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Presses Universitaires du Mirail "Poésie matériale" et cri métaphysique : de quelques concepts et de l'émergence d'un nouveau langage poétique Author(s): Claire PAILLER Source: Caravelle (1988-), No. 50, 25 ANS D’AMERIQUE LATINE (1988), pp. 127-142 Published by: Presses Universitaires du Mirail Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40853028 . Accessed: 16/06/2014 22:16 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires du Mirail is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Caravelle (1988-). http://www.jstor.org This content downloaded from 195.34.79.174 on Mon, 16 Jun 2014 22:16:27 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Presses Universitaires du Mirail

"Poésie matériale" et cri métaphysique : de quelques concepts et de l'émergence d'un nouveaulangage poétiqueAuthor(s): Claire PAILLERSource: Caravelle (1988-), No. 50, 25 ANS D’AMERIQUE LATINE (1988), pp. 127-142Published by: Presses Universitaires du MirailStable URL: http://www.jstor.org/stable/40853028 .

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C.M.H.L.B. CARAVELLE n° 50, pp. 127-142, Toulouse, 1988.

'Poésie materiale' et cri métaphysique : de quelques concepts et de l'émergence

d'un nouveau langage poétique PAR

Claire PAILLER Institut Pluridisciplinaire d'Etudes sur V Amérique Latine à Toulouse,

Université de Toulouse-Le Mirati.

Depuis la révolution rubendarienne - révolution copernicienne pour la poésie d'Amérique Latine - , les avant-gardes se bousculent et se succèdent sur un rythme rapide, les modèles poétiques changent abruptement, d'une manière savamment déconcertante, le langage poétique même se modifie et prend d'autres chemins.

Nous nous proposons de poser quelques repères pour l'étude de cet enfant terrible et de ses récentes manifestations, tout en mon- trant que, malgré les apparences, la poésie ne peut se renier elle- même et reste l'expression privilégiée des interrogations de l'homme sur lui-même et sur son univers.

Son nouvel aspect volontiers anti-académique, anti-conformiste, surprenant, agressif, a incité quelques critiques hispano-américains à utiliser pour la désigner le concept malencontreux à* antipoesía. Un texte inédit de Saúl Yurkiévich présente, de façon globale, les

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principales caractéristiques que ce concept recouvre : « La antipoesía se caracteriza negativamente en oposición a la poesía pura o visio- naria, poesía de lo inefable, a la poesía como reveladora de la suprarrealidad, como manifestadora de lo esencial. Se opone a la pretendida autonomía del signo poético (...). Intenta abolir el distanciamiento con respecto a la realidad empírica. Reaccionando contra las pretensiones metafísicas, contra la estilización y la subli- mación de la poesía estética, quiere volver a conectarse con lo circunstancial y circundante, con la experiencia cotidiana, con la vida concreta, quiere asumir la situación efectiva del poeta y representar su verdadero condicionamiento histórico. Practica una poesía arretórica, más literal que literaria ; restringe las libertades textuales (de asociación, dirección, disposición, etc.). Renuncia a la evasión onírica, a la fabulación fantasiosa (...). Contra la utopía y la ucronía de la poesía idealista, marca explícitamente su ubicación temporal y espacial... ».

On pourra relever, dans ce texte, à partir de la définition négative de la première phrase, le nombre d'occurrences de termes tels que : se opone, abolir, restringe, renuncia, contra, etc. Allons plus loin : cette définition - ou ces définitions - ne sont pas seulement négatives, mais, parce qu'elles sont négatives, elles sont réductrices. Cela ne saurait surprendre, puisqu'à l'origine de tout se trouve un signifiant, un nom, qui est négation. Dans un premier temps, on tâchera de rompre ce cercle vicieux

de la négation en posant qu'il n'y a pas d'anti-poésie - et en essayant d'expliquer pourquoi ; ou alors, toute vraie poésie est anti-poésie, un peu comme, on le sait, « la vraie morale se moque de la morale ».

Puisque le premier incriminé est le terme même d'Antipoésie, et sa famille Antipoétique et Antipoète, nous commencerons par une recherche lexicologique. Les renseignements qui suivent sont extraits du monumental Trésor de la Langue Française, t. 3, p. 123 :

Présentation générale du préfixe Anti- : « Le composé signifie : « (notion) qui est le contraire de la notion

exprimée par le substantif de base ». Application au domaine de la CRIT.(ique) : « Le composé désigne une œuvre littéraire qui nie les règles du

genre désigné par le substantif de base» (p. 125). Ex.: anti-drame, anti-mémoires, anti-pièce, anti-portrait, anti-roman.

Il est à noter que ces termes figurent sous la rubrique anti-, et non pas dans le corps du dictionnaire. En revanche, ce qui semble impli- quer que le cas est différent, nous trouvons, quelques pages plus loin, antipoésie et ses dérivés : anti (-) poète, anti (-) poétique (p. 166 et 167).

