que celle déclenchée par les

PETITES ET GRANDES JOIES SIMPLICITAIRES

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politiques sécuritaires des Etats français et surtout belge qui ont imposé pendantplusieurs jours des états d’urgence sécuritaires pour effrayer le bon peuple et ledétourner des véritables dangers qui le menacent. Tous les commerçants ontinvolontairement participé à cette grève de la consommation dont les effetspositifs (avis non partagé par le système productiviste) continuent à se faire sentirplusieurs mois après l’alerte médiatique. Aries explique très bien les effetspolitiques énormes que pourraient avoir des grèves de la consommationaccompagnées de revendications précises. Les syndicats devraient peut-être yréfléchir, eux dont les grèves dans le secteur de la production sont moquées,stigmatisées par les médias aux ordres du pouvoir (comme le dénoncebrillamment Jean-Jacques Jespers dans Politique, revue de débats [26]), etfinalement souvent relativement efficaces. Frapper les patrons au cœur (c’est-à-dire au portefeuille) via boycotts ou grèves de la consommation, uniraient en uncombat commun et potentiellement efficace les défenseurs des travailleurs, lesdéfenseurs de la Planète, les défenseurs des peuples du sud exploités et lesdéfenseurs d’un mode de vie convivial.

En dehors des philosophes antiques, Montaigne (1533-1592) est un des premiersoccidentaux qui a écrit de longues pages sur la recherche du bonheur. Ainsi, il adit « Le bonheur du sage consiste à aimer la vie et à la goûter pleinement. C’estune perfection absolue et pour ainsi dire divine que de savoir jouir loyalementde son être » [27]. Humaniste pionnier qui a cherché la félicité ailleurs que dansla quête du salut chrétien, Montaigne propose une sagesse joyeuse, recherched’harmonie au quotidien, adaptée à la nature de chacun, pas trop exigeante maiséquilibrée. Ce projet plaît aux hédonistes modérés que sont les post-matérialistes.Frédéric Lenoir, spécialiste de la joie [28], rapproche la pensée de Montaigne decelle des taoïstes. Il résume ainsi cet accord intellectuel : « Rien n’est plusprécieux que la vie et, pour être heureux, il suffit d’apprendre à aimer la vie et à enjouir avec justesse et souplesse, selon sa nature propre. Tchouang-tseu etMontaigne ont aussi un trait commun : l’humour. Ces deux sceptiques se moquentdes dogmatiques, se plaisent à raconter des anecdotes truculentes, tournent endérision les suffisants, savent rire d’eux-mêmes et de leurs semblables ». Trèsproche, de fait, d’un certain goût de la dérision désabusée et ironique des post-matérialistes confrontés à la brutalité des la logique majoritaire du monde de laconcurrence et de la démesure que le système tente d’imposer.

Un autre penseur sur lequel tentent de s’appuyer ceux qui cherchent un peu debonheur sans consumérisme est Spinoza (1632-1677). Les post-matérialistesapprécient la vie sobre qu’il a pratiquée, sans aller jusqu’à l’ascèse. Ils retiennentque Spinoza considère que l’homme ne peut se libérer de sa servitude qu’à l’aidede sa raison : il ne naît pas libre, il le devient. Son Ethique [29] est la recette queSpinoza propose pour accéder à la joyeuse liberté qui est sa définition du bonheur.Farouchement opposé au dualisme chrétien ou celui de Descartes, qui imagineune âme et un corps séparés, ce juif portugais ayant fui l’Inquisition jusqu’àAmsterdam est un des premiers penseurs athée mais utilisant des termeschrétiens par nécessaire prudence (caute est sa devise). Publié anonymement, sonTractatus théologico-politicus déconstruit la Bible au nom de la raison et prône unEtat laïque garantissant une liberté d’expression religieuse et politique.

