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Alexandre Dumas-Le Grand Dictionnaire de Cuisine

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Alexandre Dumas-Le Grand Dictionnaire de Cuisine

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  • LE GRAND DICTIONNAIRE DE CUISINE

  • QUELQUES MOTS AU LECTEUR L'homme reut de son estomac, en naissant, l'ordre de

    manger au moins trois fois par jour, pour rparer les forces que lui enlvent le travail et, plus souvent encore, la paresse.

    Comment l'homme est-il n? dans quel climat assez vivifiant et assez nourricier, pour arriver, sans mourir de faim, l'ge o il peut chercher sa nourriture et se la procurer?

    C'est l le grand mystre qui a proccup les sicles passs et qui proccupera, selon toute probabilit, les sicles venir. Les plus anciens mythologues le font natre dans l'Inde; et, en effet, l'air tide qui s'lve entre les monts Himalaya et les rivages qui s'tendent de la pointe de Ceylan celle de Malacca indique assez que l fut le berceau du genre humain.

    D'ailleurs l'Inde n'est-elle point symbolise par une vache? et ce symbole ne veut-il pas dire qu'elle est la nourrice du genre humain? Combien de pauvres Hindous, qui ne se sont jamais proccups de ces symboles, ne se seraient-ils pas crus damns s'ils n'taient pas morts en tenant dans leurs mains une queue de vache?

    Mais, quelque part que l'homme soit n, il faut qu'il mange; c'est la fois la grande proccupation de l'homme sauvage et de l'homme civilis. Seulement, sauvage, il mange par besoin. Civilis, il mange par gourmandise.

    C'est pour l'homme civilis que nous crivons ce livre; sauvage, il n'a pas besoin d'tre excit l'apptit. Il y a trois sortes d'apptits:

    1 - Celui que l'on prouve jeun, sensation imprieuse qui ne chicane pas sur les mets et qu'au besoin on apaiserait avec un morceau de chair crue aussi bien qu'avec un faisan ou un coq de bruyre rti.

    2 - Celui que l'on ressent lorsque, s'tant mis table sans faim, on a dj got d'un plat succulent qui a consacr le proverbe: L'apptit vient en mangeant.

    Le troisime apptit est celui qu'excite, aprs le mets succulent venu au milieu du dner, un mets dlicieux qui

  • parat la fin du repas, lorsque le convive sobre allait quitter sans regrets la table, o le retient cette dernire tentation de la sensualit.

    Deux femmes nous ont donn les premiers exemples de la gourmandise: Eve, en mangeant une pomme dans le Paradis; Proserpine, en mangeant une grenade en enfer.

    Proserpine ne fit de tort qu' elle. Enleve par Pluton, pendant qu'elle cueillait des fleurs sur les bords de la Cyane, et transporte en enfer, ses rclamations pour remonter sur la terre le Destin rpondit: Oui, si tu n'as rien mang depuis que tu es en enfer. La gourmande avait mang sept grains de grenade. Jupiter, implor par la mre de Proserpine, Crs, revit l'arrt du Destin et dcida que, pour satisfaire la fois la mre et l'poux, Proserpine resterait six mois sur la terre et six mois dessous. Quant Eve, sa punition fut plus grave, et elle s'tendit jusqu' nous, qui n'en pouvons mais.

    Au reste, de mme qu'il y a trois sortes d'apptits, il y a trois sortes de gourmandises.

    Il y a la gourmandise que les thologiens ont place au rang des sept pchs capitaux, celle que Montaigne appelle la science de la gueule. C'est la gourmandise des Trimalcion et des Vitellius. Elle a un superlatif, qui est la gloutonnerie. Le plus grand exemple de gloutonnerie que nous donne l'antiquit est celui de Saturne dvorant ses enfants, de peur d'tre dtrn par eux, et avalant, la place de Jupiter, un pav emmaillot, sans s'apercevoir que c'tait un pav. Nous lui pardonnons pour avoir fourni Vergniaud cette belle comparaison:

    La Rvolution est comme Saturne: elle dvore ses enfants. A ct de cette gourmandise, qui est celle des estomacs robustes, il y a celle que nous pourrions nommer la gourmandise des esprits dlicats: c'est celle que chante Horace et que pratique Lucullus; c'est le besoin qu'prouvent certains amphitryons de runir chez eux quelques amis, jamais moins nombreux que les Grces, jamais plus nombreux que les Muses, amis dont ils s'efforcent de satisfaire les gots et de distraire les proccupations. C'est, parmi les modernes, celle des Grimod de la Reynire et des Brillat Savarin.

  • De mme que l'autre gourmandise a un augmentatif, gloutonnerie, celle-ci a un diminutif, friandise.

    Ce diminutif s'applique galement aux personnes qui aiment les choses dlicates et recherches et ces choses elles- mmes.

    Le gourmand exige la quantit, le friand, la qualit. Nos pres, qui avaient le verbe friander que nous

    avons perdu, disaient, en voyant certaines physionomies gueulardes autre mot perdu, dans ce sens du moins:

    Voil un homme qui a le nez tourn la friandise. Ceux qui tenaient tre exacts ajoutaient: Comme saint Jacques de l'Hpital. D'o venait cet axiome, qui au premier abord parat

    passablement incongru? Nous allons vous le dire. Il y avait une image de saint Jacques de l'Hpital

    peinte sur la porte de l'difice de ce nom, prs de la rue aux Oies, devenue depuis, par corruption, la rue aux Ours, rue dans laquelle se trouvaient les premiers rtisseurs de Paris.

    Or, comme le visage du saint regardait cette rue, on disait qu'il avait le nez tourn la friandise.

    C'est ainsi que l'on dit de la statue de la reine Anne, Londres, reine passablement friande, de vin de Champagne surtout:

    C'est comme la reine Anne, qui tourne le dos l'glise et qui regarde le marchand de vin.

    Et, en effet, soit hasard de la pose, soit malice du statuaire, la reine Anne commet cette inconvenance, qui peut passer pour une critique de sa vie, de tourner le dos Saint-Paul et de garder son sourire royal pour le grand marchand de vin qui fait le coin de la rue. Brillat-Savarin, le La Bruyre de cette seconde catgorie des gourmands, a dit:

    L'animal se repat; l'homme mange; l'homme d'esprit seul sait manger.

    La troisime gourmandise, pour laquelle je n'ai que des lamentations, est celle des malheureux atteints de la boulimie, maladie qui attaqua Brutus aprs la mort de Csar; ceux-l ne sont ni des gourmands, ni des gourmets, ce sont des martyrs.

  • Ce fut sans doute dans un accs de cette fatale maladie qu'Esa vendit Jacob son droit d'anesse pour un plat de lentilles.

    Or c'tait un droit d'une grande importance que ce droit d'anesse chez les Hbreux, puisqu'il remettait entre les mains du premier-n la possession des biens et un pouvoir absolu sur toute la famille.

    Cependant Esa avait pris son parti de ce premier march passablement indlicat de la part d'un frre, lorsque Isaac lui dit: Prends ton arc et tes flches et apporte-moi le fruit de ta chasse, puis tu l'apprteras de tes propres mains, car je veux te donner ma bndiction avant de mourir.

    Rbecca entendit ces paroles, tua deux chevreaux; et, comme elle avait un faible pour Jacob, tandis qu'Esa, son arc la main, excutait le commandement d'Isaac, elle assaisonna les chevreaux, couvrit de leurs peaux les mains de Jacob, et, l'aide de ce stratagme, lui fit donner la bndiction paternelle par Isaac. C'tait la seconde fois qu'Esa tait vol; mais cette seconde fois, il n'accepta pas la chose aussi doucement que la premire: il reprit son arc et ses flches l'effet de tuer Jacob, lequel se sauva en Msopotamie, chez son oncle Laban.

    Ce ne fut qu'au bout de vingt ans que Jacob revint au pays natal. Encore eut-il la prudence de s'y faire prcder par deux cents chevaux, vingt-deux boucs, vingt bliers, trente chamelles avec leurs petits, quatre-vingts vaches, trois taureaux, vingt nesses et dix nons.

    C'tait le complment de son plat de lentilles, plat que Jacob, en y rflchissant, avait trouv bien usuraire.

    *

    * * L'Olympe antique, avec lequel nous avons fini, n'est

    pas trs gourmand; il ne mange que de l'ambroisie et ne boit que du nectar.

    Ce sont les hommes qui, sous ce rapport, donnent le mauvais exemple aux dieux.

    On ne dit point des festins de Jupiter, des festins de

  • Neptune, des festins de Pluton. Il parat mme que l'on mangeait fort mal chez Pluton, puisque le Destin supposait qu'aprs six mois passs dans le royaume de son poux, Proserpine pouvait tre encore jeun.

    On dit des festins de Sardanapale; des festins de Balthazar.

    Nous pouvons mme ajouter que ces locutions sont passes en proverbe.

    Sardanapale est populaire en France. La posie, la peinture et la musique se sont charges de le rhabiliter. Assis sur son trne, prs de Myrrha, entour de ses chevaux, de ses esclaves, que l'on gorge, transparaissant avec un sourire de volupt travers la fume et la flamme de son bcher, il se transfigure et ressemble ces dieux d'orient, Hercule ou Bacchus, montant au ciel sur des chars de feu.

    Alors toute cette vie de dbauches, de luxe, de paresse, de lchet, se rachte par le courage des deux dernires annes et par la srnit de l'agonie. Et, en effet, travers les brches de Ninive assige, on voit d'un ct le Tigre dbord, dont les flots s'avancent comme une sombre mare, et de l'autre les rvolts conduits par Arbace et Blss, qui viennent lui enlever cette vie qu'il se sera lui-mme pompeusement te avant leur arrive. Alors on oublie que cet homme, qui va mourir et qui est rest le matre de sa mort, est le mme qui a rendu cette loi:

    Une rcompense de mille pices d'or est accorde celui qui inventera un plat nouveau.

    Byron a fait de Sardanapale le hros d'une de ses tragdies; de la tragdie de Byron, MM. Henri Becque et Victorin Joncires ont fait un opra.

    Nous avons cherch vainement une carte d'un de ces fameux festins qui ont t baptiss du nom de Sardanapale.

    Balthazar a, comme son prdcesseur, l'avantage de servir de point de comparaison entre les gourmands antiques et les gourmands modernes: seulement il eut le malheur d'avoir affaire un dieu qui ne tolrait pas le mlange de la gourmandise l'impit.

    Si Balthazar n'et t que gourmand, Jhovah ne s'en ft pas ml.

  • Gourmand et impie, la chose parut intolrable. Voici, au reste, le drame: Pendant que Balthazar tait assig dans Babylone par

    Cyaxare et Cyrus, il donna, pour se distraire, un grand dner ses courtisans et ses concubines.

    Les choses allaient merveille jusque-l; par malheur, tout coup il lui vint l'ide de se faire apporter les vases sacrs d'or et d'argent que Nabonatzar avait enlevs au temple de Jrusalem. A peine eurent-ils t profans par le contact des lvres impies, qu'un grand coup de tonnerre se fit entendre, que le palais fut branl jusque dans ses fondements, et que ces trois mots qui, depuis plus de vingt sicles, font l'pouvante des rois apparurent en lettres de feu traces sur les murailles:

    Man, Thcel, Phars. La terreur fut grande, cette vue; et, de mme que,

    lorsque la maladie devient grave, on envoie chercher le mdecin dont on s'est moqu la veille, on envoya chercher un jeune homme qui prophtisait dans ses moments perdus, et dont les prophties faisaient rire, en attendant qu'elles fissent trembler.

