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Lair du temps À propos de « Fin du dogme paternel » de Michel Tort ,☆☆ Nicolas Guérin a, * a Psychologue clinicien hospitalier (CHI Fréjus-Saint-Raphaël), docteur en psychologie, chargé denseignement aux universités dAix-Marseille-I et de Nice Sophia-Antipolis, 8, rue Raphaël, 06400 Cannes, France Disponible sur internet le 26 mai 2006 En quoi le dernier ouvrage de Michel Tort, Fin du dogme paternel [1], se différencie-t-il des divers textes qui prolifèrent actuellement, dans les magazines et les romans de gare, contre la psychanalyse et les psychanalystes ? La question mérite dêtre posée dans la simple mesure où la réponse, on va le voir, ne va finalement pas de soi. Par les temps qui courent, il nest pas inopportun que les psychanalystes réfléchissent autour des conditions épistémologiques de la théorie et de la pratique analytique. Or, depuis Bachelard, lon sait que le discernement des critères de scientificité dun champ de savoir en passe nécessairement par lidentification des obstacles épistémologiques du champ en ques- tion : « cest en termes dobstacles quil faut poser le problème de la connaissance scienti- fique. » Lesquels obstacles, nous dit encore Bachelard, ne sont pas des « obstacles externes » comme la complexité et la fugacité des phénomènes par exemple, mais des obstacles inhérents àlacte même de production du savoir. Cest là « quapparaissent, par une sorte de nécessité fonctionnelle, des lenteurs et des troubles », cest là donc quil sagit de montrer « des causes de stagnation et même de régression, []dinertie»([2], p. 158). Sans être véritablement le premier 1 ,louvrage de Michel Tort a, en tout cas, le mérite incontestable de mettre en évidence un obstacle épistémologique à la psychanalyse : lopinion, du moins en tant quelle imprègne, à des niveaux variés, la littérature analytique sous la forme dune idéologie du déclin de la civilisation et de la perte des repères symboliques. Une http://france.elsevier.com/direct/EVOPSY/ Lévolution psychiatrique 71 (2006) 399406 Toute référence à cet article doit porter mention : Guérin N. Lair du temps. À propos de « Fin du dogme pater- nel » de Michel Tort. Evol. Psychiatr. 2006;71. ☆☆ Tort M. Fin du dogme paternel. Paris : Flammarion, coll. « Aubier » ; 2005. 490 p. * Auteur correspondant M. Nicolas Guérin. Adresse e-mail : [email protected] (N. Guérin). 1 Cf. les travaux de Markos Zafiropoulos [3] et [4]. 0014-3855/$ - see front matter © 2006 Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.evopsy.2006.03.002

À propos de … « Fin du dogme paternel » de Michel Tort

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http://france.elsevier.com/direct/EVOPSY/

L’évolution psychiatrique 71 (2006) 399–406

L’air du temps

☆ Toute réfnel » de Mich☆☆ Tort M. F

* Auteur coAdresse e

1 Cf. les tr

0014-3855/$doi:10.1016/j

À propos de … « Fin du dogme

paternel » de Michel Tort ☆,☆☆

Nicolas Guérin a,*

a Psychologue clinicien hospitalier (CHI Fréjus-Saint-Raphaël), docteur en psychologie,chargé d’enseignement aux universités d’Aix-Marseille-I et de Nice Sophia-Antipolis,

8, rue Raphaël, 06400 Cannes, France

Disponible sur internet le 26 mai 2006

En quoi le dernier ouvrage de Michel Tort, Fin du dogme paternel [1], se différencie-t-ildes divers textes qui prolifèrent actuellement, dans les magazines et les romans de gare, contrela psychanalyse et les psychanalystes ?

La question mérite d’être posée dans la simple mesure où la réponse, on va le voir, ne vafinalement pas de soi.

Par les temps qui courent, il n’est pas inopportun que les psychanalystes réfléchissentautour des conditions épistémologiques de la théorie et de la pratique analytique. Or, depuisBachelard, l’on sait que le discernement des critères de scientificité d’un champ de savoir enpasse nécessairement par l’identification des obstacles épistémologiques du champ en ques-tion : « … c’est en termes d’obstacles qu’il faut poser le problème de la connaissance scienti-fique. » Lesquels obstacles, nous dit encore Bachelard, ne sont pas des « obstacles externes »comme la complexité et la fugacité des phénomènes par exemple, mais des obstacles inhérentsà l’acte même de production du savoir. C’est là « qu’apparaissent, par une sorte de nécessitéfonctionnelle, des lenteurs et des troubles », c’est là donc qu’il s’agit de montrer « des causesde stagnation et même de régression, […] d’inertie… » ([2], p. 158).