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Les définitions vont toutes dans le sens indiqué par la définition générale du préfixe : « Contraire, inverse, opposé à la poésie, à toute poésie ». Les références nous renvoient déjà à Flaubert (1853), Bau- delaire (1867), A. Dumas père (1846), et même pour antipoétique, à 1766 et 1771, avec une citation de Voltaire ; le terme toutefois semble plus fréquent sous la plume de... critiques (non de poètes) du XXa siècle : Brémond, Thibaudet, mais aussi Artaud, Gide et - faut-il s'en étonner - le Valéry des Variétés. Le champ conceptuel de ces trois termes est, pour reprendre le vocabulaire d'Antonin Artaud, assez nauséabond, et la connotation fortement péjorative. Par ex :

- chez Brémond : « II n'est ici qu'un symbole, une sorte de Béhémoth, l'anti-poésie en soi ». (Rappelons que Béhémoth, à l'ori- gine rhippopotame du Nil, apparaît dans le Livre de Job comme la Bête par excellence, l'incarnation des puissances maléfiques). - Marcel Aymé parle d'un « ramassis d'antipoètes ». - Quant à Artaud, dont on connaît la vigueur, après avoir évoqué

« l'homme charogne », il poursuit : « Le théâtre contemporain, aussi humain qu'il est anti-poétique, (...) me paraît puer la décadence et la sanie ».

- La citation de Valéry, cependant, me semble de nature à nous retenir : « II serait facile de dresser une table des « critères » de l'esprit antipoétique. Elle serait la liste des manières de traiter un poème, de le juger et d'en parler, qui constituent des manœuvres directement opposées aux efforts du poète. Transportées dans l'en- seignement où elles sont de règle, ces opérations vaines et barbares tendent à ruiner dès l'enfance le sens poétique... » (y ariete 3, 1936, p. 50).

Valéry exprime, on le voit, l'incompatibilité radicale, vitale, de la poésie et de ce que recouvrent les termes antipoésie, antipoète, anti- poétique. « Poésie antipoétique » est une contradiction dans les termes, et antipoésie la négation de la poésie.

Antipoésie = non-poésie, du moins en français où, on le voit, ces termes ont une longue histoire, et des acceptions bien déterminées. Les choses se présentent un peu différemment en espagnol, sans pour autant être plus simples. Ces termes semblent attestés plus tard et moins souvent qu'en français. Je reprends ici quelques indications de Pedro Lastra qui signale des apparitions ponctuelles 0) :

- anti-poema, en 1926, chez le péruvien Enrique Bustamante Ballivián,

(1) P. Lastra, « La generación chilena de 1938 », la parte, El Mundo del Domingo, La Habana, 6 de marzo de 1966.

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- anti-poet a au chant IV de Altazor (même si Huidobro dit vrai, nous serions en 1919, encore qu'il y ait toutes chances pour que le terme, comme le livre, soit de 1931).

Ajoutons au dossier la savoureuse définition donnée par la Real Academia de Tunique terme qu'elle ait retenu et officialisé :

- « antipoético : Contrario a los preceptos de la poética ». Défini- tion rigoureusement légaliste et rhétorique, qui ne mène à rien d'autre qu'aux questions : qu'est-ce que la poétique, qui en fixe (ou en a fixé) les préceptes ?...

C'est après la parution des Antipoemas de Nicanor Parra, en 1954 et 1956, que le mot antipoesía apparaît (mais sous la plume des critiques seulement !) pour désigner le genre de poésie dont Parra donnait l'exemple : poésie sarcastique, maniant tour à tour la déri- sion, l'humour noir et la satire, poésie de destruction des poncifs et des valeurs reçues, poésie libérant un « vécu » et un « éprouvé » qui, dans leur sincérité, refusent de s'exprimer à travers les canons traditionnels. Encore faut-il ne pas trop extrapoler, et rappeler que V antipoema, tel que Nicanor Parra le définissait lui-même, n'avait rien de négatif ni de destructeur, et que, bien au contraire, il tendait même à être - à affirmer - un idéal poétique : « A la postre, no es otra cosa que el poema tradicional enriquecido con la savia surrealista - surrealismo criollo o como queráis llamarlo (...) que debe aun ser resuelto desde el punto de vista psicológico y social del país y del continente al que pertenecemos, para que pueda ser considerado como un verdadero ideal poético ».

Les termes d'antipoesía, antipoeta ou antipoema, ne semblent pas comporter la même connotation péjorative qu'en français. Tout au plus provoquent-ils quelques réactions d'anti... pathie, dont nous trouverions un exemple chez Enrique Anderson Imbert (2). Peut-être le concept est-il suffisamment brumeux pour que chacun, loin de s'en défier, s'en saisisse pour lui faire dire beaucoup. La signification du terme est alors multiple, et dans le même temps se limite en significations fractionnées, remodelées et définies selon le temps et selon l'espace. Le morcellement conceptuel permet à Roberto Fernández Retamar de présenter, dans son article Antipoesía y poesía conversacional (3), « las antipoesías ». De même, lorsque les

(2) Selon ce critique, les antipoemas « consisten en poemas tradicionales de materia narrativa que después de beberse unas copas de surrealismo se ponen con la cabeza para abajo », Historia de la literatura hispanoamericana, México, 1974, t. II, p. 344.