    Ce jeune homme, c'tait Daniel. Elev la cour du roi, il tudiait pour tre mage. A peine eut-il lu les trois mots, qu'il les expliqua,

    comme si la langue que Jhovah parlait Balthazar tait sa langue maternelle.

    Man voulait dire compt; Thcel, pes; Et Phars, divis. Man: Dieu a compt les jours de ton rgne et en a

    marqu l'accomplissement; Thcel: Tu as t pes dans la balance, et tu as t

    trouv trop lger; Phars: Ton royaume a t divis et il a t donn aux

    Mdes et aux Perses. Cette explication fut suivie d'une admonestation de

    Daniel Balthazar sur son sacrilge et son impit, et se termina par la prdiction de sa mort prochaine.

    En effet, dans la nuit, Cyaxare et Cyrus s'emparrent de Babylone et mirent mort Balthazar.

  • C'est la mme poque qu'il faut faire remonter ce terrible mangeur que l'on appelait Milon de Crotone. Mais celui-l, au lieu de faire crouler les palais comme Balthazar, les soutenait.

    Il tait de la petite ville de Crotone, voisine et rivale de Sybaris.

    Un jour, les deux voisines se brouillrent. Milon jeta sur ses paules une peau de lion, prit une massue, se mit la tte de ses compatriotes, et, dans une seule bataille, crasa l'lite de ces beaux jeunes gens que le pli d'une feuille de rose empchait de dormir et qui avaient fait tuer, une lieue la ronde de Sybaris, tous les coqs, qui, en chantant, les empchaient de reposer.

    Six fois Milon remporta la victoire aux jeux Pythiques, et sept fois aux jeux olympiques. Il montait sur un disque que l'on avait huil pour le rendre glissant, et les plus vigoureux ne pouvaient, non seulement le faire descendre, mais l'branler par les plus fortes secousses. Il nouait une corde de la grosseur du doigt autour de sa tte et la faisait clater en enflant les muscles de son front. Il prenait une grenade dans sa main, et, sans la serrer assez fort pour la briser, il dfiait ses rivaux de lui faire bouger un seul doigt. Un jour qu'il assistait aux leons de Pythagore, son compatriote, les colonnes de la salle menaant tout coup de se rompre, il avait soutenu la vote de ses deux mains, donnant aux auditeurs le temps de s'loigner. Un autre jour, aux jeux olympiques, et c'est par l qu'il rentre dans notre domaine, il chargea sur ses paules un jeune taureau, le porta pendant l'espace de cent vingt pas, l'assomma d'un coup de poing, le fit rtir, et le mangea tout entier le mme jour. En gnral, il absorbait son dner dix-huit livres de viande, vingt livres de pain, quinze litres de vin.

    Un de ses amis avait fait couler en bronze sa statue. Comme on tait embarrass de la conduire au lieu o elle devait tre place, il la prit sur ses paules et la dposa sur son pidestal.

    On sait comment il mourut. Vieux, il se promenait dans une fort; il trouva un tronc

    darbre qu'un bcheron avait essay de fendre. Il introduisit ses deux mains dans l'ouverture et tira en sens

  • opposs; mais le tronc fit ressort, se referma; et Milon eut les mains prises sans pouvoir les retirer.

    Il fut, dans cette position, dchir par les loups. A Milon finissent les temps fabuleux et commencent

    les temps hroques. Ce qui nous empche de croire que l'histoire de Milon

    fut une fable, c'est la belle statue de Puget, qui orne le muse du Louvre et qui reprsente cette mort. Aux loups dvorants, le statuaire a substitu un lion, autoris cette substitution par une variante de la lgende.

    *

    * * L'homme doit manger assis. Il a fallu tout le luxe et toute la corruption de l'antiquit

    pour amener les Grecs, puis les Romains, manger couchs.

    Chez Homre, - et ses hros ont bon apptit, - les Grecs et les Troyens mangent assis et sur des siges spars.

    Quand Ulysse arrive au palais d'Alcinos, le prince lui fait apporter une chaise magnifique et ordonne son fils Laodamas de lui faire place.

    Les Egyptiens, dit Apollodore dans Athne, s'asseyaient table pour manger.

    Enfin, Rome, l'on s'assit table jusqu' la fin de la seconde guerre punique, qui se termina deux cent deux ans avant Jsus-Christ.

    Ce furent les Grecs qui donnrent l'exemple de ce luxe incommode. Ils faisaient, de temps immmorial, de splendides festins, couchs sur des lits magnifiques.

    Hrodote dcrit un de ces festins, qui lui a t racont par Thersandre, un des convives. Ce festin est celui qui fut donn par le Thbain Ortagne, quelques jours avant la bataille de Plate.

    Il y eut ceci de remarquable, qu'il y invita le gnral perse Mardonius et les principaux d'entre les Perses, jusqu'au nombre de cinquante.

    A ce repas, cinquante lits tinrent dans la mme

  • chambre, et sur chacun de ces lits taient couchs un Grec et un Perse.

    Or, la bataille de Plate a eu lieu quatre cent soixante-dix -neuf ans avant Jsus-Christ.

    La mode des lits tait donc en vogue chez les Grecs deux cent soixante-dix sept ans au moins avant de l'tre chez les Romains.

    Varon, le savant bibliothcaire, nous apprend que les convives taient d'habitude trois ou neuf chez les Romains. Autant que les Grces, pas plus que les Muses.

    Chez les Grecs, les convives taient quelquefois sept, en l'honneur de Pallas.

    Ce chiffre sept, strile dans la supputation, tait consacr la desse de la Sagesse, comme le symbole de la virginit.

    Mais c'tait surtout le nombre dix que les Grecs aimaient, parce qu'il tait rond.

    Platon tait pour le nombre vingt-huit, en faveur de Phoeb, qui accomplit son cours en vingt-huit jours.

    L'empereur Varus voulait sa table douze convives, en l'honneur de Jupiter, qui met douze ans faire sa rvolution autour du Soleil.

    Auguste, sous le rgne duquel la femme commence prendre place dans la socit romaine, avait habituellement douze hommes et douze femmes, en souvenir des douze Dieux et des douze Desses.

    En France, tous les nombres sont bons, hors le nombre treize.

    Lorsque Hortensius fut nomm augure, il donna un grand dner. Ce fut ce dner que l'on servit, pour la premire fois, un paon avec toutes ses plumes.

    Dans les repas de crmonie, il y avait toujours un plat compos de cent petits oiseaux, ortolans, becfigues, rouges-gorges et alouettes.

    Plus tard on fit mieux. On ne servit plus que des langues d'oiseaux qui avaient parl ou chant.

    Dans les repas invits, chaque convive apportait sa serviette. De ces serviettes, quelques-unes taient de toile d'or.

    Moins fastueux, Alexandre Svre avait des serviettes

  • de toile raye, qu'on faisait pour lui seul. Trimalcion, le clbre gourmand chant par Ptrone,

    avait des serviettes de toile, mais des essuie-mains de laine. Hliogabale en avait de toile peinte. Trbellius Pollion nous apprend que Gallia ne se servait

    que de nappes et de serviettes de drap d'or. Les Romains mangeaient peu prs les mmes

    viandes que nous: le boeuf, le mouton, le veau, le cabri, le porc et l'agneau, la volaille de basse-cour; poulets, poulardes, canards, chapons, paons, oies, phnicoptres, poules, coqs, pigeons, en bien plus grande quantit qu'aujourd'hui, moins le dindon qui, quoique connu sous le nom de mlagride, tait une curiosit plutt qu'un aliment.

    On se rappelle que ce sont les oies qui, l'an 390 avant Jsus- Christ, sauvrent le Capitole.

    Lucullus rapporta du Phase ses compatriotes le faisan, la cerise et la pche.

    Le francolin tait l'oiseau de leur prfrence, et ceux qu'ils prfraient entre les francolins venaient d'Ionie et de Phrygie.

    Ils mangeaient avec dlices nos grives et nos merles, mais seulement dans la saison du genivre.

    Tous les gibiers leur taient connus: l'ours, le sanglier, le chevreuil, le daim, le lapin, le livre, la perdrix et mme le loir.

    Tous les poissons qui font encore aujourd'hui la richesse de la Mditerrane leur taient connus. Des Romains riches avaient des relais d esclaves depuis la mer jusqu' Rome.

    Ces relais apportaient les poissons vivants, dans des baquets d'eau qu'ils tenaient sur la tte.

    Le grand luxe des amphitryons tait de prsenter vivants leurs convives les poissons qu'ils allaient manger.

    Ceux de belle couleur, comme la dorade et le rouget, taient dposs sur des tables de marbre o on les regardait mourir en suivant avec volupt la dgradation des couleurs amene par leur agonie.

    Les riches Romains avaient dans leurs viviers d'eau douce et de pleine mer des poissons privs, qui venaient leur voix et qui mangeaient la main.

  • On se rappelle cette anecdote fort exagre de Pollion, frre du protecteur de Virgile, qui, ayant Auguste dner chez lui, voulut faire jeter aux murnes un esclave qui avait cass un vase de verre.

    Le verre bien fabriqu tait encore fort rare du temps d'Auguste.

    L'esclave s'chappa des mains de ceux qui l'entranaient vers le vivier et vint se jeter aux pieds de l'empereur.

    Auguste, furieux que l'on estimt la vie d'un homme, ft-ce celle d'un esclave, au-dessous d'une carafe, ordonna de briser tous les vases de verre que l'on trouverait chez Pollion, afin que les esclaves ne courussent plus risque d'tre jets aux murnes pour les avoir casss.

    L'esturgeon, qui leur venait de la mer Caspienne, tait aussi fort estim des Romains.

    On sait l'histoire de ce magnifique turbot, sur la sauce du quel l'empereur Domitien consulta le snat, et qui fut, l'unanimit, mis la sauce piquante.

    Enfin, Athne nous apprend que ce que l'on recherchait le plus dans un repas, c'taient les lamproies de Sicile, le ventre des thons pris sur le promontoire de Raquinium, les chevreaux de l'le de Mlos, les mulets de Symte, les clovis et les prayres de Plase, les harengs de Lyparie, les radis de Mantine, les navets de Thbes et les betteraves d'Asie.

    Maintenant, on peut se figurer quels caprices culinaires passaient par la tte d'hommes tels que Xerxs, Darius, Alexandre, Marc-Antoine, Hliogabale, lorsqu'ils se voyaient matres du monde et ignoraient eux- mmes leurs richesses.

    Quand Xerxs demeurait un jour dans une ville, qu'il y dnait et qu'il y soupait, les habitants appauvris s'en ressentaient un an ou deux, comme s'il y et eu strilit dans la province.

    Darius, pour prendre ses repas dans telle ou telle ville rpute pour sa bonne chre, se faisait parfois accompagner de douze ou quinze mille hommes. Il en rsultait qu'un dner ou un souper de Darius cotait prs d'un million la ville qui avait l'honneur de le recevoir.

    Alexandre, assez sobre jusqu' son arrive dans l'Inde,

  • voulut dpasser, une fois qu'il y fut, les rois qu'il avait vaincus.

    Il proposait des combats de bouteilles avec des prix pour le vainqueur; et, quoiqu'on ne combattt qu' coups de verre, dans un de ces combats trente-six convives moururent asphyxis.

    Nous avons nomm Marc-Antoine; grce Plutarque, ses festins d'Alexandrie sont devenus classiques. Cloptre, dont il tait l'hte, dsesprant d'atteindre une pareille magnificence, fit dissoudre dans du citron une des perles pendues ses oreilles et l'avala. Cette perle, qui pesait vingt- quatre carats, tait estime six millions de sesterces. Elle allait faire fondre l'autre, lorsqu'elle en fut empche par Antoine lui-mme.

