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Nouvelle série 2016 | n°1 (160) | Afrique Défense | 003

e plus en plus étendu, l’indis-sociable triptyque « crimeorganisé – économie – État »

ne cesse de croître depuis dix ans enAfrique pour devenir, au-delà d’unesimple question de désordre public, unepréoccupation de sécurité régionale,voire internationale, influençant les rela-tions Nord-Sud et la société dans sonensemble.

Dans les différents pays d’Afriquedu Nord et d’Afrique sub-saharienne,les intérêts du crime organisé et denombreux États sont intimement liés.Leurs liens sont tellement fusionnelsqu’il est bien difficile de distinguer vic-times et complices. La situation est telleque certains États sont dans l’incapacitéde réduire la pression criminelle. Lesprofits engendrés sont considérables et,malgré leurs engagements pour luttercontre ce fléau, certains politiques nepeuvent s’en passer.

Ainsi, des millions de bénéficiairesdes échanges informels, commerciali-sant contrebandes et contrefaçons,échangeant armes et cocaïne, trafiquantde l’ivoire, faisant passer clandestine-ment toute la misère du monde, ou sedébarrassant de leurs déchets à boncompte, tout en assurant par de multiplescombines le blanchiment des bénéficesdans l’économie licite, forment un vastemarché africain de l’illicite.

Inutile d’être un oiseau de mauvaisaugure pour considérer que l’Afriquene pourra trouver paix et prospéritétant que le courage politique ne prendrapas le pas sur la corruption, la cupiditéet les petits arrangements entre amis.Inutile non plus d’enfoncer des portesouvertes pour affirmer que le crimeorganisé menace le développement etla démocratie, et favorise le djihado-banditisme.

En décembre 2014, les Nations Uniesestimaient que les quelques 21 tonnesde cocaïne qui transitaient par le Sahelavait généré un chiffre d’affaires de

900 millions de dollars, soit à peu prèsle double des dépenses cumulées despays du G5 Sahel (Burkina Faso,Mauritanie, Mali, Niger et Tchad). 40 %des 118 000 tonnes de tabac de contre-bande commercialisés dans la régionOuest sont ponctionnés pour financerles djihadistes, soit 680 millions d’eurosdédiés à l’achat d’armes et aux campsd’entraînement des rebelles, poseurs debombes et autres suicidaires. Beaucoupd’entre eux d’ailleurs, ne sont pas des« combattants de Dieu ». Ils sont utilisésà des tâches moins nobles, mais toutaussi importantes pour renforcer lepouvoir des mafias locales : prélever des« taxes de passage », assurer des servicesde « protection », organiser le racket,rançonner, ou « encadrer » les futurscandidats à l’immigration clandestineen Europe.

Les circuits de commercialisationet les groupes qui les animent, tribushistoriques avec leur loi ou générationde désœuvrés sans loi, sont organisésen filières transnationales autour d’ac-teurs multicartes (armes, drogues, êtreshumains, blanchiment d’argent), souventbien connectés aux administrationsfrontalières, et parfois gouvernemen-tales. En face, les États ont bien du malà trouver des parades et à développerune coopération régionale efficace (obstacles institutionnels, lourdeursadministratives, faibles moyens finan-ciers…). Quant aux interventions occi-dentales, elles ne font que déplacer leproblème. C’est ainsi que l’opérationServal dans le Nord du Mali a tempo-rairement déplacé les routes de la droguevers de nouveaux circuits, au Nigernotamment.

Les renseignements manquent, lesdonnées chiffrées très empiriques déno-tent une carence de performance, lescompétences locales restent isolées. Ilest évident qu’aucun État sur le conti-nent, à quelques exceptions près, ne soiten mesure de contrer seul les menaces >

Nos ennemis n’existent sur aucune carte…

par Pierre Delval

Criminologue et criminaliste. Conseillerspécial auprès de plu-sieurs gouvernementssur la lutte contre lecrime organisé et les trafics illicites, il préside l’organisationWAITO (WAITO Corp.,WAITO International et WAITO Institut) etenseigne la criminologiedans plusieurs universi-tés et instituts dans le monde. Il est aussiprésident du Groupe de travail sur le trafic illicite des médicamentset expert sur les contre-façons crapuleuses auTF-CIT de l’OCDE, chroniqueur de FinancialAfrik et président duConseil scientifique de la revue AfriqueDéfense, ainsi quemembre du Conseild’administration del’Initiative économiquepour la Méditerranée(IEPM) et auteur de nombreux ouvrages sur la contrefaçon,notamment Le marchémondial du faux, Crimeset contre façons auCNRS Éditions, rééditéen 2015 en livre depoche pour la«Collection Biblis»(n°130) du CNRSÉditions et intitulé «Le faux, un marchémondial».

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ÉDITORIAL

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004 | Afrique Défense | n°1 (160) | Nouvelle série 2016

omniprésentes. Il est évident que la luttecontre les trafics illicites, source majeurede la paralysie économique et sociétalede nombreux pays, doit appliquer uneapproche holistique, régionale et mul-tidimensionnelle. De nombreuses orga-nisations internationales et institutionss’efforcent de trouver des voies hono-rables. Mais ce sont aux États africainseux-mêmes d’orienter les stratégies deprévention et de dissuasion qui convien-nent.

Aucune politique de lutte contre lesdifférentes formes de crime organisé nesaurait aboutir si, en parallèle, et à longterme, les causes profondes ne sont pasabordées : séquelles de la colonisationet de la guerre froide, jeunesse mal enca-drée, pauvreté récurrente, richesse vam-pirisée, démocratie mal gérée… En l’ab-sence d’alternatives, les communautésont bien du mal à dissuader les popu-lations en souffrance de s’engager dansl’économie de trafics illicites. L’informels’affirme comme une stratégie de survie.

Pour être en mesure de fournir lesclés du progrès, il convient donc d’ap-porter aux citoyens africains le supportà l’information sans concession, auxdonnées sans tabou, au déverrouillagede l’omerta et surtout aux analyses lesplus objectives – autrement dit, à l’ex-pertise qui doit relever le défi d’un déve-loppement économique et social cohé-rent, mais aussi d’une sécurité adaptée.C’est en cela que la revue Afrique Défensepropose de s’ouvrir au débat d’unnouveau genre où expertises, expé-riences, réflexions éclairées et solutionsinnovantes de spécialistes africains etoccidentaux s’articuleront autour dethèmes stratégiques pour une Afriqueplus forte et résolument indépendante.

Soyez-en convaincu, les trafiquantset le djihado-banditisme, les ma -

gouilleurs et les opportunistes, bref, lesvoyous de tout acabit constitueront tou-jours une alternative séduisante. Ilsreprésenteront toujours une échappa-toire face à la précarité, à la marginali-sation et à l’exclusion. Pourtant, l’Afriquea des atouts exceptionnels que seule lacupidité et l’obscurantisme pourraientannihiler.

À condition de savoir respecter lesdémocraties naissantes ou réapparues,de ne pas abuser des troubles qui necessent d’assaillir les États les plus convoi-tés, de fournir à chacun d’entre euxl’appui raisonnable qui lui est nécessairepour plus de sécurité et de stabilité, l’oc-casion est donnée à Afrique Défensequ’un vaste en semble de compétenceset de bonnes volontés éclairées, fondésur l’amitié et la coopération sincères,se forme autour d’eux.

Pour le tout premier numéro de sanouvelle version, Afrique Défense adécidé de présenter un diagnostic leplus exhaustif possible sur les traficsillicites qui gangrènent les sociétés afri-caines et menacent les fondations desÉtats démocratiques. Les enjeux sontconsidérables, à commencer par celuiqui maintient en vie le djihado-bandi-tisme. Alors, soyons lucide, et commej’ai eu déjà l’occasion de le dire dans lemensuel de décembre de FinancialAfrik1, «Le monde que je vois m’inquiète.Il m’inquiète car nos ennemis n’existentsur aucune carte. Nous ne savons plusà qui nous avons affaire. Ce ne sont plusdes nations, ce sont des individus. Re -gardez autour de vous. Qui craignez-vous ? Distinguez-vous un visage, undrapeau, un uniforme ? Non. Notremonde n’est plus transparent, mais plusopaque. Il se cache dans l’ombre. C’estdonc là que nous devons nous battre.Alors, posons-nous la question : noussentons nous vraiment à l’abri ? » •

1. Pierre Delval, «Quand terrorisme rime avec banditisme»,Financial Afrik, Temps forts, numéro 24 du 15 décembreau 24 février 2016, p. 4.

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Aucune politique de lutte contre les différentes formes de crime organisé

ne saurait aboutir si, en parallèle, et à long terme, les causes profondes

ne sont pas abordées

ÉDITORIAL

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ENJEUX ET ÉVOLUTIONS . . . . . . . . . . . . . . . . . 007Mondialisation et trafics illicites du Nord au Sud de l’Afrique.Pr Joseph Vincent Ntuda Ebode . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 008

Pouvoir et menaces des trafics illicites.Pierre Delval . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 012

ORGANISATIONS CRIMINELLES . . . . . . 016ET DJIHADO-BANDITISME

Le crime organisé transnational en Afrique.Pr. François Haut . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 017

Le crime organisé en Afrique : puissance et impunité.Alain Juillet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 020

Djihadisme ou banditisme?Jean-Claude Fontanive . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 023

La Libye, Daech aux portes de l’Europe.Kader A. Abderrahim . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 026

LES PORTS ET ROUTES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 031DES TRAFICS

La porosité des frontières : causes et conséquences.Pr Christian Bouquet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 032

Pourquoi des ports aussi perméables enAfrique? La sécurité en question.Barthélemy Blédé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 036

CONTREFAÇON COMMERCIALE . . . . . 040ET CONTREFAÇON CRAPULEUSE

La contrefaçon est un crime.Pierre Delval . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 042

Les effets secondaires des médicaments non-conformes.Cheryl La Croix . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 045

À quand le marquage d’autorité? Un arsenal technico-juridique innovant.Dr Curtis Vaisse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 052

CONTREBANDE ET . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 058BLANCHIMENT: LA PREMIÈRE ÉCONOMIE DE L’AFRIQUE

Protection, contrebande et fraudes à l’importation. L’import-substitution au Sénégal.Pr Ahmadou Aly Mbaye et Fatou Gueye . . . . . . . . . . . . . 060

Le blanchiment d’argent : un fléau en Afrique.Pr Jamel Eddine Chichti . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 070

La contrebande, une malédiction en Tunisie?Zied Dridi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 078

L’IMPITOYABLE TRAFIC . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 085DES ANIMAUX

Criminalité environnementale. La réponse apportée par INTERPOL en matière de luttecontre le braconnage en Afrique.Henri Fournel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 086

Faune: une extinction criminelle programmée?Céline Sissler-Bienvenu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 089

CONSOMMATION DES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 94DROGUES: OÙ EN SOMMES-NOUS?

Afrique de l’Ouest : une plaque tournante du trafic mondial de cocaïne.Michel Gandilhon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 96

Sénégal et Ghana: pays du blanchiment de l’argent de la drogue?Dr Tafsir Hane . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 100

SOMMAIRE

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006 | Afrique Défense | n°1 (160) | Nouvelle série 2016

ARMES LÉGÈRES: UN BUSINESS . . . 104SANS PRÉCÉDENT

Foyers et filières d’aujourd’hui et de demain.le Colonel Jacques Baud . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 106

Les trafics illicites d’armes à feu dans l’espace sahélien.Jacques Seckène Ndour . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 120

LE RESPECT DE L’ÉTAT . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131DE DROIT

Pas de dissuasion sans État de droit.Michael Lebedev . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 132

Pour une meilleure coordination territoriale et transnationale.Pierre Delval . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 136

CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141Déceler et prévenir : les armes de demain.Monsieur le Ministe Hatem Ben Salem

AFRIQUE DÉFENSE

PRÉSIDENT DU GROUPE AFRIQUE DÉFENSE PRESSE-CONSEILS-COMMUNICATIONJean-Claude Fontanive [email protected]

DIRECTEUR GÉNÉRAL ET RÉDACTEUR EN CHEFMichael Lebedev [email protected]

PRÉSIDENT DU CONSEIL SCIENTIFIQUEPierre Delval [email protected]

COMITÉ D’EXPERTSBruno de Blignières • Jamel Eddine Chichti • François Haut • Alain Juillet • Macaire Lawin • Koly Keita • Henri Malosse • Christian Vallar • Adama Wade • Charles Zorgbibe

RÉDACTION118, rue de Longchamp 75116 Paris • [email protected] • www.afrique-defense.org

Les articles publiés dans Afrique Défense ne représentent en aucun cas un courant de pensée unique. Toutes les opinions sont accueillies dans nospages. C’est, précisément, ce pluralisme qui fait tout l’intérêt de notre revue. Les thèses exprimées dans ce numéro et dans tous les autres engagentla seule responsabilité de leurs auteurs. Nous prions les auteurs d’envoyer leur manuscrit à [email protected] ou par poste à AfriqueDéfense, 118, rue de Longchamp, 75116 Paris. Compte tenu du nombre très élevé de manuscrits parvenant à notre Rédaction, celle-ci ne peuts’engager à les lire tous très rapidement. En toute hypothèse, tout texte non publié sera retourné à son expéditeur s’il est accompagné d’une enveloppetimbrée et s’il porte un nom et une adresse.

Revue trimestrielle • N° 1 (160) - Nouvelle série 2016ISSN : 0182-2322Numéro de Commission Paritaire (CPP) En coursDépôt légal : avril 2016.Afrique Défense est éditée par : Mondes et Médias. SAS au capital de 1 000 euros. 118, rue de Longchamp. 75116 Paris.Imprimé en France© Mondes et MédiasCrédits photos : Fotolia.com

En application de la loi du 11 mars 1957 (art. 41) et du Code de la propriété intellectuelle, les articles publiés restent la propriété de la revue et toutereproduction ou traduction, même partielle, nécessite au préalable l’autorisation de la Direction.

SOMMAIRE

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Nouvelle série 2016 | n°1 (160) | Afrique Défense | 007

ENJEUX & ÉVOLUTIONS

Au cours des sept dernières années, l’Afrique est devenue un pôle de plusen plus important de traficinternational de drogues et de criminalité organisée. Les profits sont considérableset ses effets toxiques pour un continent qui progresse à grands pas vers l’émer-gence et le bien-être social.Le crime transnational organisé en Afrique est plus

qu’une menace et va au-delà des frontières des sous-régions. Ses répercussionssur la sécurité mondiale soustous ses aspects ébranlentl’occident, à commencer parle terrorisme. Le professeurJoseph Ntuda Ebode échafaudera les réalités de ces trafics illicites, laissant ainsi à Pierre Delval,criminologue et criminaliste,président de la première

organisation internationaleprivée pour la lutte contre les trafics illicites (WAITO), la responsabilité d’ouvrir les débats sur les enjeux et les évolutions d’une stratégie sécuritaire africaine plébiscitée tant par les organisations internationales que par les nouvelles élites africaines.

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008 | Afrique Défense | n°1 (160) | Nouvelle série 2016

e raccourcissement du tempset des distances et la multipli-cation des communications qui,

entre autres, caractérisent la globalisa-tion, sont sources de rapprochementdes hommes. Mais, cette interdépen-dance n’est nullement uniforme. Toutau contraire, à côté de l’idée qu’elleengendre une société monde – déve-loppée par l’école anglaise des relations

internationales – il y a surtout le faitque ce rapprochement est aussi syno-nyme de promiscuité ; sous la pressionde la croissance démographique et desdéplacements de population, de l’aug-mentation des besoins et de la raréfac-tion des ressources, de la concurrencecommerciale, ou, tout simplement, dela propagation des crises…

Ces chocs qui hérissent la planète,débouchent sur des antagonismes à lamarge des formes de régulation ou d’in-tégration mises en place par les États ou les institutions internationales, etdéstabilisent un nombre croissant decommunautés nationales, au moyen del’éco no mie du crime qu’ils véhiculent ;traduisant de fait, dans le domaine dessciences sociales, la théorie du chaosou des catastrophes, formalisée par le

mathématicien René Thom et induisantle risque de voir s’enchaîner à l’échellemondiale et de manière imprévisible,une série de crises incontrôlables.

Appréhendée dans sa globalité,l’Afrique contemporaine semble de plusen plus se rapprocher de ce schémacatastrophe. En effet, située à la lisièredes continents américain, européen etasiatique, l’Afrique de nos jours se trouveêtre au centre d’un nombre importantd’activités illicites, simultanément com -me zone de départ, de transit, ou mêmede chute. Même s’il faut admettre quel’étendue du continent est concernée àdes degrés divers par ces trafics crimi-nels, on constate néanmoins que l’espacesahélien en constitue la plaque tournanteavec des trafics de drogues, d’armes àfeu, des migrants, de la faune, voire desflux financiers illicites.

LE TRAFIC DES DROGUESL’Afrique, notamment dans sa partie

occidentale, excelle comme zone detransit d’une variété de drogues consti-tuées de cocaïne, d’héroïne et d’amphé-tamine. Divers facteurs expliquent lerôle de l’Afrique de l’Ouest dans le déve-loppement de ce trafic, à l’instar du ren-forcement des contrôles dans les portset aéroports européens sur les navireset avions arrivant d’Amérique du Sud ;le contexte « post-conflit » de plusieursÉtats ; la faible rentabilité des activitéséconomiques légales ; la situation géo-graphique de la sous-région ouest-afri-caine, face au continent sud-américainet à moins de deux mille kilomètres du

L

par le Pr JOSEPH VINCENT NTUDA EBODE

Coordonnateur du Master en stratégie, défense, sécurité, gestion des conflits et des catas-trophes ; il dirige le Centre de recherche d’études politiques et stratégiques CREPS) àUniversité de Yaoundé II et le Séminaire «L’Afrique de la défense» à l’École supérieure inter-nationale de guerre de Yaoundé (ESIG) au Cameroun.

Mondialisation et trafics illicitesdu Nord au Sud de l’Afrique

L’Afrique de nos jours se trouve être au centre d’un nombre important

d’activités illicites

ANALYSE

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sud de l’Europe, où le nombre de «cocaï-nomanes » ne cesse d’augmenter ; lefaible contrôle étatique de la zone sahé-lienne ; la faible gouvernance politiquedes États de la région et la corruptionpar les groupes criminels de la certainsfonctionnaires de l’État. |1

La réception de la drogue s’effectueprincipalement à partir de trois plaquestournantes : un pôle au Nord, d’où sontdesservis la Guinée-Bissau, la Guinée,la Gambie et le Sénégal ; un pôle au Sud,principalement le Nigeria, ainsi que leBénin, le Togo et le Ghana ; un pôleoriental couvrant le Mali et des régionsde Mauritanie. Les trafiquants latino-américains, qui acheminent la drogueen Afrique de l’Ouest utilisent deuxvoies de transit : le transit en conteneurs |2

et le transit en avion privé. |3 Une foisen Afrique de l’Ouest, la cocaïne estexpédiée vers l’Europe en utilisant plu-sieurs modes d’action. Les trafiquantsn’ont donc plus qu’une seule possibilité :traverser le Sahara par voie terrestre ouaérienne pour ensuite traverser laMéditerranée par voie maritime, ter-restre ou aérienne. |4

Contrairement à la cocaïne et à l’hé-roïne, l’amphétamine est produite surle continent, notamment au Liberia etau Nigeria. Selon le schéma classique,elle résulte de l’éphédrine qui est prin-cipalement produite en Asie de l’Est etdu Sud-Est, puis exportée vers l’Afriqueocci dentale, où elle est transformée enamphétamine avant d’être réexpédiée vers l’Asie de l’Est et parfois l’Europe.

LES TRAFICS D’ARMES À FEUAu regard de la circulation des armes

en Afrique, cinq sources peuvent êtreévoquées. On rencontre ainsi : les armeshéritées des conflits survenus sur lecontinent, à l’instar du Liberia, de laSierra Leone, du Soudan, du Tchad, etc. ;celles vendues ou louées par desmembres corrompus des forces de sécu-rité |5 ; les armes acheminées par desgouvernements sympathisants et cellesimportées de pays hors Afrique. |6

Plusieurs acteurs interviennent dansle trafic d’armes à feu, notamment lesmembres des forces de sécurité, les mili-tants et mercenaires désengagés ou tou-jours d’active, des agents de transport spécialisés et les groupes nomades qui

dominent les mouvements hors routede la contrebande.

LES TRAFICS DES MIGRANTSLe trafic illicite de migrants depuis

l’Afrique vers l’Europe est un phénomènequi semble avoir gagné en ampleurdepuis les années 1990, période pendantlaquelle l’Espagne et l’Italie ont mis enplace des régimes de visa plus stricts.Les acteurs de ce trafic empruntent tra-ditionnellement l’une ou l’autre des cinqgrandes voies de passage suivantes : lavoie maritime jusqu’aux îles Canaries >

Les routes de la drogue en Afrique

Itinéraire du trafic d’armes en Afrique de l’ouest

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ANALYSE par le Pr JOSEPH VINCENT NTUDA EBODE

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010 | Afrique Défense | n°1 (160) | Nouvelle série 2016

(Espagne) ; la voie terrestre jusqu’auxenclaves espagnoles d’Afrique du Nord(Espagne) ; la voie terrestre et maritimepar le détroit de Gibraltar (Espagne) ;la voie terrestre et maritime, en traver-

sant la Méditerranée jusqu’à Malte oul’île de Lampedusa (Italie) ; la voie ter-restre et maritime, en traversant laMéditerranée jusqu’aux côtes grecques.

LE TRAFIC DE LA FAUNE

Le trafic des espèces fauniques faitpartie aujourd’hui des activités crimi-nelles les plus lucratives et dangereuses.Selon le Secrétariat de la Conventionsur le commerce international desespèces de faune et de flore sauvagesmenacées d’extinction (CITES), ce traficengendre des revenus annuels de prèsde 17 milliards d’euros. L’organisationTRAFFIC, programme conjoint UICN/WWF |7 de surveillance du commercedes espèces sauvages, estime que le com-merce illicite concerne chaque année500 à 600 millions de poissons tropicaux,15 millions d’animaux à fourrures, 5 mil-lions d’oiseaux, 2 millions de reptiles et30 000 primates. |8

Seulement, c’est le braconnage trans-frontalier des éléphants et rhinocérosqui a le plus alarmé le continent ces der-nières années. En effet, l’UICN a déclaréque la population d’éléphants d’Afriqueétait passée de 550000 en 2006 à 470000aujourd’hui, soit une diminution deprès de 15 % en seulement 9 ans, avecun abattage de près de 50 000 éléphantsen 2014. Dans le même ordre d’idées,le nombre de rhinocéros abattu par lesbraconniers a connu une augmentationde 21 % entre 2013 (1 004 tués) et 2014(1 215 tués) en Afrique du Sud. C’estune donnée effrayante quand on saitque la population des rhinocéros sud-africains est estimée à seulement 20 000individus et qu’ils représentent 80 % dela population totale des rhinocéros dansle monde.

LES FLUX FINANCIERS ILLICITES

Les flux financiers illicites |9 ontengendré des pertes de plus de 1000 mil-liards de dollars au cours des 50 dernièresannées. Actuellement, on estime quel’Afrique perd plus de 50 milliards dedollars par an du fait des flux financiersillicites. |10 Ils se répartissent entre troiscomposantes : activités commerciales(65 %), activités criminelles (30 %) etcorruption (5 %).

Les flux financiers illicites résultantd’activités commerciales répondent àplusieurs finalités telles que la volontéde dissimuler des richesses, d’éviterl’impôt de façon agressive, et de contour-ner les droits de douane et les taxes inté-rieures. Certaines de ces activités, enparticulier celles liées à la fiscalité, sontdécrites dans les travaux de l’OCDE parl’expression « Érosion de l’assiette fiscaleet déplacement des profits» |11. Les diversmoyens d’engendrer des flux financiersillicites en Afrique sont la falsificationdes prix de transfert |12, des prix com-merciaux |13, des factures correspondantà des services et des biens immatérielset la passation de contrats léonins, toutcela à des fins de fraude fiscale, d’évasionfiscale agressive et d’exportation illégalede devises.

Menées dans le but de dissimiler lestransactions aux autorités de police ouaux autorités fiscales, les activités cri-minelles sont accentuées par le blan-

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Le continent africain se présente comme un terreau de trafics illicites

qui ont un impact négatif sur ses capacités de développement

Flux des migrants irréguliers en direction de l’Europe

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ANALYSE par le Pr JOSEPH VINCENT NTUDA EBODE

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chiment d’argent qui alimente le finan-cement du terrorisme.

S’il est reconnu que les actes de cor-ruption active et d’abus de pouvoird’agents publics représentent environ5 % des flux financiers illicites dans lemonde, il ressort que la situation enAfrique est supérieure aux statistiquesmondiales.

Selon la Commission économiquedes Nations Unies pour l’Afrique (CEA),les pays africains ont perdu, entre 2001et 2010, 407 milliards de dollars dusimple fait de la falsification des prixdans les transactions commerciales. Ilrésulte ainsi que l’Afrique est créancièrenette du reste du monde, et non pasdébitrice comme on le soutient souvent.

Le continent africain se présentecomme un terreau de trafics illicites quiont un impact négatif sur ses capacitésde développement. Ces trafics recou-vrent une composante criminelle consti-tuée de la drogue, des armes, des per-sonnes, des espèces fauniques, voire debraconnage ; une composante commer-ciale renfermant les falsifications destarifs des biens et services du commerce,de transfert et d’érosion de l’assiettefiscale, de déplacements des profits etd’une composante corruption.

Finalement donc, la gouvernancemondiale contemporaine se décline également en une interdépendanceélargie d’acteurs non étatiques. Cesréseaux criminels se structurent sousle para pluie de la mondialisation, quipar ailleurs les nourrit, dans son versantde fin des frontières, de montée en puis-sance du libéralisme, voire de retour-nement du monde.

|1 On peut relever qu’en mars 2010, onze hauts fonctionnaires gambiens avaient été arrêtés pour trafic de drogues. |2 On a enregistré un nombre croissant de saisies de droguedissimulée dans des conteneurs maritimes, des deux côtés de l’Atlantique. Pas moins de 27 saisies ont été réalisées depuis 2013, dont 12 pendant la seule année 2011, pour untotal de près de six tonnes de cocaïne. |3 En novembre 2009, le Nord-Est du Mali a été le théâtre d’une opération encore exceptionnelle, mais spectaculaire : l’atterrissage clandestind’un Bœing 727, appelé « Air Cocaïne » en provenance du Venezuela, transportant une dizaine de tonnes de cocaïne, disparues ensuite dans la nature. |4 Joseph Vincent NtudaEbode, « Géopolitique de la criminalité transfrontalière organisée et de l’insécurité maritime, enjeux pour l’Afrique de l’Ouest », thème présenté à Abidjan le 3 juin 2014 à l’occasiondu séminaire de formation et de la conférence « Les enjeux géopolitiques et stratégiques en Afrique de l’Ouest », p. 5. |5 Au Nigeria par exemple, la police a arrêté trois officiersqui avaient loué des armes de type Kalachnikov, et vendu 1 200 munitions à des criminels locaux. D’après une enquête de 2008 de la Commission nationale de lutte contre la pro-lifération des armes légères du Burkina Faso, les armes saisies dans le pays venaient, pour la moitié environ, des forces de sécurité nationales. |6 Les meilleurs exemples viennentdu Nigeria. Le 26 octobre 2010, les autorités nigérianes ont découvert 240 tonnes de munitions en provenance d’Iran dans 13 conteneurs maritimes. Une saisie moins connue estintervenue le 17 juin 2009, quand les autorités nigérianes de Kano ont arrêté un avion qui transportait des armes de la Croatie jusqu’en Guinée-Bissau. |7 Union internationalepour la conservation de la nature (UICN)/Fonds mondial pour la vie sauvage (WWF, World Wildlife Fund). |8 Le commerce illicite des espèces fauniques concerne deux catégories :les spécimens/trophées (poils, ivoire, os, peau, écailles, griffes, sabots, etc.) et les animaux vivants (les gorilles, les bonobos, les chimpanzés, les perroquets, les pangolins, lestortues terrestres, les tortues d’eau douce, etc.). |9 Ce sont les capitaux acquis, transférés ou utilisés illégalement. Ils résultent essentiellement d’opérations commerciales, del’évasion fiscale et d’activités délictueuses (blanchiment d’argent, trafic de drogues et d’armes, et traite des êtres humains), de la corruption et de l’abus de fonction. |10 Commissionéconomique de l’Afrique, Flux financiers illicites, Rapport du Groupe de haut niveau sur les flux financiers illicites en provenance d’Afrique, Addis-Abeba, p. 14. |11 Idem, p. 26.|12 La falsification des prix des transferts a lieu quand une société multinationale tire parti de ses structures complexes pour déplacer les bénéfices entre différents pays. |13 Ils’agit de la falsification du prix, de la qualité et de la quantité des marchandises échangées, pour diverses raisons. Il peut s’agir du désir d’éviter les droits de douane et les taxesintérieures, ou encore de l’intention d’exporter des devises.

Les destinations des produits de braconnage

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epuis que la criminalité trans-nationale organisée existe, lestrafics illicites ont toujours eu

une place de choix. Les profits généréschaque année sont considérables et n’ontaucune raison de s’arrêter en si bonchemin, tant le contexte économique,sociétal et politique, voire géostratégiquede nombreux pays offrent aujourd’huiaux trafiquants le terreau idéal pour s’y

développer. Biyela en est la démonstra-tion la plus saisissante : en avril 2013,une opération douanière d’une ampleurjusque-là jamais égalée de lutte contreles produits menaçant la santé et la sécu-rité des consommateurs a été menéedans 23 pays africains. En dix jours, lesforces déployées dans les ports, les aéro-ports et aux frontières terrestres ontpermis d’intercepter 1,1 milliard d’ar-ticles prohibés, dont 550 millions dedoses de médicaments illicites, poten-tiellement dangereux, voire mortels :antibiotiques, antidouleurs, anti-inflam-matoires, médicaments contre la pres-sion artérielle et le diabète, compléments

alimentaires. Avec eux, de nombreuxautres articles parmi les 460 conteneursinspectés ont été également saisis,comme des appareils électroniques(460 millions), des cigarettes, des pro-duits alimentaires ou des équipements(90 millions). Les médicaments saisisreprésentaient à eux seuls une valeurde plus de 275 millions de dollars.

L’Afrique est une terre de prédilectionpour les trafiquants de tout acabit. Voilàlongtemps qu’elle focalise l’attention desNations Unies, mais ce n’est que depuisquelques années seulement que la com-munauté internationale a reconnu l’am-pleur du problème que constitue la cri-minalité organisée sur ce continent.Selon l’Office des Nations Unies contrela drogue et le crime (UNODC, UnitedNations Office on Drugs and Crime),cette prise de conscience repose essen-tiellement sur le fait qu’un flux de traficscomme la cocaïne a atteint une propor-tion telle que sa valeur de vente en grosà l’arrivée en Europe est supérieure aubudget de sécurité nationale de nom-breux pays de l’Afrique de l’Ouest. Outrel’évidente menace que pose ce stupéfiant,la criminalité organisée, auteur de cestrafics, joue un rôle toxique dans la sta-bilité des pays infectés. Elle devient à lafois la cause et la conséquence dedéfaillances de la gouvernance.

Pouvoir et menaces des trafics illicites

L’Afrique est une terre de prédilectionpour les trafiquants de tout acabit

par PIERRE DELVAL

Criminologue et criminaliste. Conseiller spécial auprès de plusieurs gouvernements sur lalutte contre le crime organisé et les trafics illicites, il préside l’organisation WAITO (WAITOCorp., WAITO International et WAITO Institut) et enseigne la criminologie dans plusieursuniversités et instituts dans le monde. Il est aussi président du Groupe de travail sur letraficillicite des médicaments et expert sur les contrefaçons crapuleuses au TF-CIT del’OCDE, chroniqueur de Financial Afrik et président du Conseil scientifique et éditorial delarevue Afrique Défense, ainsi que membre du Conseil d’administration de l’Initiative économiquepour la Méditerranée (IEPM) et auteur de nombreux ouvrages sur la contrefaçon, notammentLe marché mondial du faux, Crimes et contrefaçons au CNRS Éditions, réédité en 2015 enlivre de poche pour la «Collection Biblis» (n°130) du CNRS Éditions et intitulé «Le faux, unmarché mondial ».

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Un autre exemple que Biyela, plusrécent encore, démontre à quel pointles trafics illicites subsahariens peuventinfluer sur la fragilité des pays, notam-ment au niveau de la zone continentale.Une étude menée en 2015 sur la contre-bande du tabac a démontré qu’en 2014,118 164 tonnes de cigarettes illicites ontcirculé et ont été consommées entre leCongo et le Maghreb, générant au profitdes mafias locales un chiffre d’affairesde plus de 1,7 milliard d’euros. Pireencore, des dizaines de milliers de tonnesde tabac non-déclaré ont circulé entrequatre ports d’Afrique de l’Ouest et leSahel pour être troqués contre armes,carburants, stupéfiants ou médicamentsauprès de cellules djihadistes. Selon lesestimations les plus vraisemblables, prèsde 2 milliards d’euros de ces marchan-dises auraient été ainsi échangées entrefin 2013 et fin 2014.

Que la cocaïne suscite la plus grandeattention au niveau international est leminimum que l’on puisse attendre desorganisations et institutions mondiales.Mais que dire alors des conséquencesmultiples émanant de tous les autrestrafics quand ces derniers engagent la

stabilité même des États et la sécuritéde leurs concitoyens ! Les médicamentsillicites constituent une menace sansprécédent en matière de santé publique.La facilitation des circulations d’armesà feux favorise des soulèvements vio-lents. La piraterie et la contrebande flu-viale liées au pétrole sont de nature à

dérégler l’économie des États produc-teurs. Le pillage de la faune et de la florea des conséquences désastreuses surl’équilibre environnemental de certainesrégions. La contrebande de tabac peutréduire à néant les efforts de l’Orga -nisation mondiale de la santé menésdepuis des années contre la tabagie. Etcette même contrebande, comme toutescelles attachées aux produits sous droitd’accise, crée des pertes fiscales désas-

L’impact de la criminalité trans-nationale sur la vie politique se manifeste notamment par la montée de la violence et du crime

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treuses dans des pays où le PIB nedépasse pas les 8 milliards de dollarspar an.

Profitant à la fois de la faiblesse del’État de droit, de l’instabilité politique,d’une pauvreté sévère dans plusieurspays, mais aussi de l’irresponsabilité denombreuses firmes étrangères prati-quant le dumping commercial, desgroupes de trafiquants organisés enréseaux, multiplient ainsi des activitésillicites, le plus souvent dans les zonesfrontalières mal administrées, souventporeuses, et dans des zones de crisesendémiques.

Les causes sont connues depuis long-temps et peuvent se résumer à trois fac-teurs :• Conjuguée à la faiblesse des institutionsjudiciaires, douanières et policièreslocales, la corruption est rentrée dansla normalité ;• La fragilité des institutions et la per-sistance des pouvoirs autoritaires sontdes obstacles à la bonne gouvernanceet l’État de droit ;• Le continent africain est le carrefourentre deux routes clés du crime organisé(Amérique du Sud/Europe et Asie duSud-Est/Europe).

Les conséquences ne se font pasattendre. L’impact de la criminalité trans-nationale sur la vie politique se manifestenotamment par la montée de la violenceet du crime. Les deux trafics les plusprégnants sont les armes légères et depetit calibre et la drogue. Les trafiquantss’appuient généralement sur les élitespolitiques pour s’implanter dans unerégion propice. Le financement des cam-pagnes électorales en est un parfaitexemple. Selon Davin O’Regan, cher-cheur associé de l’Africa Center forStrategic Studies (ACSS), tout élu quin’aurait pas respecté ses accords avec la

pègre locale pourrait se trouver face àune menace de grande envergure. « Sila cooptation et la corruption échouent,les trafiquants auront alors recours à laviolence pour dissuader ou contrecarrerles efforts des autorités publiques pourentraver la circulation des stupéfiantset pour arrêter les trafiquants… Lesassassinats du Président de la GuinéeBissau et du chef de l’armée de terre,début 2009, sont sans doute liés auxtransbordements de cocaïne… La valeuren soi de cette activité constitue nonseulement une menace pour la sécurité,mais aussi un véritable risque de dis-torsion de l’économie régionale, des fluxd’investissement, du développement etdes progrès de la démocratie ». |1

De même, les profits générés par lecommerce illicite, tout confondu, repré-sentent une manne financière suffisantepour déstabiliser un gouvernement,renverser un régime, changer les insti-tutions et les hommes, créer un conflit,financer une rébellion, déstructurerl’économie, détruire le tissu social, saperles fondements d’une société démocra-tique. N’oublions pas qu’au Mali, uneseule saisie de 800 kilos de cocaïne en2014 aurait pu financer 36 % du budgetmilitaire du pays et que la vente de 350kilos d’une saisie similaire en 2013 auBénin aurait pu nourrir 31 000 per-sonnes pendant une année.

Au-delà de l’impact sur la vie poli-tique et économique, peut-être que l’ex-pression la plus symptomatique de lasouffrance humaine à travers la crimi-nalité transnationale est finalement latraite humaine et la migration clandes-tine. Le drame de cette migration clan-destine s’étale quotidiennement sur lesplages de Libye. Près de 800000 migrantsirréguliers attendent aujourd’hui pourtenter la grande traversée vers l’Europe !Enfin, la complicité entre trafiquants etterroristes constitue aujourd’hui le plusgros des « effectifs » de l’islamo-bandi-tisme. Cette « connivence » fait qu’enAfrique de l’Ouest et plus généralementdans la bande sahélo-saharienne, la cri-minalité transnationale prend des allurespolitico-religieuses, dont le savantmélange complique encore plus lesrepères traditionnels des actions anti-criminelles. AQMI, par exemple, trans-forme le Sahara en un vrai marché illicite.

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Parmi l’ensemble de ces crimes, le vrai pouvoir reste ce lien étroit

que certains régimes entretiennent avec les trafiquants

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Le nouveau « Sahara Stock Exchange »est de plus en plus actif avec pour valeurde transaction les otages internationauxet toutes sortes de biens matériels, objetsde trafics (cigarettes, médicaments,drogues, armes). Avec des revendica-tions d’ordre politique et social, lesactions d’Ansar Dine, autre groupe ter-roriste salafiste qui contrôle désormaisle Nord du Mali, sont facilitées par ladisponibilité des sources illicites definancement et la coopération avecd’autres mouvements tels que BokoHaram, dorénavant appelé « État isla-mique en Afrique de l’Ouest » et leMouvement d’unité pour le jihâd enAfrique de l’Ouest (MUJAO). En août2013, le Mouvement fusionne avec lesSignataires par le sang pour former A-Mourabitoune.

Parmi l’ensemble de ces crimes, levrai pouvoir reste ce lien étroit que cer-tains régimes entretiennent avec les tra-fiquants. Nous connaissions celui orga-nisé par Ben Ali ou Kadhafi pourmaintenir la paix sociale ou aux fron-tières. Le rôle d’Amadou Toumani Touré,président du Mali de 2007 à 2012, étaitmoins médiatisé. Selon VickiHuddleston, une ex-ambassadrice desÉtats-Unis à Bamako, le régime de l’an-cien président malien aurait largementprofité de l’industrie du rapt. |2 D’où,sans doute, le laxisme des plus hautesautorités de l’État vis-à-vis de certainsacteurs de la criminalité transnationale,notamment AQMI, les trafiquants dedrogue et autres criminels.

Pour faire face à tant de défis, aurisque de voir disparaître pour unegrande partie du continent africain,l’État de droit, le décèlement précocedes signaux faibles et plus que jamaisnécessaire. Bien évidemment, la crimi-nalité en Afrique, et les trafics illicitesen particulier, sont favorisés par le sous-développement économique et social,la corruption, la pauvreté ! Cette pré-carité et la fragilité des institutions éta-tiques constituent également ce terreaupropice à toutes les formes de « forfai-tures » ! Mais il n’existe pas de fatalisme

africain. Une nouvelle génération devisionnaires politiques en Afrique voitle jour. À elle de s’organiser collégiale-ment autour de trois phénomènes récur-rents : les menaces de la force, les risquesde la faiblesse et les menaces et risquesamplifiés par la mondialisation. |3 Lalutte contre les trafics illicites impliqueune mobilisation de tout un chacun,sphère publique comme sphère privée.Cette mobilisation a besoin de coordi-nation et de transversalité pour mettreen œuvre des programmes régionauxet transnationaux ambitieux. Etudierles solutions, rechercher les informa-

tions, collecter les données, coordonnerles actions, respecter les délais, formeret informer les populations locales, faireavancer en même temps ces multiplesprojets pour permettre des résultatsconcrets à court et moyen termes, établiret faciliter des liens privilégiés avec desinstances internationales spécialiséesimpliquent des plateformes de coordi-nation. Les solutions existent. Mais c’està cette nouvelle génération politiqueafricaine évoquée précédemment querevient aujourd’hui la responsabilité decette courageuse mobilisation, avantque le pouvoir des trafiquants et lesmenaces criminelles détruisent à jamaisl’espérance d’une Afri que démocratique,forte et solidaire.

|1 Davin O’Regan, « Cocaïne et instabilité en Afrique : enseignements tirés de l’Amérique latine et de la Caraïbe » dans le Bulletin de la sécurité africaine N° 5, une publication duCentre d’études stratégiques de l’Afrique, Washington, juillet 2010. |2 « La drogue au cœur du pouvoir ATT : la véritable raison de sa chute. Comment le Qatar et l’Arabie saouditesont-ils devenus les parrains de la rébellion au Mali ? », L’Inter de Bamako, 6 mai 2013. |3 Voir l’analyse détaillée de ces phénomènes à l’article de la présente revue : « Pour unemeilleure coordination territoriale et transnationale ».

FOCUS par PIERRE DELVAL

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ORGANISATIONSCRIMINELLESet djihado-banditismeSans réseaux criminels transnationaux, le djihado-bandistisme ne peut se financer.Et sans trafics illicites, il ne peut s’implanter. Pour Antonio Maria Costa, Directeurde l’UNODC de 2002 à 2010, «une puissante minorité, qui se retrouve jusqu’ausommet, profite du crime en Afrique aux dépens de la masse». Si le phénomènen’est pas fermement combattu, « la démocratie et le développement échoueront,tandis que le crime et la corruption s’aggraveront». Le Professeur François Haut,criminologue et spécialiste des organisations criminelles, et Alain Juillet, ancienDirecteur du renseignement à la DGSE, en précisent la pensée du Fonctionnairedes Nations-Unies, et apportent tour à tour des éclairages édifiants, laissant ainsià Jean-Claude Fontanive, observateur passionné du monde africain et acteur d’un nouveau modèle euro-méditerranéen, les arguments d’une vision éclairée sur le djihado-banditisme. Vision confirmée par Kader A. Abderrahim, chercheur à l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS), qui développe parl’exemple une Libye en proie au chaos et alimentée dorénavant par l’avant-gardede Daech, installée aux portes de l’Europe du Sud.

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Le crime organisé transnationalen Afrique

n Afrique, la violence existe àl’état endémique, sur tout lecontinent, et rares sont les

endroits qui sont paisibles ; chaque journous le rappelle. Cette violence existedans tous ses aspects et toutes ses dimen-sions, qu’il s’agisse des motifs ou desmoyens qu’elle met en œuvre. Et ellesemble s’étendre géographiquement,quantitativement et qualitativementdepuis quelques années. Cette violencesemble aussi être devenue le moyen derésolution de toute sorte de problèmes,avec pour caractéristique essentielledans de nombreux cas : l’illégitimité.Donc de nature criminelle, si l’on tentede faire une observation quelque peujuridique. À cela, il convient d’ajouterque la criminalité d’aujourd’hui est poly-morphe et comprend presque toujours

une proportion variable de politique ;la plupart de ses acteurs sont ainsi poli-tico-criminels. Comment, alors, fairela part des choses, si on se souvient queMokhtar Belmokhtar, le chef, semble-t-il aujourd’hui du groupe al-Morabi -toun, était surnommé depuis longtemps« Mr Mar lboro »… ?

Il est donc difficile dans de tellesconditions de trouver la ligne de faillequi permettrait de n’observer que cer-taines activités strictement tournéesvers le profit dans une terre où les traficsexistent depuis aussi longtemps qu’elleet qui a toujours été en proie à une insta-bilité violente. Il n’en reste pas moinsque c’est un défi que de rechercher cettedimension spécifique, sans pour autantcréer de dichotomie factice et se voilerla face. >

par le Pr FRANÇOIS HAUT

Docteur en droit, maître de conférences honoraire, le Professeur François Haut participe de manière active aux stratégies de sécurité de diverses entreprises françaises au travers de FMEH International qu’il préside ; il a été directeur du Département de recherche sur les menaces criminelles contemporaines (MCC) de 1998 à 2015 et en charge du diplôme«Analyse des menaces criminelles contemporaines» qu’il avait créés au sein de l’Universitéde Paris 2. À l’Université, il a été titulaire du cours de criminologie (première année deMaster «Carrières judiciaires») et a enseigné la criminologie et l’analyse des menacescriminelles à des étudiants de Master (Master de droit pénal, Master «Défense et sécurité»)ainsi qu’aux étudiants préparant les concours de Commissaire de police et d’officier deGendarmerie (Institut d’études judiciaires). Il enseigne toujours à l’École des officiers de laGendarmerie nationale (EOGN, Master «Droit et stratégies de la sécurité»), dans le Master«Sécurité et défense» de l’Université Panthéon-Assas ainsi que dans le Master de criminologiedu CNAM. François Haut est également Professeur associé de l’Université de Policecriminelle de Chine (Shenyang), chercheur associé du Département de recherche sur leterrorisme et le crime organisé de l’Université de science politique et de droit de Chine(Beijing) et Professeur associé à l’Université George Mason (Terrorism, Transnational Crimeand Corruption Center-TraCC), à Washington. Il a été membre du Conseil des études duCentre pour l’étude du terrorisme et de la violence politique (CSTPV) de l’Université de StAndrews (Écosse, 2007-2011) et a enseigné au John Jay College (Université de New York)et à l’Université Johns Hopkins de Washington, comme à l’École nationale supérieure depolice (Saint Cyr au Mont d’Or). Il a représenté son Université au Conseil supérieur de laformation et de la recherche stratégique (CSFRS). Dernières publications : The «criminalgang» a French ectoplasm? International Journal on Criminology - Volume 1, Number 2,Spring 2013 ; Cyberbanging : When Criminal Reality and Virtual Reality Meet, InternationalJournal on Criminology - Volume 2, Number 2, Fall 2014 ; Organized Crime behind Bars,International Journal on Criminology - Volume 3, Number 2, Fall 2015.

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ANALYSE

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La réalité nous montre un tableauà entrées multiples et aux variables nom-breuses, dans lequel on peut tenter desuivre la piste de ce qui est le dénomi-nateur commun de toutes les organisa-tions criminelles : l’argent. Cette pistepeut se subdiviser en plusieurs tronçonsqui distinguent les acteurs, l’objet del’activité criminelle, son sujet et sa finalitéréelle.

Quand il s’agissait de trafic d’esclaves,les paramètres étaient une logique d’eth-nies dominantes et dominées, unedemande et une offre, un assujettisse-ment et finalement un profit. Mais ladimension politique restait présentedans tout le processus : dominer, satis-faire, plaire et obtenir des avantages.

Le modèle contemporain n’est pro-bablement pas très différent, mais il fautle considérer dans un contexte d’uneinformation immédiate, de déplace-ments plus rapides, même si ce n’est pastoujours vrai en Afrique, d’une diversitéplus grande des variables et d’opportu-nités élargies.

Enfin, un élément récent vient sesuperposer à ce constat : c’est la naturede l’islamisation d’une grande partie ducontinent qui peut, dans une certainemesure, et tant qu’elle aura une emprise,altérer les activités criminelles de profitpar la rigueur qu’elle tend à imposer àdes populations très attachées à leurscoutumes ancestrales.

Plus concrètement maintenant, ilest vrai que l’Afrique a engendré desformes de criminalité de profit endo-gènes de diverses natures et parfois degrande envergure, que l’on va retrouverdans les zones de chalandise que sontl’Europe, le Moyen-Orient, l’Asie ou lesAmériques. Mais, on y voit aussi évoluerdes entités de crime organisé exogènes,

souvent issues de diasporas et en placedepuis longtemps, qui utilisent le conti-nent aux fins de trafics de toutes natures.Ces criminalités africaines sontanciennes, récentes ou générées par lescirconstances ; elles se mélangent.

Pour ce qui est de la criminalitéendogène et sans parler des trafics trèsanciens, on pense d’abord à la prostitu-tion et les réseaux qui l’organisent selondes schémas traditionnels, comme c’estle cas avec les « réseaux nigérians ». 23 %environ des prostituées opérant enFrance seraient originaires d’Afrique,dont une forte proportion viendrait duNigeria ; ce qui montre l’importanced’un phénomène qui est le pur produitd’une forme de crime organisé. En effet,on y constate le rôle prépondérant desfemmes (« Mamas »), la spécialisationdes tâches, la manipulation mentale pardes pratiques occultes, les pressionsfinancières (« dette de passage »), la ren-tabilisation maximum dans le pays dedestination, les représailles violentes encas de manquement et l’inversementdes liens de domination après le rem-boursement de la dette pour assurer lacontinuité de l’organisation dans lerespect des traditions. Ces réseauxpeuvent faire appel à d’autres groupescriminels nigérians, masculins, pouraccomplir certaines tâches, comme laproduction de faux papiers ; les prosti-tuées sont aussi impliquées dans lestrafics de stupéfiants, qu’il s’agisse dutransport ou de l’offre aux clients.

À côté de la prostitution, dans lacriminalité endogène, on voit, évoluer,par exemple, des « clans criminels nigé-rians ». Ce ne sont pas les seuls groupescriminels africains. On en trouve aussiau Kenya ou en Afrique du Sud, maisles clans nigérians ont la particularitéd’être mondialisés. Ces groupes urbainset territoriaux se caractérisent par uneviolence extrême – à l’image du pays –et l’utilisation systématique de la cor-ruption. Ils sont localement impliquésdans des formes de criminalité archaïque– dont le trafic d’esclaves –, dans la cri-minalité «astucieuse» comme le «wash-wash», |1 ou d’autres formes d’escroquerie– entre autres sur l’Internet – ou defraudes. Sur le plan international, onles trouve à l’origine de trafics de stu-péfiants : en Suisse, par exemple, ils

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La criminalité d’aujourd’hui estpolymorphe et comprend presque

toujours une proportion variablede politique ; la plupart de ses acteurs

sont ainsi politico-criminels

ANALYSE par le Pr FRANÇOIS HAUT

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dominent le marché, comme enMalaisie ; on les voit également à Londreset à New York, mais aussi en Chine…En Europe, d’autres réseaux se spécia-lisent, comme ceux des zaïrois et lesfaux papiers, des marocains et la ventede cannabis et plus largement desMaghrébins et les cigarettes de contre-bande… qui disparaissent du marchéparisien quand la France intervient auMali ! Mais la criminalité endogène peutprendre d’autres aspects, dont l’un despoints communs est d’être toujours trèslucrative : on pense au « bunkering » |2

du MEND |3 par millions de barils paran, à la distribution de médicamentscontrefaits en provenance d’Asie (peut-être 50 à 60 % de ceux qui sont utilisés

en Afrique), aux 80 % des cigarettesconsommées en Afrique de l’Ouest. Età la piraterie maritime qui, outre laSomalie, infeste nombre de ses côtes.

La criminalité organisée exogèneest nombreuse et variée. De par ses ori-gines, d’abord : sans être exhaustif, onvoit opérer des Français (souvent descorses), des Libanais, des Chinois, desAnglais, des Pakistanais, des Russes,des Colombiens, fraichement installés,et bien d’autres participants aux flux detrafics innombrables qui parcourent lecontinent, y transitent ou en partent.

Même s’il semble en baisse, le traficde cocaïne est l’un des plus lucratifs desnouveaux marchés du continent, surtoutà l’Ouest qui reçoit un flux incessant,

par mer et par air en provenanced’Amérique du Sud. À tel point qu’ap-paraissent des formes de narco-Étatsqui, associées à une corruption galopanteet à une forte consommation locale,deviennent un facteur de déstabilisationrégionale majeur. Mais, la cocaïne n’estpas le seul produit stupéfiant affectantla région. Cette dernière produit aussides méthamphétamines, en exporte etreçoit également d’Asie des quantitéscroissantes d’héroïne.

Les trafics d’armes sont évidemmentune des constantes de la criminalitéafricaine. Si la chute du régime deMouammar Kadhafi a ouvert les arse-naux du pays à tout vent, modifianttotalement la donne, on se souvientencore des Ukrainiens que l’on pouvaitcroiser dans des halls d’hôtel, un paquetde pages photocopiées sous le bras, pro-posant à peu près tout ce qui existaitdans le domaine, de l’hélicoptère aufusil d’assaut, au gré des instabilités poli-tiques. Quant aux plus gros marchés, lecrime organisé est toujours présent pourgarantir les tractations et encaisser desbénéfices.

Mais l’Afrique, c’est aussi l’exportationillicite d’espèces rares et protégées (unmarché mondial de 19 milliards dedollars), de bois précieux, d’or et de dia-mants, d’ivoire, de minerais rares, deproduits du braconnage, sans oublierles trafics de migrants à destination del’Europe.

Beaucoup de ces flux criminels sontle produit d’hybridations entre groupesendogènes et exogènes qui profitenttoujours de l’instabilité endémique et,parfois, des zones grises qu’elle peutgénérer. Aujourd’hui, toutefois, lesconfrontations des mécaniques djiha-distes, l’islamisation wahhabite qui rigi-difie les sociétés africaines aux dépensde l’Islam traditionnel et de ses aspectsfestifs et fusionnels peuvent contraindrela criminalité organisée africaine à desformes différentes qui seront, sans nuldoute, difficiles à appréhender.

|1 Les escrocs présentent à leurs « clients » un procédé chimique sensée transformer de simples morceaux de papiers en billets de banque. L’expérience est faite sous leurs yeux :on cache un vrai billet au fond d’un récipient accueillant la prétendue solution chimique, un liquide trouble. Les escrocs utilisent un papier spécial qui se dissout justement danscette solution : quand ce papier disparait, ils sortent le vrai billet. Le liquide miracle et secret est alors vendu très cher aux victimes. |2 Détournement du pétrole des oléoducs. |3Mouvement pour l’émancipation du Delta du Niger : un regroupement vague de bandes armées, mi nervis politiques, mi voleurs.

ANALYSE par le Pr FRANÇOIS HAUT

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vec son développement éco-nomique et sa formidablecroissance démographique,

l’Afrique s’annonce, si l’on en croit lesexperts en prospective, com me la nou-velle Chine pour les 30 prochainesannées. Cette vision globalisée ne reflètepourtant que bien incomplètement cequi va se passer. Il est nécessaire deregarder la réalité d’aujourd’hui enessayant de se projeter dans l’inconnud’un avenir qui aura peu de pointscommuns avec l’aventure chinoise.

La démographie galopante et noncontrôlée va être le premier problème,car il faudra nourrir cette population ;ce qui obligera à investir dans l’agricul-ture la plus grande partie des ressources.Il s’y ajoute l’approvisionnement en eauet la fourniture d’énergie qui sont indis-pensables pour un développement réussicomme l’ont compris les pays voulantexploiter conjointement le bassin dufleuve Sénégal ou de l’autre côté ceuxqui, de l’Éthiopie à l’Égypte, vont devoirfaire de même avec le bassin du Nil.Pour les pays n’ayant qu’insuffisammentces possibilités, il restera l’exploitationde richesses minières, sous réserve qu’ils

réussissent à ne pas tomber sous la coupede multinationales cherchant à transférersous d’autres cieux la majeure partie dela création de valeur réelle et poten-tielle.

Dans ces conditions on comprendqu’un certain nombre de pays d’Afriquen’auront pas les moyens d’arriver à uneautosuffisance d’un niveau acceptable.Ceci va provoquer des mouvements depopulations des pays pauvres et affamésvers des pays plus riches du même styleque celui qui pousse en Chine et surtoutau Brésil les paysans à se déplacer versles villes. Cet apport de population peuqualifiée génératrice de problèmessociaux dans une opposition aux popu-lations et aux ethnies locales risque d’êtrele terreau d’une insécurité croissantedans les pays riches. Dans le mêmetemps, les pays pauvres deviendront deszones de non droit qui n’intéresserontpersonne, sauf découverte de richessesminières ou développement de basesterroristes à vocation transnationales.Ainsi l’Afrique de demain risque d’avoirl’aspect d’une peau de léopard surlaquelle les dirigeants devront dévelop-per des stratégies adaptées aux spécifi-

Le crime organisé en Afrique :puissance et impunité

FOCUS

par ALAIN JUILLET

Aujourd’hui Président de l’Académie d’intelligence Economique, Président du Club desdirecteurs de sécurité des entreprises, Alain Juillet est également Senior Advisor dans un grand cabinet d’avocats. Après des études à Stanford University, à l’EMBA HEC, à l’Institut des hautes études de Défense nationale (IHEDN) et à l’Institut national des hautesétudes de la Sécurité et de la justice (INHESJ). Alain Juillet a commencé sa carrière en tant qu’officier dans des unités parachutistes, puis au service action du Servicede documentation extérieure et du contre-espionnage (SDECE). Il a ensuite été cadre puisdirigeant d’entreprise en France et à l’international chez Ricard, Pernod Ricard, JacobsSuchard, Union laitière normande, Andros et France Champignon avant de poursuivrecomme Président de Marks and Spencer France. Il a ensuite été Directeur du renseignementà la DGSE, puis Haut responsable chargé de l’intelligence économique auprès du Premierministre. Parallèlement, Alain Juillet a enseigné la stratégie, la gestion de crise, l’intelligenceéconomique et la lutte anti-corruption au CPA, à Sciences Po, à l’ENA et à l’École nationalede la magistrature. Alain Juillet est auteur de nombreux articles sur l’intelligence économiqueen France et à l’étranger ainsi que préfacier d’une dizaine d’ouvrages sur l’intelligence éco-nomique, la gestion et la stratégie.

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cités de leurs pays et à l’intérêt réel deleurs populations sous peine d’être rejetéspar des soulèvements populaires d’autantplus brutaux qu’ils seront favorisés parla situation économique et sociale.

Pour tenir le cap dans cet environ-nement difficile les dirigeants vontdevoir imposer une politique volonta-riste face à la pression des prédateursen tous genres attirés par cette croissanceexceptionnelle et aux mauvaises habi-tudes prises durant une période où lesintérêts politiques des grandes puis-sances permettaient un laxisme avérédans la gestion des finances de la plupartdes États. Le plus grand ennemi del’Afrique du futur est la corruption quisévit à tous les niveaux et dans la plus

grande partie des pays pour le malheurdes populations et de l’économie. Certes,il est de tradition que l’ethnie ou le clanau pouvoir distribue à ses membres unepartie raisonnable des ressources com-munes. Mais, quand cette redistributionest monopolisée par quelques-uns ouconsomme la plus grande partie de laressource, cela devient du pillage. Forceest de constater que dans ce cas les diri-geants locaux sont rarement seuls, carleurs alliés internationaux qu’ils soientpolitiques, industriels ou criminels yparticipent sous une forme ou une autre.

Pour bousculer ces traditions et opti-miser l’utilisation des ressources finan-cières, nous pouvons compter sur lajeune génération, formée dans les uni-versités étrangères, qui connaît la situa-tion et en souffre. Mais combien detemps faudra-t-il pour qu’elle arrive àintroduire des notions de saine gestion,sachant que ceci ne pourra se faire quedans une opposition frontale avec lesdétenteurs d’un pouvoir ou d’une castesans partage maintenue dans la durée ?L’expérience de pays réellement démo-crates comme le Ghana ou de ceux dontles dirigeants veulent prendre ce chemin

comme le Sénégal ou le Nigeria mon-trent qu’il faut du temps, mais que c’estpossible. Comme le dit le philosophe,« là où il y a une volonté, il y a un che -min ». Mais c’est un chemin semé d’em-buches, car il amène à s’opposer à desintérêts divers et variés locaux et inter-nationaux.

Pendant que les meilleurs cherchentà évoluer dans le sens de l’intérêt général,les autres, par absence de volonté oupar concussion, laissent les organisationscriminelles tirer parti de leur faiblesse.Comment expliquer le braconnage d’es-pèces protégées, dont l’Afrique est leterritoire privilégié, pour le plus grandplaisir de riches clients d’Asie oud’ailleurs, si on oublie le rôle des triades

et de leurs intermédiaires locaux ?Comment ne pas voir l’exploitation illé-gale des forêts primaires au vu et su detout le monde ? Comment justifier latransformation de vastes zones inté-rieures et de certaines de ses côtes enpoubelle de l’histoire par un épandageallant des déchets nucléaires aux échan-tillons de laboratoires, en passant parles résidus pollués des hôpitaux, sansdes sanctions à la hauteur de l’enjeu ?Comment ne pas condamner ces entre-prises occidentales qui déversent leursboues polluantes au large de la côte afri-caine, privilégiant le coût de disparitiondes produits à l’avenir de la santépublique? Quelles que soient leurs posi-tions dans la finance mondiale, tous cesopérateurs font partie de la grande cri-minalité contre laquelle il faut lutter,même s’ils savent accompagner leursméfaits de larges prébendes pour ceuxqui ferment les yeux. Leurs tristes pra-tiques condamnent des pans entiers del’Afrique de demain.