Spinoza qui fut tellement victime de l’intolérance (tant des catholiques que des sacommunauté juive) est partisan d’une grande tolérance que tendent à atteindreles post-matérialistes. S’ils essaient de ne pas céder aux sirènes d’un hédonismeconsumériste ou de mœurs pseudo-libérées, ils acceptent avec lui que le désir estle moteur qui anime tout être humain, même si la raison reste le volant qui doitchoisir la direction vers laquelle pousse ce moteur désirant. Spinoza n’est doncpas de l’avis des bouddhistes qui recherchent le bonheur dans un granddétachement vis-à-vis des choses de la vie. Au contraire, avec son conatus, ilapprouve le fait que « chaque chose, selon sa puissance d’être, s’efforce depersévérer dans son être ». Chaque vivant a, dès lors, le droit de vouloir « uneaugmentation de sa puissance ». De par la rencontre avec les autres, l’individuaugmente sa puissance d’agir et il en résulte un sentiment de joie. A l’inverse,toute diminution de puissance engendre de la tristesse.

Bien avant Nietzche, Spinoza remettait en cause la notion de Bien et de Mal (avecmajuscules…). Il ne voyait, lui, que les notions du bon et du mauvais : « Nousappelons bon ou mauvais ce qui est utile ou nuisible à la conservation de notre

MONTAIGNE, SPINOZA, NIETZSCHE, GUIDES SPIRITUELS ?

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être ». Il rejette donc bien les morales descendues du ciel qui, à coups de « tudois » nous évitent de réfléchir à ce qui est bon ou mauvais pour chacun. Cela neveut pas dire que Spinoza (et les post-matérialistes par lui inspirés) rejettent lesrègles et les lois. Mais celles-ci sont déterminées collectivement et ont pourlogique le respect d’autrui et de la vie commune. Comme Rousseau le dira plustard, le contrat social institué collectivement doit donc obliger tous les citoyens.Nietzche lui aussi ira Au-delà du bien et du mal et pourra (ce sera évidemmentbien moins dangereux à son époque), affirmer la mort de Dieu. Michel Onfray estcelui qui, au début du XXIème siècle, relaie le plus ardemment cette visionnietzschéenne (et avant lui spinozienne).

Montaigne, Spinoza, Nietzsche… voilà des penseurs dits « matérialistes » quiinspirent les post-matérialistes. Cela pourrait paraître paradoxal. Mais il ne s’agitévidemment pas du matérialisme qu’ils dénoncent. Il s’agit ici de ceux qui nefondent pas leur pensée sur une transcendance et s’opposent aux « idéalistes »dont Platon, Jésus ou Kant sont les penseurs les plus révérés. Donc, pas d’idéal,pas de morale transcendante mais une (des) éthique(s) réfléchies, décidées parchacun sur base de sa propre réflexion. On peut même constater que les chrétiensdécroissants cités plus haut participent aussi à cette redéfinition de la morale etne suivent pas aveuglément les dogmes religieux mais se bricolent leur propremorale, influencée par leur foi mais aussi par d’autres valeurs véhiculées par lasociété dans laquelle ils vivent.

Dans les lignes qui précèdent le mot nature revient près de 12 fois. Et ce motn’apparaît pas uniquement dans un contexte lié à l’environnement naturel (que lespost-matérialistes défendent évidement) mais aussi en lien avec notre natureintime. La nature ainsi évoquée n’est donc pas une nature extérieure que l’ondevrait respecter mais aussi notre nature d’humains. En cet automne 2015, lorsdes manifestations qui ont (si difficilement) encadré la tenue de la COP21 à Paris,un slogan revenait souvent : « Nous ne défendons pas la nature, nous sommes lanature qui se défend ! ». Traduction concrète, pratique, par ces jeunes décidés,organisés et combatifs, du rejet du dualisme des religions du Livre ou celle deDescartes (qui a réussi à imposer à l’Occident sa volonté de nous « rendre commemaîtres et possesseurs de la nature »).