    Hliogabale, cet empereur venu de Syrie, qui entra dans Rome sur un char tran par des femmes nues, avait un historiographe, rien que pour dcrire ses repas. N'avait-il pas raison, puisqu'il n'en fit jamais un qui cott moins de soixante marcs d'or, c'est--dire cinquante mille francs de notre monnaie?

    Il se faisait faire des pts de langues de paons, de rossignols, de corneilles, de faisans et de perroquets.

    Ayant entendu dire qu'il existait en Lydie un oiseau unique, le phnix, il voulait le manger, et promettait deux cents marcs d'or celui qui le lui apporterait.

    Il nourrissait ses chiens, ses tigres et ses lions avec des faisans, des paons et des perdrix.

    Il ne buvait jamais deux fois dans le mme vase; et cependant tous les vases de sa maison taient d'or et d'argent pur.

    Enfin il brlait du baume de Jude et d'Arabie au lieu de cire et d'huile.

    Sa folie allait plus loin encore. Il donnait des repas o il conviait huit bossus, huit

    boiteux, huit chauves, huit goutteux, huit sourds, huit noirs, huit blancs, huit maigres, huit gras. Puis, du haut d'une galerie, entour de ses courtisans, il regardait cette trange assemble.

    Il est remarquer que tous ces grands prodigues sont morts jeunes et de mort tragique.

  • Xerxs fut tu par le capitaine de ses gardes, Artaban. Darius fut assassin par Bessus, satrape de la

    Bactriane. Alexandre fut empoisonn par Antipater. Marc-Antoine se passa une pe au travers du corps. Cloptre se fit piquer par un aspic. Et enfin Hliogabale, qui avait tout prpar pour sa

    mort, s'attendant bien prir dans quelque meute, Hliogabale qui avait fait paver une cour de porphyre pour s'y prcipiter du haut de son palais, qui avait fait creuser une meraude pour y renfermer du poison, qui avait fait emmancher un poignard d'acier dans une poigne d'or cisele et toute garnie de diamants pour se poignarder, qui avait fait tisser une corde d'or et de soie pour s'trangler, Hliogabale, surpris par ses assassins dans les latrines, s'touffa avec l'ponge dont, dit Montaigne dans son langage naf, les Romains se torchoyoient le derrire.

    Et ces rois si riches rencontraient parfois des sujets aussi riches qu'eux. L'histoire nous a conserv le nom d'un certain Pithius qui, n'tant ni roi ni prince, n'ayant aucun titre ni aucune dignit, donna manger toute l'arme de Xerxs, fils de Darius, laquelle arme tait de sept cent quatre-vingt mille hommes. Et comme le grand roi, apprenant cela, s'tonnait d'avoir un hte si riche, Pithius offrit au roi, suivant Pline et Bude, de soudoyer et de nourrir son arme pendant cinq mois.

    *

    * * Nous avons dit que les premiers grands et beaux dners

    furent donns par les Grecs. Les ftes religieuses en fournirent l'occasion.

    En effet, o devaient-ils natre, si ce n'est chez un peuple gai, d'un esprit charmant, compltement inoccup ou occup d'oeuvres d'art, laissant ses esclaves le soin de prvoir les ncessits matrielles de la vie?

    On dnait sur des tables ciseles avec ce got lev des artistes grecs.

    Les lits destins aux repas taient orns d'cailles de

  • tortue, d'ivoire et de bronze; dans quelques- uns mme taient incrustes des perles et des pierreries.

    Les matelas taient de pourpre, brochs d'or. Les coupes, les tasses, les gobelets de toutes espces,

    les vases de toutes formes taient travaills par les artistes les plus renomms.

    Les plus beaux taient de Thricls. Les chansons, qui remplissaient auprs des Grecs

    l'office de Ganymde et d'Ht prs des dieux, taient de jeunes garons ou de belles jeunes filles qui avaient l'ordre de ne rien refuser aux convives. Ils avaient le visage peint et fard, les cheveux coups en cercle. Leurs tuniques d'toffe transparente, ceintes au milieu du corps par un ruban, taient tailles pour tomber jusqu'aux pieds; mais, en la tirant par le haut, ils la relevaient jusqu'aux genoux.

    Ce fut dans ces lgants dners que se forma la conversation grecque, cette conversation qui fut copie depuis par tous les peuples, et dont la ntre tait, assure-t- on, avant l'introduction du cigare, une des plus vides et des plus rapides copies.

    De l le mot sel attique. Les vins de Corinthe, les vins de Samos, les vins de

    Chios et de Tndos arrosrent cet art naissant de la conversation.

    Ces vins sucrs grisaient dlicieusement les Grecs, et, au dessert, les entranaient vers ce monde dont Cnide, Paphos et Cythre taient les capitales.

    C'est cet entranement, c'est ces beaux et ces belles esclaves, qui il tait dfendu de rien refuser aux convives, que l'on doit, selon toute probabilit du moins, la substitution du lit aux chaises et aux bancs.

    D'ailleurs, d'autres que ces esclaves assistaient encore ces festins. Tout au contraire des Anglais, qui font sortir les femmes au dessert, c'tait au dessert qu'entraient en souveraines, Athnes et Corinthe, ces belles courtisanes: Aspasie, Las, Phryn.

    A Corinthe, elles taient si riches, qu'aprs la destruction de la ville elles offrirent, sous certaines conditions, de la rebtir leurs frais.

    Polybe parle d'un citoyen d'Athnes, Archtraste, que le

  • marquis de Cussy compare au grand artiste en cuisine contemporaine que l'on nomme Carme.

    Archtraste fit non seulement beaucoup de thorie culinaire, mais il appliqua son gnie l'excution.

    Il avait parcouru pied les contres les plus fertiles du monde, pour voir de prs les produits des diffrentes latitudes.

    Il en avait rapport Athnes toutes les possibilits culinaires du temps.

    La nature l'avait dou d'un apptit d'enfer, d'un estomac d'acier et d'un inpuisable esprit.

    Il mangeait normment et digrait vite. Et cependant il demeura si maigre que, au dire

    toujours de Polybe, on voyait une lumire au travers de son corps.

    *

    * * L'histoire nomme quelques lus et mme quelques lues

    qui jouissaient du mme privilge, grce leur maladie, la boulimie.

    La comdienne Aglas, il y a environ deux mille trois cents ans, mangeait son souper dix livres de viande, douze pains d'une livre chacun, et arrosait le tout de six bouteilles de vin.

    Une autre femme grecque, du nom d'Alis, provoquait les hommes des dfis de table, et, pas une fois, elle ne fut battue par les plus grands mangeurs du temps.

    Thodoret raconte qu'une femme de Syrie, pays o l'on ne vit gure que de poules, mangeait tous les jours trente poules et vingt pains, sans pouvoir se rassasier.

    Le comdien Thangon mangea, devant l'empereur Aurlien, un sanglier, un mouton, un jeune porc et un cochon de lait; il mangea de plus cent pains et but une barrique de vin pouvant contenir cent bouteilles de notre poque.

    L'empereur Claudius Albinus mangea, un jour, son djeuner, cinq cents figues, cent pches, dix melons, cent becfigues, quatre douzaines d'hutres et dix livres de raisin.

  • L'empereur Maximin mangeait, chaque jour, quarante livres de viande, buvait quatre-vingts pintes de vin. Il avait huit pieds de haut, il est vrai, et tait gros l'avenant: les bracelets de sa femme lui servaient de bagues, et sa ceinture de bracelet.

    *

    * * Athnes, avec ses vins sucrs, ses fruits, ses fleurs, ses

    ptisseries, ses desserts, qui touffaient le dner, n'eut jamais ce que les Romains appelrent la grande cuisine.

    Rome mangea mieux, et surtout plus substantiellement qu'Athnes: ce qui ne l'empcha pas, chose bizarre, d'avoir autant d'esprit qu'elle.

    Ses premiers cuisiniers furent grecs; mais, vers la fin de la Rpublique, aux temps de Sylla, de Pompe, de Lucullus et de Csar, la cuisine romaine prit son dveloppement, et surtout atteignit toute sa dlicatesse.

    Tous ces ravageurs du monde, qui allaient porter le nom et les fers de Rome au nord, au midi, l'orient et l'occident, emmenaient avec eux leurs cuisiniers; et ceux- ci rapportaient de tous les pays Rome les plats qu'ils avaient jugs dignes d'une table romaine.

    De mme que Rome eut un Panthon pour tous les dieux elle eut un temple pour toutes les cuisines.

    Antoine, satisfait un jour plus que de coutume de son cuisinier, le fit venir au dessert et lui donna une ville de trente-cinq mille habitants.

    Ce sont les Romains qui inventrent les cuyers tranchants. Ceux de Lucullus recevaient jusqu' vingt mille francs par an.

    Chaque mangeur avait ses parfums et ses esclaves. Les fleurs taient renouveles chaque service. De moment en moment, les parfums taient ranims. Des hrauts proclamaient haute voix la qualit des

    vins servis. Des officiers de bouche avaient des secrets pour

    ranimer les apptits. Carthage, que l'on avait constamment refus de rebtir,

  • fut renouvele sous Auguste avec le nom de Seconde Carthage, et rtablie uniquement, dit Erasme, cause de sa cuisine ancienne et du got exquis qu'avaient montr ses artistes dans le travail des pices ciseles en or et en argent.

    Un jour, l'empereur Claude appela ses porteurs, monta dans sa litire et se fit porter tout courant au snat, comme s'il avait une communication importante faire aux pres conscrits.

    Pres conscrits, s'cria-t-il en entrant, dites-moi: serait-il possible de vivre, si l'on n'avait pas le petit sal?.

    Le snat, tonn, commena par rflchir, puis dclara, l'unanimit, qu'en effet la vie serait prive de ses premires dlices si elle n'avait pas le petit sal.

    Un autre jour, il tait sur son tribunal; car, on le sait, Claude aimait rendre la justice, juste ou non.

    On plaidait devant lui une cause des plus importantes; aussi, le coude sur la table, le menton dans la main, parut-il tomber dans une rverie profonde.

    Tout coup, il fit signe qu'il voulait parler. L'avocat se tut. Les plaideurs coutrent.

    Oh! mes amis, dit l'empereur, l'excellente chose que les petits pts! Nous en mangerons dner, n'est-ce pas?

    Dieu fit la grce ce digne empereur de mourir comme il avait vcu, en glouton, d'une indigestion de champignons. Il est vrai que, pour lui faciliter le vomissement, on lui frotta le gosier avec les barbes d'une plume empoisonne.

    Il y eut Rome, on le sait, trois Apicius: L'un, qui vivait sous la Rpublique, du temps de Sylla; Le second, sous Auguste et Tibre; Le troisime, sous Trajan. C'est du second, c'est--dire de Marcus-Gabius, que

    parlent Snque, Pline, Juvnal et Martial. C'tait lui que Tibre envoyait de Capre les turbots

    qu'il n'tait pas assez riche pour acheter. Il passa presque dieu pour avoir trouv le moyen de

    conserver les hutres fraches. Riche deux cent millions de sesterces, cinquante

    millions de francs, il en dpensa plus de quarante pour sa table seule.

  • Un beau jour, la fatale ide lui vint de faire ses comptes.

    Il appela son intendant. Il n'avait plus que dix millions de sesterces, deux millions et demi de notre monnaie. Il se trouva tellement ruin avec deux millions et demi, qu'il ne voulut pas vivre un jour de plus. Il se mit dans un bain et se fit ouvrir les veines.

    Il reste de lui un souvenir, si ce n'est un fait. Ce souvenir est un trait de cuisine intitul De re

    culinaria; mais la paternit de ce livre lui est conteste. Il serait, disent des savants, d'un nomm Coelius, qui, par admiration, se serait fait nommer Apicius.

