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Agnès Antoine, in Denis Lacorne (dir.), Les Etats-Unis, Paris, Fayard, 2006. Engagement civique et démocratie : pertinence de Tocqueville Dans un de ces petits pastiches littéraires pleins d'humour que l'on trouve dans les notes préparatoires à De la démocratie en Amérique, Tocqueville s'est mis en scène dans le rôle du Persan de Montesquieu, ou encore du Huron ou du Candide de Voltaire, dont les questions "naïves" ont pour objet de dévoiler les spécificités de la culture étrangère rencontrée, tout en mettant en cause les lieux communs de sa culture d'origine. Participant à un banquet politique le soir de son arrivée aux Etats- Unis, et effrayé par divers rassemblements aperçus lors de cette première journée, le pseudo-Tocqueville demande à un des convives américains si de fâcheux événements qu'il ignorerait seraient par hasard survenus depuis peu. Mais son interlocuteur lui répond que cette activité publique fébrile n'a rien d'inquiétant ou d'exceptionnel : elle reflète, au contraire, la pratique démocratique quotidienne des Américains. Un dialogue dans lequel Tocqueville se fait l'avocat du diable va permettre de préciser les traits paradoxaux de la démocratie américaine. Pourquoi, demande le Français, se préoccuper des affaires publiques, quand on possède la liberté et, avec elle, le bonheur et la tranquillité ? Pourquoi se soucier de la garantie des droits, de la croissance économique et de l'aménagement du territoire, quand on jouit déjà de ces droits, d'une aisance généralisée et de moyens de communication

Agnès Antoine - Engagément civique et démocratie

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Agnès Antoine, in Denis Lacorne (dir.), Les Etats-Unis, Paris, Fayard, 2006.

Engagement civique et démocratie : pertinence de Tocqueville Dans un de ces petits pastiches littéraires pleins d'humour que l'on trouve

dans les notes préparatoires à De la démocratie en Amérique, Tocqueville s'est mis en

scène dans le rôle du Persan de Montesquieu, ou encore du Huron ou du Candide de

Voltaire, dont les questions "naïves" ont pour objet de dévoiler les spécificités de la

culture étrangère rencontrée, tout en mettant en cause les lieux communs de sa

culture d'origine. Participant à un banquet politique le soir de son arrivée aux Etats-

Unis, et effrayé par divers rassemblements aperçus lors de cette première journée, le

pseudo-Tocqueville demande à un des convives américains si de fâcheux

événements qu'il ignorerait seraient par hasard survenus depuis peu. Mais son

interlocuteur lui répond que cette activité publique fébrile n'a rien d'inquiétant ou

d'exceptionnel : elle reflète, au contraire, la pratique démocratique quotidienne des

Américains. Un dialogue dans lequel Tocqueville se fait l'avocat du diable va

permettre de préciser les traits paradoxaux de la démocratie américaine. Pourquoi,

demande le Français, se préoccuper des affaires publiques, quand on possède la

liberté et, avec elle, le bonheur et la tranquillité ? Pourquoi se soucier de la garantie

des droits, de la croissance économique et de l'aménagement du territoire, quand on

jouit déjà de ces droits, d'une aisance généralisée et de moyens de communication

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très développés? La réponse de l'Américain est tranchée : "Ne savez-vous pas que

nous sommes un peuple libre et que nous nous occupons nous-mêmes de nos affaires

?1". Mais l'énigme du civisme américain n'est pas pour autant résolue. Si ce goût de

l'engagement ne visait qu'à augmenter la "somme de bonheur" matériel du peuple

américain, comme semble le confirmer l'interlocuteur autochtone, les choses

s'éclairciraient. Mais les Américains de la saynète tocquevillienne se réunissent aussi

pour manifester gratuitement leur solidarité aux peuples opprimés – en l'occurrence,

la Pologne -, là où un Européen "abandonnerait les autres peuples à leur sort"2.

"Y a quelque chose qui vous étonne3" fait dire Tocqueville à son personnage

américain. Nul doute, en réalité, que, sur ce sujet, Tocqueville n'ait souhaité à son

tour vivement étonner ses compatriotes et, en particulier, les penseurs libéraux de

son temps. Nul doute qu'il ne continue de nous étonner aujourd'hui, ainsi qu'en

témoignent les vifs débats interprétatifs que provoque son œuvre dans la philosophie

politique contemporaine. Comme si la configuration culturelle qu'il dessine n'était

pas intégrée dans nos modes de pensée, et encore à venir.