(3) Conférence prononcée en février 1968 à La Havane, reprise dans l'article « Antipoesía y poesía conversacional », in Para una teoría de la literatura hispanoamericana, La Habana, 1975, p. 124.

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critiques parlent d'antipoesia en général, il semble qu'ils aient en vue des réalités bien différentes. Pour en avoir un exemple, il suffit de comparer l'article déjà cité de Retamar et le texte de Saúl Yurkiévich. On constatera, à côté de concordances évidentes, quel- ques articles nettement antithétiques.

RETAMAR YURKIEVICH

1. se define negativamente - se caracteriza negativamente 2. Tiende a la burla, al sarcasmo. - Reacciona contra las pretensio-

nes metafísicas... 3. Tiende al descreimiento. - quiere asumir la situación efec-

tiva del poeta y presentar su verdadero condicionamiento his- tórico.

4. Estas características (burla, des- - Marca explícitamente su ubica- creimiento) dan a la antípoesía ción temporal y espacial (n.b. = un sentido demoledor, con el cual presente) se vuelve con frecuencia al pa- sado

5. Suele señalar la incongruencia - Quiere volver a conectarse con de lo cotidiano. lo circunstancial y circundante,

con la experiencia cotidiana, con la vida concreta.

6. Tiende a engendrar una retórica - Practica una poesía arretórica, cerrada sobre sí. más literal que literaria.

La raison de cette confusion pourrait être la fortune rapide - trop rapide - d'un concept non éprouvé, qu'une trompeuse analogie voulut calquer sur ses contemporains anti-roman, anti-théâtre, etc. Il est difficile pourtant de mettre sur le même plan deux choses différentes. Une assimilation abusive ne peut faire oublier que si le mémoire, le portrait ou le roman sont des genres littéraires, régis par des règles « circonstancielles », en quelque sorte un « règlement » modifiable, et donc soumis à critique, à opposition et à transgression (d'où l'apparition de V anti-roman, de V anti-drame, etc.), la poésie, elle, n'est pas un genre littéraire, mais un langage. Langage dont le trait pertinent est essentiellement de violer le code du langage usuel. Le vers n'est pas seulement différent de la prose. Il s'oppose à elle ; il est, comme le conclut Jean Cohen au terme de sa recherche sur la Structure du Langage Poétique (4), il est Vanti-prose. Et ce, sur le plan phonique (mètre, pauses, rythme, homophonies) aussi bien que sur le plan sémantique, par l'usage qu'il fait de l'image. Si le langage poétique se permet - bien plus : se doit - d'être comme écart aux règles immanentes du langage, c'est que le discours qu'il

(4) Structure du langage poétique, Paris, 1966.

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tient sur le monde a un sens autre que le sens conceptuel de la communication ordinaire, c'est qu'il s'en distingue radicalement en ce qu'il est, à la fois, intelligible et intraduisible. Car la poésie n'est pas là pour informer, mais pour transmettre une expérience person- nelle. « Peindre non la chose mais l'effet qu'elle produit », disait Stéphane Mallarmé ; exprimer l'ineffable, dire l'indicible. Au concep- tuel se substitue l'imaginaire, expression de l'éprouvé. En fin de compte, comme le montre encore Jean Cohen dans sa Théorie de la Poéticité (5), le langage poétique ne peut être que langage d'intensité, et la poésie, art du paroxysme, du pathétique, au sens premier. Ainsi deux logiques sont affrontées. A la logique de la différence (où se vérifie le principe d'opposition de la linguistique structurale), logique qui fonde le langage de la non-poésie : le langage prosaïque, et la conscience du monde qu'il exprime, s'oppose une logique de l'identité, qui gouverne un autre type de conscience... Ces phrases un peu abrup- tes, dont nous prenons l'essentiel à Jean Cohen, tentent d'exprimer la différence essentielle entre poésie et non-poésie, entre poésie et... antipoésie. Incompatibilité, contradiction absolue, qu'avait laissé pressentir notre enquête rapide sur les termes et sur un usage fluctuant, incertain et somme toute peu fiable par son imprécision (6).

Récuser comme terme de critique poétique ce vocable étranger à la langue, ce «monstre», qu'est antipoésie est chose aisée. Il reste néanmoins un fait poétique : l'apparition et la multiplication d'œuvres qui se veulent résolument en rupture avec toute tradition poétique antérieure. Puisqu'il existe, il faut bien le nommer ; la nomenclature existante nous offrira-t-elle une réponse ?

C'est bien dans le sens d'un refus des canons académiques, d'un bou- leversement des traditions trop ajustées et sclérosées que s'entendent et se conçoivent les œuvres provocatrices qualifiées par leurs auteurs d'anti-poemas ou, plus particulièrement encore, d'anti-sonetos. Ceci est le cas, non seulement du chilien Nicanor Parra, mais aussi des péruviens Martín Adán - vanguardista de la génération de 1926, habile à faire grincer le vieux sonnet, et Arturo Corcuera, né en 1935. Une telle poésie est manifestation de poésie anti- « pure » - celle pour qui le descriptif, l'impersonnel, étaient la seule voie de la

(5) Nous reprenons dans cette analyse quelques-uns des points de la thèse de Jean Cohen, mais l'essentiel de son étude et de sa démonstration reste à lire dans Le Haut Langage, Théorie de la Poéticité, Paris, 1979.