    J'habitais, Naples, le petit palais Chiatamone. J'tais juste sur l'emplacement du palais de Lucullus, qui appartenait toute cette plage occupe aujourd'hui par le chteau de l'Oeuf.

    A la mare basse je voyais encore sur les rochers la trace des conduits qui amenaient l'eau au vivier de Lucullus.

    C'est l qu'il se reposa de ses fameuses campagnes contre Mithridate et contre Tigrane, qui firent de lui le plus riche des Romains.

    Il avait, sur le golfe de Naples, deux palais, celui que je viens d'indiquer, et un autre au-dessus de Mergellina, puis un troisime l'le de Nisida, o sont aujourd'hui le Lazaret et le palais de la reine Jeanne.

    Pour communiquer de l'un de ces palais l'autre, il lui fallait faire une demi lieue en contournant la montagne. Il trouva plus court de la faire percer.

    Il allait ainsi en quelques minutes et frachement de sa villa de Mergellina sa villa de Nisida.

    C'est sa villa du chteau de l'Oeuf que Cicron et Pompe rsolurent un jour de venir lui demander dner, mais sans lui permettre de faire pour eux aucun extra.

    Ils arrivrent chez lui l'improviste, lui dclarrent leur intention, et ne le laissrent donner aucun ordre, except celui de mettre deux couverts de plus.

    Lucullus fit venir son majordome et ne lui dit que ces paroles:

    Deux couverts de plus dans le salon d'Apollon.

  • Or, le majordome savait que dans le salon d'Apollon la dpense tait pour chaque convive de vingt-cinq mille sesterces, six mille francs.

    Ils n'eurent donc que ce que Lucullus appelait un petit dner, dner de six mille francs par tte.

    Un autre jour, par un hasard incroyable, Lucullus n'avait invit personne s'asseoir sa table.

    Son cuisinier vint lui demander ses ordres. Je suis seul dit Lucullus. Le cuisinier, pensant qu'un dner de dix ou douze mille

    sesterces, deux mille cinq cents francs, pourrait suffire, agit en consquence.

    Le dner fini, Lucullus le fit venir, et le gronda vigoureusement.

    Le cuisinier s'excusa, lui disant: Mais, seigneur, vous tiez seul. - C'est justement les jours o je suis seul table, dit

    Lucullus, qu'il faut soigner mon dner car, ce jour-l, Lucullus dne chez Lucullus.

    *

    * * Ce luxe alla toujours en augmentant jusqu' la fin du

    IVe sicle. Ce fut alors qu'on entendit un grand bruit au fond des

    contres inconnues: au nord, l'orient, au midi, avec un grand fracas se levaient des hordes innombrables de barbares qui roulaient travers le monde.

    Les uns pied, les autres cheval, ceux-l sur des chameaux, ceux- ci sur des chars trans par des cerfs. Les fleuves les charriaient sur leurs boucliers, la mer les apportait sur des barques. Ils chassaient devant eux les populations avec le fer des pes, ainsi que les bergers poussent les troupeaux avec le bois de la houlette. Ils renversaient nations sur nations, comme si la voix de Dieu avait dit: Je mlerai les peuples du monde comme l'ouragan mle la poussire.

    C'taient des convives inconnus et insatiables, qui venaient s'asseoir aux grands repas o les Romains

  • dvoraient le monde. C'est d'abord Alaric, la tte des Goths, s'avanant au

    milieu de l'Italie, emport par le souffle de Jhovah, comme un vaisseau par celui de la tempte.

    Il va! Ce n'est pas sa volont qui le conduit, c'est un bras

    qui le pousse. Il va! Vainement un moine se jette sur son chemin et tente de

    l'arrter: Ce que tu me demandes n'est point en mon pouvoir, lui

    rpond le barbare; quelque chose me presse d'aller renverser Rome.

    Trois fois il enveloppe la Ville ternelle du flot de ses soldats; trois fois il recule comme une mare qui redescend.

    Les ambassadeurs vont lui, l'engageant lever le sige. Ils lui disent qu'il lui faudra combattre une multitude trois fois aussi nombreuse que son arme.

    Tant mieux, leur rpond le moissonneur d'hommes, plus l'herbe est serre, mieux elle se fauche.

    Enfin, il se laisse persuader et promet de se retirer, si on lui donne tout l'or, tout l'argent, toutes les pierreries, tous les esclaves barbares qui se trouvent dans la ville.

    Et que restera-t-il donc aux habitants? - La vie. rpond Alaric. On lui apporta cinq mille livres d'or, trente mille livres

    dargent, quatre mille tuniques de soie, trois mille peaux carlates et trois mille livres de poivre.

    Les Romains, pour se racheter, avaient fondu jusqu' la statue d'or du Courage.

    Puis, c'est Genseric, la tte des Vandales, traversant l'Afrique et marchant vers Carthage, o se sont rfugis les dbris de Rome.

    Vers Carthage la prostitue! o les hommes se couronnent de fleurs, s'habillent comme des femmes, et, la tte voile, courtisanes tranges, arrtent les passants pour leur offrir leurs monstrueuses faveurs.

    Il arrive devant la ville. Pendant que l'arme monte sur les remparts, le peuple descend au Cirque. Au dehors, le fracas des armes; au dedans, le bruit des jeux. Ici, la voix

  • des chanteurs; l bas, le cri des mourants. Au pied des murailles, la maldiction de ceux qui glissent dans le sang et qui meurent; sur les gradins de l'amphithtre, les chants des comdiens et le son des fltes qui les accompagnent. Enfin, la ville est prise.

    Genseric vient lui-mme ordonner aux gardiens d'ouvrir les portes du Cirque.

    A qui? demandent-ils. - Au roi de la terre et de la mer. rpond le vainqueur.

    Mais bientt il prouve le besoin de porter ailleurs le fer et la flamme. Il ne sait pas, le barbare, quels peuples couvrent la surface du globe et il veut les dtruire. Il se rend au port, embarque son arme, monte le dernier sur ses vaisseaux.

    O allons-nous, matre? dit le pilote. - O Dieu me poussera! - A quelle nation allons-nous faire la guerre? - A celle que Dieu veut punir. C'est enfin Attila que sa mission appelle dans les

    Gaules; dont le camp, chaque fois qu'il s'arrte, couvre un espace de trois milles; qui fait veiller un roi captif la porte de chacun de ses gnraux et un de ses gnraux sa tente; qui, ddaigneux des vases d'or et d'argent de la Grce, mange des chairs saignantes dans des assiettes de bois.

    Il s'avance et couvre de son arme les pacages du Danube. Une biche lui montre le chemin travers les Palus Motides et disparat. Il passe comme un torrent sur l'empire d'Orient, enjambe avec ddain Rome dj ruine par Alaric, puis enfin met le pied sur cette terre qui est aujourd'hui la France: et deux villes seulement, Troyes et Paris, restent debout.

    Chaque jour le sang rougit la terre, chaque nuit l'incendie rougit le ciel. Les enfants sont suspendus aux arbres par le nerf de la cuisse et abandonns aux oiseaux de proie. Les jeunes filles sont tendues en travers des ornires, et des chariots chargs passent sur elles; les vieillards sont attachs au cou des chevaux, et les chevaux aiguillonns les emportent avec eux. Cinq cents villes brles marquent le passage du roi des Huns travers le monde; le dsert s'tend sa suite, comme son tributaire;

  • l'herbe mme ne crot plus, dit l'exterminateur, partout o a pass le cheval d'Attila.

    Tout est extraordinaire dans les envoys de ces vengeances clestes: naissance, vie et mort.

    Alaric, prt s'embarquer pour la Sicile, meurt Cosenza. Alors ses soldats, l'aide d'une troupe de captifs, dtournent le cours du Buzento, leur font creuser une fosse pour leur chef au milieu de son lit dessch, y jettent sous lui, autour de lui, sur lui, de l'or, des pierreries, des toffes prcieuses; puis, quand la fosse est comble, ils ramnent les eaux du Buzento dans leur lit; le fleuve passe sur le tombeau; et, sur les bords du fleuve, ils gorgent jusqu'au dernier des esclaves qui ont servi l'oeuvre funraire, afin que le mystre de la tombe reste un secret entre eux et les morts.

    Quinze cents ans aprs cet vnement, je traversais la Calabre au milieu du tremblement de terre qui venait de la secouer de fond en comble; le Buzento avait disparu tout entier dans une immense gerure de la terre, le lit tait sec de nouveau; je m'arrtai une auberge qu'on appelait le Repos d'Alaric et de la fentre je voyais toute une multitude remuant la terre mise nu, pour retrouver cette tombe d'Alaric, qui contenait un cadavre enseveli dans des richesses suffisantes pour enrichir un peuple.

    Quant Attila, il expire entre les bras de sa nouvelle pouse Udico; et les Huns se font avec la pointe de leurs pes des incisions au-dessous des yeux, afin de ne pas pleurer leur roi avec des larmes de femme, mais avec du sang d'homme. L'lite de ses cavaliers tourne autour de son corps, tout le jour, en chantant des chants guerriers; puis, quand la nuit est venue, le cadavre enferm dans trois cercueils, le premier d'or, le second d'argent, le troisime de fer, est mystrieusement dpos dans la tombe sur un lit de drapeaux, d'armes et de pierreries; et, afin que nulle cupidit humaine ne vienne profaner tant de richesses funraires, les ensevelisseurs sont pousss dans la tombe et enterrs avec l'enseveli.

    Ainsi passrent, au milieu de l'orgie romaine qu'ils teignirent dans le sang, ces hommes qui, instruits de leur mission par un instinct sauvage, devancrent le

  • jugement du monde en s'intitulant le marteau de l'univers ou le flau de Dieu 1.

    Puis, quand le vent eut emport la poussire qu'avait souleve la marche de tant d'armes; quand la fume de tant de villes incendies fut remonte au ciel; quand les vapeurs qui s'levaient de tant de champs de bataille furent retombes sur la terre en rose fcondatrice; quand l'oeil, enfin, put distinguer quelque chose au milieu de cet immense chaos, il aperut des peuples jeunes et renouvels se pressant autour de quelques vieillards qui tenaient d'une main l'Evangile et de l'autre la croix.

    Les vieillards, c'taient les Pres de l'Eglise. Ainsi mourut, au commencement du Ve sicle, au

    temps de saint Chrysostome, cette civilisation qui avait donn tant de beaux jours l'empire romain. L'odeur des festins de Trimalcion, de Lucullus, de Domitien, d'Hliogabale, qui avait veill l'apptit des barbares, tout fut perdu.

    Les incursions des nations fauves, qui durrent pendant prs de trois sicles, jetrent sur la civilisation antique une nuit profonde.

    Lorsqu'il n'y eut plus de cuisine dans le monde, il n'y eut plus de littrature, d'intelligence leve et rapide, il n'y eut plus d'inspiration, il n'y eut plus d'ide sociale, dit Carme.

    Heureusement que des parcelles de la grande recette gnrale s'taient parpilles sur le monde. Le vent en jeta des fragments dans les clotres. C'est l que le feu de l'intelligence se rveilla. Les moines l'attisrent et veillrent de nouveaux phares. Ceux-ci jetrent toute leur lumire sur la socit nouvelle et la fcondrent.

    Gnes, Venise, Florence, Milan, Paris enfin, qui hritent des nobles passions de l'art, deviennent des cits opulentes et ressuscitent la gastronomie.

    C'tait l qu'elle s'tait teinte, c'tait l qu'elle devait renatre.

