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NOUVEAUX MODES DE LEVALUATION CRITIQUE PARIS - OCTOBRE 2006 1 LA CRITIQUE DU NON-JUGEMENT Ali Akay La manière dont l’art devient chaque jour plus politique et documentaire (vidéo, installation d’objets provenant des cultures locales, etc. ), semble le faire participer à l’anthropologie et à la sociologie. La curiosité des curateurs pour la ville « mégalopolitique » et pour les cultures post- coloniales, a pu se vérifier dans Documenta 11, la Biennale de Venise de 2003, et, plus avant, dans ce qu’avait amorcé de façon manifeste l’Europe occidentale avec Les Magiciens de la Terre et la Biennale de Lyon organisés par Jean-Hubert Martin. Dans les pays « périphériques », on assiste à un phénomène semblable de production « docu artistique », en relation avec des événements singuliers directement liés au politique. (Voir à cet effet l’exemple du travail des artistes turcs Kutlug Ataman ou Seza Paker ; ou, à un niveau international, l’œuvre de Steve MacQueen ; l’intervention, lors de la dernière Documenta, d’Allan Sekula ; les choix de Hou Hanrou lors de la dernière biennale d’Istanbul dont il était le commissaire ; ou, d’une façon plus globale, la pratique d’un documentaire/fiction individuel comme chez Sophie Calle ou Atlas Group). Dans le deuxième tome de son livre sur le cinéma (L’Image-Temps), Gilles Deleuze évoquait l’intrusion des questions familiales directement liées au politique. Le fait d’appartenir à une famille opprimée, minoritaire, génère un devenir politique dans la mesure où la répression de l’état et de ses représentants s’exerce directement sur les individus qui la composent. L’art intervient alors comme le témoignage de ce phénomène sociologique et peut donner à voir les éventuelles figures d’une résistance possible. Avoir un nouveau regard sur le phénomène post-colonial peut induire un rapprochement entre l’art contemporain et le socio-anthropologique d’aujourd’hui, générant ce que je qualifie comme « les effets de la transdisciplinarité ». Peut-on dès lors problématiser le fait d’être membre d’une communauté minoritaire et périphérique ? Comment poser artistiquement de telles questions socio-politiques et comment faire pour que les artistes puissent intervenir devant de telles réalités exclusives ? C’est à ces questions que je vais m’attacher à répondre dans ma communication. Il conviendrait de s’interroger d’abord sur cette profusion d’art documentaire, à laquelle on assiste de plus en plus dans les expositions. Ceci constitue-t-il une piste, alors que dans le même temps on peut vérifier une tendance similaire dans la littérature et dans les romans qui deviennent de plus en plus, comme les qualifie Bernard-Henri Levy, des « enquête-romans » ? 1 Les exemples d’artistes qui utilisent vidéo et photo « documentaire » sont de plus en plus nombreux 2 , et la réponse à ceci me semble correspondre à la crise que traverse actuellement l’art contemporain. Beaucoup d’artistes puisent dans les nouvelles technologies et vers une voie que l’on pourrait qualifier comme un art occidental post « conceptuel », sans pour autant savoir ce que ses fondateurs (Kosuth, Lewitt et d’autres…), ont donné à ce vocable. Comment « dépasser » en effet une impasse artistique supposée, de manière que la peinture, la sculpture, les installations, aillent au-delà d’un certain seuil de réceptivité et de propositions, tel celui que la philosophie contemporaine semble avoir trouvé dans le « dépassement » de la métaphysique ? On peut trouver des réponses multiples à ces questions, mais il y en une primordiale à mes yeux, qui reste celle de constater combien les chercheurs en sciences humaines s’attachent à problématiser – dans le sens que Foucault donnait à ce concept – les questionnements socio- anthropo-politiques aujourd’hui. Pour lui, la problématisation diffère du devoir d’offrir une réponse à un problème, dans la mesure où ce qu’elle produit ne correspond plus à un critère de « vérité », tels que s’y sont attachés les philosophes modernes jusqu’à Nietzsche, dont le « délire » 1 Bernard-Henri Levy, Qui a tué Daniel Pearl, Paris : éd. Grasset et Fasquelle, 2003. 2 « Recorded » est un film qui joue sur cet aspect du documentaire également.