(6) II est bien évident que, si nous récusons le terme de antipoesia, ou poésie antipoétique, au nom de la distinction essentielle entre deux expériences, deux visions du monde, tout aussi irrecevable serait une confusion du genre du « panedismo » (tout est vers) du Porto-Ricain Luis LLorens Torres, qui ne se conçoit que comme une hyperbole, née dans l'enthousiasme du «post- modernisme ».

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pureté artistique, et qui manifestait, elle aussi, une réaction : contre une poésie anti- « scories », ces impuretés de la vie individuelle que les vers romantiques charriaient si souvent. Œuvres délibérément agressives, dirigées contre une forme de poésie bien déterminée, mais aussi contre les valeurs et la vision du monde que celle-ci présentait. Poésie « anti », et non antipoésie. Nous ne retiendrons pas ce terme, car il reste purement négatif, et relève trop des « cir- constances » de la poésie.

On s'est d'autres fois obnubilé sur quelques exercices facétieux de cette poésie, en réaction contre un sérieux trop pesant, pour la réduire à un jeu qualifié de puéril, et l'affubler du terme de poésie ironique (7). Ce serait trop sacrifier à un aspect fugitif et superficiel que de l'institutionnaliser.

Nous ne nous attarderons pas davantage sur le nom que Jorge Adoum a forgé dérisoirement pour ses Pre-poemas [en post-español], car le terme n'évoque qu'une ébauche, un état imparfait de l'œuvre.

On pourrait considérer que ces poèmes partent de la réalité ̂quoti- dienne la plus immédiate et sont souvent tournés vers une praxis révolutionnaire, pour proposer les qualificatifs de réalistes ou de pratiques. Mais, outre que ces termes ont déjà fait la preuve de leur ambiguïté, voire de leur radicale inadéquation, ils ne sont guère attes- tés chez les poètes. Pour désigner ce nouveau type d'écriture poétique, qui tente de rétablir la transparence des rapports et l'immédiateté de la communication grâce à une saisie immédiate du message, on pourrait être tenté de considérer le cas du péruvien Alejandro Romualdo. Lorsque ce jeune poète de vingt-six ans abandonne le monde d'images et de symboles par moments très parnassiens qui était celui de Torre de los alucinados, Mar de fondo, ou du baude- lairien Resonancias, lorsqu'il franchit le pas et proclame :

« Quiero salir al sol. Verle la cara al mundo. Y a la vida que me toca, quiero salir»,

ou encore : « decir que esto es un árbol »,

même si son vocabulaire reste général et souvent abstrait, même si ses thèmes sont théoriques autant que généreux, cette ouverture au monde, cette attention aux choses -r- à toutes les choses - de la vie,

(7) Cf. par exemple Charles Autrand, Lettre ouverte.... Courrier du Centre International d'Etudes Poétiques, n° 68, Bruxelles, février 1969, avec les exemples :

« Pour combattre les mythes Pliez-les dans la naphtaline »,

ou encore : « Ne crachez pas par terre, Méfiez-vous des inondations »...

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sont exprimées dans le recueil Poesía concreta (1952-1954). Un jeune Argentin, Mario Morales, publie également, en 1962, Variaciones concretas. Le qualificatif de concreto revient encore, épisodiquement, au Nicaragua, sous la plume de Sergio Ramírez traducteur, et celle de José Coronel Urtecho, tout récemment (8).

Dans un autre ordre d'idées, l'aspect insolite que revêt cette appellation de poésie concrète n'est pas sans évoquer, aussi, les ruptures qu'ont su assumer des arts en pleine métamorphose, s'affir- mant dans la négation d'une tradition sclérosante : musique dite concrète, ou peinture... « abstraite ».

L'usage du mot de poesía concreta, cependant, ne saurait être généralisé, du fait de l'acception très particulière qu'il a prise sous l'impulsion du groupe Noigandres au Brésil, et même si l'irruption de la technologie et le jeu typographique dans le « poème-objet » produit par ce groupe ne sont pas sans rappeler les caractéristiques de la poésie qui nous occupe.

En définitive, pour rendre compte de cette poésie du monde nou- veau, dans ces lambeaux de matériau dont elle tisse son langage, nous proposons le terme de « poésie materiale » : évitant l'équivoque que pourrait introduire le terme « matérielle » et sa référence à la matière, ce néologisme heideggerien de « material » renvoie explici- tement au matériau divers élaboré par les poètes contemporains d'Amérique Latine.