    Rome, privilgie entre toutes les villes, eut deux civilisations, toutes les deux brillantes: sa civilisation guerrire, sa civilisation chrtienne.

    Aprs le luxe de ses gnraux et de ses empereurs, elle

  • eut celui de ses cardinaux et de ses papes. L'Italie regagnait par le commerce les richesses

    qu'autrefois elle avait conquises par les armes. Comme elle avait eu ses gourmands paens, ses Lucullus, ses Hortensius, ses Apicius, ses Antoine, ses Pollion, elle a ses gourmands chrtiens, son Lonard de Vinci, son Tintoret, son Titien, son Paul Vronse, son Raphal, son Baccio Bandinelli, son Guido Reni; si bien qu'elle n'est bientt plus assez grande pour contenir cette civilisation nouvelle et qu'elle dborde sur la France.

    *

    * * La France tait fort arrire l'endroit de la cuisine.

    Seuls, nos excellents vins, quoique n'tant point arrivs au degr de perfection qu'ils ont atteint aujourd'hui, taient suprieurs aux vins de la vieille Rome et de la nouvelle Italie.

    Mais par bonheur, au milieu de cette dispersion des peuples, au milieu de cette inondation de barbares, les couvents taient rests comme des lieux de refuge o s'taient cachs les sciences, les arts et les traditions de la cuisine. Seulement la cuisine, de paenne qu'elle tait, s'tait faite chrtienne et avait subi sa division en gras et en maigre.

    Ce luxe de table que nous trouvons dans les tableaux de Paul Vronse, particulirement dans celui des Noces de Cana, passa en France avec Catherine de Mdicis, et alla toujours augmentant sous les rgnes de Franois II, de Charles IX et de Henri III.

    Le linge, surtout le beau linge, ne fit que trs tard son apparition en France. La propret est le rsultat et non le prsage de la civilisation. Nos belles dames du XIIIe et du XIVe sicle, aux pieds desquelles s'agenouillrent les Galaor, les Amadis et les Lancelot du Lac, il faut bien l'avouer, non seulement n'avaient pas de chemises la plupart du temps, mais ne les connaissaient point. Les nappes, dj employes du temps d'Auguste, avaient disparu, et n'tendirent sur nos tables leur blanche surface

  • que vers le XIIIe sicle, et encore seulement chez les princes et chez les rois.

    Alors s'tablit en France un usage singulier, celui de couper la nappe devant ceux qu'on voulait dfier ou qui on voulait faire un reproche de bassesse ou de lchet.

    Charles VI, le jour de l'Epiphanie, avait sa table plusieurs convives illustres, parmi lesquels se trouvait Guillaume de Hainault, comte d'Ostrevant. Tout coup un hraut vint trancher la nappe devant le comte, en lui disant qu'un prince qui ne portait pas d'armes n'tait pas digne de manger la table du roi.

    Guillaume rpondit que, comme les autres seigneurs, il portait l'cu, la lance et l'pe.

    Non, sire, reprit le hraut, cela est impossible; car votre oncle a t tu par les Frisons, et jusqu' ce jour cependant sa mort est reste impunie; certes, si vous possdiez des armes, il y a longtemps qu'il serait veng.

    Les serviettes ne furent en usage que quarante ans aprs et sous le rgne suivant.

    Les Celtes, nos premiers anctres, essuyaient leurs doigts aux bottes de foin qui leur servaient de siges. Les Spartiates mettaient ct de chaque convive un morceau de mie de pain destin au mme usage. Avant les premires serviettes de toile, qui furent faites Reims, on s'essuyait les doigts avec des tissus de laine qui n'taient ni neufs, ni blanchis.

    En 1792, lors des voyages de lord Macartney, les Chinois ne se servaient encore que de deux petits morceaux de bois pour envoyer la nourriture dans leur bouche. La cuiller et la fourchette furent peu prs bannies de France jusqu'au XVIe sicle, et leur usage ne devint commun qu'au sicle dernier.

    Saint Pierre Damien raconte avec horreur que la soeur de Romain Argile, pouse d'un des fils de Pierre Orselolo, doge de Venise, au lieu de manger avec ses doigts, employait des fourchettes et des cuillers dores pour porter sa bouche les aliments, ce qu'il regarde comme l'effet d'un luxe insens qui appela le courroux cleste sur sa tte et sur celle de son poux. Tous deux en effet moururent de

  • la peste. Les couteaux avaient de longtemps prcd les

    fourchettes, dans la ncessit o l'on tait de dpecer les viandes que l'on ne pouvait dchirer avec les doigts.

    Quant aux verres, ils taient connus des Romains, comme le prouve l'histoire de Pollion que nous venons de rapporter. Aujourd'hui les curieux et les voyageurs qui visitent Pomp peuvent s'assurer que l'emploi du verre tait mme assez commun chez eux. Mais, aprs l'invasion des barbares, il ne fut plus connu que par tradition.

    Vers le Xe ou XIe sicle avant Jsus-Christ, plusieurs marchands de nitre traversant la Phnicie voulurent faire cuire leur dner au bord du fleuve Bellus; ne trouvant pas morceaux de nitre; la matire s'embrasa, se fondit avec le sable, et forma de petits ruisseaux d'une liqueur transparente qui, s'tant fige quelques pas de l, indiqua la manire de faire le verre.

    Quelques auteurs prtendent qu'il fut invent sous le rgne de Sal, et assurent que Salomon avait des verres boire.

    Du temps de Phdre et d'Aristote, quatre sicles peu prs avant Jsus-Christ, le vin se conservait dans des amphores de terre cuite contenant vingt-huit litres peu prs, ou dans des peaux de bouc o le vin se desschait tellement qu'on tait oblig de les racler, et de faire dissoudre, pour le boire, ce liquide coagul.

    En Espagne il se conserve encore ainsi; ce qui lui donne un got abominable que les Espagnols prtendent tre un fumet aussi apptissant que celui de notre bourgogne et de notre bordeaux. En France d'ailleurs, il n'est aucunement question de bouteilles avant le XIVe sicle.

    Quant aux pices, qui forment aujourd'hui le condiment principal de toutes les sauces, elles commencrent devenir un peu plus communes en France lorsque Christophe Colomb eut dcouvert l'Amrique, et Vasco de Gama la route du Cap.

    Mais, en 1263, elles taient encore si rares et si prcieuses, que l'abb de Saint-Gilles en Languedoc, ayant une grande faveur demander au roi Louis le Jeune, ne

  • crut pouvoir mieux le sduire qu'en faisant accompagner son placet par des cornets d'pices.

    On appelait pices, et cette locution s'est conserve, les cadeaux qu'on faisait aux juges.

    Dans un pays presque entour par la mer, comme la France, le sel entra tout d'abord, et de toute antiquit, dans l'assaisonnement de la viande et des lgumes.

    Le poivre, au contraire, n'est connu que depuis cent quinze ou cent vingt ans: M. Poivre, natif de Lyon, le transporta de l'le de France la Cochinchine. Avant cette conqute, il se vendait au poids de l'or; et les piciers qui taient assez heureux pour en possder quelques onces inscrivaient sur le devant de leur magasin: Epicier, Poivrier.

    Il parat que le poivre n'tait pas si rare chez les anciens Romains, puisque dans le tribut qu'Alaric leva sur Rome il y en avait trois mille livres.

    Les facults intellectuelles parurent s'lever, par l'impulsion des pices, une plus longue surexcitation. Est-ce aux pices que nous devons l'Arioste, le Tasse, le Boccace? Est-ce aux pices que nous devons les chefs- d'oeuvre du Titien? Je suis tent de le croire: j'ai dj dit que Lonard de Vinci, le Tintoret, Paul Vronse, Baccio Bandinelli, Raphal et Guido Reni taient des gourmands distingus.

    Ce fut surtout sous Henri III que les lgantes dlicatesses des tables florentines et romaines fleurirent en France: la nappe tait plisse et frise comme une collerette depuis Franois Ier. Dj, sous la troisime race, le luxe de l'argenterie avait dpass toutes les bornes, et il avait fallu qu'une ordonnance de Philippe le Bel vnt le refrner; sous ses successeurs d'autres ordonnances tentrent de le limiter, mais ne russirent pas.

    Au commencement du XVIe sicle, sous Louis XII et Franois Ier, on dnait dix heures du matin; quatre heures on soupait; le reste de la journe tait occup par les soires ou les promenades. Dans le XVIIe sicle, on dnait midi, on soupait sept heures; et si l'on veut sous ce rapport voir quelque chose de curieux et connatre une foule de plats oublis ou perdus, on peut lire les Mmoires du

  • mdecin Hrouard, charg d'enregistrer les djeuners et les dners du roi Louis XIII.

    Au XVIIe sicle, c'est--dire l'poque o l'on dnait midi, le cor, dans les grandes maisons, annonait le moment du dner. De l une locution perdue; on disait: Cornez le dner.

    Des pages, et parfois la matresse de la maison et ses filles, prsentaient aux convives des bassins d'argent qui servaient se laver les mains; cela fait, on prenait place table, et en se retirant on allait de nouveau se laver les mains dans une salle voisine. Si le matre tenait honorer particulirement un convive, il lui faisait passer sa propre coupe pleine. En Espagne, encore aujourd'hui, la matresse de la maison, quand elle veut vous faire une faveur, trempe ses lvres dans son verre et vous l'envoie pour que vous le buviez sa sant.

    Nos pres disaient que, pour se bien porter, il fallait s'enivrer au moins une fois par mois.

    Le commerce, en s'tablissant le long des ctes depuis le golfe du Bengale jusqu' Dunkerque, changea compltement l'itinraire des pices, qui nous arrivrent de l'Inde, tandis que celles qui nous venaient d'Amrique traversaient l'Atlantique. Le commerce de l'Italie languit alors et disparut peu peu; les dcouvertes scientifiques et surtout culinaires ne nous vinrent plus des Vnitiens, des Gnois, des Florentins, mais des Portugais, des Allemands et des Espagnols. Bayonne, Mayence et Francfort nous envoyrent leurs jambons; Strasbourg fit fumer ses saucisses et son lard, et nous en approvisionna; Amsterdam nous expdia ses petits harengs, Hambourg son boeuf.

    Ce fut au milieu de cette diffusion du bien-tre matriel que l'aristocratie fodale s'affaiblit et fit eau. Alors on jeta les yeux, et des yeux avides, sur les biens, les jouissances qui remplissaient l'existence des grands seigneurs. Mais, tout en pliant sous la main des rois, l'aristocratie sut conserver son rang et continua de tout effacer, la cour et dans la socit, par le luxe de sa vie, de ses vtements et de sa reprsentation. Elle accrut sa dpense, remplit ses coffres avec l'argent de la bourgeoisie, et se doubla d'une aristocratie d'argent et de hasard, qui rivalisa avec

  • l'aristocratie de naissance et de privilge. Sur ces entrefaites, le caf parut en France. Un prtre musulman avait remarqu que les chvres de

    l'Ymen qui mangeaient des baies d'une plante croissant dans cette contre taient plus joyeuses, plus vives et plus gaies que les autres; il torrfia ces baies, les moulut, en fit une infusion, et dcouvrit le caf tel que nous le prenons.

    Malgr la prophtie de Mme de Svign, le caf continua tre le diamant du dessert sous le rgne de Louis XIV.

    Les cabarets, qui furent les cafs primitifs et qui existaient depuis longtemps, avaient commenc assouplir nos moeurs. En mangeant dans la mme chambre, souvent la mme table, les Franais apprirent vivre en frres et en amis.

    La cuisine du sicle de Louis XIV fut soigne, somptueuse, assez belle; et l'on commena de souponner le degr de dlicatesse auquel elle pouvait arriver, la table des Cond.

