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Aimé Césaire, le chevalier plutonien - Accueillettres.sorbonne-universite.fr/IMG/pdf/Hommage_a_Cesaire.pdf · Texte lu au Salon du livre et de la presse Genève 1er mai 20081 Certains

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Beïda Chikhi

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Aimé Césaire, le chevalier plutonien

« Ma force qui s’obstine et à mes lèvres monte… »

Beïda Chikhi

Université Paris IV – Sorbonne

Texte lu au Salon du livre et de la presse

Genève 1er mai 2008

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Certains vers de Césaire, parmi les plus cités, ont contribué à tisser des liens

entre les grands et beaux textes de la poésie contemporaine et ont renforcé l’idée

que la littérature ne peut échapper à l’histoire, mais que tout ce qui manque à

l’histoire se cache au creux des métaphores les plus obscures.

On peut inverser la proposition et dire que ce qui rend les métaphores difficiles à

lire, parfois hermétiques, voire indécodables, c’est la part d’histoire non encore

élucidée qu’elles accueillent et que Césaire désigne comme une force qui

s’obstine, en l’occurrence la sienne : « ma force qui s’obstine et à mes lèvres

monte. »

Cette force, histoire brute et brutale ne peut se dire dans des mots ordinaires.

Chez Césaire, elle a commencé par creuser dans le corps, puis dans le paysage

antillais, un lieu de douleur qu’il faut d’abord regarder, voir, les yeux décillés.

1 Publié dans Beïda Chikhi, Figures tutélaires, textes fondateurs. Francophonie et héritage critique, Paris,

PUPS, 2009.

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Beïda Chikhi

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Ce lieu, on ne peut ne pas le reconnaître, car Césaire a pointé son index dessus et

l’a baptisé « ça, le creux » :

J’habite une blessure sacrée

J’habite des ancêtres imaginaires

J’habite un vouloir obscur

J’habite un long silence2

L’index sur « ça, le creux » nous fait accéder à l’incarnation de la blessure

sacrée, à l’incarnation des ancêtres imaginaires, et prend acte d’un « vouloir

obscur » et d’un « long silence… ».

« On peut tout inventer, hormis le silence, il nous invente » disait Edmond

Jabès.

« Le vouloir obscur » bâtit l’énigme poétique de Césaire. Autrement dit,

l’hermétisme de sa poésie n’est pas forcément un refus du figuratif, comme on

l’a souvent prétendu, mais peut-être une manière de figurer au sens visuel,

d’exhiber la forme et la profondeur de la blessure : « ça, le creux » est d’abord à

voir, non à lire. Césaire s’est apparemment méfié de ce qu’on appelle la

« lisibilité », produit d’une histoire préconstruite qu’on nous demande de

reconnaître et de légitimer. Son histoire à lui n’est pas encore là. Elle exige

patience et réflexion et se doit de déjouer les pièges de la classification

impulsive, les maladresses de la catégorisation et les impasses de la théorisation

hâtive. Le « vouloir obscur », qui se conjugue et se décline entre le ça de la

blessure à montrer et le là de la nécessité historique, a introduit dans l’habitat

poétique une conscience historique et en a fait un lieu de parole et d’écriture

politiques.

2 « Moi, laminaire… », Aimé Césaire, La Poésie, Seuil, 1997. p. 385-386.

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Beïda Chikhi

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Lorsque j’ai lu ces vers pour la première fois, j’étais moi-même engouffrée dans

toutes sortes de blessures, de failles, de béances, d’interstices, d’isthmes,

d’abord en tant qu’Algérienne, puis comme lectrice et enseignante universitaire.