On a dit plus haut que le christianisme était une philosophie dualiste mais avec lesFrançois (d’Assise et Bertoglio), cela n’est plus aussi évident. Dans l’encycliqueLaudato ’Si, il est dit « La conviction que, créés par le même Père, nous et tous lesêtres de l’univers, sommes unis par des liens invisibles, et formons une sorte defamille universelle, une communion sublime qui nous pousse à un respect sacré,tendre et humble ». Certes, le pape insiste sur la « spécificité » de l’homme :« Cela ne signifie pas que tous les êtres vivants sont égaux ni ne retire à l’êtrehumain sa valeur particulière, qui entraîne en même temps une terribleresponsabilité » mais c’est quand même un sacré revirement. Il y a bien unetentative de synthèse par François : « Le sentiment d’union intime avec les autresêtres de la nature ne peut pas être réel si en même temps il n’y a pas dans le cœurde la tendresse, de la compassion [30] et de la préoccupation pour les autres êtreshumains » mais si l’on disait que cette phrase est de Matthieu Ricard [31], tout lemonde la croirait. L’œcuménisme de François ne s’adresserait-il pas seulementaux orthodoxes, anglicans et autres coptes mais irait-il jusqu’aux bouddhistes ?Plus fou encore, ne rejoint-il pas la pensée animiste qui, elle aussi, conçoit une(comm-)union entre tous les vivants (encore plus intime puisque humains etautres vivants serions différents physiquement mais semblables quant à nos âmes- anima -, voir Descola [32]).

De ce qui précède, il ressort que, pour approcher le bonheur, les post-matérialistespratiquent, sans la savoir sans doute, ce qu’Edgar Morin appelle l’« esprit de lavallée », lui-même inspiré du taoïsme [33] : laisser couler jusqu’à soi, tels de petitsruisseaux de sagesse, des traditions spirituelles diverses et les mélanger en uncourant unique, le fleuve, qui va vers l’océan. Relativisme, diront les espritschagrins. Tolérance et synthèse, répondront les optimistes.

Dans l’état actuel de la réflexion des décroissants et simplicitaires, il n’est pas

NATURE OUI, MAIS QUELLE NATURE ?

LA DERNIÈRE QUESTION

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proposé de comportements à privilégier après l’affranchissement des contraintesdu productivisme (consommation obsessionnelle, servitude du salariat…). Quefaire du temps et de l’énergie libérés ? Les post-matérialistes expérimentent desmodes de vie qui tentent d’intégrer une constante dans les philosophies décritesplus haut : nous sommes libres non pas lorsque nous n’en faisons qu’à notre têtemais lorsque nous parvenons à donner forme aux vrais besoins qui sont en nous.

Si on constate une convergence des modes de recherche du bonheur, il restecependant choisir quelle priorité on retient dans ses choix de vie : se centrer surson changement personnel, sa vie privée ou opter pour un combat plus collectif,se battre pour changer la monde tant qu’il en est encore temps. Militantismeexistentiel prône Christian Arnsperger [34], militantisme politique plustraditionnel répondent Servigne et Stevens avec leur modèle du« collapsologue » [35]. Choix cornélien que chacun résout selon sontempérament, son optimisme ou son pessimisme, la période de sa vie, l’intensitéde sa prise de conscience, son degré d’altruisme ou d’individualisme… La mise enévidence de cette question du « comment ? » qui traverse les esprits des post-matérialistes est fort bien développée par Emeline de Bouver dans son article « Lechoix de la cohérence » [36].

On observe des réponses très différentes quant à ce choix. Sans doute est-celogique : pourquoi vouloir imposer une seule manière de vivre quand on professela tolérance et la supériorité de la diversité sur l’uniformité. Stéphane Lavignottesynthétise magistralement cette apologie de la pluralité des modes de résistancedans la conclusion de son livre La décroissance est-elle souhaitable ? Il réfute lalogique de Hégel qui prône la synthèse comme issue de la confrontation de lathèse et de l’antithèse et propose le maintien d’une pluralité d’options. Il rejointen cela Michel Foucauld [37], Deleuze et Gattari qui défendent l’option d’unemultitude de micro-résistances, ce qui est exactement ce qu’on commence àobserver dans la mouvance post-matérialistes et que l’on découvre dans ledocumentaire Demain, phénomène médiatique du début 2016. Et pour terminersur une sagesse venue de loin, reprenons l’aphorisme du Rabbin Hillel, quasicontemporain du Christ et qui nous offre cette belle sagesse de vie : « Si je ne suispas pour moi, qui le sera ? Et si je ne suis que pour moi, qui suis-je ? Et si pasmaintenant, quand ? » [38].