    Le suicide de Vatel indique plutt l'homme de l'tiquette que l'homme du dvouement: laisser manquer le poisson dans une saison o, grce la fracheur de l'atmosphre et la glace sur laquelle on l'tend, on peut conserver le poisson trois ou quatre jours, c'est d'un homme imprvoyant qui ne va pas au-devant, par l'imagination, des accidents dont peut l'craser la mauvaise fortune.

    Ce fut sous le rgent Philippe d'Orlans, c'est ses petits soupers, c'est aux cuisiniers qu'il forma, qu'il paya et traita si royalement et si poliment, que nous devons l'excellente cuisine du XVIIIe sicle. Cette cuisine, tout la fois savante et simple, que nous possdons aujourd'hui perfectionne et complte, eut un dveloppement immense, rapide, inespr. Loin d'obscurcir l'intelligence, cette cuisine, pleine de verve, veilla l'esprit en le fouettant; et la conversation franaise, ce modle des conversations europennes, trouva, de minuit une heure du matin, entre la poire et le fromage, sa perfection table.

    Les grandes questions sociales qui se prsentrent alors tendirent le cercle de la conversation jusqu'aux grandes

  • questions sociales qui avaient t remues dans les sicles prcdents et furent reprises table avec plus de raison, de lumire et de profondeur par les Montesquieu, les Voltaire, les Diderot, les Helvtius, les d'Alembert, tandis que les finesses de la cuisine passaient aux Cond, aux Soubise, aux Richelieu, aux Talleyrand, et que, progrs immense! on pouvait, chez un bon restaurateur, dner pour douze francs aussi bien que chez M. de Talleyrand et mieux que chez Cambacrs.

    Disons un mot de ces utiles tablissements, dont parfois les chefs rivalisrent avec les Beauvilliers et les Carme.

    A Paris, ils ne comptent pas plus de quatre-vingt-dix cent ans. Ils ne peuvent donc pas invoquer leur antiquit lappui de leur noblesse.

    Les restaurateurs descendent en droite ligne des cabaretiers-taverniers, et de tout temps il y a eu des boutiques o l'on vendait du vin, et d'autres o l'on donnait manger. Celles ou l'on vendait du vin s'appelaient cabarets; celles o l'on vendait manger s'appelaient tavernes.

    La profession des marchands de vin est une des plus anciennes qui subsistent dans la capitale. Boileau leur donne des statuts ds 1264, mais ils ne furent rigs en corps de communaut que trois cent trente-cinq ans aprs. Alors on les divisa en quatre classes: hteliers, cabaretiers, taverniers, marchands de vin pot. Les marchands de vin pot taient ceux qui vendaient le vin en dtail, sans cependant tenir taverne. On ne pouvait boire chez eux celui qu'on y achetait, il fallait l'emporter. A la grille extrieure de la boutique tait pratique une ouverture par laquelle l'acheteur passait son pot vide et le reprenait lorsqu'il tait plein. De cet usage il n'existe plus que les grilles que l'on voit encore faire partie de la devanture des marchands de vin.

    Les cabaretiers avaient le droit de donner boire chez eux et d'y donner manger, mais il leur tait expressment dfendu de fournir du vin en bouteille; il devait tre dans des pintes talonnes. Au XIe sicle, les seigneurs, les moines et les rois n'ont pas cru droger en vendant soit au

  • pot, soit en dtail, les vins qu'ils rcoltaient. Afin d'avoir un prompt dbit, ils abusaient de leur autorit absolue, en ordonnant de fermer toutes les tavernes de la ville jusqu' ce que leurs vins fussent vendus. On demandait un jour Bautru la dfinition d'un cabaret:

    C'est, rpondit-il, un lieu o l'on vend la folie la bouteille.

    On voit Pomp dans les ruines de la ville, et on voit Florence dans les plus beaux palais, Pomp, la petite fentre par laquelle on vendait autrefois, Florence, la petite fentre par laquelle on vend encore aujourd'hui le vin du propritaire du palais. C'est le concierge qui est charg de ce soin.

    En 1599, les cabaretiers furent tablis par Henri IV en communaut, avec le titre matres-queux, cuisiniers et porte-chapes.

    Vers le milieu du sicle dernier, un nomm Boulanger tablit Paris, rue des Poulies, le premier restaurant. On lisait cette devise sur sa porte:

    Venite omnes, qui stomacho laboratis, et ego restaurabo vos.

    Venez tous, qui travaillez de l'estomac, et je vous restaurerai.

    Ce fut un grand progrs que l'tablissement des restaurants Paris. Avant qu'ils fussent crs, les trangers taient forcs d'avoir recours la cuisine des aubergistes, qui gnralement tait mauvaise. Il existait bien quelques htels avec table d'hte; mais ces htels, peu d'exceptions prs, n'offraient que le strict ncessaire. On avait bien la ressource des traiteurs; mais ils ne livraient que des pices entires; et celui qui voulait se rgaler avec un ami tait oblig d'acheter, soit un gigot, soit un dindon, soit un filet de boeuf.

    Enfin, un homme de gnie se trouva, qui, jugeant de l'opportunit d'une cration nouvelle, comprit que, si un dneur s'tait prsent pour manger une aile de poulet, un autre ne pouvait manquer de se prsenter pour manger la cuisse. La varit des mets, la fixit des prix, le soin donn au service, amneraient la vogue chez celui qui commencerait avec ces trois qualits.

  • La Rvolution, qui dmolit tant de choses, cra de nouveaux restaurateurs: les matres d'htel et les cuisiniers des grands seigneurs, se voyant sans place par l'migration de leurs matres, devinrent philanthropes et imaginrent, ne sachant quel saint se vouer, de faire participer tout le monde leur science culinaire.

    A la premire restauration bourbonienne, en 1814, le restaurateur fit un grand pas. Beauvilliers apparut dans ses salons, en habit la franaise et l'pe au ct.

    Au milieu des premiers restaurateurs qui prirent le sceptre de la cuisine, il faut compter un nomm Mot. Il vendait des bouillons au consomm, des volailles au gros sel et des oeufs frais, le tout servi sur des petites tables de marbre, comme dans les cafs aujourd'hui. J'ai encore entendu parler dans ma jeunesse des succulents dners que l'on faisait chez Mot, de l'air avenant et smillant de sa femme qui trnait au comptoir. Mot tait l'ancien chef de cuisine du prince de Cond, c'est--dire le successeur de Vatel.

    La ville qui, aprs Paris, compte le plus de restaurateurs, est San-Francisco; elle a des restaurateurs de tous les pays et mme des restaurateurs chinois. Un de nos amis, qui a dn dans un restaurant chinois, en a rapport la carte et a bien voulu nous la communiquer.

    La voici: Soupe au chien fr. 50 c. Ctelettes de chat 1 Rti de chien 75 Pt de chien 20 Rats braiss 20 La carte est signe et porte le cachet du restaurateur,

    afin qu'on ne dise pas que c'est une carte faite plaisir. Entre les traiteurs et les restaurateurs, il y a aujourd'hui

    peu de diffrence, et la mode a t longtemps, la fin du dernier sicle et au commencement de celui-ci, d'aller manger les hutres et les matelotes au cabaret, c'est--dire chez des traiteurs; et c'tait raison, car souvent on dne mieux chez Maire, chez Philippe ou chez Magny, que chez les premiers restaurateurs de Paris.

  • Voici les noms des restaurateurs dont les gourmands du dernier sicle et ceux du commencement de celui-ci ont gard le souvenir avec le plus de reconnaissance:

    Beauvilliers, Mot, Robert, Rose, Borel, Legac, les frres Vry, Neveux et Baleine.

    Ceux d'aujourd'hui sont: Verdier, de la Maison-d'Or, Bignon, Brbant, Riche, le Caf Anglais, Pters, Vfour, les Frres Provenaux.

    Si je passe quelques clbrits, qu'elles me le pardonnent: c'est un oubli.

    ALEXANDRE DUMAS.

  • UNE CUISINE MODELE J'ai vu Sainte-Menehould, raconte Victor Hugo, une

    belle chose, c'est la cuisine de l'htel de Metz. C'est l une vraie cuisine. Une salle immense, un des

    murs occup par les cuivres, l'autre par les faences. Au milieu, en face des fentres, la chemine, norme caverne qu'emplit un feu splendide. Au plafond, un noir rseau de poutres magnifiquement enfumes, auxquelles pendent toutes sortes de choses joyeuses, des paniers, des lampes, un garde-manger, et au centre une large nasse claire-voie o s'talent de vastes trapzes de lard. Sous la chemine, outre le tournebroche, la crmaillre et la chaudire, reluit et ptille un trousseau blouissant d'une douzaine de pelles et de pincettes de toutes formes et de toutes grandeurs. L'tre flamboyant envoie des rayons dans tous les coins, dcoupe de grandes ombres sur le plafond, jette une frache teinte rose sur les faences bleues, et fait resplendir l'difice fantastique des casseroles comme une muraille de braise. Si j'tais Homre ou Rabelais, je dirais:

    Cette cuisine est un monde, dont cette chemine est le soleil.

    C'est un monde en effet. Un monde o se meut toute une rpublique d'hommes, de femmes et d'animaux. Des garons, des servantes, des marmitons, des rouliers attabls sur des poles, sur des rchauds, des marmites qui gloussent, des fritures qui glapissent, des pipes, des cartes, des enfants qui jouent, et des chats, et des chiens, et le matre qui surveille. Mens agitat molem.

    Dans un angle, une grande horloge gane et poids dit gravement l'heure tous ces gens occups.

    Parmi les choses innombrables qui pendent au plafond, j'en ai admir une surtout, le soir de mon arrive, c'est une petite cage o dormait un petit oiseau. Cet oiseau m'a paru tre le plus admirable emblme de la confiance. Cet antre, cette forge indigestion, cette cuisine effrayante est jour et nuit pleine de vacarme, l'oiseau dort. On a beau faire rage autour de lui, les hommes jurent, les femmes querellent, les enfants crient, les chiens aboient, les chats

  • miaulent, l'horloge sonne, le couperet cogne, la lchefrite piaille, le tournebroche grince, la fontaine pleure, les bouteilles sanglotent, les vitres frissonnent, les diligences passent sous la vote comme le tonnerre; la petite boule de plume ne bouge pas. - Dieu est adorable, il donne la foi aux petits oiseaux.

  • A JULES JANIN Mon cher Janin, Je cherchais une entre en matire pour faire une

    causerie rapide sur le XIXe, le XVIIIe et mme le XVIIe sicle.

    Tout coup je m'crie comme Archimde: J'ai trouv! Et, en effet, ce que j'ai trouv, mon vieil ami, c'est un

    joli portrait de vous, avec une lettre adresse vous par M. Fayot; je ne puis reproduire le portrait, mais je puis reproduire cette ddicace, que j'ai le regret de ne pas avoir crite, tant elle dit bien de vous ce que j'aurais voulu en dire.

    Le livre o se trouvent ces deux prcieux documents - l'un sur votre physique, le portrait; l'autre sur votre moral, la ddicace - est intitul: Les Classiques de la table.