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LA CRITIQUE DU NON-JUGEMENT Ali Akay

La manière dont l’art devient chaque jour plus politique et documentaire (vidéo, installation

d’objets provenant des cultures locales, etc. ), semble le faire participer à l’anthropologie et à la sociologie. La curiosité des curateurs pour la ville « mégalopolitique » et pour les cultures post-coloniales, a pu se vérifier dans Documenta 11, la Biennale de Venise de 2003, et, plus avant, dans ce qu’avait amorcé de façon manifeste l’Europe occidentale avec Les Magiciens de la Terre et la Biennale de Lyon organisés par Jean-Hubert Martin.

Dans les pays « périphériques », on assiste à un phénomène semblable de production « docu artistique », en relation avec des événements singuliers directement liés au politique. (Voir à cet effet l’exemple du travail des artistes turcs Kutlug Ataman ou Seza Paker ; ou, à un niveau international, l’œuvre de Steve MacQueen ; l’intervention, lors de la dernière Documenta, d’Allan Sekula ; les choix de Hou Hanrou lors de la dernière biennale d’Istanbul dont il était le commissaire ; ou, d’une façon plus globale, la pratique d’un documentaire/fiction individuel comme chez Sophie Calle ou Atlas Group).

Dans le deuxième tome de son livre sur le cinéma (L’Image-Temps), Gilles Deleuze évoquait l’intrusion des questions familiales directement liées au politique. Le fait d’appartenir à une famille opprimée, minoritaire, génère un devenir politique dans la mesure où la répression de l’état et de ses représentants s’exerce directement sur les individus qui la composent. L’art intervient alors comme le témoignage de ce phénomène sociologique et peut donner à voir les éventuelles figures d’une résistance possible.

Avoir un nouveau regard sur le phénomène post-colonial peut induire un rapprochement entre l’art contemporain et le socio-anthropologique d’aujourd’hui, générant ce que je qualifie comme « les effets de la transdisciplinarité ». Peut-on dès lors problématiser le fait d’être membre d’une communauté minoritaire et périphérique ? Comment poser artistiquement de telles questions socio-politiques et comment faire pour que les artistes puissent intervenir devant de telles réalités exclusives ?

C’est à ces questions que je vais m’attacher à répondre dans ma communication. Il conviendrait de s’interroger d’abord sur cette profusion d’art documentaire, à laquelle on

assiste de plus en plus dans les expositions. Ceci constitue-t-il une piste, alors que dans le même temps on peut vérifier une tendance similaire dans la littérature et dans les romans qui deviennent de plus en plus, comme les qualifie Bernard-Henri Levy, des « enquête-romans » ? 1 Les exemples d’artistes qui utilisent vidéo et photo « documentaire » sont de plus en plus nombreux2, et la réponse à ceci me semble correspondre à la crise que traverse actuellement l’art contemporain. Beaucoup d’artistes puisent dans les nouvelles technologies et vers une voie que l’on pourrait qualifier comme un art occidental post « conceptuel », sans pour autant savoir ce que ses fondateurs (Kosuth, Lewitt et d’autres…), ont donné à ce vocable. Comment « dépasser » en effet une impasse artistique supposée, de manière que la peinture, la sculpture, les installations, aillent au-delà d’un certain seuil de réceptivité et de propositions, tel celui que la philosophie contemporaine semble avoir trouvé dans le « dépassement » de la métaphysique ?

On peut trouver des réponses multiples à ces questions, mais il y en une primordiale à mes yeux, qui reste celle de constater combien les chercheurs en sciences humaines s’attachent à problématiser – dans le sens que Foucault donnait à ce concept – les questionnements socio-anthropo-politiques aujourd’hui. Pour lui, la problématisation diffère du devoir d’offrir une réponse à un problème, dans la mesure où ce qu’elle produit ne correspond plus à un critère de « vérité », tels que s’y sont attachés les philosophes modernes jusqu’à Nietzsche, dont le « délire »

1 Bernard-Henri Levy, Qui a tué Daniel Pearl, Paris : éd. Grasset et Fasquelle, 2003. 2 « Recorded » est un film qui joue sur cet aspect du documentaire également.