De la liberté des Anciens et des Modernes

Que nous enseigne en effet ce dialogue fictif ou, au moins, reconstruit ?

D'abord, s'il fallait encore le démontrer, que Tocqueville arrive aux Etats-Unis avec

des catégories de questionnement déjà constituées, issues à la fois des débats

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philosophico-politiques français des Lumières et de ceux de la Restauration ; ensuite,

qu'il tâche d'avancer des réponses inédites, qui remettent en question certaines

oppositions conceptuelles encore classiques aujourd'hui ou, plus exactement,

empêchent de les penser de façon antinomique.

La fable - et les chapitres qui, dans la Démocratie, développeront de façon plus

théorique les analyses de Tocqueville sur la vie civique américaine - constituent en

premier lieu une dénégation ou plutôt un dépassement de la thèse défendue par

Benjamin Constant dans son célèbre discours de 1819 De la liberté des Anciens comparée

à celle des Modernes. Dans ce texte d'une grande vertu paradigmatique, Constant

dessine deux "styles" de liberté, qu'il relie à deux époques contradictoires de l'histoire

socio-politique de l'humanité. Chez les "Anciens" - et Constant se réfère à une sorte

de mixte de la cité d'Aristote et de la république de Platon - , la liberté résidait

principalement dans le pouvoir de participer de façon directe à la gestion des affaires

publiques. Cette activité à part entière caractérisait le citoyen par opposition à

l'esclave chargé, quant à lui, d'assurer par son travail le fonctionnement économique

de la cité. Si les citoyens étaient pleinement souverains dans la sphère politique, ils

étaient en revanche assujettis au pouvoir de la société dans les autres domaines, et

jusque dans les dimensions les plus intimes de leur vie. Une telle organisation de la

liberté et de la contrainte répondait aux besoins de sociétés essentiellement

guerrières, du fait de l'étroitesse de leur territoire.

La liberté des "Modernes" est d'une tout autre nature, et comme l'inverse de la

liberté antique. Les Etats y sont devenus plus pacifiques, parce qu'ils sont plus

grands ; mais surtout, parce que le commerce y a remplacé la guerre : il oriente

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désormais le désir individuel et collectif. Les sociétés modernes "veulent le repos ; et

avec le repos, l'aisance ; et comme source de l'aisance, l'industrie4". L'activité

économique, ainsi "anoblie", devient l'occupation principale des individus, sans

distinction. Du coup, chacun dispose de peu de loisir pour prendre en charge les

affaires publiques. Mais plus encore, l'homme moderne n'a pas beaucoup d'attrait

pour la vie politique, qu'il trouve peu gratifiante : il a le sentiment que son influence

sera de toute façon minime et, fondamentalement, il attache beaucoup plus de prix à

son indépendance individuelle qu'à la vie collective. Ce qu'il attend des institutions

publiques, c'est avant tout qu'elles lui garantissent sécurité et liberté dans ses

activités privées. Et Constant, ailleurs, fera l'éloge de la nouvelle division du travail

qui permet à un tel gouvernement minimal de fonctionner, par le mécanisme de la

représentation politique. En refusant sa légitimité philosophique au dispositif

représentatif, Rousseau a ouvert la porte aux abus des révolutionnaires, qui ont

compris à la manière des Anciens le dévouement des citoyens à la volonté du corps

politique.

Montesquieu, dont s'inspire Constant, souligne encore davantage la nature

morale de l'invention des Modernes. Ce que Constant appelle la liberté des Anciens,

c'est la "vertu" que Montesquieu estime nécessaire aux républiques, parce qu'elle

consiste justement dans l'amour exclusif de la république et la préférence de l'intérêt

public au sien propre5. Mais cette ascèse n'est plus requise dans les sociétés

modernes, où le commerce, par ses effets propres, crée des dispositions morales

autres : la douceur est en train de se substituer à la violence guerrière. Montesquieu

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lui-même ne fait que formuler de façon très explicite le débat sur le commerce et la

vertu, qui court tout au long du XVIIIe siècle et qui traduit l'irruption des valeurs

libérales dans l'univers des valeurs hiérarchiques, par l'intermédiaire des auteurs

anglo-saxons. Adam Smith, en particulier, a justifié la recherche du bien-être et de

l'aisance en lui donnant une dimension psychologique universelle : il est naturel à

l'homme de chercher à améliorer sa condition. Les philosophes français matérialistes

insistent tout spécialement sur la légitimité de la poursuite de l'intérêt. Tous font

place, de façon plus ou moins explicite, à la notion de l'utile.