Sans être véritablement le premier1, l’ouvrage de Michel Tort a, en tout cas, le mériteincontestable de mettre en évidence un obstacle épistémologique à la psychanalyse : l’opinion,du moins en tant qu’elle imprègne, à des niveaux variés, la littérature analytique sous la formed’une idéologie du déclin de la civilisation et de la perte des repères symboliques. Une

érence à cet article doit porter mention : Guérin N. L’air du temps. À propos de « Fin du dogme pater-el Tort. Evol. Psychiatr. 2006;71.in du dogme paternel. Paris : Flammarion, coll. « Aubier » ; 2005. 490 p.rrespondant M. Nicolas Guérin.-mail : [email protected] (N. Guérin).avaux de Markos Zafiropoulos [3] et [4].

- see front matter © 2006 Elsevier SAS. Tous droits réservés..evopsy.2006.03.002

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déchéance sociale autant que subjective, dont le postulat s’avère corrélatif de la préoccupationde nombreux analystes inquiets de constater l’émergence de malaises inédits et de nouveauxsymptômes censés révéler et répondre à la fois au déclin anthropologique qui les conditionne.

De cette gamme d’opinions émerge alors la seule alternative possible au chavirement iné-luctable du bateau ivre que représenteraient nos sociétés occidentales, à savoir un appel poly-morphe au Père de la tradition, aux valeurs perdues du passé bref, à une figure consistante del’Autre. Et Michel Tort de souligner justement, qu’on le veuille ou non, l’accent parfoisconservateur qu’adopte le fond de l’argumentaire plus ou moins théorisé de certains analystesà propos du déclin paternel et de la vanité, au regard de l’inconscient, de quelques initiativesrécentes qui s’exceptent de la tradition patriarcale (les controverses actuelles portant sur l’ho-moparentalité, le mariage homosexuel, les conditions de transmission du patronyme, etc.).

Ainsi, le projet explicite de l’auteur s’avère légitime : la psychanalyse ne doit pas seconfondre avec l’opinion, les préjugés déterminés par une culture patriarcale en voie de muta-tion. Il est donc indispensable que la psychanalyse examine les déterminations de l’opinionplutôt qu’à l’inverse, ce soit l’opinion qui soit, à l’insu des psychanalystes, au poste de com-mande de la théorie et de la pratique psychanalytique. Pour le dire avec les mots de l’auteurqui indiquent le projet officiel de l’ouvrage, « il lui "la psychanalyse" revient sans contestede ramener analytiquement les argumentaires en faveur de la domination paternelle à leursbases psychiques, à savoir les fantasmes œdipiens » ([1], p. 207).

Fantasmes œdipiens ou pas, Michel Tort donne plusieurs exemples plus ou moins discuta-bles (cf. infra) de la détermination imaginaire de systèmes théoriques et de points de vue clini-ques et psychopathologiques. J’en rajouterai un, particulièrement illustratif de ce type de biaisépistémologique. Il s’agit des passions actuelles dont une partie du monde « psy » témoigne àl’égard du prétendu nouveau syndrome de l’hyperactivité. Il est, en effet, bien regrettable quedes travaux de recherche dans le champ de la psychologie clinique d’orientation psychanaly-tique entendent isoler les déterminants de l’hyperactivité des enfants et des adolescents dansle domaine de la carence paternelle et la dévaluation du symbolique qui sont censés caractéri-ser notre société dégénérée dans ses fondements par le discours du capitaliste et son impératifde jouissance consumériste. Cette opinion se fonde sur la considération selon laquelle l’hyper-activité est posée a priori, et rationalisée dans l’après-coup par un appareil théorique psychana-lytique notamment. L’évidence clinique de l’hyperactivité est alors considérée comme incon-testable dans la mesure où chaque praticien finit par trouver dans sa consultation ce qu’ilcherche. Et l’idéologie du déclin se trouve dès lors alimentée par effet de feed-back, pourainsi dire. En revanche, la donne est bien différente si l’on considère avec sérieux les conclu-sions du journaliste scientifique allemand Jörg Blech [5] qui tendent pertinemment à montrerque l’hyperactivité est une chimère créée par l’industrie pharmaceutique pour justifier la com-mercialisation de la Ritaline®, ce psychotrope qui est diffusé par la firme Novartis, dont lamolécule de méthylphénidate avait été trouvée par hasard en 19442, et qui connaît un succèscroissant depuis la fin des années 1960 aux États-Unis d’Amérique. Ce médicament, dont onignorait jusqu’alors ce qu’il était censé soigner, avait néanmoins été efficace pour calmer letapage qui régnait dans les écoles des ghettos d’Amérique du Nord. C’est là, qu’un passezmuscade scientiste s’avérait nécessaire pour inventer la maladie qui donnerait la raison de lamolécule, ce qui fut fait : si la prise du produit modifiait le comportement de l’enfant, ce der-