À côté de ces grandes organisationscriminelles, le crime organisé classiquequi vit localement sur l’insécurité et lapauvreté des populations continuera à

Pendant que les meilleurs cherchent à évoluer dans le sens de l’intérêt général, les autres, par absence devolonté ou par concussion, laissent les organisationscriminelles tirer parti de leur faiblesse

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FOCUS par ALAIN JUILLET

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exister, car il est un invariant de toutesles sociétés modernes ou traditionnelles.Il suffit de voir l’insécurité en Afriquedu Sud ou dans certains secteurs deLagos pour comprendre qu’il s’agit d’uneréalité incontournable qui ne peut êtrestoppée qu’à partir du moment où lapolice et l’armée mettent les moyensnécessaires pour faire régner l’ordre.Encore faut-il une prise de conscienceet une volonté de la part des dirigeants

qui présuppose une fermeté de décisionet un refus de céder aux multiples pres-sions de défenseurs indirects ou incons-cients de ces groupes mafieux infiltrésjusque dans les plus hautes sphères desÉtats !

Contrairement à ce que l’on pourraitpenser, cette criminalité traditionnelle,au-delà des crimes rituels qui sont uneplaie de certains pays africains et nepeuvent être combattus que par l’édu-cation et la volonté de l’État, s’appuiesur des échanges et une collaborationavec des organisations occidentales ouasiatiques. La traite d’êtres humains, ladrogue, la contrebande de cigarettes, leblanchiment d’argent ne peuvent se fairelocalement. Ces grands groupes crimi-nels internationaux, qui ont souventacquis une position protégée auprès despouvoirs publics locaux, savent utiliserles zones de non droits pour développerleurs activités. Il suffit de voir les routesdes produits interdits ou censés êtrecontrôlés allant des côtes du Golfe deGuinée jusqu’à la Méditerranée pourdécouvrir qu’elles sont utilisées par tous.Elles rapportent beaucoup d’argent auxpasseurs ou contrebandiers, accompa-gnateurs terroristes ou bandits, qui béné-ficient de la multiplication du prix devente pour le montant de leur prélève-

ment au fur et à mesure de la remontéevers l’Europe.

Le terrorisme ciblé ou de masserestera un problème majeur des sociétésafricaines dans la mesure où il répondà une carence du pouvoir central dansla satisfaction ou le refus de prise encompte de problèmes réels. Il est aussisouvent un habillage pour permettredes pratiques illégales comme on a pule constater avec la création du MUJAOau Mali. S’appuyant sur des problèmesde territoires, de religions ou de pratiquespolitiques, le terrorisme justifie sonaction par une volonté de représenterceux qu’on n’écoute pas, les laissés pourcompte de l’histoire, ceux qui revendi-quent un territoire ou une approchereligieuse ou philosophique différente.Si l’intention initiale n’est pas forcémentmauvaise, la pratique amène une dérivecroissante qui transforme l’idée géné-reuse en un cauchemar éveillé danslequel le fanatisme et l’obscurantismerepousse les limites du mal. Le crimedevient alors banalisé, sans pour autanten tirer un quelconque avantage. Seulun état fort et courageux peut apporterune réponse efficace ; mais généralementil ne peut le faire seul.

Face à la complexité des problèmesposés par la puissance de la criminalitéorganisée, qui peut généralement et entoute impunité imposer ses pratiques,il faut que l’Afrique se réveille. Face àcette situation, compte tenu des pro-blèmes spécifiques et des contraintesde chacun, la solution ne peut être quecollective. Il faut une collaborationétroite entre les pays, s’appuyant sur deséchanges au niveau de la police de ladouane et des services de renseigne-ments, pour qu’un opérateur voyou ouun membre d’un groupe criminel soitpoursuivi et puisse être extradé sur l’en-semble du continent dans le cadre d’ac-cords inter afri cains. Ceci suppose unevolonté générale non pas d’éradiquer lemal, car nous sommes bien placés poursavoir que c’est impossible, mais mieuxle contrôler pour qu’il reste dans deslimites acceptables. L’avenir de l’Afriqueen dépend.

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Le terrorisme ciblé ou de masse resteraun problème majeur des sociétés

africaines dans la mesure où il répond à une carence du pouvoir central dans

la satisfaction ou le refus de prise encompte de problèmes réels

FOCUS par ALAIN JUILLET

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Jihâdisme ou banditisme?

a transformation contempo-raine du Jihâd  est sym pto -matique du malaise pro fond

qui règne aujourd’hui dans la culturemu sul mane et qui ne cesse d’obscurcirle lien avec le passé.

La doctrine jihâdiste est née d’uneréaction identitaire globale qui carac-térise l’époque contemporaine. Mise enplace au milieu du XXe siècle avec lesthéoriciens de l’idéologie islamiste– notamment dans le sillage des Frèresmusulmans en Égypte – « elle proposeune alternative à la culture libérale quis’est implantée dans l’Orient arabe, etqui a conduit à une modernisationrapide du droit, du statut de la femme,des lettres, des lois et des pratiques poli-tiques ». |1 La montée de cette pensée nes’est faite que progressivement depuisle milieu du XIXe siècle, basée d’abordsur la Nahda, |2 liée à la décompositionpolitique de l’Empire ottoman et aumoment de la réinvention identitairedu monde arabe qui l’accompagne. Avecles conflits israéliens et leurs échecsrépétés de paix, la révolution iraniennede 1979, et l’omniprésence américainesur tous les pays du Moyen-Orient, unemutation s’est produite. Ces erreurs occi-dentales successives ont fortifié une ten-dance guerrière jihâdiste, favorisant laconfusion des genres entre revendica-tions nationalistes et identité « isla-mique ». Ainsi, cette transformationcontemporaine du Jihâd amène le sec-tarisme et rend impossible toute formedu « vivre-ensemble » autrement que

sur le mode de la secte fermée : spécu-lations doctrinaires relatives à l’ortho-doxie et à la déviation de la doctrinereligieuse, représentation nihiliste etmacabre de la religion, apologie ducrime au nom de Dieu, et subversiondu rôle de la violence en politique enfaisant du radicalisme religieux la jus-tification du chaos et de la barbarie.

Le jihâd pratiqué aujourd’hui parde nombreux groupes, tels AQMI, AnsarDine, Boko Haram, MUJAO ou Daech,visent l’anéantissement de l’État, ne pro-posant aucune vision politique au-delàd’une hégémonie doctrinaire et d’unevision très personnelle de la charî’a. |3

Lorsque l’on analyse en profondeurle jihâdisme tel que revendiqué parDaech (État islamique) au Proche-Orient ou l’AQMI (Al-Qaïda au Mag - >

FOCUS

par JEAN-CLAUDE FONTANIVE

Co-fondateur et CEO de Emedio-Lobbying, Affaires Internationales et Business Diplomacy(Europe-Afrique), Vice-Président de « Initiatives Économiques pour la Méditerranée» (IEPM),Directeur du Développement de la Chaire « Nouveaux Espaces Méditerranéens »,Entrepreneuriat et Innovation – Attractivité et Sécurité (Universités et Grandes Écoles Côted’Azur), Professeur MBA en «Affaires Internationales» et Président de WAITO Institut (lesnouveaux espaces méditerranéens de la sécurité). Auteur d’articles principalement dansles Revues «Politique et Parlementaire» et «Géopolitique Africaine» sur les enjeux desrelations Nord/Sud et Sud/Sud.

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hreb Islamique), on se rend bien comptequ’une nouvelle mutation s’exerce surles cellules combattantes. À cette hégé-monie doctrinaire s’ajoute dorénavantcelle du pouvoir de l’argent. Daech enest l’exemple le plus représentatif.

C’est en Irak, à Falloujah précisé-ment, qu’en janvier 2014 le projet deDaech a commencé à prendre forme.La démarche militaire n’apparaît pas aupremier abord. Certes, les forces arméesrepoussent violemment les soldats ira-

kiens, comme ils vont le faire par la suitedans les provinces irakiennes situéesplus au Nord, dont Mossoul. Mais, ellesne vont pas être perçues par la popula-tion locale comme une force d’occupa-tion étrangère. Daech restitue le pouvoirlocal, dans chacune des villes conquises.Chaque bastion est ainsi remis entre lesmains des chefs de tribus, des clans, desquartiers, des notables, des autoritésreligieuses sunnites, et des ex-militairesde Sadam Hussein. Ils sont ainsi chargésde gérer pour le compte de Daechchacun des lieux investis sous réservede prêter allégeance à l’État islamiqueet de se soumettre aux mœurs de leurcharî’a. On comprend donc mieux pour-quoi, dans un premier temps, les com-battants de l’État Isla mique ont été consi-dérés par une bonne partie de lapopulation locale comme une arméede libération. Face aux diktats et vio-lences des chiites, à l’insécurité, à la cor-ruption généralisée, aux pénuries arti-ficielles créées pour spéculer sur lesproduits de première nécessité, Daechrétablissait dans les zones habitées parles sunnites la sécurité, l’approvision-nement normal des marchés, une baissedes prix et une lutte sans pitié de la cor-ruption. L’État islamique instaura de

fait son État de droit, interdisant à toutirakien « libéré » de s’imaginer intégrerun jour le système politique irakien sou-verain.

Féodalisé par le nouveau pouvoiren place, la population se voit progres-sivement sous le contrôle implacablede groupes armés chargés de maintenirl’ordre et de développer dorénavant lesressources nécessaires au fonctionne-ment de l’État islamique : fonds privésen provenance du Golfe dans un premiertemps, puis sommes dérobées dans lesbanques (notamment la banque centralede Mossoul), exploitation des puits depétrole, rançons pour la libération deprisonniers chrétiens ou yézidis, contre-bande, trafic de stupéfiants et d’armes,contrefaçon, sans oublier un systèmearbitraire d’impôts islamiques. Cettemanne déjà conséquente, développéeen Irak comme en Syrie, ne tient évi-demment pas compte des ressourcesnaturelles, non exploitées pour l’instant,et qui seraient évaluées à près de2 000 milliards de dollars.

Organisation hiérarchisée, mise enapplication de sanctions ou de menacespermettant la dissuasion des insoumis,respect inconditionnel du chef, pratiquede l’omerta, racket, usure, trafics illicites,sont autant de points communs entrebanditisme et « jihâd global ». « Uneforme d’organisation criminelle, d’unemafia élargie, d’un « spectre » auxmoyens sans limite, qui ferait craindrel’émulation dans l’horreur de banditsd’un nouveau genre ». |4

Et c’est en cela que le jihâdo-bandi-tisme de Daech ou d’AQMI apparaît.Au-delà d’une vision dévoyée de l’Islam,caractérisée par une interprétationéhontée du Coran et une ignorancecaractérisée de la religion, la motivationpremière des chefs proclamés du jihâdest bien celle du pouvoir et de l’argent.Ainsi, Daech se distingue de toutes lesautres organisations djihadistes, notam-ment Al-Qaïda, par son assise territo-riale, sa force d’attraction et sa puissancefinancière. L’État islamique contrôledésormais par la force un territoire aussivaste que le Royaume-Uni et a su mobi-liser plus de 20 000 combattants étran-gers à travers un recrutement idéolo-gique organisé. Mais surtout, il romptavec le modèle économique de réseaux

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Au-delà d’une vision dévoyée de l’Islam,caractérisée par une interprétation

éhontée du Coran et une ignorancecaractérisée de la religion, la motivationpremière des chefs proclamés du jihâdest bien celle du pouvoir et de l’argent

FOCUS par JEAN-CLAUDE FONTANIVE

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terroristes dits « traditionnels », basésessentiellement sur des financementsextérieurs provenant de donateurs privésou institutionnels. À l’exception del’Arabie saoudite et du Qatar qui,pendant un temps, n’ont pas hésité àfinancer Daech pour éliminer leur grandennemi Bachar el-Assad, l’État islamiques’autofinance par le crime. AQMIprocède de la même manière, mais defaçon moins organisée. Rien que sur letabac, les bandes armées se revendiquantd’Al-Qaïda ont ponctionné en 2014 40 %des 118 000 tonnes de cigarettes decontrebande, présentes en Afrique del’Ouest continentale depuis 2013, pourfinancer leurs armes et leur logistique,soit 680 millions d’euros de profits.

Pour éviter que le continent africaindevienne une base arrière et un centrede formation pour tous ceux qui sereconnaissent dans cette vaste et com-plexe organisation mafieuse, l’Afriquedu Nord et l’Afrique subsaharienne n’ontpas d’autres choix que de s’atteler à lamenace la plus tangible : le financement

crapuleux. Ne nous trompons pas decible. Le terrorisme de conviction esten déclin. Le crime organisé a pris lepouvoir. Pour le combattre efficacement,un programme stratégique Nord/Sudde sécurité commune doit impérative-ment intégrer la confiance mutuelle enmatière de traitement de l’informationcriminelle, afin de mieux coordonneret échanger face aux menaces de naturechangeante. Sans ce programme, il estfort à parier que le développement dujihâdo-banditisme ne s’arrêtera pas ensi bon chemin.

|1 Makram Abbès, « Qu’entend-on par jihâd ? », Hors-série Histoire n°4, novembre-décembre 2015. |2 Cette pensée n’est pas un fondamentalisme, qui prône un retour pur et simpleaux sources de l’islam. Elle s’appuie en grande partie sur les communautés chrétiennes d’Orient. De fait, le retour aux sources doit permettre une réinterprétation au regard de lamodernité. À l’issue de cette renaissance, une classe de personnes éduquées et modernes émerge. |3 Diverses normes et règles doctrinales, sociales, cultuelles, et relationnellesédictées par la « Révélation ». Le terme utilisé en arabe dans le contexte religieux signifie : « chemin pour respecter la loi (de Dieu) ». Il est d’usage de désigner en Occident la chariaou charî’a par le terme de loi islamique qui est une traduction très approximative puisque n’englobant que partiellement le véritable sens du mot (ce terme est d’ailleurs utilisé enplace de droit musulman). La charî’a codifie à la fois les aspects publics et privés de la vie d’un musulman, ainsi que les interactions sociétales. Les musulmans considèrent cetensemble de normes comme l’émanation de la volonté de Dieu (Shar’). Le niveau, l’intensité et l’étendue du pouvoir normatif de la charî’a varient considérablement sur les planshistoriques et géographiques. En Occident, ces normes sont considérées incompatibles avec les droits de l’homme. |4 Pierre Delval, « Quand terrorisme rime avec banditisme »,Financial Afrik, numéro 24 du 15 décembre au 14 février 2016.

FOCUS par JEAN-CLAUDE FONTANIVE

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026 | Afrique Défense | n°1 (160) | Nouvelle série 2016

n février 2011 Français etBritanniques décident d’en finiravec le colonel Kadhafi et lan -

cent une campagne militaire qui pro-voque la chute du dictateur libyen, et ladéstabilisation du Sahel et du Maghreb.

L’Organisation de l’État islamique(OEI) trouve un nouveau territoire d’im-plantation. Un déploiement prévisibleau regard de la dégradation de la situa-tion politico-sécuritaire en Libye. L’OEIs’installe sur les décombres d’un pays,lui aussi visé par une intervention mili-taire occidentale.

Désormais présent au Machrek, auMaghreb, en Afrique subsaharienne ouen Asie, l’OEI est apparu en 2006 dansle contexte du chaos irakien, consécutifà l’opération militaire américaine de2003. L’OEI devient en quelques moisl’organisation terroriste la plus puissanteet la plus redoutée. Depuis la prise deMossoul à l’été 2014, l’OEI ne cesse deprogresser territorialement et militai-rement.

LA STRATÉGIE DE DAECH

La décomposition de la Libye estune aubaine pour Daech qui parvientà unifier sous sa bannière d’anciens kad-hafistes, des islamistes, des militaires etnaturellement des combattants étran-gers. L’OEI étend son influence en régio-nalisant les conflits, et en menant des

guerres par procuration. Dans le caslibyen il s’agit pour Daech de profiterdes antagonismes claniques, et de raviverles tensions dans la bande sahélienne.Face à des États faibles et des institutionsfragiles, le pari est aisé et le résultatgaranti. Mali, Tchad, Cameroun, Sou -dan, Tunisie, Centrafrique ou Nigeria ;la liste des pays voisins de la Libyetouchés par des attaques menées parl’organisation djihadiste ne cesse de s’al-longer.

Tout au long de l’année 2015, Daechn’a cessé de progresser et de mener desopérations sur le territoire libyen ouchez ses voisins, parmi lesquels la Tunisie– démocratie en voie de consolidation –a connu plusieurs attaques. D’autre part,Daech prend soin à consolider les bas-tions qu’il occupe avant de se lancerdans de nouvelles conquêtes. Daechcontrôle Syrte, ville natale du GuideMouammar Kadhafi, très présente àDerna dans l’Est et occupe des quartiersde Benghazi. Sa présence sur le littoralméditerranéen correspond à des pré-occupations stratégiques et pratiques.Il s’agit de rappeler à l’Europe que sonterritoire n’est plus sanctuarisé et qu’ilpeut se livrer à toutes sortes de trafics(armes, êtres humains, drogue), pouralimenter les finances de l’organisationterroriste. La prochaine étape pourraitêtre pour Daech une extension vers leSud afin de faire jonction avec des mou-

La Libye, Daech aux portesde l’Europe

EXPERTISE

par KADER A. ABDERRAHIM

Maître de conférences à Sciences Po Paris et chercheur à l’Institut de relations internationaleset stratégiques (IRIS). Il a été Professeur associé à la California University de 2010 à 2012.Il est membre du Global Finder Expert, directement rattaché au Secrétaire général de l’ONU,qui réunit des chercheurs chargés de lui faire des recommandations à propos du dialoguedes cultures. Parmi ses publications : L’indépendance comme seul but aux éditions Paris-Méditerranée en 2008 ; «La Libye, future base arrière de l’EI?» sur le site de l’IRIS ; «Syrie,Libye, résultats du désordre international » sur Atlantico, le 21 novembre 2015.

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vements comme Boko Haram, qui ontfait allégeance à l’OEI en mars 2015.

L’OEI dispose aujourd’hui d’unearmée qui compte entre 30 000 et 40 000hommes. Cette armée est composée deTunisiens, Égyptiens, Yéménites,Soudanais ou Irakiens. À la fin de l’année2015 on a observé une évolution dansla stratégie de l’OEI qui recommande àceux qui veulent rejoindre le djihad dese rendre en Libye, et non en Irak ouen Syrie. Cette tendance marque untournant parce que le Maghreb ne faisaitpas partie initialement des priorités desdirigeants de Daech. La fragilité de payscomme l’Algérie ou la Tunisie et surtoutla proximité avec l’Europe les a conduitsà modifier leurs plans. Ce qui montreune grande capacité d’adaptation et uneexcellente connaissance des situationslocales.

DISPARITÉS SOCIALES ET CULTURELLES

Les clivages géographiques, eth-niques, économiques, religieux, dessi-nent une Libye en plein chaos, disputéepar deux gouvernements soutenus pardes milices en compétition pour lamanne pétrolière. L’installation du dji-hadisme, le développement de contre-bandes multiples, l’exploitation des fluxmigratoires, sont autant de facteurs quiimposent le désordre libyen comme unenjeu régional décisif. Les dirigeants

politiques libyens semblent s’accom-moder de cet état de fait et on ne voitpas à moyen terme se dessiner un com-promis entre les différents protagonistesde la guerre civile.

Depuis la révolution de 2011, laLibye s’enfonce dans une spirale des-tructrice ayant des conséquences sur leMaghreb, le Sahel et toute laMéditerranée. Le conflit a fait près de30 000 morts, et depuis le début del’année 2015, le pays se constitue en baserégionale du djihadisme. La productionet l’exportation du pétrole, qui représentela quasi-totalité des exportationslibyennes, ont chuté de plus de 80 %par rapport aux niveaux d’avant-guerre.Les déplacés et réfugiés se multiplient,à l’intérieur du pays et dans les paysvoisins, et l’absence d’État offre un terrainprivilégié à des organisations criminelles,qui contrôlent parfois des portionsentières de territoire et se livrent autrafic de drogue, d’armes et de migrants

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EXPERTISE par KADER A. ABDERRAHIM

Depuis la révolution de 2011, la Libye s’enfonce dans une spirale destructrice ayant des conséquencessur le Maghreb, le Sahel et toute la Méditerranée

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– dont le nombre est en constante aug-mentation.

La complexité de la guerre actuellevient du fait que la Libye doit faire faceen réalité à une superposition de conflits.À l’échelle nationale, la confrontationentre anciennes et nouvelles élitesrecoupe partiellement un clivage entreislamistes et sécularistes, mais trouved’abord ses racines dans la concurrenceéconomique entre les différentes villesdu littoral. Depuis la révolution, cetterivalité a revêtu la forme d’une hostilitécroissante entre les cadres issus de l’an-cien régime et les révolutionnaires,prenant dès 2013 des allures de luttearmée.

Au niveau international, la Libyeconstitue désormais un front opposant

le djihadisme international aux puis-sances séculières de la région. L’Étatislamique (EI) a signé par le sang saprésence en Libye et en Tunisie, reven-diquant une série d’attaques et d’exécu-tions suivant le mode opératoire de sonpendant irakien. L’Égypte et les Émiratsinterviennent directement dans le conflitaux côtés du gouvernement de Tobrouk,tandis que le Qatar et le Soudan sou-tiennent certaines milices islamistes enCyrénaïque. Le Sud du pays, qui jouitd’une autonomie de fait, est devenu lerefuge de bandes armées de toutes ori-gines ayant pris part aux différentsconflits régionaux.

La Libye est un très vaste pays, faitd’une étroite plaine côtière butant surdes chaînes de montagnes et des plateaux

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steppiques, pour ensuite s’ouvrir sur leSahara. Sur le littoral se situe la frontièrenaturelle Est-Ouest entre Maghreb etMachrek, tandis que la frontière entreSahel et Méditerranée se dessine dansle désert saharien. Sur ces clivages géo-graphiques, le régime de Kadhafi s’estmaintenu 42 ans au pouvoir par uneredistribution clientéliste de la rentepétrolière, empêchant volontairementl’émergence d’institutions représentativeslocales. Outre la multitude de disputesliées aux abus de pouvoir et aux pratiquesmanipulatrices de l’ancien régime, laLibye postrévolutionnaire demeureconfrontée aux dilemmes identitairesqui existaient déjà au moment de sonindépendance en 1953. Les questionsde partage du pouvoir entre les diffé-rentes villes et le désert, des droits desminorités, des modalités de redistribu-tion des richesses naturelles du pays,sont remises en jeu et débattues par unemultitude d’acteurs n’hésitant pas à avoirrecours à la force armée. Les villeslibyennes de la côte, qui par leur placecentrale en Méditerranée partagent l’his-toire politique de l’Europe et du Proche-Orient, se sont dès la révolution consti-tuées en autorités civilo-militairesautonomes. Dans un contexte d’ouver-ture brutale du spectre politique, et dansla perspective d’un développementrapide appuyé sur le commerce médi-terranéen, le débat institutionnel a rapi-dement reflété une concurrence éco-nomique exacerbée. Les intérêtsmatériels des différentes villes ont ainsiété la principale explication de leur posi-tionnement politique national. En par-ticulier, le débat sur la nature fédéraledu futur État libyen –selon une partitionTripolitaine-Cyrénaïque-Fezzan qui faitréférence à un supposé âge d’or duRoyaume libyen – a servi d’alibi à desacteurs politiques visant à mettre lamain sur les richesses pétrolières dugolfe de Syrte, ou à légitimer des viséesirrédentistes sur le désert saharien.Actuellement encore, le comportementdes multiples milices de la côte libyennes’explique plus par intérêt pour leur villed’origine que par des alignements idéo-logiques.

La Libye saharienne est historique-ment le lieu du conflit entre tribus arabeset ethnies du désert, Toubous et

Touaregs. Les tribus arabes du centreet du sud-ouest libyen constituaient lecœur de l’assise politique du pouvoirde Kadhafi, et étaient recrutées en prio-rité au sein des forces de sécurité. Parce biais, le régime gardait la haute mainsur le trafic avec les pays limitrophes :importation de cigarettes et d’alcool,exportation de pétrole et autres produitssubventionnés. Au-delà, les Touaregset les Toubous étaient les principalesvictimes des errements de la politiquepanafricaine du régime. Leur recrute-ment comme supplétifs lors des conflitsdu Guide avec ses voisins était basé surun usage manipulatoire de l’accès à lanationalité libyenne. Durant plusieursgénérations,

Kadhafi accorda la nationalité à desgroupes de mercenaires issus de cesdeux ethnies au gré de ses besoins géo-politiques, pour ensuite revenir sur sesdécisions. En conséquence, à ce jour,plusieurs milliers de Toubous et deTouaregs de Libye sont apatrides. Enaoût 2013, la Commission de réformede la nationalité a déclaré illégal le statutde près d’un million de personnes, récol-tant en retour une déclaration d’auto-nomie du Fezzan et une démonstrationde force de groupes armés. Moins nom-breux, les groupes berbérophones ontpayé différemment leur soutien supposéau régime précédent quand les milicesde Misrata les chassèrent de la ville deTawergha. Enfin, l’islamisme radical a >

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une histoire longue en Libye, en dépit dela brutale répression dont il a fait l’objet.Revenant d’exil ou sortant de la clandes-tinité, les anciens du Groupe islamiquecombattant libyen (GICL) ont investi lechamp politique postrévolutionnaire, cer-tains s’essayant à la politique légale tandisque d’autres prenaient le contrôle demilices dans leur ville ou les régions danslesquelles leur implantation garantissaitun pouvoir local incontestable. Les AbuSuleiman, Warfallah et Khadafah ont

fourni leurs hommes aux unités militairesstationnées dans le Sud, notamment à la32e brigade du fils de Khadafi, Khamis.Ces tribus proches du régime ont souventété utilisées pour combattre les Touaregset les Toubous. Dès 2012, l’islamismeradical a envahi le discours politique,créant un climat social tendu, tandis quede jeunes miliciens se comportaient engardiens de la vertu en de multiples check-points. Si les islamistes historiques sontaujourd’hui marginalisés par l’OEI, dépas-sés par une nouvelle génération plus radi-cale, leur discours a constitué la matricedu djihadisme libyen postrévolutionnaire.

C’est dans ce contexte anthropologiqueet social que l’OEI se développe grâce àun discours unificateur sous le drapeauvert de l’Islam et la bannière noire deDaech. La superficie de la Libye, son envi-ronnement régional, l’absence de structureétatique en font un espace « béni » pourl’OEI qui peut envisager, dans le pire descas, un repli du Moyen Orient vers cepays. Dans la meilleure hypothèse, unenracinement durable peut lui permettrede devenir un acteur, voire un interlocu-teur incontournable. Les divisions entrelibyens jouent un rôle central et permettentà Daech de jouer sur les antagonismespour avancer ses pions.

DEUX GOUVERNEMENTSLa Libye de 2015 est sous le contrôle

théorique de deux gouvernements concur-rents. À l’Est du pays, le gouvernement

de Tobrouk est issu des élections de laChambre des Représentants (CDR) de2014, et demeure la seule autorité reconnuepar la communauté internationale. ÀTripoli, siège un gouvernement soutenupar les islamistes de Fajr al Libya (Aubede la Libye), de la précédente législature,le Congrès général national (CGN).

Au-delà du rattachement proclamé àl’une ou à l’autre des parties – islamistesou sécularistes – qui se confrontent actuel-lement dans le monde arabe, les deuxautorités exercent leur pouvoir de manièresimilaire.

Toutes deux se parent de la légitimitédes urnes, mais sont en réalité peu repré-sentatives. Aucun de ces deux gouverne-ments n’a le contrôle effectif d’une portioncontinue de territoire, aucun ne disposed’une administration fiable. Ils sont sou-tenus par des forces militaires hétérogènes,mues davantage par des intérêts particu-liers que par des affinités idéologiques.

En leur sein officient un certainnombre d’hommes forts, qui ont égale-ment contribué à l’escalade du conflit, enprenant sous leur autorité directe desgroupes armés pour faire pression sur lepersonnel politique. Aujourd’hui, lesmilices affiliées aux deux camps se livrentà des exactions parallèles, recourent auxassassinats politiques, et versent dans lacriminalité.

Entre ces deux acteurs de la guerre enLibye, l’OEI représente une force homo-gène, cohérente, structurée autour d’unobjectif clair et une direction unifiée. Ilsera difficile de déloger Daech sans par-venir au préalable à un compromis poli-tique entre libyens. Paradoxalement, c’estle chaos dans lequel est plongé le pays quipourrait être le meilleur atout pour délogerles djihadistes. Depuis 18 mois, Daech n’apas réussi sa percée territoriale, commela conquête de Tripoli ou de Tobrouk quilui aurait donné un avantage incontestable.Les conditions locales sont mouvantes,les accords d’hier ne sont pas nécessaire-ment ceux de demain. La culture tribalecontinue de dominer la vie politique dansun pays qui n’a jamais connu d’État et quin’en connaît plus du tout depuis 2011.

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Il sera difficile de déloger Daech sansparvenir au préalable à un compromis

politique entre libyens

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70000 km sur un total d’environ80000 km, directement hérités des partages coloniaux, offrent un terrain favorable aux trafiques en tout genre.Pour Le Professeur Christian Bouquet,spécialiste de géopolitique africaine, levirtuel des frontières génère l’informel.Derrière cet exercice sur la porosité des frontières, demeurent les risques politiques et les micro-opportunités économiques, terreau idéal du crime organisé transnational. Terreau criminelégalement que celui des ports, pourtantpremier filtre des importations de marchandises illégales. Officiellement,les ports du golfe de Guinée sont tous certifiés au Code international pour la

sûreté des navires et des installationsportuaires ISPS dans la mesure oùchaque gouvernement a délivré des déclarations de conformité à ses installations portuaires. Il reste cependant à savoir si ces ports appliquent vraiment le Code. Barthélemy Blédé, l’un des meilleursexperts en la matière, l’affirme: «Les pirates et voleurs y attaquent fréquemment les navires au mouillage et disparaissent sans être inquiétés, et les passagers clandestins y ont facilement accès aux navires à quai».Alors, routes et ports africains facilitent-ils le développementdes trafics illicites?

LES PORTS ET ROUTESDES TRAFICS

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i l’on s’en tient aux 54 États afri-cains reconnus, les frontièrespolitiques qui les séparent

mesurent 83 500 km. On estime queplus de 65 % de celles-ci ne sont pasclairement délimitées, et les autres nesont généralement que des cours d’eau,des lacs ou des lignes de crête aisémentfranchissables. Autant dire que la plupartdes frontières en Afrique sont forcémentporeuses puisqu’elles n’existent pasconcrètement.

Elles sont également restées long-temps très vagues dans l’imaginaire col-lectif, car elles relèvent d’une conceptionétrangère à l’histoire du continent afri-cain. En effet, quand on se penche surla documentation cartographique quitente de retracer les répartitions et lesrecompositions territoriales de l’Afriqueau fil des siècles, on observe que lesgrands empires précoloniaux dont latradition orale nous a transmis les traces,sont délimités très approximativement.Les historiens ont circonscrit le Kanem-Bornou, le Ghana, le Mali et les autresroyaumes ou sultanats avec un crayonsouple qui dessine plutôt des zonesfloues que des territoires précisémentdélimités (Sellier, 2003).

En fait, à l’exception des vestiges dulimes romain en Afrique du Nord, iln’existe nulle part de limite linéaire mar-quant les frontières de ces anciens États.Il semble qu’ils étaient séparés les uns

des autres par de larges no man’s landdont nul ne revendiquait la possession,même s’il s’agissait de zones de chasseou de pâturages et non pas de régionstotalement désertiques et inhabitées. Ilest vrai que le continent africain, notam-ment dans sa partie subsaharienne, étaittrès faiblement peuplé, et que les entitéspolitiques qui s’étaient construites (etdéconstruites) au fil du temps n’avaientguère besoin de protéger leurs margesou leurs confins.

L’image qui subsiste de la périodeprécoloniale est donc celle de larges dis-continuités spatiales entre des airesoccupées par des communautés orga-nisées. Pour autant, les vastes espacesafricains étaient traversés par des fluxcommerciaux importants, notammentau travers du Sahara.

C’est néanmoins dans la logique d’uncontexte de terra incognita que les puis-sances européennes ont décidé de separtager le continent africain et d’yintroduire le concept de frontièrelinéaire, celle-ci étant d’abord dessinéesur une carte puis portée sur le terrain.Il s’agissait de mettre en application lesprincipes arrêtés lors de la Conférencede Berlin (1884-85) selon lesquels « toutÉtat civilisé occupant la côte avait ledroit d’accroître son territoire vers l’in-térieur jusqu’à ce qu’il rencontre unautre État civilisé ou un obstacle naturel»(Bouquet, 2003).

La porosité des frontières :causes et conséquences

ANALYSE

par le Pr CHRISTIAN BOUQUET

Professeur émérite des Universités, Professeur à l’Université de Bordeaux III-Michel de Montaigne, spécialiste de géopolitique africaine, Christian Bouquet a été conseillerchargé de la coopération auprès des ambassades de France et a passé plus de trente ansdans des pays d’Afrique subsaharienne et de l’océan Indien. Il a notamment été détachéauprès du ministère des affaires étrangères de la France, chargé des projets de développementdans les secteurs sociaux et environnementaux en Côte d’Ivoire. Il est également l’auteurde plusieurs ouvrages, dont Côte d’Ivoire. Le désespoir de Kourouma, publié aux ÉditionsArmand Colin en 2011.

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Ainsi sont nés, en moins de 25 ans(1885-1909) les empires coloniaux fran-çais et anglais – et, dans une moindredimension, allemand, espagnol, portu-gais, belge – séparés par des frontièresque seules les circonstances de l’occu-pation avaient dictées. Dans la plupartdes cas, ces limites inédites n’avaientaucun sens pour les populations locales,surtout lorsqu’elles coupaient en deuxdes communautés ethnolinguistiqueshomogènes. Quant aux frontières saha-riennes, elles sont (sur les cartes) deslignes droites surréalistes de plusieurscentaines de kilomètres, que les nomadestouareg ou toubou transgressent en per-manence, non seulement parce qu’ilsne les voient pas mais surtout parcequ’ils ne les connaissent pas et donc neles reconnaissent pas.

Au moment des indépendances, cene sont pas les visions panafricanistesqui ont prévalu, mais des conceptionsplus étriquées, et la carte du continent

s’est enrichie de 13 600 km de frontièressupplémentaires (Foucher, 1994),d’ailleurs tout aussi peu justifiables dupoint de vue des identités ethno-régio-nales. Naturel lement, ces limites n’ontpas davantage été reconnues par lespopulations locales, ni vraiment res-pectées. Dans certains cas, les modestesbornes cadastrales en ciment dont lacroix gravée était censée indiquer, tousles 5 km, le repère de la frontière offi-cielle, étaient régulièrement déterréeset déplacées par les agriculteurs au grédes parcelles qu’ils défrichaient annuel-lement. C’est ainsi qu’il a fallu planterdans les années 1970 une double haiede tecks (Bouquet, 2003) sur 300 kmentre le Ghana et la Côte d’Ivoire (photo)afin de « fixer » visuellement la limiteinternationale.

C’est en prenant conscience de l’ina-nité de ces tracés que l’Organisation del’unité africaine a établi un contrefeu àvocation éternelle : le principe de l’in- >

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ANALYSE par le Pr CHRISTIAN BOUQUET

C’est en prenant conscience de l’inanité de ces tracés que l’Organisation de l’unité africaine a établi un contrefeu à vocation éternelle : le principe de l’intangibilité des frontières issues de la colonisation, inscrit dans la déclaration du Caire le 21 juillet 1964

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tangibilité des frontières issues de lacolonisation, inscrit dans la déclarationdu Caire le 21 juillet 1964. Décisiongrave, mais sage, car s’il est vrai que laplupart des frontières africaines ne res-pectent pas les critères que les occiden-taux retiennent généralement en lamatière, il serait inconséquent et irres-ponsable de les modifier, même si leSoudan s’y est hasardé – avec l’insuccèsqu’on sait – et même si les Sahraouis

finiront un jour par obtenir satisfaction.À l’actif de ce découpage, on reconnaîtranéanmoins que l’idée de nation n’a puse développer dans l’esprit des peuplesqu’à l’intérieur de ces limites politiques,aussi artificielles soient-elles (Foucher,2014).

Il n’empêche qu’elles sont particu-lièrement poreuses, même quand ellessont considérées comme « fermées ».Ainsi la frontière entre le Maroc etl’Algérie est-elle à la fois la frontièrefermée la plus longue du monde(1 559 km) et probablement l’une desplus perméables en termes de contre-bande (Belkhodja, 2015). Elle est emblé-matique de ce que sont la plupart desautres frontières africaines : des zonesd’intenses fermentations commerciales,facilitées par les différentiels monétaires,par les profits que procure la fraude,par le fait que l’on parle la même languede part et d’autre de la délimitation, etpar la mauvaise gouvernance locale,autrement nommée corruption.

Progressivement, ces lignes quin’étaient que virtuelles ont endossé laréalité de zones de non-droit. Or, il s’agit

toujours – par définition – de régionsmarginales par rapport à la localisationdes pouvoirs centraux, donc éloignéesdes capitales où tout se décide, et souventpeuplées de populations qui refusentl’autorité étatique pour des motifs iden-titaires. Souvent, ces revendications ontgénéré ou alimentent encore des rébel-lions armées qui empêchent les Étatsd’y assurer l’ordre républicain. De mul-tiples exemples illustrent ce cas de figure :l’Azawad, l’Est de la République démo-cratique du Congo, le delta du Niger, leNord-Est de la Centrafrique, etc. Enoutre, la proximité d’une frontière facilitela sanctuarisation des groupes dissidentslorsque ceux-ci se réfugient de l’autrecôté.

Dans ces conditions, le contrôle deces territoires est difficile, et les ajuste-ments structurels imposés par les ins-titutions financières internationalesdans les années 1980 ont incontesta-blement aggravé la situation en fragili-sant les fonctions régaliennes de laplupart des États africains. Mais le FMIet la Banque mondiale ont égalementverrouillé les budgets sociaux, avec lesconséquences qu’on imagine : abandondes infrastructures et de l’entretien dansles domaines de l’éducation et de la santé,baisse des salaires (et du niveau) desenseignants et des agents sanitaires, etdonc délabrement progressif du maillagedes services de l’État, avec une gravitéparticulière aux marges des territoires,le long des frontières éloignées, c’est-à-dire là où les populations étaient déjàrétives à l’autorité centrale.Parallèlement, les services chargés defaire respecter les lois (préfets, sous-préfets ou équivalents, policiers,juges, etc.) ont été fragilisés, rendus vul-nérables à la corruption par la diminu-tion de leurs rémunérations, et souventtragiquement privés de moyens d’in-tervention (véhicules, carburant, etc.).

Ainsi des régions entières dans lespériphéries ont-elles été négligéespendant des décennies, laissant la place,d’une part, à des autorités de substitution(illégales) et, d’autre part, à un mécon-tentement généralisé notamment parmiles plus jeunes quand ils ont comprisqu’ils n’avaient guère d’avenir. Ces ter-ritoires sont alors devenus des zonesgrises (Bouquet, 2014).

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Le contrôle de ces territoires est difficile, et les ajustements structurels

imposés par les institutions financières internationales dans les

années 1980 ont incontestablementaggravé la situation en fragilisant

les fonctions régaliennes de la plupart des États africains

ANALYSE par le Pr CHRISTIAN BOUQUET

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La porosité des frontières africainesrepose sur une « culture » ancienne deséchanges commerciaux, « paradoxale-ment » devenus illégaux lorsque se sontdressées des frontières politiques. Puis,au fur et à mesure que les administra-tions étatiques perdaient de leur poidssur les territoires des périphéries, cesmouvements sont entrés dans unelogique mafieuse, et ont souvent étécouverts par les autorités politiques.Dans la plupart des cas, un vernis idéo-logique – identitaire ou religieux – a puêtre plaqué sur cette nouvelle forme derecouvrement de l’espace (Bouquet,2013). On comprend alors que le combatest inégal, entre les groupes illégaux,rebelles, terroristes ou mercantiles quise jouent de la frontière, et les forces del’ordre qui ne peuvent la franchir fauted’un « droit de poursuite », et qui n’enont d’ailleurs pas toujours ni la volonténi les moyens.

La carte des zones grises africainesn’existe pas, mais on pourra recourirsans gros risque d’erreur à celle que

produit régulièrement le Quai d’Orsaydans ses « Conseils aux voyageurs ».Toutes les régions colorées en rougesont des zones grises, et on remarquequ’elles suivent généralement les lignesfrontalières.

Alors que faire? Au-delà de la recon-quête territoriale par les États concernés– et ce ne sera pas une mince affaireainsi qu’on peut le constater au Mali –il sera impératif de lancer des grandsprojets de développement transfronta-liers, notamment dans la zone sahé-lienne, avec des financements lourdsassurés (et contrôlés) par la communautéinternationale. On revoit poindre ici lefameux « Plan Marshall pour l’Afrique »(Michailof, 2015), souvent évoquéquand les situations apparaissent tropgraves, mais jamais mis en œuvre parceque difficilement applicable dans untissu corrompu à la fois chez les dissi-dents et les représentants des pouvoirslégaux. La porosité des frontières arrangeapparemment tout le monde, oupresque.

| Belkhodja (Ahmed), 2015, « La frontière algéro-marocaine. Étude de géographie politique de la fermeture et des échanges transfrontaliers irréguliers », Diploweb, 28 décembre2015. | Bouquet (Christian), 2003, « L’artificialité des frontières en Afrique subsaharienne. Turbulences et fermentations sur les marges », Cahiers d’Outre-Mer, n° 222, pp. 181-198.| Bouquet (Christian) et Velasco-Graciet (Hélène), 2007, Regards géopolitiques sur les frontières, L’Harmattan, 231 p. | Bouquet (Christian), 2013, « Peut-on parler de seigneurs deguerre dans la zone sahélo-saharienne ? Entre vernis idéologique et crime organisé », Afrique Contemporaine, n° 245, pp. 85-97 | Bouquet (Christian), 2014, « Crises africaines :les zones grises », Géopolitique Africaine n° 50, pp. 167-175 | Collectif, (2007), Les dynamiques transfrontalières en Afrique de l’Ouest, Enda Diapol, Karthala, 219 p. | Foucher(Michel), 1994, Fronts et frontières, Fayard, 692 p. | Foucher (Michel), 2014, Frontières d’Afrique. Pour en finir avec un mythe, CNRS Éditions, 64 p. | Grégoire (Emmanuel) etBourgeot (André), 2011, « Désordre, pouvoirs et recompositions territoriales au Sahara », Hérodote, n° 142, pp. 3-11 | Julien (Simon), 2011, « Le Sahel comme espace de transit destupéfiants. Acteurs et conséquences politiques », Hérodote, n° 142, pp. 125-142 | Michailof (Serge), 2015, Africanistan. L’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ?,Fayard, 366p. | Scheele (Judith), 2011, « Circulations marchandes au Sahara : entre licite et illicite », Hérodote, n° 142, pp. 143-162. | Sellier (Jean), 2003, Atlas des peuples d’Afrique,La Découverte, 207 p. | Wesseling (Henri), 2002, Le partage de l’Afrique, Folio, 840 p.

Frontière de teck entre la Côte d’Ivoire et le Ghana. Cette double haie a été plantée dans les années 1970 pour éviter que les cultivateurs ne déplacent les bornes comme celle quíon distingue au centre. À droite, le poste douanier ghanéen de Yalo-Campe. (©Bouquet)

ANALYSE par le Pr CHRISTIAN BOUQUET

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ieu de chargement, de déchar-gement et de stockage de mar-chandises en masse, et plate-

forme logistique où se développent desactivités industrielles et commerciales,le port est un important maillon de lachaîne du transport maritime. Son rôledans l’économie de tout pays est déter-minant. Il l’est encore plus dans les éco-nomies extraverties comme celles ducontinent africain où la mer reste qua-siment la seule voie d’accès au marchéinternational. Cette position vaut à plu-sieurs ports africains d’être considéréscomme le « poumon de l’économienationale » de leur pays.Paradoxalement, cet organe vital n’estpas toujours traité avec l’attention qu’ilmérite en Afrique, et surtout en Afriquesubsaharienne où il est d’accès facile etla cible de menaces diverses.

En effet, ils occupent le premier rangdes ports d’embarquement des passagers

clandestins, se classent derrière ceux del’Asie du Sud-Est pour la piraterie et levol à main armée, et demeurent deszones privilégiées de transit de la droguede l’Amérique latine vers l’Europe et lesÉtats-Unis. Même le terrorisme mari-time qui les épargne pour l’instant y està craindre.

Existerait-il une raison particulièrepour que les ports de cette partie dumonde soient si facilement accessibles ?La réponse à la question se trouve defaçon évidente dans la gestion de lasûreté portuaire. Néanmoins, on peutse demander aussi si l’emplacement desports et les conditions sociales des popu-lations riveraines ne servent pas deleviers à cette perméabilité.

L’ENVIRONNEMENT DES PORTS FAVORISE LEUR POROSITÉ

La plupart des ports africains à

Pourquoi des ports aussiperméables en Afrique?La sécurité en question

FOCUS

par BARHÉLEMY BLÉDÉ

Barthélemy Blédé est chercheur principal spécialisé en sûreté et sécurité maritimes à l’Institut d’études de sécurité (ISS)-Bureau de Dakar depuis mai 2014. Il est administrateur en chef des affaires maritimes et conseiller du Directeur général des affairesmaritimes et portuaires de Côte d’Ivoire depuis septembre 2011. Il est aussi animateur demodules sur la sûreté maritime au Centre international de formation en maintien de la paixKofi Annan d’Accra (Ghana). Barthélemy Blédé a auparavant servi à plusieurs autres postesde responsabilité dans l’administration maritime ivoirienne et assuré la fonction de chef deprojet de la mise en œuvre du Code international pour la sûreté des navires et des installationsportuaires (Code ISPS) au port d’Abidjan de décembre 2004 à août 2011. Il fut consultantauprès de l’Organisation maritime de l’Afrique de l’Ouest et du centre (OMAOC), chargéde cours à temps partiel à l’Académie régionale des sciences et techniques de la merd’Abidjan et de l’École nationale d’administration d’Abidjan. Il est titulaire d’un Master ofScience (MSC) en affaires maritimes de l’Université maritime mondiale de Malmö, en Suède,du diplôme d’administrateurs des affaires maritimes de l’École des affaires maritimes deBordeaux, et d’une maîtrise en économie publique de l’Université d’Abidjan. Il fut aussipensionnaire de l’Institut de formation international en transports de Namur, en Belgiqueoù il a obtenu un certificat en gestion des ports d’intérieur et un autre en transport par voied’eau intérieure. Il est auteur et co-auteur de plusieurs publications, et ses principauxcentres d’intérêt sont la sûreté maritime, le droit maritime, l’économie maritime, le transportmaritime et la gestion portuaire.

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dimension internationale sont construitsdans de grandes agglomérations. Dansces zones urbaines surpeuplées, ils coha-bitent avec des lieux de restauration etdes marchés à ciel ouvert. Aux com-merces s’ajoutent des voies de circulationconstamment encombrées qui jouxtentles enceintes portuaires. Tous ces facteursfavorisent la confusion dont peuventprofiter les bandits et les criminels pourpréparer leurs attaques, avec la compli-cité des habitués de la zone portuaire. |1

Par ailleurs, le niveau d’insécuritémaritime en général et des ports en par-ticulier semble être en corrélation avecle niveau de vie des populations. Parexemple, les pirates et voleurs qui exer-cent sur les navires sont des personnesdémunies qui visent toujours les mar-chandises faciles à écouler au marchénoir ainsi que les biens et l’argent liquidedes marins. Ils prennent aussi ces der-niers en otage qu’ils libèrent contrerançon. |2 C’est pourquoi, malgré lesinterventions armées des puissancesétrangères sur les côtes somaliennes etla mise en œuvre de nombreux pro-grammes anti-piraterie dans le golfe deGuinée, les ports de l’Afrique au Sud duSahara continuent d’enregistrer desattaques à main armée.

Les passagers clandestins dontl’Afrique abrite les principaux portsd’embarquement sont également, pourla plupart, à la recherche d’une situationsocioéconomique meilleure. |3 Dans lamême veine, l’important trafic illicitedes migrants de toutes origines versl’Europe montre depuis plus d’unedécennie la perméabilité des côtes del’Afrique du Nord. Les raisons politiques,ethniques ou religieuses avancées parces aventuriers ne sont souvent que desalibis. Ils bravent plutôt la mort pourmieux gagner leur vie.

Le mode opératoire de ceux qu’onappelle « rats du port » en Afrique del’Ouest illustre bien également cettesituation de pauvreté préjudiciable à lasûreté portuaire. Ces visiteurs indési-rables accèdent aux ports en escaladantles clôtures ou en y faisant de largesouvertures. Quelques kilogrammes deriz, du vieux bois de fardage |4 ou unepièce de rechange de voiture d’occasionramassés ou volés sur les quais suffisentà leur bonheur. Ils sont moins nuisibles

que les voleurs de conteneurs, mais ilsconstituent néanmoins une menace àla sûreté du port.

LA SÛRETÉ DE CERTAINS PORTS EST GÉRÉE DE FAÇON APPROXIMATIVE

Quel que soit l’environnement géo-graphique ou social d’un port, sa porositéou non dépendra du niveau de mise enœuvre des mesures de sûreté en sonsein. En effet, des normes internationalespour mieux gérer la sûreté maritimesont mises à la disposition des États àtravers l’entrée en vigueur, le 1er juillet2004, du Code international pour lasûreté des navires et des installationsportuaires (ISPS). |5 L’application strictede ces normes devrait suffire à mieuxsécuriser les ports. Malheureusement,plus de dix ans après l’entrée en vigueurdu code, des rapports continuent demontrer que plusieurs ports africainsne sont pas aux normes internationales.

Selon le dernier bulletin des garde-côtes des États-Unis diffusé le 22 juin2015, |6 onze pays africains, sur un totalde 18 au niveau mondial, n’appliquentpas convenablement les normes inter-nationales de sûreté. Dans ce bulletinen ligne, les Américains publient leurévaluation de la capacité des ports à seprémunir et à lutter contre le terrorismeinternational. Ainsi, si l’une des instal-lations portuaires inscrites sur « la liste >

FOCUS par BARTHÉLEMY BLÉDÉ

Le niveau d’insécurité maritime engénéral et des ports en particuliersemble être en corrélation avec le niveau de vie des populations

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noire » fait partie des cinq dernièresescales d’un navire à destination d’unport des États-Unis, celui-ci doit fairel’objet d’une inspection particulièrementminutieuse des fonctionnaires améri-cains.

Le Bureau maritime international |7

rappelle aussi que plusieurs ports afri-

cains demeurent des « points chauds »de vols à main armée commis sur lesnavires. Son dernier rapport annuelnote que sur les 35 attaques ou tentativesd’attaques enregistrées en 2015 sur lescôtes africaines, |8 17 ont eu lieu à quaiou au mouillage.

Pourtant, les administrations mari-times de ces États déclarent au secrétariatde l’Organisation maritime internatio-nale (OMI) que les installations por-tuaires de leurs pays sont conformesaux exigences internationales. Ellesapprouvent leurs plans de sûreté et leurdélivrent des certificats ISPS dits «décla-rations de conformité ». Ces adminis-trations, chargées du suivi de la miseen œuvre du code, soit manquent derigueur ou d’autorité vis-à-vis des portssoit n’ont pas l’expertise nécessaire. Danscertains pays, elles sont réduites à fairede la figuration face à de puissants direc-teurs de ports qui n’ont de compte àrendre qu’au président de la République.

Les États eux-mêmes semblent pour-tant afficher leur volonté de surveillerleurs côtes en adoptant des stratégiesmaritimes nationales, régionales ouinternationales. Cependant, les moyensnavals qu’ils mettent à la disposition deleurs forces maritimes sont encore tropfaibles en nombre et en puissance defeu pour faire face aux criminels. Deplus, la question de la mésentente entreles différentes forces chargées de la sur-veillance des approches maritimes–malgré des efforts réalisés ces dernières

années – n’est pas encore entièrementréglée.

Au niveau régional, les patrouillesinterétatiques mixtes pouvaient contri-buer au renforcement de la sûreté desports, mais ce projet reste encore à uneétape expérimentale. À titre d’illustra-tion, en Afrique de l’Ouest – région laplus touchée par l’insécurité maritimesur le continent – sur trois centres mul-tinationaux de coordination prévus, unseul est fonctionnel depuis mars 2015. |9

QUELLES SOLUTIONS?C’est avant tout à l’autorité portuaire

qu’il revient d’assurer la sûreté de sonespace. Elle doit le débarrasser de toutrefuge potentiel de malfaiteurs. Unetelle décision n’est certes pas facile àprendre puisqu’elle conduit au renon-cement de recettes domaniales, maisc’est le prix à payer pour avoir une totalevisibilité autour du port. Dans le cascontraire, ce qui est une solution dedernier recours, cette autorité devraitavoir l’obligation de poster en perma-nence des agents de surveillance sur leslieux populaires situés dans l’environ-nement portuaire.

L’administration portuaire devraitsurtout s’investir dans la mise en œuvredu code ISPS en mettant en place lesprocédures et les équipements de sûreté.Il est nécessaire qu’elle se dote en res-sources humaines nécessaires à cettefin. Au cas où elle se trouverait contraintede recourir à une expertise privée, unpersonnel interne capable d’assurer lesuivi des activités du sous-traitant devraitêtre disponible. La règle est que l’autoritéportuaire ne peut sous aucun prétextedéléguer sa responsabilité.

Enfin, l’autorité portuaire devrait sesoumettre aux inspections de l’admi-nistration publique chargée du suivi desnormes de sûreté et mettre en œuvreses prescriptions. Cela suppose que cettedernière dispose du personnel nécessaireet remplisse ses missions conformémentaux règles internationales et nationales.

Quant aux États, il est nécessairequ’ils dotent leurs forces maritimes demoyens navals susceptibles de dissuaderles criminels de s’approcher de leurscôtes. En agissant ainsi, ils respecteraientleurs engagements pris au niveau conti-nental en adoptant le 31 janvier 2014,

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Quant aux États, il est nécessaire qu’ils dotent leurs forces maritimes

de moyens navals susceptibles de dissuader les criminels de

s’approcher de leurs côtes

FOCUS par BARTHÉLEMY BLÉDÉ

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à Addis-Abeba, la Stratégie africaineintégrée pour les mers et les océans –Horizon 2050. |10 Ils seraient aussi enphase avec leurs stratégies régionales etles codes de conduite de Djibouti et deYaoundé. |11

Les organisations régionales spécia-lisées, comme l’Association de gestiondes ports de l’Afrique de l’Ouest et ducentre (AGPAOC), devraient, quant àelles, jouer un rôle de sensibilisation enfaveur de la sûreté portuaire. Aussi est-il difficile de comprendre comment lapremière édition de récompenses desmeilleurs ports africains organisée parl’AGPAOC en septembre 2015 à Abidjana pu ignorer les questions sécuritaires.Un prix du port le mieux sécurisé sem-blait pourtant avoir sa place parmi ceuxdécernés. |12

Au total, plusieurs facteurs concou-rent à la perméabilité des ports africainsqui sont des outils essentiels aux éco-nomies nationales. Leur protectioncontre des agressions extérieures néces-site une conjugaison d’actions dont lerespect des normes de sûreté par lesautorités portuaires. Il est égalementnécessaire que les États qui ont pris l’en-gagement d’œuvrer à la sécurisation desmers aux niveaux régional et continentalsoutiennent ces actions par l’équipementdes forces maritimes. Quant aux orga-nisations spécialisées dans les questionsportuaires, elles devraient toujoursplacer la sûreté au centre de leurs acti-vités.

|1 Pour avoir accès aux installations portuaires, ils bénéficient de la complicité des gendarmes ou des agents portuaires corrompus ou laxistes commis à la surveillance des guériteset du plan d’eau. À l’inverse, par exemple pour sortir frauduleusement une cargaison de riz du port, le voleur cherchera à coopérer avec des dockers, un chauffeur de camion etdes douaniers qui sont censés contrôler les sorties. |2 Tuer ou blesser n’est pas leur objectif. Cela arrive accidentellement. Ceux qui tuent délibérément sont des terroristes et nondes pirates. |3 Selon les statistiques fournies par le Groupe international des P&I clubs (Protection & Indemnity Clubs) à l’Organisation maritime internationale (OMI), les 10 principauxports d’embarquement des passagers clandestins au niveau mondial se trouvent en Afrique. International Group of P & I Clubs, Submission to IMO FAL 38 – Stowaways, 13 février2013, www.igpandi.org/Submissions/IMO/2013/133. |4 Bois placé dans le fond d’une cale de navire pour préserver les marchandises de l’humidité. |5 ISPS est l’acronyme anglaispour International Ship and Port Facility Security. Le code ISPS est un ensemble de dispositions spéciales de sûreté maritime adoptées par l’Organisation maritime internationaleen décembre 2002 à la suite des attentats du 11 septembre 2001. |6 Home U. S., Department of Homeland Security, United States Coast Gard, Port Security Advisory : 3-15,22 juin 2015, https ://homeport. uscg. mil/cgi-bin/st/portal/uscg_docs/MyCG/Editorial/20150623/PSA % 203-15 % 20GAMBIA % 20FINAL. pdf ? id = b47041cf0e3850d74ca8a7a2963bf29c1399a909. |7 ICC Commercial Crime Services, IMB Piracy and Armed Robbery Against Ships : 2015 Annual Report, January 2016, https ://icc-ccs. org/. (Lerapport ne peut être obtenu que sur demande). |8 Tous les 35 actes se sont déroulés en Afrique au Sud du Sahara dont 32 dans le golfe de Guinée. |9 Seul fonctionne le centrede Cotonou qui est celui de la zone E composée du Nigeria, du Togo, du Bénin et du Niger. Les autres zones sont la zone F, composée du Ghana, de la Côte d’Ivoire, de la Guinée,du Libéria, de la Sierra Leone et du Burkina Faso, dont le centre sera à Accra ; et la zone G, composée de la Gambie, du Sénégal, de la Guinée-Bissau, du Cap-Vert et du Mali,dont le centre n’a pas encore de pays hôte. |10 Cette stratégie vise à « développer une économie bleue florissante, durable, sécurisée et respectueuse de l’environnement ». Unionafricaine, Stratégie africaine intégrée pour les mers et les océans, horizon 2050 : stratégie AIM 2050, 2012, http://cicyaounde.org/wp-content/uploads/2015/04/2050-AIM-Strategy-Fr.pdf. |11 La plupart des régions africaines ont adopté des stratégies maritimes. En outre, le 29 janvier 2009, 9 pays ont adopté le code de conduite de Djibouti pour la lutte contrela piraterie dans l’océan Indien oriental et le golfe d’Aden qui est signé aujourd’hui par 20 pays, y compris des pays non africains. Un code de conduite similaire a été pris le 25 juin2013 à Yaoundé par les pays de l’Afrique de l’Ouest et du centre. OMI, Organisation maritime internationale, Le code de conduite de Djibouti, 2016,www.imo.org/fr/OurWork/Security/PIU/Pages/DCoC. aspx. |12 S. Koné, 1re édition des Ports Awards Africains : quand des africains décident d’honorer les meilleurs ports de leurcontinent, Lepointsur. com, 25 juillet 2015, http://lepointsur.com/ports-awards-africains-pour-primer-les-meilleurs-ports-africains-competitivite/

FOCUS par BARTHÉLEMY BLÉDÉ

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Contrefaçon commerciale& Contrefaçon crapuleuseLa contrefaçon n’est pas une infraction nouvelle. Mais, avec la libéralisation du com-merce, la contrefaçon a changé de paradigme. Elle est devenue crapuleuse et génèreun chiffre d’affaires supérieur à celui des trafics de stupéfiants. Non seulement elleest entre les mains du crime organisé transnational, mais elle blesse, mutile et tueégalement. Pierre Delval dénomme cette infraction pénale le Crime-contrefaçon®.Cheryl La Croix la détaille en précisant l’importance des effets secondaires du Crimepharmaceutique. Ainsi, seule la voie pénale se montre en mesure de dissuader cesagissements. Or, de nouvelles techniques parajudiciaires sont mises en œuvre pourendiguer l’afflux de marchandises contrefaisantes dangereuses. Le Docteur CurtisVaisse en a mesuré toute l’importance stratégique et propose des solutions exemplaires,mettant l’État au cœur de ses prérogatives régaliennes de protection des consom-mateurs.

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epuis des décennies, l’Afriquea toujours été la cible descontrefacteurs. Leur motiva-

tion première n’a jamais vraiment étéla concurrence déloyale, comme cela apu être le cas dans de nombreux paysoccidentaux. Leur motivation a toujoursété le gain facile, rapide et sans scrupule,basé sur un marché de la survie et depopulations précaires. Ainsi, l’Afriquea toujours connu les contrefaçons cra-puleuses, à la différence des pays indus-trialisés qui découvrent depuis peu surleur territoire tout le cynisme du crime-contrefaçon. La copie plus ou moinsservile d’un médicament, d’un produitagroalimentaire, d’une pièce de rechangeou d’un jouet ne respecte évidemmentaucune règle de conformité technico-sécuritaire et tue.

Ainsi, parce qu’elle évolue, la contre-façon n’est pas seulement une atteinteau droit de la propriété intellectuelle.Elle revêt aujourd’hui d’autres infractionstransversales qui touchent directementà des aspects purement criminologiques.Ce délit établit un lien avec le trafic demarchandises illicites et la criminalitéorganisée transnationale. Cette dernière,attirée par d’importants profits, voit lacontrefaçon comme un moyen de déve-lopper un marché criminel polymorpheet « multiservices », avec un total méprisdu genre humain. Nous quittons ainsila notion de contrefaçon « concurren-

tielle» pour une approche plus complexetouchant directement à la notion decontrefaçon « criminelle ».