    Voici la lettre:

    A MONSIEUR JULES JANIN. Monsieur, Ne soyez pas tonn si nous mettons votre nom au

    frontispice de ce volume, qui contient mieux que l'me du licenci Gil Prs. Vous aimez trop votre pote Horace, qui donnait de si bons petits dners Mcne, pour ne pas tre naturellement l'ami et le compagnon de tant de charmants professeurs dans cette heureuse et fconde science de la table et de la bonne humeur. Cette science, que l'on pourrait bon droit appeler la gaie science, a soumis l'Europe la France tout autant pour le moins que nos modes, notre thtre, nos romans et nos posies. Brillat-Savarin est le professeur le plus cout de ce monde; ses prceptes sont des lois sans appel. Carme est peut-tre la seule gloire de son sicle qui n'ait pas t conteste. Enfin, M. le prince de Talleyrand, dont les bons mots sont autant de chapitres de lhistoire contemporaine, n'a pas t, dans sa

  • longue vie, plus populaire par cet esprit qui blouissait l'Europe, que par sa grande renomme, bien mrite d'avoir t, mme en comptant S. M. Louis XVIII; la premire fourchette de son temps.

    Nous savons bien, Monsieur, que vos prtentions ne vont pas si loin. Feu M. le marquis de Cussy, de friande mmoire, disait de vous que vous faisiez trop d'esprit table pour savoir jamais bien dner. Il prtendait que chez vous la forme emportait le fond. Puis, comme il ne voulait dcourager personne: Qui sait? disait-il, il deviendra peut-tre clbre, quoiqu'il soit bien maladroit, un couteau la main! Carme lui-mme, peu de temps avant sa mort, affirmait qu'il et fait quelque chose de vous s'il vous et connu au beau temps de ses inspirations toutes royales. Brave et digne homme! Si vous ne l'avez pas compris tout fait, vous l'avez devin. Vous avez fait comme ces gens zls qui savent peine la langue d'Homre, et qui, pour le seul enchantement de l'oreille, se lisent eux-mmes les plus beaux vers de l'Iliade. Ils s'amusent du son, ils rvent le reste. A la tte des gastronomes nous vous plaons, Monsieur, sinon pour votre gourmandise encore peu claire, du moins pour votre volont, pour votre zle, pour votre honnte envie de faire quelque jour, quand vous aurez assez de loisirs, de notables progrs dans cette grande science du bien-vivre qui est, bien prendre, la science mignonne de tous les hommes distingus de l'univers.

    Voil pourquoi cette Encyclopdie des bons viveurs paratra sous vos auspices. Plaise au dieu tout-puissant de Dsaugiers et de Ptrone que ce livre porte d'heureux fruits. Hlas! nous avons besoin de frapper un grand coup, qui rende aux utiles plaisirs de la table leur popularit d'autrefois, qui rveille l'apptit presque aussi blas que l'esprit mme de nos contemporains.

    Il faut l'avouer, quoi qu'il nous en cote, les gourmands s'en vont plus encore que les grands potes. Les meilleures tables ont t renverses par la mort ou par les rvolutions, pires que la mort. De nos jours, O profanation! nous avons assist la vente en dtail des plus clbres caves parisiennes. Ceux mmes qui les avaient fonds, ces prcieux entrepts de la gaiet, de la verve, de l'esprit -

  • disons-le - de l'amour des hommes, ceux-l mmes faisaient entrer dans leurs caves dshonores l'huissier- priseur, ce triste convive qui dguste les vins sans les boire et tout simplement pour savoir l'argent qu'il en faut demander. Les bons vins, la liqueur divine destine aux amis, aux potes, aux belles personnes, aux douces joies du foyer domestique, le propritaire avare les faisait vendre pour en avoir de l'argent! De l'argent pour remplacer tant de sourires, tant de vivats, tant d'aimables regards, tant d'esprances presque accomplies, tant de lvres amoureuses doucement humectes! Tires de leur obscurit et de leur paix profonde, ces dives bouteilles, encore toutes couvertes de leur manteau diaphane, fil par l'araigne ou par les fes de Bordeaux, de Mcon et de la Cte-Rtie, avaient l'air de se dire: O allons- nous? Spectacle affligeant! triste dcadence! Bas-Empire de la cuisine! Encore une fois, il est temps que les adeptes remettent en honneur les vraies traditions.

    Puisse ce livre rappeler la France ce grand art qui se perd, l'art qui contient toutes les lgances, toutes les courtoisies, sans lesquelles tous les autres sont inutiles et perdus; l'art hospitalier par excellence, qui emploie avec un gal succs tous les produits les plus excellents de l'air, des eaux, de la terre: le boeuf de la prairie et l'alouette du champ de bl; la glace et le feu; le faisan dor et la pomme de terre; le fruit et la fleur; l'or, la porcelaine et les plus suaves peintures; l'art des quatre saisons de l'anne, des quatre ges de la vie de l'homme; la seule passion, heureuse entre toutes, qui ne laisse aprs elle ni le chagrin ni le remords. Chaque matin elle renat plus brillante et plus vive; elle a besoin de la paix et de l'abondance; elle se plat dans les maisons sages, heureuses, bien ordonnes, bienveillantes; aimable passion, qui peut remplacer toutes les autres, elle est la joie du foyer domestique; elle se plie toutes les ncessits de la ville, toutes les exigences de la campagne. Dans le voyage, elle est la consolation; dans la sant, la force; dans la maladie, l'esprance; comme toutes les sciences heureuses, innocentes, bien faites, cette science favorite des rois et des potes, des belles personnes de trente ans et des hommes politiques inoffensifs; cette vertu,

  • qui manquait Napolon et que ne ddaignait pas le grand Cond, a produit des chefs- d'oeuvre tout remplis de l'esprit le plus rare, de la gaiet la plus charmante, d'un style plein de grce, de bon sens, de suc, de philosophie, d'urbanit. - De tous ces chefs- d'oeuvre, et l pars comme autant de couplets de la mme chanson nous avons fait un livre unique, et, s'il fallait une pigraphe ce livre, nous prendrions la devise de votre pote et la vtre: - Se laisser tre heureux. - Indulgere genio!

    Puissiez-vous mettre longtemps en pratique cet art heureux tout fait digne du brillant et aimable esprit que nous aimons tant pour sa bienveillance, sa bonne grce et son abandon.

    Sans aucun doute, Monsieur, comme vous le dites souvent il est difficile de bien crire, mais il est cent fois plus difficile de savoir bien dner.

    Paris, le 10 octobre 1833.

    Votre ami, LE SECRETAIRE DE FEU CAREME.

    Vous le voyez, cher ami, il y a trente-quatre ou trente-

    six ans que ces lignes ont t crites; nous tions au plus vigoureux temps de notre verte jeunesse, mais nous n'tions ni l'un ni l'autre des gourmands. Pourquoi ne l'tiez-vous pas, vous, gourmand? M. de Cussy me parat l'avoir devin. Pourquoi ne l'tais-je pas, moi? Je ne l'ai jamais bien su moi-mme. Et cependant c'tait encore l'poque des soupers, poque tout fait perdue aujourd'hui.

    Nous soupions assez rgulirement, s'il vous en souvient, chez les deux reines du thtre de l'poque. Nous allions manger, aprs Henri III, de la soupe aux amandes chez la reine de la comdie, Mlle Mars, qui demeurait alors rue de la Tour-des-Dames.

    Nous allions, aprs les reprsentations de Christine l'Odon, manger des truffes en salade avec force poivre et force piment chez l'impratrice de la tragdie, Mlle Georges, rue de l'Ouest.

    Je trouve que la soupe aux amandes rappelle assez

  • Mlle Mars. Je trouve que la salade aux truffes caractrise assez

    heureusement Mlle Georges. Ah! cher ami, le bon temps! avons-nous ri ces

    soupers! Quand Mlle Georges tait dshabille, et selon

    l'habitude des grandes actrices elle se dshabillait devant nous, nous quittions sa loge, et, ouvrant une grille du Luxembourg dont elle avait la clef, nous rentrions chez elle, rue de l'Ouest, travers le jardin par une autre grille qui donnait dans son jardin mme.

    De loin, travers le feuillage, ou plutt travers les branches dpouilles de feuillage, car c'tait l'hiver, nous voyions tinceler les vitres de la salle manger ardemment claire.

    A peine tions-nous entrs dans la maison qu'un air tide et parfum venait au-devant de nous.

    Nous entrions dans la salle manger, o nous attendait un norme plat de truffes, de quatre cinq livres.

    On s'asseyait aussitt table, et Georges, qui avait fait sa toilette, comme j'ai dit, dans sa loge, attirait elle le saladier, le rpandait sur une nappe tincelante de blancheur, et, de ses belles mains royales, l'aide d'un couteau d'argent, se mettait plucher les truffes avec une adresse et une dlicatesse infinies.

    Les convives: Lockroy, un esprit fin et railleur, qui caressait mme

    en attaquant; Gentil, rdacteur de je ne sais quelle revue, esprit

    brutal, primesautier, inattendu; il se vantait d'avoir dit le premier que Racine tait un polisson;

    Harel, le prtendu matre de la maison; mais en ralit l'esclave de Georges; esprit rapide charmant, se faisant des mots que l'on attribuait M. de Talleyrand et qui sont rests proverbes;

    Vous, mon ami, le chroniqueur infatigable, qui avez tenu pendant trente ou trente-cinq ans la critique d'un des premiers journaux littraires de France, et qui aviez, au milieu de tous les esprits, celui de rire, et joyeusement, l'esprit des autres;

  • Et moi, enfin, qui, arrivant de ma province, me formais au rcit et au dialogue au milieu de ce charmant babillage, qui n'avait ni interruption ni lassitude pendant les deux ou trois heures que durait notre souper.

    C'tait autre chose chez Mlle Mars. Malgr son ge, qui tait du reste peu prs celui de Mlle Georges, elle avait conserv, sinon une grande jeunesse, du moins une grande apparence et un grand besoin de jeunesse.

    Elle tait de 1778, et ne cachait nullement son ge ses amis.

    Un petit meuble, donn par la reine sa mre, accouche de Mlle Mars, le jour mme o Marie- Antoinette tait accouche de la Dauphine, portait la date de 1778.

    Mlle Mars avait en elle deux femmes trs diffrentes: la femme du thtre, il vous en souvient, n'est- ce pas? et la femme de la vie prive.

    La femme du thtre, avec son oeil caressant, sa voix sympathique, une grce infinie dans tous ses mouvements; la femme de la vie prive, avec son oeil dur, sa voix rauque, ses gestes brusques, aussitt qu'elle prouvait quelque contrarit, de quelque part que la chose vint.

    Elle avait auprs d'elle une pauvre Marton de province, qu'elle avait ramene de Bordeaux pour lui servir de dame de compagnie, de lectrice, de souffre douleur.

    Cette compagne s'appelait Julienne, avait infiniment d'esprit, m'aimait beaucoup et faisait de moi son confident.

    Un jour qu'elle me racontait une scne, dans laquelle elle avait eu le courage de ne pas rpondre aux apostrophes de Climne, et que je l'en flicitais, elle me dit:

    Mon cher Dumas, vous qui savez tout faire, mme des comdies, inventez- moi donc une occupation quelconque o je puisse couter, les yeux baisss, toutes les injures qu'elle me dit, et o mon impatience puisse se faire jour sans paratre.

    - Ma chre Julienne, lui dis-je, amusez-vous faire du paysage.

    - Mais je ne sais pas peindre? me dit la pauvre fille. - Bon, lui dis-je, pour faire du paysage, il n'y a pas

    besoin de savoir peindre; il s'agit seulement de faire des

  • lignes droites qui reprsentent des troncs d'arbres, et une espce de barbouillage vert avec des nuances qui reprsente le feuillage. Tenez, tenez: moi, qui n'ai jamais mani un pinceau, je vous apporterai demain une bote couleurs, une toile de trente-six et une lithographie colorie reprsentant une fort, et je vous donnerai votre premire leon. Les jours o vous aurez eu du beau temps, c'est-- dire o Climne aura t aimable, vous ferez les troncs d'arbres, c'est-- dire que vous tirerez les lignes droites; mais les jours d'orage, les jours o Climne aura grond, vous ferez le feuillage, c'est--dire que vous laisserez votre main tremblante de colre son mouvement fbrile. Si elle s'en aperoit et qu'elle demande ce que vous faites, vous lui rpondrez que ce sont les feuilles d'un chne; elle n'aura rien dire; vous jurerez tout bas; et votre colre passera sur la toile.