Ainsi se trouve mise en place la scène philosophique qui figure durablement

l'idée d'une liberté moderne, essentiellement privée et synonyme d'indépendance

personnelle, opposée à un civisme ou à un patriotisme ancien, à la morale exigeante,

voire dangereuse et donc dépassée. Et si les formulations initiales de ce débat moral

et politique ont disparu - Tocqueville étant un des derniers écrivains à penser

explicitement dans le cadre de la problématique du commerce et de la vertu6 - ,

l'antithèse entre Anciens et Modernes qu'il met en oeuvre a perduré dans les

mentalités occidentales. Il y aurait quelque chose d'inéluctable, soit dans l'avènement

du libéralisme moderne soit, du moins, dans le développement de ses effets moraux.

Les catégories de la philosophie politique contemporaine reflètent aussi ce

paradigme, qu'il s'agisse d'en approuver ou d'en combattre les conséquences :

pensons par exemple à l'opposition entre liberté négative et liberté positive, entre

démocratie et république, ou encore à l'usage qui est fait de l'opposition entre

sociétés individualistes et sociétés holistes.

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La "petite voie" démocratique vers la grandeur

Une fois ces débats évoqués, l'enjeu de l'enquête américaine de Tocqueville

devient plus clair. Faut-il s'enfermer dans ces antinomies et consentir définitivement

à la condition de "Moderne" telle qu'elle est définie par l'idéologie des Lumières

dominante ? C'est-à-dire "trouver l'utile sans s'occuper du juste, la science loin des

croyances, et le bien-être séparé de la vertu7". Ou y-a-t-il d'autres manières de vivre

et d'exercer son humanité en régime d'existence démocratique ? L'exemple américain

va permettre à Tocqueville de développer une "science politique nouvelle" en même

temps qu'une forme de pensée qui rompt avec l’exclusivisme philosophique.

Constant achevait son fameux discours en souhaitant la réconciliation de la liberté

des Anciens et des Modernes. Mais sa propre philosophie n'apportait pas de solution

à ce problème. Ce que montre en revanche l'Américain de la fable au Français ébahi,

c'est que l'on peut réellement arriver à réconcilier les deux libertés. N'en déplaise

alors aux historiens, qu'importe que Tocqueville ait effectivement rencontré un

civisme aussi actif dans les townships américaines, ou qu'il ait indûment généralisé

l'exemple de la Nouvelle-Angleterre, ou encore qu'il ait été influencé sur ce sujet par

certains courants politiques américains. Car quelque chose de la réalité observée aux

Etats-Unis lui permet de donner une figure concrète à l'option philosophique qu'il

porte fondamentalement en lui-même : il doit être possible de vivre dans le régime

socio-politique de l'égalité, qui est fondamentalement juste, sans pour autant

"matérialiser l'homme"8.

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Si l'Amérique donne corps à ce qui n'eût pu rester qu'une utopie, c'est peut-

être, très paradoxalement, parce qu'elle se présente, de prime abord, comme le

modèle de la civilisation moderne que critique Tocqueville. Lors de son premier

contact avec les Etats-Unis, le philosophe, en réalité, est frappé non pas, comme le

narrateur de la fable, par le civisme de ses habitants mais, au contraire, par la force

du principe utilitariste dans la culture américaine9. L'utilitarisme est véritablement la

théorie sociale de cette neuve démocratie, qui apparaît alors comme une sorte

d'exemple type de la société commerciale des Modernes10. Les questions du

Tocqueville déguisé en "Candide" renvoient à cette première interprétation : "somme

de bonheur", "aisance", jouissance, "tranquillité", "droits", routes et canaux suffisant à

la communication entre les hommes, tout fait signe vers cet univers conceptuel,

qu'exprime emblématiquement en France la pensée des Physiocrates et, en

Amérique, celle de Benjamin Franklin. C'est aussi le mythe de l'Amérique véhiculé en

France, après la proclamation de l'indépendance des Etats-Unis11.