Les allusions au monde matériel, à l'environnement mécanique, à la « réalité concrète » de la vie quotidienne y sont, nous le savons, constantes. Ces allusions peuvent être de simple description, dans une poésie « narrativa y anecdótica, hecha con los elementos de la vida real y con cosas concretas, con nombres propios y detalles precisos y datos exactos y cifras y hechos y dichos », « poesía creada con las imágenes del mundo exterior, el mundo que vemos y palpamos » (9), et qui a reçu, depuis José Coronel Urtecho, le nom de poesía exteriorista. Mais la présence du monde est si obsédante, si obsidionale, que les éclats de la réalité s'introduisent dans le texte sous forme de matériau brut, comme fragments de citations,

(8) Traduction des notes de voyage de Hermann Schulz : « Una antología de Poesía Nicaragüense Contemporánea aparecida recientemente en Cuba y Argentina, recoge cerca de 600 páginas de excelente poesía concreta, frecuen- temente de carácter político... », « Una Tierra de Pólvora y Miel », publié dans El Pez y la Serpiente, n° 21, Verano 1978, p. 85.

Cf. également : « Mi deseo es ahora escribir poemas impersonales, objetivos, concretos... » Introd. de José Coronel Urtecho à ses Paneles de Infierno, Managua, 1981.

(9) Introduction à Poesía Nueva de Nicaragua, Selección y Prólogo de Ernesto Cardenal, Buenos Aires, 1974, p. 9.

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référence culturelle, etc., donnant lieu à ce que, dans une ébauche de typologie, nous avions appelé une poésie contextuelle (10).

Outre cet emploi délibéré et presque incantatoire des éléments d'un monde en mutation violente, et pour l'exprimer de façon directe, immédiate, on a aussi souligné la fréquence d'un langage à la limite de l'écriture, langage qui emprunte beaucoup à la conversation, à la langue parlée : « poesía conversacional » dit l'espagnol, qui ne saurait être mieux rendu que par poésie parlée (n)«

Mais, poésie materiale ou poésie autrement nommée, la poésie reste ambiguë, dialectique, antithétique. Dans son essence même, comme le suggère André Frénaud en 1945 dans ses vers : « Haineusement mon amour la poésie » ; vers auxquels répond, en 1947, le recueil de poèmes de Georges Bataille intitulé « Haine de la Poésie ». Dialec- tique aussi dans ses circonstances, nous l'avons vu, antithèse insérée dans le déroulement de l'histoire, poésie « immanente » (12). Le langage poétique reflète l'ambiguïté de cet état existentiel :

« Les mots que j'emploie Ce sont les mots de tous les jours et ce ne sont point les mêmes »

(Claudel). Il rend compte d'une situation explosive, désintégrée, qui est celle du monde moderne (13).

A

Dans les quelques notes qui vont suivre, c'est cette expérience du monde qui va nous retenir. Une phrase du texte de S. Yurkiévich nous y convie : « Reaccionando contra las pretensiones metafísicas, (...) quiere volver a conectarse con lo circunstancial y circundante, con la experienca cotidiana, con la vida concreta, quiere asumir la situación efectiva del poeta y representar su verdadero condiciona- miento histórico ». L'accent est mis ici sur 1' « engagement » historique

(10) Communication présentée devant le XVe Congrès des Hispanistes Français, Limoges, avril 1979 : « Le contexte dans la poésie hispano-américaine contem- poraine ; texte et pré-texte », Actes in TRAMES, III, Limoges, 1981, p. 303-334.

(11) Cf. les quelques pages que Roland Barthes consacre à l'écriture parlée, in Le Degré Zéro de l'Ecriture, Paris, 1965, p. 12 et le chapitre « L'écriture et la parole », p. 69-72.

(12) L'expression est d'André Frénaud, Fragments sur la poésie (1950), Paris, 1963, p. 226.

(13) Cf. J.-F. Lyotard, Discours, Figure, Paris, 1971: «A partir de 1860, la poésie a cessé d'exercer une « fonction intégratrice », consistant à résorber « au niveau métaphysique » les contradictions qui habitent la société, pour remplir la fonction «critique», qui est une «déconstruction» du langage».

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du poète, sur son insertion dans une série de circonstances, et sur le caractère exclusivement « intra-mondain » de son inspiration. Cet aspect du « travail » du poète est en effet revendiqué par beaucoup comme signe d'une mission spécifique. Pour le poète, prophète des temps nouveaux, « la poesía es poder » ou, pour laisser la parole à deux jeunes péruviens du Movimiento Hora Zero, Juan Ramírez Ruiz (1946) et Jorge Pimentel (1944) : «Poesía es todo (...). Cumple muchas funciones : educativa, sociológica, antropológica, histórica, tiene mucho de ensayo, de filosofía... - Afirmamos que la poesía participará también en el cambio social (...) El poema va ayudando a crear el hombre nuevo » (I4). L'illustration de ces principes - de cette profession de foi - est trop connue pour qu'on s'y attarde ; la plus accomplie en est, sans nul doute, l'œuvre de Cardenal, notam- ment le Canto Nacional

Mais l'accent mis sur ime situation nouvelle ne saurait faire oublier que l'homme est « animal métaphysique ». Qu'il y ait réaction contre certains excès, certaines subtilités métaphysiques, ne saurait faire oublier, au cœur de l'engagement le plus temporel, les éternels questionnements sur le temps, la vie, la mort ; et ceux qui usent du sarcasme le plus grinçant ne sont pas les moins tourmentés.

