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Charles-André Gilis : L’ordre universel de l’islâm. La sagesse et le respect des convenances consistent à mettre toute chose à la place qui lui revient. Si, au degré des « petits mystères » qui est celui du Saint-Empire et de la Royauté universelle, il peut y avoir une certaine sagesse dans le fait de considérer les formes traditionnelles comme équivalentes et de n’accorder de privilèges à aucune, il en va autrement pour la Sagesse divine qui est la « perfection passive » de l’Essence. Exprimée dans les doctrines métaphysiques de l’islâm par la notion de mashî’a, cette sagesse est le principe suprême des différenciations et des hiérarchies qui se manifeste dans le domaine des formes au moyen des excellences et des privilèges. A ce point de vue les différentes traditions ne peuvent plus être considérées comme équivalentes. Au degré principiel elles sont « une » comme l’indique le verset : nufarriqu bayna ahadin min rusuli-Hi (Nous ne faisons aucune différence entre Ses envoyés) (Cor.2.285). Cette unité est l’unité de l’Essence en tant qu’elles se révèle, non un simple « rassemblement de ce qui est épars ». En revanche, au sein de la manifestation universelle des hiérarchies apparaissent. René Guénon lui-même, contrairement à un préjugé tenace, affirme ce principe hiérarchique ; par exemple quand il déclare que « la tradition hindoue représente l’héritage le plus direct de la Tradition primordiale » (53). Les privilèges cycliques de la tradition islamique procèdent de la même sagesse. Michel Vâlsan était donc parfaitement à conclure que « ces deux traditions jouent un rôle axial par rapport aux autres » (54). De là, toute l’importance des « mystères de la lettre Nûn » pour l’exposé de la doctrine eschatologique à laquelle nous faisons ici une nouvelle fois référence : développée par Michel Vâlsan dans son « Triangle de l’Androgyne », on la retrouve au cœur de notre étude sur « La petite fille de neuf ans » (55). L’excellence actuelle de ces deux traditions devrait normalement être reconnue par une organisation initiatique telle que la Maçonnerie qui se réclame de la Sagesse divine. Les privilèges cycliques de l’islâm se comprennent de la façon suivante. La Tradition primordiale peut être considéré comme le sommet d’une sphère à partir duquel les formes traditionnelles particulières se propagent dans toutes les directions en suivant des lignes longitudinales. En effet, une forme géométrique n’est rien d’autre qu’une « tendance en direction » particulière. A ce point de vue, l’hindouisme et l’Islam apparaissent comme des formes traditionnelles semblables aux autres. Toutefois, la doctrine hindoue des avâtaras ainsi que la notion de Sanâtana Dharma qui est l’appellation traditionnelle véritable de ce qui est habituellement désigné comme l’ « hindouisme » montrent que celui-ci est identifié symboliquement avec la Tradition primordiale. Selon cette perspective, la révélation islamique correspond au point le plus bas. Celui-ci reflète en mode inverse l’excellence du sommet de la sphère. Rappelons, d’autre part, qu’il n’y a jamais, ni « répétition dans l’existence », ni « retour en arrière » dans le processus de manifestation cosmologique, de sorte que

58782290 Charles Andre Gilis L Ordre Universel de l Islam

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Charles-André Gilis : L’ordre universel de l’islâm.

La sagesse et le respect des convenances consistent à mettre toute chose

à la place qui lui revient. Si, au degré des « petits mystères » qui est celui du Saint-Empire et de la Royauté universelle, il peut y avoir une certaine

sagesse dans le fait de considérer les formes traditionnelles comme

équivalentes et de n’accorder de privilèges à aucune, il en va autrement

pour la Sagesse divine qui est la « perfection passive » de l’Essence. Exprimée dans les doctrines métaphysiques de l’islâm par la notion de

mashî’a, cette sagesse est le principe suprême des différenciations et des

hiérarchies qui se manifeste dans le domaine des formes au moyen des

excellences et des privilèges. A ce point de vue les différentes traditions ne peuvent plus être considérées comme équivalentes.

Au degré principiel elles sont « une » comme l’indique le verset : lâ

nufarriqu bayna ahadin min rusuli-Hi (Nous ne faisons aucune différence entre Ses envoyés) (Cor.2.285). Cette unité est l’unité de l’Essence en

tant qu’elles se révèle, non un simple « rassemblement de ce qui est

épars ». En revanche, au sein de la manifestation universelle des

hiérarchies apparaissent. René Guénon lui-même, contrairement à un

préjugé tenace, affirme ce principe hiérarchique ; par exemple quand il déclare que « la tradition hindoue représente l’héritage le plus direct de la

Tradition primordiale » (53). Les privilèges cycliques de la tradition

islamique procèdent de la même sagesse. Michel Vâlsan était donc

parfaitement à conclure que « ces deux traditions jouent un rôle axial par rapport aux autres » (54). De là, toute l’importance des « mystères de la

lettre Nûn » pour l’exposé de la doctrine eschatologique à laquelle nous

faisons ici une nouvelle fois référence : développée par Michel Vâlsan dans

son « Triangle de l’Androgyne », on la retrouve au cœur de notre étude sur « La petite fille de neuf ans » (55). L’excellence actuelle de ces deux

traditions devrait normalement être reconnue par une organisation

initiatique telle que la Maçonnerie qui se réclame de la Sagesse divine.