2 Le terme de Ritaline® vient de Rita, le prénom de l’épouse du chimiste Léandro Panizzon qui trouva la moléculede méthylphénidate.

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nier était donc malade. À l’inverse, les enfants ne réagissant pas à la molécule étaient en bonnesanté. L’on pourrait se gausser de la chose si celle-ci n’était plus d’actualité et si d’aucuns nedonnaient pas crédit à cette fantaisie nosographique en lui attribuant une causalité psychiquequi s’originerait dans la décadence de la fonction paternelle et autres entropies prétendumentcaractéristiques de notre postmodernité.

Le recours à l’opinion, que celle-ci trouve ou non une occurrence dans l’idéologie dudéclin, ne devrait rien avoir à faire avec la psychanalyse. À ne pas prendre en compte cet obs-tacle épistémologique, la théorie psychanalytique n’est qu’un château de sable édifié sur lasomme des préjugés et des passions du moment. Suivant cet ordre d’idées, le lecteur de Findu dogme paternel appréciera la satire à laquelle l’auteur se livre concernant les divers travauxactuels traitant « doctement » de la psycho(patho)logie des mères célibataires, des enfants dudivorce et autres effets du fameux déclin.

Pourtant, il est très regrettable que la hargne haineuse antilacanienne qui marque l’ouvragedans son long fasse commettre à Michel Tort un certain nombre d’erreurs, d’omissions et desurinterprétations plus que considérables.

Un premier point général qu’il faut bien mentionner et que l’auteur n’est pas le seul, mal-heureusement, à (vouloir) ignorer : Lacan, contrairement à quelques-uns de ses élèves, étaitloin de s’apitoyer sur la question du déclin du Père et de la civilisation. Il considérait, parexemple, la libéralisation du sexe (que l’on interprète aujourd’hui comme un effet direct dece que la fonction paternelle décline) comme un rêve, une illusion de plus. Non pas qu’il lacondamnait, mais il l’envisageait comme un effet du discours courant sans intérêt pour la psy-chanalyse. Nous sommes donc loin ici des considérations inquiètes sur la perversion générali-sée, le jouir à tout prix… J’en veux pour preuve un entretien peu connu de Lacan, récemmentparu dans un numéro du Magazine littéraire de l’année 2004 [6]. Il s’agit donc d’un entretienque Lacan accorde en 1974 au journaliste italien Emilio Granzotto pour Panorama. On noteraque ses propos sont non seulement contemporains mais aussi très proches, sur le fond, de sesdéclarations lors d’une conférence de presse tenue à Rome le 29 octobre 1974 et, là aussi,récemment publiée, par J.-A. Miller cette fois, sous le titre Le triomphe de la religion [7].

Concernant l’interview de Lacan par Granzotto donc, il est remarquable que les questionsdu journaliste, de même que les réponses de Lacan, soient encore d’une étonnante actualité.Ainsi, le journaliste italien questionne Lacan sur la spécificité de l’angoisse de l’homme d’au-jourd’hui et sur le lien que l’angoisse peut entretenir avec telle ou telle époque de l’histoire.Or, Lacan, loin de vaticiner à partir du caractère inédit de l’angoisse de l’homme contemporaindans ses rapports à la fin de la modernité, aux nouveaux symptômes…, ne s’attarde guère surl’idéologie du néo sous toutes ses formes. Au contraire, se montrant simple, lucide et moinspassionné que d’autres après lui, il déclare : « L’angoisse du savant qui a peur de ses décou-vertes peut sembler récente. Mais que savons-nous de ce qui est arrivé dans d’autres temps ?Des drames des autres chercheurs ? L’angoisse de l’ouvrier esclave de la chaîne de montagecomme d’une rame de galère, c’est l’angoisse d’aujourd’hui, ou plus simplement, elle est liéeaux définitions et paroles d’aujourd’hui » ([6], p. 29).