Si nous poussons encore plus loinl’analyse, nous nous apercevons que lacontrefaçon devient le moteur d’actesencore plus sordides. La vente du tabacde contrebande en est un exemple lumi-neux.

Depuis des décennies, le crime orga-nisé pratique la contrebande de ciga-rettes. En Guinée-Bissau, pays où existeune robuste criminalité locale, un paquetde cigarettes au détail coûte en moyenne0,99 euro dans le commerce légal. AuSénégal, le paquet de la même marqueest vendu 1,07 euro par le vendeur offi-ciel. Le paquet de cigarettes importéfrauduleusement sur le territoire de laGuinée-Bissau est vendu en contrebandesur le sol sénégalais 0,50 euro. Soit unemarge nette de 0,20 euro, si nous retironsles couts de transport et le défraiementdes réseaux de vente illégale. Depuisquelques années, cette criminalitébissau-guinéenne s’intéresse à un autrebusiness model : la contrefaçon du tabacen provenance de Chine. Le trafiquantachète ainsi le paquet contrefaisant àun prix bien inférieur encore, autourde 0,07 euro. Evidemment, ce tabac decontrefaçon n’a rien à voir avec le tabacde contrebande. Les feuilles de tabac,chargées en métaux lourds et autres par-ticules chimiques issus des engrais et

La contrefaçon est un crime

ANALYSE

par PIERRE DELVAL

Criminologue et criminaliste. Conseiller spécial auprès de plusieurs gouvernements sur la lutte contre le crime organisé et les trafics illicites, il préside l’organisation WAITO(WAITO Corp., WAITO International et WAITO Institut) et enseigne la criminologie dansplusieurs universités et instituts dans le monde. Il est aussi président du Groupe de travailsur le trafic illicite des médicaments et expert sur les contrefaçons crapuleuses au TF-CITde l’OCDE, chroniqueur de Financial Afrik et président du Conseil scientifique et éditorialde la revue Afrique Défense, ainsi que membre du Conseil d’administration de l’Initiativeéconomique pour la Méditerranée (IEPM) et auteur de nombreux ouvrages sur la contrefaçon,notamment Le marché mondial du faux, Crimes et contrefaçons au CNRS Éditions, rééditéen 2015 en livre de poche pour la «Collection Biblis» (n°130) du CNRS Éditions et intitulé«Le faux, un marché mondial ».

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pesticides, ne sont pas nettoyées. Leurtoxicité est si importante que l’Universitéde Saint-Andrews (Ecosse) estime leniveau carcinogène de ces produits 8 à11 fois plus important qu’un tabacnormal. Pourtant, cette contrefaçon estvendue sur les marchés de Dakar à 0,50euro comme du tabac de contrebande.Les clients, convaincus d’acheter lesmêmes produits que ceux du commercelégal, ne s’imaginent pas qu’ils vontfumer des cigarettes « hautementtoxiques ». Le fraudeur, pour sa part,double la mise. |1

Dans un autre registre, les câbles,les disjoncteurs, les prises électriques,les interrupteurs et les rallonges sont,dans l’ordre, les cinq produits les pluscontrefaits répandus sur le marché afri-cain. Ils représentent entre 40 % et 80 %du marché des équipements électriquesselon les sous-régions. |2 La situationn’est pas sans conséquences sur l’éco-nomie et surtout sur la sécurité des uti-lisateurs de ces produits. Outre lesgouffres que représente la contrefaçonpour les fabricants de produits authen-tiques, les risques auxquels sont exposésles utilisateurs, parfois sans le savoir,sont réels. Le premier indice qui pourraitalerter le consommateur, est le prix deces produits, largement moins chersque les produits authentiques. Réaliséspar l’utilisateur lui-même, en bricoleurautodidacte, ou par des électriciensinformels dont les qualifications sontinvérifiables, ces travaux n’ont aucunegarantie de conformité aux normes desécurité. Les accidents sont inévitables,

et tout particulièrement les incendieset électrocutions, bien souvent drama-tiques.

Nous pourrions également nousétendre sur les faux médicaments etleurs conséquences désastreuses ou lescontrefaçons d’insecticides et leur effetplacebo. La liste est longue et démontre,si besoin était, qu’une contrefaçon estessentiellement non-conforme. Acontrario, pour les spécialistes de lacontrefaçon « concurrentielle », uneatteinte au droit de la propriété intel-lectuelle n’est pas forcément technique-ment non-conforme. Sur le fond, ils ontraison. Un fabricant peut contrefaire lebrevet d’un autre, sans pour cela semettre en faute techniquement et sécu-ritairement. Par contre, la contrefaçon«criminelle», dénommée «crapuleuse»,et qui constitue en Afrique la grandemasse des produits contrefaisants, faitmajoritairement allusion à un produitnon-conforme, potentiellement dange-reux, ayant un lien direct ou indirectavec les réseaux criminels. Pour plus decommodité, nous l’appellerons « crime-contrefaçon ».

Le mobile sordide de ces contrefa-çons, ou l’accomplissement d’actes d’unesingulière malhonnêteté se prête juste-ment à ce type de délit. Les critèresretenus sont d’ailleurs sans équivoque. >

ANALYSE par PIERRE DELVAL

Depuis des décennies, l’Afrique a toujours été la cible des contrefacteurs

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Le caractère intentionnel de la violation,l’atteinte manifeste par la tromperie,dans la perspective de profits rapidesau détriment des populations les plusdémunies, sans se soucier de la sécuritéou de la santé du consommateur, consti-tue déjà en soi un acte criminel. Vendreun disjoncteur en sachant qu’il ne répon-dra pas aux exigences de sécurité atten-dues est de fait un acte criminel. Tromperun consommateur en lui vendant unpaquet de cigarettes que l’on sait contre-faisant et hautement toxique, alors quel’acheteur le croit de contrebande, estégalement un acte criminel. Que cetacte soit réalisé de manière clandestine

confirme l’infraction. Il ne qualifie pasjuridiquement, mais factuellement, lecomportement illégal. Il convient cepen-dant de ne pas oublier que cettedémarche clandestine peut aussi s’insérerdans une chaine de distribution légale,ce qui aggrave l’acte de tromperie. Ensomme, la contrefaçon est «crapuleuse»ou « criminelle » lorsqu’elle n’est pascommise dans la « vie des affaires ». Endéplaise aux juristes conservateurs, lacontrefaçon est bien un crime, et elledoit être appréhendée par les pouvoirspublics comme tel.

Au-delà de cette dangerosité dite« objective » des produits marchandscontrefaisants, qui relève des risquesmatériels causés à autrui, il convientdorénavant de parler de dangerosité« subjective » des organisations crimi-nelles, opérée par des atteintes sérieusesà l’ordre public présentant, par leurnature et leur gravité, un caractère cri-minel pouvant être poussé, parfois, àson paroxysme de «calamité publique»,tel le financement du terrorisme.

En tout état de cause, qu’elles semanifestent par la corruption d’agentspublics, la commission d’infractions

dans des domaines où le risque pénalest omniprésent dans sa configurationla plus extrême, ou par le « dumpingpénal » |3 caractérisé par l’approcherisque/profit de l’entreprenariat criminel,ces pratiques constituent une formeorganisée d’activités criminelles sur les-quelles la politique pénale de la contre-façon doit, sans conteste, élargir sonchamp d’application. Se focaliser sur laseule atteinte aux droits de la propriétéintellectuelle serait une erreur majeure.Le potentiel de nuisance sociale attachéeau « crime-contrefaçon » sera à moyenterme incontestablement plus prégnantque toute autre forme de criminalité,parce que transversale. La régularité, ladimension, la diversité de leurs mal-veillances entrainent inexorablementde multiples complications à toutes lesstrates de l’économie légitime, des struc-tures sociales et des institutions de santépublique.

Ainsi, se contenter de la seule pro-tection des marques et des brevets pourcombattre ce fléau est une démarchenaïve et irresponsable. D’autant quel’impact de l’économie souterraine sepropage naturellement à l’économielicite. En ce sens, la contrefaçon est uncrime idéal.

L’avenir de la lutte anti-contrefaçonnous incombe. Il est hors de questionde se résigner et de subir. Nul ne peutéchapper à la contrefaçon criminelle.Nul ne peut la récuser. Le problème n’estpas de savoir si l’arsenal juridique exis-tant convient pour lutter contre ces nou-velles formes de contrefaçon. Le pro-blème est de savoir si nous sommesprêts à relever tous les défis qu’elles pré-sentent. Toutes les capacités, toutes lesressources techniques et toutes les basesjuridiques existent pour les relever avecsuccès. Il est essentiel d’y puiser main-tenant les fondements d’une démarchetechnico-juridique répressive suffisam-ment ambitieuse pour dissuader lescontrefacteurs de s’installer durablementau cœur la société africaine. C’est le prixà payer pour que la lutte contre lescontrefaçons criminelles l’emporte faceau crime organisé et au financement duterrorisme.

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L’avenir de la lutte anti-contrefaçon nous incombe. Il est hors de question

de se résigner et de subir

|1 WAITO sur les contrefaçons en Afrique de 2015. |2 Étude Schneider Electric publiée en 2015. |3 Curtis Vaisse, « Essai d’une nouvelle problématique de lutte contre la contrefaçoncontemporaine », Thèse de doctorat, 21 mars 2014.

ANALYSE par PIERRE DELVAL

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Les effets secondaires des médicaments non-conformes

armi les effets secondaires desmédicaments non-conformes |1

et les conséquences relatives àleur utilisation régulière, se manifestentde nombreu ses manifestations morbidescomme la résistance aux antimicro-biens, |2 le développement des maladiesrénales chroniques, |3,4, l’augmentationdu nombre de crises d’épilepsie, |5 l’em-poisonnement, |6 voire la mort. Face àce fléau, il convient de réagir au plusvite pour limiter les dommages induitspar ces produits nuisibles et/ou ineffi-caces, surtout en Afrique, une desrégions les plus touchées par ce traficillicite de médicaments. En effet, le tauxde faux médicaments en circulation surce continent avoisine en moyenne 30 %,excepté en Afrique du Nord. |7

«De toutes les inégalités, la plus bles-sante est l’inégalité devant la santé ». |8

Parmi les défis sanitaires auxquels la région subsaharienne est confrontée,les taux de mortalité en général, et ceuxde mortalité infantile en particulier,demeurent les plus élevés au monde.Des affections éradiquées depuis long-temps ailleurs persistent encore dansde nombreuses sous-régions. Les épi-démies de fièvre hémor ragique à virusEbola, de méningite ou de paludismecontinuent de ravager des pays entiers.Les médicaments sûrs demeurent encoretrop onéreux pour une large partie dela population. |9 Et pour couronner le

tout, la criminalité organisée, |10 associéeou non au financement du terrorisme,la corruption ainsi que la porosité denombreuses frontières et un manquepatent de moyens nécessaires à la miseen œuvre d’un arsenal de prévention etde dissuasion efficace (mécanismes desurveillance forts, |11 application de loisadaptées…) aggravent un peu plus tousles jours la politique générale de santépublique. Autant d’enjeux qui rendentla situation actuelle très complexe àgérer pour les autorités locales, maisextrêmement favorables pour le déve-loppement du crime pharmaceutique.Et, en la matière, les bandits qui en tirentprofit ne se privent pas de moyens pourdévelopper leur commerce hautementlucratif.

MÉDICAMENTS NON-CONFORMES: RISQUES POUR LA SANTÉ PUBLIQUE

Il existe d’innombrables exemplesde médicaments non-conformes circu-lant en Afrique. L’objet n’est pas de tousles énumérer, mais d’étudier quelquescas qui illustreront nos propos, du contra-ceptif d’urgence sans principe actif auxantirétroviraux fraudés, en passant pardes vaccins anti-méningite falsifiés, defaux tranquillisants et autres antibio-tiques, antipaludiques ou antitubercu-leux sous-dosés. >

FOCUS

par CHERYL LA CROIX

Spécialiste du crime pharmaceutique et diplômée en criminalité pharmaceutique à l’UniversitéPanthéon-Assas, Cheryl La Croix a présenté en septembre 2015 un rapport de rechercheintitulé «Lien entre criminalité pharmaceutique et maladies chroniques : une analyse desmédicaments anticancéreux et antirétroviraux». Ancienne analyste du renseignement dansles domaines de sécurité nationale et des crimes de guerre, Cheryl La Croix a travaillé auxNations Unies pour le Tribunal pénal international pourl’ex-Yougoslavie (TPIY) et au bureaudu Premier ministre de la République de Trinité-et-Tobago.

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CONTRACEPTIF D’URGENCE SANS PRINCIPE ACTIF

Dénommée également « pilule dulendemain», la contraception d’urgenceest une méthode dite « de rattrapage »à utiliser lorsqu’il y a eu un rapportsexuel non ou mal protégé. En 2013,des versions falsifiées de Postinor-2®ont été découvertes au Nigeria. |12

Postinor-2®, un contraceptif d’urgencelargement utilisé en Afrique, dominaitle marché nigérian en 2013. |13 À l’époque,le Dr. Orhii, directeur général de laNAFDAC (National Agency for Foodand Drug Administration and Control),déclarait que l’utilisation de ces produitssans principe actif pouvait conduire àdes grossesses non désirées, à des dom-mages de l’utérus de même qu’à un désé-quilibre hormonal. |14 En 2015, la contre-façon du Postinor-2® sans principe actifétait à nouveau détecté, mais cette fois-ci en Ouganda. |15

VACCINS ANTI-MÉNINGITE FALSIFIÉS: RISQUES DE MORT

Les vaccins fournissent non seule-ment une protection individuelle, maiségalement une protection collective.Une mauvaise couverture vaccinale outout simplement l’absence de vaccinfavorise les épidémies. |16 D’après Dr.Mutokhe, coordinateur médical pourMédecins sans frontières (MSF) auNiger, «… la méningite peut tuer 50 %des personnes infectées et laisser desséquelles neurologiques si elle n’est pasrapidement prise en charge». |17 En 1995,de faux vaccins étaient déjà à l’originede plus de 3 000 morts au Niger. |18 Fautede principe actif, ces vaccins ne proté-geaient pas contre la méningite.

Pour la première fois en 2015, uneépidémie de grande ampleur due ausérogroupe C |19 a frappé un des pays de«la ceinture africaine de la méningite», |20

en l’occurrence le Niger. |21 Le sérogroupeW135 |22 a également été identifié. Lasituation était particulièrement inquié-tante en raison d’une pénurie de vaccinsd’une part et de la circulation au Nigerde versions falsifiées de trois types devaccins polyosidiques |23 d’autre part(Mencevax® ACW, le Mencevax®ACWY |24 et le Menomune® ACY-W135 |25). Selon l’OMS, l’alerte lancée

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FOCUS par CHERYL LA CROIX

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FOCUS par CHERYL LA CROIX

contre ces faux vaccins, est fondée surdes «erreurs» identifiées sur l’emballage.Les numéros de lot, les dates de fabri-cation et de péremption ne correspon-daient pas aux produits d’origine. Sansdangers pour l’organisme, mais totale-ment inefficaces, ces placebos ont, sansnul doute, contribué au développementde l’épidémie qui avait fait en un mois358 morts.

DIAZÉPAM FALSIFIÉ : PRINCIPE ACTIF REMPLACÉ

En juillet 2015, l’OMS signalequelques 700 effets indésirables parmiplus de 400 patients ayant pris du dia-zépam falsifié dans le nord de laRépublique démocratique du Congo(RDC). |26 Le diazépam est un des tran-quillisants les plus utilisés au monde,faisant partie de la famille des benzo-

diazépines. Les faux comprimés en ques-tion ne contenaient pas le principe actifaffiché sur l’étiquette. Il était remplacépar de l’halopéridol, un antipsychotique.Évidemment, les patients ont eu immé-diatement des réactions graves tellesque des dystoniques aiguës |27 touchantla face, le cou et la langue qui duraiententre 3 et 4 jours. |28 Celles-ci ont conduità environ 40 hospitalisations parsemaine depuis décembre 2014. Lesanalyses menées sur ces comprimés fal-sifiés ont révélé qu’ils contenaient entre10 et 20 mg de l’halopéridol ; un tauxtrès dangereux surtout pour les jeunes.Suite à la circulation des versions falsi-fiées de Diazépam en Afrique Centrale,le Food and Drug Administr ation (FDA)a émis un avertissement relatif à l’achaten ligne du diazépam. |29 Et pour cause,dans le passé, des patients ayant com-mandé en ligne des comprimés tels quel’Ambien®, le Xanax®, le Lexapro® etl’Ativan®, |30 s’étaient faits livrer des pro-

duits contenant en fait de l’halopéridol. |31

À cause des symptômes éprouvés parces internautes (difficulté à respirer,spasmes musculaires ainsi que raideurmusculaire), ils ont dû être hospitalisésen urgence.

ANTIBIOTIQUES, ANTIPALU-DIQUES, ANTITUBERCULEUX ET ANTIRÉTROVIRAUX AVEC PRINCIPE(S) ACTIF(S) ATTÉNUÉS: RISQUE ACCRU DE LA RÉSISTANCE ANTIMICROBIENNE |32

Les antimicrobiens sous-standards/falsifiés les plus courants comprennentdes bêtalactames (parmi les antibio-tiques |33) et de la chloroquine ainsi quedes dérivés d’artémisinine |34 (parmi lesantipaludiques). |35 «… AlexanderFleming, qui a découvert la pénicillineen 1928, mettait déjà en garde ses pairs

en 1945 contre l’utilisation non raison-née des antibiotiques, craignant la sélec-tion de bactéries résistantes qu’il avaitdéjà observée dans son laboratoire ». |36

Fleming avait raison. Le monde estdepuis confronté au développement desrésistances antimicrobiennes dues à denombreux facteurs, dont trois particu-lièrement importants : une utilisationabusive de certains médicaments, dontles antibiotiques ; un désintérêt écono-mique pour le développement de nou-velles molécules ; une situation récur-rente de traitements non-conformes,souvent sous-dosés.

Ainsi, par exemple, l’administrationrépétée d’antituberculeux sous-stan-dards ou falsifiés peut engendrer dansun premier temps, une sensation deguérison. Cependant, si les bacilles deKoch – les mycobactéries responsablesde cette maladie – ne sont pas détruits,la résistance risque de s’installer, sousl’effet d’un traitement de durée plus

Ajoutant à cela l’évolution démographique tendancielleglobale et les conflits mul tiples, nous voyons bien queles menaces sur les populations défavorisées ne pourront que se poursuivre

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longue qui lui-même peut augmenterle développement de la résistance auxmolécules. |37 Certaines sous-régionssont déjà touchées par les tuberculosesmulti résistantes (MR). |38 Pire encore,il existe une forme ultrarésistante (UR)signalée dans 105 pays en 2015. |39 Lespopulations déplacées, ayant non seu-lement un risque accru de tuberculose,mais également un accès limité auxsoins, |40 peuvent aussi être porteusesdes souches multi résistantes. Il est encoredifficile de démontrer le rôle exact desantibiotiques sous-dosés en matière derésistance anti micro bienne. Mais il estfort à penser que les études menéesactuellement en Asie du Sud-Est, etnotamment au Cambodge, démontrentrapidement la bombe à retardementque représentent ces médicaments sous-dosés, à dissolution partielle ou ayantun taux excessif d’impureté.

TRAITEMENTS DE PREMIÈRELIGNE DU PALUDISMEPLASMODIUM FALCIPARUM: PEU OU ABSENCE DE PRIN-CIPE(S) ACTIF(S)

En juin 2012, des douaniers angolaisdécouvrent 1,4 million de paquets deCoartem 20/120® contrefaisants dissi-mulés dans une cargaison de haut-par-leurs, sur le port de Luanda. Si lesditsmédicaments avaient été authentiques,il y aurait eu suffisamment de dosespour traiter la moitié de cas annuels depaludisme en Angola. Ces faux produits,en provenance de Guangzhou (Chine)contenaient des phosphates de calcium,des acides gras et des pigments jaunes,mais aucun principe actif. |41,42 À nouveauen 2013, des versions falsifiées duCoartem 20/120®, avec peu ou pas deprincipe(s) actif(s), sont saisis auCameroun, dont quelques lots, déjà dis-tribués, sont retrouvés dans les hôpitauxou sur les marchés de rue dans les paysde l’Afrique de l’Ouest et Centrale. |43

En juillet 2015, le Coartem®80/480 mg a reçu la préqualification del’OMS. Il est devenu le premier et uniquetraitement antipaludique hautementconcentré disponible dans le secteurpublic, financé par des donateurs. |44 Cenouveau dosage devrait réduire lenombre de comprimés à prendre et seraplus accessible aux patients. En effet,

25 millions de personnes atteints dupaludisme en Afrique auraient accès àce traitement. |45 Est-ce que son aspectinnovant rendra cet antipaludique plusattrayant pour les trafiquants ? Et si oui,quels seront les effets secondaires sup-plémentaires ? L’enjeu est majeur etdemande dorénavant une vigilance touteparticulière des personnels de santé etdes forces de l’ordre concernés.

ZIDOLAM-N FRAUDÉ: FRIABILITÉ ET DÉCOLORATION DES COMPRIMÉS

En septembre 2011, des versionsfraudées de l’antirétroviral (ARV)Zidolam-N, ont été détectées par desinfirmières MSF au Kenya. |46 Il s’agissaità l’origine d’un produit authentiqueayant fait l’objet d’une diversion crapu-leuse d’un programme d’aide humani-taire. Recon ditionné par la suite avecun faux packaging pour prolonger leurdate de pé remption, |47,48 les comprimésde Zidolam-N étaient devenus friables,décolorés et moisis. |49 Un rappel desproduits concernés a été effectué. MSFa même proposé une consultation médi-cale aux presque 3 000 patients quiavaient consommé du Zidolam-Nfraudé. |50 Selon le Dr. Luk wago, secré-taire permanent du Ministère de la santéau Ouganda, les patients atteints duVIH/sida qui avaient pris ces antirétro-viraux fraudés avaient un risque dediminution de leur immunité ou dedévelopper une résistance aux médica-ments authentiques. |51

LES MÉDICAMENTS NON-CONFORMES CONTRIBUENT-ILS POUR CERTAINS À LA RÉSISTANCE AUX MALADIESINFECTIEUSES?

Il serait cependant bien présomp-tueux de déceler les risques de demainen matière de résistance aux maladies,sur la simple hypothèse d’un usage plusou moins généralisé de médicamentsnon-conformes. En revanche, rien nenous interdit de réfléchir aux facteursqui facilitent l’environnement des patho-gènes. Ces facteurs sont répartis en deuxgrandes familles. Celles d’une part quiinfluent sur la transmission des patho-gènes (facilités de transport, grands ras-

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semblements humains et exodes, envi-ronnement et climat…). Celles d’autrepart qui influent sur la virulence despathogènes, notamment l’accès aux soinsde santé élémentaires, au traitementmédicamenteux approprié et au bonusage de ce traitement.

Les médicaments sous-dosés contri-buent sans conteste aux facteurs com-binés évoqués précédemment. Le déve-loppement des contrefaçons sur cesmarchés «porteurs» est dans ce contexteun vecteur d’accroissement des risquesen matière de résistance aux traitements.

Ajoutant à cela l’évolution démo-graphique tendancielle globale et lesconflits multiples, nous voyons bien queles menaces sur les populations défa-vorisées ne pourront que se poursuivre.Il s’agit là d’une tendance lourde que nepourraient inverser que des mesuresvolontaristes portant sur une vraie poli-tique de lutte contre le crime pharma-ceutique dans les pays émergents et envoie de développement. Néanmoins, ilsemble important de préciser qu’au vude ces constats, aucune région dumonde, aucun pays ne peut plus se direà l’abri des risques de contamination etdes résistances induites : risques pourles personnes en mouvement d’êtrecontaminées par des maladies pour les-quelles elles ne sont pas immunisées,possibilités de transférer une maladievers le pays de résidence et de conduireles soignants à effectuer de mauvais dia-gnostics, augmentation de potentialitésde transfert des pathogènes résistantspar les voyageurs devenus vecteurs desinfections.

Sans tomber dans le catastrophisme,nous devons tous être conscients queces tendances lourdes vont se poursuivre,voire s’accentuer, dans les prochainesdécennies, notamment du fait d’unrisque majeur de traitements médica-menteux inefficaces ou obsolètes. Dansl’hypothèse où la recherche, notamment

au sein des grands groupes pharmaceu-tiques, fait plus un choix économiqueque de stratégie sanitaire, il est probableque ce facteur restera un contributeurdéterminant de développement desmédicaments de mauvaise qualité et decontrefaçon, ainsi que l’une des causes

majeures de la multirésistance des mala-dies infectieuses aux traitements médi-camenteux, au détriment non seulementdes pays pauvres, mais également àterme des pays qui s’estiment aujourd’huiprotégés.

COMMENT PRÉVENIR LESRISQUES DE MÉDICAMENTSNON-CONFORMES?

Pour faire face à la menace grandis-sante posée par les médicaments non-conformes, une approche à plusieursvolets est exigée : politique accrue decommunication et d’information,recherche scientifique dédiée, arsenallégislatif adapté et appliqué, formationspécialisée développée, coordinationrégionale et internationale mieux struc-turée aux niveaux opérationnel, tech-nique et scientifique (voir figure ci-dessus).

« Le médicament de la rue tue », telétait le message véhiculé par la campagnede communication proactive lancée parla Fondation Chirac le 14 septembre2015. |52 Pour cette fondation, savoir c’estpouvoir. Il est donc primordial que lepatient consommateur prenneconscience des risques accrus liés auxmédicaments non-conformes, malgrétoutes les contraintes liées aux traite-ments réglementés (complications logis-tiques pour un traitement normal etrégulier, prix, contraintes culturelles,contraintes sociales…). De même, encomplément des contrôles des pointsde ventes non-réglementés, des opéra-tions douanières et policières, |53,54,

notamment les saisies, |55 doivent se mul-tiplier afin d’enrayer la distribution de >

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Pour faire face à la menace grandissante posée par les médicaments non-conformes, une approcheà plusieurs volets est exigée

FOCUS par CHERYL LA CROIX

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ces faux produits. Bien que les opérationssporadiques des organisations interna-tionales (Interpol, OMD) ne suffisentpas, elles servent à sensibiliser les poli-tiques et l’opinion publique, et à montrerle chemin des autorités nationalesconcernées. Toute enquête menée loca-lement devrait avoir pour but de déman-teler les réseaux et de traduire les cou-pables en justice. |56 De même, des outilsde détection et de vérification fiables,faciles à employer et aux prix abordablessont indispensables. |57 Enfin, formerles professionnels de santé ainsi que lescontrôleurs, les douaniers et les policiersest une mesure essentielle dans la luttecontre le trafic de médicaments non-conformes. |58,59

Vu le nombre réduit d’études |60

consacrées aux médicaments non-conformes, ne serait-il souhaitable decréer un think tank |61 ou un observatoirerégional ? Cet institut de recherches etd’études, devrait être chargé égalementdes échanges d’information et d’encou-rager les États africains à signer, puis àratifier la Convention Médicrime. |62Cetinstrument juridique international,ouvert à la signature en octobre 2011,

est entré en vigueur le premierjanvier 2016. Mais à ce jour, seulementdeux pays africains, à savoir le Marocet la Guinée, l’ont signé. |63 En sep-tembre 2015, ce dernier l’a égalementratifié et son entrée en vigueur a com-mencé à partir du 1er janvier 2016. Quiddes autres États de l’Afrique subsaha-rienne et de l’Afrique du Nord ?

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Médicaments non-conformes: comprendre la menace pour mieux la combattre

FOCUS par CHERYL LA CROIX

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|1 Le terme « médicaments non-conformes » est défini comme suit : un médicament non-conforme présente des écarts par rapport aux spécifications requises et approuvées parl’autorité de santé. Il déroge également aux bonnes pratiques de fabrication en vigueur dans le pays d’enregistrement. Ce médicament peut être sous-dosé, surdosé, ne présenteraucun principe actif, contenir des produits dégradés ou tout simplement dépasser sa date de validité. Il peut être contrefait, falsifié, et souvent hors spécifications. Les conséquencesde la non-conformité sont souvent graves, voire mortelles. |2 Makiko Kitamura, « Fake Antibiotics Feed Growing Worldwide Superbugs Threat », (en ligne), 18 juin 2014.http://www.bloomberg.com/news/articles/2014-06-17/fake-antibiotics-feed-growing-worldwide-superbugs-threat (page consultée le 11 janvier 2015). |3 Christine Holzbauer, « Lalutte contre les faux médicaments », African Business, juin-juillet 2015, n° 39, p. 89. |4 64’Grand Angle (TV5Monde), « Santé : contrefaçon de médicaments, mortel poison », (enligne), vidéo ajoutée à YouTube le 5 juin 2014. https ://www.youtube.com/watch ? v =-0HHhwJoNao (page consultée le 23 janvier 2016). |5 Nicola Swanborogh, « Counterfeit drugscause breakthrough seizures », (en ligne), 7 janvier 2016. http://www.epilepsysociety.org.uk/news/counterfeit- drugs- cause- breakthrough- seizure- 07-01-2016#. VqdRZlKbaOc(page consultée le 7 janvier 2016). |6 The Partnership for for Safe Medicines (Safemedicines. org), « Nigerian Children Killed by Contaminated Teething Medicine », (en ligne).http://www.safemedicines.org/nigerian- children- killed- by- contaminated-teething- medicine. html (page consultée le 26 janvier 2016). |7 Christine Holzbauer, loc. cit., p. 88. |8Discours de Jacques Chirac, « Appel de Cotonou contre les faux médicaments », (en ligne), 12 octobre 2009. http://www.fondationchirac.eu/wp-content/uploads/2009/ 10/appel-de- cotonou- charte. pdf (page consultée le 20 janvier 2016). |9 Christian D’Alayer, « Les priorités sanitaires », African Business, août-septembre 2015, n° 40, pp. 92 et 93. |10Hichem Ben Yaïche, « Trois dangers, trois défis », Le magazine de l’Afrique, mars-avril 2015, n° 42, pp. 5 et 6. |11 Intellectual Property Watch, « WHO Board Debate : High PricesSow Seeds of Fake Medicines in Developing Countries », (en ligne), 1 février 2016. http://www.ip-watch.org/2016/ 02/01/who- board- debate- high- prices-sow- seeds- of- fake-medicines- in- developing- countries/print/(page consultée le 1 février 2016). |12 OMS, Alert No. 128, « Falsified batches of Postinor 2 recently discovered in Nigeria », (en ligne),26 juillet 2013. http://www.who.int/ medicines/publications/drugalerts/Alert_128_Information_Postinor_SP_26July. pdf. |13 Society for Family Health, « Mobile Authentication Service(MAS) Code for Postinor II », (en ligne), septembre 2013. http://www.sfhnigeria.org/news/203-mobile-authentication-service-mas-code-for-postinor-ii (page consultée le 21 janvier2016). |14 Medical World Nigeria, « NAFDAC Warns on Fake Contraceptives », (en ligne), 20 juin 2013. http://www.medicalworldnigeria.com/2013/ 06/nafdac-warns-on-fake-contraceptives#. VqpYvimbaOc (page consultée le 21 janvier 2016). |15 OMS, Alerte Produit Médical n°5/2015, « Contraceptifs d’Urgence falsifiés circulant en Afrique de l’Est »,en ligne le 18 novembre 2015. http://www.who.int/medicines/publications/drugalerts/Alert5_ 2015_ FalsifiedPostinor_ FR. pdf. |16 Marc Gozlan et al., « Vaccins pourquoi on nepeut pas s’en passer », Sciences et Avenir, décembre 2015, n° 826, p. 33. |17 MSF, « Urgence méningite au Niger : 100 personnes hospitalisées chaque jour à Niamey », (en ligne),11 mai 2015. http://www.msf.fr/actualite/articles/urgence-meningite-au-niger-100-personnes-hospitalisees-chaque-jour-niamey (page consultée le 26 janvier 2016). |18 NicolasGuerbe, « Vaccins : Mérieux et SmithKline victimes d’une contrefaçon mortelle en Afrique », (en ligne), 9 août 1996. http://www.lesechos.fr/09/08/1996/LesEchos/17207-020-ECH_vaccins — merieux-et-smithkline-victimes-d-une-contrefacon-mortelle-en-afrique. htm (page consultée le 26 janvier 2016). |19 Un sérogroupe est un ensemble de caractéristiquesantigéniques de certains micro-organismes (bactéries, virus, champignons), permettant de différencier des souches appartenant à une même espèce. |20 Les pays de la ceintureafricaine de la méningite qui s’étend du Sénégal à l’ouest jusqu’à l’Éthiopie, à l’Est, sont les suivants : Bénin, Burkina Faso, Burundi, Cameroun, Côte d’Ivoire, Érythrée, Éthiopie,Gambie, Ghana, Guinée, Guinée-Bissau, Kenya, Mali, Mauritanie, Niger, Nigeria, Ouganda, République centrafricaine, République démocratique du Congo, Rwanda, Sénégal,Soudan, Soudan du Sud, Tanzanie, Tchad et Togo. http://www.who.int/mediacentre/factsheets/fs141/fr/ |21 OMS, « Une épidémie de maladie à méningocoque progresse rapidementau Niger », (en ligne), 15 mai 2015. http://www.who.int/mediacentre/news/situation-assessments/meningitis-niger/fr/(page consultée le 26 janvier 2016). |22 Parmi les douzesérogroupes identifiés, les sérogroupes A, B, C, Y et W135 sont les plus répandus dans les infections invasives à méningocoque (IIM). Dans les pays industrialisés, les souchesde Neisseria meningitidis prédominantes sont de sérogroupes B, C, W135 et Y. Le sérogroupe A est principalement retrouvé en Afrique subsaharienne, dans la « ceinture méningitique »où il est responsable de poussées épidémiques sur un fond endémique. |23 Deux types de vaccins antiméningococciques utiles au contexte épidémiologique africain sontdisponibles au niveau mondial : les vaccins polyosidiques et les vaccins conjugués. Les vaccins polyosidiques existent sous forme de diverses associations contre les groupes A,C, W135 et Y. Ces vaccins existent depuis plus de 30 ans et sont des moyens de prévention extrêmement efficaces chez l’enfant plus âgé et l’adulte. |24 OMS, Alerte n°2/2015,«Faux vaccins contre la méningite en circulation en Afrique de l’Ouest», (en ligne), 22 mai 2015. http://www.who.int/medicines/ publications/drugalerts/AlerteOMS2. 2015MENCEVAX_FR.pdf ? ua = 1 |25 OMS, Alerte n°3/2015, « Faux vaccins contre la méningite en circulation en Afrique de l’Ouest », (en ligne), 27 mai 2015. http://www.who.int/medicines/publications/dru-galerts/VF_ MenomuneAlertFRversion. pdf |26 Phil Taylor, «WHO warns public about falsified diazepam», (en ligne), 6 juillet 2015. http://www.securingindustry.com/pharmaceuticals/who-warns-public-about-falsified-diazepam/s40/a2402/#.VrClESmbaOc (page consultée le 6 juillet 2015). |27 La caractéristique essentielle de la Dystonie aiguë induite par lesneuroleptiques est le maintien de postures anormales ou bien l’existence de spasmes musculaires qui apparaissent en relation avec la prise d’un médicament neuroleptique. |28OMS, Alerte n°4/2015, « Effets indésirables causes par du Diazépam falsifié en Afrique Centrale », (en ligne), 2 juillet 2015. http://www.who.int/medicines/publications/drugalerts/Alert4_2015DiazepamFR.pdf. |29 National Association of Boards of Pharmacy (NABP), « Consumers Purchasing Diazepam Online Warned To Be Wary of CounterfeitVersion », (en ligne), 8 juillet 2015. https ://www.nabp.net/news/consumers-purchasing-diazepam-online-warned-to-be-wary-of-counterfeit-version (page consultée le 9 juillet 2015).|30 L’Ambien est un sédatif utilisé pour traiter l’insomnie tandis que les trois autres médicaments sont indiqués dans le traitement des manifestations anxieuses sévères et/ouinvalidantes. http://www.doctissimo.fr/asp/medicaments/medicaments_loupe. htm |31 FDA, « The Possible Dangers of Buying Medicines over the Internet », (en ligne), 26 janvier2011. http://www.fda.gov/forconsumers/consumerupdates/ucm048396.htm (page consultée le 23 janvier 2016). |32 « La résistance antimicrobienne (RAM) désigne la capacitéd’un microorganisme à résister à un traitement antimicrobien auquel il était sensible auparavant. » http://www.eufic.org/article/fr/artid/Resistance_ antimicrobienne_ une_responsabilite_partagee/ |33 Sur le site Facebook de Minilabs Save Lives se trouvent des cas de médicaments non-conformes dont les antibiotiques falsifiés. https ://www.facebook.com/minilab/|34 Des associations médicamenteuses comportant de l’artémisinine (ACT) est l’arme la plus efficace contre la forme la plus mortelle de paludisme, celui à falciparum.http://www.who.int/mediacentre/news/releases/2011/malaria_therapies_20110112/fr/ |35 Theodoros Kelesidis et Matthew Falagas, « Substandard/Counterfeit antimicrobial Drugs »,Clinical Microbiologial Reviews, avril 2015, volume 28, n° 2, p. 443 à 464. |36 Emmanuel Cuzin, « Antibiorésistance – Le gouvernement dévoile son plan », Pharmaceutiques,octobre 2015, n° 230, p. 14. |37 Roger Bate et al., « Substandard and falsified anti-tuberculosis drugs : a preliminary field analysis », The International Journal of Tuberculosis andLung Disease, (en ligne), janvier 2013. https ://www.aei.org/wp-content/uploads/2013/ 02/-substandard- and- falsified- antituberculosis- drugs- a- preliminary- field-analysis_142125219328.pdf (consultée le 2 janvier 2016). |38 On parle de « multirésistance » pour des souches ayant acquis une résistance à deux des antituberculeux de première ligne.« 10 questions sur la tuberculose », décembre 2015, Pharma, n° 127, pp. 32 et 33. |39 http://www.who.int/tb/publications/ global_report/gtbr2015_executive_summary_fr. pdf ?ua = 1. |40 « Les réfugiés durement touchés », Le Monde (Science & Médecine), 16 décembre 2015, p. 5. |41 Benoît Faucon et al., « Africa’s Battle : Fake Drug Pipeline UndercutsProgress », (en ligne), 29 mai 2013. http://www.wsj.com/articles/ SB10001424127887324474004578444942841728204 (page consultée le 20 janvier 2016). |42 The Partnership forSafe Medicines. org, « Angola Customs Agents Find Vast Store of Fake Malaria Drugs in China Shipment », (en ligne), 1 juin 2012. http://www.safemedicines.org/2012/06/angola-customs-agents-find-vast-store-of-fake-malaria-drugs-in-china-shipment.html (page consultée le 20 janvier 2016). |43 OMS, Drug Alert No. 130, « Falsified batches of Coartemrecently circulating in Cameroon », (en ligne), 8 novembre 2013. http://www.who.int/medicines/publications/drugalerts/Alert_ 130_ Information_ Coartem_ VF. pdf ? ua = 1 |44 AfricanPress Organization, « L’antipaludique Coartem 80/480 mg de Novartis reçoit la préqualification de l’OMS, devenant ainsi plus accessibles aux patients », (en ligne), 16 juillet 2015.https ://appablog. wordpress. com/2015/ 07/16/lantipaludique-coartem-80480-mg-de-novartis-recoit-la-prequalification-de-loms-devenant-ainsi-plus-accessible-aux-patients/(consultéele 20 janvier 2016). |45 Novartis : l’OMS accorde une préqualification à Coartem contre la malaria », (en ligne), 16 juillet 2015. http://www.romandie.com/news/Novartis- lOMS-accorde- une- prequalification- a- Coartem- contre-la_ ROM/612797.rom (page consultée le 20 janvier 2016). |46 MSF, « Des médicaments falsifiés introduits dans une ligne d’ap-provisionnement au Kenya », (en ligne), 1 octobre 2011. http://www.msf.fr/actualite/articles/medicaments-falsifies-introduits-ligne-approvisionnement-au-kenya (page consultéele 1 février 2016). |47 OMS (SSFFC Medical Products), « Global Surveillance and Monitoring Project », en ligne, diapositif n° 4. https ://media. medfarm. uu.se/play/attachmentfile/video/3529/Handouts. pdf (page consultée le 1 février 2016). |48 L’utilisation de produits médicaux périmés est risquée et peut-être dangereuse pour lasanté. FDA, « Don’t Be Tempted to Use Expired Medicines », (en ligne), 11 janvier 2016. http://www.fda.gov/Drugs/ResourcesForYou/ SpecialFeatures/ucm481139.htm (pageconsultée le 11 janvier 2016). |49 OMS (Prequalification of Medicines Programme), « Falsified lamivudine, zidovudine and nevirapine tablets (Zidolam-N) in Kenya », (en ligne),23 septembre 2011. http://apps.who.int/prequal/info_press/documents/Falsified_ ZidolamN_ 23September2011.pdf (page consultée le 1 février 2016). |50 MSF, « VIH/sida auKenya : la majorité des patients ayant reçu du Zidolam-N reçoivent des consultations de suivi », (en ligne), 30 novembre 2011. http://www.msf.fr/actualite/articles/vihsida-au-kenya-majorite-patients-ayant-recu-zidolam-n-falsifie-recoivent-consul (page consultée le 1 février 2016). |51 Risdal Kasasira, « Government warns of fake HIV/Aids drugs », (en ligne),27 septembre 2011. http://www.monitor.co.ug/News/National/-/688334/1243588/-/bio3x8z/-/index.html (page consulté le 26 janvier 2016. |52 Fondation Chirac, « Campagneinternationale de sensibilisation « Le médicament de la rue tue » », (en ligne). http://www.fondationchirac.eu/prevention-conflits/acces-aux-medicaments/campagne-internationale-de-sensibilisation-le-medicament-de-la-rue-tue/(page consultée le 23 janvier 2016). |53 RTI, « Grand Format : opération porc epic, le gouvernement accentue la luttecontre les médicaments illicites et frauduleux », ajoutée à YouTube le 10 juin 2014. https ://www.youtube.com/watch ? v = bVOrRccX75E (vidéo consultée le 1 février 2016). |54Telles que les opérations Giboia II organisée par l’Interpol et Biyela 2 organisée par l’OMD et l’IRACM. Pour plus d’informations, voir : http://www.interpol.int/News-and-media/News/2015/N2015-134 et http://www.iracm.com/wp-content/uploads/2014/ 09/A4-OP-biyela_14.pdf. |55 Par exemple, en décembre 2015, la douane guinéenne a effectuéune saisie de deux conteneurs de faux médicaments en provenance de Chine. http://guineeinformation.fr/jt-rtg-du-24-12-2015-ibrahima-traore-annonce-son-retour/(page consultéele 24 décembre 2015). |56 En janvier 2016, trois femmes guinéennes ont été condamnées à un an de prison ferme et au paiement d’une amende d’un million de francs guinéenschacune pour l’exercice illégal de la pharmacie et l’administration de substances nuisible à la sante. http://www.guinee24.com/lire/detail/tribunal-de-mafanco-trois-femmes-condamnees-a-12-mois-de-prison-ferme/(page consultée le 17 janvier 2016). |57 Par exemple Miti Health propose aux pharmacies du secteur privé en Afrique de l’Est un logicielqui sert à détecter les faux médicaments et de les supprimer de la chaîne d’approvisionnement. Le logiciel ne coûte que 10 dollars par mois. http://voices.nationalgeographic.com/2016/01/11/kill-or-cure-how-mobile-phones-help-identify-counterfeit-drugs/(page consultée le 16 janvier 2016). |58 Dans le cadre du projet TRACMed, la Conférence internationaledes Ordres de pharmaciens francophones (Ciopf) propose un programme de formation en ligne dédié à la lutte contre les médicaments falsifiés. http://www.globe-network.org/fr/lutte-contre-les-medicaments-falsifies. |59 Dans le cadre du projet européen REPT (Répondre efficacement à la production et au trafic de médicaments falsifiés), 33 inspecteurspharmaciens ont été formés « pour une meilleure maîtrise des techniques d’inspection et dans l’optique de lutter efficacement contre le trafic illicite des médicaments au Sénégal ».http://www.aps.sn/actualites/societe/sante/article/trafic-illicite-de-medicaments-33-inspecteurs-pharmaciens-formes-des-mercredi (page consultée le 12 janvier 2016). |60 L’OMSenvisage d’entamer une étude sur la santé publique et l’impact socio-économique des produits médicaux SSFFC (produits médicaux de qualité inférieure/faux/faussementétiquetés/falsifiés/contrefaits). http://www.ip-watch.org/2016/ 02/01/who- board- debate- high- prices- sow- seeds- of- fake- medicines- in-developing- countries/print/ |61 Sachantque «… la culture des think tanks n’a pas encore pris racine dans le continent… », HBY, « Trois questions à… Dr Cheikh Tidiane Gadio, président de l’Institut panafricain de stratégie(IPS), ancien ministre des affaires étrangères du Sénégal (2000-2009) », Le Magazine de l’Afrique, mars-avril 2015, n° 42, p. 11. |62 « Le Conseil de l’Europe a élaboré une conventioninternationale qui constitue, pour la première fois, un instrument juridique contraignant dans le domaine du droit pénal en criminalisant la contrefaçon mais aussi la fabrication etla distribution de produits médicaux mis sur le marché sans autorisation ou en violation des normes de sécurité ». http://www.coe.int/t/dghl/standardsetting/medicrime/default_FR.asp. |63 Liste complète – État de signatures et ratifications du traité 211, Situation au 1er février 2016. http://www.coe.int/fr/web/conventions/full-list/-/conventions/treaty/211/signatures?p_auth = LEOwjuui.

FOCUS par CHERYL LA CROIX

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e trafic international des pro-duits de con tre façon s’aggraveet se présente sous une nature

toujours plus alarmante. Depuis long -temps, les trafics de produits de consom-mation courante supplantent ceux desproduits du luxe. La mondialisation deséchanges, la globalisation des systèmesd’information et la modernisation desmoyens de transport de marchandisesont achevé d’abolir les distances entreles États du monde. Les profits potentielsde ces trafics illicites de masse attirentnon seulement des trafiquants peu scru-puleux, mais aussi de façon croissanteles organisations criminelles les plusbarbares.

Produits pharmaceutiques et phy-tosanitaires, denrées alimentaires etproduits de consommation courante,textiles, cosmétiques, pièces détachéesautomobiles et avioniques, jeux et jouetspour enfants, composants électriqueset électroniques, matériaux de construc-tion… chaque rapport annuel del’Organisation mondiale des douanessemble retirer à cet inventaire éclectiqueson caractère exhaustif.

La gravité du phénomène de lacontrefaçon se montre ainsi toujoursplus inquiétante. Certes, les risques desproduits contrefaisants pour la santé etla sécurité des consommateurs sont

accrus par la variété des produits copiésen constante diversification, selon lestendances des marchés. Mais à cettegravité objective, il faut ajouter celle,subjective, du comportement des auteursde ces infractions, qui financent par cestrafics des activités criminelles multiples,entre autres terroristes. La contrefaçonest ainsi devenue une activité prisée dubanditisme, au même titre que le traficde stupéfiants, d’êtres humains oud’armes légères. Transport de produitsdu tabac contrefaisant (rappelons quele produit « contrefait », au sens littéral,est le produit authentique potentielle-ment copiable) associés à un chargementde stupéfiants, laboratoires clandestinsdestinés à la fabrication de faux médi-caments utilisant des substances létales,production d’alcool frelaté avec duméthanol… La gravité subjective descontrefaçons se caractérise égalementpar le mépris le plus total de ces pro-ducteurs et distributeurs pour la sécuritéet la santé des consommateurs.

Cette situation se montre d’autantplus dramatique en Afrique que lechamp de produits affectés n’y connaitpas de limites. Les médicaments en sontla parfaite illustration. En effet, aux pro-duits dits de confort bien connus desoccidentaux, aux anabolisants, ou autrespilules pour traiter les dysfonctionne-

À quand le marquage d’autorité?Un arsenal technico-juridiqueinnovant

EXPERTISE

par le Dr CURTIS VAISSE

Conseiller juridique et affaires publiques dans un groupe international qui conçoit, déploieet opère des systèmes de lutte contre la contrefaçon, la contrebande et les trafics illicitesdes produits de consommation courante pour le compte des personnes publiques etprivées. Juriste de formation, il est titulaire d’un doctorat en droit de l’Université Paris V-René Descartes. Sa thèse est intitulée : «Essai d’une nouvelle problématique de lutte contrela contrefaçon contemporaine – une approche globale des techniques préventives et répres-sives des trafics de produits contrefaisants».

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ments érectiles s’ajoutent des produitsvitaux (antituberculeux, antirétroviraux,antipaludiques…) dans des proportionsallant de 30 % à 70 % du marché selonles États. |1 Le dernier rapport de l’OMDsur les trafics illicites |2 fait d’ailleursapparaître 9 États africains sur les 15premiers États au monde en termes dequantité d’articles saisis par les douanes,au premier rang desquels on trouve sys-tématiquement les produits pharma-ceutiques.

Compte tenu du trop faible risquepénal encouru par les trafiquants decontrefaçons, les organisations crimi-nelles privilégient dorénavant cestrafics et procèdent à un cynique arbi-trage entre les profits générés et lesrisques encourus pour se diversifierdavantage dans ce domaine. Ils inves-tissent ainsi dans la production, le trans-port et la distribution de ces produitsillicites en constituant des alliances defait avec des réseaux aux spécialités spé-cifiques (industriels véreux, transpor-teurs peu regardants et distributeursmafieux). |3

Le continent africain est dans unesituation d’autant plus préoccupanteque les organisations criminelles y sontprofondément intégrées et socialementancrées. Outre d’innombrables victimesphysiques de produits frelatés, ces traficsoccasionnent des pertes abyssales dansles recettes fiscales, affectant sérieuse-ment les budgets des États qui comptentsur les droits de douane, et notammentsur les produits soumis à accises (alcool,tabac et huiles minérales), pour stabiliserleur taux d’endettement. Ils privent ainsices États de recettes essentielles pourfinancer l’application des lois, la miseen œuvre des politiques publiques etbrident par ailleurs la compétitivité desentreprises légales. En Afrique, la situa-tion apparaît enfin d’autant plus inso-luble que la propriété intellectuelle n’ybénéficie pas d’une protection optimalepar les titulaires de droit, en raison desystèmes judiciaires parfois défaillantsou par défaut d’intérêt commercial.

Certes, les organisations policièresou douanières internationales, en col-laboration avec les autorités locales,conduisent régulièrement des opérations« coups de poing » qui, à grand renfortde médiatisation, donnent l’apparence

d’une lutte effective. Ainsi, les opérationscoordonnées des services des douaneset de police permettent de saisir desquantités parfois impressionnantes deproduits (en matière pharmaceutique,on peut citer les opérations coordonnéesmenées par Interpol en Afrique : Pangeasur Internet, Biyela, Mamba, Cobra ouGiboia). |4 Mais la réalité est plus dra-matique. En effet, de même que l’aug-mentation des saisies douanières inciteà nous interroger sur les raisons de cette« croissance » – à savoir, une meilleure

efficacité des services douaniers ou uneintensification des échanges de produitscontrefaisants – il convient de s’inter-roger aussi sur l’efficacité des politiquesmises en œuvre. Ces statistiques ne sont-elles pas plutôt révélatrices d’une pré-valence généralisée de produits contre-faisants sur le sol africain ? Cesopérations isolées ne démontrent-ellespas l’urgence de mettre en œuvre unesolution globale ? N’attestent-elles pasd’un échec des moyens mis en œuvre,échec qui porte en lui les germes d’unenouvelle politique ?

Nous avons proposé, dans la thèsede doctorat en droit intitulée « Essaid’une nouvelle problématique de luttecontre la contrefaçon contemporaine »,de distinguer les contrefaçons concur-rentielles des contrefaçons criminellesen propos liminaire. Cette distinctiona pour objet de justifier l’applicationdes sanctions les plus sévères aux contre-façons d’une certaine gravité, à la dif-férence des premières que les magistratsrechignent à sanctionner pénalement.Les premières, si elles constituent desinfractions sérieuses consistant à empié-ter sur le terrain intellectuel d’autrui etdoivent à ce titre faire l’objet de sanctionsadaptées, demeurent des atteintes rele-vant de la vie des affaires. Elles ne >

Le continent africain est dans une situation d’autant plus préoccupante que les organisations criminelles y sont profondément intégrées et socialement ancrées

EXPERTISE par le Dr CURTIS VAISSE

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peuvent être considérées avec la mêmesévérité que les secondes, véritable gan-grène du commerce international etnouvelle source de financement des organisations criminelles, voire terro-ristes. La sanction des contrefaçonsconcurrentielles protégeant les intérêtsprivés des titulaires de droit se différenciede celle des contrefaçons criminelles,ou crapuleuses, portant atteinte à l’ordrepublic. Une distinction des régimes desanction doit être clairement établie.

Dans le contexte africain, ce sont

justement les contrefaçons criminellesqui doivent être examinées en priorité.La particulière gravité des trafics illiciteset la pénétration des organisations cri-minelles en Afrique justifient donc, afortiori, une solution novatrice et robustemise en œuvre de façon centralisée,sous l’autorité des pouvoirs publics. Ils’agit de développer d’urgence une poli-tique de prévention et de dissuasiontechnico-juridiques fondée sur le prin-cipe du marquage d’autorité.

POLITIQUE DE PRÉVENTION ET DE DISSUASION TECH-NICO-JURIDIQUES: PRIN-CIPES DE MISE EN ŒUVRE

Pour prévenir les trafics illicites, ils’avère primordial de dissuader, en sedotant des moyens techniques et juri-diques adéquats. Or, seuls les États dis-posent de l’autorité nécessaire, sur lefondement de leurs prérogatives réga-liennes, pour incarner une telle politiqueet disposer d’un tel arsenal. Ils sont eneffet les seuls en mesure de réunir lescompétences qui font généralementdéfaut dans la sphère privée des titulairesde droit, quelle que soit leur résolutionde combattre ce fléau ou la qualité de

leur collaboration avec les autoritéspubliques. Les droits et devoirs des titu-laires de droit en matière de protectiondes marchés et de réputation ne se situentpas au même niveau que ceux des États,chargés de maintenir en priorité lesdroits régaliens. En ce sens, la luttecontre les contrefaçons criminellesdépasse largement la protection desdroits intellectuels et économiques destitulaires de droit. Nonobstant le faitque la lutte contre la concurrencedéloyale est un sujet important pourl’économie d’une nation, l’État doit aussigarantir la protection des consomma-teurs et combattre contre toutes lesmenaces à l’ordre public, notammentcelles des réseaux criminels, omnipré-sents en Afrique. L’ordre public se montreeffectivement affecté, dans la mesureoù les populations sont mises en périlpar des produits dangereux produits,acheminés et distribués par des orga-nisations criminelles qui prospèrent audétriment de la souveraineté territoriale,des finances publiques et de la croissanceéconomique.

Sous la responsabilité d’une insti-tution centrale, les compétences relevantde multiples ministères et autoritésdoivent être mutualisées pour perfec-tionner la connaissance des trafics illi-cites et des réseaux impliqués, évaluerl’étendue des risques et optimiser lacoopération des institutions prescrip-trices avec les autorités de poursuite etde sanction. Douanes, police, justice,finances, agences de santé, agence deprotection de la concurrence, desconsommateurs et de répression desfraudes, agences de normalisation et decertification ; la mise en commun despécialistes enrichis de l’expertise mul-tiple de ses membres permet d’adapterl’arsenal technico-juridique existant àla nature difficilement saisissable destrafics modernes.

Le marquage d’autorité constitue ensoi le socle de cet arsenal. Il consiste enun support porteur d’informations sécu-risées dont les pouvoirs publics doiventpouvoir contrôler l’authentification.Toute atteinte à l’autorité du marquage(falsification, contrefaçon, utilisationabusive) permet de frapper le fraudeuravec une sanction d’une gravité exem-plaire, dans la mesure où son infraction

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Le marquage d’autorité constitue en soi le socle de cet arsenal.

Il consiste en un support porteur d’informations sécurisées dont

les pouvoirs publics doivent pouvoircontrôler l’authentification

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porte atteinte à la nation, à la paixpublique et à la sûreté même de l’État.Attaché à un produit, quel qu’il soit, iln’est alors plus seulement question dedéfendre les intérêts privés que consti-tuent les droits de propriété intellectuelle,mais aussi ceux de l’ordre public auxquelsl’atteinte est caractérisée par la falsifi-cation d’une marque représentative del’autorité de l’État.

Or, la plupart des États du mondeconnaissent, dans leur droit national,un régime juridique de protection desmarques d’autorité publiques. Ces signesdistinctifs, qui sont assimilables auxsceaux de l’État, billets de banque etautres effets publics, incarnent desexpressions essentielles de la souverai-neté étatique. Ils visent à protéger desattributs fondamentaux du pouvoir réga-lien : de la prérogative de battre lamonnaie, à celle d’assurer l’authentifi-cation de certains documents fiduciaires.L’invocation de ces bases juridiquesouvre la voie à une solution novatricede lutte contre la contrefaçon.

Le droit positif des pays d’Afriquefrancophone comporte en la matièredes dispositions similaires au droit pénalfrançais qui prohibe les atteintes à laconfiance publique. |5 Si l’on se cantonneaux États de l’Afrique francophone, cer-tains les classent parmi les crimes etdélits contre la paix publique(Mauritanie, Guinée), la chose publique(Mali), les garanties données par l’État(Côte d’Ivoire, Came roun), contre lafoi publique (République démocratiquedu Congo, Burundi) ou plus simplementdans la catégorie des faux en écriturepubliques (Niger, Tchad). D’une façongénérale, des règles analogues sanction-nant la violation des marques apposéesau nom de l’État existent à travers lemonde: il convient d’en faire application,pour assurer un régime probatoire solidepermettant de confondre les coupableset de leur infliger des peines véritable-ment dissuasives.

L’IMPACT DU MARQUAGE D’AUTORITÉ SUR LE PLAN PROBATOIRE ET PUNITIF

La mise en œuvre des marques d’au-torité contribue à créer, sans modifica-tion substantielle du droit positif, desmoyens de preuves judiciaires permet-

tant d’emporter la conviction du jugesur la gravité de l’infraction, sans sefonder sur le caractère contrefaisant duproduit ni étayer cette démonstrationde la preuve comme le droit de la pro-priété intellectuelle l’exige, par compa-raison du produit authentique à celuicontrefaisant. La preuve du caractèreillicite du produit repose ainsi sur unmarquage, dont les caractéristiques tech-niques s’apparentent à celles que com-portent la plupart des monnaies fidu-ciaires, des documents identitaires oude légitimation. La preuve ne nécessitepas l’intervention du titulaire de droitpour déterminer, voire démontrer, lesdifférences et les ressemblances entreles produits contrefaisants et authen-tiques puisqu’elle porte en elle les carac-téristiques techniques nécessaires àl’identification du produit protégé, àson authentification et parfois à sa cer-tification.

Il faut reconnaître que la reproduc-tion de l’apparence des produits authen-tiques par les contrefacteurs est de plusen plus trompeuse, ce qui compliquenon seulement les saisies et les retenuesdouanières, mais également la tâche desautorités judiciaires qui doivent carac-tériser l’infraction de contrefaçon. Enréponse à ces incertitudes, le marquaged’autorité, pour assurer sa force probante,doit comporter des éléments techniquesde nature à corroborer les preuves, etaboutir ainsi à une conclusion incon-testable. Bien sûr, certains marquagessécurisés peuvent aussi faire l’objet decopies, d’une qualité parfois étonnante. |6

Mais si auparavant le principe était derendre la copie fiduciaire la plus difficiletechniquement et donc coûteuse pourdissuader le contrefacteur, les méthodescontemporaines ajoutent à l’impressionfiduciaire des techniques numériques.Elles permettent de confondre rapide-ment le copieur. L’objet n’est donc plusseulement de rendre la copie impossible– car tout ce que l’homme fait, l’hommeparvient à le refaire– mais de démontrerla volonté de nuisance du copieur etpermettre ainsi des sanctions à la hauteurde ses actes (fondement juridique de latromperie aggravée). Les solutions tech-niques mises en œuvre aujourd’hui per-mettent cette subtilité juridique. Ainsi,les niveaux de protection à disposition >

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assurent une robustesse des marquagessans équivalent, assurant l’admissibilitéjudiciaire nécessaire pour infliger lessanctions les plus sévères.

Parmi les évolutions technologiquesanti-contrefaçon, les techniques de tra-çabilité sécurisée et les systèmes d’in-formations associés sont, sans nul doute,les moyens les plus modernes pourconstruire une présomption irréfragable,grâce à faisceau de preuves corrobora-tives.

En s’abstenant d’une expertise cou-teuse, longue et incertaine, il convientde confier à une personne publique lesmoyens de vérifier l’authenticité du mar-quage apposé au nom de l’autorité dési-gnée. En matière de contrefaçon dedroits de propriété intellectuelle, la pré-sence d’un expert mandaté par le titulairede droit est indispensable pour arguerdu caractère contrefaisant ou non duproduit. Ainsi, lorsque le préjudicepotentiel n’est pas significatif – commec’est le cas lors de saisies de faibles quan-tités, lorsque les procédures judiciairessont trop incertaines ou lorsque le titu-laire de droit n’a pas de présence com-merciale sur le lieu de saisie – la procé-dure judiciaire a peu de chancesd’aboutir. Au contraire, si les autoritésdésignées sont présentes sur place, queleur analyse se fonde sur un élémentextrinsèque au produit lui-même,élément dont l’autorité dispose de l’en-tière maîtrise (par l’identification oul’authentification que permettent lescaractéristiques techniques du mar-quage), la poursuite et la sanction judi-ciaire du contrefacteur deviennentincontestables.