[1] De Coorebyter Vincent, Clivages et partis en Belgique, Courrier hebdomadaire du CRISP,https://www.cairn.info/revue-courrier-hebdomadaire-du-crisp-2008-15-page-7.htm ouhttp://www.lesoir.be/archives?url=/debats/chroniques/2010-03-30/un-clivage-pas-comme-les-autres-761648.php

[2] De Coorebyter Vincent, Clivages et partis en Belgique, Courrier hebdomadaire du CRISP,https://www.cairn.info/revue-courrier-hebdomadaire-du-crisp-2008-15-page-7.htm ouhttp://www.lesoir.be/archives?url=/debats/chroniques/2010-03-30/un-clivage-pas-comme-les-autres-761648.php

[3] Epicure, Lettre à Ménécée, Paris, GF Flammarion, 2009.

[4] Saint Augustin, La vie heureuse, Paris, Rivages Poche - Petite bibliothèque, 2000.

[5] Aristote, Ethique à Nicomaque, Paris, Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques, 1994.

[6] http://www.ladecroissance.net/ .

[7] http://www.contretemps.eu/lectures/extraits-decroissance-est-elle-souhaitable-stephane-lavignotte .

[8] http://www.cetri.be/Foyers-de-resistance-au .

[9] François, Encyclique Laudato ‘Si, http://www.la-croix.com/Religion/Actualite/Texte-integral-de-l-encyclique-sur-l-ecologie-humaine-du-pape-Francois-2015-06-18-1324989 .

[10] Le « pape » français de la décroissance, Serge Latouche, dit le plus grand bien de l’encyclique deFrançois dans le journal du MAUSS : http://www.journaldumauss.net/?Loue-sois-tu-Francois-Laudato-si .

[11] http://www.centreavec.be/site/ .

[12] Jean Ferrat, « Le poète a toujours raison, qui voit plus haut que l’horizon, et le futur est sonroyaume ». http://www.boiteachansons.net/Partitions/Jean-Ferrat/La-femme-est-l-avenir-de-l-homme.php .

[13] http://www.frmusique.ru/texts/p/perret_pierre/bonheurcesttoujourspourdemain.htm

[14] http://www.paroles.net/alain-souchon/paroles-ultra-moderne-solitude .

[15] Illich Ivan, La Convivialité, Paris, Seuil, 1973, Énergie et équité, Paris, Seuil, 1973 ; Némésis médicale,Paris, Seuil, 1975 ; Le Chômage créateur, Paris, Seuil, 1977…

[16] Lenoir Frédéric, Du bonheur, un voyage philosophique, Paris, Librairie Arthème Fayard, Le Livre dePoche, 2013.

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écologie politique(Idéologie)

Publications - Notes, Traductions…La réinvention du monde

Manifeste convivialiste

Sortons du mur ! Pour un nouvel

imaginaire politique

Le sens du progrès, de P.-A.

TAGUIEFF

L’avenir du capitalisme

Paradoxes verts : diagnostic et

philosophie politique(Idéologie)

Publications - Notes, Traductions…La pensée française à l’épreuve de

l’Europe

Note de lecture : l’hiver de la

démocratie ou le nouveau régime,

de Guy Hermet

Publications - AnalysesLa nébuleuse post-matérialiste et la

question du bonheur

[17] Feux (1935), dans Œuvres romanesques, Marguerite Yourcenar, Paris, éd. Gallimard, coll.Bibliothèque de la Pléiade, 1982. Yourcenar, née à Bruxelles en 1903, est, à mon humble estime, un desgrands écrivains du XXème siècle. Il est logique que tant d’intelligence, de lucidité, de sensibilité, aientfait d’elle une pionnière de l’écologie dans les années 1970 aux Etats-Unis.

[18] Schopenhauer Arthur, Essai sur le libre arbitre, Paris, Librairie Payot, Poche, [1886]1992.