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déplace la logique du sujet/objet, du bien et du mal, et dépasse ce paradigme. Confer les jeux de langage de Wittgenstein, le retour au « paganisme » de Lyotard, la question des « jeux de pouvoirs » posée par Foucault, sur lesquels se basent des chercheurs, surtout américains, pour critiquer le modernisme et parler de la « condition postmoderne ».

Cette ère « post-moderne », qui correspond aux années 1970/90, et dont s’emparent artistes et commissaires, n’est-elle cependant pas suspecte en soi ? A quoi correspond-elle exactement ? Y a-t-il eu un mode de pensée, un style ou une écriture que l’on puisse qualifier comme tel ?

C’est en tous cas le moment où l’on pose la question de l’identité de l’art, telle que la considèrent Lyotard et De Duve et leurs ouvrages respectifs sur Duchamp.3 C’est le moment où artistes et commissaires se penchent de plus en plus sur l’art non occidental (aborigènes et africains), et sur le « documentaire ».4 Un tel courant va se développer et se concrétiser avec la Documenta de 1997 organisée par Catherine David, puis se poursuivre avec celle proposée par Okwui Enwezor en 2002. Catherine David a réalisé un catalogue d’allure socio-anthropo-politique contenant des textes de Saïd, Fanon, Lyotard, Foucault, Deleuze et Guattari. La Documenta de 2002 s’expose comme si elle montrait des œuvres politico-artistiques. Dans les deux cas, l’art documentaire semble dominer dans le cadre de ses événements.

La question du « paganisme » posé par Lyotard ne semble-t-elle pas ressurgir dans le petit « traité » qu’a écrit Francesco Bonami lors de la dernière Biennale de Venise ? Il y parle de la fin du curateur comme « Dieu garant de la vérité » et d’un retour aux valeurs panthéistes grecques. Il écrit, je cite : « dans la dernière biennale, Harald Szeemann a présenté l’œuvre de Joseph Beuys The End of the 20th Century, comme une pièce clef, comme un champ magique, créatif et magnétique[…] car pour Beuys la sculpture était le prétexte pour s’adresser à la société et pour la transformer collectivement en identité spirituelle. Pour Szeemman, elle représente le geste symbolique de la fin de l’âge d’or du « Grand Commissaire » développant un point de vue unique, tel que lui-même avait pu l’initier avec la Documenta 5, en 1972. Le grand show de XXIème Siècle devra être multiple, divers et contradictoire, car aujourd’hui l’exposition doit ressembler à la tragédie grecque et rassembler des éléments irréconciliables […] L’attitude du curateur se doit d’être « païenne » ! »5.

Dans un tel contexte que reste-t-il de la notion de critique telle qu’elle a été posée à la fin du XVIIIème siècle et de la question du jugement du goût, – procédant de Kant, lui-même redevable de la notion de Sublime telle qu’exprimée par Burke – qui correspond à une esthétique de la philosophie, alors que la notion de la Faculté de Juger renvoie à une expérience spirituelle et subjective ? Pour Kant, l’esprit éprouve toujours un sentiment de plaisir et le « Beau » provient du jugement que l’on porte à un événement qui ne provient pas d’une connaissance. Kant pose le jugement du goût comme contemplatif, lequel ne dépend pas de concepts. Cette définition pose énormément de problèmes lorsqu’il s’agit de l’art contemporain, car, outre le fait que l’on ne juge pas uniquement pour soi-même mais pour autrui, le jugement kantien est universel dans la mesure où il n’est pas fondé sur l’expérience mais dans une perspective similaire à celle où se place Dieu pour un croyant, soit à une « certitude » dont on ne peut nier qu’elle est, et qui ne se rapporte pas à l’objet mais au sujet « réfléchissant ».