L’angoisse est donc toujours celle de l’« assujet » au discours, quels que soient les modeset les moyens d’expression de ce discours dont la structure est irréductible à sa morphologiehistorique.

Mais le journaliste ne s’arrêtera pas là. Sa prochaine question porte en effet sur le thème dela chute des tabous, le pansexualisme qui en serait l’effet dans le champ social et les retombéessubjectives corrélatives. Force est de constater que la réponse de Lacan ne rejoint ni les posi-

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tions conservatrices que Michel Tort dénonce itérativement chez Lacan et les lacaniens dansleur ensemble (y a-t-il vraiment un ensemble d’ailleurs ?), ni l’enthousiasme quelque peu naïfdont le même Michel Tort témoigne à l’égard des progrès dus à l’égalitarisme démocratique enmatière de nouvelle distribution des rapports de genre et de sexe : « La sexomanie envahis-sante, répond en effet Lacan, n’est qu’un phénomène publicitaire. La psychanalyse est unechose sérieuse qui concerne […] une relation strictement personnelle entre deux individus : lesujet et l’analyste. Il n’existe pas de psychanalyse collective comme il n’y a pas des angoissesou des névroses de masse. Que le sexe soit mis à l’ordre du jour et exposé au coin des rues,traité comme un quelconque détergent dans les carrousels télévisés, ne comporte aucune pro-messe de quelque bénéfice. Je ne dis pas que ce soit mal. Il ne suffit certainement pas à traiterles angoisses et les problèmes particuliers. Il fait partie de la mode, de cette feinte libéralisationqui nous est fournie, comme un bien accordé d’en haut, par la soi-disant société permissive.Mais il ne sert pas au niveau de la psychanalyse » ([6], p. 29).

Il revient donc aux uns de cultiver la nostalgie de la tradition et aux autres de chanter leslouanges du libéralisme et de ses revendications diverses, mais l’on peut cependant difficile-ment nier que Lacan n’était pas de ceux-là, dans la mesure où il pensait la situation de la psy-chanalyse et de son objet comme hétérogène à ces idéologies qui, finalement, n’en formentqu’une seule puisque l’une est l’image inversée de l’autre. Il est d’ailleurs probable que laréserve décidée de Freud à l’égard de toutes les formes de militantisme ou même d’engage-ment politique soit du même ressort.

Quoi qu’il en soit, là n’est pas le seul élément problématique que présente Fin du dogmepaternel. On peut, en effet, s’interroger sur la méthode d’argumentation et sur l’intentionsous-jacente de l’auteur. Curieusement, et alors que l’auteur est psychanalyste, l’ouvragerevêt, sur la forme comme sur le fond, une ressemblance qu’on n’eut pas désiré lui trouveravec le style qui caractérise toute une « littérature » à la mode s’inscrivant passionnémentcontre la psychanalyse pour la noircir. À la lecture, il est effectivement aisé de noter des réfé-rences bibliographiques mal transcrites ([1], 138 note 4), des citations de Lacan erronées alorsqu’elles servent de base à la critique de l’auteur ([1], p. 141 note 2 et p. 479), sans parler del’analyse, de seconde main3, de l’évolution du concept lacanien de Nom-du-Père et des affir-mations péremptoires selon lesquelles, par exemple, l’inutilité clinique de la théorie de la for-clusion du Nom-du-Père ne serait plus à prouver ([1], p. 287) !4 Le tout, ponctué de quelquesCQFD pour donner un accent rationaliste à l’ensemble, est articulé suivant un argumentairequi est, en fait, une critique virulente des commentateurs lacaniens, qu’il s’agisse indifférem-ment des plus sourcilleux comme des moins rigoureux. En outre, si l’auteur informe son lec-teur du sérieux de son projet qui consiste, non pas à incriminer Lacan, mais plutôt à « saisircomment fonctionne le discours "celui de Lacan" en question » ([1], p. 172), il n’empêcheque Lacan se verra affublé des qualificatifs de prophète, de pervers, de gourou, d’antisémite,de délirant, de réactionnaire…5

Certes, davantage de méthode et de tact eurent été bienvenus de la part d’un auteur psycha-nalyste et universitaire. Mais là n’est finalement pas l’essentiel.