Sur ces fondements, l’exercice despoursuites est assuré de façon automa-tique par les parquets, sans soumettrela constitution de la preuve et le dérou-lement de l’action au titulaire de droits.La mise en œuvre d’une telle politiqueconfère aux autorités judiciaires et poli-cières les moyens d’enquête et de preuve,tout en soumettant ces agissements àdes sanctions réellement dissuasives.Elle permet la constitution objective etindépendante de preuves sous le contrôledes autorités judiciaires tout en confor-tant leur admissibilité judiciaire.

Outre un régime probatoire avan-tageux et une politique de prévention

technico-juridique sous le contrôle d’uneautorité publique, cet usage de la tech-nologie au service de la justice permetdonc de dépasser les contraintes dudroit de la propriété intellectuelle. Eneffet, dans un contexte de contrefaçoncrapuleuse, limiter l’application de cetarsenal technique à la seule protectiondes titulaires de droit apparait trop res-trictif. L’Organisation mondiale de lasanté (OMS), par exemple, considèreque la problématique des faux produitspharmaceutiques dépasse celle de laviolation de droits de marques, brevets,ou dessins et modèles, et inclut les médi-caments falsifiés, faussement étiquetés,frauduleux, sous-standard et contrefai-sants. |7 De façon analogue, le champd’application de cette nouvelle politiquepeut donc s’entendre au sens large. Elleest de nature à s’adapter non seulementaux objets protégés par des droits depropriété intellectuelle, mais égalementà ceux faisant l’objet d’une norme deproduction qui conditionne leur misesur le marché.

Certains produits sont égalementsource de dangers pour la santé et lasécurité des consommateurs, alorsmême qu’ils ne reproduisent pas dedroit de marque, de brevets ou de dessinset modèles. En raison de leur non-conformité à certaines normes et régle-mentations (matériaux et équipementsde la construction, produits pharma-ceutiques dont les droits sont tombésdans le domaine public…, reproduisantdes sigles représentatifs du respect denormes de production), on ne se situepas dans le cadre stricto sensu de lacontrefaçon (au sens juridique duterme), mais bien dans celui des traficsillicites mettant en danger les consom-mateurs et la stabilité économique desÉtats. Le contrôle du respect de certainesnormes de production sur des produitssensibles, avant d’y apposer un marquaged’autorité attestant de la conformité duproduit, devrait également incomberaussi aux autorités chargées de luttercontre les trafics illicites. À ce titre, lacontrebande des produits soumis àaccises et les contrefaçons crapuleusespeuvent être soumises à un arsenal tech-nico-juridique commun, économique-ment avantageux pour les pouvoirspublics et techniquement plus perfor-

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mant pour les réconciliations desenquêtes judiciaires.

Ainsi, en imposant un marquaged’autorité sous son contrôle exclusif(produits soumis à accises, certificationnationale) ou partiel (produits avecautorisation de mise sur le marché),l’État a toute capacité à soutenir lesentreprises contre la concurrencedéloyale, à protéger ses recettes fiscaleset à défendre les principes fondamentauxde sécurité des usagers et de santépublique. Ce marquage peut être apposésoit après une opération de certificationen cas d’importation ou d’identificationincertaine du producteur originel, soitdirectement dans l’entrepôt de produc-tion du titulaire de droit ou du produc-teur légitime. Les évènements de lachaîne de distribution, du point de pro-duction au point de vente au détail,peuvent ainsi être documentés et leproduit bénéficie d’un véritable pedigreepermettant d’identifier chacune desétapes du processus de transport et dedistribution, d’opérer des rappels ciblésou de remonter la chaîne des respon-sabilités en cas d’incident sanitaire. Cetensemble de données relatives à l’his-torique du produit constitue unensemble de preuves corroborativesattestant du statut légal du produit surle marché. L’atout majeur d’une tellesolution est de permettre au produit,contrôle après contrôle tout au long desa vie commerciale du lieu de productionà la vente au détail, d’enrichir la base dedonnées qui réconcilie ces évènementset de constituer ainsi les preuves cor-roboratives irréversibles, indispensablesà la démonstration de sa garantie d’ori-gine et de sa conformité technique.

Certaines politiques de préventionet de dissuasion technico-juridiquesapparaissent progressivement dans cer-tains États africains. Elles préfigurentl’édifice nécessaire à la mise en œuvredu principe de marquage d’autorité. CesÉtats, intégrant la nature polycriminelle

des trafics illicites, élaborent aujourd’huiles cahiers des charges permettant lacréation d’agences nationales de coor-dination interministérielle pour la luttecontre les trafics illicites. Cette mise enœuvre du marquage d’autorité, sous laresponsabilité d’une autorité nationaleaux compétences transversales, permet-tra progressivement aux États de recou-vrer le contrôle des flux du commercelégitime, de faire obstacle à l’essor desorganisations criminelles locales et d’af-firmer leur autorité par l’exercice deleurs prérogatives régaliennes.

Incontestablement, cette mutationdes moyens de lutte contre les traficsillicites relève de la gageure, tant la cor-ruption sévit dans les rangs de l’admi-nistration. Le défi est donc gigantesque.Il implique une réappropriation desproblématiques fondamentales de pro-tection de l’ordre public, une adaptationdes autorités douanières, policières etjudiciaires aux nouveaux outils ainsique l’application intransigeante et sys-tématique des sanctions les plus sévères.L’impérieuse nécessité de sécuriser lanation et de sauvegarder l’État de droitimpliquent la construction de solutionsinnovantes et incontournables. Le mar-quage d’autorité s’avère indéniablementune réponse solide et complète. Lessolutions technico-juridiques existent.Toute la difficulté est d’en appliquer lesprincipes, probablement impopulairesà court terme. Leur mise en œuvreimpose un courage politique. Il est pour-tant sans conteste une des seules issuespossibles pour que l’Afrique ne devienneun vaste commerce criminel.

|1 United Nations Crime and Research Institute (UNICRI), Counterfeit Medicines and Organized Crime 2012 faisant état de taux de faux produits pharmaceutiques entre 30 % et48 % dans certains États. |2 Organisation mondiale des douanes, Rapport sur les trafics illicites 2015 publié en novembre 2015, D/2015/0448/11. |3 INTERPOL, PharmaceuticalCrime Sub-Directorate, Pharmaceutical Crime and Organized Criminal Groups, An Analysis of the Involvement of Organized Criminal groups in Pharmaceutical Crime Since 2008,publication du 17 juillet 2014 pour une illustration dans le secteur pharmaceutique. |4 INTERPOL, Site Internet de l’organisation internationale de police interpol. int, Pharmaceuticalcrime unit, onglet « Opérations ». |5 Articles 444-1 à 9 du Code pénal français. |6 The Lancet, Volume 12, n° 6, pp. 488-496, June 2012, sur des hologrammes contrefaisants apposéssur des produits pharmaceutiques à base d’artésunate (peroxyde organique de type sesquiterpénique utilisé comme médicament antipaludéen) destinés à lutter contre le paludisme.|7 Organisation Mondiale de la Santé, International Medical Products Anti-Counterfeiting Taskforce, IMPACT, 2008.

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Contrebande et blanchiment

La premièreéconomie

de l’Afrique

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La communauté internationale est préoccupée par l’incidence crois-sante du crime organisé, de la corruption et du terrorisme et parl’effet néfaste que ces problèmes exercent sur la paix, la sécurité etle développement. Une stratégie efficace pour répondre à cesmenaces internationales comprend forcément des mesures de luttecontre le blanchiment de capitaux, les risques de diversion des stra-tégies de substitution des importations et le financement «en colblanc» du terrorisme. Le blanchiment de capitaux permet auxcriminels et aux fonctionnaires corrompus de profiter en touteimpunité du produit de leur crime, tandis que les activités terroristessont rendues possibles par ceux qui les financent avec des fondsd’origine criminelle ou d’autres sources frauduleuses dont cellesrelatives à l’import-substitution. Le blanchiment de capitaux peutégalement être un problème en soi, notamment pour les petits paysou les pays en développement dont le secteur financier est faibleou insuffisamment réglementé, parce que les activités de blanchimentde capitaux effectuées à grande échelle peuvent miner l’intégrité dusystème financier national, affaiblir les institutions financières etentraver le développement économique.Le Professeur Ahmadou Aly Mbaye et le Professeur Jamel EddineChichti, deux économistes de talent, ont une approche très clairedes opérations frauduleuses qui menacent l’économie de la région.Tous deux ont également une approche très pertinente du rôle quedoivent jouer les institutions africaines visant à la réduction de lapauvreté, à la promotion du développement et de la bonne gouver-nance, à la lutte contre la corruption et au renforcement des autoritéspubliques financières. De même, le magistrat Ziad Dridi, au traversde la contrebande qui sévit en Tunisie, analyse sans complaisanceles opérations clandestines, notamment celles de la contrebande.Il sait les liens étroits entre commerce parallèle, contrefaçon, blan-chiment d’argent sale, fraudes et corruption. Ces trois grands spé-cialistes mesurent l’ampleur de la tâche à accomplir pour limiter lesmenaces, connaissent le travail du GAFI et des CENTIF et recon-naissent leur limite. Mais tous les trois admettent aussi que des solu-tions existent. Leur point de vue renforce l’idée que la lutte sanscompromis contre la contrebande, le blanchiment des capitaux et,par conséquence, le financement du terrorisme doit être un outilincontestable et viable de promotion de la croissance économique,de réduction des inégalités et de développement durable des paysmembres régionaux (PMR).

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u lendemain des indépen-dances, on nota une volontétrès forte des autorités poli-

tiques sénégalaises d’enclencher un pro-cessus d’industrialisation basé sur leremplacement des importations. Cettestratégie s’est traduite par une interven-tion assez marquée dans la plupart dessecteurs de l’économie : le marché desbiens et services, le marché financier etle marché des facteurs.

Pourtant, vers la fin des années 1970,du fait de l’accumulation des déséqui-libres (déficit extérieur et déficit desfinances publiques, en particulier), legouvernement a été contraint de libé-raliser l’économie dans le cadre des pro-grammes d’ajustement structurel (PAS).À ce jour, d’importants progrès ont étéréalisés sur cette voie, avec notammentune extraordinaire simplification de lastructure tarifaire dans le cadre du tarifextérieur commun (TEC) de l’UEMOAet l’institution d’un taux de TVA unique,

toujours dans le cadre de l’UEMOA.Malgré tout, un dispositif exceptionnelde protection continue d’exister pourun certain nombre de secteurs, notam-ment : le sucre, la farine de blé et l’huilevégétale. Pour mieux évaluer les effetsde la protection tarifaire et non tarifaireau Sénégal sur le bien-être social, enparticulier sur la contrebande et la fraudeà l’importation, il est important de passeren revue l’évolution de ce dispositifdepuis les indépendances jusqu’à nosjours.

LE RÉGIME DE SUBSTITUTIONAUX IMPORTATIONS AUSÉNÉGAL: LE CADRE INSTITUTIONNEL

Durant les premières années d’in-dépendance, le gouvernement sénégalaisa affiché sa préférence très marquéepour les activités tournées vers la « satis-faction des besoins locaux » (la substi-tution des importations). À cet effet, il

Protection, contrebande et fraudes à l’importation L’import-substitution au Sénégal

ANALYSE

par le Pr AHMADOU ALY MBAYE* et FATOU GUEYE**

* Ahmadou Aly Mbaye est professeur titulaire des universités et exerce actuellement les fonctions de Directeur du Centre de recherches économiques appliquées de la Faculté des économiques et de gestion (FASEG) à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. ProfesseurMbaye est également Président en exercice de la Conférence des institutions d’enseignementet de recherches en économie et gestion en Afrique (CIEREA), une organisation régionalequi regroupe les facultés et centres de recherches en économie et gestion, basés dans les18 pays francophones d’Afrique. Il est coordinateur scientifique de plusieurs programmesinternationaux dans le domaine du développement. Professeur Mbaye est l’auteur de nom-breuses publications dans le domaine du développement économique, et a servi commeconsultant auprès de plusieurs organisations telles que la CNUCED, l’OMC, la FAO, laBanque mondiale, la JBIC, l’UNECA, l’Union économique et monétaire ouest-africaine(UEMOA), ainsi que du gouvernement sénégalais.

** Fatou Gueye est titulaire d’un doctorat de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD),où elle exerce les fonctions de Chargée d’enseignement. Elle a coordonné la plupart desenquêtes de terrain et recherches réalisées au sein de l’UCAD sur le secteur informel enAfrique de l’Ouest et Afrique centrale. Elle est auteur de plusieurs publications dans ledomaine de l’économie du développement et est membre de plusieurs réseaux nationauxet internationaux sur le développement.

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s’est d’une part attelé à la création d’éta-blissements publics et de sociétés natio-nales dans différents secteurs ; d’autrepart, il a vivement encouragé les entre-prises privées via plusieurs instrumentsà investir dans les mêmes types d’activités(Code des investissements, protectiontarifaire et non tarifaire, etc.). Même sila protection tarifaire et non tarifaire aété une composante non négligeable decette politique, elle a été associée à unimportant programme de nationalisa-tion, avec la mise en place de diversessociétés d’encadrement.

Dans l’agriculture, cette stratégies’est traduite par l’objectif assigné auxproducteurs d’assumer leur propre auto-consommation en céréales locales, alorsque les consommateurs urbains s’ap-provisionnent à l’extérieur, en brisuresde riz, importées à bas prix : la culturearachidière devant procurer aux paysansdes revenus substantiels, et à l’État, desdevises pour financer les importations.C’est autour de ces objectifs que les pou-voirs publics ont élaboré une stratégied’intervention tous azimuts, allant del’encadrement de la production à la com-mercialisation agricole.

C’est ainsi que fut créé l’Office pourla commercialisation agricole (OCAS).Les Centres régionaux d’assistance audéveloppement (CRAD) sont chargésde la mise en place des programmes demodernisation agricole. La Société d’aidetechnique et de coopération (SATEC),puis, à partir de 1968, la Société de déve-loppement et de vulgarisation agricole(SODEVA), se voient confiées la vul-garisation agricole. La Société nationaled’aménagement et d’exploitation desterres du delta (SAED) fut créée en 1968,avec pour mission d’assurer l’encadre-ment rural sur les périmètres irriguésdu fleuve. En 1969, l’Office national decoopératives et d’assistance au dévelop-pement (ONCAD) se substitue auxcentres régionaux d’assistance au déve-loppement (CRAD) et à l’Office de com-mercialisation agricole du Sénégal(OCAS) et prend en charge toute lafilière arachidière, à l’exception des acti-vités d’exportation assurée par la Sociéténationale de commercialisation des oléa-gineux du Sénégal (SONACOS) et desentreprises d’économie mixte. Durantles années 1970, l’État va étendre son

intervention en dehors des filières ara-chidières. Ainsi, la société d’exploitationdes fibres textiles (SODEFITEX) futcréée en 1974, pour prendre en chargela filière coton, suivie de la SODESP(élevage) en 1975, de la Société de miseen valeur de la Casamance (SOMIVAC)en 1976, ainsi que de la Société de gestiondes abattoirs du Sénégal (SERAS) et dela Société de développement agricoleet industriel du Sénégal (SODAGRI).

Dans l’industrie, le premier Codedes investissements est entré en vigueurdès 1962 (loi 62-33) qui s’adressait auxentreprises exerçant au Sénégal en s’ins-crivant dans les objectifs du plan dedéveloppement, très favorable à la sub-stitution des importations. Les entre-prises bénéficiaires du régime du Codeont des exonérations fiscales impor-tantes, qui par ailleurs ne pouvaient pasêtre modifiées, ni dans leur taux, nidans leur assiette, pendant une durée

de 25 ans. En 1965 (loi 65-34) ce Codefut modifié, en abaissant le montant del’investissement minimal exigé d’unmilliard de francs CFA antérieurementà 500 millions de francs CFA et en élar-gissant les exonérations des droits ettaxes aux pièces détachées utiliséespendant une durée de 5 ans, en sus del’admission temporaire sur les inputsimportés. En 1977, une nouvelle loi (loi77-91) entra en vigueur, mettant l’accentsur les PME pour la réalisation de l’ob-jectif de la substitution aux importations,étant donnée la taille très limitée dumarché. Avec cette loi, il y eut désormaisdeux codes : le grand code pour les entre-prises de grande taille et le petit codepour les entreprises dont le programmed’investissement était inférieur à 20 mil-lions de francs CFA.

De façon générale, ces codes accor-dent plusieurs avantages majeurs : >

Durant les premières années d’indé -pendance, le gouvernement sénégalais a affiché sa préférence très marquée pour les activités tournées vers la «satisfaction des besoins locaux»

|1 L’Union économique etmonétaire ouest-africaine.

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• Un régime de taxation qui exonère lesproduits visés de certains droits et taxes,notamment les droits de douane frappantles matières premières importées ; deplus, ce régime, en vertu des clauses denon-aggravation, ne peut changer quelorsque l’entreprise bénéficiaire optepour un nouveau code ;

• Généralement un statut de monopoleest accordé à l’entreprise bénéficiaire ;

• La durée de l’agrément qui était de 25ans (renouvelables par tacite reconduc-tion) est ramené en 1981 à 10 ans.

Sur un autre plan, l’État du Sénégalcrée en 1968-1969 la Société nationaled’études et de promotion des politiquesindustrielles (SONEPI) pour l’encadre-ment des PME et, en 1970, le ministèredu développement industriel et de l’arti-sanat, pour mieux attirer les investisse-ments tournés vers le marché local. Lesprincipaux secteurs à bénéficier de cesavantages – surtout d’une protectionélevée, parfois même redondante, allantde la prohibition d’importations auxquotas et aux autorisations préalables quiconcernaient plus de 161 produits avantla NPI (nouvelle politique industrielle) –étaient l’industrie chimique (peinture,détergents, etc.), la métallurgie et l’ingé-nierie (assemblage de voitures, etc.), lesindustries textiles et alimentaires (en par-ticulier le raffinage du sucre). Seulsquelques secteurs qui avaient un avantagecomparatif (comme les emballages métal-liques) n’ont pas demandé à bénéficier durégime de  protection. Très souvent, laprotection faisait partie intégrante de laconvention d’établissement liant l’Étatavec certaines grandes entreprises. Enplus de ces protections purement quan-titatives, les autorités publiques utilisaientune fourchette de droits de douane ettaxes assimilées, pour à la fois renforcerla protection quantitative et alimenter lebudget national. Ainsi, jusqu’en 1986, lestaux nominaux de droits de douane étaienten moyenne de 86 %, avec des maximade 200 % pour certains produits.

DE LA SUBSTITUTION DESIMPORTATIONS À LA PROMO-TION DES EXPORTATIONS: LA TRANSITION

La politique de substitution des impor-tations mise en place dès l’indépendance

s’est traduite par des importations massivesde matières premières et de biens d’équi-pement ainsi qu’une forte concentrationdes unités industrielles. Le troisième plande développement économique et social(1969-1973) privilégiait toujours la pro-tection des entreprises de substitutionaux importations, même s’il insistait surle développement des PME, étant donnéla faible taille du marché sénégalais. Lavéritable rupture concernant l’orientationdu commerce extérieur sénégalais estintervenue avec le quatrième plan (1973-1977). En effet, celui-ci, même s’il continueà soutenir les PME, met l’accent, pour lapremière fois, sur les industries tournéesvers l’exportation. C’est justement dansson application que la SONEPI, la Sociétéfinancière sénégalaise pour le dévelop-pement de l’industrie et du tourisme(SOFISEDIT) et surtout la Zone francheindustrielle de Dakar (ZFID) ont étécréées. Cette importance désormais accor-dée aux entreprises d’exportation estconfirmée dans la cinquième plan (1977-81) ; par ailleurs, le gouvernement souhaiteque les capitaux sénégalais augmententleur part dans l’économie nationale parl’acquisition des entreprises étrangèressur place. L’année 1979 marque l’applica-tion du premier plan de redressement duSénégal ; depuis lors, la libéralisation del’économie, et partant, celle des échangesextérieurs, est allée en s’accentuant d’unprogramme à un autre.

Si l’État sénégalais a opéré cet impor-tant revirement dans ses choix de déve-loppement, et en particulier de politiquecommerciale, c’est qu’au début des années1970 la stratégie de la substitution desimportations a commencé à manifesterdes signes évidents de contre-perfor-mances, dont il a été obligé de prendreacte dès le quatrième plan (1973-77). Lesentreprises publiques ont commencé àconnaître de sérieux problèmes de finan-cement. Ainsi, en 1983, parmi toutes cellesqui opéraient dans le secteur secondaire,moins de 10 avaient une situation finan-cière saine. Dans la même période, ellesont connu un déficit consolidé de 21 mil-liards francs CFA.

Dans l’agriculture, la plupart des orga-nismes d’encadrement étaient déficitaires,le cas le plus frappant étant celui del’ONCAD qui a accumulé un déficit de90 milliards de francs CFA avant sa dis-

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ANALYSE par le Pr AHMADOU ALY MBAYE et FATOU GUEYE

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solution. Dans le secteur privé, la situationn’était guère meilleure. La plupart desentreprises fonctionnaient très nettementen deçà de leur capacité de production.

La meilleure illustration de ce cas defigure est donnée par la SONACOS quia une capacité de production de 920 000tonnes alors que les quantités produitesn’ont presque jamais dépassé 320 000tonnes, ce qui représente une utilisationmoyenne de 35 % de sa capacité installée.En 1986, une enquête réalisée par leMinistère du développement industrielet de l’artisanat et portant sur 66 entreprisesindustrielles (hors secteur de l’huilerie)a montré que le niveau d’utilisation de lacapacité de production était en moyennede 59 % entre 1981 et 1985, ce qui aug-mentait d’autant les coûts moyens de pro-duction.

Toutes ces difficultés d’ordre sectorielont eu des conséquences manifestes surle plan macroéconomique. Le taux decroissance du PIB n’est plus que de 2,1 %entre 1972 et 1980, contre 3,3 % par anpour le taux de croissance de la demande.Ce qui entraîne une croissance par têtenégative (-1  % entre 1979 et 1981), demême qu’un taux d’épargne négatif(- 1,2 %). L’investissement intérieur brutrapporté au PIB (12 %) est inférieur à lamoyenne africaine (15,5) et au taux quiremplacerait les investissements antérieurs(13 %). Les déficits budgétaires et ducompte courant représentaient respecti-vement 12,5 % et 25,8 % du PIB entre 1978et 1981. L’encours de la dette représentait67 % du PIB, et son service 18,5 % desexportations de marchandises et de ser-vices non facteurs.

Tous ces déséquilibres ont été entiè-rement imputés à la stratégie de substi-tution aux importations menée par legouvernement. Tel a été le diagnostic tant

du gouvernement que des institutionsfinancières internationales. Les barrièrestarifaires et quantitatives élevées ont étéjugées responsables du manque de com-pétitivité des entreprises nationales, etpartant, par ricochet, du déficit du comptecourant et de l’endettement de l’État. Tandisque les manques à gagner fiscaux et doua-niers résultant des différentes exonérationset exemptions, couplés aux subventionsaccordées à certaines entreprises, se sonttraduits par des déficits importants auniveau du budget de l’État.

Ce n’est qu’en 1986, avec la nouvellepolitique industrielle (NPI), que l’État aofficiellement déclaré le passage de la stra-tégie de la substitution des importationsà la promotion des exportations commefacteur de croissance et de développement.En réalité, cette orientation a été privilé-giée, dès les années 1970, par plusieursinitiatives dont la création de la Zonefranche industrielle de Dakar (ZFID) en1974, pour favoriser la croissance desexportations et la transformation desmatières premières locales sur place. Demême, les mesures incitatives prévues parle Code d’investissements ont été modi-fiées, à partir de 1977, dans un sens plusfavorable aux exportations. Plus tard, avecles différents programmes d’ajustementstructurel, la libéralisation du commerceextérieur et la mise en place d’autres méca-nismes d’incitation ont davantageconfirmé la volonté de l’État sénégalaisd’asseoir une stratégie de développementreposant sur les secteurs d’exportations.Le tableau 1 montre que, malgré la forteprotection dont ils ont bénéficié, la plupartdes secteurs d’activité au Sénégal ontconnu de très faibles taux de croissancede leur valeur ajoutée, alors que la crois-sance de la valeur ajoutée est l’indicateurle plus démonstratif de l’efficacité d’un >

Si ce n’est qu’en 1986, avec la nouvelle politique industrielle(NPI), que l’État a officiellement déclaré le passage de lastratégie de la substitution des importations à la promotiondes exportations en tant que facteur de la croissance et du développement, en réalité cette orientation a été privilégiée dès les années 1970

ANALYSE par le Pr AHMADOU ALY MBAYE et FATOU GUEYE

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régime de protection (Krueger andTuncer, 1982).

PROGRAMMES D’AJUSTE-MENT STRUCTUREL, LIBÉRA-LISATION DE L’ÉCONOMIE

Avec la libéralisation de l’économieopérée dans le cadre des PAS, le tarifdouanier sénégalais a été considérable-ment modifié par la réforme de 1979(loi 79-56) dans le but d’atténuer l’évasionfiscale. C’est ainsi que la taxe statistique,la taxe intérieure et la taxe forfaitaireont été supprimées. D’autres réformessont toutefois intervenues successive-ment en 1980, 1983 et 1984 afin de pro-téger davantage les activités d’import-substitution. Ce n’est qu’en 1986 (loi86-36) que les différents droits et taxesont été diminués et simplifiés dans lecadre de la NPI dans l’objectif de pro-mouvoir les exportations et d’augmenterles recettes fiscales. Un taux uniformeles droits de douane de 15 % a été intro-duit tandis que les droits fiscaux ont étédiminués ou maintenus constants. Ledroit fiscal réduit fut ainsi maintenu à10 %, tandis que le droit normal a étédiminué de 40 à 30  %, le droit fiscalsupérieur, de 50 à 35 %, et le droit spécial,

de 75 à 65 %. Cette politique de libéra-lisation est allée plus loin en 1988 avecla diminution du tarif douanier de 15à 10 %, du droit fiscal supérieur de 35à 30 % et du droit spécial de 65 à 55 %.Cependant, par ordonnance n°89-29,le droit de douane fut à nouveau aug-menté à 15 % et certains biens finis pas-saient de la catégorie correspondant autaux réduit à celle correspondant autaux supérieur, et ce, dans le but d’amé-liorer les finances publiques.

En plus des droits de douane etfiscaux qui s’appliquent aux importa-tions, est appliquée la TVA à 4 taux : letaux réduit (7 %), le taux normal (20 %),le taux intermédiaire pour les produitspétroliers (30 %) et le taux supérieur(34 %). Certaines taxes spécifiques frap-pent les produits de luxe, les boissonsalcoolisées, le ciment et les stimulants(comme le café). Enfin, le régime fiscalsénégalais prévoit d’autres types de pré-lèvements qui ne vont pas directementdans le budget de l’État. Ainsi en est-ildu prélèvement au titre du Conseil séné-galais des chargeurs (COSEC) qui repré-sente 0,3  % des importations et desexportations (supprimé depuis 1994) ;le prélèvement sur les huiles végétales

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TABLEAU 1 : PROTECTION DES BRANCHES ET TAUX DE CROISSANCE MOYEN ANNUEL DE LEUR VALEUR AJOUTÉESource : Mbaye, A.A (1998), Thèse de Doctorat. CERDI, Université de Clermont-Ferrand I.

BRANCHESD’ACTIVITÉS

TPN 19861

TPN 1990

TPE2

1986TPE 1990

TX DE CROISS. VA3 86-90

TX DE CROISS. VA 90-95

PÊCHE - 3,00 16,00 -38,00 4,29 0,35

EXTRACTION DE PHOSPHATES -1,00 2,00 -23,00 -21,00 6,90 2,06

CONSERVES DE POISSON 10,00 7,00 54,00 9,00 10,50 0,38

HUILERIE - 18,00 -22,00 -253,00 27,00 0,57

FARINE ET GRAINS 39,00 51,00 -420,00 413,00 -8,84 21,00

SUCRE 216,00 200,00 -154,00 -490,00 4,50 -2,17

CONFISERIE 23,00 74,00 -43,00 343,00 -0,97 3,10

ALIMENT DE BÉTAIL 38,00 13,00 14,00 16,00 1,47 -4,77

EMBALLAGES CARTON 13,00 15,00 15,00 -6,70 7,63 11,71

ENGRAIS 18,00 12,00 268,00 -1794,70 - -

SAVON 5,00 51,00 -75,00 76,00 -2,13 18,46

RAFFINERIE DE PÉTROLE - 32,00 -300,00 112,00 -61,00 -3,29

CIMENT 75,00 6,00 -142,00 -852,00 9,60 2,12

AMIANTE 55,00 38,00 89,00 60,00 1,62 7,03

TABAC ALLUMETTES - - 268,00 332,00 -1,89 10,06

SEL - - 27,00 -28,00 -13,24 7,09

INDUSTRIE LAITERIE - - -10,00 93,00 1,24 -3,92

PEINTURE - - 858,00 166,00 0,47 -35,02

PRODUITS PHARMACEUTIQUES - - -25,00 13,00 -1,49 19,46

1. Taux de protection nominale. 2. Taux de protection effective. 3. Valeur ajoutée.

ANALYSE par le Pr AHMADOU ALY MBAYE et FATOU GUEYE

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– 93 francs par litre d’huile raffinée –est reversé au Fonds de garantie de l’ara-chide. Enfin, un droit de timbre (3 %de la valeur CAF + droit de douane+ droit fiscal) est perçu en contrepartiedes services de traitement de donnéesdans le cadre du système informatiquede la douane (Gestion automatisée desinformations douanières et deséchanges, GAINDE).

En plus de ces droits et taxes, desquotas d’importation de certains fruitset légumes ont été en vigueur pendantlongtemps pour protéger les producteurslocaux : 15 000 tonnes de patates par an,17 000 tonnes d’oranges, 2 000 tonnesde bananes. Or, ces quotas étaient lar-gement supérieurs aux importationsréelles de ces produits qui étaient, en1993, respectivement de 11 500, 13 500et de 1 203 tonnes.

Les réformes engagées dans le cadredes Programmes d’ajustement structurelse sont étalées sur une période de plusde vingt ans et ont provoqué des tensionssociales et politiques parfois assez fortes.Cependant, selon de nombreuses appré-ciations,|2 les PAS ont eu un impactpositif en termes d’abandon de politiquesprotectionnistes et de libéralisation del’économie : les restrictions quantitativesont presque toutes été supprimées, letarif douanier a été réduit et simplifiédans le cadre du tarif extérieur commun(TEC), la monnaie nationale a été déva-luée en 1994, une TVA unique sur tousles biens et services importés ou produitslocalement a été introduite dès 2000, etle cap est désormais mis sur la promotiondes activités d’exportation au lieu despolitiques de substitution des importa-tions.

Les réformes commerciales misesen œuvre au niveau national ont étéconsidérablement renforcées au niveaurégional dans le cadre de l’Union éco-nomique et monétaire ouest-africaine(UEMOA), notamment avec la mise enplace du TEC et de la TVA unique. Letarif commun a permis une réelle sim-plification de la structure tarifaire ducommerce extérieur sénégalais qui com-prend désormais quatre catégories, avecun maximum de droit à l’importationfixé à 20 %. Par ailleurs, un taux uniquede TVA de 18 % est appliqué de mêmeque d’autres formes de taxe de niveau

inférieur qui sont cumulées à 3 %. Avecle TEC, il n’y a que deux taux protecteurs :la taxe conjoncturelle à l’importation(TCI) d’un taux de 10 % et la taxe dégres-sive de protection (TDP). Dans les casoù ces deux taxes ne s’appliquent pas(ce qui est le cas normal), le tauxmaximum des droits au cordon doua-nier, comprenant le droit de douane, laTVA et les autres taxes, est de 45 %.Hormis la TVA, qui est une taxe inté-rieure s’appliquant aussi bien à la pro-duction intérieure qu’aux importations,le taux de protection nominale nedépasse pas 23 %. Pourtant, le taux deprotection réel peut être significative-ment plus élevé du fait d’énormes exemp-tions douanières accordées à certainssecteurs.

Toutes ces mesures ont contribuéde manière importante à la libéralisationdu commerce extérieur du Sénégal.Pourtant, cette tendance générale delibéralisation et de dérégulation de l’éco-nomie n’a pas touché certains secteursdominés par des intérêts spécifiques etdes groupes de pression puissants :notamment ceux de la farine, du sucreet de l’huile.

Par ailleurs, le démantèlement descapacités industrielles initialementdédiées dans la substitution aux impor-tations et la libéralisation de l’économieont poussé les capitaux nationaux àquitter progressivement l’industrie pourle commerce, en particulier les activitésd’importation et d’exportation. Laconfrontation entre commerçants-importateurs et industriels qui a tournéà l’avantage des premiers, dans prati-quement tous les secteurs d’activité, aconduit à la disparition de pans entiersde l’activité manufacturière dans le pays,sauf dans quelques secteurs spécialisésdans les produits de base.

LES MÉANDRES DE LA LIBÉRALISATION

Au Sénégal, comme dans plusieursautres pays africains, la plupart des acti-vités manufacturières qui ont résisté àla libéralisation sont spécialisés dansdes produits de première nécessité dontla production sur place est censée sesubstituer aux importations. Pour le casde certains produits comme la farine,le sucre ou l’huile le gouvernement séné- >

|2 Voir en particulierHinkle et Herrou-Aragon,2002.

ANALYSE par le Pr AHMADOU ALY MBAYE et FATOU GUEYE

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galais doit faire face à un dilemme cor-nélien : préserver les rares emplois dansces secteurs, d’une part, et fixer des prixpeu élevés pour préserver le niveau devie des Sénégalais, d’autre part. Il fautnoter que ces trois produits constituentenviron 14 % du panier de consomma-tion des classes pauvres (Mbaye, Golubet English, 2015) et, par conséquent,leurs prix ont un impact direct sur l’in-cidence de la pauvreté. Par ailleurs, lesecteur sucrier est le plus grandemployeur du Sénégal après l’État ; lesproducteurs des deux autres secteurssont également des employeurs impor-tants. Par conséquent, les autoritéspubliques, qui subissent d’énormes pres-sions de la part des consommateurs,pour maintenir les prix à un niveau peuélevé, ainsi que des producteurs, pourprotéger leurs intérêts et développer cessecteurs, essayent de manœuvrer entreles deux et mener une politique de com-promis. Pour toutes ces raisons, lesréformes dans ces trois secteurs étaientdélicates et très erratiques.

Le secteur sucrier a fait preuve d’unetrès forte capacité de résistance auxréformes. Le lobby sucrier qui est enplace dans le pays depuis 1972 peut seprévaloir d’avoir pu conserver à ce jourles seuls rares dispositifs de protectiontarifaire et non tarifaire, ayant survécuaux PAS et aux réformes qui les ont

suivis. Bien sûr, il y a bien d’avantagesque ce secteur n’a pas pu conserver : laCompagnie sucrière sénégalaise (CSS)n’a plus le monopole sur les importationsdu sucre, tandis que les commerçantsprivés importent une part importanteet en constante augmentation du sucreconsommé dans le pays même si le TECa théoriquement fixé le tarif douaniersur l’importation du sucre à 20 %, enplus d’une TVA de 18 %. Or, malgrél’application d’un complexe dispositifcombinant la protection tarifaire avecle TEC et une protection plus fortefondée sur la valeur mercuriale, les prixintérieurs sont parfois deux fois plusélevés que les prix internationaux.

Les commerçants sénégalais, dontla plupart sont membres de l’Unionnational des commerçants et industrielsdu Sénégal (UNACOIS) – sans doute lafédération patronale la plus importantedu pays (plus de 70 000 adhérents selonleurs estimations) – sont un acteurmajeur dans le secteur sucrier face aulobby sucrier en tant que partisan de lalibéralisation des importations et dudémantèlement du monopole de laCompagnie sucrière sénégalaise. Ils s’ap-puient sur les consommateurs qui conti-nuent d’acheter le sucre à un prix lar-gement supérieur aux prix mondiaux.Pour sa part l’État balance entre les deuxprotagonistes alternant mesures de

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TABLEAU 2 : TAUX DE PROTECTION NOMINALE ET EFFECTIVE POUR LE SUCRE, L’HUILE ET LE FARINE (%)Source : Golub et Mbaye (2015)

TAUX NOMINAL APPLIQUÉ AU

CONSOMMATEUR

TAUX NOMINAL APPLIQUÉ AU PRODUCTEUR

INTRANTS PRINCIPAUX

TARIF SUR LES INPUTS

PART DES INPUTS

TARIF EFFECTIF APPLICABLE AU PRODUCTEUR

SUCRE 100 80 Gasoil 8 0,2 98

HUILE RAFFINÉE 45 24 Huile végétale brute 0 0,8 120

FARINE 55 34 Blé 8 0,8 138

PAIN 0 0 Farine 54 0,6 -81

TABLEAU 3 : IMPORTATIONS, EXPORTATIONS, RÉ-EXPORTATIONS ET TRANSIT OFFICIELS DA LA GAMBIE EN % DU PIBSource : Golub et Mbaye (2009)

2004 2005 2006 2007

EXPORTATIONS OFFICIELLES 2,5% 1,7% 2,2% 2,0%

RÉEXPORTATIONS OFFICIELLES 1,6% 0,1% NA NA

BIENS EN TRANSIT 2,3% 1,4% NA NA

IMPORTATIONS OFFICIELLES 57,1% 51,4% 50,8% 47,4%

ESTIMATION IMPORTATIONS NON OFFICIELLES POUR LES RÉEXPORTATIONS

24,1% 18,3% 17,1% 14,3%

ESTIMATION DES RÉEXPORTATIONS NON OFFICIELLES 32,6% 24,7% 23,1% 19,4%

ANALYSE par le Pr AHMADOU ALY MBAYE et FATOU GUEYE

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contrôle des prix et contrôle des impor-tations : chaque fois que la CSS menacede fermer boutique et de jeter dans larue ses six mille salariés, l’État tend àréagir en accordant des exemptions fis-cales discrétionnaires ou en réduisantles importations ; et quand la clameurpopulaire monte à cause de la haussedes prix, les pouvoirs publics tendent àréagir en contrôlant les prix et en encou-rageant les importations.

Dans le secteur de la farine, nousobservons la présence, peu ou prou, desmêmes acteurs : les commerçants del’UNACOIS, d’un côté, et les Grandsmoulins de Dakar (GMD), aussi contrô-lés par le lobby sucrier, de l’autre.Seulement ici, les GMD cohabitent avecd’autres meuniers et ne contrôlent que67 % du marché. Les mêmes logiquesde conflits sont observées, mais ceux-ci sont bien moins marquées que dansle cas du sucre. En effet, le système deprotection dans ce secteur est moinscontraignant que pour le sucre et lesécarts de prix entre marchés intérieuret marché international sont moinsmarqués.

Enfin, dans le cas de l’huile, lesmêmes acteurs de l’UNACOIS sont enopposition avec la SONACOS, devenueSUNEOR. Là également, l’industrieldispose de moins de pouvoir que dansle secteur du sucre et les importations

sont davantage libéralisées. Le tableau 2montre que les trois secteurs concernésbénéficient d’une protection nominaleet effective assez forte, contrastant avecla protection négative s’appliquant auxboulangers-artisans, plus faibles et moinspolitiquement « connectés » que leurshomologues industriels.

PROTECTION, CONTREBANDEET FRAUDE À L’IMPORTATION

Si l’on se réfère aux données offi-cielles sur le commerce, les flux com-merciaux régionaux sont très faiblesmalgré les accords commerciaux exis-tants dans le cadre de l’Union écono-mique et monétaire ouest africain(UEMOA) et de la Communauté éco-nomique des États de l’Afrique de l’Ouest(CEDEAO). Cependant, en réalité, lacontrebande est une activité florissanteen Afrique de l’Ouest, reflétant à la foisles frontières artificielles nationales héri-tées de la période coloniale, l’existencede solides liens ethniques transcendantles frontières, les carences de la policedes frontières, et la mise en œuvre depolitiques économiques divergentesentre pays voisins créant ainsi des inci-tations et un marché pour la contre-bande.

La limite entre le commerce intérieuret le commerce extérieur est très floue en Afrique. Le commerce intra-africain >

TABLEAU 4 : COMPARAISON DES TAXES SUR LE COMMERCE ENTRE LE SÉNÉGAL ET LA GAMBIE EN 2007 (%)Source : Golub et Mbaye (2009)

GAMBIE SÉNÉGAL DIFFÉRENCE

FARINE 22,5 56,6 34,1

SUCRE 22,5 103,8 81,3

RIZ 16,8 22,7 5,9

TOMATE PATE 28,3 56,6 28,3

CIGARETTES 58,0 97,7 39,7

BOISSONS SUCRÉS 39,8 48,2 8,4

LAIT LIQUIDE EN BOITE 22,5 44,8 22,3

LAIT CONCENTRÉ 22,5 27,1 4,6

HUILE VÉGÉTALE 22,5 56,6 34,1

MAYONNAISE 39,8 44,8 5,0

SAVON DE TOILETTES 39,8 44,8 5,0

BOUGIES 39,8 44,8 5,0

ALLUMETTES 39,8 44,8 5,0

THÉ 28,3 37,3 9,0

CONSERVES DE SARDINE 39,8 44,8 5,0

CHAUSSURES 39,8 44,8 5,0

TISSUS 39,8 44,8 5,0

ANALYSE par le Pr AHMADOU ALY MBAYE et FATOU GUEYE

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a pris forme à travers un long processushistorique. L’existence d’itinéraires traditionnels de commerce de courteet longue distance a précédé l’époquecoloniale. Les pouvoirs coloniaux ontcréé des frontières artificielles entre desrégions ayant des liens ethniques et cul-turels séculaires. Avec les indépendances

dans les années 1950 et 1960, les nou-veaux gouvernements ont souvent pour-suivi des politiques commerciales et dechange divergentes et largement erra-tiques. Avant la pénétration coloniale,les États africains n’avaient pas des fron-tières géographiques bien délimitées etles dirigeants n’avaient qu’un faiblecontrôle sur le territoire et les mouve-ments des populations. À la Conférencede Berlin de 1884-85, les puissancescoloniales ont partagé l’Afrique entreeux, créant des frontières à partir deszones de contrôle de facto. Ces frontièresont arbitrairement séparé des régionsavec des liens culturelles et parfois fami-liales séculaires et souvent sans mêmefixer de repères géographiques clairs.

Sur un autre plan, les politiquescommerciales ont joué un rôle majeur,puisqu’elles servaient à la fois à la pro-tection des industries locales et à l’aug-mentation des recettes fiscales. Les taxessur le commerce extérieur ont histori-quement représenté – de la périodecoloniale à nos jours – une proportionexceptionnelle des revenus publics enAfrique puisque les impôts directs surle revenu et la richesse sont difficiles àprélever du fait de la faiblesse des États.En outre, plusieurs pays, particulière-ment ceux qui ont mis l’accent sur desstratégies commerciales basées sur lasubstitution aux importations, ont misen place des barrières à l’importation

importantes avec des tarifs douanierset des restrictions quantitatives trèsélevées. Les politiques protectionnistesont freiné le développement du com-merce en Afrique et encouragé l’essorde la contrebande. Dans le cas spécifiquedu Sénégal, sa politique commercialecontrastait toujours avec celle de la

Gambie, relativement plus libérale, puis-qu’elle a libéralisé son commerce beau-coup plus tôt et de manière plus impor-tante que d’autres pays de la région. Ilest clair que les décalages notés entreles prix de détail en Gambie et au Sénégalsont des facteurs encourageant la contre-bande.|3 Par exemple, les prix du sucreimporté sont plus élevés au Sénégalqu’en Gambie, ce qui ne peut pas êtreexpliqué par la seule différence des fraisde transport qui doivent être non seu-lement presque identiques, mais moinsélevés dans le cas sénégalais où la capi-tale, Dakar, est un des grands carrefoursdes transports africains et internatio-naux.

Les tableaux 3 et 4 montrent l’im-portance du volume total des réexpor-tations de la Gambie vers le Sénégal.Alors que les exportations et réexpor-tations officielles de la Gambie auSénégal peinent à dépasser 3 % par an,nos estimations montrent qu’en prenanten compte la contrebande, ces chiffresavoisinent parfois les 30 %. Ce quimontre que pour un certain nombre deproduits, la stratégie de protection miseen œuvre par le Sénégal a conduit à uneaugmentation significative des flux d’im-portations frauduleuses, sous forme decontrebande. Le tableau 4 complète lasituation présentée dans le tableau 3. Ilmontre des écarts significatifs entre lesdroits de douane et les prix observés

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Si la contrebande est le mode opératoire le plus connu de la fraude à l’importation, force est de constater

qu’il n’est pas le seul. Beaucoup de marchandises, en effet, passent la douane avec de fausses déclarations

sur la nature même des biens se trouvant à l’intérieur des containers

|3 Golub et Mbaye (2009)et Oyejide et al. (2008).

ANALYSE par le Pr AHMADOU ALY MBAYE et FATOU GUEYE

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sur certains produits, au Sénégal et enGambie.

Si la contrebande est le mode opé-ratoire le plus connu de la fraude à l’im-portation, force est de constater qu’iln’est pas le seul. Beaucoup de marchan-dises, en effet, passent la douane avecde fausses déclarations sur la naturemême des biens se trouvant à l’intérieurdes containers. Les produits dutextile/habillement font partie de ceuxqui ont le plus souffert de cette formede fraude, malgré la forte protectiondont ils ont bénéficié de la part de l’État.À partir des bases de données sur lesménages, nous avons pu estimer laconsommation totale de produits dutextile/habillement par habitant, auSénégal. Ces estimations ont été com-parées avec les importations officiellesnationales pour ces mêmes produits.Les résultats de cet exercice sont pré-sentés dans le tableau 5. Ils indiquentque ce secteur a connu un niveau deproduction en 2000 qui a atteint48,7 milliards de francs CFA. Dans lemême temps, les importations officiellesse sont chiffrées à 20,9 milliards, alorsque selon les estimations faites à partirdes résultats des enquêtes ménages, laconsommation totale de produits dusecteur textile/habillement se chiffraità 126 milliards dans la même période.Ce qui donne un niveau d’importationsfrauduleuses de 72,6 milliards, consti-tuant environ 57 % de la consommationtotale. Depuis lors, les importationsfrauduleuses de tissus et d’habits onteu raison de l’industrie du textile et dela confection qui a finalement presquecomplètement disparu. Nos estimationsmontrent également que les pertes derecettes fiscales dues à ces importationsfrauduleuses atteignent 14,52 milliardsfrancs CFA.

Au lendemain de l’indépendance,le Sénégal, à l’instar de la plupart despays africains a opté pour une stratégiede développement basée sur la politique

de substitution aux importations. Cequi s’est traduit par une interventionassez marquée dans la plupart des sec-teurs d’activité  et de généreux méca-nismes de protection tarifaire, non tari-faires ainsi que sous forme de créditsbonifiés et l’octroi de pouvoir de marché.Vers la fin des années 1970, du fait del’accumulation de déséquilibres de toutessortes couplée à l’inefficacité patentedes entreprises protégées, le gouverne-ment a été contraint de libéraliser l’éco-nomie dans le cadre des programmesd’ajustement structurel.

Nous avons passé en revue l’évolutiondu dispositif de protection tarifaire etnon tarifaire au Sénégal, depuis les indé-pendances, jusqu’à la situation actuelle,et évalué les effets sur le bien-être social,en particulier sur la contrebande et lafraude à l’importation. Non seulementla protection a largement contribué àrendre inefficaces et peu compétitivesles entreprises qui en ont bénéficié, maiselle a aussi favorisé, dans une largemesure, d’importants flux d’importa-tions sous forme de contrebande et defraudes à l’importation, provoqué l’aug-mentation des prix et conduit à la dis-parition de pans entiers de l’industrienationale.

TABLEAU 5 : ESTIMATION DES IMPORTATIONS FRAUDULEUSES AU SÉNÉGAL (EN MILLIONS CFA, 2000)Source : Mbaye et Weiyong, 2008

PRODUCTION 48’721,60

IMPORTATIONS 20’916,87

CONSOMMATIONS 126’000,00

EXPORTATIONS 16’285,49

IMPORTATIONS NETTES 4’631,38

OFFRE TOTAL 53’352,98

ESTIMATION DE LA FRAUDE 72’647,02

RATIOS (%)

FRAUDE / CONSOMMATION 57,7

FRAUDE / OFFRE TOTAL 136,2

FRAUDES / PRODUCTION DOMESTIQUE 149,1

FRAUDE / IMPORTATIONS OFFICIELLES 347,3

| Golub, Stephen S., and Ahmadou A. Mbaye. 2009. « National Trade Policies and Smug gling in Africa : The Case of the Gambia and Senegal. » World Development 37 (3, March) :595-606. | Mbaye, Ahmadou Aly, Stephen S. Golub and Philippe English. 2015. « Protection, Employment and Poverty Reduction in Senega : The Sugar, Edible Oil, and WheatIndustries. » World Bank Policy Research Working Paper 7286. | Hinkle, L., and Herrou-Aragon, A. 2002. “How Far Did Africa’s First Generation Trade Reform Go ? An intermediateMethodology for Comparative Analysis of Trade Policy ». World Bank. | Mbaye, Ahmadou Aly, and Weiyong, Yang. 2008. « Implication of the Asian miracle on Africa : A comparativeanalysis of the textile/garment sector in Senegal and China, » UNCTAD, Vitual Institute. | Mbaye, A. A. 1988. Promotion des exportations et croissance de l’output global dans unepetite économie ouverte : le cas du Sénégal. Thèse de doctorat, Université de Clermont-Ferrand I. | Mbaye, Ahmadou Aly, Golub, Stephen S., and English, Philip, 2015. Policies,Prices, and Poverty : the Sugar, Vegetable Oil and Flour Industries in Senegal, Policy Research Working, Paper 7286. | Oyejide, T., Ademola, E., Ogunkola, Olawale, Bankole, AbiodunS., and Adwuyi, Adeolu O. 2008. « Study of Trade Policy and Nigerian Wholesale Prices. » Report prepared for the World Bank, Washington, DC. | Krueger, Anne O. and Tuncer,Baran, 1982. « An Empirical Test of the Infant Industry Argument », The American Economic Review, Vol. 72, No. 5 (Dec., 1982), 1142-1152.

ANALYSE par le Pr AHMADOU ALY MBAYE et FATOU GUEYE

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es activités illicites, frauduleuseset criminelles, sources d’argentsale, ont beaucoup évolué dans

l’espace et dans le temps, et ce en parallèleavec le développement de la technologieet des nouveaux moyens d’informationet de communication. Elles représententau niveau mondial un chiffre d’affairesstratosphérique, estimé par les instancesaverties comme l’ONU à plusieurs mil-liers de milliards de dollars chaqueannée.

L’une des premières lois qui définitle délit de blanchiment d’argent est laloi française du 31 décembre 1987 quia été modifiée par la loi du 13 mai 1996.Cette définition, telle qu’elle a été intro-duite au Code pénal français, considèrele délit de blanchiment d’argent commeune activité qui vise à « faciliter, par toutmoyen, la justification mensongère del’origine des biens ou revenus de l’auteurd’un crime ou d’un délit ayant procuréà celui-ci un profit direct ou indirectd’un crime ou d’un délit ». Il s’agit, plusprécisément, de « l’introduction, l’inté-gration, la dissimulation et la protection

des bénéfices d’activités illicites, frau-duleuses, illégales et criminelles,émanant de circuits économiques,légaux et licites pris en compte par lacomptabilité nationale, et pouvantdonner lieu à un réinvestissement dansun domaine économique réel et légal ».

L’argent illégalement et illicitementgagné provient de différentes originesmafieuses et dépend de la nature desactes criminels commis par les malfrats.Les experts divisent l’argent sale et délic-tueux en deux catégories : l’«argent noir»provenant du crime proprement dit,d’une part, et l’« argent gris » provenantdes « délits en col blanc », de l’autre.

Pour ce qui est de l’argent noir, ils’agit bien des organisations criminellestransfrontalières, transnationales ou desdjihado-terroristes qui pratiquent unediversité de trafics comme celui de ladrogue, des armes, de la contrebande,des produits hors commerce, des médi-caments subventionnés ou non, ainsique l’immigration clandestine et le traficd’êtres humains pour entretenir lesréseaux d’« esclavage moderne », de

Le blanchiment d’argent : un fléau en Afrique

FOCUS

par le Pr JAMEL EDDINE CHICHTI

Économiste de renommée internationale, Jamel Eddine Chichti est professeur agrégéen sciences de gestion, professeur émérite de l'enseignement supérieur en Tunisie,Directeur de recherches à l’École supérieure de commerce de Tunis (ESC Tunis) et professeur associé à Montpellier Business School en France.. Il est également Président du conseil d’administration de la Société tunisienne de banque (STB). Ancien Directeur de l’École doctorale de la Manouba, le professeur Jamed Eddine Chichti a essentiellementexercé des responsabilités au plus haut niveau de l’État tunisien. Il a ainsi occupé dans lesannées 1990 le poste de conseiller économique et financier du Président Ben Ali, puis celuide Président-Directeur général de Tunisair. Auteur de nombreux articles économiques dont :«A survey on the relationship between ownership structure, debt policy and dividend policyin Tunisian stock exchange : three stage least square simultaneous model approach»,International Journal of Accounting and Economics Studies, December 2013; «Les institutionsde microcrédit et la lutte contre la pauvreté : hedge funds», La revue des sciences degestion, 3/2011 (n°249-250) ; « Impacts of Tax Incentives on Corporate Financial Performance:The Case of the Mechanical and Electrical Industries Sector in Tunisia», High Institute ofManagement of Sousse, Université de Sousse, novembre 2011 ; « Interactions betweenFree Cash Flow, Debt Policy and Structure of Governance : 3SLS Simultaneous Model»,Journal of Management Research, Vol. 3, N°2 (2011).

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prostitution et de pédophilie. Omni -présent dans les économies et les rouagesfinanciers à travers le monde, cet argentnoir représente jusqu’à 8 à 9 % du PIBmondial. Il est identifiable grâce à latraçabilité des actes criminels par lesforces de l’ordre (enquêtes et saisies),mais demeure difficile à neutraliser tantles réseaux mafieux sont complexes etramifiés.

L’argent gris, quant à lui, représente– à notre avis – la partie cachée de l’ice-berg de l’argent sale. En effet, cet argentgris émane d’activités illégales avec unepartie légale minoritaire. Il relève d’ac-tivités délictueuses, voir même dange-reuses, qui paraissent sans gravité auxyeux de leurs auteurs, mais qui sontdéstabilisatrices et ravageuses pour lessociétés, les économies, l’environnementet la nature. En effet, tout ce qui relèvede fraude fiscale, de détournement demarchés publics, des subventions aveccorruption et malversations de part etd’autre, tout ce qui est lié aux délits d’ini-tiés au trafic d’influence et abus de bienssociaux, usurpation de la propriété intel-lectuelle et artistique, voir même dufinancement occulte des partis poli-tiques… est lié à l’argent gris qui repré-sente un pourcentage du PIB mondialpresque similaire à celui de l’argent noir.Rares sont les pays qui sont épargnéspar ce phénomène, devenu une gangrèneau cœur de l’économie mondiale.

Si la cartographie de la mafia quidraine l’argent sale privilégie les paysd’Amérique latine comme le Mexique,la Colombie et le Pérou, les paysd’Europe comme la Russie, l’Italie etl’Albanie, les pays asiatiques comme laChine et le Japon, le crime est omni-présent au niveau planétaire avec ses« centres névralgiques » et ramificationsinternationales. La mondialisation et ladéréglementation aidant, les flux d’argentsale n’ont épargné, ou presque, aucunpays, tant le fléau de cette criminalitéest chronique et diffus. Aussi, les régionsles plus criminogènes ne seraient-ellespas les plus pauvres et les moins déve-loppées ? Et à ce titre, l’Afrique ne repré-sente-t-elle un terrain fertile et opportunpour un bon nombre de délits financiersmultiples ?

C’est ainsi que la large suppressiondes barrières commerciales en Afrique

et le dumping des surplus céréalierseuropéens et américains sur les marchéslocaux ont entrainé la chute dramatiquedes productions agricoles de base.L’autosuffisance alimentaire a été hypo-théquée, donnant lieu à des subventionset compensations, à la production et àla consommation. Ainsi sous le poidsde la dette extérieure et de la corruption,des subventions et compensations, lesproducteurs agricoles se sont tournés,par exemple, vers la culture du cannabiset le trafic de la drogue ; au Maghreb et

surtout au Maroc des milliers de paysansse sont livrés à la culture du cannabiset à la fabrication du haschich. Cetteculture a ouvert la porte aux échangesextérieurs avec les pays voisins et avecle reste du monde, à travers des circuitsmafieux et parallèles. Certains traficsont même dépassé en chiffres le totaldes exportations agricoles légales et for-melles.

Ce qui caractérise davantage les éco-nomies africaines, c’est le poids de l’éco-nomie parallèle et informelle illicitedont une grande partie alimente doré-navant, directement ou indirectement,le terrorisme. De même, ce qui carac-térise l’Afrique dans le délitement etl’accumulation immorale et amorale del’argent, c’est le système mafieux et caché,soutenu et entretenu par la société civileet les organes officiels de l’État, et cepar le biais de canaux administratifs etfinanciers formels et reconnus par lesautorités de tutelle. Il s’agit, notamment,des organismes et caisses de compen-sation des produits alimentaires de baseet des caisses nationales d’assurancemaladie… Une fraude patente, dans sonsens le plus large, qui met en péril leséquilibres macroéconomiques et finan- >

Ce qui caractérise davantage les économies africaines, c’est le poids de l’économie parallèle et informelle illicite dont une grande partie alimentedorénavant, directement ou indirectement, le terrorisme

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ciers des États africains.Les malversations et le recyclage de

l’argent sale relatifs aux subventions desproduits de base et des soins médicauxne sont qu’une des multiples facettes dela pyramide du blanchiment d’argent.Pourtant, c’est un sujet essentiel et extrê-mement sensible pour la plupart desÉtats africains – surtout les plus pauvres– qui sont obligés à consacrer desbudgets très importants pour garantirles minima sociaux au détriment dessecteurs porteurs du développement etde la création de l’emploi. Pire, l’aug-mentation constante de ces dépenses etla fraude au niveau des caisses de com-pensation et d’assurance maladie aggra-vent les déséquilibres budgétaires etpèsent sur la croissance, le développe-ment, le progrès social ainsi que sur lastabilité.

Le détournement de l’argent, pro-venant du secteur formel et faisant partiede la comptabilité nationale, découledirectement des dysfonctionnementsdes organismes et caisses de compen-sation des produits alimentaires de base(huile, sucre, farine, riz, médicaments,carburant…). Il est évalué pour les paysAfricains à plusieurs milliards de dollars,représentant jusqu’à plus 25 % desbudgets de certains États. Ce détour-nement prend sa source dans les agis-sements illicites et délictueux des professionnels de l’industrie agro alimen -taire, l’industrie chimique, les corps demétiers comme les boulangers, les pâtis-siers, les restaurateurs, les pizzerias, leshôteliers… Ces actes délictueux sontsoutenus et consolidés par la connivencede certains agents de l’administrationet de caisses payantes, sous couvert del’omerta des autorités de tutelle.

Pour les caisses nationales d’assu-rance maladie et les assurances, parexemple, l’argent frauduleux provientde malversations organisées et structu-rées par une organisation occulte entrai-nant des individus, voire des famillesentières, amoraux, immoraux, de mau-vaise foi (malades imaginaires) et cer-tains professionnels de santé (chirur-giens, médecins, pharmaciens,laborantins véreux), ainsi que des agentsadministratifs. Tous les intervenantsmalintentionnés issus de cette organi-sation mafieuse tirent profit et encaissent

d’une manière directe ou indirecte, toutou partie de l’argent détourné. Ces inter-venants ne font que profiter d’un systèmeformel et officiel défaillant, incapabled’assurer un contrôle efficace et unebonne gouvernance des deniers publics.Les pertes cumulées des caisses d’assu-rance maladie et des assurances socialesreprésentent un fardeau lourd pour lebudget de l’État et entrave toute autreforme de financement nécessaire à lacroissance et au développement despays, hypothéquant ainsi l’avenir desgénérations futures en Afrique.

LES TECHNIQUES DE BLANCHIMENT: SOUPLESSE ET MIMÉTISME

Le blanchiment consiste à dissimulerla provenance d’argent acquis de manière illégale (détournements defonds publics, spéculations illégales,activités mafieuses, trafic de drogue,d’armes, extorsion, corruption, fraudefiscale) pour le réinvestir dans des acti-vités légales. Pour arriver à leur fin, lesfraudeurs ont recours à des techniquesqui se développent et s’adaptent auxinnovations dans les domaines des pro-duits financiers, des activités des inter-médiaires et des marchés de capitaux.Ces techniques peuvent être diviséesen deux volets : les techniques « artisa-nales », classiques, et les techniquesmodernes intégrant les instruments etles montages financiers innovants.