Rappelons d'autre part que le « langage discontinu » de la poésie moderne vise, pour se l'approprier, ime Nature désormais inhospi- talière, étrangère et, pour reprendre les termes de Roland Barthes, « interrompue » : « Ce discours debout est un discours plein de terreur, c'est-à-dire qu'il met l'homme en liaison non pas avec les autres hommes, mais avec les images les plus inhumaines de la Nature ; le ciel, l'enfer, le sacré, l'enfance, la folie, la matière pure, etc. » - c'est-à-dire le cœur même de l'interrogation métaphysique. Désormais « le langage poétique met radicalement la Nature en question, par le seul effet de sa structure » (15).

Un des poètes les plus expressifs à cet égard nous semble être Javier Heraud. Peu après les longs poèmes très intérieurs d'un Rio machadien, puis une poésie extérioriste très typée (Las moscas, La cucaracha, Plaza Roja 1961), un de ses derniers poèmes - intitulé, précisément, Arte Poética - /dans une lente progression, combine, pour l'apothéose finale, l'œuvre patiente de l'artisan poète, le chant de l'action communautaire et le sens de la vie de l'homme (16) :

... « La poesía se va haciendo trabajo de alfarero,

(14) Entretien paru dans Caretas, n° 410, 30 enero-12 febrero 1970, p. 44. Cité par José Miguel Oviedo, Estos 13, Lima, 1973.

(15) Op. cit., p. 4647. (16) J. Heraud, Poemas, La Habana, 1975, p. 196*197.

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arcilla que se cuece entre las manos, arcilla que moldean fuegos rápidos. Y la poesía es un relámpago maravilloso, una lluvia de palabras silenciosas, un bosque de latidos y esperanzas, el canto de los pueblos oprimidos, el nuevo canto de los pueblos liberados. Y la poesía es entonces, el amor, la muerte, la redención del hombre ».

Très différent de cette exultation, exprimant le poids d'une vie où manque l'absolu, Jorge Adoum, après les grandes épopées des Cuadernos de la Tierra (qui regroupe en 1963 tous ses recueils précédents, y compris Dios trajo la sombra, Prix de Poésie Casa de las Americas 1960), n'en exprime pas moins, lui aussi, une angoisse existentielle . Tous les poèmes du recueil Curriculum Mortis (1965- 1975) sont comme les scories quotidiennes d'une condition médiocre, sans but ni références, et marquée par l'échec. Une synthèse très personnelle y rassemble le martellement des interdits et des condi- tionnements sociaux, l'aspiration à un monde enfin humain, et les coups d'un destin personnel. Ainsi Historia de la Antigüedad, Nostal- gia de la caverna, ou encore Prohibido Fijar Carteles :

« Despiertas casicadáver cuando el reloj lo ordena el día no te espera, hay tanto capataz que mide el milímetro del centavo que se atrasa por ti, bebes el café que te quedó de ayer y sales consuetudinario PROHIBIDO CURVAR A LA IZQUIERDA y casi PROHIBIDO PISAR EL CÉSPED pisas el césped porque ibas a caerte, luego avanzas ciudadano y durable, PROHIBIDO CRUZAR sin saber para qué lado ir ni para qué PROHIBIDO ESTACIONARSE porque no puedes parar la maquinaria infatigable con tu dedo sólo porque te entró una astilla en el alma...

QUEDA PROHIBIDA LA LUCHA de clases ha dicho el Presidente, y sigues, aguantón y cobarde, sólo porque el instinto, él también, quién lo creyera, te colgó su letrero : SE PROHIBE MORIR ».

Faits Divers :

«Rita (debíamos encontrarnos el viernes

aun queríamos nuestra presencia después de tanta noche en que el amor interrumpió sus estudios como otra barricada la única barricada de setiembre) (...) ... todo ha sido tan súbito tan corto que aún me sobra amor y no sé donde ponerlo claro que está lo de grecia y lo de biafra y lo de Checoslovaquia y lo de sudamérica centroamérica norteamérica

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pero qué le vamos a hacer es otra cosa hay siglos en que el mundo importa menos siglos sin rita que creía en algo pese a todo ».

ou enfin, 6, rue Claude Matrat, dont voici les derniers vers :

« ... Qué sé yo de cuantos me rodean, por ejemplo de mí, sino lo que me tolero, lo que me toco, lo poco que me veo y que me digo, yo mi vecino, mi sirviente, mi perro. »

Obsession de l'absurde qui débouche tout naturellement sur l'inter- rogation métaphysique.