Or, en franchissant l'Atlantique, Tocqueville sait déjà que cette culture du

progrès porte en elle ses propres forces de destruction. Et dans la Démocratie en

Amérique, plutôt que de vanter les avantages des sociétés modernes, le philosophe,

tout en affirmant clairement son adhésion au monde nouveau, s'attachera à souligner

et à analyser les risques inhérents à la condition égalitaire12. Ces risques se réduisent,

en définitive, à un seul : en octroyant à chaque homme le bienfait d'une égale liberté,

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la société démocratique, en même temps et structurellement, sépare les hommes les

uns des autres. Détachés des systèmes relationnels qu'engendraient de fait les

sociétés hiérarchiques, déliés aussi de la culture de la tradition, propre à ces sociétés,

tout comme d'un cadre d'existence matérielle fixe, les hommes y deviennent

individualistes, rationalistes et matérialistes. Ils ont tendance à se replier sur leur

sphère privée et à se préoccuper de leur seul bien-être. Ils perdent ainsi la conscience

d'appartenir à une collectivité plus grande que le cercle de leurs proches - famille et

amis. Et ils abandonnent volontiers à la majorité au pouvoir, et plus encore à l'Etat,

dont l'impersonnalité et la rationalité satisfont leur esprit, le soin des affaires

communes. Alors même que le régime démocratique instaure pour la première fois

dans l'histoire humaine la possibilité pour tous de participer à l'élaboration du destin

collectif, pourrait donc apparaître un désintérêt pour la chose publique, une

désaffection du politique, qui ne peuvent être que dangereux à long terme.

Il n'en est que plus frappant et que plus précieux que la démocratie américaine

ait su trouver ses propres contrepoids aux tendances dissociatrices de l'égalité,

ouvrant ainsi la voie à la constitution d'une science politique spécifique au régime

démocratique. Elle l'a d'abord fait, selon Tocqueville, en répandant la morale de

"l'intérêt bien entendu", une doctrine qui ne contredit pas l'idéologie utilitariste

dominante, mais en infléchit les objectifs en faisant comprendre à chacun qu'en

poursuivant l'intérêt général, il va aussi dans le sens de son intérêt personnel13. Cette

morale est moins élevée que la vertu des républiques antiques, mais plus accessible

au commun des mortels et plus réaliste aussi : l'intérêt n'est-il pas, dans le cœur

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humain, le seul motif constant, que masquaient par idéalisation les vertus plus

anciennes ? Tocqueville, tout en attribuant la diffusion de cette doctrine à des

moralistes américains dont le commentateur contemporain peine à trouver la trace,

prend en fait position dans un débat français sur la légitimité d'une morale naturelle

- c'est-à-dire non religieuse - pour conduire les hommes, et sur la possibilité d'un

utilitarisme non matérialiste14.

Mais, sur le plan de la pédagogie, Tocqueville croit plus à l'efficacité des

pratiques qu'à celles des doctrines. Or, les Américains, justement, ont compris que

c'est en exerçant la citoyenneté que l'on devient réellement citoyen. Et ils ont

développé les institutions ad hoc, c'est-à-dire étendu la scène publique, en multipliant

les occasions et les lieux où agir en commun15 : soit par la décentralisation des

institutions politiques et administratives, dont la commune représente une sorte de

modèle primordial et idéal, soit par le développement des associations volontaires,

dont le foisonnement étonne tant le naïf voyageur de la fable. L' exemple américain

permet à Tocqueville de démontrer que dans la culture démocratique, qui tend par

essence à "désassocier16" les hommes, la science politique doit être avant tout une

science de l'association – les institutions politiques n'étant elles-même que des

associations permanentes. Et plus l'égalité deviendra effective dans les sociétés

humaines et plus celles-ci, estime-t-il, devront développer la forme de l'association,

que l'objectif en soit directement politique ou non. En s'associant avec d'autres,

l'homme démocratique apprend en effet à dépasser son individualisme constitutif,

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mais aussi son penchant pour l'abstraction rationnelle. Car dans la rencontre d'autrui

et dans l'échange verbal sont engagés son corps et sa sensibilité, de sorte que les idées

communes qui émergent de l'interaction associative sont véritablement ancrées dans

dans l'expérience et dans la vie concrètes. Motivé d'abord par son intérêt bien

entendu et par de petits objectifs étroitement matériels, il prend goût

progressivement à la vie publique et élargit peu à peu l'horizon de sa conscience de

citoyen, au point d'acquérir une véritable vertu qui le fait s'intéresser au sort d'autres

peuples et à celui de l'humanité, comme les Américains de la fable17.