Les techniques artisanales nedemandent pas beaucoup de technolo-gies et de savoir-faire très élaboré. Pourl’essentiel, il s’agit d’achat de pierres pré-cieuses, d’immeubles, de tableaux d’art,de pièces d’antiquités, de fausses factures,de fausses ventes et achats, de fauxprocès, de prêts adossés ou autofinancés,de cession conventionnelle de prêt, defaux gains au casino…

Les techniques financières modernesexigent, pour leur part, beaucoup plusde savoir-faire, de veille financière etde stratégies. En effet, avec l’évolutionde l’environnement économique légal,la mondialisation et la déréglementationfi nan cière, la dollarisation de l’économiemondiale, l’avènement de la monnaieunique européenne, les nouvelles tech-nologies de paiement et de virementélectroniques, les moyens de blanchi-

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ment d’argent sont pléthores et rivalisentd’ingéniosité. Tout l’art est de ne pas defaire repérer. Les organismes et individusqui pratiquent ce type de délit se trouventdevant une grande diversité de choix etde techniques qui facilitent et simplifientleurs tâches. Les nouveaux moyens depaiement et de virement, par le biaisdes réseaux bancaires et financiers, ontdonné une envergure internationale entermes d’opérations bancaires et finan-cières simples et sophistiquées. Les opé-rations de vente et de rachats de sociétéspar les techniques de leveraged buy-out(LBO) ou leveraged buy-in (LBI),donnent lieu également à un levier finan-cier important aux dépens de la stabilitéet de la paix sociale. De même, le déve-loppement de nouveaux instrumentsfinanciers et boursiers à travers lesmarchés de capitaux internationaux aoffert une véritable occasion aux escrocsde blanchir l’argent sale. En effet, prendredes positions opposées d’achat et devente d’un put |1 ou d’un call |2 pour lesproduits dérivés sur le marché desoptions négociables donne lieu à unblanchiment en bonne et due forme del’argent sale. Des stratégies permettantdes opérations, parfois sophistiquées,avec deux put et deux call, donnent lapossibilité de blanchir d’une seule opé-ration des quantités non négligeablesd’argent sale. Ce type de blanchimentpeut se réaliser d’une manière simulta-née et organisée à travers plusieurs placesfinancières dans le monde. Il y a lieu depréciser que toutes les techniques déve-

loppées précédemment restent liées àla criminalité internationale et classique,touchant la drogue, le trafic de toutgenre et la corruption…

Toutes les lois internationales sefocalisent sur une solidarité internatio-nale pour lutter contre le blanchimentd’argent, la corruption, la criminalité àcaractère régional ou transnational etle terrorisme.

Cependant, il y a une autre formede blanchiment des opérations crimi-nelles –nationale cette fois-ci– au traversdes circuits officiels et formels de l’État.Il s’agit là de corruption et de criminalitéémanant de l’administration, desconsommateurs, des organes ducontrôle, des sociétés industrielles etcommerciales et de tout autre interve-nant ayant un profit matériel à réaliserpar son implication directe ou indirectedans de multiples opérations. Ce typede blanchiment est propre aux paysd’Afrique qui ont des organismes et descaisses de compensation de produitsalimentaires de base (farine, huile végé-tale, sucre, riz, café, lait, et autres produitsalimentaires), du carburant pour l’agri-culture et la pêche ainsi que pour lesclasses déshéritées de la population…Ces caisses viennent compenser les prixà la production et à la consommationpour que les producteurs maintiennentleur production face aux prix et coûtsinternationaux qui sont beaucoup pluscompétitifs par rapport aux coûts deproduction locaux (comme les céréaleset autres produits agricoles), d’une part, >

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et pour permettre à certaines activitésartisanales et agricoles de continuer àexister, d’autre part, – sans lesquelles lapaysannerie disparaitrait et l’exode rural,avec des citées et ceintures immobilièresanarchiques et déjà saturées autour desvilles, se propagerait. Le rôle de la com-pensation, à travers ces organismes etcaisses, est inéluctable et permet, parailleurs, aux consommateurs de sup-porter des prix adaptés à leur pouvoir

d’achat. En effet, les consommateurscitoyens ne peuvent en aucun casconsommer et vivre dignement sans lacompensation assurée par ces caisses.

De même, la plupart des États afri-cains ont mis en place un système d’as-surance maladie qui assume les dépensesde santé (consultations, traitement,interventions chirurgicales) dans lesétablissements publics et privés. Or, lescaisses d’assurances maladie sont lar-gement déficitaires et représentent unpoids économique de plus en plus lourdpour les budgets africains, tandis queces déficits chroniques sont de plus enplus aggravés par le fraude et la cor-ruption. Ces délits récurrents représen-tent un grand danger pour les économiesafricaines, puisque ces caisses « mettentà disposition» un excellent outil de blan-chiment pour tous les acteurs fraudeurset corrupteurs/corrompus du systèmede compensations et de subventionsassuré par l’État. Ces actes illicites etfrauduleux, perpétrés dans un climatde silence total par leurs auteurs formelset informels, officiels et officieux, fontpartie des « grandes escroqueries » dontsouffrent aujourd’hui les nations afri-caines. Rares sont les responsables gou-vernementaux qui dénoncent ouverte-

ment ces faits et révèlent les statistiquesprécises (quand elles existent) sur laquestion.

Afin de combattre ce fléau, il fautdes politiques plus déterminées et plusvolontaristes, au niveau national encoordination avec les efforts régionauxet internationaux, avec, notamment,l’appui des cellules nationales de luttecontre le blanchiment et des organismesrégionaux comme le GIABA. |3

LA LUTTE CONTRE LEBLANCHIMENT: ACTEURS,STRATÉGIES ET DIFFICULTÉS

La lutte contre le blanchiment serésume essentiellement à l’oppositionde deux adversaires inégaux qui évo-luent, chacune, de manière asymétriqueet disproportionnée : des organismesnationaux et internationaux de luttecontre le blanchiment, d’une part, etdes organisations criminelles transna-tionales, d’autre part. Face à un jeuinéquitable où les fraudeurs disposentd’énormes moyens financiers et ontsouvent un temps d’avance, il est difficilepour les organismes publics d’anticiperles menaces.

Les organisations criminelles sai-sissent très rapidement toute nouvellepossibilité et technique de blanchimentà travers une stratégie de veille sansfrontières ou contraintes juridiques.Tels des prédateurs, maintenir de l’avancepar rapport aux organismes nationauxou internationaux de lutte contre leblanchiment est un gage de réussite. Lesstructures officielles évoluent, pour leurpart, dans un cadre juridique et insti-tutionnel trop souvent rigide, sans véri-tables dispositifs de veille précoce,

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La lutte contre le blanchiment se résume essentiellement à l’opposition de deux adversaires inégaux qui évoluent,

chacune, de manière asymétrique et disproportionnée : des organismes nationaux et internationaux de

lutte contre le blanchiment, d’une part, et des organisa-tions criminelles transnationales, d’autre part

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presque tout le temps dépassées par denouveaux délits, souvent minées pardes complicités internes. Ce constatrévèle le caractère fort et ravageur d’unphénomène qui ronge et détruit la sta-bilité économique et sociale des pays,provoque l’insécurité, met en cause lacontinuité des États et la paix nationale.

Cependant, partant de son caractèretransnational et des menaces graves quien découlent pour le système écono-mique, financier et le tissu social, lephénomène du blanchiment des capi-taux et du financement du terrorismea donné lieu à une prise de conscienceet une mobilisation sans précédent dela communauté internationale en faveurde la mise en place d’une véritable stra-tégie collective moderne et globalisée.Conscients du danger omniprésent dece phénomène, presque tous les Étatsont modifié leur législation et signé desaccords internationaux relatifs à la luttecontre le blanchiment d’argent, le détour-nement, la corruption et le terrorisme.Les actes terroristes vécus tout au longde l’année 2015 à travers l’Afrique,l’Europe, et l’Asie n’ont fait que précipiteret consolider cette prise de consciencecollective.

Puisque les lois nationales et lesnormes internationales, soutenues parla Convention des Nations Unis et ledéveloppement du réseau institutionnel,ont été mises au point assez tardivement,ce qui rend plus difficile la tâche decombler le fossé entre criminels et jus-ticiers, le chemin à parcourir dans cettelutte ne fait que commencer et sembleêtre difficile, lourd et long à mettre enœuvre. Les difficultés relèvent aussi dela complexité de l’organisation des synergies nationales et internationales,de la sensibilité de certains dossiers judiciaires impliquant les politiciens locaux, et surtout du facteur de la sou veraineté nationale qui tend de blo -quer toute tentative de régulation et d’intervention supranationale. Demême, l’évolution accélérée des nou -velles technologies de l’information etde la com munication rend très rapide-ment obsolètes les tactiques et lesmoyens de lutte contre le blanchimentd’argent et le terrorisme.

Toutefois, plusieurs actions natio-nales et transnationales depuis les années

1980 ont permis d’adopter et de lancerla mise en œuvre des textes relatifs à lalutte anti-blanchiment comme les direc-tives européennes sur la vérification, lesuivi des déclarations de soupçon etd’alerte relatives aux établissementsfinanciers et non financiers, suivie del’adaptation, de la transposition en droitinterne (France, Allemagne, Espagne)et de l’adoption des mesures concrètes

sur le contrôle dans les domaines finan-cier aussi bien que non financier. De cefait les professionnels de l’économie, dela finance, du droit et de la comptabilitésont de plus en plus astreints à prendretoutes les mesures de prévention et desoupçon envers certaines opérationsqui paraissent douteuses et criminelles ;celles-ci s’étendent aujour d’hui au conti-nent africain.

La Convention des Nations Uniescontre la criminalité transnationaleorganisée (Convention de Palerme),ouverte à la signature lors de laConférence de Palerme en décem -bre 2000, a consolidé cette prise deconscience internationale de la menacedu crime organisé et des groupes ter-roristes à l’échelle internationale. Depuisles événements de septembre 2001, lemonde est marqué par une série inin-terrompue de crimes et actes terroristesaccompagnés de financements occultesrelevant des trafics illicites et de l’argentblanchi. Il s’agit d’une menace perma-nente contre l’humanité toute entière,donnant lieu à une nécessité absolue delutter contre toutes les formes de blan-chiment et sources de financement duterrorisme. Dès lors, des organismesnationaux et supranationaux, commele GAFI, |4 mettent au point des recom- >

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mandations contre le blanchiment et sechargent d’observer les comportementsdes États-nations vis-à-vis de ce fléau.Certains pays non coopératifs ou récal-citrants sont mis sur la « liste noire ». Àce titre le GAFI est l’exemple par excel-lence.

Dans un contexte similaire, la qua-trième directive européenne de luttecontre le blanchiment des capitaux etle financement du terrorisme (LCB-FT)constitue un enjeu important et unnouveau défi pour les établissementsfinanciers, s’agissant de la mise à niveaude la veille en matière de risques. Enintroduisant l’obligation de modéliserles risques de blanchiment, cette nouvelledirective impose une prise en considé-ration dynamique de changements surles facteurs indicatifs de risque. Il est,par conséquent, essentiel de construiredes dispositifs appropriés et efficacespouvant s’adapter en permanence à l’évo-lution des textes et au renforcement desexigences de conformité. Ces exigences(LCB-FT) consistent à décrypter lesobligations réglementaires et surtout àbénéficier des meilleures pratiques entreles banques en matière d’informationset de renseignements.

Pour le continent africain, devenul’une des destinations privilégiées de lacorruption, du blanchiment d’argent etdu terrorisme, des groupes d’action sesont organisés pour engager un véritableprocessus de lutte contre ce dangereuxfléau. Nous n’examinerons que deuxexemples de ces efforts : ceux entreprisen Afrique centrale et dans le Maghreb.Le Groupe d’action contre le blanchi-ment d’argent en Afrique centrale(GABAC, membre associé et reconnupar le GAFI), qui réunit le Cameroun,la République du Congo, le Gabon, laGuinée équatoriale, la République cen-

trafricaine et le Tchad, couvre la zonede la Communauté économique etmonétaire de l’Afrique centrale(CEMAC) pour évaluer, coordonner etdynamiser la lutte contre le blanchimentd’argent et le financement du terrorisme.L’union monétaire au sein du CEMACa mis au point un règlement portantprévention et répression du blanchimentdes capitaux et du financement du ter-rorisme. Ce règlement a repris à la lettreet adapté les textes des différentesconventions des Nations Unies depuis1988 relatifs aux définitions et à l’inter-prétation du blanchiment d’argent, aufinancement du terrorisme, d’une part,et à l’identification de l’objet et des per-sonnes physiques ou morales tenues deprévenir, détecter, empêcher, voir répri-mer des opérations de financement desactes de terrorisme associés au blan-chiment des capitaux ou non, d’autrepart.

Dans le Maghreb arabe, malgré l’exis-tence de l’Union du Maghreb arabe(UMA), il n’y semble avoir aucune coor-dination transfrontalière et chaque Étata essayé de transposer individuellementles conventions internationales. Le dif-férend entre le Maroc et l’Algérie, d’unepart, et l’attitude asymétrique envers laMauritanie et la Lybie, d’autre part, nefacilitent guère la coopération dans lalutte contre le blanchiment d’argent etle financement du terrorisme. Pourtant,une véritable prise de conscience sembleémerger grâce aux printemps arabes etsurtout sous l’impulsion des attaquesterroristes récentes. La Tunisie, à titred’exemple, a publié la loi relative ausoutien des efforts internationaux delutte contre le terrorisme et à la répres-sion du blanchiment d’argent. Cette loide 2003 révisée en 2015 reste dans lesillon des conventions internationales

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Pour le continent africain, devenu l’une des destinations privilégiées de la corruption, du blanchiment d’argent et

du terrorisme, des groupes d’action se sont organisés pour engager un véritable processus de lutte

contre ce dangereux fléau

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et dans l’esprit, la forme et le fond desdifférentes conventions des NationsUnies. Il faut aussi souligner que laCommission tunisienne des analysesfinancières (CTAF) n’a jamais réellementfonctionné que depuis 2011 avec lespoursuites financières lancées contrel’ancienne famille régnante. Depuis cettepériode, les déclarations de soupçonont donné lieu à la transmission auparquet d’un nombre important d’af-faires de blanchiment de capitaux, dedétournement et de crimes financiers.Devenue membre à part entière duGroupe Egmont (réseau mondial descellules de renseignements financiers)dont l’objet principal est de développerla coopération internationale dans cedomaine, la CTAF participe activementaux réunions des instances régionaleset internationales. Cependant, l’aggra-vation de la situation dans le Maghreb,notamment avec la guerre civile enLybie, ne facilite guère la lutte contre leblanchiment d’argent et le financementdu terrorisme. L’instabilité dans la régionne fait que renforcer les fraudes et lacriminalité de toute sorte.

Face à ces nouvelles menaces, lespays d’Afrique doivent donc redoublerd’efforts contre le blanchiment d’argentet le financement du terrorisme.L’expertise reconnue et confirmée d’or-ganisations privées, indépendantes detoute pression politique en matière delutte contre cette forme de criminalité,doit être respectée et prise en considé-ration par certains États africains quihésitent encore à prendre des mesuresréelles dans ce domaine.

Il n’y a pas de recette magique pour

améliorer et accélérer la lutte contre lacriminalité, le blanchiment d’argent etle terrorisme en Afrique. Les effortsdans ce domaine ne pourront pas êtreefficaces sans le renforcement de ladémocratie, de l’État de droit et de labonne gouvernance, ainsi que sans lamise en œuvre des politiques écono-miques multisectorielles et socialesfortes avec un accent particulier sur lesdomaines structurants du développe-ment industriel, artisanal et agricole,de la santé et de l’éducation. Il est essen-tiel, dans le contexte africain, de pro-mouvoir l’émergence du secteur privénational, surtout des PMI/PME et desmicrœntreprises qui ont un énormepotentiel de création de l’emploi et desactivités diverses pour absorber lesecteur informel et créer une alternativeà la corruption et aux activités crimi-nelles. Enfin, l’État providence généreuxn’existe plus et rien ne peut se construiresans une authentique démarchecitoyenne : plus solidaires dans le respectde la morale, de la loi, du droit financer,économique, fiscal et social, et plus res-ponsables face aux dérives de gainsfaciles, les populations africaines saurontpréparer un terrain fertile aux généra-tions futures, créant ainsi la cohésionsociale nécessaire pour une Afriqueforte et responsable.

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|1 Le put (droit de vendre) est une option contractuelle de vente dont le prix et la date sont fixés à l’avance. Il porte sur des actifs ou sur des titres appelés sous-jacents (actions,obligations, matières premières…). Il est l’opposé du call (option d’achat fonctionnant sur des principes identiques). Dans la pratique, il existe trois types de put. Si le souscripteur nepeut acquérir le sous-jacent qu’à la date fixée par avance (ou date de maturité du put), on parle de put européen. Si, en revanche, il peut en prendre possession entre la date d’émissionet la date de maturité, on parlera alors de put américain. Enfin, au cours d’un put «bermudien», le souscripteur peut acquérir le sous-jacent à plusieurs dates fixées entre le début etla fin du put. Le put permet à son émetteur de se prémunir contre d’éventuelles pertes financières. Ainsi, si le put concerne une action d’une valeur initiale de 100 Euros et que cettedernière vaut 150 Euros au moment de la date de maturité, l’émetteur à tout intérêt à se rétracter. Il devra toutefois verser une prime d’assurance au souscripteur. |2 Le call représenteun droit (et non une obligation) d’acheter un actif sous-jacent (actions, obligations, indices boursiers…). Le call dispose de plusieurs paramètres : il se caractérise par un prix d’exercice ;il s’agit du prix auquel l’acheteur d’un call peut acheter l’élément sous-jacent ; l’échéance correspond à la date limite d’exécution du droit. |3 Le Groupe intergouvernemental d’actioncontre le blanchiment d’argent en Afrique de l’Ouest (GIABA) a été établi en 2000 par la Conférence des chefs d’État et de gouvernement de la Communauté économique des Étatsde l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) en tant qu’instrument régional chargé du renforcement des capacités dans la prévention et la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financementdu terrorisme. Outre les États membres, le GIABA octroie le statut d’observateur, à leur demande, à des États africains et non-africains et à des organisations intergouvernementalesqui soutiennent ses objectifs et ses actions. |4 Le Groupe d’action financière (GAFI) est un organisme intergouvernemental créé en 1989 par les ministres de ses États membres. Lesobjectifs du GAFI comprennent l’élaboration des normes et la promotion de l’application efficace de mesures législatives, réglementaires et opérationnelles en matière de lutte contrele blanchiment de capitaux, le financement du terrorisme et les autres menaces à l’intégrité du système financier international. Le Groupe est donc un organisme d’élaboration despolitiques qui s’efforce de susciter la volonté politique nécessaire pour effectuer les réformes législatives et réglementaires dans ces domaines. Le GAFI a élaboré une série derecommandations reconnues comme étant la norme internationale en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux, le financement du terrorisme et de la prolifération des armesde destruction massives. Celles-ci constituent le fondement d’une réponse coordonnée à ces menaces pour l’intégrité du système financier et contribuent à l’harmonisation des règlesau niveau mondial. Publiées en 1990, les recommandations du GAFI ont été révisées en 1996, 2001, 2003 et plus récemment en 2012 afin d’assurer qu’elles restent pertinentes etd’actualité. Elles ont vocation à être appliquées par tous les pays du monde. Le GAFI surveille les progrès réalisés par ses membres dans la mise en œuvre des mesures requises,examine les techniques de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme ainsi que les mesures permettant de lutter contre ces phénomènes, et encourage l’adoption etla mise en œuvre des mesures adéquates au niveau mondial. En collaboration avec d’autres acteurs internationaux, le GAFI identifie également les vulnérabilités au niveau nationalafin d’alerter et de protéger le secteur financier international.

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es valeurs humaines univer-selles sont celles qu’on ne passepas en contrebande de pays en

pays, car elles ne rapportent rien», disaitStanislaw Jerzy Lec dans son livreNouvelles pensées échevelées. |1

Cette citation reflète bel et bien l’ac-tualité tunisienne. En effet, ces dernièresannées, tout le monde est quasi certainque derrière la contrebande qui prolifèresur les frontières terrestres du pays, lesmalheurs du peuple tunisien prennentracine.

Outre le manque à gagner que génè-rent ces activités illégales sur l’économietunisienne, voilà que tous les expertsen matière de sécurité ont fini partrouver des connexions avec le terro-risme qui sévit dans la région et les acti-vités de contrebande qui alimentent lecommerce parallèle en Tunisie.

La contrebande représente undanger pour l’économie tunisiennesurtout avec l’instabilité sécuritaire queconnaît notre pays durant cette périodede transition démocratique. Toutefois,cette activité illicite n’aide pas à résoudrela question du chômage vu qu’elle n’offreque « des emplois précaires » et, parconséquent, « représente une menacepour la santé et la sécurité des citoyens».

La Tunisie a vécu le 14 janvier 2011une révolution qui a bouleversé tousles domaines et qui a engendré desconséquences sur le pays au niveaunational, régional et international. Cettedate fut significative dans l’histoire tuni-sienne ; une date qui a été le point dedépart d’une révolution nommée« Révolution du jasmin », marquée d’es-poir pour le progrès, de volonté pourle changement et de détermination pourassurer la dignité, la liberté et la justice. |2

Mais depuis le 14 janvier 2011, datede la révolution tunisienne, la situations’est sensiblement complexifiée.

À un certain moment, l’État Tunisiens’est trouvé incapable de contrôler sesfrontières, de maîtriser le marché et deprotéger le consommateur. La contre-bande qui a connu une explosion depuisla révolution de 2011, a aggravé les dif-ficultés budgétaires du pays et a fragilisédavantage la protection du consomma-teur. |3

Devant une contrebande s’effectuantsur près de 1500 kilomètres de frontièresentre la Tunisie et ses deux pays fron-taliers (Algérie et Libye), toute l’écono-mie tunisienne est prise en étau. D’unepart, cette contrebande rend improductiftout investissement commercial ou

La contrebande, une malédictionen Tunisie?

par ZIED DRIDI

Zied Dridi est magistrat, spécialiste du crime organisé, président de groupe de travail auCentre des études juridiques et judiciaires du Ministère de la justice de Tunisie. Nommé substitut du procureur de la république en 2002, puis juge à la chambre correctionnelle et civile de 2006 à 2010, et, enfin, juge de la sécurité sociale de 2010 à 2013, Zied Dridi assure la présidence du groupe de travail au Centre des études juridiques et judiciaires depuis 2013. Il est également enseignant à la Faculté de droit et de sciencespolitiques de Tunis, à l’École supérieure des sciences économiques et commerciales de Tunis et à l’Institut supérieur de la magistrature de Tunisie. Zied Dridi est aussi membrede la Commission de pilotage chargée de la réalisation des projets de loi relatifs à la bonnegouvernance, à l’intégrité dans le secteur public et la lutte contre la corruption. De même,il est membre de la Commission nationale chargée du contrôle des prix et de la lutte contrela contrebande et le commerce parallèle.

L

EXPERTISE

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industriel formel. Les entrepreneurs etinvestisseurs potentiels sont découragésface à cette inégalité dans les engage-ments fiscaux et sociaux en vigueur.D’autre part, cette contrebande faitperdre à l’État près de deux milliardsde dinars. Aujourd’hui, le commerceparallèle dépasserait 50 % de l’économienationale. |4

Une étude de la Banque mondiale |5,sur « le commerce transfrontalier auxfrontières terrestres tunisiennes» évalueles pertes fiscales pour l’État tunisiendues à la contrebande et au commerceparallèle à 1,2 milliard de dinars, dont500 millions de dinars sont des droitsde douane et estime que ce commercereprésente plus de la moitié du com-merce officiel avec la Libye et est supé-rieur à celui avec l’Alger. L’étude a faitressortir que la lutte contre la contre-bande en Tunisie, phénomène qui s’estrépandu après la révolution, doit passer,d’abord, par une révision des prix etune libéralisation de certains produits.La finalité est de réduire les écarts entreles tarifs appliqués en Tunisie et ceuxadoptés dans les territoires voisins, enl’occurrence, en Libye et en Algérie.L’étude a recommandé aux autoritéstunisiennes de renforcer le contrôle enmodernisant les moyens adoptés, l’ob-jectif étant de limiter l’impact du com-merce illicite sur l’économie et améliorerles conditions de vie des populationsvivant dans les zones frontalières.

L’instabilité de la Libye a favorisé laprolifération des armes depuis le déclen-chement de la guerre civile, ce qui renddepuis difficile la sécurisation des fron-tières de la Tunisie avec ce pays voisin.Le lien entre le terrorisme et lacontre bande a donc été établi et devientmême une réalité concrète. Les contre-bandiers peuvent, entre autres, fournirdes renseignements sur les lieux de pré-sence des unités de sécurité et appuyerfinancièrement les terroristes, le caséchant. |6

La concomitance des deux fléaux– contrebande et terrorisme – et leurampleur nous poussent à tenter dedéterminer les liens éventuels et lesinterconnections entre eux, car celle-ci pourrait conditionner la stratégie àvenir pour lui faire face. En réalité,contrebande et terrorisme sont très liés

et, excepté leur objectif final respectif,ils présentent de nombreux pointscommuns, dont voici les plus signifi-catifs : les deux fléaux profitent du climatd’insécurité et de la faible efficacité descorps sécuritaires étatiques des deuxcôtés des frontières.

Les acteurs, contrebandiers et ter-roristes, pratiquent les mêmes modesopératoires, parfois coopèrent ensembledans une même opération, à travers lesmêmes zones frontalières, le long desmêmes axes et circuits. Ils mettent éga-lement en œuvre les mêmes techniquesde dissimulation de leurs produits.

D’ailleurs, une opération de contre-bande de produits de consommationn’a rien de différent d’une opération decontrebande d’armes. L’une commel’autre sont souvent dissimulées dansdes cargaisons de produits ordinaires.La connexion entre contrebande deproduits de consommation, celled’armes et munitions et les mouvementstransfrontaliers de terroristes s’est à plu-sieurs reprises vérifiée lors des nom-breuses saisies effectuées par les servicesdouaniers et de sécurité intérieure.D’ailleurs, un contrebandier de produitsde commerce peut très bien devenirassocié aux terroristes, même avec lesplus déterminés. L’exemple le plus édi-fiant serait le fameux algérien MokhtarBelmokhtar, à l’origine grand contre-bandier de cigarettes – ce qui lui valutle surnom de Mr Marlboro – et qui s’estrallié à AQMI (Al-Qaida au Maghrebislamique) en le ravitaillant en armeset en le finançant, pour finir depuisquelques années, chef du groupe trèsviolent dénommé « Les signataires parle sang » et redoutable terroriste auNord du Mali. |7 >

L’instabilité de la Libye a favorisé la prolifération des armes depuis le déclenchement de la guerre civile, ce qui rend depuis difficile la sécurisation des frontières de la Tunisie avec ce pays voisin

EXPERTISE par ZIED DRIDI

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LA CONTREBANDE: UNE VÉRITABLE ACTIVITÉ QUIPROFITE DE LA PERMÉABI-LITÉ DES FRONTIÈRES ET DE LA FRAGILITÉ DES POUVOIRS PUBLICS

La contrebande est une véritableactivité dans les régions frontalières oùla majorité des habitants ne considèrepas ces petits transporteurs et passeurscomme des « contrebandiers » (knatri) :ils préfèrent les nommer « commer-çants » ou « entrepreneurs ». Le termede contrebandier est réservé à la figureun peu mystérieuse et mythique du « filsdes frontières», lequel prend des risquesen franchissant les limites territorialesde manière illégale ou en introduisantsur le territoire des produits prohibésou fortement taxés comme les cigarettes,l’alcool, les matières premières (carbu-rant, fer de construction, cuivre), évitantles passages légaux ainsi que la gardenationale, l’armée et les douanes chargéesde contrôler les zones limitrophes auxfrontières.

Dans une certaine mesure, la contre-bande constitue pour les habitants desrégions frontalières une véritablesoupape de sécurité capable de désa-morcer les violences sociales, freinerl’exode rural, réduire le chômage et offrirdes sources de revenus aux habitantsde ces régions quasiment privées d’in-vestissements publics.

Officiellement, certains membresdes corps de contrôle affirment que lacontrebande ne doit en aucune manièreêtre tolérée. Mais, l’application strictedu Code des procédures douanièresconduirait à la paralysie économiquede régions entières : l’économie de ladébrouille, à cheval entre légalité et illé-galité, devient de fait « un mal néces-saire ». |8

C’est également un mal inévitable.Que ce soit sous le régime de Ben Aliou aujourd’hui, les corps de contrôledemeurent incapables de maîtriser l’en-semble des flux de véhicules qui effec-tuent des allers-retours avec l’Algérie etla Libye, que ce soit légalement par lespassages frontaliers ou illégalement parles pistes. En 2013, d’après ce qu’affir-ment plusieurs douaniers et gardesnationaux, ce serait en moyenne – etdans le meilleur des cas – un véhicule

sur quatre qui serait contrôlé, dont unsur deux repéré. Deux passeraient illé-galement par les pistes et deux demanière officielle par les passages fron-taliers.

Cependant, l’activité la plus répan-due est celle de petits transporteurs quis’arrangent avec les douanes en présen-tant de fausses déclarations et de fauxpapiers pour éviter de payer taxes etamendes. Ils franchissent généralementles limites territoriales par les postesfrontières côté libyen et par les pistescôté algérien. Un grand nombre de cescontrebandiers tisse des liens avec unagent protecteur, officier des douanesou gradé de la police qui, moyennantpot-de-vin, lui garantit, dans le respectformel des procédures, que ses produitsne seront pas saisis et qu’il ne paieraqu’une taxe minime.

DES FRONTIÈRES PERMÉABLES ET ACCESSIBLES

Si les frontières politiques de laTunisie ont été définies dans leurensemble en 1910 lors de la conventionde Tripoli entre l’armée française etl’Empire ottoman, une partie de cesfrontières demeure naturellement péné-trable. |9 Ainsi, la section montagneuseet forestière de la frontière algériennede Tabarka à Kasserine qui s’étend surenviron 300 kilomètres est entrecoupéede plateaux et d’agglomérations peu-plées, rendant le passage extrêmementfacile. Certains petits groupements d’ha-bitations et champs où paissent lesmoutons se situent entre les deux pays. |10

C’est plus au Sud, mais toujours sur cesegment frontalier, que se situe le massifde Chaambi, la région montagneuse oùles plus importantes actions terroristescontre l’armée et la garde nationale onteu lieu ces dernières années.

La partie steppique descend vers leSud, de Kasserine à la région du bassinminier de Gafsa, plus précisément à lahauteur de la localité d’al-Matrouha oùcommence un espace désertique. Celui-ci s’étend jusqu’à Borj el-Khadra, lapointe sud où Algérie, Tunisie et Libyese touchent. À mesure que l’on s’enfoncedans le désert de Borj el-Khadra, lepassage devient difficile par quelquespistes. La nature perméable et accessible

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des frontières tunisiennes rend un peudifficile les efforts investis par l’Étatdans la lutte contre la contrebande.

Le gouvernement tunisien a annoncéla construction d’un «mur» à la frontièretuniso-libyenne à la suite de l’attentatde Sousse le 28 juin 2015. Il s’agit en faitd’une sorte de digue de sable, creuséecôté tunisien, qui devrait couvrir unpeu plus de 150 kilomètres sur les 500que comptent cette frontière commune.Le but est évidemment de sécuriser lazone. Cette initiative a engendré desprotestations des populations localesen juillet, dans cette région marginalisée,vivant principalement du commerceparallèle. A priori, la décision deconstruire ce mur laisse planer quelquesdoutes sur sa solidité, et donc sur sonefficacité. En outre, 280 kilomètres defrontières, au sud du pays, ne seront pascouverts par cette protection. Il seraitdonc facilement possible de contournerce rempart en passant par le sud de lafrontière. « Le risque zéro n’existe doncpas ». À la perméabilité des frontièress’ajoute aussi la fragilité des pouvoirspublics.

LA FRAGILITÉ DES POUVOIRSPUBLICS

« La contrebande met la Tunisie faceà une multitude d’enjeux aussi impor-tants que dangereux. La sécurité d’abord,puisqu’il s’agit d’introduire aussi desproduits interdits, notamment desarmes. L’ac cointance avec les terroristesn’est plus à démontrer. La convergencedes intérêts directs narcoterroristes està 100 % ». |11

Comme mentionné précédemment,les terroristes ont toujours besoin descontrebandiers pour introduire desarmes et autres équipements, mais aussipour faire traverser les frontières à leurs

hommes. Et les contrebandiers trouventen eux de bons clients et des alliés.

À ces risques de sûreté, s’ajoutentles aspects économiques : concurrencerles produits tunisiens et les importationsautorisées, introduire des produits decontrefaçon, souvent de qualitémédiocre et ne répondant pas auxnormes d’hygiène, de santé et de sécuritéd’utilisation, et ce sans la moindre garan-tie pour le consommateur, ébranler lescircuits officiels de distribution et essayerde dominer le marché. Les conséquencessociales ne sont pas, non plus, négli-geables. En s’attaquant aux produitstunisiens et aux circuits organisés, cesont des emplois permanents qui sontmenacés. Sans perdre de vue évidem-ment la fiscalité et les recettes de l’État,largement spoliées. N’oublions pas aussile risque d’introduction de faussemonnaie, pouvant atteindre des mon-tants élevés de fausses devises.

Il est aujourd’hui une réalité à nepas négliger : la contrebande et le com-merce informel prospèrent et gagnentdes pans entiers de l’économie tuni-sienne, alors que l’État s’appauvrit etdans son sillage les salariés, toutes caté-gories comprises. L’État, pour renflouerles caisses, fait supporter le fardeau à laclasse laborieuse en lui faisant payer« les pots cassés » d’une autorité qui n’ani le courage d’exercer son droit à fairerespecter la loi, ni la capacité de canaliserce flux ininterrompu de marchandisesqui franchissent les frontières terrestreset maritimes. Ces marchandises sontdédouanées de fait, leur écoulementéchappant en grande partie au moindrecontrôle. Elles sont par conséquentexemptes de toute taxation.

Cette manière de gérer les affairesdu pays ne cadre pas avec l’« abc » d’unÉtat qui se veut moderne et juste envers >

Il est aujourd’hui une réalité à ne pas négliger : la contrebande et le commerce informel prospèrent et gagnent des pans entiers de l’économie tunisienne,alors que l’État s’appauvrit et dans son sillage les salariés, toutes catégories comprises

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tous ses citoyens, dont ceux respectueuxde la loi, et des institutions qui sont fata-lement pénalisées. La contrebande atoujours existé, le commerce parallèleaussi, mais jamais à ces niveaux atteintsau cours de ces dernières années.

Avec la contrebande et le commenceparallèle, point de croissance et deredressement pour de nombreux sec-teurs victimes de cette concurrencedéloyale, de cette gangrène qui rongela grande majorité des rouages de l’éco-nomie. |12 Ce n’est ni l’investissementextérieur, ni celui intérieur qui sortirontà eux seuls la Tunisie de la crise. C’estégalement l’ordre public et l’applicationde la loi qui doivent être les garants del’État de droit. Sans État de droit, lajustice ne peut régner. Et sans elle, ledésordre qui règne dans le pays ne feraqu’accroître l’injustice criarde entreceux qui en profitent et ceux qui lasubissent à tous points de vue.

Parmi les solutions urgentes contrela contrebande pour lesquelles l’Étatdoit investir, la modernisation de ladouane est une des priorités. À cetégard, le ministre des finances, SlimChaker, a présenté en septembre 2015au Conseil ministériel comme à la pressesa stratégie de modernisation de ladouane tunisienne. |13

Ainsi, le ministre a souligné que leprogramme de modernisation de laDouane tunisienne vise deux objectifsdu plan quinquennal 2016-2020 : lalutte contre la contrebande, d’une part,et le développement de l’économienationale d’autre part, précisant que lapromotion de l’économie et de l’inves-tissement ainsi que le renforcement del’exportation et de l’importation, outrela création d’emplois, ne peuvent avoirlieu sans une structure douanière solidequi soutient les PME. Le ministre aindiqué que les mesures les plus impor-tantes se résument en 11 points :• La dématérialisation des mesures

douanières, en se basant presque entiè-rement sur le système informatiquedans les services fournis ;

• L’établissement d’une relation deconfiance avec les entreprises expor-tatrices via la mise en place d’unnouveau système, facilitant leurtravail ;

• Le passage d’un contrôle préalable à

un contrôle a posteriori limitant l’en-combrement et facilitant les procé-dures ;

• La minimisation du recours aux auto-risations ;

• La numérisation des services fournispar l’administration ;

• La révision des droits de douane ;• La réorganisation structurelle de la

Douane, via la création d’une instancegénérale et de directions générales auniveau central, et de directions régio-nales au niveau des 24 gouvernorats,avec présence dans ces locaux d’agentsde la garde douanière qui se déploie-ront sur tout le territoire pour limiterla contrebande et le commerce paral-lèle ;

• La création d’un poste d’attaché dedouane dans toutes les ambassadesde Tunisie à l’étranger, pour limiter lapression subie lors du retour desTunisiens à l’étranger et afin de leuroffrir un accès facile aux servicesdouaniers ;

• Le développement des ressourceshumaines via la formation et la four-niture des moyens nécessaires ;

• La création d’une Académie interna-tionale en remplacement de l’Écolenationale de la douane, afin d’exporterles services en matière de formationet de recyclage ;

• La création d’un observatoire del’éthique professionnelle entre ladouane et le secteur privé.

De même, la présidence du gouver-nement a annoncé, dans un commu-niqué rendu public, le 14 janvier 2016,la création d’une commission chargéede trouver des solutions au phénomènede la contrebande et du commerceparallèle. Cette commission aura éga-lement pour objectif de mettre de nou-veaux mécanismes de lutte contre cephénomène tout en s’inspirant dequelques expériences internationalesdans ce domaine.

Mais la modernisation de la douaneet la création d’une commission natio-nale chargée de trouver des solutionsà la con trebande et au commerce paral-lèle ne seront pas les seuls remèdes. Lalutte contre la contrebande nécessiteune stratégie à la fois proactive et réso-lument déterminée.

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LA NÉCESSITÉ D’UNE STRATÉGIE GLOBALE ET MULTIDISCIPLINAIRE

Toute stratégie pour la lutte contrela contrebande ne doit pas se limiter àdes mesures sécuritaires et doit prendreen considération la réalité économiqueet sociale de la Tunisie. C’est la raisonpour laquelle cette stratégie doit être àla fois globale et multidisciplinaire. |14

L’objectif, l’approche et les moyenssont les principaux composants de cettestratégie. L’objectif comporte trois orien-tations :• Sur le plan sécuritaire, renforcer les

forces d’ordre et la douane et mieuxcontrôler les frontières ; |15

• Dans le domaine économique, réduireles activités de contrebande au niveauadmissible que les économistes consi-dèrent sans préjudice à l’économienationale ;

• Au niveau social, il est nécessaire derenforcer des investissements dans lesrégions frontalières dites « régionsdéfavorisées ».

L’approche, quant à elle, doit êtreproactive et résolument déterminée. Eneffet, la réponse à la contrebande passenon seulement par des mesures d’ordresécuritaire ; mais, surtout pour la pré-vention à long terme, elle passe aussipar des mesures d’ordre politique, socio-économique, médiatique et d’autresdomaines, dans le but d’éliminer tousles facteurs socio-économiques, ouautres, qui seraient favorables au déve-loppement de ce fléau.

Seulement, la situation sécuritaireactuelle dans le pays est très préoccu-pante et nécessite donc d’affronter enurgence les groupes terroristes se dépla-çant encore avec aisance dans le paysainsi que les contrebandiers toujoursen pleine activité.

Aujourd’hui, le combat simultanécontre le terrorisme et le commerceparallèle passe concrètement par la luttecontre les réseaux de contrebande qui,sur le plan opérationnel, commence parla maîtrise du contrôle des frontièresnationales aériennes, maritimes, maissurtout terrestres. Cela est essentielle-ment justifié par la situation sécuritaireprévalant dans les pays voisins et enparticulier en Libye, d’où la nécessité

de mettre en œuvre en urgence un plannational pour sauver le pays sur les deuxplans sécuritaire et économique, l’objectifimmédiat de ce plan étant la maitrisedu contrôle des frontières et en premièreurgence celles du sud-est.

Le plan de maitrise du contrôle desfrontières proposé doit comprendre lesaxes suivants.

En premier lieu donc, concentrerles efforts sur les frontières sud-est etplus précisément sur la frange frontalièreentre Dhehibat et la mer en passant bienévidemment par Ras Jedir pour :• Entraver les mouvements d’infiltration

dans les deux sens, entreprendre destravaux d’organisation de terrain pourcréer une ligne d’obstacles autour d’unetranchée anti-véhicules renforcée d’untalus du coté libyen le long de la fron-tière avec en priorité les zones de cir-culation facile ;

• Instaurer un système de patrouillesmixtes, à pied et montées sur différentsvecteurs selon le terrain, à dos deméharis si nécessaire, sur motos, survéhicules et à bord d’hélicoptères ;

• Créer des sites d’observation à vue,mais surtout par des moyens électro-niques adaptés et performants ;

• Redéployer les forces et les postes mili-taires, ceux de la garde nationale et dela douane dans une vision globaleinterservices complémentaire et lesrenforcer par des équipements appro-priés.

Il s’agit de mettre en œuvre un dis-positif sécuritaire interservices unifié,capable de mener un ensemble d’actionscomplémentaires où chaque partieexerce ses prérogatives institutionnellesspécifiques, mais convergeant toutesvers l’accomplissement avec succès dela même mission globale : le contrôleeffectif et efficace des frontières pourempêcher tout mouvement transfron-talier de terroristes et toute activité decontrebande. Pris individuellement,aucun de ces services n’est en mesured’y parvenir seul. Il va de soi que desefforts particuliers restent nécessairespour la remise à niveau des deux postesfrontaliers Ras Jedir et Dhéhibat pouraccomplir leur mission dans la trans-parence et avec l’efficacité recherchée.

Mais, ce plan d’urgence, limité dansl’espace reste à lui seul insuffisant au vu >

EXPERTISE par ZIED DRIDI

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de l’étendue des menaces sur l’ensembledu territoire national et le long de toutesles frontières Est et Ouest, d’où la néces-sité de poursuivre les efforts déployésdepuis toujours le long des frontièresdans le reste des régions du pays et enprocédant à des études particulières auxrégions où sont enregistrées d’intensesactivités de contrebande. La région deKasserine-Fériana-Sbeitela en est cer-tainement une qui mérite bien desmesures particulières, peut-être dumême ordre que celles prévues pour larégion Bengardene-Dhéhiba.

La maitrise du contrôle des frontièrespermettra d’arrêter les mouvementstransfrontaliers des terroristes et descontrebandiers ; mais il est évident quel’action de l’État doit se poursuivre aussicontre les terroristes et contrebandiersdéjà sur le territoire national et ce avecla même détermination et la même effi-cacité. |16

À cet égard, la pauvreté, la margi-nalisation et le chômage qui caractérisentles régions frontalières dites « défavo-risées » sont les causes directes et pro-fondes de la contrebande. L’investis -sement dans ces régions défavoriséeset la lutte contre le chômage permet-traient de vaincre sans nul doute lacontrebande.

L’accomplissement d’une telle stra-tégie nécessite forcément un minimumde moyens personnels et matériels. L’Étatdoit consacrer ses efforts aux prioritésréelles et trouver les ressources néces-saires à l’acquisition des équipementsadéquats et indispensables à cette guerrecontre la contrebande. Elle doit aussitrouver les moyens financiers nécessairespour démarrer l’investissement dans lesrégions frontalières et diminuer ainsiles taux de chômage dans ces régions.

Mais le renforcement des contrôlesaux frontières, avec de nouveaux équi-pements et infrastructures, n’a guère dechance de réussir à éradiquer la contre-bande et la corruption si on n’opte paspour une approche globale qui réduiseles incitations à trafiquer (avec, entreautres, une remise à plat de la politiquecommerciale) et introduise une sur-veillance plus efficace des fonctionnairespostés aux frontières.

Le volet central de cette stratégieconsistera à analyser les principaux fac-teurs de motivation par type de produits,en intensifiant entre autres les effortsd’harmonisation des politiques fiscaleset de subventions avec les pays voisins.Faute de convergence régionale des prixet des régimes fiscaux, les espoirs devoir le marché noir reculer seront loind’être établis. |17

Enfin, la Tunisie a besoin de stabilitépolitique et d’une direction politiqueclaire. Car bon nombre de trafiquantsvivant dans des zones frontalières isoléesse sentent oubliés par les gouvernantsde la capitale. L’endiguement des activitésinformelles passe par un consensus poli-tique, des mesures économiques etsociales urgentes et un État plus puissant.Sans cela, les trafics continueront à avoirde beaux jours devant eux.

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|1 tanislaw Jerzy Lec, « Nouvelles pensées échevelées », livre traduit du polonais par André Kozimor et Zofia Kozimor, Collection : Rivages Poche, Petite Bibliothèque. Numéro :306, avril 2000. |2 Meddeb Radhi, « Ensemble construisons la Tunisie de demain, modernité, solidarité et performance », octobre 2011, Action de développement solidaire, Tunis.|3 La contrebande en Tunisie : voyage au cœur d’un système mafieux, Leaders, 7 juillet 2013. |4 La Tunisie des frontières : Jihâd et contrebande, Crisis Group, Rapport Moyen-Orient/Afrique du Nord n°148, 28 novembre 2013. |5 Rapport de la banque mondiale sur la contrebande et le commerce informel en Tunisie, 2013. |6 « Le terrorisme au service dela contrebande », Tunisie Afrique Presse (www.tap.info.tn), 7 mai 2013 ; « Jbel Chaambi : possibles connexions entre réseaux de terrorisme et de contrebande », L’Économiste (leco-nomistemaghrebin. com), 7 juillet 2013. |7 Sarah Diffalah, « La Tunisie est devenue un nouveau front pour AQMI (Al-Qaida au Maghreb islamique) », Le Nouvel Observateur, 30 juillet2013. Plusieurs experts estiment que les « terroristes » de Chaambi ont bénéficié de complicités locales. |8 Entretien de Crisis Group, officier des douanes, Tunis, juin 2013. |9 Surl’histoire des frontières tunisiennes, voir Mohamed Larbi Haouat, Le problème frontalier de la Tunisie depuis l’époque ottomane jusqu’à nos jours (thèse de doctorat, Paris, 2004).|10 Entretiens de Crisis Group, habitants du gouvernorat du Kef, Tunis, avril 2013. |11 Tunis : une tendance à la baisse du phénomène de la contrebande, article publié, AfricanManager, 4 novembre 2015. |12 En effet, la contrebande en direction de la Libye et de l’Algérie crée des pénuries de produits subventionnés. Des spéculateurs en profitent pourles écouler sur le marché à des prix plus élevés qui ne sont donc pas contrôlés par les autorités compétentes. Entretiens de Crisis Group, entrepreneurs, Tunis, février 2013. Voirégalement Anis Ahmed, « Tunisie : la contrebande, un problème qui s’aggrave », Business Flood (businessflood. com), 15 avril 2013. |13 Conférence de presse tenue le mardi8 septembre 2015 au palais de la Kasbah par le ministre de finance Slim Chaker. |14 Les problématiques de la sécurité en Méditerranée, Le 4e symposium SUD. SEC. MED, Centreof Mediterranean and International Studies, Sécurité en Tunisie : comment défendre la nouvelle démocratie, 2015. |15 La plupart des articles de presse écrite, notamment dans lapresse francophone tunisienne, présentent les frontières algériennes et libyennes comme le lieu de toutes les menaces dont la gestion repose uniquement sur la force. Voir MohssenZribi, « La frontière de toutes les menaces », La Presse, 21 octobre 2013. |16 Les problématiques de la sécurité en méditerranée, Le 4e symposium SUD. SEC. MED, Centre ofMediterranean and International Studies, Sécurité en Tunisie : comment défendre la nouvelle démocratie, 2015, p. 8. |17 Contrebande et commerce en parallèle : un courant d’airqui coute cher à l’État, Abdel Aziz Hali, article publié le 6 février 2014 sur les colonnes du journal La Presse.

EXPERTISE par ZIED DRIDI

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L’impitoyable traficdes animaux

La criminalité liée auxespèces sauvages se place en2015 au 4e rang des activitésillicites les plus lucratives der-rière les contrefaçons, le traficde drogues et la traite d’êtreshumains. 800 espèces sontmenacées de disparaître. Ce business, particulièrementdestructeur, mérite toute l’attention des pays signataires de la Convention

sur le commerce internationaldes espèces de faune et deflore sauvages menacéesd’extinction. Pourtant, le massacre continue et les pays victimes semblent bienimpuissants face à desréseaux criminels organiséset déterminés. Henri Fourneld’Interpol, mais aussi CélineSissler-Bienvenu, Directriced’IFAW France et Afrique

francophone, ainsi que A. J. Clark et Adriana Babic de Thermopylae Sciences & Technology apportent untémoignage saisissant surcette triste réalité et démon-trent, par leur passion etbeaucoup d’engagement,qu’à force de combat, beau-coup d’espèces peuvent être sauvés.

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epuis les années 1970, lademande de produits issus del’ivoire a explosé, conduisant

au déclin rapide des populations d’élé-phants. En 1989, la Convention sur lecommerce international des espèces defaune et de flore sauvage menacées d’ex-tinction (CITES) a prohibé le commerceinternational d’ivoire d’éléphant.

Depuis 2010, en dépit de cettemesure, le braconnage d’éléphants n’acessé d’augmenter pour atteindre desniveaux record, les saisies effectuées parles autorités compétentes en attestant.Le Rhinocéros Africain et son cousinAsiatique ont aussi subi un braconnageintensif depuis 2008, entraînant l’ex-

tinction de deux sous espèces parmi-eux : le Rhinocéros blanc du Nord et leRhinocéros noir d’Afrique de l’Ouest.La situation est désormais telle que lacommunauté policière internationaleétendue se mobilise en vue de mettreun terme à ces pratiques illicites, majo-ritairement conduites par des réseauxcriminels organisés faisant fi de toutefrontière autant que des lois locales oudes réglementations internationales.

Les atteintes à la faune sauvage fontpartie intégrante de la criminalité envi-ronnementale. Longtemps ignorée parles forces répressives, par manque decadre légal approprié, de formation desenquêteurs et d’initiative de la partie

Criminalité environnementaleLa réponse apportée par INTERPOLen matière de lutte contre le braconnage en Afrique

par HENRI FOURNEL

Issu de la Gendarmerie nationale, Henri Fournel intervient au sein de la coopération policière internationale sur de nombreux domaines depuis plus de dix ans, notammentl’échange d’informations à caractère policier relatif au terrorisme et à divers trafics, y compris des espèces animales dont le commerce est réglementé. C’est dans ce contextequ’Henri Fournel a rejoint EUROPOL, de 1999 à 2008, puis le Service de coopérationtechnique internationale de police (SCTIP), devenu entre-temps la Direction de la coopérationinternationale (DCI, 2008-2012), au ministère de l’intérieur français. De 2012 à 2015, iltravaille à l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique(OCLAESP). Depuis juillet 2015, Henri Fournel est mis à disposition par la Gendarmerienationale pour servir l’Unité de sécurité environnementale d’INTERPOL. Sa fonction actuelleau sein de l’Unité de sécurité environnementale d’INTERPOL consiste à coordonner lesactivités du Projet Wisdom (opérant depuis Lyon en France et Nairobi au Kenya). Il fournitaux autorités nationales, notamment en Afrique de l’Est, une assistance sur le terrain, et cedans le cadre de leurs enquêtes sur les réseaux criminels organisés impliqués en matièrede criminalité environnementale. Le Projet Wisdom soutient essentiellement, mais pas uni-quement, les enquêtes liées au braconnage d’éléphants et de rhinocéros, ainsi que lesactivités visant à supprimer les trafics illicites qui en découlent. En complément du soutienfourni sur le terrain, le Projet Wisdom propose des formations dont l’objectif est de transféreraux enquêteurs et aux services qui les appuient les connaissances et outils nécessaires àl’accomplissement de leur mission, dans le but de réduire le besoin d’assistance extérieure.En outre, Henri Fournel est responsable de l’alignement des objectifs du Projet Wisdomavec ceux définis par la stratégie de l’Unité de sécurité environnementale en soutien de lavision globale d’INTERPOL.

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ANALYSE

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judiciaire, cette forme de délinquancegrave, revêtant un caractère transna-tional et organisé a vécu de beaux joursdans nombre de pays. Parfois qualifié,à tort, de crime sans victime, le crimeenvironnemental affecte en réalité pro-fondément, bien que de manière invi-sible dans un premier temps, la pros-périté des peuples. En effet, il estdésormais bien établi et documenté autravers de travaux tels que le rapport de2013 du Fonds International pour laProtection des animaux (IFAW) « Lanature du crime », que toute ruptured’équilibre de la biodiversité peut entraî-ner des répercussions graves et durablesdans la société humaine, affectant lesressources naturelles, le bien-être social,la santé économique, voire la sécuritémême des États affectés.

D’un point de vue purement policier,si la délinquance environnementale estspécifique par le fait qu’elle tire avantagede la flore et de la faune sauvage enfaisant peser une menace grave sur lemilieu naturel, les organisations crimi-nelles actives dans ce champ de crimi-nalité sont motivées avant tout par l’appâtdu gain. Les sanctions encourues, long-temps dérisoires en comparaison dupréjudice infligé la biodiversité, ontpermis à cette forme d’activité criminellequi ne diffère des autres que par les« cibles » choisies par ses auteurs, de sepropager rapidement, hors de toutcontrôle efficace. Oppor tuniste, protéi-forme et diversifiée, la criminalité orga-nisée environnementale fait commercede tout ce qu’elle trouve à sa portée.Tantôt impliquée dans le trafic illicitede défenses d’éléphants ou de cornes derhinocéros, elle passera aisément à celuide dents d’hippopotame, d’écailles de

pangolins, de tortues terrestres oumarines, ou encore de viande de brousse.Elle aura parfois, au passage, dissimulésa cargaison animale dans un lot degrumes interdit à la coupe ou à l’expor-tation, en route vers l’Europe pour l’ache-miner ensuite, par des voies détournées,jusqu’à sa destination véritable.

Il convient donc, dans tous les lieuxou ce crime prospère, de renforcer lescadres légaux, défavoriser la commu-nication interservices, de stimulerl’échange d’information au plan régional

et international et de soutenir par desformations adaptées, intégrées dans laprogression de carrière des intéressésen appui d’enquêtes de terrain, afin derenforcer les capacités des pays affec-tés.

Voilà quels sont les quatre piliersessentiels qui soutiennent l’édifice de lacoopération policière internationale.

Deux autres, situés au dehors duchamp direct de l’activité policière, viendront tantôt faciliter, tantôt parfaire

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Les atteintes à la faune sauvage fontpartie intégrante de la criminalité environnementale

ANALYSE par HENRI FOURNEL

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l’action des forces répressives et lui appor-teront ses dimensions sociale et aca dé -mique, autant de facteurs clés supplémen-taires sur la route du succès. Il s’agit de lasensibilisation et de l’éducation du public,dans les pays sources (afin de limiter lebraconnage) et de destination (pourréduire la demande) ainsi que du déve-loppement d’une réponse universitaireau problème, apportée par la mise en placede cursus diplômants dans le domaineenvironnemental et de conservation.

Ces deux angles d’attaque, complé-mentaires des quatre autres, permettent

d’envisager au travers d’une approcheglobale de la question, une perspectiveréaliste de réduction de la menace dansun temps espéré suffisant pour éviter l’ex-tinction des espèces mises en danger parles réseaux criminels.

C’est la raison pour laquelle, afin deproposer une réponse à la fois pertinenteet efficace aux multiples défis posés parcette forme de criminalité, INTERPOL alancé plusieurs projets visant à lutter contrela criminalité environnementale dont leProjet « Wisdom », une initiative menéepour améliorer l’application des lois rela-tives à la protection des espèces sauvagesen Afrique, en ciblant spécifiquement lecommerce illégal d’ivoire d’éléphants etle trafic de cornes de rhinocéros. Dans cecadre, depuis 2008, des opérations d’en-vergure mises en œuvre par les paysmembres, coordonnées par INTERPOL,ont conduit à l’arrestation de plus de 1 200criminels.

L’approche choisie vise à mettre enplace au sein des pays les synergies quipermettent d’appliquer le principe de

transversalité |1 entre partenaires locauxet l’utilisation plus rationnelle par ces der-niers du réseau et des outils offerts parINTERPOL.

Parmi les initiatives développées |2, onpourra citer le Projet « Wisdom » dont laraison d’être est de soutenir et renforcerla gouvernance au sein de ses pays cibles,notamment par le développement descapacités en matière d’application de laloi. Le projet encourage et stimule la com-munication entre partenaires ainsi quel’échange d’informations à caractère poli-cier entre services, particulièrement dans

les cas d’affaires transnationales impliquantdes réseaux criminels organisés. Il fournitun appui direct à l’action de terrain desforces de police en leur proposant unservice d’aide adapté rendu possible parle déploiement d’équipes de spécialistes.La nature de ce soutien peut varier, enfonction des besoins, de conseils en gestionde scène de crime à l’adjonction d’analystescriminels à l’équipe d’enquête, destinés àmettre en lumière, au travers des élémentsdisponibles, les pistes criminelles quipourront être explorées.

Enfin, dans sa poursuite d’un cycle deplanification d’actions policières conduitespar le renseignement, le Projet «Wisdom»aspire, par le volume et la qualité desinformations qui lui sont confiées par sespartenaires, à dresser un tableau exhaustifdes acteurs responsables de la criminalitéenvironnementale mettant en péril laconservation des espèces, afin de mieuxles cibler et de démanteler leurs réseauxcriminels.

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L’approche choisie vise à mettre en place au sein des pays les synergies qui permettent d’appliquer

le principe de transversalité |1 entre partenaires locaux et l’utilisation plus rationnelle par ces derniers du réseau et des outils offerts par INTERPOL

|1 La mise en œuvre du principe de transversalité consiste à libérer les acteurs de la lutte contre la criminalité d’un mode de pensée « en silo », interdisant la communicationtransverse nécessaire entre services compétents afin d’optimiser l’action de l’ensemble d’entre eux dans le domaine. Ce principe est matérialisé par INTERPOL au travers duconcept du NEST (National Environmental Security Task Force). |2 http://www.interpol.int/Crime-areas/Environmental-crime/Projects

ANALYSE par HENRI FOURNEL

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Faune : une extinction criminelleprogrammée ?

es dernières années, afin d’ali-menter une demande insatiablepour les espèces de faune et de

flore sauvages qui s’est mondialisée grâceau concours d’In ternet –ce grand super-marché ouvert 24h/24 – l’Afrique estdevenue l’un des théâtres majeurs où lepillage des ressources naturelles n’a cesséde s’accélérer.

Chaque année, des milliers d’ani-maux sauvages (oiseaux, reptiles ouencore mammifères) – dont certainsd’ores et déjà menacés– sont illégalementcapturés ou tués pour être venduscomme animaux de compagnie, metsalimentaires, souvenirs pour touristes,ornements, amulettes, bibelots de luxeou encore ingrédients entrant dans lapharmacopée traditionnelle asiatique.Cette prédation, d’une ampleur sansprécédent, parfois institutionnalisée,mène certaines de ces espèces, pourtantessentielles à l’équilibre des écosystèmesqu’elles occupent et au développementdes communautés humaines, au bordde l’extinction.

Longtemps, la classe politique inter-nationale s’est obstinée à aborder la pro-blématique de l’exploitation illégale des

espèces sauvages à travers le seul prismeenvironnemental. Mais cette époque estrévolue. En effet, la crise que traversent,entre autres, l’éléphant et le rhinocéros,figures protégées des plus embléma-tiques du continent, mais aussi le pan-golin, petit animal méconnu dont lachair, la peau et les écailles sont trèsprisées en Asie, a mis en exergue l’im-plication de groupes criminels et vio-lents.

Encouragés par des sanctions peuou pas dissuasives, motivés par l’appâtdu gain que procurent des produits tels >

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FOCUS

par CÉLINE SISSLER-BIENVENU

Membre des programmes «Éléphants» et «Commerce d’espèces sauvages» du Fondsinternational pour la protection des animaux (IFAW) depuis 2006 et directrice du BureauFrance et Afrique francophone depuis 2010, Céline Sissler-Bienvenu mène des actionsvisant à lutter contre le braconnage et le trafic d’espèces sauvages protégées tant en Afriquequ’en France. Première européenne diplômée de l’École de faune de Garoua au Cameroun,elle a profité de son expérience de terrain pour aider à l’élaboration de projets d’appui auxéco-gardes œuvrant en Afrique centrale et de programmes éducatifs destinés à réduire lesconflits homme-éléphant. Publications : Claro, F. Pelle, E., Faye, B., Sissler, C. et Tubiana,J. 2003. Rapport de mission scientifique au Niger dans la région du Termit. (Faunal Diversityin the Sahel-Sahara zone of the Termit Region of Niger – Towards a new protected area?)IRD/SZP/MNHN, Paris-France, 36 ; Le braconnage des espèces sauvages est devenu unemenace pour la sécurité mondiale, L’Hémicycle, numéro 468, 25 septembre 2013, p. 11 ;Sissler-Bienvenu, C. et Crnojevic, M. IFAW 2015. Ivoire d’éléphant, lot du jour : Adjugé,vendu ! ; Contribution à La nature du crime, répercussions du commerce illicite d’espècessauvages sur la sécurité mondiale. IFAW. Septembre 2013.

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que l’ivoire, ou encore la corne de rhi-nocéros (constituée de kératinecomme… nos ongles) valant parfoisplus que le diamant ou la cocaïne avecun retour sur investissement pouvantlargement dépasser 1000 %, ces derniersont fait du braconnage et de la contre-bande des produits issus de la faune,une véritable industrie qui pèserait plusde 17 milliards d’euros chaque année. |1

De façon méthodique, ils privent chaqueaire protégée, chaque région, chaquepays de ses espèces considérées profi-tables au marché noir.