Cette angoisse de la condition humaine dans le désert quotidien, de la situation de l'homme-dans-le-monde, il serait difficile de citer tous les jeunes poètes qui en témoignent. Le moindre recueil pris au hasard nous livre des titres tels que Naufragio, Búsqueda, Espero aquí, ou Ir solo, Endoctrinamiento, La libertad (17). Elle peut prendre aussi un aspect plus agressif, et plus dérisoire, en réaction contre l'acquis culturel de la civilisation colonisatrice occidentale et chré- tienne, souvent perçu comme une mascarade cynique. Nous en avons un exemple dans le ¿ Qué sé yo de Dios ? du nicaraguayen Fernando Gordillo (1940-1967), qui pose effectivement, avec une acuité d'écor- ché vif, tout le problème du Mal (18) :

« ¿ Dónde ? ¿ Dónde Dios ? En el llanto del hijo de Pedro, del que le decíamos Pijulito; o en el miedo de Cresencio de que se rompa la tijera y se tisique por estar todo el día en el suelo húmedo; o en el hambre de la vieja Justina, que cuando en la noche ve un guardia se orina de miedo y sus nietos le hacen burla; o en la fealdad de puta vieja que sacó la Tina Salazar después de la pulmonía, ¿ dónde ? ¡ Dónde ! ¡ No me habléis babosadas ! Veamos cómo se puede componer todo esto y después, después hablaremos de Dios o lo que sea. Mientras tanto ¡ No jodáis ! »

D'une ironie plus corrosive encore, les allusions de Nicanor Parra aux rites catholiques trahissent par leur fréquence (19) une hantise véritable de Dieu et de la mort. Le sarcasme, le blasphème vengeurs qui voudraient démystifier un sentiment exacerbé du péché et de

(17) Ces titres sont respectivement de Diana Moran (1932) pour les deux premiers, Dimas Lidio Pitty (1941) le troisième, et Bertalicia Peralta (1939), in Poesía joven de Panamá. México, 1971.

(18) E. Cardenal, Poesía Nueva de Nicaragua, op. cit., p. 282-284. (19) lin témoignent, notamment, des titres tels que : La Cruz, Yo Pecador,

Discurso del Buen Ladrón, Padre Nuestro, Las Tablas (allusion aux Tables de la Loi), ainsi que Discurso Fúnebre, Ultimas Instrucciones, Lo que el difunto dijo de sí mismo, etc.

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la faute (cf. son persiflage de Sigmund Freud), la profanation même et le sacrilège, assortis d'un humour amer et soigneusement noirci (cf. La Cruz:

« Tarde o temprano llegaré sollozando a los brazos abiertos de la cruz.

Más temprano que tarde caeré de rodillas a los pies de la cruz. (...)

Por ahora la cruz es un avión una mujer con las piernas abiertas. »)

la litanie des demandes du Buen Ladrón assortie de la formule doxologique consacrée, ou le dérisoire Padre Nuestro (20), rien ne peut voiler l'horreur nue :

« La vida no tiene sentido » (Soliloquio del individuo), (2i) ni faire oublier l'atroce obsession, le grief essentiel :

« La primera pregunta de la noche Se refiere a la vida de ultratumba : Quiero saber si hay vida de ultratumba Nada más que si hay vida de ultratumba (...) ...Como si la distancia de la muerte No fuera de por sí inconmensurable. » (Discurso fúnebre) « Cuesta bastante trabajo creer En un dios que deja a sus creaturas Abandonadas a su propia suerte A merced de las olas de la vejez Y de las enfermedades Para no decir nada de la muerte, » (Cartas del poeta que duerme

en una silla) (22)

Mystère de la destinée individuelle, misère pascalienne de « l'homme sans Dieu », auxquels répondent d'autres quêtes et d'autres assu- rances.

Signalons pour commencer la démarche très originale, en même temps que très sereine, du péruvien Winston Orrillo (1941). Pour lui, la mort s'intègre au cours normal des choses qui lui confèrent, par là même, un sens vital et presque consacré :

... « Nada cambia en la calle conocida (...) Alguno que otro ha muerto por cumplir con los ritos de la vida. » (Calle antigua) (23)

(20) Nicanor Parra, Antipoemas, Barcelona, 1972, p. 196-197 et 195. (21) Ibid., p. 119. (22) Ibid., p. 168, 169 et 230. {¿ó) Augusto lamayo vargas, Nueva Foesta Feruana, Barcelona, 1971), p. 9U-91.

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L'apaisement, l'attente parfois joyeuse semblent émaner d'une assurance, presque d'une foi, telle qu'elle s'exprime dans ce qui pourrait bien être son art poétique : Surgen de entre las piedras (24)

« Surgen de entre las piedras de los poros del alba; aparecen y estaban desde antiguo, callados. Nadie sabe su origen, su linaje es oscuro. Su dirección no existe en memoria ninguna. Alguien creyó tenerlos sujetos algún día; pero ellos continuaron su ruta sin tardanza. De los poros del alba surgen, de entre las piedras. Desde antiguo ya estaban escritos los poemas. »

Le poème ici apparaît comme pré-existant au poète, comme indé- pendant même de tout poète, il est absolu, un en-soi, surgi d'un monde des Idées platonicien (los poro* del alba), que le poète a pour seule fonction d'actualiser par la réminiscence, dans un ressource- ment surnaturel à un sens très ancien.

A côté de ces démarches très personnelles, individuelles, d'autres poètes sont sensibles à un engagement, une responsabilité, collectifs. Le sens communautaire est presque inévitablement tout empli de réminiscences ecclésiales chrétiennes ; ainsi les fresques d'une horreur saisissante de La Danza de la Muerte, extraite de VArs Moriendi du nicaraguayen Horacio Peña (1936) :

« Esta es la Danza de las Máquinas la muerte introduciéndonos por la boca y por el ano la moneda, el níquel para que odiemos olvidemos y forniquemos. No somos una generación de sangre, sino la generación de la máquina la generación del lubricante y del carburador de la tarjeta que se marca sobre otra máquina para saber cuándo comenzamos la Danza (...) La pequeña máquina que se balancea en el aire y que durante el fin de semana trata de no trabajar de no funcionar

(24) Ibid., p. 91.