3 Étayée sur une seule source bibliographique, à savoir l’ouvrage d’Érik Porge [8].4 Aucune référence, même critique, n’est faite aux nombreux travaux sur cette théorie comme, par exemple, l’ou-

vrage de Jean-Claude Maleval, pourtant connu et de qualité [9]. De plus, le déni, consacré et entretenu par l’auteur,de la relation structurale psychose–père tend plutôt à révéler une authentique méconnaissance de la clinique des psy-choses.

5 Respectivement : ([1], p. 177 ; p. 180 ; p. 145 ; p. 172 ; p. 171 ; p. 172).

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La critique du lacanisme à laquelle Michel Tort consacre un chapitre, et qui ne cesse d’in-filtrer chaque paragraphe du reste de l’ouvrage, tient principalement sur une récusation desconcepts de Symbolique et de Nom-du-Père ; laquelle récusation relève plutôt du jugementde valeur ou de la proposition irréfutable, au sens popperien du terme, que de l’argumentfondé en raison. Michel Tort accuse en effet Lacan d’entretenir le culte du Père, et par-làmême de soutenir une idéologie patriarcale, grâce au concept de Symbolique. Pour faire sim-ple, Lacan sauverait le Père en le rendant inatteignable dans les confins transcendants du Sym-bolique. L’entreprise lacanienne reviendrait alors à débarrasser le Nom-du-Père d’un présup-posé réaliste (son ancrage empirique à la personne du père) pour mieux le conforter dans ladimension spiritualiste du signifiant.

Outre le fait d’ignorer, décidément ou non, les propres remarques de Lacan selon lesquellesle Nom-du-Père est finalement « quelque chose de léger » ([10], p. 121) dont il n’est pas sûrqu’il soit toujours indispensable à un sujet6 ([10], p. 136), Michel Tort, en récusant l’ensemblede la logique de la théorie lacanienne7, se livre à quelques critiques dont le caractère infondéest facilement démontrable.

Sans être exhaustif, j’en isolerai quelques-unes bien représentatives du style d’argumenta-tion de l’auteur comme de ses thèmes favoris. Deux thématiques essentielles donc, le père etles femmes, que l’approche lacanienne est censée traiter de façon biaisée dans la mesure oùelle est elle-même grevée, dans son fond, par une idéologie patriarcale. Le potentat paternel yserait donc entretenu corrélativement à un abord phallocentrique de la question du féminin etdu maternel. C’est ainsi que le néologisme lacanien de « père-version », qui caractérise pourLacan le fait que le père prélève de la série des femmes au moins une qui cause son désir etlui fasse des enfants dont il prenne « soin paternel » dit encore Lacan8, est rabattu par MichelTort sur le sens courant du terme de perversion que Lacan considérerait donc comme consubs-tantiel de la fonction paternelle ! C’est dans cette même veine que l’auteur dénonce syncréti-quement la figure du père lacanien omnipotent, et avec elle, « l’obsession lacanienne que lepère “fasse la loi” pour dire les choses clairement, sans figure de style, à la mère » ([1],p. 155).

Or, là encore, si cette position « théorique » est bien celle de quelques commentateurs citéspar l’auteur, Lacan lui-même se montrait plus subtil à cet égard. En effet, dès 1958, Lacanremarquait que si les psychanalystes de son époque s’attardaient sur la révérence de la mère àl’égard de l’autorité paternelle, il s’avérait pour le moins « curieux […] qu’on ne fasse guèreétat des mêmes liens en sens inverse… » ([12], p. 579), réflexion qui trouvera justement sasuite en 1975 avec la question spécifique du « soin paternel » et de la « père-version » où lepère ne revêt pas les oripeaux du tyran-patriarche. De plus, Lacan ne se montrait-il pas, ici etlà, suffisamment explicite sur le fait que la forclusion du signifiant du Nom-du-Père, au fonde-ment de la structure psychotique, se trouve facilitée par un père qui se prendrait pour le Père ?Nul encouragement ni soutien d’aucune sorte à la figure autoritaire du patriarche. Au contraire,« les effets ravageant de la figure paternelle, s’exclame Lacan, s’observent avec une particu-lière fréquence dans les cas où le père a réellement la fonction de législateur », soit lorsqu’ilse présente en « parangon de l’intégrité ou de la dévotion, en vertueux ou en virtuose, en ser-

6 À la condition de prendre au sérieux la fonction du sinthome.7 Contrairement à ce qu’avance l’auteur, le rejet de la pertinence de la logique du signifiant comme celle du

mathème, soit celle des deux classicismes lacaniens (au sens de Milner [11]), équivaut à mettre en cause l’ensemblede l’œuvre de Lacan et pas seulement son approche de la question du Père.