    Le lendemain, je tins parole Julienne, je lui apportai tout ce qu'il fallait pour peindre. Julienne s'y mit; et, grce mes conseils, elle commena une des plus belles forts vierges que j'aie jamais vues.

    Quand j'arrivais chez Mlle Mars, la premire chose que je faisais, c'tait d'aller la toile de Julienne retourne contre le mur.

    Ah! ah! disais-je, si les troncs des arbres s'taient augments, il parat que la journe a t calme et que nous avons cultiv la ligne droite; mais, au contraire, si le feuillage s'tait paissi, si les branches, qui n'appartenaient aucune famille d'arbres, s'lanaient vers le ciel ou retombaient brises vers la terre:

    Ouf! ma bonne Julienne, lui disais- je, il parat qu'il y a eu tempte aujourd'hui?

    Et Julienne me racontait ses chagrins. Nos convives ordinaires chez Mlle Mars taient

    Vatout et Bquet. Vatout tait premier bibliothcaire du duc d'Orlans.

    On le disait parent du ct gauche du prince, qui le traitait, en effet, avec une bont toute particulire; de son ct, Vatout faisait tout ce qu'il pouvait pour le faire croire.

    Vatout, que Mme Desbordes-Valmore avait appel un papillon en bottes fortes, tait assez bien peint par cette

  • pigramme; sa grande prtention tait de passer pour un homme de lettres; il avait fait une mauvaise compilation, qu'il avait appele La Conspiration de Cellamare et un mauvais roman, qu'il avait intitul L'Ide fixe.

    Mais sa rputation, et il en avait une grande dans les salons, reposait particulirement sur deux chansons fort connues, l'une intitule L'Ecu de France et l'autre Le Maire d'Eu.

    Il racontait avec beaucoup de grce qu'un jour, pour raccourcir le chemin, cet honorable maire avait fait prendre au roi Louis-Philippe, en villgiature sa bonne ville d'Eu, une ruelle fort troite, plus visite le soir que le matin; des traces visibles taient restes de ces visites; et l'excellent homme, la rougeur de la honte au front, tout en cartant le roi des endroits dangereux, se tuait de dire:

    J'avais portant ordonn qu'on les enlevt. - Vous n'en aviez pas le droit, monsieur le maire,

    rpondit Vatout qui suivait le roi, ils ont leurs papiers. Vous vous rappelez Bquet, mon cher Janin; Bquet,

    qui, de mme qu'Ante trouvait des forces en touchant la terre, trouvait de l'esprit au fond de chaque verre de vin qu'il buvait; Bquet, impie toutes les choses sacres, paternit ou divinit.

    Malheureux, lui disait un jour son pre, ne cesserez- vous donc jamais de faire des dettes?

    - Moi? rpondait Bquet d'un air innocent et la main sur son coeur.

    - Oui, vous devez Dieu et au diable. - Vous venez justement, rpondit Bquet, de nommer

    les deux seules personnes qui je ne doive rien. Ses relations avec son pre n'taient qu'une longue

    dispute. Un jour le pre Bquet reprochait son fils les vices

    qui, disait-il, devaient le conduire au tombeau. J'ai trente ans plus que vous, eh bien! vous serez mort

    avant moi. - En vrit, monsieur, rpondit Bquet d'un ton

    larmoyant, vous avez toujours des choses dsagrables me dire.

    Le jour o son pre mourut, il alla comme d'habitude

  • dner au caf de Paris; puis, comme il tenait sans doute suivre l'tiquette mortuaire:

    Pierre, demanda-t-il au garon, le vin de Bordeaux est- il de deuil?

    Il faut rendre cette justice Bquet, qu'il mourut comme il avait vcu, le verre la main.

    Notre convive le plus charmant, mais malheureusement pas le plus assidu, tait Charles de Mornay; c'tait un reste de la vieille race gentilhommire, comme d'Orsay, avec lequel il avait beaucoup de ressemblance. Il tait tout la fois beau, spirituel et ministre du roi la cour de Sude.

    Nul ne racontait mieux que lui les choses qui ne peuvent pas se raconter.

    C'tait un descendant du fameux Duplessis-Mornay, ministre de Henri IV. A l'poque de la Rpublique, il donna sa dmission, et, quoique sans fortune, rsolut de ne plus servir.

    Romieu aussi venait souper de temps en temps, et luttait d'esprit bohme avec l'esprit aristocratique de Mornay.

    Nous, mon cher Janin, nous soutenions de notre mieux l'cole moderne, que Mlle Georges avait aborde franchement, et Mlle Mars contre-coeur.

    Puis, de temps en temps, on voyait apparatre quelque reprsentant de la vieille cole, comme Alexandre Duval, qui nous perait de ses flches de plomb, et Dupaty, qui nous criblait de ses flches dores.

    Les soupers de Mlle Mars, sans tre des modles de tables taient bons et dlicats; ils avaient un fumet de bourgeoisie, que n'avait pas le brlot incendiaire de Mlle Georges.

    J'allais en outre, de temps en temps, dner chez un illustre gourmand, qui avait renvers de vrais rois et de vraies reines, et qui avait t, lui cinquime roi de France, au Luxembourg, chez Barras.

    Nous sommes ns sur les limites des deux sicles, deux ans, je crois, de diffrence: moi en 1802, vous en 1804 ou 1805.

    Il en rsulte que nous avons pu connatre, sur la fin de leur rputation, c'est vrai, - mais, d'une rputation mrite, il reste toujours quelque chose, - les plus fameux

  • gastronomes de l'autre sicle. La socit se modle en gnral sur le chef de l'Etat.

    Napolon n'tait pas gourmand, mais il voulait que tout grand fonctionnaire de l'Empire le ft. Ayez bonne table, disait-il, dpensez plus que vos appointements; faites des dettes, je les payerai.

    Et, en effet, il les payait. Ce qui empcha peut-tre Bonaparte de devenir

    gourmand, ce fut l'ide qui le poursuivit constamment, que vers trente-cinq ou quarante ans il deviendrait obse.

    Voyez, Bourienne, combien je suis sobre et mince, disait-il; eh bien! on ne m'tera pas de l'ide que je deviendrai gros mangeur et que je prendrai beaucoup d'embonpoint; je prvois que ma constitution changera, et pourtant je fais assez d'exercices; mais que voulez-vous? c'est un pressentiment, cela ne peut manquer d'arriver.

    Loin qu'il ait enrichi le rpertoire gastronomique, on ne doit toutes ses victoires qu'un plat, c'est le poulet la Marengo. Bonaparte buvait peu de vin, toujours du vin de Bordeaux ou de Bourgogne; cependant il prfrait ce dernier. Aprs son djeuner comme aprs son dner, il prenait une tasse de caf.

    Il tait irrgulier dans ses repas, mangeait vite et mal; mais l se retrouvait cette volont absolue qu'il mettait tout: ds que l'apptit se faisait sentir, il fallait qu'il ft satisfait; et son service tait mont de manire qu'en tous lieux et toute heure on pouvait lui prsenter de la volaille, des ctelettes et du caf.

    Son plus grand plaisir, c'est--dire celui qu'il laissait le plus paratre, c'tait, aprs une longue et pnible dicte, de sauter sur un cheval, de lui lcher la bride et de s'lancer fond de train.

    Il djeunait dans sa chambre dix heures, invitant presque toujours les personnes qui se trouvaient prs de lui.

    Bourienne, son secrtaire, pendant les quatre ou cinq ans quil a passes avec lui, ne l'a jamais vu toucher plus de deux plats.

    Un jour, l'Empereur demanda pourquoi on ne servait jamais sur sa table des crpinettes de cochon.

  • Dunand - le matre d'htel de l'Empereur s'appelait Dunand - resta un instant bahi de la question, et rpondit:

    Sire, ce qui est indigeste n'est pas gastronomique. Un officier qui tait prsent ajouta: Votre Majest ne pourrait pas manger de crpinettes

    et travailler aussitt. - Bah! bah! ce sont des contes, je travaillerai malgr a. - Sire, dit alors Dunand, Votre Majest sera obie

    demain djeuner. Et, le lendemain, le premier matre d'htel des

    Tuileries servit le plat demand; seulement les crpinettes taient en chair de perdreaux, ce qui tait diffrent.

    L'Empereur en mangea avec dlices. Votre plat est excellent, lui dit-il, je vous en fais mon

    compliment. Un mois aprs, c'tait vers l'poque de la rupture avec

    la cour de Prusse, Dunand inscrivit des crpinettes sur le menu et les prsenta au djeuner.

    Ce jour-l, Murat et Bessire devaient djeuner au palais; mais des affaires instantes les avaient loigns de Paris.

    Le djeuner se composait de six assiettes, sur lesquelles se trouvaient des ctelettes de veau, du poisson, de la volaille, du gibier, un entremets, des lgumes et des oeufs la coque.

    L'Empereur venait d'avaler sa manire et en une seconde quelques cuilleres de potage, quand, dclochant vivement la premire assiette, il aperut son plat favori; sa figure se contracta; il se leva, repoussa la table et la renversa, avec tout ce qui tait dessus, sur un magnifique tapis d'Ispahan; il s'loigna en agitant les bras, en levant la voix et en jetant les unes sur les autres les portes de son cabinet.

    M. Dunand se crut foudroy et resta sur le plancher, immobile et bris comme les belles porcelaines de service: quel souffle avait donc travers le palais? Les cuyers tranchants taient tremblants, les valets de pied effars s'taient enfuis, le matre d'htel perdu s'tait rendu chez le grand marchal du palais pour invoquer ses conseils et en

  • appeler ses bonts. Duroc, dans sa parfaite tenue, paraissait froid et fier;

    mais il n'tait ni l'un ni l'autre au fond; il couta donc le rcit de la scne. Quand il la connut, il sourit et dit Dunand:

    Vous ne connaissez pas l'Empereur; si vous voulez m'en croire, vous irez sur-le-champ faire recommencer son djeuner et le plat de crpinettes; vous n'tes pour rien dans cet clat; les affaires seules en sont cause. Quand l'Empereur aura fini, il vous demandera son djeuner.

    Le pauvre matre d'htel ne se fit pas prier, et courut faire excuter ce second djeuner; Dunand le porta jusqu' l'appartement, et Roustan le prsenta. Ne voyant pas ses cts son affectionn serviteur, Napolon demanda avec douceur et vivacit o il tait et pourquoi il ne le servait pas.

    On l'appela. Il reparut, la figure encore toute ple, portant dans ses

    mains tremblantes un magnifique poulet rti. L'empereur lui sourit gracieusement et mangea une

    aile de ce poulet et un peu de crpinettes, ensuite il fit l'loge du djeuner; puis, faisant signe Dunand d'approcher, il lui toucha la joue plusieurs reprises, en lui disant d'un accent mu:

    Monsieur Dunand, vous tes plus heureux d'tre mon matre d'htel que je ne le suis d'tre le roi de ce pays.

    Et il achve son djeuner en silence, les traits profondment affects.

    Quand Napolon tait en campagne, souvent il montait cheval le matin et n'en descendait pas de la journe. On avait soin alors de mettre dans l'une de ses fontes du pain, du vin, et dans l'autre un poulet rti.

    En gnral, il partageait ses provisions avec un de