Il y a quelques mois, les résultatsd’analyses ADN pratiquées sur des saisiesimportantes |2 d’ivoire illégal effectuéesentre 2006 et 2014 dans le monde, ontdémontré que les éléphants de forêt duTRIDOM, une zone de conservationtransfrontalière entre le Cameroun, leCongo et le Gabon, |3 et les éléphants desavane des réserves de Selous enTanzanie et Niassa au Mozambique

avaient été préférentiellement cibléespar les réseaux criminels jusqu’alors. |4

Leurs défenses composaient près de85 % des saisies ce qui explique l’effon-drement rapide et alarmant des popu-lations d’éléphants observé en Afriquecentrale (62 % entre 2002 et 2011), |5 enTanzanie (53  % depuis 2009) |6 et auMozambique (48 % depuis 2010) |7.

En Afrique australe, les rhinocérossont, eux aussi, source de préoccupationspour la communauté internationale. Àpartir de 2013, chaque année, plus de2 000 cornes de rhinocéros auraient faitl’objet de contrebande au départ del’Afrique, soit trente fois plus qu’en 2000. |8

Cette activité très structurée, orchestréepar des réseaux criminels asiatiquesimplantés in situ |9, menace gravementla survie des populations de rhinocérosde cette région. Alors qu’en 2007,l’Afrique du Sud dénombrait 13 indivi-dus braconnés, ce chiffre s’est élevé à1 175 en 2015 |10, témoignant d’une

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Afin de rester à l’abri du spectre de surveillance des agences gouvernementales, les réseaux criminels

utilisent des méthodes de braconnage et de contrebande complexes et sophistiquées,

en perpétuelle évolution

Saisie de cornes de rhinocéros, d’ivoire brut et de peaux de panthères enprovenance du Nigeria. Réalisée par les douanes de Hongkong le 8 août 2013

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FOCUS par CÉLINE SISSLER-BIENVENU

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explosion du braconnage de plus de9 000 %. Selon les autorités, si ce rythmese maintient, l’extinction de la populationsud-africaine de ces grands herbivorespourrait survenir d’ici dix ans. EnNamibie, l’année 2015 a, elle aussi, étéfuneste, s’achevant sur un triste recordnational : 80 rhinocéros (notammentnoirs, les plus rares) ont été illégalementtués alors qu’entre 2009 et 2011, la perted’un seul individu était à déplorer. Ainsi,chaque jour, en Afrique, au moins troisrhinocéros et près d’une centaine d’élé-phants (un toutes les 15 minutes enmoyenne) sont braconnés.

Afin de rester à l’abri du spectre desurveillance des agences gouvernemen-tales, les réseaux criminels utilisent desméthodes de braconnage et de contre-bande complexes et sophistiquées, enperpétuelle évolution. Ainsi, entre juilletet octobre 2013, au plus fort de la saisontouristique, le parc national Hwange auZimbabwe perdait plus de 300 éléphantsempoisonnés au cyanure placé près depoints d’eau et de salines fréquentés nonseulement par les pachydermes, maisaussi par nombre d’autres animaux (car-nivores, rapaces, ongulés) devenus lesvictimes collatérales de cette quête d’«orblanc » commanditée par un hommed’affaires sud-africain. |11 Cette tech-nique, silencieuse, utilisée de nouveaufin 2015 condamnait cette fois près d’unecentaine d’éléphants. |12 En juillet 2014,

en France, lors d’un contrôle de colisprovenant du Nigeria, les douaniers del’aéroport de Roissy découvraient 250 kgd’écailles de pangolins (équivalant à prèsde mille pangolins tués) déclaréescomme écailles de poisson. |14 Un moisplus tard, ils identifiaient six défensesd’éléphant lesquelles, peintes en noir,avaient été dissimulées dans les piedsde deux tabourets en bois sculpté pro-venant du Mozambique. Cette mêmeannée, en décembre, le contrôle de sixcaisses de concombres de mer arrivantde Ma dagascar révélait la présence de170 tortues étoilées de Madagascarentourées de scotch et dissimulées dansdes doubles fonds. |15 Si l’ensemble deces saisies était destiné au Laos, plusrécemment, 119 scorpions vivants pro-tégés découverts dans le fret d’un avionen provenance du Cameroun étaient,quant à eux, destinés aux États-Unis.Faus sement déclarés comme échan-tillons médicaux, placés dans des gobe-lets, certains d’entre eux avaient été dis-simulés sous des boites en plastiquecontenant des mille-pattes, une espècenon protégée. |16

Grâce à la corruption qu’ils ontplacée au cœur du système, les criminelsbénéficient d’accointances stratégiquesau sein des forces de l’ordre, des servicesde contrôle ou encore de la classe poli-tique qui leur facilitent le transit descargaisons des pays « source » aux pays

Perroquet gris du Gabon importé illégalement et saisi par les autorités CITES de Moscou

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FOCUS par CÉLINE SISSLER-BIENVENU

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consommateurs. L’arrestation récente,en Guinée, de l’ancien directeur chargéde la protection de la faune en atteste.Ce dernier, usant de sa position, a desannées durant, facilité la contrebandeinternationale de nombreux spécimensprotégés en délivrant pléthore de cer-tificats d’exportation aux trafiquants lesollicitant. |17

L’accès direct aux animaux est luiaussi facilité (y compris par les publi-cations scientifiques que les trafiquantsconsultent |18) : en mars 2013, les quinzederniers rhinocéros de la partie mozam-bicaine du parc transfrontalier du GrandLimpopo – qui en comptait 300 dix ansauparavant – ont été offerts aux bra-conniers par leurs protecteurs, une tren-taine de rangers ayant franchi la lignerouge. |19 En mai-juin 2014, 68 éléphantsétaient abattus pour leur ivoire au seindu parc national de Garamba en RDC,dont une dizaine depuis un hélicoptère |20

témoignant d’une implication probabledes forces armées régulières ougan-daises.

Classée au 5e rang des activités cri-minelles transnationales les plus impor-tantes et lucratives au monde derrière

les trafics de stupéfiants, d’armes, decontrefaçons et d’êtres humains, |21

mêlant à la fois drogues, évasion fiscale,falsification de documents ou blanchi-ment d’argent, l’exploitation illégale desespèces sauvages attire aussi milicesrebelles et seigneurs de guerre. À cetégard, l’année 2012 a éveillé lesconsciences quant aux liens de cette cri-minalité avec la violence, le radicalismeet le terrorisme régional et ses réper-cussions sur la sécurité mondiale.

En effet, au Cameroun, c’est armésde fusils d’assaut que des cavaliers affiliésaux Janjawid |22 ont abattu, durant dixsemaines, sans distinction d’âge, plu-sieurs centaines d’éléphants du Parcnational de Boubanjida qui en comptaitun millier. |23 Originaires du Soudan,ces derniers ont exploité la porosité desfrontières, l’absence de systèmes de ren-seignement et d’alerte, la défiance despopulations locales à l’égard des organesd’État, pour mener à bien leur projet.Quelques mois plus tard, en RDC, descombattants Maï-Maï dont les actes debraconnage d’éléphants avaient étédénoncés ont, en représailles, attaquéla station de recherche de la réserve de

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Peau de léopard saisie par les agents du Kenya Wildlife Service au sein du Parc National de Tsavo Ouest

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FOCUS par CÉLINE SISSLER-BIENVENU

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faune à Okapi d’Epulu, |24 assassinantdes gardes, violant les femmes du villagequ’ils brûlèrent, détruisant les équipe-ments et tuant un à un les quinze okapis(dont un nouveau-né) qui vivaient dansle centre depuis 1987 comme ambas-sadeurs de cette espèce endémiquemenacée d’extinction. Des organisationsterroristes régionales telles que l’Armée

de résistance du Seigneur emmenée parle chef de guerre ougandais Joseph Kony(inculpé de crimes contre l’humanitépar la Cour pénale internationale) pro-fitent aussi du trafic, notamment d’ivoire,pour armer leurs recrues. |25 Tous tirentparti de capacités de détection limitées,du manque de mesures répressives, dela pauvreté extrême de certaines com-munautés, de la faiblesse des institutionsnationales, de lois inadaptées ou contra-dictoires, de frontières perméables, del’existence de marchés légaux peu oupas contrôlés, de l’émergence de nou-veaux marchés non réglementés tels queles marchés en ligne ou encore de l’igno-rance des consommateurs.

Cette forme de criminalité quimenace la viabilité de populations ani-males entières, réduit à néant les effortsde conservation menés jusqu’ici. Ellemet en péril des écosystèmes vitaux déjàfragilisés et la sécurité alimentaire denombreuses populations humaines, elledéstabilise la sécurité économique etpolitique de nombreux pays en sabotant,via le système corruptif en place et leblanchiment des bénéfices engrangés,les efforts de bonne gouvernance et de

démocratie. Elle menace des vieshumaines causant la mort, chaqueannée, de rangers mais aussi de soldatset de braconniers dont les familles seretrouvent sans ressource. Elle ruine lesefforts de développement, notammenttouristique, en instaurant peur et insé-curité avec la prolifération d’armes quientretiennent des conflits régionaux.

De plus, cette criminalité se trouve être,par essence, cruelle envers les animauxqui en sont victimes. Ces défis auxracines locales, voire régionales, ont eu,par effet cumulatif, une ramificationmondiale.

Depuis deux ans, la criminalité liéeaux espèces sauvages est devenue unequestion grave de géopolitique dont lesinstances onusiennes se sont emparéescar celle-ci appelle une réponse mon-diale soutenue et coordonnée impli-quant les pays d’approvisionnement,de transit et consommateurs. |26 Il y aurgence à enrayer l’érosion de la bio-diversité auquel cas, de notre vivant,nous pourrions non seulement assisterà l’extinction de certaines espèces-phares mais aussi à une fragilisationtoujours plus accrue de la paix entreles peuples. Chaque État a donc un rôleclé à jouer.

Cette forme de criminalité qui menace la viabilité de populations animales entières, réduit à néant les efforts de conservation menés jusqu’ici

|1 NEP (2013). UNEP and INTERPOL Assess Impacts of Environmental Crime on Security and Development. |2 Saisie supérieure à 500 kg. |3 Projet TRIDOM (Trinationale Dja-Odzala-Minkébé) : «Conservation de la biodiversité transfrontalière dans l’interzone de Dja-Odzala-Minkébé au Cameroun, Congo et Gabon». |4 Wasser et al. (2015). Genetic assignment oflarge seizures of elephant ivory reveals Africa’s major poaching hotspots. Science, juin 2015. |5 Maisels et al. (2013). Devastating Decline of Forest Elephants in Central Africa. PlosOne, mars 2013. |6 Paul Steyn. (2016). National Geographic : Largest Wildlife Census in History Makes Waves in Conservation. |7 Ibid. |8 Trafic Report (2014). Illegal trade in ivory andrhino horn. |9 Ibid. |10 Ministry of Environmental Affairs (2016). Minister Edna Molewa highlights progress in the fight against rhino poaching. |11 Heath, K. (2013). Wildlife news. SouthAfrican businessman behind elephant poisonings. |12 Brian C. and T. Farawo (2015). Top cop fingered in poaching saga. Zimbabwe Daily. |13 Douane française (2014). Saisie recordd’écailles de pangolin. |14 Douane française (2014). Saisie de 6 défenses en ivoire maquillées. |15 Douane française (2014). Saisie à Roissy de 170 tortues «étoilées» de Madagascar.|16 Douane française (2015). Saisie à Roissy de 119 scorpions vivants protégés. |17 Former CITES authority of Guinea in prison, Eagle, 20 août 2015. |18 Poachers using sciencepapers to target newly discovered species, The Guardian, 1er janvier 2016. |19 RFI (2013). Mozambique : les derniers rhinocéros du parc du Grand Limpopo victimes du braconnage.|20 Communiqué d’African Parks (2014). http://www.african-parks.org/Blog_ 125_ Poaching + Onslaught + in + Garamba + National + Park. html. |21 OECD (2015). Illicit Trade :Converging Criminal Networks (preliminary version). |22 Vira, V, and Ewing, T. (2014). Ivory’s Curse : The Militarization and Professionalization of Poaching in Africa. |23 Sissler-Bienvenu,Céline (2012). Blog : IFAW sur la route de Boubanjida. |24 Radio Okapi (2012). RDC: les Maï-Maï du chef milicien Morgan ont tué 15 okapis dans la réserve d’Epulu. |25 Aislinn Laing,(2016). LRA warlord Joseph Kony uses ivory trade to buy arms, The Telegraph, 12 janvier 2016. |26 Assemblée générale des Nations Unies (2015). A/RES/69/314 Lutte contre le traficdes espèces sauvages.

FOCUS par CÉLINE SISSLER-BIENVENU

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CONSOMMATION DE DROGUES

où en sommes-nous ?Le trafic et la consommation de substances illicites s’accroissent partout dans lemonde et les gouvernements peinent toujours à trouver des solutions pérennes àce problème. En Afrique, les multiples conflits dans les différentes sous-régions, ontfavorisé l’augmentation du trafic et la consommation de plus en plus courante desdrogues illicites. Qu’en est-il en Afrique de l’Ouest? Sommes-nous face à une plaquetournante du trafic mondial de cocaïne? Les infractions transversales facilitent-ellescette situation dramatique? Michel Gandilhon, chargé d’études à l’Observatoire desdrogues et des toxicomanies (OFDT) en France, émet un diagnostic réaliste, maisaussi des perspectives qui incitent à une vigilance accrue. Tafsir Hane, spécialistede la lutte contre la criminalité financière au Sénégal, dénonce, pour sa part, unecarence des moyens statistiques, indispensables à l’évaluation efficace du niveauréel de «toxicité» de ces trafics en Afrique. La parole est aux experts.

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insertion de l’Afrique dans leséchanges mondiaux neconcerne pas que le domaine

des flux de l’économie licite. Depuis unedizaine d’années, l’explosion des saisiesde cocaïne dans l’Ouest du continenttémoigne de l’importance pour les tra-fiquants latino-américains, et notam-ment colombiens, de la région commezone rebond de leur marchandise endirection du marché européen(Champin, 2012). Selon certaines esti-mations de l’Organisation des NationsUnies contre la drogue et le crime(ONUDC) près d’une trentaine detonnes de cocaïne transiteraient chaqueannée dans la région, engendrant chaqueannée 900 millions de dollars de profitspour les organisations criminelles etleurs intermédiaires. Cependantl’Afrique de l’Ouest ne constitue pasqu’une zone de transit. Elle est aussi entrain de devenir une zone de consom-mation avec l’émergence, certes lente etchaotique, d’une classe moyenne engen-drée par des taux de croissance relati-vement élevés de la dernière décennie.Ces évolutions ont favorisé l’installation

de réseaux criminels importants liésaux cartels d’Amérique du Sud et aggravécertaines pathologies propres aux Étatsde la région : corruption, alimentationdes guerres civiles, renforcement desacteurs criminels locaux. Plus grave,l’économie de la cocaïne est un facteurde déstabilisation important de l’hin-terland désertique en alimentant lesgroupes djihadistes locaux, lesquels pré-lèvent leur tribut financier sur les fluxde cocaïne qui traversent la zone sahé-lienne.

Les phénomènes liés au trafic decocaïne dans la région sont devenusparticulièrement visibles à partir de2004. Cette année marque en effet untournant. Alors que les années précé-dentes, les saisies moyennes pour l’en-semble du continent atteignaient chaqueannée quelques centaines de kilo-grammes, cette année-là elles passent à3,6 tonnes pour atteindre leur recorden 2007 avec près de 6 tonnes (ONUDC,2007). Depuis ce pic, les saisies ont eutendance à chuter, mais ceci ne doit cer-tainement pas être interprété commeun ralentissement des flux, mais à un

L’Afrique de l’Ouest : une plaque tournante du traficmondial de cocaïne

par MICHEL GANDILHON

Diplômé de l’Institut de criminologie (Université Panthéon-Assas), Michel Gandilhon est chargé d’études à l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT)depuis 1999 où il travaille au sein du dispositif «Tendances récentes et nouvelles drogues»(TREND). Michel Gandilhon coordonne également la publication Drogues, enjeux interna-tionaux, consacrée à la géopolitique des drogues et se consacre au projet de recherche«Cannalex» sur les différents modèles politiques de régulation du cannabis. Parallèlement,il intervient dans le cadre du DRMCC de l’Institut de criminologie (Panthéon-Assas) et duMaster de sciences criminelles du CNAM. En 2011, Michel Gandilhon a publié La guerredes paysans en Colombie, un ouvrage sur les Forces armées révolutionnaires de Colombie(FARC) aux éditions Les nuits rouges. Il est également membre des comités de rédactiondes revues Swaps et Sécurité globale, et publie régulièrement des articles sur la questionde l’offre de drogues.

L’

ANALYSE

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changement des modes opératoires destrafiquants. Cette intégration récentede l’Afrique de l’Ouest dans l’économie-monde de la cocaïne (Gandilhon, 2012)est le point d’aboutissement d’un bou-leversement géopolitique majeur : laconquête à partir de la seconde moitiédes années 1990 du marché européenpar les trafiquants latino-américains.Ceux-ci confrontés à l’effondrement deleur marché de prédilection, à savoirles États-Unis, ont réorienté leurs expor-tations en direction de l’Europe occi-dentale, un marché potentiellementporteur compte tenu du pouvoir d’achatélevé des populations qui y vivent. Ainsi,en l’espace d’une vingtaine d’année,l’Europe de l’Ouest a presque rattrapéles États-Unis |1 en termes d’importancemonétaire du marché de la cocaïne.Jusqu’au début des années 2000, le traficempruntait deux grandes routes. Laroute dite du Nord, qui part des Caraïbesvia l’archipel des Açores pour atteindreles grands ports du nord de l’Europecomme Rotterdam et Anvers et la routedite du centre, qui part d’Amérique duSud, et notamment du Venezuela via le

Cap-Vert, Madère et les Canaries pouraborder en Espagne, laquelle est la prin-cipale porte d’entrée de la cocaïne enEurope. Face à cet afflux de cocaïne, lesautorités de l’Union européenne ontréagi en mettant en place un certainnombre de dispositifs répressifs, |2 quece soit sur la façade atlantique ou enMéditerranée, destinées à entraver lesflux. La troisième route, dite africaine,a donc émergé pour contourner ces dis-positifs sécuritaires. L’Afrique de l’Ouestconstituait un terrain idéal pour les tra-fiquants avec ses États faibles et cor-rompus, des populations très connectéesà l’Europe du fait des migrations et éga-lement de potentiels relais criminelslocaux, avec notamment les puissantesmafias du Nigeria, spécialisés de longuedate dans les segments criminels desmarchés de l’héroïne et surtout des

méthamphétamines, dont le pays estun producteur important.

DES VECTEURS DIVERSIFIÉS SUR L’«A10»

Les vecteurs par lesquels la cocaïnearrive en Afrique sont extrêmementdiversifiés, ce qui, outre un espaceimmense à surveiller, complique la tâchedes forces de l’ordre (Champin, 2012).À la fin des années 1990, les premièresgrosses saisies réalisées ont mis en évi-dence que le vecteur privilégié dumoment étaient, outre les voiliers deplaisance, les cargos de pêche partantchargés de plusieurs tonnes de cocaïneà partir des côtes latino-américaines,en utilisant ce que certains experts appel-lent l’« Autoroute A10 », une voie com-merciale très empruntée qui longe ledixième parallèle et débouche sur lesgrands ports du Sénégal, du Ghana oude la Guinée-Conakry. Ces saisies ontprovoqué une réaction des trafiquantsqui ont eu tendance à développer levecteur aérien en utilisant des petitsavions de type Cessna 441 atterrissantsur des pistes improvisées, voire, grâce

à des complicités locales, sur des pistesd’aéroports internationaux. L’affaire laplus spectaculaire, dite « Air cocaïne »,concernant ce vecteur, a eu lieu en 2009,dans le désert du Nord du Mali avec ladécouverte de la carcasse calcinée d’unBœing 727-200, ayant décollé duVenezuela avec plusieurs tonnes decocaïne – de 7 à 11 selon les estima-tions – à son bord.

Le recours au transport aérien n’apourtant pas fait disparaître l’intérêtdes trafiquants pour le vecteur maritime.Ceux-ci profitent en effet de l’insertionde l’Afrique de l’Ouest dans le commercemondial du fait de la modernisationdes grands ports de la région que sontDakar, Conakry, San Pedro, Cotonou,Tin Can-Anapa-Lagos. Le développe-ment des échanges extérieurs a favoriséles investissements visant à leur « conte- >

Les vecteurs par lesquels la cocaïne arrive en Afrique sont extrêmement diversifiés

|1 Entre le début desannées 1980 et lesannées 2010, lenombre d’usagersdans l’année decocaïne, selon lesdonnées de l’ONUDC,a été divisé par deuxen passant de 10,5 à5,3 millions d’usagersdans l’année, tandisque la valeur moné-taire en dollarsconstants du marchéchutait sur la mêmepériode de 135 mil-liards à 35 milliards de dollars.

|2 Notamment leMAOC-N (MaritimeAnalysis andOperations Center for Narcotics), centreopérationnel d’analysedu renseignementmaritime pour les stupéfiants, crée en2007, fondé sur lacoopération desagences antidroguesde l’Union européenneet des États-Unis.

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neurisation », ce qui constitue autantde portes d’entrée pour les trafiquants.Ainsi, depuis les années 2010, les saisiesde cocaïne réalisées dans des porte-conteneurs se multiplient du Bénin auNigeria en passant par le Togo. D’aprèsl’ONUDC, par exemple, 1 tonne decocaïne a été saisie dans des conteneursentre 2009 et 2010, rien qu’au Nigeriaet au Ghana. L’Afrique épouse donc plei-

nement un temps marqué par ce quecertains experts appellent la « mariti-misation » du monde. |3 Comme l’ex-prime le géopoliticien Cyrille P.Coutansais, « la mer [est] au cœur del’expansion de la criminalité interna-tionale » (Coutansais, 2012).

RÉPERCUSSIONS POLITIQUESET GÉOPOLITIQUES

L’enracinement de réseaux criminelspuissants spécialisés dans le trafic decocaïne a des répercussions importantessur la vie politique africaine et la géo-politique régionale. La manifestation laplus spectaculaire de cet impact a eulieu en Guinée-Bissau en 2009 où lesrivalités au sein du pouvoir politiquelocal, exacerbée par la concurrence pourle contrôle du transit de la cocaïne, adonné lieu à des affrontements violentsau plus haut niveau de l’État avec notam-ment l’assassinat du président NinoVieira et du chef d’état-major des arméesTagmé Na Waï (Champin, 2010). Cetteaffaire constituait également un symboleemblématique de l’implication des forcesarmées de nombreux États de la régiondans le trafic de cocaïne. Depuis, biend’autres affaires ont défrayé la chroniqueet mettent en évidence la profonde cor-ruption des élites locales.

Cependant la répercussion la plusfrappante ressortit au domaine géopo-litique avec le rôle de plus en grand jouépar le facteur «cocaïne» dans la pousséedjihadiste au Sahel. Il est établi désormais

que des alliances ont été passées entreles trafiquants et certains groupementsarmés islamiques comme Al-Qaida auMaghreb islamique (AQMI), leMouvement pour l’unicité et le djihaden Afrique de l’Ouest (MUJAO) ouencore le Mouvement national pour lalibération de l’Azawad (MLNA), lesquels,moyennant rétribution (en nature ouen numéraire), participent directement

au transbordement des cargaisons. Lefaible État malien, en proie aux pousséssécessionnistes du Nord, est devenu aufil des ans un véritable carrefour d’oùpartent les deux grandes routes qui ache-minent la cocaïne plus loin vers le Nord.L’une vers le Maroc via la Mauritanie ;l’autre via l’Algérie et le Niger vers laLybie (Lugan, 2013). Ces trafics sontd’autant plus difficiles à éradiquer qu’ilsse greffent sur des routes de contrebandeet de trafics séculaires et que la cocaïneest le dernier avatar historique de fluximmémoriaux de marchandises (desesclaves aux cigarettes en passant parle pétrole) nourries par des alliancestribales transcendant les frontières(Julien, 2011). Il semble toutefois quel’intervention de l’armée française dansle cadre de l’opération Serval dans larégion à partir de 2013 a quelque peuperturbé le trafic et que celui-ci sedéplace de plus en plus vers l’Ouest, àsavoir le Niger (Hanne, Larabi, 2015)pour remonter vers la Libye en proie auchaos et devenue une zone de transitde trafics divers, notamment de drogues(haschisch marocain) et de migrants.

BILAN ET PERSPECTIVESLa diminution des quantités de

cocaïne saisies en Afrique de l’Ouest cesdernières années ne peut en aucun casêtre interprétée comme le signe d’unmoindre intérêt des trafiquants latino-américains pour la région. Au contraire.Le chaos qui règne dans une partie

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Cependant la répercussion la plus frappante ressortit au domaine géopolitique avec le rôle

de plus en grand joué par le facteur «cocaïne» dans la poussée djihadiste au Sahel

|3 En 2014, plus de 80 %des échanges

commerciaux planétairess’effectuent par voie

maritime pour dix milliards de tonnes

métriques de marchandises

transportées (Alix etCarluer, 2014)

ANALYSE par MICHEL GANDILHON

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importante de la bande sahélienne estun facteur favorisant les trafics. D’ailleurs,les derniers rapports de l’ONUDC consi-dèrent toujours la région comme un hubtrès important pour la cocaïne destinéeau marché européen. Le seul élémentqui pourrait à l’avenir perturber cettetendance tient à la diminution récentedes prévalences de consommation dansles grands marchés d’Europe occidentaleque constituent le Royaume-Uni etl’Espagne.

Cependant, les quelques donnéesépidémiologiques dont on dispose mon-trent que le marché intérieur africainpourrait prendre le relais d’un marchéeuropéen en voie d’essoufflement. Eneffet, le dynamisme économique, certesrelatif car dépendant exclusivement duprix des matières premières exportées

(Lugan, 2015), favorise l’émergence d’uneclasse moyenne susceptible d’entrer dansles standards mondiaux de la société deconsommation dont l’usage de cocaïnefait partie. Ainsi, selon les chiffres del’ONUDC, entre 2004 et 2011, la partde l’Afrique dans le nombre d’usagersannuels dans le monde a plus que doublé,passant de 7 à 15 % pour atteindre2,5 millions (Gandilhon, 2016). Unconstat et des tendances qui n’incitentguère à l’optimisme tant ils semblentinscrits dans des phénomènes profondset durables.

| Alix, Y., Carluer F. (2014). « Méga-ports : le basculement asiatique du commerce maritime mondial » dans « Les grands ports mondiaux », Paris : La Documentation française. |Champin, C. (2010). Afrique noire, poudre blanche, André Versaille Éditeur. | Champin, C. (2012). « L’Afrique de l’Ouest : une zone-rebond de la cocaïne au marché européen »,Drogues, enjeux internationaux, n° 4, Saint-Denis, OFDT. | Coutansais, C. P. (2012). Géopolitique des océans, l’Eldorado maritime, Paris : Ellipses. | Gandilhon, M. (2012). « LesÉtats à l’épreuve de l’économie-monde de la cocaïne » in « La Gouvernance en révolution(s) : chroniques de la gouvernance », IRG, Éditions Charles Léopold Mayer. | Gandilhon,M. (2016). « La cocaïne, une marchandise mondialisée », Drogues, Santé et Société, Montréal, à paraître. | Julien, S. (2011). « Le Sahel comme espace de transit des stupéfiants.Acteurs et conséquences politiques », Hérodote, n° 142. | Hanne, O., Larabi G. (2015). Jihâd au Sahel, Bernard Giovanangeli Éditeur. | Lugan, B. (2013). « Le Sahel, plaque tournantedu trafic de cocaïne », L’Afrique réelle, n° 37. | Lugan, B. (2015). Osons dire la vérité à l’Afrique, Monaco : Éditions du Rocher. | ONUDC (2007). Rapport sur la situation du trafic decocaïne en Afrique, New York : Nations Unies.

ANALYSE par MICHEL GANDILHON

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a région ouest-africaine faitface à plusieurs formes de cri-minalité : trafic illicite de

drogue, trafic d’êtres humains, traficd’espèces protégées, terrorisme… Elleest également devenue un espace detransit sur la route de la cocaïne. Dansun premier temps, les produits de cetrafic partaient de l’Europe pour êtretransférés, par la suite, vers l’AmériqueLatine afin d’y être blanchis. Le marchéintérieur régional de la drogue ne semblepas s’être considérablement élargi mêmesi l’on constate une hausse de la consom-mation, principalement celle du can-nabis. Les prix de la cocaïne et laméthamphétamine ne sont pas à laportée de bon nombre de consomma-teurs locaux.

Cependant, depuis quelques années,on constate que les groupes criminelstentent de blanchir l’argent du trafic dedrogue en Afrique de l’Ouest. En effet,ces derniers profitent des possibilitésoffertes par la combinaison de deux

principaux facteurs : d’abord des orga-nisations d’intégration telles que laCommunauté économique des États del’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) etl’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) en termes de librecirculation des personnes et des biens,une monnaie commune à huit pays ;ensuite, de la relative faiblesse des outilsde prévention, de détection et de répres-sion des activités criminelles.

À l’instar des autres pays de la région,le Ghana et le Sénégal sont confrontésà la montée en puissance du crime orga-nisé. Du fait de leur stabilité politiqueet économique, ils rassurent davantageles investisseurs y compris les détenteursde fonds illicites. Ce contexte aurait-ilfait de ces deux pays un terreau fertileet une place de choix pour le blanchi-ment de l’argent de la drogue ?

On pourrait croire pouvoir se tirerà bon compte de la question qui estposée en soutenant que ces pays pré-sentent les caractéristiques d’attractivité

Sénégal et Ghana : pays du blanchiment de l’argent de la drogue?

par le Dr TAFSIR HANE

Tafsir Hane, spécialiste de la lutte contre la criminalité financière et de l’intelligenceéconomique, travaille depuis dix ans dans la lutte contre le blanchiment de capitaux et lefinancement du terrorisme au sein d’une des cellules de renseignement financier d’Afriqueoccidentale où il occupe les fonctions de conseiller technique. Ces cellules sont en lienétroit avec le Groupe intergouvernemental d’action contre le blanchiment d’argent en Afriquede l’Ouest (GIABA). Tasfir Hane a soutenu, en octobre 2015, une thèse en droit privé etsciences criminelles à l’Université de Strasbourg sous le thème «L’intelligence économiqueauservice de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme». Ilest par ailleurs lauréat du programme «GIABA Research Grants», niveau «bronze», en2010, et lauréat 2015 du International Visitors Leadership Program (IVLP) sur le thème« International Crime Issues» aux États-Unis. Le Docteur Tafsir Hane a publié, entre autres :«L’analyse stratégique : outil pertinent pour les unités de renseignement financier?», Revuedu Groupe de recherche actions contre la criminalité organisée (GRASCO) de l’Universitéde Strasbourg, n°2, 2012 ; «Le crime organisé : définitions, modèles et défis des méthodesde lutte», Revue du Groupe de recherche actions contre la criminalité organisée (GRASCO)de l’Université de Strasbourg, n°14, janvier 2016.

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pour des capitaux à blanchir. Mais outrele fait que cette affirmation présente deslimites, on serait plutôt tenté d’ouvrirun débat sur la qualité même des sourcesd’information et sur l’efficacité des dis-positifs anti-blanchiment mis en placepar le Ghana et le Sénégal.

LE BLANCHIMENT DE L’ARGENT DE LA DROGUE AUGHANA ET AU SÉNÉGAL

Les deux pays sont attractifs et affi-chent une certaine stabilité pour lesaffaires ; d’où l’intérêt des blanchisseurs.Par rapport aux facteurs d’attractivitédes organisations criminelles, les struc-

tures des économies de ces pays com-portent des vulnérabilités aisémentexploitables pour le blanchiment decapitaux.

Le secteur informel avec sa cohorted’incohérences reste plus que jamaisreprésentatif dans les économies desdeux pays. Malgré des activités quipeuvent être tout à fait licites et osten-sibles, ce secteur pose de sérieuses dif-ficultés d’identification de ses acteurs,de visibilité dans les transactions, defiscalité ; en somme, de transparence.L’opacité des opérations peut ainsi êtreassurée.

La forte circulation du numéraireentretient un déphasage entre le finan-cement classique bancaire et le finan-cement informel dont les statistiquessont peu maitrisées. Au faible taux debancarisation est venu s’ajouter le lotde risques de blanchiment issu de l’offrealternative d’inclusion financière et ban-caire (la micro-finance, le mobile-banking). Dans un tel contexte, il esttrès ardu de déterminer l’origine et ladestination des fonds en circulation.

De plus, les organisations criminellesont souvent recours à la corruption pourarriver leurs fins (trafics, transactionsillégales). Dans les deux pays, la lutte

contre la corruption a encore des étapesà franchir, malgré les efforts reconnuset les actes politiques forts qui sontposés.

Le blanchiment de l’argent de ladrogue est une réalité bien perceptibleau regard des dossiers traités par lesservices compétents des deux pays ; lescellules de renseignement financier, toutcomme les organes de lutte contre ladrogue, pour n’en retenir que les prin-cipaux. Le Groupe intergouvernementald’action contre le blanchiment d’argenten Afrique de l’Ouest (GIABA), dansson rapport annuel 2013, notait d’ailleursque les rapports nationaux du Ghana

et du Sénégal retenaient le trafic dedrogue parmi les plus fréquentes infrac-tions sous-jacentes au blanchiment decapitaux.

Parmi les secteurs indexés pour leblanchiment, l’immobilier figure enbonne place même si le GIABA n’a pasmanqué de souligner les difficultés qu’ila rencontrées dans l’élaboration de sonrapport de typologies sur l’immobilierdu fait de « la rareté des informationsdisponibles au niveau de la région, […] et ayant fait l’objet d’une instruction ».Désormais objet de suspicions, c’est unsecteur à forte demande de réglemen-tation et de supervision dans les deuxpays.

Cette situation certes assez complexene permet pas pour autant de conclureque le Ghana et le Sénégal sont les paysdu blanchiment de l’argent de la droguedans la région. Des éléments militenten faveur d’une position plus nuancéetout en ne perdant pas de vue l’innocuitéd’une posture de vigilance renforcéeque devraient adopter les deux Étatspar rapport au crime organisé.

LES LIMITES D’UNE RÉPONSEPAR L’AFFIRMATIVE

Ces limites proviennent de la prise >

Cette situation certes assez complexe ne permet pas pour autant de conclure que le Ghana et le Sénégal sont les pays du blanchiment de l’argent de la drogue dans la région

FOCUS par le Dr TAFSIR HANE

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en compte de trois principales problé-matiques.

Premièrement, en l’absence d’étudessuffisamment approfondies conduitesselon des méthodologies éprouvées, iln’est pas prudent de conclure à un blan-chiment de grande envergure, doncd’ampleur et d’intensité supérieures àce qu’enregistrent les autres pays de larégion. Cela pourrait laisser supposerque soit la consommation locale s’estamplifiée et qu’à ce titre, elle généreraitd’importants profits à blanchir ; soit lesfonds générés dans les pays de destina-tion de la cocaïne reviennent directe-ment ou indirectement dans la régionouest-africaine par des flux plus intenseset plus importants en volume. Pourl’heure, les données sur le marché localde la drogue ne sont pas encore étoffées.D’après l’ONUDC, aucune étude deconsommation méthodologiquementrigoureuse et montrant en quoi le faitque l’Afrique de l’Ouest soit devenueune région de transit a modifié laconsommation locale de drogue, n’a étéréalisée. De plus, pour blanchir de l’ar-

gent de la drogue, les criminels sontplus enclins aux investissements « àl’étranger, dans des économies stableset à devises fortes, plutôt que dans lespays de transit ».

Dans l’optique du développementde sources de données et de nature à lafois factuelle et phénoménologique, unemeilleure appropriation de l’analysestratégique par les services spécialiséspermettrait de franchir les limites desstatistiques sur les saisies de drogues etcelles sur les dossiers concernant descas de blanchiment des produits de lavente de la drogue. Pour le moment,peu a été fait, dit ou écrit par l’analysestratégique de la criminalité organiséedans la région.

Deuxièmement, sans canevas nioutils, il est difficile de s’inscrire dansune logique de classification qui placeraitle Ghana et le Sénégal en tête ou au basde l’échelle des pays de la région enmatière de « perméabilité » ou de « per-missivité » au blanchiment de l’argentde la drogue.

Troisièmement, les progrès accom-

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plis en matière de lutte contre le traficde drogue et le blanchiment de capitauxen général sont cités en exemple dansla région ouest-africaine. Sans entrerdans la logique des discours lénifiantsqui n’auront d’autres effets que rendreles acteurs moins vigilants face à desmenaces évolutives, force est de recon-naître que la lutte contre l’impunité est

en train d’être érigée en véritable barrièreà l’entrée dans ces pays depuis plus de10 ans (instruments mondiaux, régio-naux et nationaux).

Les dispositifs anti blanchiment desdeux pays ont enregistré des résultatsencourageants par rapport aux autrespays de la région. Ils s’inscrivent dansune dynamique positive qu’il convientd’ailleurs d’entretenir durablement.

Des efforts considérables ont éténotés depuis les premières évaluationsmutuelles sous l’égide du GIABA, en2007 pour le Sénégal, et en 2009, pourle Ghana. C’est grâce à ces progrès quele Ghana – qui n’avait obtenu aucunenotation favorable sur les 16 principalesrecommandations du Groupe d’actionfinancière (GAFI) – a été retiré, début2013, des listes ainsi que du processusde revue internationale de la même ins-titution. Pour le Sénégal, malgré denombreux points à améliorer, le systèmeanti-blanchiment a obtenu les meilleuresnotations de la région et fait partie desplus performants.

Au regard de la faiblesse des sourceset outils d’étude du phénomène, l’on estporté à adopter une réponse plus

nuancée à l’interrogation de début. Onretiendra tout de même qu’il n’est pluspossible de nier la réalité du trafic illicitede drogue et du blanchiment de ses pro-duits au Sénégal et au Ghana. C’est pour-quoi le besoin de mettre en œuvre desactions préventives et curatives éprou-vées reste d’actualité.

La seconde phase des évaluations

mutuelles est prévue en 2017. Sous l’égidedu GIABA et sur la base des recom-mandations révisées et de la nouvelleméthodologie du GAFI, elle pourraconstituer un baromètre plus intéressantde l’effectivité ainsi que de l’efficacitédes dispositifs anti-blanchiment. Eneffet, il est attendu des États de procéderà l’évaluation nationale des risques deblanchiment de capitaux et de finance-ment du terrorisme ainsi que l’auto-évaluation de leur dispositif de luttecontre le blanchiment de capitaux et lefinancement du terrorisme. Les docu-ments produits à cet effet seront dessources intéressantes pour approfondircertaines interrogations liées au blan-chiment de l’argent issu du trafic dedrogue dans chaque pays de la régionouest-africaine.

|1 Financial Intelligence Centre (FIC) pour le Ghana ; Cellule nationale de traitement des informations financières (CENTIF) pour le Sénégal. |2 The Narcotics Control Board (NACOB)pour le Ghana ; Office central de répression du trafic illicite de stupéfiants (OCTRIS) pour le Sénégal. |3 GIABA : institution spécialisée de la CEDEAO créée en 2000 et dont lamission consiste en la prévention et au contrôle du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme en Afrique de l´Ouest. Il est membre associé du GAFI. |4 GIABA.Rapport annuel 2013, p. 35 ; p. 59. |5 GIABA. Typologies du blanchiment d’argent par le biais de l’immobilier en Afrique de l’Ouest, 2008. |6 Office des Nations Unies contre ladrogue et le crime (ou UNODC en anglais). Criminalité transnationale organisée en Afrique de l’Ouest : une évaluation des menaces, février 2013, p. 4. |7 Ibid.

Les dispositifs anti blanchiment des deux pays ont enregistré des résultats encourageants par rapport aux autres pays de la région. Ils s’inscrivent dans une dynamique positive qu’il convient d’ailleurs d’entretenir durablement

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ARMES LÉGÈRES:UN BUSINESS

SANS PRÉCÉDENT

Aujourd’hui, plus de 875 millions d’armeslégères et de petit calibre (ALPC) sont épar-pillées aux quatre coins de la planète. À elleseule, l’Afrique en compte quelque 100millions.Les conséquences sont désastreuses: 90 %des victimes de guerre –femmes et enfantspour la plupart– sont tuées par des armeslégères. Malgré les multiples actions portéescontre les marchands de mort, le marché conti-nue son développement sur un Continentpropice au chaos. Le Colonel Jacques Baud,expert mondialement reconnu dans la luttecontre la prolifération d’armes légères, et sonhomologue sénégalais, Jacques SeckèneNdour, Coordinateur régional du programmemondial sur les armes à feu de l’UNODC, ontchacun à leur manière une réflexion analytiquetrès personnelle sur les moyens pour limiterce commerce. A eux deux, ils résument demanière didactique un sujet pourtant complexeet le transforment en un univers intelligible.

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epuis la fin de la SecondeGuerre mondiale, avec la mul-tiplication des mouvements de

libération et la découverte de matièrespremières d’im portance stratégiquepour le développement de technologiesnouvelles (comme l’uranium au Nigerou le coltan au Congo), l’Afrique a étéun vaste et dynamique marché pour lesarmes légères et de petit calibre (ALPC).

Durant les décennies de guerre froide,les armes constituaient un moyen de« fidéliser » des pays en créant unedépendance logistique et participaientainsi à la guerre de l’influence que selivraient les deux blocs. C’est pour échap-per à l’influence des superpuissancesque le Liberia des années 1960 avaitchoisi de ne s’équiper que d’armes etmatériels blindés d’origine suisse.

Foyers et filières d’aujourd’hui et de demain

« Les armes légères font infiniment plus de victimes que les autres types d’armes.La plupart des années, le nombre de morts attribuable à ces armes dépasselargement celui des victimes des bombes atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki.De fait, au regard des carnages qu’elles provoquent, elles pourraient être assimiléesà des « armes de destruction massive ».

Extrait d’une déclaration du Secrétaire généralde l’ONU, Kofi Annan

par le Colonel JACQUES BAUD

Le Colonel d’état-major général Baud est titulaire d’un Master en économétrie et de diplômespost-grades en politique de sécurité internationale et de relations internationales de l’Institutuniversitaire des hautes études internationales de Genève. Il a travaillé pendant plusieursannées dans le service de renseignement stratégique de la Confédération. Il a été conseillerdu Contingent zaïrois pour la sécurité des camps (Garde présidentielle du Président MobutuSese Seko), pour l’UNHCR au Zaïre (actuellement la RDC), en 1995-1996, avant d’êtreenvoyé pour deux ans au siège des Nations Unies à New York (1997-98) d’où il a conçu etcréé le Centre international de déminage humanitaire de Genève et le Système de gestionde l’information sur l’action contre les mines (IMSMA), aujourd’hui déployé dans plus de60 pays. Il a installé des programmes de déminage au Tchad, au Soudan, en Somalie et enÉthiopie. Il a contribué à établir le concept de renseignement pour les opérations de maintiende la paix des Nations Unies et a dirigé le premier centre de renseignement conjoint desNations Unies (UN Joint Mission Analysis Centre, JMAC) au Soudan en 2005-06. Aprèsquelques années comme conseiller militaire aux affaires étrangères à Berne, il repart pourNew York comme chef de la Doctrine des opérations de maintien de la paix, en 2009-2011. À l’issue de son mandat, il dirige, à la demande de l’Union africaine, le Département de larecherche de l’International Peace Support Training Centre (IPSTC) à Nairobi, en 2012-2013. Expert dans la lutte contre la prolifération des armes légères. Il est l’auteur de nombreuxouvrages sur le renseignement, la guerre asymétrique et le terrorisme. Principales publications:Encyclopédie des terrorismes et violence organisées, Paris : Éditions Lavauzelle, 2009,1300 p. ; Djihad – Asymétrie entre incompréhension et fanatisme, Paris : Éditions Lavauzelle,2009, 250 p. ; Le renseignement et la lutte contre le terrorisme, Paris : Éditions Lavauzelle,2005, 450 p. ; Encyclopédie des terrorismes et des violences politiques, Paris : ÉditionsLavauzelle, 2005, 750 p. (Prix «Akropolis» du Ministère de l’intérieur) ; La guerre asymétriqueou la défaite du vainqueur, Éditions du Rocher, 2003, 250 p. ; Encyclopédie du renseignementet des services secrets, Paris : Éditions Lavauzelle, 3e édition, 2002, 750 p. ; Forces spécialesdu Traité de Varsovie 1917-2000, Paris : Éditions L’Harmattan, 2002, 200 p. ; Warsaw PactWeapons Handbook, Paladin Press, Boulder (CO), 1989, 100 p. ; Terrorisme: mensongespolitiques et stratégies fatales de l’Occident, Éditions du Rocher, 2016.

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ANALYSE

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Les conflits intra-étatiques ne sontpas nouveaux en Afrique, mais depuisle début des années 1990, ces conflitssont sortis de l’influence des grandespuissances de la guerre froide et ontpris une dynamique propre, locale etsouvent criminelle, qui aujourd’hui favo-rise la propagation du terrorisme isla-miste. Autrefois, partiellement sous lecontrôle – même indirect – des pays del’hémisphère nord, le trafic des ALPCest devenu récemment une source depréoccupation, en grande partie parcequ’il alimente des conflits toujours plusdifficiles à maîtriser, qui affectent demanière durable le développement derégions entières, voire l’accès même auxressources stratégiques.

Deux phénomènes concomitantsont favorisé cette évolution. D’une part,l’évaporation des structures politiqueset militaires des mouvements armésrévolutionnaires marxistes des annéesde guerre froide, qui a provoqué unéclatement des groupes armés et leurtransformation en groupes criminelsvivant de rapines et d’exactions. D’autrepart, l’afflux soudain d’armes de surplusà bon marché, issues de la démobilisationdes armées du Pacte de Varsovie, quiont facilité l’armement de milices à voca-tion souvent criminelle, dévolues à laprotection de trafics illégaux de matièrespremières, par exemple. En outre, la findes ambitions du Pacte de Varsovie pourétendre son influence à l’Afrique a induitun désintérêt des puissances occidentalesdans les années qui ont immédiatementsuivi la chute du communisme. Le conflitdes Balkans, puis les guerres du Moyen-Orient, ont retenu l’attention – et lesressources – des pays occidentaux audétriment de l’Afrique. Il en est résultéun vide, qui a favorisé le développementde conflits de toutes natures, dont lesplus emblématiques ont été les guerresdu Liberia, de la Sierra Leone et lesconflits de la région des Grands lacs. La

résolution de la plupart de ces conflitsn’a été que superficielle et a laissé desrégions entières dans un équilibreinstable, qui continue à générer unedemande constante pour les ALPC.

Les conflits intertribaux et inter-communautaires majeurs que la com-munauté internationale a entrepris derésoudre par des opérations de maintiende la paix, ont muté en une multitudede petits conflits non-traités et non-résolus qui menacent quotidiennementles équilibres régionaux. C’est le cas dansl’Est de la République démocratique duCongo (RDC), où le conflit s’est pro-gressivement fragmenté, impliquant desacteurs très divers, aux objectifs diffi-cilement discernables qui combinent

de manière fluctuante des éléments poli-tiques, ethniques, personnels et crimi-nels. Au Soudan du Sud, des symptômessimilaires sont apparus, révélés aprèsl’aboutissement du processus de paixentre le Nord et le Sud du Soudan en2011. En fait, l’Accord de paix global n’apu être signé en 2005 que grâce à laréduction d’un conflit d’une grandecomplexité à une représentation plussimple – pour ne pas dire simpliste –qui écarte des aspects tribaux, person-nels, ethniques, et sociétaux, et qui res-surgissent en force aujourd’hui. C’estaussi le cas du conflit du Darfour, quiopposait trois groupes rebelles au gou-vernement de Khartoum en 2005, etqui aujourd’hui ne compte pas moinsde 29 groupes rebelles…

Le foisonnement sans contrôled’armes et de munitions dans l’espacepublic est inhibiteur de développementet de véritable sécurité. Devenu une tri-vialité, l’axiome « pas de développementsans sécurité et pas de sécurité sansdéveloppement» se vérifie au quotidien,et souligne la faiblesse des stratégies dedéveloppement mises en œuvre cestrente dernières années. Au final, la vio-lence s’est développée de manière endé- >

Le foisonnement sans contrôle d’armes et de munitions dans l’espace public est inhibiteur de développement et de véritable sécurité

ANALYSE par le Colonel JACQUES BAUD

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mique et multiforme, encourageant unexode rural qui alimente une criminalitétoujours plus urbaine et une émigrationvers l’hémisphère nord.

L’AFRIQUE ET SES PARTICULARITÉS

Les grandes étendues des pays afri-cains, associées à des capacités limitéesdes États pour les contrôler, constituentsouvent des vides sécuritaires qui ontaccentué le besoin en sécurité de la partdes populations locales. Dans certaineszones reculées, les rivalités entre com-munautés prennent souvent une tour-nure criminelle, et génèrent une insé-curité récurrente.

Il en est ainsi, par exemple, dans leSahel, comme au Darfour ou aux confinsdu Soudan du Sud, du Kenya et del’Éthiopie, où les vols de bétail – sous laforme de razzias (ou rezzous) – donnent

parfois lieu à de véritables bataillesrangées entre communautés. Certainespratiques traditionnelles comme latranshumance des animaux au rythmedes saisons – particulièrement impor-tants en zone sahélienne – sont égale-ment parfois l’occasion d’affrontementsviolents. De plus en plus fréquemment,les actions de « bandes criminelles »,souvent composées de jeunes individusqui rejettent l’autorité des chefs coutu-miers et des mécanismes d’arbitrage tra-ditionnels, transforment des questionscriminelles en conflits tribaux. Ce phé-nomène est particulièrement visibledans l’environnement des camps de per-sonnes déplacées, où les chefs coutu-miers ont été remplacés par des chefsélus, selon des mécanismes définis parles organisations humanitaires afin d’êtreleurs interlocuteurs, mais qui n’ont pastoujours une légitimité sociétale.

Aux phénomènes saisonniers etconjoncturels, s’ajoutent des problèmesde long terme, sans doute appelés à semultiplier, comme la migration lente

de populations rurales, poussées pro-gressivement par la désertification etles bouleversements climatiques à suivrele déplacement de leurs zones de cultureset à envahir des zones déjà occupées.C’est là l’origine du conflit du Darfourdans les années 1970 déjà. Mais, malcompris par une communauté interna-tionale obnubilée par l’islamisme, leproblème a été géré sous la pressioncomme un conflit insurrectionnel denature politique, s’est envenimé et aconduit à une instabilité et des boule-versements sociétaux probablementirréversibles.

Les stratégies suggérées parl’Occident pour traiter les problèmessécuritaires et économiques ont tropsouvent ignoré les spécificités des socié-tés africaines. Les modèles d’économieintégrée que l’on trouve dans l’hémi-sphère nord, font souvent place en

Afrique à une juxtaposition d’économiesplus ou moins autarciques, qui encou-ragent plus les rivalités que la coopéra-tion. Ainsi, le passage à des modèlesd’agriculture intensive a souvent plusstimulé les conflits qu’encouragé l’inté-gration. De même, le multipartismeprôné par l’Occident a plus souvent pro-voqué une accentuation des divisionsen raison de la manière même dont lespartis politiques segmentent la popu-lation.

UNE APPROCHE TRÈS CULTURELLE DE LA SÉCURITÉ

En Occident, après des siècles d’in-sécurité et de morcèlement politique,la sécurité a acquis une dimension trèsinstitutionnelle et fait partie des fonc-tions régaliennes de l’État. En Afrique,les frontières héritées de la colonisation– et établies en fonction des intérêts despuissances coloniales et non des popu-lations locales – n’ont pas toujourspermis une réelle édification des nations– au sens westphalien du terme – accom-

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Les stratégies suggérées par l’Occident pour traiter les problèmes sécuritaires et économiques ont trop

souvent ignoré les spécificités des sociétés africaines

ANALYSE par le Colonel JACQUES BAUD

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pagnée d’un lissage des rivalités tribales.Les mêmes rééquilibrages que l’Europea connus à travers des guerres souventsanglantes, se manifestent en Afriquepar des tendances centrifuges et uneviolence endémique, souvent moinsspectaculaire, mais omniprésente. Lesstratégies pour combattre ces tendances,sans remettre en question les frontières,varient évidemment selon les pays etfont appel à un pragmatisme quel’Occident a parfois de la peine à saisir.

C’est particulièrement vrai au Sahel,naguère quelque peu délaissé, qui estdevenu une zone d’importance straté-gique pour l’Europe, non seulement enraison des richesses qui s’y trouvent,mais aussi à cause de la menace du dji-hadisme en Afrique du Nord. Commedans d’autres régions, la souverainetédes États, le développement des insti-tutions et l’application uniforme du droitdoivent accommoder des cultures etparticularismes locaux très divers ettrès fortement ancrés dans les popula-tions, dans un contexte économiquetrès décentralisé et réparti sur des espacestrès vastes, souvent pauvres en infra-structures. Dans cet environnementsouvent rude, le concept de sécurité adû être adapté de manière pragmatique ;il reste certes une prérogative de l’État,mais il s’inscrit dans une approche plus« collaborative » impliquant les com-munautés locales.

Dans certains pays, la distributiond’armes aux communautés locales aparfois constitué de véritables «mesuresde confiance » et permis de les fidéliser,dans une sorte de mutualisation de lafonction de défense territoriale, les forcesarmées n’assurant bien souvent que desopérations plus robustes. Le danger decette approche est de voir la violenceglisser hors du contrôle des autorités,comme cela s’est passé au Darfour avecles « Janjaweed », combattants que l’onassocie généralement – et à tort – avecle gouvernement soudanais. Au Soudan,l’armement des tribus a ses racines dansla victoire du Mahdi sur les forces anglo-égyptiennes à la fin du XIXe, qui a permisd’opposer la masse et l’ubiquité du peupleà la sophistication de l’occupant. Dansles années 1970-1980, afin de répondred’une part au «razzias» transfrontalièreset d’autre part au lent glissement des

populations du Nord Darfour vers leSud, le gouvernement a opté de distri-buer des armes aux populations localesafin qu’elles puissent se protéger. Cen’est qu’à la fin des années 1980, consta-tant que ces populations locales semutaient en « Janjaweed » et utilisaientleurs armes à des fins agressives, que legouvernement soudanais décide la créa-tion de milices territoriales (PopularDefence Forces – PDF), mieux forméeset encadrées afin de maitriser la violence.Ceci explique des épisodes peu connusdu conflit, comme le siège de garnisonsmilitaires par les « Janjaweed » pourobtenir des armes et des munitions refu-sées par le gouvernement soudanais.

Un autre risque est de voir ces tribuslivrées à elles-mêmes lorsque l’autoritédu gouvernement central disparait ouchange, comme ce fut le cas après l’ef-fondrement du régime libyen avec lestribus touarègues au Sud-Ouest du pays,ouvrant ainsi la porte au conflit du Mali.L’armement des tribus touarègues dansle Fezzan, accompagné d’un discoursindépendantiste soigneusement doséavait permis au Colonel Kadhafi decontenir les aspirations de ces minoritésdurant des décennies. La disparition du« guide » a laissé ces espoirs orphelinset les armes sans contrôle, au serviced’une violence mal ou pas dirigée.

Lors des discussions sur la réductiondes armes légères en circulation enAfrique, la logique occidentale – parfoisdogmatique – est souvent défiée pardes logiques africaines plus pragma-tiques. On constate ainsi que le fait delaisser en circulation des armes légères– notamment au sein des tribus fidèlesau pouvoir – constitue une sorte deforce supplétive, responsable de la sécu-rité sur son territoire et fidélisée par laconfiance qui lui est faite. Ainsi, si lesarmes légères constituent un potentielde déstabilisation, elles peuvent aussiavoir un rôle stabilisant.

LES TRAFICS D’ARMES EN AFRIQUE

Dès la fin de la Seconde Guerremondiale, avec la prolifération des mou-vements de libération, l’Afrique estdevenue un terrain de prédilection pourles trafics d’armements. En proie auxappétits les plus divers, mais ne disposant >

ANALYSE par le Colonel JACQUES BAUD

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pas de ressources financières étendues,le continent africain a constitué undébouché idéal pour les armes desurplus, faisant la fortune des « mar-chands de mort » comme l’AméricainSamuel Cummings dans les années1960-1970 ou le Russe Viktor Bout dansles années 1990.

Ce passé continue d’alimenter la vio-lence en Afrique, car une part impor-tante des armes et munitions observéesne sont que de vieux stocks qui conti-nuent à circuler au gré des conflits etdes changements régimes. Ainsi, il n’estpas rare de rencontrer auprès des mou-vements rebelles du Sahel des armesantérieures à la seconde guerre mon-diale, issues de vieux stocks de l’arméeitalienne ou française. Cependant, lesconflits au Moyen- et Proche-Orient,ainsi qu’en Libye ont généré un affluxd’armes légères en Afrique du Nord.

D’une manière générale, on observecinq sources majeures d’approvision-nement pour les armes légères : les armesprovenant de conflits précédents dansla même région ; les armes provenantde conflits dans d’autres régions dumonde ; les armes fournies à titre « gra-cieux » – ouvertement ou clandestine-ment – par des gouvernements étran-gers ; les armes volées ou empruntéesaux forces de sécurité, et les armes direc-tement acquises et importées de l’étran-ger.

HÉRITAGE DE CONFLITS RÉGIONAUX PRÉCÉDENTS

Les nombreux conflits en Afriquedepuis la fin de la seconde guerre mon-diale ont laissé des milliers d’armes surle terrain, que les programmes de désar-mement n’ont pas réussi à retirer descircuits. Certains conflits comme ceuxdu Soudan (1980-2004), de l’Algérie(1992-1998), du Liberia (1999-2003),du Sierra Leone (1991-2002), ont faitl’objet de programmes de désarmementaux succès très variables et les armesrescapées de ces conflits se retrouventau Mali ou en Libye.

Une difficulté particulière résultede l’adaptation continue des flux d’armesen fonction de l’évolution de la demande,qui est plus rapide que les mécanismesde lutte. Contrairement à ce que l’onpouvait observer il y a quarante ans,

avec des pays qui encourageaient desconflits armés et les approvisionnaientpar des filières assez bien connues, lestrafics d’armes aujourd’hui – depuis unquart de siècle – sont beaucoup plusdiffus. Ce phénomène d’« atomisation »du marché des armes est plus complexeà combattre, non seulement en raisonde sa granularité plus fine, mais aussiparce qu’il tend à s’imbriquer dans l’ac-tivité économique locale. Dans le mêmeordre d’idée, dans les années 1990, enSomalie, la lutte contre les mines –malgré le consensus qui l’entoure géné-ralement – s’est heurtée dans certainesrégions à la résistance des « sourciers »,qui récupéraient l’explosif contenu dansles mines pour mener un lucratif com-merce de creusement de puits dans ledésert.

L’APPORT EXTÉRIEURDurant la guerre froide, la fourniture

de matériels militaire à des groupesrévolutionnaires en échange d’un ali-gnement politique a été pratiquée parles deux blocs. Ces groupes étaient alorssouvent assistés de « conseillers mili-taires» qui assuraient d’une part la liaisonavec les « pays-donateurs » et d’autrepart la gestion des matériels sur le terrain.Ce dispositif limitait le phénomène dediversion des armes, tout en garantissantqu’elles seraient utilisées en fonctiondes objectifs fixés.

Les événements n’ont cependant pastoujours permis de maintenir le contrôlesur les armes distribuées et au gré desdéfaites et des départs rapides des mil-liers d’armes ont été laissées sur le terrain,souvent encore dans leur emballaged’origine. Ce fut le cas au Vietnam, oùles États-Unis ont laissé 791 000 fusilsM-16/M-16A1, 857 580 fusils de diversmodèles, et 47 000 lance-grenades, quicontinuent à être utilisés par de nom-breux groupes armés à travers le mondeet alimentent une multitude de petitstrafics. Les flux d’armes que l’on observeactuellement sont composés, d’une partdes quantités considérables d’armesabandonnées sur le champ de batailleen Irak par les forces coalisées et ira-kiennes, et d’autre part des armes four-nies – souvent de manière clandestine –par de nombreux pays occidentaux àdivers groupes rebelles. En 2004, les

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forces américaines en Irak ont littéra-lement perdu la trace près de 200 000fusils d’assaut et pistolets, destinés auxgroupes rebelles islamistes sunnites du« Mouvement du Réveil », mais qui, dis-tribuées à la hâte, n’ont pas même réper-toriés.

Les fournitures d’armes à des gou-vernements officiels sortent du cadrede cette étude. Néanmoins, il faut releverici l’importance du phénomène de diver-sion qui fait que des armes – ou autresmatériels de guerre – sont détournéesde leur utilisateur final pour alimenterdes circuits clandestins. Ce phénomènepeut être dû à un mauvais suivi desarmes qui crée une occasion pour desindividus malveillants, comme cela aété le cas à plusieurs reprises au Darfour,où les forces maintien de la paix ontperdu plusieurs centaines d’armes etdes milliers de cartouches. Des cas dediversion impliquant un pays importa-teur d’arme, qui ne respecte pas sesengagements vis-à-vis du pays d’origineet réexporte des armes, comme nousen verrons un exemple durant la révo-lution libyenne ci-dessous.