8 Lacan J. RSI. Paris : séminaire inédit du 21 janvier 1975.

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vant d’une œuvre de salut, de quelque objet ou manque d’objet qu’il y aille, de nation ou denatalité, de sauvegarde ou de salubrité, de legs ou de légalité, du pur, du pire ou de l’em-pire… » ([12], p. 579) bref, tous les idéaux donnant l’occasion au père de virtualiser totale-ment la fonction. Le paradoxe étant justement que l’effectivité du Nom-du-Père dans la struc-ture entretient une affinité avec le Père comme semblant, soit lorsqu’« il y a du jeu », commeon dit, entre le père réel et la fonction paternelle. Lacan n’a jamais varié sur ce point de vue,d’où sa remarque plus tardive selon laquelle le père en tant que père n’a pas la moralité pourvertu et que rien n’est pire que « le père qui profère la loi sur tout », un « père éducateur », àquoi l’alternative d’un père plutôt « en retrait sur tous les magisters » est de loin préférable9.

Le concept de Nom-du-Père n’est donc pas aussi simpliste et imprégné d’idéologie queMichel Tort le suppose. Il lui revient d’ailleurs d’observer une méfiance systématique à l’égardde sa valeur logique. Les réflexions de Lacan au sujet du « Nom de Nom de Nom » par exem-ple, sont interprétées simplement par l’auteur comme une référence religieuse de plus, alorsque cette notion renvoie davantage à la logique, spécifiquement aux paradoxes de Frege et deCarroll, très bien commentés par Deleuze notamment [13].

Quant à la question des femmes, inutile d’espérer de la part de l’auteur une lecture rigou-reuse ou seulement correcte des formules de la sexuation ([14], p. 99) dont la partie droite dutableau est lue comme l’illustration de ce que la misogynie de Lacan transparaît jusque dansles pans les plus formalisés de son enseignement. Le fameux quanteur de la proposition uni-verselle négative, pas tout x phi de x, signalant que le féminin, contrairement au masculin,n’est pas-tout débilisé par la logique phallique (phi de x), puisque l’accès à une jouissancesupplémentaire décomplétant le monopole de la jouissance phallique lui est possible, est surin-terprété par l’auteur qui considère le pas-tout phallique de la sexuation féminine comme uneconception déficitaire du féminin chez Lacan10.

Cela étant, je ne poursuivrai pas davantage cette énumération qui s’avérerait rapidementfastidieuse. Mais à s’en tenir là, on cherchera alors en vain dans l’ouvrage une analyse théo-rique positive, précisément psychanalytique, et non pas seulement historico-idéologique, desfameux nouveaux rapports de genre et de sexe rendus possibles par le déclin du dogme pater-nel dans nos sociétés. Aucune alternative n’est concrètement proposée à la critique négativedes errements des psychanalystes sur la question de la modernité que l’auteur ne cessera pasde dénoncer. Il s’avère d’ailleurs difficile de situer, à la seule lecture de ce livre, l’orientationthéorique de Michel Tort. Ce dernier se réfère parfois au complexe d’Œdipe, réduit d’ailleurs àsa plus simple expression, de même qu’il fait l’éloge des critiques féministes anglo-saxonnespar rapport à Freud et Lacan, tandis que le psychanalyste nord-américain Harold Searles, dontl’accent de singularité de ses positions cliniques est notoire11, semble être tenu en bonneestime. Toutefois, le rejet systématique du concept de symbolique, l’invite à réintroduire « lesparents dans l’être » ([1], p. 199) au détriment d’une métapsychologie suspectée de virer à uneontologie, la conception personnaliste de l’Œdipe et l’interprétation selon laquelle l’abandonfreudien de la théorie de la séduction est une manœuvre visant à masquer la réelle concupis-

9 ibid.10 Alors que Lacan considère le pas-tout comme une grandeur négative, au sens de Kant, c’est-à-dire comme une

sorte de négativité qui garde en elle une certaine positivité (le –1 des mathématiques), il semble que Michel Tort l’in-terprète comme une négation de grandeur, toujours au sens de Kant, soit comme une simple soustraction. Sur ceconcept kantien, [15].11 Cf. ses développements sur la « symbiose thérapeutique », « le patient, thérapeute de l’analyste »… [16].