[19] Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie àl’usage des générations présentes, Paris, Anthropocène, 2015

[20] Les « collapsologues » se passionneraient pour l’avenir de l’humanité et leur activisme donne sens àleur vie. « Etudier, partager, écrire, communiquer, comprendre devient progressivement une activitéchronophage, que l’on peut estimer à la fréquence et la longueur des livres publiés, ou des articles etcommentaires postés sur les blogs et les sites consacrés à la question. Curieusement, ces « geeks ducollapse », dont les plus célèbres sont surnommés les « collapseniks », sont souvent des ingénieurs… etdes hommes. C’est d’ailleurs, à en croire un vétéran, un facteur fréquent de rupture chez les couples,puisque lorsque la femme ne voit dans l’effondrement qu’un sujet de conversation parmi d’autres (etqu’elle demande à son mari de ne pas aborder ce sujet en famille ou devant ses copines), le mari, lui,commence à (…) à participer à des réunions interminables de transition… » (dans 17).

[21] http://semioscope.free.fr/article.php3?id_article=8 .

[22] Michel Onfray est sans doute celui qui vulgarise le mieux cet hédonisme bien compris. Il fut parfois,selon moi, un peu élitiste en ce sens qu’il renvoyait à leur propre responsabilité ceux qui n’osaient ou nepouvaient se libérer des chaines des pensées doloristes, sacrificielles et pessimistes décrites plus haut.Mais dans son dernier livre, Cosmos, (qu’il dit être le premier) et après des épreuves de deuil personnellesil est devenu plus tolérant, s’ouvre aux pensées bouddhistes, animistes et autres paganismes pour lesaccorder avec son hédonisme bien compris. Onfray Michel, Cosmos, Paris, Flammarion, 2015.

[23] « Je m’en allais dans les bois parce que je souhaitais vivre délibérément, ne faire face qu’aux faitsessentiels de la vie, et voir si je pouvais apprendre ce qu’elle avait à enseigner et non découvrir, quand jeviendrais à mourir, que je n’avais pas vécu. », dans Walden ou la vie dans les bois de David Thoreau qui estune référence chez les simplicitaires.

[24] Ricard Matthieu, Plaidoyer pour l’altruisme. La force de la bienveillance, Paris, Edition Nil, 2013

[25] Aries Paul, La simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance, Paris, La Découverte/Poche,2010.

[26] http://politique.eu.org/spip.php?article3310

[27] Montaigne Michel de, Essais, III, De l’expérience, Paris, Folio classiques, 2009.

[28] Lenoir Frédéric, La puissance de la joie, Paris, Fayard, 2015.

[29] Spinoza Baruch, Ethique, Paris, GF Flammarion, Poche, [1677], 1993.

[30] Notez bien les substantifs : « tendresse » et « compassion » et pas « amour » et « charité »…

[31] Ricard Matthieu, Plaidoyer pour les animaux, Vers une bienveillance pour tous, Paris, Pocket,collection Evolution, 2015.

[32] Descola Philippe, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines,2005.

[33] Morin Edgard, La Méthode, 1 - La nature de la nature, Paris, Seuil, 1977.

[34] Arnsperger Christian, Ethique de l’existence post-capitaliste, pour un militantisme existentiel, Paris,Cerf, 2009.

[35] Servigne Pablo, Stevens Raphaël, Comment tout peut s’effondrer, Manuel de collapsologie, Paris,Seuil, collection Anthropocène, 2015.

[36] De Bouver Emeline, « Le choix de la cohérence » dans Vive la transition ?!, Politique revue de débat n°90, mai-juin 2015.

[37] Il n’y a pas « un lieu du grand Refus, âme de la révolte, foyer de toutes les rébellions, loi pure durévolutionnaire. Mais des résistances qui sont des cas d’espèce : possibles, nécessaires, improbables,spontanées, sauvages, solitaires, concertées, rampantes, violentes, irréconciliables, promptes à latransaction, intéressées ou sacrificielles. (…) Cela rend possible une révolution ».

[38] https://fr.wikipedia.org/wiki/Hillel_Hazaken

Pour aller plus loin sur le site d'Etopia :

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orientation en terrain difficile

L’écologie revient

L’inactualité des partis politiques

Ecologie : la révolution parallèle est

en marche

Ecologie, utopie, incertitude

La véritable égalité est-elle

souhaitable ?