AFRIQUE DU NORDL’Afrique du Nord – et en particulier

la zone du Sahara – est une région vasteet extrêmement difficile à contrôler et,pour cette raison, traditionnellementsillonnée par des trafiquants et contre-bandiers de toutes sortes sur les axesNord-Sud et Ouest-Est. Les traficsd’armes, de cigarettes, de marchandisesdiverses et de personnes ont longtempsconstitué une activité économique àpart entière dans cette région, dont lesrichesses naturelles ne sont exploitéesque depuis quelques décennies. En outre,la rudesse du terrain a fait du Sud saha-rien une zone de refuge pour les crimi-

nels de toutes sortes, et probablementégalement une zone de repli pour desgroupes djihadistes.

Il en résulte un trafic d’armes et demunitions à caractère artisanal, trèsatomisé, qui s’opère « à ciel ouvert » parune multitude d’acteurs locaux, plutôt

que des trafiquants opérant à une échelleindustrielle et de manière clandestine.Les réseaux de trafic d’armes ont suivile modèle des réseaux de contrebandetraditionnels, basés sur des accords entreopérateurs locaux. Ainsi, les armespassent de mains en mains auprès desdifférents maillons de la chaine, sur lesportions de territoire dont ils ont la« responsabilité ». Ces maillons peuventêtre des groupes armés, des tribus oudes clans. La difficulté pour la luttecontre la prolifération des ALPC, estque ces réseaux ne sont pas nécessaire-ment criminels en soi, et qu’ils sont inté-grés dans la vie socio-économique localeet régionale. C’est donc une situationtrès différente des mafias ou des cartelslatino-américains, qui constituentsouvent des États dans l’État. Ici, souvent,le commerce des armes s’imbrique dansune activité économique régulière, etpour avoir des effets durables et avoirl’adhésion des populations, des solutionsde substitution devraient être propo-sées.

LA LIBYE: UNE PLATEFORME DU TRAFIC DES ARMES

L’effondrement du régime libyen agénéré un vide sécuritaire, à la fois auniveau des individus et des communau-tés locales, et au niveau des tribus dontles rapports étaient maintenus en équi-libre par le colonel Kadhafi lui-même.Paradoxalement, au début même del’insurrection, sa nature islamiste étaitclairement identifiée, mais ses consé- >

La difficulté pour la lutte contre la prolifération des ALPC, est que ces réseaux ne sont pas nécessairementcriminels en soi, et qu’ils sont intégrés dans la vie socio-économique locale et régionale

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quences n’ont pas été mesurées. La quan-tité des armes disponibles en Libye dansle sillage de la révolution a très rapide-ment engendré une activité commercialeà l’intérieur et à l’extérieur du pays, enfaisant la principale source d’approvi-sionnement en armes non seulementpour toute l’Afrique du Nord et le Sahel,mais également pour les groupes ter-roristes de la région.

UN PAYS DÉJÀ SURARMÉDéjà sous le régime du « guide », la

Libye était un pays où les armes légèresfoisonnaient. Non en raison d’une cer-taine mégalomanie – comme le préten-dent certains experts (!)– mais en raisonde son concept de défense. En effet, par

sa structure, la Jamahiriya Libyenneavait un système de défense largementbasé sur une coopération intertribale,qui fonctionnait comme une « défenseterritoriale » en complément des forcesarmées régulières. En conférant un rôleaux tribus en matière de sécurité, cesystème, permettait non seulement d’as-surer une veille sur un territoire trèsvaste, mais constituait également uneforme de mesure de confiance quiconcrétisait l’alliance sur laquelle étaitbasée la Jamahiriya. Le corollaire decette organisation était donc une pré-sence assez large d’armes légères danstout le pays. Superposée à la logiquetribale, cette « doctrine » a fait de laLibye un pays surarmé par rapport àses capacités militaires effectives. Enéquilibre instable, cette situation nepouvait durer que grâce à une présencede tous les instants de la part du pouvoir.En 2013, on estimait que la quantitéd’armes dans le pays était trente à centfois supérieure à la quantité d’armesprésentes en Irak ou en Afghanistan,avec environ 70-95 % d’entre elles auxmains d’acteurs armés non-étatiques,

et répartie dans plus de 400 dépôts – àciel ouvert ou enterrés – sur l’ensembledu territoire.

LE SOUTIEN À LA RÉVOLUTION

Dès le début de la révolution enfévrier 2011, la révolution libyenne aété alimentée en armes et munitions del’extérieur du pays, par ses principauxparrains. Un embargo sur les armes estdonc immédiatement décidé par leConseil de sécurité des Nations Unies.Relevons ici que cet embargo est inha-bituel dans sa substance, car il neconcerne pas seulement les importationsde la Libye, mais également ses expor-tations. Toutefois, cet embargo a été

violé de façon quasi continue depuislors. Dès le début du soulèvement, lesarmes et munitions affluent massive-ment en appui des insurgés, principa-lement de manière clandestine. Ainsi,la France a procédé à des parachutagesd’armes (lance-roquettes, fusils d’assaut,mitrailleuses et surtout missiles anticharsMilan) dès juin 2011, dans le DjebelNefousa, afin de permettre aux rebellesd’encercler Tripoli par le Sud.

Les fournitures d’armes et de muni-tions d’autres pays, comme le Qatar, ontfait apparaitre d’autres violations inter-nationales, comme le phénomène dediversion. C’est notamment l’exemplede munitions suisses qui avaient faitpartie d’un stock de munition fourniesau Qatar en 2009, et que l’on a retrouvéen Libye en juillet 2011. Ce cas flagrantd’un phénomène appelé « diversion »est une violation des accords passésentre les deux pays et du Certificat d’uti-lisateur final (CUF) visant à prévenir laréexportation des armes et munitions.

En septembre 2011, l’embargo surles armes est assoupli, afin de permettrela réinstallation d’organes de sécurité et

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Dès le début de la révolution en février 2011, la révolution libyenne a été alimentée en armes

et munitions de l’extérieur du pays, par ses principaux parrains

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pour la sécurité du personnel interna-tional travaillant en Libye et les impor-tations de matériels doivent être notifiéesau Comité des sanctions des NationsUnies. Les autorités libyennes sont alorsautorisées à acquérir des armes, maisle problème alors est de définir qui desnombreuses factions rivales représenteces autorités. Jusqu’en août 2011, aucuneimportation notifiée ne sera rejetée, etune très importante quantité de matérielsentrera légalement dans le pays, dépas-sant très largement les besoins réels desforces de sécurité et venant s’ajouter àla masse d’armes existantes. Le rapportdu groupe d’experts chargé de la miseen œuvre de la résolution 1970 men-tionne l’importation de quelque 65 000fusils d’assaut, 60 000 armes de poings,15 000 pistolets mitrailleurs et plus de60 millions de cartouches.

Durant et après la révolution, lesnations occidentales font incontesta-blement preuve d’une certaine naïvetépar rapport à la situation libyenne.L’attaque contre le consulat américainde Benghazi du 11 septembre 2012tourne autour d’un trafic d’armes depuisla Libye destiné à soutenir la révolutionislamiste naissante en Syrie. Dans lesillage de cette action, les forces spécialesaméricaines déployées pour la formationdes forces armées libyennes, se fontvoler plusieurs dizaines de véhiculesblindés, plusieurs centaines armeslégères et des désignateurs de tir à laser.En mars 2013, l’embargo sur les armesest à nouveau assoupli et autorise l’ex-portation vers la Libye des matérielsnon létaux à l’intention des forces del’ordre. Le problème est alors le respectdu Certificat d’utilisateur final (CUF),qui a pour objet l’interdiction de réex-porter le matériel militaire importé, etle rôle accru de compagnies de courtageen armes, qui récupèrent les armes enLibye pour alimenter des groupes armésà travers l’Afrique. Davantage que lesarmes, c’est sans doute le « blanc-seing »de la communauté internationale quiencourage les diverses factions à s’en-gager dans une lutte fratricide. Enréponse à cette escalade en 2014, lesdispositions relatives à l’embargo surles armes sont renforcées par la résolu-tion 2174, qui remplace la notificationdes importations par une autorisation

d’importation et prévoit notamment leconcours des pays voisins de la Libyeafin de contrôler les flux d’armes à traversla frontière.

L’APRÈS-RÉVOLUTIONLes frappes aériennes et la déban-

dade des forces libyennes ont laissé desmilliers de tonnes d’armements et demunitions souvent instables, éparpilléesdans le désert et les zones habitées,accessibles à tous et sans surveillance.Outre le risque de prolifération et d’usageinapproprié, ces matériels constituaient– et constituent encore – un risque pourles populations civiles. Exposés en per-manence au soleil du désert, les muni-tions, comme les missiles antiaérienset d’artillerie, ont des composants actifs– soit pour leur effet explosif, soit pourleur propulsion – dont la stabilité s’altèrerapidement, présentant un danger d’ex-plosion inopinée. Par ailleurs, ces sub-stances, qui contiennent des élémentstoxiques, tendent à se liquéfier et àsuinter sous l’effet de la chaleur consti-tuant ainsi un risque pour l’environne-ment. Abandonnés par leurs gardiens,les dépôts d’armes et de munitions ontété livrés aux pilleurs et ont fait rapide-ment le bonheur des trafiquants de toutenature. Les obus d’artillerie peuventaisément être convertis en mines anti-personnel ou antichars ; leur explosifpeut être relativement facilement êtreextrait pour la fabrication de bombesartisanales ou des pièges, etc. Il n’estainsi pas rare de trouver parmi des objetsde contrebande de toute nature, desobus ou des roquettes transportées àdos de chameau aux confins du Maliou du Tchad, qui seront revendus àquelques groupes armés.

LES CONSÉQUENCESLa chute du gouvernement de Tripoli

a des conséquences immédiates dansles relations entre tribus : l’absence degouvernance centrale effective replaceles relations entre tribus dans un contextede rapport de forces, qui les conduit às’armer davantage. Le soutien occidentalaux groupes armés a eu deux consé-quences majeures, qui ont manifeste-ment mal été anticipées : la promotiondes djihadistes au rang d’acteurs poli-tique et – son corollaire – la dislocation >

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des structures de conduite tribales tra-ditionnelles qui avaient été maintenuespar la Jamahiriya. Ainsi à la rivalité« horizontale » entre tribus, s’est ajoutéeune lutte « verticale » qui bouscule leshiérarchies tribales, rendant le travailde reconstruction complexe.

Avec la chute des revenus pétrolierset une gouvernance qui peine à se mettreen place, les trafics de toutes sortes sesont développés dans tout le pays commeune activité économique alternative.On assiste ainsi, littéralement, à uneatomisation des trafics à l’importationet à l’exportation, qui touchent – parordre d’importance – les armes, lesdrogues et les produits pharmaceutiques,les migrants et les biens de consomma-tion. Ces trafics sont liés et souventgérés par les mêmes acteurs, avec desflux qui se confondent.

Au Nord du pays, les rivalités entretribus et communautés locales provo-quent des « règlements de compte »meurtriers et empêchent la stabilisationdu pays, contribuant ainsi de manièresignificative à l’explosion du marché desarmes légères. Ces rivalités se sont pro-longées en 2014 sur un conflit qui conti-nue à empêcher la stabilisation et lareconstruction du pays.

Au Sud, depuis de nombreusesannées, les revendications des Touaregsont été un facteur d’instabilité poten-tielle. Afin de gagner leur confiance etles maintenir sous son contrôle, Kadhafileur faisait miroiter de manière chro-nique l’espoir d’une indépendance et lesavait armés. Avec la chute du régime,l’équilibre soigneusement maintenu parle Colonel s’est rompu, générant desfoyers de tension au Sud-Ouest et auSud-Est du pays. Dans le Fezzan, lechangement a ouvert une fenêtre d’op-portunité pour réaliser l’indépendancedes Touaregs, faisant de la ville de Sabhal’une des plaques tournantes du traficdes armes dans la région. Au sud de laCyrénaïque, les vieilles rivalités tribalesentre Touaregs et Toubous ont enflamméle Sud-Est du pays faisant de cette zonefrontière avec le Tchad, et plus particu-lièrement de Koufra, la deuxième plaquetournante majeure du trafic des armesen Libye. Aujourd’hui Sabha et Koufrasont les deux plus importants pôles dutrafic des armes vers et de la Libye, qui

s’est lui-même transformé en une activitééconomique à part entière, qui alimente– entre autres – le Soudan, la Somalieet le Nigeria.

UNE PROLIFÉRATION INTÉRIEURE ET EXTÉRIEURE

Selon le Groupe d’experts du Comitédes sanctions, la Libye est devenue lapremière source d’armes pour lesgroupes armés de la région, y comprisdes groupes terroristes. Parmi les maté-riels observés dans la région, mention-nons des roquettes d’artillerie de 122mmdans le Nord du Mali en 2013 ; des mis-siles anti-aériens portables SA-7b dansles mains d’un groupe terroriste djiha-diste, en Tunisie en 2013 ; et différentesvariantes du fusil d’assaut Kalachnikoven calibre 7,62 mm et 5,45 mm au Nigeret en Tunisie en 2014. Des armes pro-venant de Libye ont été retrouvées éga-lement au Tchad, en Algérie, au Nigeria,au Soudan et en Somalie.

Dès mars 2011, les armes issues desstocks gouvernementaux récupéréess’ajoutent aux quantités importantes dematériels reçus clandestinement par lesinsurgés et commencent à alimenter unnouveau foyer de crise : la Syrie. Dèsseptembre 2011, soit un peu plus de sixmois après le début de la rébellion, unefilière est établie et des convois d’armesparviennent aux rebelles syriens, avecl’aide de plusieurs pays occidentaux.

Dès 2012, en Libye même, l’insécu-rité et le non-droit qui règne conduitles citoyens à s’armer pour assurer leurpropre sécurité. Alors que le prix d’unfusil d’assaut Kalachnikov en Afriqueoscille entre 100 et 1000 dollars selonla région et le climat sécuritaire, il atteint2 500 dollars à Tripoli en 2011, malgréun marché déjà saturé, témoignant del’importance de la demande de la partdes acheteurs privés. Prolifèrent alorstoutes sortes d’armes de provenanceset de natures diverses qui sont en ventelibre sur les marchés des villes libyennes.Parmi les best-sellers on trouve des fusilsde chasse et des pistolets d’alarme defabrication turque qui sont rapidementtransformés à moindre frais pour le tirà balles réelles. Échappant à la législationturque sur les exportations d’armes, onles trouve librement dans le commerce

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en Libye et ils inondent rapidement lemarché. Sur la base de cette expérienceet en coopération avec le Groupe d’ex-perts du Comité des sanctions, laTurquie a entrepris de réviser sa légis-lation sur l’exportation d’armes afin d’yinclure des matériels comme les armespour le « tir à blanc » et certaines armesde chasse qui y échappaient.

LES MISSILES ANTIAÉRIENSPORTABLES

Après les bombardements améri-cains de 1986, Kadhafi, qui a perdu unenfant dans cette opération, a acquisune quantité démesurée d’armes anti-aériennes – représentant un multiple

des besoins effectifs des forces armées– afin de pouvoir répondre à d’éven-tuelles frappes. Pressentant que son payspourrait faire l’objet d’une interventionextérieure, il a réparti ces armes dansde multiples dépôts dispersés sur l’en-semble du territoire libyen.

Outre les systèmes antiaériens« lourds » (systèmes des types russesSA-2, SA-5 ou SA-8) fortement endom-magés par les frappes occidentales, lesforces libyennes possédaient un nombreimprécisé, mais estimé à 15 000-20 000,de missiles anti-aériens portables, mieuxconnus sous leur abréviation anglo-saxonne de MANPADS (Man PortableAir Defense System). Ces MANPADS,facilement mis en œuvre simple par desgroupes armés – et donc par des groupesterroristes – constituent une menacepotentielle pour l’aviation civile. Lesefforts des Nations Unies et de quelquespays occidentaux pour recenser et récu-pérer les armes en circulation se sontsoldés par des échecs. Ainsi, seuls 2 000systèmes avaient été retrouvés en sep-tembre 2012, et en juin 2014 un nombresitué entre 3 000 et 12 000 systèmes étaitporté disparu.

Ces systèmes portables de la familledu SA-7 Strela – y compris les modèles

les plus récents de type SA-24 et leurscousins de fabrication chinoise –, sonttrès répandus dans le monde depuis lesannées 1970 auprès des groupes armésde toute nature. Toutefois, ils sont géné-ralement de conception obsolète etdépourvus de composants critiques– comme les batteries – et constituentdès lors une menace réelle moins impor-tante que les chiffres ne le suggèrent.

On mentionnera ici la tentative d’at-tentat contre un avion israélien àMombasa (Kenya) avec des missiles SA-7 en 2002, qui montre que cesMANPADS doivent être utilisés dansdes conditions très particulières pourconstituer un danger effectif. Il n’en

demeure pas moins qu’il s’agit d’unemenace qui doit être combattue. Ainsi,en Syrie, des missiles SA-7 d’originelibyenne ont été pourvus de batteriesimprovisées, leur donnant ainsi une« seconde vie »..

L’AFRIQUE SUB-SAHÉLIENNEUn certain nombre de pays situés

au-dessous de la ceinture sahélienne,comme la République démocratique duCongo (RDC), le Soudan du Sud et laSomalie sont des foyers de crise connuset constituent des pôles d’attraction pourles trafiquants d’armes de toutes sortes.

En Afrique sub-sahélienne, la luttecontre les armes légères est rendue dif-ficile par le fait que dans le sillage desconflits de grande envergure qui retien-nent l’attention de nos médias, s’est mul-tipliée une forme de violence plus diffuseaux confins de la lutte politique et de lacriminalité, qui est souvent le fait d’unemultitude de petits groupes, qui pourbeaucoup ont fait de l’action armée unmode de vie et dont les armes compren-nent aussi bien des machettes que desarmes de petit calibre (pistolets et fusilsd’assaut), le plus souvent volées. Ce sont,par exemple les « coupeurs de routes »au Tchad ou en République centrafri- >

la Libye est devenue la première source d’armes pour les groupes armés de la région, y compris des groupes terroristes

ANALYSE par le Colonel JACQUES BAUD

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caine (également appelés « Zara -guinas»), pour qui les armes constituentun « outil de travail » et une source derevenus. Il y a donc bien des trafics etun marché, mais il est très atomisé etfluctuant, et est principalement le faitde petits acteurs privés, que l’on peuttrès difficilement attirer dans un pro-gramme de Désarmement, démobili-sation et réintégration (DDR).

Une particularité de l’Afrique sub-sahélienne est la manufacture artisanaled’armes de petit calibre. Au BurkinaFaso, environ 2/3 des armes utiliséesdans des cas de banditisme sont de fabri-cation artisanale locale. Ce type de pro-duction est également un problème dansle Nord du Ghana, où le Programmedes Nations Unies pour le développe-ment (PNUD) s’est joint au gouverne-ment pour développer des campagnesde sensibilisation auprès des commu-nautés locales afin de lutter contre cefléau.

L’AFRIQUE DE L’ESTL’Afrique de l’Est est affectée par

plusieurs conflits d’importance, qui ontjustifié le déploiement de missions demaintien de la paix : le conflit en Somalie,le conflit dans l’Est de la RDC, le conflitau Soudan du Sud, le conflit en Abyeiet le conflit du Darfour. Mais dans lesillage des conflits, d’autres manifesta-tions violentes, moins médiatisées sontégalement alimentées par un marchédes armes très vivace. C’est le cas desvols de bestiaux aux confins de la RDC,du Soudan du Sud, de l’Ouganda, duKenya et de l’Éthiopie. Le phénomènea acquis une telle dimension qu’il estquasiment devenu une activité écono-mique en soi. Appelé cattle-raiding oucattle-rustling, il implique des bandesextrêmement bien organisées qui fran-chissent les frontières pour enlever deforce du bétail, qui sera revendu dansun pays voisin. En Ouganda, une ten-tative pour lutter contre ces activités,durant sept mois en 2001, a permis derécolter plus de 20 000 armes.

Au Kenya, en novembre 2012, 32policiers sont morts dans une embus-cade tendue par des voleurs de bétail.L’enquête menée par la suite démontreraque certaines des armes utilisées par lesraiders étaient des armes de service pro-

venant des stocks de la police, et leursavaient été louées par des membres dela Kenyan Police Reserve (KPR), unepratique courante au Kenya.

Au Soudan du Sud, qui a vécu unepériode ininterrompue de guerreentre 1980 et 2004, la vie s’est articuléeautour de celle-ci. Durant cette période,l’absence d’investissements industrielset dans les infrastructures en est la mani-festation la plus évidente, mais d’autresphénomènes plus profonds ont affectéla société comme l’émigration des éliteset la quasi-absence d’éducation publiquepour toute une génération d’enfants. Ilen est résulté des modes de vies orientéssur les rapines et les raids intertribaux,avec le développement de bandes cri-minelles organisées qui vivent de l’ex-torsion. L’incapacité du nouveau gou-vernement du Soudan du Sud à traitercette violence multiforme a encouragéla population à conserver un armementindividuel. Cet armement omniprésentest également associé à la «White Army»(Armée blanche), que l’on trouve prin-cipalement dans l’Est du pays et qui estune sorte de milice informelle apparuedurant les années 1990, destinée àassurer l’autoprotection des commu-nautés locales contre diverses formesde violence.

La difficulté du terrain, la longueurdes frontières, l’absence de routes et demoyens de surveillance aux confins despays de l’Est africain ont favorisé ledéveloppement d’activités criminellestransfrontalières particulièrement dif-ficiles à combattre, comme ce fut le casde l’Armée de résistance du Seigneur(mieux connue sous son abréviationanglaise de Lord’s Resistance Army,LRA). L’alimentation en armes de cesgroupes disparates, sans affiliation idéo-logique et indépendants de tout soutienpolitique extérieur, a toujours été l’objetdes spéculations les plus diverses. Ainsi,on a longtemps prétendu que le gou-vernement soudanais fournissait enarmes la LRA – un groupe radical chré-tien, particulièrement brutal – alorsqu’en réalité le gouvernement deKhartoum a non seulement combattula LRA, mais a même – fait assez excep-tionnel en matière de sécurité interna-tionale – autorisé l’armée ougandaise àdéployer deux brigades sur le territoire

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soudanais pour s’associer au combat.En réalité, l’approvisionnement en armesde la LRA et d’autres groupes armés,provient le plus souvent de « prises deguerre » ou de vols auprès des forcesarmées ou de la police.

LA LUTTE CONTRE LA PROLIFÉRATION: LES EFFORTS GLOBAUX

Les Nations Unies, qui sont confron-tées continuellement sur le terrain auxconséquences de la prolifération lesarmes légères, ont mis en place un dis-positif normatif important avec l’appuides États membres. Il s’agit principale-ment du « Programme d’action en vuede prévenir, de combattre et d’éliminerle commerce illicite des armes légèressous tous ses aspects » de 2001 (plusconnu sous son abréviation «UN PoA»),qui couvre tous les trafics d’armes légères– mais, dans une certaine mesure seu-lement, leurs munitions – et du Traitésur le commerce des armes (TCA), entréen vigueur en 2014, qui concerne tousles transferts d’armes. Sans entrer dansune étude détaillée de ces deux instru-ments fondamentaux – et en tenantcompte de leurs failles – on peut affirmerqu’ils constituent l’ossature d’un traite-ment global de la prolifération desALPC. Une troisième convention inter-nationale complète cet arsenal :l’« Instrument international visant à per-mettre aux États de procéder à l’iden-tification et au traçage rapides et fiablesdes armes légères et de petit calibre illi-cites » qui vise à instaurer des normesde marquage et de traçage des armes.

Outres ces instruments normatifs,les Nations Unies utilisent égalementle biais des opérations de maintien dela paix et les programmes de dévelop-pement pour aborder la question dudésarmement des milices et groupesarmés et la lutte contre la prolifération.Un effort a été porté ces dernières annéessur l’amélioration des conditions destockages des armes et des munitions,pas seulement pour des questions liéesaux trafics, mais aussi afin de protégerles populations contre les explosionsintempestives de dépôts, comme àBrazzaville le 4 mars 2012, qui avait faitprès de 300 morts et 2 500 blessés.

Devant la menace que constituent

les armes légères, les organisations inter-nationales, parmi lesquelles les NationsUnies, l’Union européenne (UE),l’Organisation du Traité de l’AtlantiqueNord (OTAN) et l’Organisation pourla sécurité et la coopération en Europe(OSCE) se sont engagées pour soutenirleurs États membres dans la mise enœuvre de l’UN PoA et du TCA. L’UE etl’OSCE ont également développé desprogrammes bilatéraux d’assistance avecertains pays d’Afrique du Nord pourlutter contre la prolifération des armeslégères. Ces programmes peuventprendre des configurations diverses etvisent généralement à une harmonisa-tion des procédures au niveau du stoc-kage et des transferts d’armes et de muni-tions. L’OTAN, qui n’a pas de présencephysique en Afrique, coopère avec desorganes des Nations Unies, comme l’UNMine Action Service, en lui apportantun savoir-faire technique pour le déman-tèlement des stocks considérables d’ar-mements obsolètes.

LES MÉCANISMES RÉGIONAUX

Mis en place par le Bureau desaffaires du désarmement (BAD) desNations Unies, le Centre régional desNations Unies pour la paix et le désar-mement en Afrique (UNREC), basé àLomé (Togo), est l’interlocuteur del’Union africaine (UA) en matière delutte contre les ALPC illicites. Il coopèreprincipalement avec le Centre régionalsur les armes légères (RECSA), établipar l’UA dans le cadre de la mise enœuvre du Protocole de Nairobi, signéen 2004, pour lutter contre la prolifé-ration des armes illicites dans l’Est del’Afrique. Les activités de l’UNREC etdu RECSA sont essentiellement dirigéessur la mise en œuvre des instrumentsinternationaux mentionnés plus haut.

Établie en 2006 et entrée en vigueuren novembre 2009, la Convention de laCEDEAO sur les armes légères et depetit calibre, leurs munitions et autresmatériels connexes, est un exemple decoopération régionale pour lutter contrela production illicite, définir les condi-tions des transferts et améliorer la tra-çabilité des armes et leur suivi au niveaurégional. Toutefois, faute de ressourceshumaines et techniques, et d’une gestion >

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rigoureuse, ces efforts restent encorebalbutiants. Un problème qui affectesévèrement les initiatives régionales estl’échange d’information et la coopérationtransfrontalière des organes de sécu-rité.

Avec le concours des autorités natio-nales de divers pays d’Afrique du Nord,les États-Unis ont mis à jour leur ini-

tiative d’Approche régionale pour laréduction des stocks d’armements(Regional Approach to StockpileReduction, RASR) pour l’adapter auxconditions locales. Initialement conçuepour répondre au risque lié à l’entrepo-sage imparfait de munitions dans lesBalkans, l’initiative RASR a été reprisepour assister les pays africains à conso-lider les infrastructures existantes et enoptimiser la gestion.

LES MÉCANISMES NATIONAUX

Un certain nombre de pays africainsont mis en place des programmes d’ac-tion nationaux en vue de réduire laquantité des armes en circulation et enavoir un meilleur contrôle. Parmi lespays qui ont fait un effort remarquable,mentionnons le Mali, la Côte d’Ivoire,le Niger et le Kenya. Sans surprise, ils’agit surtout de pays qui ont connurécemment des problèmes de violenceintérieure. Ces efforts sont importants,mais continuent à avoir des effets mar-ginaux. Principalement parce que pourêtre efficace, les initiatives nationalesdoivent être en harmonie avec lesmesures prises par les pays limitropheset au niveau des sous-régions, les effortsentrepris par certains pays, comme leMali n’ont pas atteint leur pleine effica-cité.

Ainsi, en Afrique du Nord, les paysdu Maghreb, et en particulier ceux quisont dans une phase de reconstructionfragile – comme la Tunisie ou l’Égypte –sont demandeurs d’une assistance inter-

nationale pour maîtriser les flux d’armesvers et depuis leurs pays. Dans presquetous les pays, un effort particulier a étémené pour améliorer la qualité du stoc-kage des armes et leur gestion, afin deprévenir les vols et la diversion – mêmetemporaire. Les projets de Sécurité phy-sique et gestion des stocks (SPGS) com-prennent toute une série de mesures

qui ne se limitent pas à la constructionde dépôts robustes et dont l’accès estprotégé, mais concernent également lesprocédures d’accès aux armes, ainsi quela gestion des armes elles-mêmes, deleur enregistrement à leur destructionen fin de vie.

À ces dispositifs destinés à prévenirla diversion des armes de police et desforces armées, la prévention des traficsillicites font appel à des mesures souventdifficiles à mettre en œuvre. Il s’agitnotamment de la surveillance des fron-tières, une tâche exigeante en hommeset en matériels, qui dépasse de loin lescapacités de ces pays et pour laquelledes groupes régionaux comme l’Unioneuropéenne s’efforcent d’apporter unappui. Ainsi, la Mission de l’Union euro-péenne d’assistance aux frontières(EUBAM) en Libye avait été décidée enmai 2013, avec un budget annuel de26 millions d’euros, mais la situationintérieure du pays n’a pas (encore)permis d’atteindre les résultats escomp-tés.

LES PROGRAMMES DE DÉSARMEMENT, DÉMOBILISATION ET RÉINTÉGRATION (DDR)

Les objectifs principaux d’un pro-gramme de Désarmement, démobili-sation et réintégration (DDR) sont d’unepart de favoriser un retour fluide à unétat de paix pour les combattants, etd’autre part à regagner la maîtrise desarmes en circulation. Paradoxalement,la volonté trop souvent exagérée de

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La lutte contre la prolifération des ALPC exige une approche holistique, qui tient compte des spécificités

locales, politiques, culturelles et sociétales

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vouloir à tout prix supprimer les armespeut conduire à un effet inverse. Or, ils’agit plus de maîtriser la violence quede supprimer les armes ; le second n’im-pliquant pas nécessairement le précé-dent.

On considère généralement qu’unprogramme DDR est déjà réussi si l’onparvient à recueillir 25 % des armes encirculation. Le problème est que lesarmes restantes tendent à compenserles défauts de la réintégration des com-battants dans la vie civile et à constituerune « source de revenu » alternative àtravers le banditisme et les trafics divers,y compris la revente des armes. Parfois,après un conflit, les programmes DDRgagneraient à conserver des combattantssous les armes – mais encadrés – afinde les former, tout en laissant le tempsà une économie locale pour se déve-lopper.

Au Soudan du Sud, le fait d’avoirlaissé la Sudan’s People Liberation Army(SPLA) – la faction appartenant à latribu Dinka et dirigée par feu JohnGarang – constituer le noyau, pour nepas dire le « gros » des South SudanArmed Forces (SSAF), a été l’obstaclemajeur à l’émergence d’une véritablearmée nationale. Mal perçu par les ins-tances des Nations Unies qui veillaientau processus de structuration du secteurde la sécurité, le caractère de facto tribaldes forces armées a créé un fossé entrele pouvoir et la population, qui est restéefortement armée pour résister en casde nécessité. Ainsi, les efforts de désar-mement entrepris sous la supervisiondes Nations Unies ont été la cause denombreuses explosions de violence en2010 et globalement un fiasco. Ces ten-sions entre la population et le gouver-nement se sont prolongées dans unconflit que certains qualifient aujour-d’hui de « guerre civile ».

L’Afrique est un continent où le poidsde la tradition et des mécanismes locauxde résolution des conflits est très fort.Confrontés à des problèmes terroristeset criminels qui évoluent de manièretrès rapide et très imprévisible, les payssont parfois démunis pour les affronterde manière efficace, et sont souventcondamnés à demander l’aide d’unOccident qui comprend mal les enjeuxlocaux.

Comme nous l’avons vu, la luttecontre la prolifération des ALPC exigeune approche holistique, qui tientcompte des spécificités locales, poli-tiques, culturelles et sociétales. La sécu-rité n’est pas nécessairement liée à l’ab-sence d’armes, mais à une bonneintégration des systèmes de sécuritédans la société. En réalité, ce que suggèrela prolifération des armes légères enAfrique est la faillite des stratégies dedéveloppement menée par la commu-nauté internationale. De manière évi-dente, développement et sécurité sontliés – certains y ajoutent même la com-posante « droits humains ». Le fait estque trop souvent la composante « sécu-rité », perçue comme l’expression d’une«mauvaise gouvernance», a été négligéedans les mécanismes de développement,voire a été calquée sur l’exemple euro-péen, court-circuitant les mécanismestraditionnels, et ne jouit pas de l’appro-priation sociétale qu’elle devrait avoir.

La prolifération des armes estsouvent le résultat d’une prise en mainau niveau local de fonctions qui seraientnormalement du domaine de l’État.Dans bien des régions, à tort ou à raison,les armes sont perçues comme un moyende survivre. Le vrai problème est que laviolence qui en découle tend à échapperaux structures coutumières de gestiondes conflits, affectant ainsi les cohésionsau niveau local, comme on peut l’ob-server au Sud-Soudan.

De nombreuses activités peuventêtre menées pour limiter les trafics desarmes et des munitions. Mais seul untravail en profondeur, visant à améliorerla gouvernance des États en intégrantles mécanismes traditionnels et acceptéspar les populations permettront detraiter cette question sur le long terme.Il faut de nouvelles réflexions, une plusgrande confiance dans la sagesse despopulations locales – même si ellecontrevient aux doctrines occidentales–et éviter de bouleverser des cultures. Lechemin sera probablement long, maisil est impératif qu’il soit pérenne, afinqu’un développement puisse prendrepied de manière durable.

|1 Rod Colvin, First Herœs: The POWsLeft Behind in Vietnam, Addicus Books,2013.

|2 «US ‘loses track’of Iraq weapons,»BBC News, 6 août 2007.

|3 Eric G. Berman & Mihaela Racovita,Under Attack and Above Scrutiny? Armsand Ammunition Diversion fromPeacekeepers in Sudan and SouthSudan, 2002-2014, HSBA Working Paper,Small Arms Survey, Genève, 2015.

|4 UN Security Council Resolution 1970(2011) (S/RES/1970), 26 février 2011.

|5 Philippe Gélie, «La France a parachutédes armes aux rebelles libyens», lefigaro.fr, 28 juin 2011.

|6 «Libyan rebels use Swiss ammuni-tion,» swissinfo. ch, 21 juillet 2011.

|7 UN Security Council Resolution 2009(2011) (S/RES/2009), 16 septembre 2011.

|8 S/2015/128, 23 février 2015, § 119.

|9 Damien McElroy, «CIA running armssmuggling team in Benghazi when consulate was attacked,» The Telegraph.uk, 2 août 2013.

|10 Adam Housley, «Theft of US weaponsin Libya involved hundreds of guns,»FoxNews, 25 septembre 2013.

|11 UN Security Council Resolution 2174(2014) (S/RES/2174), 27 août 2014.

|12 C. J. Chivers, «Military Small Arms &Libya : Security Puzzles, and Profiteers,»The New York Times, 6 juin 2011.

|13 http://armamentresearch.com/improvised-manpads-batteries-employed-in-syria.

|14 Kennedy Mkutu & Gerald Wandera,Policing the Periphery – Opportunitiesand Challenges for Kenya PoliceReserves, Small Arms Survey, Genève,mars 2013.

|15 Les deux pays ont signé un protocoleen 2002 autorisant l’engagement del’armée ougandaise sur le territoire soudanais. Ce protocole a été prorogé en 2006, mais il est devenu caduqueavec l’accession à l’indépendance duSoudan du Sud et n’a plus été renouvelé.

|16 Le RECSA comprend les pays-membres suivants : le Burundi, le Congo, Djibouti, l’Érythrée, l’Éthiopie,le Kenya, La République centrafricaine, la République démocratique du Congo,l’Ouganda, le Rwanda, les Seychelles, la Somalie, le Soudan, le Soudan du Sudet la Tanzanie.

|17 Communauté économique des Étatsde l’Afrique de l’Ouest.

|18 Plus connu sous son abréviationPSSM (Physical Security and StockpileManagement).

|19 Desmond Molloy, DDR in SierraLeone 1999-2005, a contemporaneousview (August 2003) of the lessons learnedand an overview of the pitfalls of DDR inLiberia 2003-2009, www.academia.edu.

|20 La tribu Dinka, subdivisée en plusieurs sous-tribus, représente environ18 % de la population du Soudan duSud, et a traditionnellement été l’une des tribus dominantes de la région.

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e Sahel – cette immense bandesemi-aride au Sud de la « merde sable saharienne» qui couvre

près de 3 millions de km2 (un peu moinsque la superficie de l’Inde) et s’étendsur une dizaine d’États – peut être définicomme une aire de « transition entrel’Afrique du Nord méditerranéenne etl’Afrique subsaharienne ». |1

C’est une des « zones tampon » géo-politiques les plus typiques du monde :à la fois elle unit et sépare, favorise lebrassage de populations ou devient lethéâtre de conflits ethnico-religieux,sert de relais, de ceinture de transit etde mouvement intense entre le Nord etle Sud, les mondes maghrébin et sub-saharien, l’Afrique arabe et l’Afriquenoire. À cause de la pauvreté et de lafaiblesse des États de la région, des condi-tions climatiques particulièrement dif-ficiles, du sous-peuplement chronique,de la mauvaise gouvernance et de lacorruption, des parties importantes del’espace sahélien sont non seulementmal contrôlées, mais se sont tout sim-plement transformées en enclaves denon droit où prospèrent le crime dans

tous ses états, la contrebande, les traficsde tout genre, y compris le trafic d’êtreshumains et la traite des migrants, l’ex-trémisme religieux et le gangsterro-risme.

Le caractère arbitraire des frontièresqui ont été tracées par le colonisateur– comme d’ailleurs partout en Afrique –sans tenir compte des réalités ethniques,socio-culturelles et historiques formant,pourtant, la réalité intrinsèque des mou-vements et de l’environnement des popu-lations sahélo-sahariennes depuis desmillénaires, ne fait qu’aggraver l’insta-bilité et l’imprévisibilité dans cette zone.La réalité du morcellement du continentafricain n’est que trop évidente dans leSahel qui « offre l’aspect démobilisateuret démoralisant d’un puzzle d’États pré-caires […] et sommaires […] ». |2 Ainsi,la perception de ces étendues commeune terra nullius sans maître, a toujourscontribué à façonner la relation entreles populations locales et celles qui sont« de passage ».

Ce sont les principales raisons pourlesquelles le Sahel qui a longtemps étéun sanctuaire pour les contrebandes

Les trafics illicites d’armes à feudans l’espace sahélien

FOCUS

par JACQUES SECKÈNE NDOUR

Jacques Seckène Ndour est expert en matière de criminalité transnationale organisée etcoordinateur régional du Programme mondial sur les armes à feu de l’UNODC (RegionalOffice of West & Central Africa, Dakar). Il est diplômé de sciences politiques de l’Universitéde Cheikh Anta Diop (Dakar), en communication de l’École supérieure de management etde communication de Dakar (ESUP) et en sciences sociales de l’École nationale destravailleurs sociaux spécialisés. Avec une expérience professionnelle d’une quinzained’années, dont dix consacrées à la lutte contre les armes illégales, Jacques Ndour a occupéles fonctions de Directeur général du cabinet de conseil en développement «Transcendance,expertise et conseils» (TEC) ; il a aussi travaillé, entre autres, pour des organismes commel’USAID, la Coopération canadienne, Oxfam, la JICA, la CEDEAO, le GIABA, la Banquemondiale, le Millenium Challenge Account/Sénégal ainsi que pour Ministère de la défensenationale du Sénégal. Jacques Ndour fut également coordonnateur des Programmes duMALAO et administrateur du WAANSA Sénégal, ainsi que militant actif de la société civilesénégalaise pendant de longues années, chargé, entre autres, de la sécurité du Forumsocial mondial tenu à Dakar en 2011. Jacques Ndour a publié plusieurs chroniques politiquesdans la presse sénégalaise

L

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diverses (voitures, essence, ciga -rettes, etc.), a connu, ces dernièresannées, une émergence spectaculairede nouveaux types de trafics avec leurlot d’acteurs, de modes de fonctionne-ment et de moyens matériels évolués ;nombre d’activités illicites ont trouvéun terreau fertile et prospère dans cetterégion, et, en particulier, les trafics illi-cites d’armes à feu.

UN ÉCLAIRAGE SOUS LE PRISME PRATICO-LÉGAL

Le Protocole des Nations Uniescontre la fabrication et le trafic illicitedes armes à feu, de leurs pièces, élémentset munitions (2001), additionnel à laConvention de Palerme contre la cri-minalité transnationale organisée(2000), dispose : « l’expression « traficillicite » désigne l’importation, l’expor-tation, l’acquisition, la vente, la livraison,le transport ou le transfert d’armes àfeu, de leurs pièces, éléments et muni-tions à partir du territoire d’un Étatpartie ou à travers ce dernier vers le ter-ritoire d’un autre État partie si l’un desÉtats parties concernés ne l’autorise pasconformément aux dispositions duprésent Protocole ou si les armes à feune sont pas marquées conformément àl’article 8 du Protocole ».

Il convient également de retenir queselon les dispositions de ce texte, lesarmes à feu fabriquées de manière illicitene peuvent pas faire l’objet d’un com-merce légal, tout en définissant la fabri-cation illicite comme celle effectuée :• Sans les licences nécessaires octroyées

par les autorités des pays concernés ;• Avec du matériel prohibé et/ou obtenu

de manière illégale ;• Et enfin, sans le marquage réglemen-

taire, selon les normes internationa-lement acceptées en la matière (art. 8).

Il faut, par ailleurs, noter que l’es-sentiel des instruments juridiques envigueur sur le contrôle des armes à feune définit pas le trafic illicite à l’instarde ce protocole.

S’agissant des trafiquants, l’Officedes Nations Unies contre la drogue etle crime (ONUDC) estime qu’ils «repré-sentent l’une des principales menacesà la sécurité humaine. Il s’agit d’un phé-nomène multifacette. Les principauxdomaines d’activité de ceux-ci sont lestrafics : drogues, armes, cigarettes,contrefaçon de médicaments, traited’êtres humains, ou encore blanchimentd’argent. » |3

Par ailleurs, il faut souligner quedans la réalité, les armes à feu sont >

Carte du Sahel

FOCUS par JACQUES SECKÈNE NDOUR

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souvent qualifiées de « licites » ou « illi-cites ». Le terme illicite, ici, pouvantavoir des significations différentes, etdésigner à la fois le statut juridique d’unearme à feu dans le cadre de règlementset des normes internes, ou alors la naturelicite ou illicite des activités dans les-quelles l’arme en question est impli-quée.

Au demeurant, il convient de noterque la plupart des armes à feu sont léga-lement fabriquées par un fabricant agrééou autorisé, en conformité avec les exi-gences légales applicables, établies parle pays de fabrication. Elles sont ensuitetransférées par des personnes autorisées,en vertu d’un régime à l’exportation, autransit et à l’importation valide, enconformité avec les normes des paysconcernés. Cependant, à un certainmoment dans leur cycle de vie, certainesde ces armes sont détournées pour êtreintroduites dans le circuit illicite. Ellespeuvent être volées, perdues, commer-cialisées sans autorisation de mise surle marché, et finalement utilisées à desfins délictuelles. C’est dire donc que ladimension illicite des armes à feu estdirectement et inextricablement liée àleur statut juridique, et à la façon dontles propriétaires légitimes les utilisentet les gèrent.

LE SAHEL ET SES TRAFICS: UNE VIELLE RELATION

Le trafic d’armes n’est pas un phé-nomène nouveau en soi, ni même unespécificité de l’Afrique ou de la régionsahélienne. Mais, en ce qui concerne lecontinent noir, c’est au cours des années1950-1960 que les guerres d’indépen-dance ainsi que les conflits interétatiquesont jalonné la naissance de nouveauxÉtats africains et de ceux en devenir,créant un besoin réel d’équipements decombat pour garder intact les territoiresartificiellement découpés par les puis-sances colonisatrices lors de la fameuseConférence de Berlin (1884-1885) quia vu la balkanisation fantaisiste del’Afrique. Par la suite, ces premierscombats ont été supplantés par desconflits intraétatiques liés à la gestionéquitable des ressources nationales auprofit des différentes communautés etle partage du pouvoir entre tribus ouethnies au sein de ces nouveaux États ;

la zone sahélienne a été confrontée trèstôt à cette problématique.

La sécurité et la stabilité dans leSahel sont historiquement très fragileset précaires : les razzias et autres guerrestribales ont été bien antérieures à lapénétration coloniale, et bien plus encoreavec la traque, la capture et la vente d’es-claves en direction de l’Amérique, orga-nisées, planifiées et minutieusementmises à exécution avec la complicité desnotables traditionnels.

La trajectoire historique de cettezone est jalonnée depuis des lustres pardes trafics illicites ; les commerçantstouareg les appellent afrod – un motdérivé de « fraude ». À l’époque du com-merce lahda dans les années 1970 – dutrafic du lait en poudre du même nomet d’autres produits de base algérienssubventionnés par l’État et interdits àl’exportation |4 – l’afrod était vu commeune activité « respectable » alors que lacontrebande d’armes ou de stupéfiantsétait perçue comme un commerce hau-tement criminel. |5 Aujourd’hui, lespopulations maliennes font encore ladistinction entre deux types de contre-bande: l’afrod al-halal –commerce auto-risé – et l’afrod al-haram désignant lacontrebande de cocaïne et d’armes.

Dès la seconde moitié des années1990, de grandes familles algériennesdisposant des sommes nécessaires selancèrent dans la contrebande de ciga-rettes. Fabriquées en Chine, ces stocksarrivaient par conteneurs et étaientvendus à un prix largement inférieur àcelui des cigarettes originales.Aujourd’hui, d’après l’OCDE, tirantprofit des « savoir-faire nomades » et dela corruption des « plus hautes sphèresde l’État », la contrebande de cigarettesdans la région est estimée à près d’unmilliard de dollars. Selon l’organisationWAITO, |6 elle aurait même atteint à lafin de 2014 le niveau record de 2 mil-liards de dollars.

Ces activités de trafics illégaux n’ontpu se développer que grâce à une parfaitemaîtrise de l’environnement sahélien.Malheureusement, cette maîtrise duterrain et de la logistique nécessaire n’apas seulement profité au trafic halal,mais aussi – et surtout – au trafic haram.La diversification des trafics s’est étendueau commerce illégal des armes à feu

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qui, assurant la protection des trafi-quants, les revendaient localement(notamment au Mali et au Niger, aprèsla vente des produits illicites), et ce avantleur retour en Algérie.

Cette période de la fin du XXe sièclea aussi été marquée par une successionde coups d’État dont l’Afrique, au Suddu Sahara, détient les plus tristes records,avec pas moins de 90 tentatives réussies,souvent sanglantes, ainsi qu’une centained’autres tentatives infructueuses. |7 Même« avortées », ces tentatives ont causé denombreux morts et renforcé le sentimentd’insécurité au sein des populationslocales. En conséquence, la demande

en armement n’a fait que croître, soitpour se protéger, soit pour armer lesrebellions.

Plus récemment, l’érosion, voire l’ab-sence de frontières clairement délimitéeset surveillées a eu un impact grave surl’espace sahélien. Durant la décennie1990, les radicaux islamistes se sontrésolument installés sur le territoirealgérien en s’organisant au sein duGroupe islamique armé (GIA) et de sonbras politique, le Front islamique dusalut (FIS). Le gouvernement algériena combattu ces mouvements, les obli-geant à se réfugier dans le Sud algérien,où ils se sont réunis au sein du Groupesalafiste pour la prédication et le combat(GSPC). Tandis qu’en 2006 Alger décidede neutraliser le GSPC et de pousserses membres hors du territoire algérien,ces derniers se réfugièrent au Nord desterritoires malien et nigérien. Ils chan-gèrent de nom et devinrent Al-Qaidaau Maghreb islamique (AQMI).L’évolution géopolitique dans le Maghrebet dans la zone saharo-sahélienne – le«printemps arabe» en Tunisie et surtouten Libye, le réveil des Touareg et le déve-

loppement du « gangsterrorisme » sub-saharien, appelé également « islamo-banditisme » – a créé des besoins consi-dérables en armes à feu et munitionspour les différents groupes armés actifsdans ce vaste espace.

UNE ÉVOLUTION INQUIÉTANTE

L’un des défis majeurs pour les orga-nisations internationales et la sociétécivile qui luttent contre la fabricationillégale et les trafics illicites des armesà feu, est clairement lié à la collecte età l’analyse de données sur les flux et lacirculation d’armes illicites. Ainsi, les

modestes données utilisées par les spé-cialistes concernés proviennent laplupart du temps d’études menées pardes ONG comme Amnesty Interna -tional ou des centres de recher checomme le Groupe de recherche et d’in-formation sur la paix et la sécurité(GRIP) à Bruxelles et Small Arms Surveyà Genève, sans aucune garantie de leurfiabilité quantitative. Toutefois, malgréleur caractère fragmenté, surtout auniveau de la couverture géographique,ces statistiques ont l’avantage d’existeret de s’appuyer sur une approche métho-dologique solide.

Selon Small Arms Survey, au coursde ces dernières années, l’inventairemondial des armes légères a été estiméà plus de 875 millions d’unités, dont lestrois quarts (650 millions) seraient déte-nues par des civils, 23  % (environ200 millions) par des militaires, et seu-lement 3 % (26 millions) seraient entreles mains des forces de l’ordre. Les armesappartenant à des civils comprennentcelles qui sont détenues par des gangscriminels (2-10 millions), les entreprisesprivées de sécurité (1,7 million-3,7 mil- >

L’un des défis majeurs pour les organisations internationaleset la société civile qui luttent contre la fabrication illégale et les trafics illicites des armes à feu, est clairement lié à la collecte et à l’analyse de données sur les flux et la circulation d’armes illicites

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lions) et des groupes armés non étatiques(1,1-1,8 million). Selon le mouvementControl Arms, ces armes sont fabriquéespar plus de 1000 sociétés localisées dansau moins 98 pays qui produiraient aussi16 milliards de munitions chaqueannée. |8

D’autre part, il est important de pré-ciser que plus de 80 % des armes légèresillégales proviendraient à l’origine d’uncommerce légalisé par des États souve-rains. |9

S’agissant des chiffres économiques,les mêmes sources parlent d’une valeurannuelle des exportations mondialesd’armes légales qui atteindraient plusde 25 milliards de dollars. En termes decoût humain, par exemple, les docu-ments de Control Arms font référenceà 3,5 millions de personnes qui seraientmortes dans le conflit en Républiquedémocratique du Congo (RDC)entre 1998 et 2002, soit un 11 septembretous les jours pendant 4 ans. Aujourd’huiencore, les estimations feraient état depas moins de1 000 morts chaque jourdu fait d’une utilisation inappropriéed’armes. De plus, près de 300000 enfantssoldats seraient impliqués dans desconflits armés. |10

Au-delà de ces chiffres accablants,l’ensemble des experts estime qu’au fildu temps, les tendances évoluent inva-riablement à la hausse, avec des millionsde nouvelles armes à feu fabriquéeschaque année, dépassant de loin cellesqui sont détruites. Le port d’armes à feupar les civils ne cesse de croître dans laplupart des pays. |11

Par ailleurs, à cause du grand nombreet de la diversité des usagers d’armes àfeu il est très difficile de contrôler et deprévenir leur détournement et traficillicite.

Enfin, Aussi paradoxal que celapuisse être du fait du lourd tribut payépar l’Afrique en matière de conséquenceshumaines et politiques de l’utilisation

inappropriée des armes, il faut soulignerque seule une poignée de pays africainsémarge sur cette liste d’entreprises pro-ductrices d’armes. La fabrication d’armesest essentiellement rudimentaire dansce continent même si certains artisansde pays comme le Burkina Faso, le Mali,

le Ghana et le Nigéria notamment dis-posent d’une expertise vantée en termesde qualité mais plus que limitée entermes quantitatifs.

DES SOURCES ET DESROUTES DIVERSES

Les populations locales s’aventurentdans les trafics illicites, qui se sont dura-blement inscrits dans le paysage éco-nomique de la région, à cause de leurpauvreté endémique, du sentiment d’êtrelaissées pour compte d’où leur esprit dedéfiance constante à l’égard du pouvoircentral.

Elles bénéficient d’une parfaite maî-trise d’un espace géographique hostile,quasi vide (11 habitants/km2 enmoyenne) et très vaste, où les villes etautres sites de transit importants sont« distants de 500 km à dos de chameau »les uns des autres, soit la distance à par-courir pendant une semaine par untroupeau de dromadaires sans mangerou boire. Bien entendu, entre ces grandesvilles et les distances qui les séparent,existe tout un espace parallèle couvertde sentiers dont les méandres ne sontconnus et maîtrisés que par les initiéslocaux. Par exemple, dans le désert duTénéré, les voyageurs ne rencontraientqu’un seul arbre, l’arbre du Ténéré, quiservait de repère pour les caravaniersen partance pour Agadez. C’est dans cetespace surréaliste et perdu que se sontdéveloppés la plupart des trafics en tousgenres.

Selon le chroniqueur algérienChawki Amari, la région d’Okawan, àquelques 100 km au Nord-Ouest de Gaodans la partie désertique, peu contrôlée

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La première source des armes en circulation au Sahel est représentée par les stocks issus des anciens

conflits qui ont eu lieu dans la région

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du Mali, est devenue l’un des nouveauxcentres d’approvisionnement en armes,lourdes et légères, et ce depuis la chutedu régime en Libye. |12 Par ailleurs, denombreuses sources révèlent la multi-plication de camps d’entraînement dis-séminés entre Derna, au Nord, et legrand Sud. Ce couloir constitue l’un desaxes empruntés par les trafics pourrejoindre les rivages européens, notam-ment les côtes de l’Italie.

La première source des armes encirculation au Sahel est représentée parles stocks issus des anciens conflits quiont eu lieu dans la région.Les «cessions»par des forces de sécurité figurent aussien bonne place parmi les sources de cestrafics. À cet égard, rappelons que, contretoute attente, ce sont les anciennes armesde l’armée malienne, et non pas les armeslibyennes, que les soldats de la forceServal ont retrouvé en plus grandnombre dans les arsenaux des groupesterroristes au Nord du Mali. Or, selonl’amiral Giampaolo Di Paola, présidentdu Comité militaire de l’OTAN de 2008à 2011, la trace d’au moins de 10 000missiles sol-air a été perdue en Libyepost-conflit en octobre 2011. |13 Un moisauparavant, le président mauritaniendéclarait dans une interview accordéeà France 24 que d’importantes quantitésd’armes libyennes avaient été récupéréespar les membres d’AQMI. |14 Pour sapart, Human Rights Watch avaitconstaté, après la fin du conflit libyen,la présence d’un arsenal de dizaines de

milliers de tonnes de munitions de fabri-cation russe et française « dormant »dans le désert. |15

Avant le début de la guerre en Libye,la majorité des armes transportées illé-gitimement à travers la région du Sahelvenait de la Somalie, du Soudan ou del’Égypte via le Tchad pour être ensuitelivrées soit en Afrique orientale soit enAfrique occidentale. Dès 2011, c’est laLibye qui est devenue la principalesource d’armes en circulation dans larégion : la « marchandise » passe désor-mais par le passage d’Erg Merzoug à lafrontière entre la Libye et le Niger. Lepassage par l’Algérie serait plus difficile,vue l’importance des moyens que lesautorités algériennes déploient pourintercepter les convois d’armes. |16 Lesforces de sécurité des pays du Sahel sontsurtout préoccupées par le trafic desexplosifs, des armes légères et de petitcalibre qui risque d’exploser à cause dela fuite de l’arsenal de quelques 800000 à1 000 000 pièces qui se trouve sur le ter-ritoire libyen. Or, l’un des chefs d’AQMI,Mokhtar Belmokhtar, avait déclaré quede nombreuses armes libyennes étaientdéjà tombées entre les mains desmembres de son organisation. |17 SelonJeune Afrique, les terroristes d’AQMI seseraient procurés des missiles sol-airSAM-7 en provenance de la Libye ; cettearme, de petite taille et d’une portée de5 km, peut être maniée par un seulhomme et transportée dans un pick-up. |18 Les experts de la mission onu- >

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sienne dans la région estiment, quant àeux, que ces armes ont en partie étéintroduites par les rapatriés, notammentles ex-combattants, qui étaient soldatsde l’armée de Kadhafi ou mercenairespendant la guerre en Libye. Parmi eux,le Mali compte à lui seul plus de 800Touareg rentrés de Libye, armés, entrai-nés et bien décidés à arracher leur indépendance au Mali. D’autres expertsargumentent que ces armes ont proba -blement été cachées dans le désert etpourraient être vendues aux membresdes groupes terroristes dans la région ;d’où l’augmentation du trafic d’armes

dans les pays d’Afrique de l’Ouest.En définitive, il ne serait excessif de

parler d’autosuffisance en armes à feuau niveau de la zone sahélo-saharienne.Les énormes quantités d’armes intro-duites dans ce continent depuis plus desix décennies, leur durabilité, leur mobi-lité et la facilité de leur recyclage la dis-ponibilité, les conditions précaires desécurisations des stocks d’armes officielsqui les exposent aux vols et autres van-dalisations, ainsi que la corruption etsurtout le manque de valorisation de lafonction d’armurier au sein des autoritésde défense sont autant de facteurs quiconfortent ce caractère autosuffisant del’Afrique en la matière. Pourtant, etmalgré cela, l’espace sahélo-sahariencontinue de recevoir quantités d’armes,sur commande, par don ou même parlargage, très souvent au mépris total detoutes les règles établies en matière decommerce et de transfert d’armes.

NOUVEAUX ACTEURS ET MOTIVATIONS

Alors qu’auparavant les acteurs prin-cipaux du trafic illicite d’armes étaientdes gouvernements, des populations etparfois des forces rebelles sur des ter-ritoires bien délimités, désormais on setrouve face à de nouveaux adversaires,

bien implantés à l’intérieur des territoiresaux contours flous.

L’incapacité des États de la région àfaire respecter l’ordre et à garantir lasécurité a souvent poussé les popula-tions, surtout celles les plus exposéesdans le contexte des tensions et descrises de ces dernières années, à s’orga-niser localement, à prendre les armeset à assurer leur autodéfense dans deszones apparemment laissées pourcompte par le pouvoir central. |19 C’étaitune des causes principales de la proli-fération des armes dans le Sahel et desliens spécifiques d’intérêts mutuels et

d’entraide qui se sont tissés entre lespopulations locales et le crime organisé.Par ailleurs, l’érosion, dans le contexted’instabilité chronique, des frontièresétatiques existantes pousse les « locaux »à mettre en place de nouvelles « fron-tières » autour de leurs fiefs et à assurerleur contrôle par des milices armées. |20

De multiples interventions arméesdans cet espace complexe ont étéconduites avec l’appui des acteurs inter-nationaux (Nations Unies, OTAN,Union africaine, CEDEAO, CEN-SAD,France, États-Unis et d’autres parte-naires) pour rétablir la paix, assurer lalégitimité constitutionnelle et maintenirl’ordre, promouvoir la démocratie etprotéger les populations contre l’arbi-traire des dictatures, soutenir le « prin-temps arabe », notamment en Égypte,en Tunisie et en Libye. Par ailleurs, cesdernières années, on observe aussi latendance de « privatisation » de la sécu-rité avec la prolifération de sociétés mili-taires privées (SMP) qui, assurant, entreautres, la protection des sites minierset pétroliers, augmentent la demanded’armes et incarnent le risque d’unedangereuse alliance entre exploitantsminiers, mercenaires et marchandsd’armes. En somme, tous ces effortsn’ont pas permis de changer la donne.

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Les trafics de différents produits donnent aux criminels et aux divers groupes armés les moyens d’acquérir

des armes et de s’engager dans leur trafic illicite, ce qui permet de générer des profits substantiels

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Bien pire, les interventions militairesdans plusieurs pays africains, bien queconduites sous les drapeaux de maintiende la paix et de l’action humanitaire,ont renforcé le culte des armes et de laforce en tant que moyen de dominationdu « plus fort », de gouvernance et derèglement de conflits.

Au-delà des arsenaux des armées etdes forces de l’ordre, des millions d’armesà feu sont légalement détenues et utili-sées par des civils à des fins personnelles,comme la chasse, le tir sportif, la sécuritépersonnelle, ainsi que le port d’armes àcaractère traditionnel, culturel, voirecultuel. À cause de cette large prolifé-ration d’armes à feu il est extrêmementdifficile de prévenir et de tracer leurvol, leur perte et leur détournement àdes fins criminelles. Cette omniprésencede l’arme dans la vie quotidienne despopulations du Sahel dans le contextede législation et de sanctions inadéquateset de l’absence d’harmonisation régio-nale facilite son usage à des fins illégaleset favorise les trafics illicites. Enfin, lesarmes permettent d’asseoir le pouvoir,la puissance, la domination : parexemple, au Mali, selon le journalisteMassiré Diop, les « gangs » terroristes etdjihadistes ont très souvent refusé designer et presque systématiquementd’appliquer les accords de paix ou cessez-le feu dans le but précis de « continuerà avoir la mainmise sur les routes com-merciales de trafic de drogue et desarmes. » |21

TRAFICS D’ARMES ET DE STUPÉFIANTS: MODUS OPERANDI INTERCONNECTÉS

Les trafics de différents produitsdonnent aux criminels et aux diversgroupes armés les moyens d’acquérirdes armes et de s’engager dans leur traficillicite, ce qui permet de générer desprofits substantiels. Puisque les mar-chandises illégales n’ont pas de substitutssur les marchés licites, les trafiquantspeuvent fixer un prix élevé. Une fois lestrafiquants installés, il est beaucoup plusfacile de s’aventurer dans de nouvellesactivités criminelles. Ainsi, tout inves-tissement supplémentaire dans une nou-velle forme de trafic, en plus de l’activitéillégale précédente, peur être souvent

très faible. |22

Pour la jeunesse désœuvrée dans leNord du Mali, l’impact des nouvelles« activités » liées au trafic de la drogueest dévastateur. De nombreux témoi-gnages donnent une idée des revenusgénérés par le transport de cocaïne : làoù le trafic de cigarettes rapportait100 000  francs CFA (200 dollars) parconvoi à un jeune de Tombouctou, lacocaïne lui en rapportait 10 fois plus(2 000 dollars). Pour convoyer à traversle Sahara un véhicule rempli de cocaïne,chaque équipe (le chauffeur, le garde etle convoyeur) recevait une prime de18 millions de francs CFA. |23

Toujours à propos du Mali, MassiréDiop affirme que « les rebelles ont menédes combats acharnés pour reprendreles localités de Tabankort et de Ménaka,tenues bec et ongle par les unionistesallant même jusqu’à pactiser avec laMINUSMA pour atteindre cet objectif,car ces deux localités faisaient partiedes passages clandestins que les narco-séparatistes utilisaient fréquemmentpour transporter leurs produits versd’autres cieux. Pire, un observateur avertiindique qu’ils sont tenus jusqu’au coupar les dealers de grands chemins, dontils assurent la sécurité des convois. Iln’est donc pas facile pour les séparatistesde rompre le cordon ombilical les liantavec ces trafiquants ».