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cence du méchant père de famille, tendent à témoigner d’une position réaliste12 chez l’auteurde Fin du dogme paternel.

L’on peut néanmoins prendre au sérieux la problématique que ce travail cerne, à savoir lanécessité (et la difficulté) pour la communauté analytique de prendre ses distances avec lesidéologies qui la traversent de part en part et, partant, de mettre en chantier sur de nouvellesbases la question des rapports complexes de la psychanalyse avec la politique ou de l’incons-cient avec la politique, ce qui n’est pas la même chose. Doit-on, par exemple, tenir pour évi-dente l’assertion selon laquelle si la figure du Père se décline dans l’histoire13, la fonction duNom-du-Père, telle qu’elle est effective chez chaque névrosé, doit décliner concurremment ?Autrement dit, qu’est-ce qui nous assure que la déclinaison historique du Père est consubstan-tielle et proportionnelle à son déclin ? Et ces questions en entraînent inévitablement d’autresqui concernent et impliquent plus spécifiquement la communauté analytique. En effet, si versle milieu du XXe siècle, les analystes non lacaniens, souffrant du manque d’un accès direct àl’objet même de leur expérience, manque qui était pourtant de structure puisque conforme à ladéfinition freudienne de l’inconscient comme objet ne pouvant jamais que se déduire, ontinventé, contre Freud, le contre-transfert comme boussole de la cure en prenant pour objetleurs propres pensées14, force est de constater qu’un autre malaise a, plus tard, pesé sur uneautre partie de la communauté analytique dont, cette fois, les lacaniens ne furent malheureuse-ment pas en reste, loin s’en faut. Des années 1980 à nos jours, et Michel Tort le souligne jus-tement, une idéologie du Déclin majuscule, qui n’était pourtant pas neuve par ailleurs, ainfluencé plus que jamais les travaux psychanalytiques. S’y est dès lors cultivée la nostalgiedes valeurs passées, le pessimisme systématique face à l’avenir et la méfiance à l’égard desmutations diverses que le présent donne à voir. Or, ce qui se voudrait ici un effet du soldecynique de l’analyse n’est que la conséquence regrettable d’un aveuglement qui s’origined’une confusion entre malaise dans la civilisation et malaise dans la psychanalyse, où l’ons’occupe avec zèle du premier pour ne rien savoir du second. Certains analystes, heureuse-ment, ont le mérite d’avoir situé pertinemment le problème et d’en proposer quelques interpré-tations. C’est le cas de Colette Soler [19] qui rappelait récemment que si l’évolution des dis-cours de la civilisation se doit de faire l’objet d’une attention particulière de la part despsychanalystes, dans la mesure où s’y jouent et s’y articulent les conditions d’exercice de lapsychanalyse et, par-là même, son avenir, il ne s’agit pas pour autant d’oublier qu’il n’y ajamais que des vérités particulières à répondre au malaise dans la civilisation et que l’incons-cient toujours objecte au discours courant comme aux rêves et aux cauchemars de jouissanceabsolue qu’il véhicule en l’occasion. D’où la nécessité de réinterroger jusqu’où la psychana-lyse a son mot à dire sur les changements divers de nos sociétés modernes et jusqu’à quelpoint il est pertinent de remettre en cause l’actualité de la clinique freudienne.

Il convient donc de poursuivre l’examen de ce symptôme qui fait que l’air du temps semblesi lourd pour beaucoup d’analystes aujourd’hui. Si le livre de Michel Tort a, sans aucun doute,contribué à relancer un intérêt pour cette question, l’histoire et l’interprétation dépassionnéesde l’idéologie du déclin en psychanalyse restent à écrire.

12 Non pas au sens médiéval.13 Voir à ce sujet le récent travail de D.-R. Dufour [17].14 Sur ce point, se reporter notamment à la discussion entre D. Widlöcher et J.-A. Miller [18].

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N. Guérin / L’évolution psychiatrique 71 (2006) 399–406406

Références

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