Tocqueville n'a donc pas besoin, comme Constant, de choisir Montesquieu

contre Rousseau. Car l'association est ce qui permet de garder l'esprit du Contrat

social ou ce que Tocqueville appelle encore "l'esprit de cité", tout en dépassant les

limites de la théorie de Rousseau, qui achoppait sur le problème de la représentation

et optait, en conséquence, pour les petites républiques. L'entité associative est à la

fois l'équivalent démocratique des corps intermédiaires si vantés par Montesquieu

pour équilibrer le pouvoir central, et une médiation entre le singulier et l'universel,

un creuset de la volonté générale, qui supplée au défaut du système représentatif

critiqué par Rousseau18.

Tocqueville est-il alors un penseur "libéral", comme l'a voulu toute une

tradition interprétative, qui en a même fait la figure de proue du libéralisme? C'est,

on le voit, passer sous silence la position éminemment critique du philosophe à

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l'égard des présupposés anthropologiques du libéralisme anglo-saxon et de sa vision

économiste de la société19. Tocqueville est-il pour autant un "républicain", comme

tendrait à le faire penser sa conception participative de la liberté politique et de la

démocratie? Beaucoup de traits le rattachent au courant aristocratique de ce que l'on

appelle aujourd'hui l'"humanisme civique", mais l'opposent à la tradition

ultrarépublicaine de cet humanisme, axée sur une philosophie égalitariste de la

raison et de la loi, dont s'est réclamée la pensée révolutionnaire française la plus

radicale. Faut-il alors qualifier de "libéral républicain" ou encore de "républicain

libéral" celui qui se disait lui-même un "libéral d'une espèce nouvelle20"? Mais en

ajoutant un adjectif à ces catégories nominatives, on en dissout en partie la valeur

classificatoire. Retenons pour l'instant que la pensée de Tocqueville nous met dans

un "ailleurs" et continuons de nous laisser étonner.

Religion et citoyenneté

Tocqueville non seulement élabore une philosophie de la citoyenneté inédite

mais, qui plus est, accorde un rôle important à la religion dans la formation de la

conscience civique et dans le dynamisme démocratique. Là encore, l'exemple

américain lui permet de remettre en cause l'idéologie française selon laquelle

démocratie et religion seraient inconciliables. Il faut attribuer l'origine de cette

opinion prédominante à des circonstances historiques particulières, qui ont conduit à

rejeter la religion en même temps que l'"Ancien régime" politique auquel elle était

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étroitement liée. Mais si, au contraire, comme dans la démocratie accomplie que

représente l'Amérique, la séparation du religieux et du politique est clairement

établie sur le plan institutionnel et juridique, de telle sorte que leurs rapports ne se

posent plus en termes de pouvoir, alors peut s'instaurer une complémentarité

féconde entre les deux dimensions. L'intérêt de l'argumentation tocquevillienne est

de se situer sur un plan à la fois anthropologique et sociologique, c'est-à-dire non

théologique. Si, à ses yeux, la religion joue en définitive un rôle politique, c'est de

façon indirecte, par les effets à la fois symboliques et moraux qu'elle produit dans la

culture démocratique. Les religions – ou, de façon plus générale, les systèmes

métaphysiques - viennent en effet contrer les représentations ambiantes en rappelant

que tout n'est pas permis et en "dématérialisant" le désir des individus. Puissants

vecteurs de l'espérance, qu'elles contribuent à nourrir et maintenir dans la société,

elles bouleversent la temporalité démocratique, focalisée sur le présent des "petits

instants", pour l'orienter vers l'avenir et vers le long terme. En un mot, elles créent

une brèche dans le narcissisme de la société égalitaire, empêchant celle-ci de se

refermer définitivement sur elle-même.

Comme dans toute sa réflexion sur la citoyenneté, Tocqueville insiste sur la

dimension sensible de l'expérience humaine qui est en jeu. Il considère le "sentiment"

ou "instinct religieux" comme un universel, lié à la conscience chez l'homme de sa

finitude et au désir d'infini ou d'immortalité qu'elle induit. La religion est à la fois

l'expression de ce désir et une réponse à ce désir. Si elle est trop refoulée dans la

culture moderne, certains hommes pourraient se tourner vers ce que Tocqueville

appelle des "folies religieuses", ou encore, par nostalgie des repères, désirer le retour

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de l'autorité. Inversement, dans une religion bien entendue, c'est-à-dire qui a consenti

à donner sa légitimité à la sphère terrestre, l'énergie propre à la croyance et le

décentrement qu'elle opère ne peuvent qu'engendrer des citoyens responsables et

actifs. Il se pourrait enfin que dans une société démocratique où législateurs et

moralistes auraient réussi à redonner aux citoyens le goût des projets ambitieux et

de l'avenir, les hommes retrouvent inconsciemment une disposition intérieure à la

foi.