La blessure était déjà mon souci intellectuel et professionnel : je la sentais, la

lisais, l’analysais presque au quotidien. Mais lire la blessure de Césaire à travers

les blessures africaines, c’est apprendre à affiner sa relation au texte, à mieux

interpréter les flexions et inflexions de celui qui s’écrie en Martinique :

Moi qui krakatoa…

je me lèverai un cri et si violent

que tout entier j’éclabousserai le ciel3

et l’autre, Kateb Yacine, qui en Algérie répond :

Toute guerre est un héritage

Et seuls nos pères décapités

Se disputent le ciel

Tandis que leurs lignées

Pour les voir se confondent

Jusqu’à ne plus reconnaître leur emblème4

Lire ces poètes et leur souci de l’histoire et de la généalogie, c’est aussi

apprendre à mieux tester les densités entre l’inaugural et l’héritage, entre celui

qui fonde et celui qui reprend la main et se voit contraint à une course de relais

jusqu’au bout de la révolte. Car la machine mise en branle par le fondateur

Césaire énonce un défi, et les fils n’ont qu’à se montrer à la hauteur de ce défi.

Reprendre la main équivaut à créer une nouvelle cohérence en lieu et place de

l’ancienne, irrémédiablement perdue. Si le « vouloir obscur » s’inscrit dans la

poésie comme une force qui s’obstine, « ça, le creux » propose un

commencement, à travers des écluses que Césaire n’entrevoit que sur du vide :

Je suis tout nu. J’ai tout jeté. Ma généalogie. Ma veuve. Mes compagnons. J’attends le

bouillonnement. J’attends le coup d’aile du grand albatros séminal qui doit faire de

3 « Corps perdu », ibid. p. 230.

4 Kateb Yacine, Le Polygone étoilé, Seuil, coll. Points, p. 173. (1

ère éd. Seuil, 1966)

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moi un homme nouveau. J’attends l’immense tape, le soufflet vertigineux qui me

sacrera chevalier d’un ordre plutonien5.

Cet extrait du poème intitulé « Aux Écluses du vide » m’a intéressée en tant que

posture généalogique. Si l’Afrique enregistre une coupure généalogique et

concentre une part de son énergie à rattraper ce qui s’est égaré, Césaire prend

plutôt en compte l’irrémédiablement perdu et attend le moment propice au

« soufflet vertigineux » du fondateur. Le « là » de l’histoire peut en effet

commencer dans le bouillonnement de « ça, le creux ». La posture ainsi choisie,

dans ce qu’elle a de tragique, Césaire la développe dans des formes théâtrales.

La mise en scène de la pathologie historique et de ses traumas, accomplit une

remarquable synthèse entre littérature et politique, soutenue par une démarche,

parfois contradictoire mais toujours stimulante. La tension visionnaire de

Césaire, inaugurée dans la poésie, confirmée dans les arrangements théâtraux, et

toujours en liaison avec une recherche de stratégie politique, inspire en partie la

démarche esthétique et philosophique des héritiers de Césaire : Édouard Glissant

bien sûr, mais également Patrick Chamoiseau. Elle leur assigne une tâche :

s’ouvrir à toutes les possibilités, y compris celle d’entrevoir l’histoire autrement

que dans un cadre uniformisé par la logique occidentale. L’histoire est à

réinventer selon son « vouloir obscur », bon vouloir à coup sûr… Sur ce point,

comment ne pas être d’accord ?

La critique des héritiers est certes salutaire, mais n’oublions pas que c’est

Césaire lui-même qui l’a suscitée, à dessein, autant par son œuvre littéraire que

par ses prises de position politique. En tous cas, le poète a fait la guerre à

l’imagerie des vestiges de la mort au profit de la longue et patiente traversée

souterraine. Et plutôt que de se figer dans l’harmonie Apollinienne, de s’enivrer

avec Dionysos, de s’érotiser avec Eros, de convoler avec Hermès, Césaire est

5 Aimé Césaire, op. cit., p. 198.

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descendu dans les profondeurs chtoniennes à la recherche de Pluton, plus proche

de « ce corps nocturne vif de lignage » :

J’attends l’immense tape, le soufflet vertigineux qui me sacrera chevalier d’un

ordre plutonien.