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de no estar en servicio para que al día siguiente la Muerte siga introduciéndonos por la boca y por el ano la moneda, el níquel y continuar la Danza la Danza Electrónica la Danza de la Multitud del Número de la Cifra sobre el campo magnético de la Muerte. » (25)

Ses évocations hallucinantes nous renvoient à une autre danse macabre, référencée plus expressément encore au livre saint de la fin du monde : Apocalipsis, d'Ernesto Cardenal.

De la façon la plus inattendue, parfois, ce qui n'était peut-être au départ qu'une parodie, ou une « usurpation », devient, par la grâce d'une ferveur nouvelle, un hymne de tendresse humaine pour les petits, les soumis, les « offensés et humiliés » du continent amé- ricain, un chant de rédemption à la gloire du messie du nouveau monde. C'est, inspiré de la généalogie du Christ dans l'évangile de Matthieu, El libro de la historia del « Che », de Leonel Rugama í26).

Poésie de la vie quotidienne, de l'expérience commune à tous, langage parlé dans la langue de tous, communication immédiate du message par le médium approprié, la poésie materiale est également apte à transmettre le message mystique, le message d'amour. Le verset de saint Jean qu'Ernesto Cardenal a placé en exergue à son Vida en el Amor (1970) : « Dieu est amour : qui demeure dans l'amour demeure en Dieu et Dieu demeure en lui » (I Jean 4, 16), sous-tend toute son ceuvre poétique. C'est par l'amour que les trap- pistes assument la nuit bariolée et crapuleuse des hommes, qui ne sait plus veiller (En la noche iluminada de palabras, ou 2 AM., de Hora O et Gethsemani, KY, ou encore la Oración por Marilyn Mon- roe). C'est l'amour qui conduit au sacrifice fécond - leit-motiv de YOrâculo sobre Managua (1973) :

« La liberación es nuestra MUERTE pero con ella damos VIDA. » « Otra forma de existir ya sin la vida » « Tu muerte, mejor dicho tu resurrección. »

Seule la mort pour l'amour des autres conduit à la vraie vie, une vie de communion avec les autres hommes, en un Dieu qui est l'Amour. La Révolution est nécessaire pour fonder la mystique Cité de Dieu:

(25) Cf. Poesía Nueva de Nicaragua, op. cit., p. 235-247. (26) Ibid., p. 404407. Cf. notre présentation de la structure de ce poème dans

la communication au XVe Congrès des Hispanistes Français, déjà citée.

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« (Dios como Ciudad : la Ciudad del encuentro definitivo

de cada hombre con todos los hombres la Ciudad de la identidad y la comunidad consumada

la Ciudad de la Comunión) », vision explicitée quelques pages plus loin :

« Una ciudad sin clases La Ciudad libre

donde Dios es todos Él, Dios-con-todos (Emmanuel)

La Ciudad Universal la Ciudad donde se nos revele la humanidad de Dios. »

Les derniers vers de sa Visión de San José de Costa Rica sont également tout inspirés du précepte évangélique : « II n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime », qui nous conduit aux formules prophétiques de la fin de VOrâculo :

« El Reino de Dios está cerca La Ciudad de la Comunión compañeros

Sólo los muertos resucitan. » Poésie réaliste et ironique, anti-conformiste et passionnément

engagée, poésie parlée et emplie des bruits et de l'agression de la réalité quotidienne, cette poésie materiale, en disant avec le langage de tous les jours les préoccupations de tous les jours, n'en exclut pas pour autant l'éternel et la communion humaine. Pour qui vit chaque jour ses derniers moments, dans la lutte guérillère, il est urgent de trouver et de proférer le sens de son existence - là même où la vie de l'homme s'accomplit dans un geste, dans un mot - , pour passer à la geste du héros.

Résumé. - Depuis un quart de siècle, un nouveau langage poétique s'est progressivement affirmé, en radicale opposition avec celui de la poésie lyrique traditionnelle. Comme il puise son matériau dans les circonstances immédiates de la vie quotidienne et dans le langage parlé qui les exprime, la critique a parfois été tentée de le confiner dans ces domaines. On a donc cherché à montrer, après un essai de typologie, que cette poésie materiale exprime aussi les doutes et les angoisses du destin de l'homme.

Resumen. - Desde hace un cuarto de siglo, un nuevo lenguaje poético se ha ido afirmando, en radical oposición con el de la poesía lírica tradicional. Como saca sus materiales de las circunstancias inmediatas de la vida cotidiana, así como del lenguaje conversacional que las expresa, la crítica a veces lo confinó en esos dominios. Se intenta pues mostrar, tras un ensayo de tipología, cómo esta poesía material expresa también las dudas e interrogaciones del destino del hombre.

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