Sur ce terrain de la religion, Tocqueville déplace à nouveau les catégories

philosophiques classiques. L'argument de l'"utilité" politique de la religion peut, cette

fois, sembler le rattacher sans conteste à la tradition de l'humanisme civique qui, de

Machiavel à Rousseau et même à Montesquieu, estime la religion nécessaire pour

renforcer le civisme des individus. Là où, à l'inverse, la tradition libérale anglo-

saxonne, dont un des premiers combats a été d'obtenir la liberté de conscience,

renvoie la religion à la sphère privée de l'existence.

Mais Tocqueville se distingue profondément du courant machiavélien au sens

où, comme on l'a vu, il s'oppose à toute subordination de la religion au pouvoir

politique et prône, au contraire, la séparation des pouvoirs spirituel et temporel21.

D'autre part, dans la tradition héritée de Machiavel, ce qui rend politiquement

intéressant la religion, c'est la crainte que elle inspire à l'égard des dieux ou, comme

le dit encore Montesquieu, son "motif réprimant". La religion des Romains représente

alors le modèle de la religion "utile", tandis que le christianisme apparaît comme une

religion antipolitique : il détourne les citoyens des réalités de la cité terrestre pour les

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orienter vers une patrie toute céleste22. Or, Tocqueville met l'accent sur l'espérance et

non sur la crainte qu'inspire la religion et, dans sa pensée, le christianisme, qui est à

l'origine de l'idée d'égalité, apparaît au contraire comme le modèle de ce que pourrait

être une religion démocratique23. Le philosophe écarte l'idée d'une religion "civile",

autre expression, ravivée par Rousseau, de l'idéal "romain", au profit de l'idée de

religions devenues "civiques", c'est-à-dire plus conscientes de leur responsabilité

dans le vivre-ensemble démocratique. Il souhaite réconcilier la liberté et la religion,

sans pour autant vouloir sacraliser la sphère politique.

Avec cette vision de la religion, comme avec sa pensée de l'association et de la

décentralisation, Tocqueville met en place une conception de ce que l'on va bientôt

appeler "laïcité", bien différente de celle qu'ont institutionnalisée les Pères fondateurs

de la IIIe République. Dans une France que sa tradition culturelle conduit à devenir

l'idéal type de la démocratie "rationnelle", au point de tendre à faire de la raison sa

religion - mystère historique que tentera d'explorer L'Ancien régime et la Révolution - ,

il propose l'alternative, que lui inspire en partie le cas symétrique américain, d'une

démocratie plus "sensible", où l'affectivité vient ancrer la rationalité dans le réel. Seul,

à ses yeux, un tel dispositif peut garantir le respect de l'équilibre entre l'égalité et la

liberté. Loin que les sphères privée et publique y soient pensées comme des réalités

strictement séparées, l'accent est mis sur la façon dont, quoique distinctes, elles sont

en interaction et en dialogue. L'homme privé n'y est pas forcément l'ennemi du

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citoyen, ni le citoyen celui de l'homme. Cet autre moyen de construire l'accès à

l'universel n'a-t-il pas à nous dire quelque chose aujourd'hui?

Il repose sur un mode de pensée dialectique pour lequel il n'y a jamais de

vérité absolue, mais un équilibre, un "juste milieu" à rechercher sans cesse entre des

réalités naturellement en tension, mais non moins nécessairement interdépendantes

et complémentaires. La société démocratique et la société aristocratique sont

radicalement autres, parce qu'elles obéissent à des principes fondateurs inverses.

Mais l'avancée historique vers l'égalité n'implique pas qu'il faille évacuer les

dimensions de l'humain que mettait en avant l'état social aristocratique, et choisir la

raison contre la passion, l'un contre le multiple ou encore l'individu contre la société.

La démocratie américaine, à son origine, l'a spontanément compris, elle qui a su

équilibrer la culture égalitaire en s'appropriant des formes culturelles issues de

l'univers aristocratique : la citoyenneté américaine n'est-elle pas en partie l'héritage

des pratiques politiques de la noblesse anglaise, tout comme la religion un legs du

monde de la hiérarchie ? La science politique nouvelle propre à la démocratie, en

définitive, ce sera, à partir d'une prise de conscience des effets ambivalents de la

structuration par l'égalité, cet art de la dialectique toujours à actualiser selon les

temps et les lieux.

Agnès Antoine

Page 16: Agnès Antoine - Engagément civique et démocratie

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