Tout autre est le jugement de « connaissance » tel qu’il s’est développé et instauré vers la fin du XIXème Siècle et vis-à-vis des pratiques qui « extrayaient » le sensationnel à la sensation. Cézanne ou Bacon soustraient le spectaculaire de leurs peintures et interdisent à la critique sa valeur de « jugement » liée à la connaissance subjective. Au-delà du plaisir que l’on peut éprouver, il faut aussi chercher à comprendre ce que l’artiste a voulu signifier et écouter ce que dit l’artiste pour évaluer son travail.6 Or, chez Kant, ce n’est pas par l’entendement que l’on éprouve un sentiment, mais par l’imagination. Que dire alors de tout l’art de la deuxième moitié du XXème Siècle – minimalisme, conceptuel, Fluxus, Art & Language, Land art… – qui font « bouger » et 3 Jean-François Lyotard, Les Transformateurs Duchamp, Paris : éd. Galilée, 1977 : Thierry. De Duve, Au Nom de l’art : pour une archéologie de la modernité, Paris : éd. Minuit, 1989 4 Qui n’a rien à voir avec le « cinéma-vérité » de Jean Rouch, ni même avec les « romans » réalité/fiction de Sophie Calle ou ceux de Paul Auster, naviguant entre le vrai et le transposé, car s’appuyant sur des événements réels et datés…. 5 Francesco Bonami, I have a dream, catalogue Biennale Venise, juin 2003 6 Confer l’importance que prend l’exercice de l’ « entretien » à cet égard et vérifier la position d’un Benjamin Buchloch qui s’y prête volontiers dans la revue October, alors que Rosalind Krauss défend le fait qu’une critique est suffisante pour évaluer une œuvre et que parler avec les artistes est inutile. Cf. également Maurice Blanchot et sa critique littéraire dans L’Entretien Infini, Paris : éd. Gallimard, 1969.

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évoluer la notion d’art grâce à des concepts et à des réflexions sur ces mêmes concepts ? Le jugement du goût ne repose-t-il pas que sur des conventions et des lieux communs, alors que Deleuze préconise d’abandonner le cliché ? Même si Kant fait la différence entre sensation et représentation, ne reste-t-il pas dans une vision objective de celui qui regarde et non de celui qui produit ? Et quand bien même c’est « toujours le regardeur qui fait l’art » comme le pose Duchamp, n’est-il pas exclu que celui-ci puisse le comprendre totalement en le surinterprétant à l’occasion ? Le « hors texte » peut être l’objet d’une interprétation, mais seul le jugement de goût peut y prétendre, et toute satisfaction ne découle que d’une sensation « agréable » à suivre Kant, celle-ci venant combler le désir de ce qui manque. Or le désir n’est pas un « manque » pour les psychanalystes, il est de fait un « agencement » comme le soutiennent Deleuze et Guattari, un rapport de relations rhizomatiques qui intervient dans un contexte hétérogène.

Les œuvres actuelles ne reposent pas, pour la plupart, sur une conception du manque ou d’accomplissement, au contraire elles s’appuient sur des processus sans fin ni téléologie, voire sans idéologie ni sensationnel. Ce sont des expériences matérielles que la critique doit suivre non selon des jugements de goût mais par des repérages pragmatiques. C’est la logique de la « synthèse disjonctive » qui s’oppose aux conventions et qui ne peut plus être homogénéisée comme cela était le cas chez Kant, Hegel ou Marx. L’expérience subjective kantienne dépend d’un sentiment de plaisir et de peine et du « sentiment vital » que l’on éprouve en une expérience désintéressée, « contemplative ». Comment, et dans quelle mesure, les œuvres « documentaires » ou de « fiction artistique » que nous voyons aujourd’hui peuvent-elles être évaluées selon ce « jugement désintéressé du goût universel » ? Cela pose des problèmes qui ne se seront résolus qu’en extrayant la critique des préceptes du jugement kantien.

Les arts actuels ne doivent plus être « jugés » mais doivent susciter des questionnements qui n’ont pas de réponses positivistes, liées à la réflexion et à l’écoute de ce que produit l’artiste.

En s’écartant également de la communication, de la contemplation subjective et du jugement, il est temps d’être attentif au diagnostic que l’artiste nous aide à percevoir, remarquer et éprouver, pour penser et produire une critique qui ne juge plus.7

© AICA Press et l’auteur

Texte original envoyé par l’auteur, dont le contenu relève de sa seule responsabilité

7 Comme le démontrent les féministes, le versant contradictoire du jugement peut se vérifier dans le vocabulaire appréciatif qui a été utilisé aux USA lors du minimalisme, dont les œuvres étaient qualifiées de façon machiste par « strong », « powerful », « tough », et non avec des qualificatifs féminins tels que « decorative », « pretty » ou « soft ». cf. P.S.1, MoMA, special edition, may 2008.