Dans ce « flou artistique » crimino-gène, il est bien peu difficile de distinguerle lien entre trafics de drogue et traficsd’armes, et celui entre trafiquants et ter-roristes. En réalité, la disponibilité deces armes profite autant aux djihadisteset terroristes qu’aux mafias locales,écumant le Sahel et narguant en per-manence les autorités, comme en attes-tent les attaques revendiquées par lesgroupes terroristes au Tchad (mai 2015),au Mali (novembre 2015) et au BurkinaFaso (janvier 2016).

D’autre part, et prenant commeexemple la Libye, les groupes terroristeset mafieux bénéficient d’appuis au seinde la hiérarchie libyenne débordée,laquelle peine à affirmer son autoritésur les vastes étendues du Sud. Le désertlibyen est livré au chaos et à la loi demilices rivales qui se battent pour lecontrôle des armes et des trafics. Eneffet, outre les djihadistes du Nord du >

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Mali, repliés vers le Sud libyen, l’attaqued’In Amenas a révélé l’existence deconnexions avec des groupes essentiel-lement composés de vétérans du GICL |24

enracinés en Cyrénaïque. Par ailleurs,de nombreuses sources révèlent la mul-tiplication de camps d’entraînement dis-séminés entre Derna, au Nord, et legrand Sud. Ce couloir constitue l’un desaxes empruntés par les trafics pourrejoindre les côtes de l’Europe.

DE LA DISSUASION À LA RÉPRESSION

Un certain nombre de conventionsinternationales ont été négociées etadoptées sous la houlette des NationsUnies pour renforcer le contrôle et com-battre le trafic illicite des armes à feu,des armes légères et celles de petit calibre.

Il s’agit, tout d’abord, du Programmed’action des Nations Unies pour préve-nir, combattre et éradiquer le trafic desarmes légères et de petit calibre soustous ses aspects. |25 Ensuite, del’Arrangement de Wassenaar |26 – sur lecontrôle des exportations d’armesconventionnelles et de biens et techno-logies à double usage – qui constitueun régime multilatéral de contrôle desexportations négocié par une quaran-taine d’États afin de coordonner leurspolitiques en matière d’exportations desbiens ciblés. Enfin, la mise en place del’Instrument international de traçage(ITI), décidée en 2005, appuie techni-quement la volonté d’établir des basesde données effectives et de faciliter latraçabilité systématique de toutes lesarmes impliquées dans les trafics illicitesou les processus criminels.

Parallèlement à ces moyens et méca-nismes volontaires, ont été négociés etadoptés des instruments juridiquementcontraignants comme la Convention

contre la criminalité transnationaleorganisée, dite Convention dePalerme, |27 et le Protocole relatif à lalutte contre la fabrication et le trafic illi-cites de armes à feu, leurs pièces, élé-ments et munitions. |28 La Conventionadresse de manière intégrée les dimen-sions spécifiques du crime transnationalorganisé en rapport avec les autresmenaces à la sécurité humaine, notam-ment le terrorisme international et lesdivers trafics illicites interconnectés.Plus récemment, le Traité sur le com-merce des armes (TCA |29) a été adoptéavec enthousiasme, notamment par lespays africains qui se sont battus pourque les armes légères et de petit calibre(ALPC) figurent en tant que catégoriesupplémentaire auprès des sept autresinitialement identifiées.

Par ailleurs, en Afrique au niveaurégional les États concernés ont adoptéla Convention de la CEDEAO |30 sur lesarmes légères et de petit calibre, leurséléments, munitions et autres matérielsconnexes, ainsi que la Convention deKinshasa qui offre un cadre de contrôlesimilaire.

Au plan des stratégies, il convientde citer la pléthore de solutions propo-sées qui, malheureusement, ne semblentque se multiplier avec des résultatsencore attendus : la Stratégie des NationsUnies pour le Sahel mise en œuvre avecl’appui de ses agences spécialisées, enparticulier de l’ONUDC ; les stratégiesde l’Union africaine, de la CEN-SAD,du G5 (Mali, Mauritanie, Burkina Faso,Niger et Tchad), de la BAD, de la BID, |31

de la CEDEAO, de la CEEAC, de l’OCI,de la UMA, de l’Union européenne (avecsa mission de soutien, EUCAP Sahel),de la Banque mondiale, sans compterd’autres initiatives multilatérales et bila-térales pour cette région.

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La coopération franche est plus qu’un impératif : elle doit cibler les niveaux réels, notamment au plan

international et régional, à travers une entraide judiciaire véritable et un échange d’informations policières utiles

pour une bonne application de la justice pénale

FOCUS par JACQUES SECKÈNE NDOUR

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Afin d’accroître l’impact de tous cesefforts, il faut mieux cibler, intégrer etadapter leur action, renforcer la coor-dination à tous les niveaux, ainsi queles doter de moyens humains, normatifset matériels adéquats. Il s’agit, en par-ticulier, d’assurer l’application de la basejuridique de lutte contre le trafic illicitedes armes à feu dans le Sahel, surtoutau niveau national, renforcer les insti-tutions et l’action répressives, mieuxgérer les arsenaux légaux d’armes,assurer la fiabilité des statistiques, lemarquage, l’enregistrement et le traçagesystématique des armes à feu, ainsi quede perfectionner le renseignementsurtout humain et le partage des infor-mations.

L’action dans ce domaine doit êtreinspirée et guidée par le sort des millionsd’habitants du Sahel qui sont des vic-times directes ou indirectes des traficsillicites. Il ne faut non plus oublier,comme l’a bien dit le géographe JulienBrachet, que « les productions écono-miques locales structurent, en effet,davantage les territoires que ne le fontles grands trafics illicites médiatisés. » |32

En effet, quelle que soit l’ampleur deces trafics, ils ne mobilisent qu’une partieinfime de la population sahélo-saha-rienne constituée en majorité d’éleveurs,d’agriculteurs, de commerçants, de fonc-tionnaires, de chauffeurs, de mécani-ciens et autres « gorgorlous ». |33

Quant aux trafics dont la progressionest aussi inquiétante que l’incapacitédes décideurs à fournir les solutionsappropriées, la lutte doit être poursuivieavec un sens plus aigu des responsabilités

et une professionnalisation plus accrueen matière de renseignement, notam-ment au niveau tactique, pour débusquerles criminels, leurs itinéraires, leursmodes opératoires, leurs sources d’ap-provisionnement ainsi que leur com-plices, afin de les mettre hors d’état denuire, et ce grâce à une maitrise parfaitedes processus d’investigation et de pour-suites pénales des infractions liées auxarmes.

La coopération franche est plusqu’un impératif : elle doit cibler lesniveaux réels, notamment au plan inter-national et régional, à travers uneentraide judiciaire véritable et unéchange d’informations policières utilespour une bonne application de la justicepénale. Et comme le suggérait déjàIbrahim Sani Abani, Secrétaire général(par intérim) de la CEN-SAD, lors d’uneréunion sur le processus de Nouakchott,« la multiplicité des stratégies dénoted’une volonté politique réelle. Il nousreste à donner un contenu opérationnelet donc à créer les synergies nécessaires,en ayant à l’esprit notamment le rapportdu Secrétaire général des Nations Uniesen date du 1er aout 2013, sur les causesdes conflits et la promotion d’une paixet d’un développement durable enAfrique. Nous devons éviter la disper-sion des efforts en faisant fonctionner,tant au niveau des États que des orga-nisations internationales, la règle de lacomplémentarité ».

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|1 Secrétariat du Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest (SCAO/OCDE) (2010). Vulnérabilités et facteurs d’insécurité au Sahel. Note n°1. Août 2010. |2 Cf. remarques d’EdemKodjo sur le tracé des frontières à la Conférence du Club Diplomatique de Lomé en septembre 2015. |3 Boulanger, Ariane, Gautier, Matthieu, Rosi-Schumacher, Kira, (2013).Trafic de cocaïne et impact sur les conflits dans le Sahel. La politique du trafic et l’arme de la coopération [en ligne] (page consultée le 01/03/2016).http://www.parisglobalforum.org/trafic-cocaine-impact-sur-les-conflits-dans-le-sahel.html. |4 « Les années 1970 virent le début de la fraude lahda, nommé ainsi d’après lelait en poudre Lahda fabriqué dans des usines d’État algériennes. Les denrées de base comme la semoule, les pâtes alimentaires, les biscuits, l’huile et le lait en poudreétaient alors subventionnées par l’État algérien et de ce fait interdites à l’exportation. Tout un trafic animé par des réseaux marchands déjà bien structurés, qui disposaientde moyens de transport et bénéficiaient du soutien de la douane, s’organisa pour amener ces produits au Sahel », Scheele, Judith (2011). Circulations marchandes au Sahara :entre licite et illicite, Hérodote, 3 (n° 142), pp. 143-162 ; v. aussi Grégoire, E. (1998). Sahara nigérien : terre d’échanges. Autrepart, 6, pp. 91-104 ; (1999) Touaregs du Niger,le destin d’un mythe. Paris : Karthala ; (2000) Les communautés marchandes d’Agadès (Niger). Accumulation et exclusion, 1945-1998, dans Chaléand, J.-L., et Pourtier, R.(dir.) (2000). Politiques et dynamiques territoriales dans les pays du Sud. Paris : Sorbonne, pp. 231-246. |5 Boulanger, Gautier et Rosi-Schumacher (op. cit.). |6 World Anti-Illicit Traffic Organization. |7 Ben Barka, Habiba, and Ncube, Mthuli, (2012). Political Fragility in Africa : Are Military Coups d’État a Never-Ending Phenomenon ? AfDB ChiefEconomist Complex, September 2012, p. 4. |8 Cf. http://controlarms.org. |9 Small Arms Survey (2014). Small Arms and Light Weapons. Authorized Production, trade andregulation. A report prepared by the Small Arms Survey, April 2014 (manuscript). |10 Source : Control Arms, http://controlarms.org. |11 Small Arms and Light Weapons.Authorized Production, trade and regulation. A report prepared by the Small Arms Survey, April 2014 (manuscript). |12 Amari, Chawki (2012). |13 Der Spiegel (2 octobre 2011).|14 Ftouh (2012). |15 Human Rights Watch (2011). |16 Amari, Chawki (2012). |17 Rouppert, Bérangère (2011). Monitoring de la stabilité régionale dans le bassin sahélien eten Afrique de l’Ouest Algérie, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Mali, Mauritanie, Niger, Sénégal. Octobre-décembre 2011. Note du GRIP, 15 janvier 2012, p. 16. |18 Meunier,Marianne (2011). Libye : la foire aux armes. Jeune Afrique, 20 avril 2011. |19 Brachet, Julien (2013). Sahel et Sahara : ni incontrôlables, ni incontrôlés. SciencesPo, Centre derecherches internationales [en ligne] (page consultée le 04/03/2016) http://www.sciencespo.fr/ceri/fr/content/dossiersduceri/sahel-et-sahara-ni-incontrolables-ni-incontroles.|20 Ibid. |21 Diop, Massiré (2015). Mali : Contrôle des routes commerciales du trafic de drogue et des armes au Sahel : La principale raison de la tergiversation de la CMA àsigner l’accord » [en ligne] (page consultée le 04/03/2016) http://www.maliweb.net/la-situation-politique-et-securitaire-au-nord/controle-des-routes-commerciales-du-trafic-de-drogue-et-des-armes-au-sahel-la-principale-raison-de-la-tergiversation-de-la-cma-a-signer-laccord-987192.html. |22 Boulanger, Gautier et Rosi-Schumacher (op. cit.).|23 Diop (op. cit.). |24 Groupe islamique combattant en Libye. |25 L’UNPoA (Programme of Action to Prevent, Combat and Eradicate the Illicit Trade in Small Arms and LightWeapons in All Its Aspects) est un programme non contraignant. |26 Ce mécanisme a été établi le 12 mai 1996 à Wassenaar (aux Pays-Bas) pour succéder au CoCom(Coordinating Committee for Multilateral Export Controls). |27 La Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale (United Nations Convention AgainstTransnational Organized Crime, UNTOC) est en vigueur dès 2003 avec 178 États parties. |28 Le Protocole sur les armes à feu additionnel à l’UNTOC est en vigueur depuis2005 avec 105 États parties. |29 Le Traité qui date de 2013 a 113 signataires et compte 7 ratifications. |30 La Convention de la CEDEAO (2006) est en vigueur dès 2009. |31Banque islamique de développement. |32 Brachet (op. cit.). |33 Mot ouolof qui désigne quelqu’un qui se débrouille, qui se bat pour survivre.

FOCUS par JACQUES SECKÈNE NDOUR

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L’État de droit est le facteur principal de l’intégrité, de la stabilité et dufonctionnement des sociétés démocratiques modernes. L’Afrique s’estralliée à ce principe dans l’élan de la démocratisation après la chutedu Mur et la mise en œuvre du «programme de La Baule» à traversles Déclarations de Harare (1991) et de Bamako (2000) ; le conceptd’État de droit est inscrit en tant qu’un des principes fondateurs del’Union africaine et placé au cœur de la Charte africaine de la démocratie,des élections et de la gouvernance (2007). Or, après cette premièrevague de démocratisation, on constate, ces dernières années, un dra-matique reflux, un recul des acquis démocratiques en Afrique avec lerenforcement de l’autoritarisme, la manipulation des constitutions,des systèmes politiques, des processus électoraux, la décompositiondes États africains gangrenés par l’«état de non-droit», la corruption,la criminalisation des bureaucraties.

Michael Lebedev analyse ce phénomène est insiste qu’il est vital, dansles intérêts de l’avenir africain, de passer des paroles aux actes, devaloriser l’architecture institutionnelle et normative de l’État de droitmise en place en Afrique: la démocratie, c’est d’abord le respect dudroit, son application stricte et rigoureuse, sans aucune forme de tolé-rance en la matière.

L’État de droit peut d’ailleurs se construire dans le cadre d’une meilleurecoordination territoriale et transnationale. Elle semble évidente dansla région du Maghreb. Pourquoi ne la serait-elle pas dans la régionsubsaharienne francophone? Sur ce point, le criminologue PierreDelval propose quelques solutions qui permettraient de considérer ledroit comme l’ultime barrage à toutes les dictatures du crime. À cetitre, n’oublions pas qu’en faisant du droit un instrument privilégié derégulation de l’organisation politique et sociale, il subordonne le principede légitimité au respect de la légalité. Cet «état de droit» justifie ainsile rôle croissant des juridictions dans les pays qui se réclament de cemodèle. Tout pourrissement intérieur de ce principe par un manquede coordination territoriale et/ou transnationale contre les menacestransfrontalières des trafics illicites et de ses crimes transversaux seraitfatal à l’avènement de la puissance publique et de la justice sociale.

Le respect del’ÉTAT de Droit

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es déviances sociales et le crime,y compris le crime organisé,sont vieux com me l’humanité,

tout com me le sceptre répressif pouren protéger la societas humaine. Cettedichotomie éternelle « crime-répres-sion » se métamorphose dans la moder-nité avec la fin du Moyen-âge et l’émer-gence de l’État moderne : le pouvoir etles mécanismes de maintien de l’ordreséculiers triomphent définitivement surle pouvoir et la répression ecclésias-tiques.

La naissance, à cette époque, desÉtats-nations européennes réveille l’es-prit de la lutte contre l’absolutisme, l’as-piration à l’égalité et aux libertés fon-damentales exprimé par les Lumières.Les premiers traits du concept de l’Étatde droit et de la démocratie moderneapparaissent dans la théorie de la sépa-ration des pouvoirs de Locke (1632-1704) et de Montesquieu (1689-1755),ainsi que dans le mécanisme de « poidset contrepoids » (checks and balances)des pères-fondateurs des États-Unis ; cesystème repose sur la garantie consti-tutionnelle de l’équilibre entre les pou-voirs exécutif, législatif et judiciaire ets’incarne dans l’ordre républicain établipar la Révolution française et laRévolution américaine.

Pourtant, le chemin vers l’étatismedémocratique sera encore long et lathéorie actuelle de l’État de droit n’estformulée qu’au début du XXe siècle parl’Autrichien Hans Kelsen : l’État de droit– Rechtsstaat en allemand |1 – désigneune architecture institutionnelle danslaquelle la puissance publique est obligéede respecter le droit, à l’opposé de l’État

fondé sur l’utilisation arbitraire dupouvoir, l’Obrigkeitsstaat : c’est le casdes monarchies absolues ou des dicta-tures où l’autorité se place au-dessus del’obligation de respecter les droits fon-damentaux. Ainsi, «État de droit» signi-fie un ordre étatique fondé sur la pri-mauté du droit sur le pouvoir public |2 ;ce terme rime de manière presque omni-présente avec « démocratie », mais desÉtats autoritaires post-modernes cher-chent aussi à adhérer à ce principe.

L’État de droit est fondé sur une hié-rarchie pyramidale des normes, lerespect de la séparation des pouvoirs,notamment de l’indépendance de lajustice, et des droits fondamentaux avecl’égalité de tous devant la loi. Kelsen ledéfinit comme un « État dans lequel lesnormes juridiques sont hiérarchiséesde telle sorte que sa puissance s’en trouvelimitée » ; chaque norme tire sa validitéde sa conformité aux règles supérieures.

L’émergence de l’État de droit estdevenue un rempart essentiel dans lalutte contre le crime dans la sociétémoderne, l’apparition de nouvellesformes de criminalité « syndicalisée »et ses tentatives d’infiltrer, voire dedominer l’État et ses institutions. Elle aréalisé la célèbre formule du philosopheitalien Cesare Beccaria (1738-1794) :Nullum crimen, nulla pœna sine lege– « Nul crime, nulle peine sans loi ». Enmême temps l’association du conceptde l’« État de droit » et de la notion de« démocratie » a permis de montrer quecelle-ci ne signifie pas « chaos » ou«anarchie populaire» où tout est permis,mais « ordre » fondé sur la primauté dudroit. Tout au long du XXesiècle la conso-

Pas de dissuasion sans État de droit

ANALYSE

par MICHAEL LEBEDEV

Michael Lebedev, docteur en science politique et docteur en droit de l’Université Paris I-Panthéon-Sorbonne, est géopoliticien et analyste politique.

L

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lidation de l’État de droit dans les démo-craties mondiales a permis de construireune solide architecture institutionnelleet normative ainsi que de perfectionnerl’arsenal existant et d’élaborer de nou-velles méthodes et instruments derépression du crime ; il est importantde s’inspirer de cette expérience et dela partager au niveau mondial. Or, celapeut être réellement efficace uniquementsi le principe de l’État de droit devientune réalité universelle.

LA DÉMOCRATIE, L’ÉTAT DE DROIT ET LA LUTTECONTRE LE CRIME ORGANISÉ EN AFRIQUE

L’Afrique s’est retrouvée face à l’im-pératif démocratique après la chute duMur et la fin de la guerre froide qui aété largement associée, à l’époque, à lathèse de la « fin de l’Histoire » et du

triomphe historique des démocratiesoccidentales. Le passage à la démocratieet la construction de l’État de droit s’im-posaient dorénavant à Afrique et étaientla condition de son intégration et deson évolution, selon les principes annon-cés par François Mitterrand dans sondiscours à La Baule le 20 juin 1990, ausein de la communauté post-bipolaire.Ce processus passait par l’organisationdes Conférences nationales – une sorted’« États généraux » des nations afri-caines – et la « transition » à la démo-cratie à travers la mise en place des ins-titutions démocratiques, la réalisationdes principes de l’État de droit, l’intro-duction du multipartisme, l’organisationdes élections démocratiques et le respectdes droits fondamentaux. Si pour lesÉtats africains membres du Com -monwealth le choix démocratique a étéénoncé par la Déclaration de Harare >

ANALYSE par MICHAEL LEBEDEV

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adoptée en octobre 1991, la « feuille deroute» de l’instauration de la démocratieen Afrique francophone a été consacréepar la Déclaration de Bamako sur la démo cratie, les droits et les libertés du3 novembre 2000 qui a proclamé le prin-cipe que « Francophonie et démocratiesont indissociables », a confirmé l’idéalde la construction de l’État de droit et

a consacré la suspension d’un Étatmembre en cas de rupture de la démo-cratie et de violations graves ou massivesdes droits de l’homme.

L’attachement aux principes de ladémocratie, au respect des droits del’homme, à la promotion de l’État dedroit et de la bonne gouvernance a étéarticulé au niveau panafricain dans l’Acteconstitutif de l’Union africaine adoptéà Lomé (Togo) le 11 juillet 2000 qui aannoncé le passage de l’Organisationde l’unité africaine (OUA) à la nouvelleorganisation panafricaine (UA), et solen-nellement consacré par la Charte afri-caine de la démocratie, des élections etde la gouvernance approuvée par le 8esommet de l’Union à Addis-Abeba le30 janvier 2007. Les États parties à laCharte s’engagent, notamment, à « pro-mouvoir et renforcer l’adhésion au prin-cipe de l’État de droit fondé sur le respectet la suprématie de la Constitution etde l’ordre constitutionnel dans l’orga-nisation politique des États » (Article 2.2) et à mettre en œuvre le principe fon-damental de séparation des pouvoirs.Elle fixe aussi comme objectifs de « pro-mouvoir la tenue régulière d’électionstransparentes », d’« interdire, rejeter etcondamner tout changement anticons-titutionnel de gouvernement», de «pro-mouvoir et protéger l’indépendance dela justice » et d’« instaurer, renforcer, etconsolider la bonne gouvernance ». Unaccent particulier est mis sur la promo-tion de la prévention et de la lutte contrela corruption conformément à laConven tion de l’Union africaine sur la

prévention et la lutte contre la corruptionadoptée à Maputo (Mozambique) enjuillet 2003. La Charte africaine de ladémocratie, des élections et de la gou-vernance se distingue ainsi comme unvrai manifeste panafricain en faveur del’étatisme démocratique et la mise enœuvre des principes de l’État de droit.

Pourtant, presque un quart de siècle

après le lancement de la démocratisationde l’Afrique, le bilan de son « passage àla démocratie » reste très mitigé. Selonl’Index de la démocratie proposé par lacellule d’analyse de la revue Economist(Economist Intelligence Unit DemocracyIndex) – certes, relatif, mais largementaccepté à travers le monde – 27 Étatsafricains, ou la moitié des membres del’Union africaine (54), sont gouvernéspar des régimes autoritaires ou sont des« démocraties nominales » (nominaldemocracies). Il n’y a qu’un seul Étatafricain qui peut se vanter d’être une« démocratie parfaite » : Maurice… Deplus, ces dernières années on constateun vrai recul de la démocratie et l’affai-blissement de ce qui a été jeté commefondements de l’État de droit en Afrique.Si les causes de cette situation sont mul-tiples et profonds, il est fondamentale-ment important de renverser cette ten-dance qui contribue à la croissance del’instabilité, à une nouvelle proliférationdes crises et des conflits, à l’expansiondu terrorisme, du crime organisé et destrafics de tout genre.

La Charte africaine de la démocratie,des élections et de la gouvernance doitêtre appliquée comme feuille de routeimmuable et inconditionnelle de progrèsde l’Afrique vers la vraie démocratie etla réalisation des principes de l’État dedroit. En ce qui concerne la dissuasionet la répression du crime dans toutesces formes, du terrorisme et de toute ladiversité des trafics, il s’agit, en s’inspirantde l’expérience accumulée partout dansle monde, de relancer la construction

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Pourtant, presque un quart de siècle après le lancement de la démocratisation de l’Afrique, le bilan

de son «passage à la démocratie» reste très mitigé

ANALYSE par MICHAEL LEBEDEV

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d’une architecture normative et insti-tutionnelle de lutte contre la criminalitédans toutes ses formes et dimensions.Ce dispositif doit être à la fois fort etflexible pour être constamment et rapi-dement adapté aux nouvelles formes decriminalité dans un environnement deplus en plus mondialisé, connecté et«virtuellement intelligent» (smart). Auxniveaux institutionnel et opérationnelil est particulièrement important d’éviterla dispersion des forces et la multipli-cation des entités chargés d’accomplirla même tâche qui suscite la rivalité etdissipe la force de frappe répressive, demettre en place des forces opération-nelles conjointes (joint task forces) com-binant l’expertise de tous les servicescompétents.

Enfin, l’action dans ce domaine doitêtre déployée non seulement au niveaunational, mais aussi aux niveaux régio-nal, panafricain et international.L’organi sation panafricaine s’est d’aborddotée, dès la fin des années 1990, d’unepanoplie nor mative et institutionnellede prévention et de lutte contre le ter-rorisme, et, plus récemment, de luttecontre la traite des êtres humains |4. Unmécanisme africain de coopération poli-cière est en train d’être mis en place avecla création de l’Organi sation africainede coopération policière (AFRIPOL)décidée le 11 février 2014 à Alger.L’AFRIPOL, dont le siège est situé dansla capitale algérienne, consiste d’unmécanisme africain de coordination etde prise de décisions, d’un volet exécutifet d’une dimension opérationnelle.L’Organisation a pour mission la pré-vention et la lutte contre toutes formesde criminalité, en particulier contre lestrafics illicites de la drogue, des armeslégères, de munitions, des êtres humains,y compris de migrants, ainsi que contrela piraterie maritime, la cybercriminalité,les médicaments contrefaits, les crimesenvironnementaux, les perturbations

de l’ordre public et de la paix sociale. |5

Des stratégies de lutte contre la crimi-nalité ont été mises en place au niveaurégional avec l’appui des organisationsinternationales, notamment dans leszones de la Communauté économiquedes États de l’Afrique de l’Ouest(CEDEAO) et la Communauté de développement d’Afri que australe(SADC, Southern African DevelopmentCommunity).

Il est maintenant temps de passerde la mise en place de cette architectureinstitutionnelle et normative à sa valo-risation, d’assurer l’efficacité de ces méca-nismes et de bien coordonner leur fonc-tionnement sous l’égide de l’Unionafricaine, de son Conseil de paix et desécurité et des Communautés écono-miques régionales (CER).

La meilleure réponse contre lestrafics illicites, facteur de criminalitéet de terrorisme, ce n’est pas moins detransparence, c’est, au contraire, plusd’information. La réponse au terrorismeet aux mafias, ce n’est pas moins dedémocratie, c’est, au contraire, plus dedémocratie. Or, la démocratie, c’estd’abord le respect du droit, son appli-cation stricte et rigoureuse, sans aucuneforme de tolérance en la matière.

|1 La notion d’«État de droit » est exprimée en anglais par le terme « rule of law» (primauté du droit). |2 Il aussi important de distinguer ce concept d’«État de droit » de la formule «étatde droit » qui désigne l’antipode de l’«état de nature» préhistorique imaginé par Rousseau. |3 Suite à l’adoption par l’Organisation de l’unité africaine, en 1992, de la Résolution sur lerenforcement de coopération et de coordination entre États africains qui articulait, entre autres, leur engagement de lutter contre la criminalité, l’extrémisme et le terrorisme, l’OUA aapprouvé, en 1999, la Convention sur la prévention et la lutte contre le terrorisme qui a permis d’adopter, en septembre 2002, le Plan d’action de l’Union africaine sur la prévention etla lutte contre le terrorisme; le Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine, mis sur pied en 2004, a été chargé d’assurer la mise en œuvre de la Convention et d’autres conventionset mécanismes internationaux, continentaux et régionaux dans ce domaine, d’harmoniser et de coordonner les efforts régionaux et panafricains de lutte contre le terrorisme. Un Centreafricain d’étude et de recherche sur le terrorisme a été créé à Alger en 2004 dont la direction a été assumée, dès 2010, par le Représentant spécial de l’Union africain pour la coopérationdans la lutte contre le terrorisme. |4 Plan d’action de Ouagadougou contre la traite des êtres humains en particulier des femmes et des enfants (2006) ; Initiative contre la traite del’Union africaine (AU. COMMIT). |5 Algiers Declaration on the Establishment of the African Mechanism for Police Cooperation (AFRIPOL).

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ous ne faisons plus face à destrafiquants isolés, disposantde moyens relativement

limités, idéalistes pour certains et res-pectueux d’un code d’honneur pourd’autres. Nous nous trouvons confrontésà des organisations criminelles régio-nales, voire internationales, plus oumoins puissantes, structurées, dotéesde moyens de communication sophis-tiqués, capables de s’adapter en toutescirconstances, opportunistes et émi-nemment prédatrices. L’activité entre-preneuriale des trafics illicites est uneentreprise commerciale comme lesautres, avec une seule différence : lagestion de la concurrence, violente ettrès expéditive.

Parmi ces organisations criminelles,quelques-unes d’entre elles sont pluspuissantes que certains petits États afri-cains, tant leurs profits sont considé-rables. Elles l’ont démontré hier enRussie, au Japon ou au Mexique. Ellesle démontrent aujourd’hui sous uneautre forme avec Daech ou AQMI. Cesorganisations mènent une guerre avecdes financements criminels supérieursà la très grande majorité des budgetsmilitaires des pays africains, créent lechaos avec des armées criminelles, etmaintiennent leur propre modèle

« d’État de droit » avec une justice et desforces de police criminelles.

De nombreux experts analysent lesconséquences, très peu les causes deleur développement. Encore moins leserreurs commises pour les contrer.Lorsque la presse informe sur la détressedes migrants clandestins, entassés pardizaines de milliers sur les plageslibyennes et prêts à tenter leur chancepour atteindre l’Europe, elle parle rare-ment des réseaux mafieux qui ponc-tionnent depuis deux ans près de 2 mil-liards d’euros auprès de ces malheureux,et vers quoi l’argent sale est destiné.Lorsque les forces françaises traquentles cellules dispersées d’AQMI dans ledésert du Sahel, elles n’informent qu’épi-sodiquement sur le nombre et la naturedes saisies opérées sur les zones decaches. Tenue au secret, l’armée chargéede l’opération Barkhane ne parle pas,outre des armes et munitions confis-quées, des stocks de médicaments oude tabac qui constituent une grandepartie des moyens de commerce et desubsistance de l’islamo-banditisme local.Lorsque les douaniers saisissent desquantités impressionnantes de mar-chandises prohibées durant une opé-ration coup de poing au niveau des portsd’Afrique occidentale, coordonnée par

Pour une meilleure coordinationterritoriale et transnationale

EXPERTISE

par PIERRE DELVAL

Criminologue et criminaliste. Conseiller spécial auprès de plusieurs gouvernements sur lalutte contre le crime organisé et les trafics illicites, il préside l’organisation WAITO (WAITOCorp., WAITO International et WAITO Institut) et enseigne la criminologie dans plusieursuniversités et instituts dans le monde. Il est aussi président du Groupe de travail sur le traficillicite des médicaments et expert sur les contrefaçons crapuleuses au TF-CIT de l’OCDE,chroniqueur de Financial Afrik et président du Conseil scientifique et éditorial de la revueAfrique Défense, ainsi que membre du Conseil d’administration de l’Initiative économiquepour la Méditerranée (IEPM) et auteur de nombreux ouvrages sur la contrefaçon, notammentLe marché mondial du faux, Crimes et contrefaçons au CNRS Éditions, réédité en 2015 enlivre de poche pour la «Collection Biblis» (n°130) du CNRS Éditions et intitulé «Le faux, unmarché mondial ».

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l’Organisation mondiale des douanes(OMD) et Interpol, les politiques ne sedemandent pas ce que pourrait êtrel’impact économique d’une telle actionsi elle était maintenue tout au long del’année.

Or, tout notre débat est de savoircomment faire pour transformer l’ex-périence de ce qui est parfaitementconnu et compris en dispositifs efficacesde prévention et de dissuasion, afin queces crimes ne soient pas un perpétuelrecommencement. Nous sommes faceà une crise internationale de la penséestratégique. La guerre que les Étatsdoivent mener n’est pas uniquementmilitaire. Contre le crime organisé, elleest également économique, financièreet/ou sociétale. Et sur ces points, toutest à repenser. « Non pas parce que nousne voyons pas, mais parce que nous nevoulons pas voir », affirment les crimi-nologues Xavier Raufer et Alain Bauer.

Il n’y a pas si longtemps, la Tunisiepost-Ben Ali aurait pu éradiquer lacontrebande dans le pays tant qu’il étaitencore temps. Les « barons » étaientidentifiés, les routes des trafics connues,et les informateurs suffisamment nom-breux pour agir et neutraliser. Mais,dans une période de grande fragilitépolitique, l’élite gouvernante s’étaitrefusée à prendre les décisions qui s’im-posaient pour contrer les menaces d’une« institutionnalisation » du commerceparallèle. Le résultat est qu’aujourd’huila Tunisie ne sait plus comment fairepour se débarrasser de la concurrencedéloyale et de l’emprise de nouvellesmafias. En Tunisie, comme dans denombreux autres pays africains d’ailleurs,la crise de la pensée stratégique n’estpas une crise de la surprise stratégique.Elle est une crise de l’aveuglement stra-tégique. On le savait, mais on ne voulaitpas y croire, faute de concertation, decoordination, de garde-fous ou toutsimplement de courage politique. Entout état de cause, sous couvert d’unerevendication de souveraineté mal àpropos, tant l’hémorragie du commerceillégal concerne l’ensemble des pays del’espace euro-méditerranéen, le gouver-nement tunisien, après avoir mis enplace des « réformettes » sans portéeréelle, s’aperçoit presque trop tard de lanécessité de s’inspirer d’expériences

internationales dans la lutte contre lecommerce illicite.

La Tunisie n’est pas la seule à faireles frais d’un « banditisme embour-geoisé ». Dans de nombreux pays afri-cains, la prévention paraît comme tropéloignée, trop chère, trop compliquée,trop anxiogène. Seule la catastrophesemblerait à leurs yeux rédemptrice !

L’obsession du djihado-banditisme– et des ressources criminelles qui lecaractérisent – est de ne pouvoir luttercontre une force d’un nouveau genre,dictée par un fanatisme qui dépassetoute entendement. La vérité est quenous avons empêché de voir d’autresformes de dangers supérieurement plus

nocifs et qui alimentent ce terrorisme :son financement par les trafics illicites,la déstabilisation politique des jeunesdémocraties, la concurrence déloyalecréatrice de chômage et de méconten-tements populaires, la cybercriminalité,la corruption généralisée… Bref, tousles signaux faibles qui constituent leterreau propice à ce type de chaos.

La question qui reste posée est cellede notre capacité à gérer ce changementde paradigme et à le traiter dans le bonordre. Ainsi, huit axes peuvent être rai-sonnablement examinés.

Il conviendrait d’abord de confirmerla notion de sécurité nationale contreles organisations criminelles. Pour yparvenir, l’État doit se doter d’une stra-tégie de sécurité nationale capable deparer aux risques et menaces des orga-nisations criminelles, directs ou indi-rects, susceptibles de mettre en dangerl’économie du pays et la vie de la nation.Cette stratégie ne peut se construire quesur la capacité de déceler les signauxfaibles d’une part et de mesurer d’autrepart l’intensification des menaces et desrisques intérieurs et extérieurs qui pèsent >

Parmi ces organisations criminelles,quelques-unes d’entre elles sont pluspuissantes que certains petits États africains, tant leurs profits sont considérables

EXPERTISE par PIERRE DELVAL

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sur le pays, son territoire, son économie,sa population, ses intérêts de sécurité.Elle permet de prendre la mesure desdimensions de toute nature de cesmenaces et d’organiser au niveau natio-nal les réponses pour y faire face, enmobilisant à cette fin l’ensemble de l’ap-pareil d’État, les forces douanières, lesforces armées, les forces de sécurité inté-rieure et de sécurité civile, comme lesmoyens des collectivités locales décen-

tralisées et des grands opérateurs d’im-portance vitale pour le pays. Ceciimplique une vraie coordination inter-ministérielle avec les forces vives de lasociété civile et des syndicats les plusreprésentatifs.

Vient ensuite le principe de faireévoluer l’analyse des menaces, sousquatre angles : les menaces de la force(résurgences terroristes, trafics illicites,déstabilisations régionales,…), lesrisques de la faiblesse (faiblesse etdéfaillance de certains États comme laLibye par exemple), les menaces etrisques amplifiés par la mondialisation(risques sur les flux financiers, de mar-chandises ou de personnes) et lesmenaces de la dangerosité des produitsnon-conformes (concurrence déloyale,santé publique, sécurité des usagers).

Pour mener le combat contre lestrafics illicites transnationaux, un sointout particulier doit être apporté audéveloppement économique des zonesfrontalières ainsi qu’à la réinsertion prio-ritaire des populations les plus exposées,exploitées par le banditisme pour péren-niser le commerce illégal. Dorénavant,la dimension humaine doit être priseen compte en considérant la contrebandecomme d’abord un phénomène socialet la contrefaçon comme un facteur cri-minel amplificateur.

Sans oublier d’adapter la politique

préventive et répressive aux nouvellesmenaces de contrefaçons et non-confor-mités criminelles. Le droit à la propriétéintellectuelle (DPI) et le droit à la concur-rence (DC) ne sont plus adaptés auxrisques générés par les contrefaçons etnon-conformités dangereuses. L’élabora -tion d’un nouvel instrument conven-tionnel au code pénal existant, complé-mentaire du DPI et du DC, permettraitl’incrimination uniforme des infractions

dans le domaine sécuritaire et sanitaire,et prévoirait enfin des sanctions effec-tives et proportionnées à la gravité réelledes infractions.

De même, créer des outils techniquesen matière de saisie et de démonstrationde la preuve complète l’arsenal de solu-tions exposées précédemment. Essen -tiel lement mis en œuvre pour protégerles produits soumis à accises, l’évolutiondes technologies interopérables de mar-quage et de traçabilité sécurisée contri-bue sans nul doute à l’élaboration denouvelles techniques de lutte contre lacontrefaçon et la contrebande. Ellepermet d’envisager la mise en œuvred’une politique de prévention, de dis-suasion et de répression techniquesfondée sur des bases légales existantesen matière d’atteinte à la confiancepublique, mettant l’État au cœur de sesprérogatives régaliennes de protectiondes consommateurs et de son économie.Elle renforce également la démonstra-tion de la preuve, nécessaire à l’appli-cation juridique relative à la faute inten-tionnelle de la mise en danger de la vied’autrui, essentielle à l’aspect dissuasifde l’aggravation de la peine, ainsi qu’àl’atteinte portée à l’autorité de l’État.

Mais toutes ces démarches pour-raient être réduites à néant si ellesn’étaient pas comprises et acceptées parla population. Il y a là un immense chan-

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L’État doit se doter d’une stratégie de sécurité nationale capable de parer aux risques et menaces des organisations criminelles, directs ou indirects,

susceptibles de mettre en danger l’économie du pays et la vie de la nation

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tier pédagogique à mener, depuis l’écolejusqu’au cœur des entreprises et desadministrations, pour que l’acte citoyen(surtout inculqué aux jeunes), celui quirefuse l’arrangement, puisse primer.N’oublions pas que le consommateurest certes une victime des trafics illicites.Mais il est aussi complice, doté évidem-ment de facteurs disculpants, mais com-plice tout de même. Il profite de l’effetd’aubaine, notamment du prix attractifde la marchandise illicite, et n’hésite pasà corrompre s’il le faut pour obtenirgain de cause. Certains diront qu’ilsn’ont pas le choix. D’autres assurerontque c’est culturel. Quoi qu’il en soit,l’acte est délictuel. Dans un contexte demenaces transfrontalières sérieuses,l’instruction civique généralisée, la com-préhension des actes criminels sous dif-férentes formes éducatives et la forma-tion professionnelle de la criminologiedédiée à ces phénomènes doivent inté-grer le programme éducatif national.C’est à ce prix que la conscience collectiveprendra peu à peu le pas sur la dictatured’un espace de non-droit.

Bien qu’il soit essentiel à chacun desÉtats du continent africain de menerune politique responsable nationale enmatière de lutte contre les trafics illicites,la coopération régionale et internatio-nale est essentielle pour mener à biences efforts. Puisque la plupart des fluxde contrebande s’opère au niveau trans-continental, il est nécessaire de permettreun échange d’information au niveauglobal, de coordonner les stratégies etles opérations, de garantir une assistancejuridique mutuelle et de faciliter les pro-cessus d’extradition. En ce qui concernele respect de l’État de droit, il est néces-saire d’établir des programmes d’assis-tance technique et de lutte contre la cor-ruption. La Con vention des NationsUnies contre la criminalité transnatio-nale organisée et ses protocoles, laConvention Medi crime, ainsi que laConvention des Nations Unies contrela corruption et les Conventions sur lecontrôle des drogues fournissent, entreautres, un cadre pour développernombre de ces interventions. Néan -moins, il convient de citer également letravail important de l’OCDE en lamatière.

Sous l’impulsion forte et suffisam-

ment rare pour être soulignée des États-Unis, l’OCDE a tenu début avril 2015une nouvelle réunion de sa task forcecontre le commerce illicite et dangereux(TF-CIT), tentant pour la première foisde sortir des lourds problèmes d’hypo-crisie et de schizophrénie qui ravagentles États occidentaux sur ces questions.En effet, si le commerce illicite, illégal,dangereux, intègre l’argent et les biensprovenant d’activités illégales, il couvreaussi le trafic d’êtres humains, les crimescontre l’environnement, le trafic de res-sources naturelles protégées, les atteintesà la propriété intellectuelle, les contre-façons dangereuses, les flux financiersillicites… En octobre 2012, lors de lapremière séance de la task force, l’OCDEconsidérait que le commerce illiciteconstituait une atteinte au développe-ment et à la croissance, coûtait des mil-liards en pertes de recettes fiscales, ali-mentait l’insécurité, la corruption, lecrime organisé et le terrorisme, réduisaitla compétitivité et la concurrence etaffaiblissait l’État de droit. Tout cecimettant en cause l’intégrité de tous lesespaces de la vie humaine. Dans le cadrede son programme de lutte contre lestrafics illicites internationaux, cette taskforce a décidé de traiter les problèmespar projet pilote avec la désignationd’un pays cible. Le Mexique et l’Afriquedu Sud ont été choisis pour 2014 et 2015par le TF-CIT pour développer, enmatière de lutte contre les trafics illicites,des programmes de travail avec les Étatsmembres de l’OCDE. La Tunisie a éga-lement présenté sa candidature en 2015pour inviter à son tour en 2016 l’en-semble des membres du TF-CIT, lesÉtats membres de l’OCDE ainsi que lespays du continent africain au dialoguerégional, sur le grand débat de la contre-bande et des contrefaçons au Maghrebet en Afrique occidentale. Sa candidaturea été retenue. Cet événement de premièreimportance pour le Nord, le Centre etl’Ouest de l’Afrique sera l’occasion pourles États concernés d’examiner ensemblele développement de programmes inté-grés contre le commerce illicite, en totaleadéquation avec les standards interna-tionaux en vigueur.

Enfin, un État ne peut concevoir untel plan de lutte contre les trafics illicitessans une sérieuse coordination inter- >

EXPERTISE par PIERRE DELVAL

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ministérielle, mentionnée précédem-ment. Pour que cela soit réalisable etsuivi des faits, la création d’un Centrenational chargé de lutter contre ce fléauest indispensable. La lutte contre lestrafics illicites implique une mobilisationde tout un chacun, sphère publiquecomme sphère privée. Cette mobilisa-tion a besoin de coordination et detransversalité pour mettre en œuvre leprogramme ambitieux présenté aux septpoints précédents. Étudier les solutions,rechercher les informations, collecterles données, coordonner les actions,respecter les délais, former et informer,faire avancer en même temps les mul-tiples projets pour permettre des résul-tats à court et moyen termes, établir etfaciliter des liens privilégiés avec desinstances internationales spécialiséesimpliquent une plateforme de coordi-nation. Pour respecter les délais et éviterles obstacles administratifs et politiques,cette plateforme doit faire preuve d’uneexpertise internationale incontestableen la matière et fonctionner de manièreautonome, voire indépendante, tout enrendant des comptes auprès de son ouses administrations de tutelle. De même,elle doit tenir compte des demandes dela société civile et offrir un lieu de débatpour faire progresser les idées et intégrerles programmes entre la sphère publiqueet la sphère privée.

Durant les années sombres d’Al-Qaïda, malgré toutes les informationsdonnées, personne n’a pris la peine detraduire en français ou en anglais ladéclaration de Ben Laden à l’Amérique.Il a fallu que l’association des étudiantsdjihadistes américains le fasse pour queles Américains comprennent qu’ilsavaient reçu une déclaration de guerre.Depuis, le monde a à nouveau muté, auNord comme au Sud, et les menacesavec lui.

D’autres dangers ont émergé, dontceux plus violents encore des trafics illi-

cites transfrontaliers. AQMI et Daechen profitent, devenant ainsi, par la forcedes évènements, des clients réguliers,voire les acteurs principaux de ces trafics.De leur omniprésence aux frontièresdes zones les plus stratégiques préfigureun jihâdo-banditisme qui pourrait segénéraliser à toute l’Afrique du Nord etl’Afrique occidentale, si rien n’est menépour barrer le chemin à cette criminalitéd’un nouveau genre. Une coordinationnationale, transnationale, voire régionaledoit donc être la priorité de tout gou-vernement responsable. Sans un pro-gramme ambitieux, tel que défini pré-cédemment, il est fort à parier que lacriminalité transfrontalière deviendrad’ici peu la plus grande menace pourtout épanouissement d’un régime ditdémocratique. Or, n’oublions pas qu’enfaisant du droit un instrument privilégiéde régulation de l’organisation politiqueet sociale, il subordonne le principe delégitimité au respect de la légalité. CetÉtat de droit, tel que décrit dans l’articleprécédent par Michael Lebedev « Pasde dissuasion sans État de droit » justifieainsi le rôle croissant des juridictionsdans les pays qui se réclament de cemodèle. Tout pourrissement intérieurde ce principe par un manque de coor-dination territoriale et/ou transnationalecontre les menaces transfrontalières destrafics illicites et de ses crimes trans-versaux serait fatal à l’avènement de lapuissance publique et de la justicesociale.

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|1 «Les incroyables profits réalisés par les passeurs de migrants en Méditerranée», Edouard de Mareschal, Le Figaro. fr, 10 décembre 2015. |2 «Sahel : Barkhane, conçue pour durer»,Rémi Carayol, Jeune Afrique, 22 septembre 2015. |3 «Faux médicaments : une lutte acharnée contre un gigantesque trafic», Géraud Bosman-Delzons, RFI, 14 septembre 2015. |4«Création d’une commission pour l’examen du phénomène de la contrebande», Babnet Tunisie, jeudi 14 janvier 2016. |5 UNODC, Convention de 2004. |6 Conseil de l’Europe,Convention du Conseil de l’Europe sur la contrefaçon des produits médicaux et les infractions similaires menaçant la santé publique, 28 octobre 2011. |7 UNODC, Convention de2004.

EXPERTISE par PIERRE DELVAL

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Déceler et prévenir : les armesde demain

ous sommes face à un pro-blème majeur : en matière cri-minelle, et tout particulière-

ment en matière de trafics illicites, noussavons tout depuis très longtemps. Touta été écrit, ou presque. Depuis le milieudes années 2000, l’Afrique, et notammentl’Afrique de l’Ouest, était déjà en proieau fléau du trafic des stupéfiants.L’Obser vatoire français des drogues etdes toxicomanies (OFDT) dénonçaitdéjà l’Afrique subsaharienne continen-tale comme une zone rebond de lacocaïne destinée au marché européen. |1

Tous les spécialistes, l’UNODC en tête,n’ont eu de cesse de répéter depuis cettepériode que cette région est une zonepropice au transit important de cocaïnelatino-américaine. Aujourd’hui, cemarché contribue au financement del’État islamique en Afrique de l’Ouest(anciennement Boko Haram) oud’AQMI, et pourtant rien ne sembleavoir réellement bouger, si ce n’est unebaisse des quantités, sans démontrerd’ailleurs la portée des actions menéespar les forces de l’ordre pour arriver àce constat. De même, la contrebandedu tabac n’est pas une nouveauté. Etpourtant, 118 000 tonnes de tabac nondéclarées ont circulé entre la Républiquedémocratique du Congo et le Maghrebentre fin 2013 et fin 2014, générant unchiffre d’affaires pour le crime organiséet les mafias locales de près de 2 milliardsd’euros. 79 milliards de cigarettes ontété consommées, représentant 40 % enmoyenne du marché total du tabac dansla région continentale de l’Afrique. Au-delà des menaces sanitaires majeures

prévisibles d’ici dix ans, la perte fiscaledes 21 pays concernés seraient de l’ordrede 1,5 milliard d’euros par an. |2 Avecles conflits armés qui nous environnent,le commerce illégal des armes légèrescontinue de progresser, avec quelque100 millions d’ALPC |3 éparpillées auxquatre coins du continent.

Le sujet est connu, mais rien n’asérieusement bougé. Chaque jour, troisrhinocéros sont tués par des braconnierssans scrupule pour récupérer de mal-heureuses cornes vendues sur le marchéchinois plusieurs dizaines de milliersd’euros. Qu’ont fait tous les États concer-nés ? Ils se sont offusqués, ont organiséde grands débats, signé de nombreusesconventions ou résolutions. Mais aufinal, la région n’a jamais été aussi dan-gereuse, toxique est suicidaire.

En fait, ce qui est nouveau, c’est quenous avons tout oublié. Et ce qui persiste,notre cécité chronique. Depuis plusieursannées, de nombreux criminologuesexpliquaient à qui voulait l’entendre qu’ily avait des surprises stratégiques, carils croyaient à cette fable merveilleusequ’il existe des ennemis plus forts que >

Tout semble fait dans notre mode de fonctionnement pour faciliter le crime, l’Afrique des marchands «bon marché», la « lowcostisation»de tout

CONCLUSION

N

par Monsieur le Ministre HATEM BEN SALEM

Juriste et diplomate, Directeur de l’Institut tunisien des études stratégiques dès juillet 2015,Ministre de l’éducation et de la formation de la Tunisie d’août 2008 à janvier 2011.

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nous. Ce qui est vrai. Mais paradoxa-lement, ils sont plus forts, non pas parcequ’ils sont meilleurs, mais parce quenous sommes irresponsables. Pourreprendre une démonstration du cri-minologue Alain Bauer, « quand tousles jours plusieurs milliards de spamsont envoyés, ce n’est pas le spam quiest dangereux, c’est celui qui y répondparce qu’il a envie que ses cheveuxrepoussent, que son médicament deconfort soit plus performant, ou que lapièce de rechange qu’il recherche soitdix fois moins chère ! ». |4 Il convientdonc d’intégrer cette dimension dansl’analyse fondamentale des trafics illicitescar elle est loin d’être secondaire.

Autre sujet, mais même probléma-tique : tout semble fait dans notre modede fonctionnement pour faciliter lecrime, l’Afrique des marchands « bonmarché », la « lowcostisation » de tout.À croire aujourd’hui que le low cost estaussi important que le high tech ! Et sansfaire de digression trop facile, n’oublionspas que le détournement des avions du11 septembre s’est fait avec des cutters,|5et non par l’attaque armée et organiséede la tour de contrôle ou par des cyber-criminels sur le centre de gestion desopérations aériennes avec un bug extrê-mement sophistiqué ! Selon les experts,l’ensemble de l’opération contre les TwinTowers a coûté moins de 200 000 dollarspour un dommage de plusieurs cen-taines de milliards de dollars et la pertede plusieurs milliers de personnes inno-centes aux États-Unis, de centaines demilliers d’irakiens et de syriens, et l’avè-nement de Daech.

La réalité est que le crime fonctionneselon les règles que nous avons imposées.Mondialisation, libre circulation desmarchandises, importation sans contrôledes marchandises, réduction des effectifsdouaniers ou de renseignement pourcauses budgétaires, intégration de l’in-dustrie du tabac dans la gestion fiscaledes États, libération des armes sanscontrôle stricte de leur usage, autorisa-

tion de mise sur le marché des médica-ments sans traçabilité des produits phar-maceutiques importés et distribués,autorisation d’implantation de zonesfranches sans contrepartie en matièrede surveillance des produits entrants etsortants… Le crime fait exactement cequ’on lui dit de faire. La réalité est là,sur tout, mais nous oublions ou nousoccultons.

Alors, quel constat pouvons-nousfaire ? Comme nous le remarquons tousles jours, notamment au travers de latriste situation du terrorisme queWAITO appelle aussi le jihâdo-bandi-tisme, nous traversons une phase d’hy-bridation. Le crime ne se range plus

dans des cases parfaitement identifiées.Avant, l’ennemi était parfaitementreconnu et on savait où le dénicher.Aujourd’hui, le monde que nous per-cevons nous inquiète, car nos ennemisn’existent sur aucune carte. Nous nesavons plus à qui nous avons affaire. Cene sont plus des nations, ce sont desindividus. Regardez autour de vous.« Qui craignez-vous ? Distinguez-vousun visage, un drapeau, un uniforme ?Non. Notre monde n’est plus transparent,mais plus opaque. Il se cache dansl’ombre. C’est donc là que nous devonsnous battre. Alors, posons-nous la ques-tion : nous sentons nous vraiment àl’abri ? |6 Ainsi, les « cases criminelles »n’existent plus. Celles dans lesquelles ilétait pratique de ranger les menaces nefonctionnent plus. Si la collecte du ren-seignement est surement d’excellentequalité, l’analyse du renseignement estobsolète.

Permettez-moi de vous conter unehistoire véridique : quand la question aété posée au patron de la NSA |7 de savoircombien d’attentats ont pu être évitésdepuis 1947 grâce aux nouveaux moyensde renseignement et de contrôle massif,la réponse aurait été : « au moins 50attentats ». À la question, « pourriez-vous les détailler ? », la réponse auraitété « je reviens au plus vite avec les infor-

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La réalité est que le crime fonctionne selon les règlesque nous avons imposées

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mations précises ». Dès son retour, laréponse du patron de la NSA aurait été :« en fait, une petite dizaine ». Et suite àl’insistance de l’interrogateur, celui quidevrait être informé de tout reconnaîtqu’il y en aurait peut-être eu un, etencore il n’en était pas certain. Quelquesdizaines de milliards de dollars plustard donc, on constate que les grandsdispositifs de contrôle du renseignementont donné un résultat égal à zéro parceque rien n’était prévu pour assurer ledécèlement précoce et communiquerefficacement les données aux collèguesdes autres services. En d’autres termes,rien ne peut aujourd’hui combattre effi-cacement les trafics illicites si un outilde décèlement précoce n’est pas mis enœuvre et si un État ne dispose pas d’uneplateforme de coordination interminis-térielle. Le renseignement intrusif et ladétection des signaux faibles sont doncles grands axes de travail stratégiqued’aujourd’hui pour affuter les armes dedemain.

Ce numéro d’Afrique Défense a plu-sieurs mérites. En premier lieu, il rap-pelle à ceux qui avaient cessé d’entendreque la réalité d’un danger imminentfrappe à leur porte, plus menaçantencore, et que la politique du laxismedoit dorénavant laisser la place à celledu courage et de l’adversité. Ensuite, il

permet à un certain nombre de respon-sables politiques, administratifs, indus-triels et d’experts de se rendre compteà quel point le savoir est globalementpartagé et à quel point les auteurs quiont accepté de contribuer à ce dossierdédié aux trafics illicites en Afrique s’in-terdisent de se taire, dans le seul objectifde protéger un continent en devenir.Nous savons tous que ne pas partager >

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notre analyse pour éviter le ridicule,une critique ou une crise administrativepeut être d’une gravité sans précédent.Quand on essaie de regarder objective-ment les acteurs du système, nousvoyons bien à quel point l’intelligenceindividuelle et collective est présente.L’Afrique, aidée de ses partenaires,dispose des ressources nécessaires pourrésoudre une partie importante des pro-blèmes de sécurité posés. Elle est pré-sente dans l’expérience, dans la compé-tence, dans l’intelligence, et surtout dansla détermination.

Le sujet est donc de sortir concrè-tement du chaos, et de regarder la réalitéen face. Comme l’exprime Pierre Delvaldans son article « Pour une meilleurecoordination territoriale et transnatio-nale », « dans un contexte de menacestransfrontalières sérieuses, l’instructioncivique généralisée, la compréhensiondes actes criminels sous différentesformes et la formation à la criminologiedédiée aux trafics illicites doivent inté-grer le programme éducatif national.C’est à ce prix que la conscience collectiveprendra peu à peu le pas sur la dictatured’un espace de non-droit ».

Dans ce contexte, je pense pouvoiraffirmer que nous savons beaucoup surles trafics illicites et que nous pouvonsà peu près tout anticiper. Le problèmeest de savoir comment rendre ce savoir-faire exploitable, comment le coordon-ner et surtout comment l’intégrer autravers des ressources existantes. Unestratégie de la coordination transversalenationale et transnationale s’imposedonc, pour développer les armes dedemain. Mais avant tout, pour nos res-ponsables politiques, il est essentiel decomprendre que l’on ne peut pas, enmême temps, lutter contre la contre-bande, la contrefaçon, les trafics de stu-péfiants et autres fléaux du crime orga-nisé, et libéraliser tout, tout le temps.

L’affaire Nokia est exemplaire en lamatière. La Cour de justice de l’Unioneuropéenne a interdit ces dernièresannées le contrôle des marchandises entransit, sous prétexte que ce travail desurveillance internationale ralentit lesflux commerciaux alors que les produitscontrôlés ne rentrent pas dans l’Unioneuropéenne. Cette décision apporte defait un immense soutien aux opérateurscriminels, tout en se lavant les mainsdes produits « toxiques» qui viendraientpolluer les continents voisins. Nousinventons nos propres monstres.

La déconstruction du concept defrontière, ouvre la voie au vrai pouvoirdes trafics illicites. Alors, posons-nousla question : à quel moment compren-drons-nous enfin qu’il coûte moins cherde rétablir le contrôle, la loi et la frontièreque de continuer à accepter des com-promis, au risque de se rendre comptetrop tard, si rien n’est fait, que l’Afriquesera à terme un espace de non-droit, etdonc une menace pour la stabilité dumonde ?

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|1 « L’Afrique de l’Ouest : une zone rebond de la cocaïne destinée au marché européen », Christophe Champin, Drogues, enjeux internationaux, 4e numéro, publication del’OFDT. |2 « La contrebande enfume la Convention anti-tabac de l’OMS », Pierre Delval, Chronique, N° 26, 15 février au 15 mars 2016, Financial Afrik. |3 ALPC : Armes légèreset de petit calibre. |4 « Evolution des dangers et des menaces : ouvrons les yeux ! », Revue trimestrielle juin 2014, France forum, Institut Jean Lecanuet. |5 Ibid. |6 PierreDelval, « Quand terrorisme rime avec banditisme », chronique, p. 4, Financial Afrik, n°24, 15 décembre 2015-14 février 2016. |7 National Security Agency, Agence nationalede la sécurité (États-Unis).

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AGIR EN ACTEUR INDÉPENDANT

MOBILISER TOUTES LES PARTIES PRENANTES

RÉPONDRE CONCRÈTEMENT AUXNOUVEAUX GRANDS DÉFIS

L’IEPM, né de la création de l’Institut d’Études PolitiquesMéditerranéennes en février 1999, puis placé sous le haut parrainage de SAS Albert II de la fondation du Club de Monaco en mars 2002, poursuit l’œuvre entamée et devienten 2016 Initiatives Économiques Pour la Méditerranée.

L’IEPM veut rapprocher sur le plan économique les différents acteurs des pays riverains de la Méditerranée et au-delà. Elle veut participer pleinement à la mobilisationde divers organismes institutionnels de la société civile, des entreprises citoyennes, des centres de recherches et des structures d’enseignements professionnels, universitaires, grandes écoles afin de promouvoir des démarches nouvelles et des projets novateurs à valeursajoutées partagées.

L’IEPM, dans sa continuité, met en œuvre sa stratégieindépendamment de tout pouvoir politique. Consciente des problématiques propres aux différents pays du pourtourméditerranéen et de leur interdépendance, elle s’appuiesur des personnalités animées par les mêmes valeurs de partage et d’éthique.

L’IEPM est résolue à toujours promouvoir le développementéconomique, préserver les héritages respectifs pour le bénéfice des générations futures, sauvegarder la qualité de notre environnement et garantir la liberté, la sécurité, la paix et le développement durable.

[email protected]

+33 (0)4 83 58 06 86www.iepmed.com

Une ambition nouvellepour les « nouveaux espaces méditerranéens »

De gauche à droite : Xavier Gesnouil (Conseiller Commerce extérieur), YvonGrosso (Président de l’Upe06), Jean-Claude Fontanive (Vice-président IEPM),Henri Malosse (Président IEPM), Patrick Vidal et Pierre Delval (Administrateurs IEPM).

upeUNION POUR L’ENTREPRISE DES ALPES-MARITIMES

06UNION EUROPÉENNE

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