Les privilèges cycliques de l’islâm se comprennent de la façon suivante. La Tradition primordiale peut être considéré comme le sommet d’une sphère

à partir duquel les formes traditionnelles particulières se propagent dans

toutes les directions en suivant des lignes longitudinales. En effet, une

forme géométrique n’est rien d’autre qu’une « tendance en direction » particulière. A ce point de vue, l’hindouisme et l’Islam apparaissent

comme des formes traditionnelles semblables aux autres. Toutefois, la

doctrine hindoue des avâtaras ainsi que la notion de Sanâtana Dharma qui

est l’appellation traditionnelle véritable de ce qui est habituellement désigné comme l’ « hindouisme » montrent que celui-ci est identifié

symboliquement avec la Tradition primordiale. Selon cette perspective, la

révélation islamique correspond au point le plus bas. Celui-ci reflète en

mode inverse l’excellence du sommet de la sphère. Rappelons, d’autre part, qu’il n’y a jamais, ni « répétition dans l’existence », ni « retour en

arrière » dans le processus de manifestation cosmologique, de sorte que

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le point le plus bas coïncide nécessairement avec le point le plus haut du

cycle futur à l’égard duquel il apparaît, à son tour, comme « la Tradition

primordiale ».

C’est là ce qui explique que l’islâm puisse recueillir toutes les vérités

révélées, en vertu d’un héritage universel. La Franc-Maçonnerie pourrait

d’autant moins contester ce privilège qu’elle se présente comme l’ « Arche

vivante des symboles », c’est-à-dire qu’elle revendique dans le domaine du symbolisme, une fonction analogue à celle que la tradition islamique

assume à l’égard de tous les aspects inclus dans les formes traditionnelles

complètes, y compris l’hindouisme. La maçonnerie représente pour une

part, et uniquement « à la place qui lui a été assignée », une mission eschatologique dont la révélation islamique détient toutes les clés.

(53) Cf. Symboles fondamentaux de la Science sacrée, chap.XXVIII.

(54) Cf. Etudes traditionnelles, 1964, p.270. (55) Cf. Vers la Tradition, les numéros 89, 90 et 91.

La Loi totalisatrice de l’islâm, qui abroge les formes antérieures et intègre

les vérités principielles dont celles-ci procèdent, est l’Arche salvatrice qui

contient et sauvegarde les promesses du « siècle futur ». La possibilité de recueillir cet héritage universel résulte du fait même d’occuper « le point

le plus bas ». L’islâm ne prétend pas être une religion supérieure aux

autres. Elle est, si on peut dire, « éminemment inférieure », car c’est

Allâh, et Lui seul, qui détient le degré métaphysique et la fonction suprêmes. C’est là que réside le secret de sa force et le gage de sa

réussite. Toute la méthode islamique et les voies de réalisation initiatique

qui constituent le tasawwuf reposent, non sur l’idée de « seigneurie »,

mais celle de « servitude » qui voile toute trace de supériorité extérieure. L’exercice d’une « liberté souveraine » liée à la fonction de maîtrise telle

qu’elle est envisagée dans certaines confréries islamiques ou, sous un

rapport très différent, dans la Maçonnerie (56) est certes légitime ; mais

elle n’a rien de commun avec la modalité proprement muhammadienne de

la réalisation suprême, seule capable d’opérer l’œuvre de redressement traditionnelle évoquée ici (57).

L’idée d’un cheminement vers le point le plus bas, qu’il ne faut

assurément pas confondre avec celle de « descentes aux Enfers », présente une signification hermétique liée au « mystère cosmologique et

cyclique de la Femme » mentionné par Michel Vâlsan (58) à propos du

Christ de la Seconde Venue, Sceau de la Sainteté universelle et détenteur

par excellence de la « langue solaire » (59). La fonction eschatologique de l’islâm s’accompagne d’un « retournement » qui a pour effet d’extérioriser

la doctrine de l’unité essentielle des formes traditionnelles, qui revêt un

caractère « ésotérique » dans toutes les autres traditions. Inversement, la

Sakîna cesse d’être visible, car elle réside en islâm dans le cœur des croyants où elle se manifeste par la « force de la foi » (sidq), source d’une

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transformation opérative des données révélées et des symboles de la

Tradition universelle.

En conclusion de tout ceci, on peut voir que l’idée d’une hiérarchie des formes traditionnelles est présente dans l’œuvre de René Guénon ; que

l’on ne peut considérer l’islâm comme une forme parmi d’autres au regard

de la Tradition primordiale, car elle en est le reflet direct dans le sens que

nous avons indiqué ; et qu’enfin la référence à la Sagesse divine oblige à mettre chaque forme et chaque religion à la place qui lui revient, c’est-à-

dire celle qui lui serait octroyée par une organisation initiatique limitée à la

seule perfection du degré humain. Les Maçons guénoniens qui prétendent

que la Franc-Maçonnerie donne accès aux « grands mystères » ne pourraient apporter, sinon la preuve de ce qu’ils affirment, du moins un

premier indice, qu’en reconnaissant le « plan de Grand Architecte » tel

qu’il est en réalité, car c’est là le seul moyen au sein du monde profane tel

qu’il conçoit aujourd’hui la diversité traditionnelle, de réaliser pleinement le sens de la devise ORDO AB CHAO qui figure sur le « bouclier

protecteur », au 33e degré de la maçonnerie écossaise.

(56) Cf. le propos de M ; Bachelet reproduit p.66, n.35.

(57) Tout ceci peut être rapproché de ce que nous avons exposé dans le dernier chapitre de L’Esprit universel de l’Islam ainsi que dans nos études

sur Les Voies de l’ésotérisme islamique et La petite fille de neuf ans.

(58) Dans une note inédite de sa traduction de l’Avant-Propos des

Futûhât. (59) Cf. Etudes traditionnelles, 1953, p.303, notes 4 et 5.

(Charles-André Gilis, Ordo ab chao, chap.VII : L’ordre universel de l’islâm)