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Catherine STERCQ Alphabétisation et insertion socio-professionnelle INSTITUT DE L'UNESCO POUR L'EDUCATION DeBoeck 3z Université

Alphabétisation et insertion socio-professionnelle; 1994unesdoc.unesco.org/images/0014/001478/147879fo.pdf · professionnelle et que les analphabètes sont exclus des actions d'insertion

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Catherine STERCQ

Alphabétisation et insertion socio-professionnelle

INSTITUT DE L'UNESCO POUR L'EDUCATION

DeBoeck 3 z Université

Alphabétisation et insertion socio-professionnelle

Collection dirigée par Jean-Pierre Gaudier et Yves Winkin

Jean-Pierre Gaudier et Philippe Hermans (éd.) Des Belges marocains. Parler à l'immigré - Parler de l'immigré.

Johan Leman (éd.) Intégrité, intégration. L'interaction soignant-soigné dans un contexte multiculturel et interdisciplinaire.

Marco Martiniello, Marc Poncelet (sous la direction de ) Migrations et minorités ethniques dans l'espace européen.

Abdelmalek Sayad L'immigration. O u les paradoxes de l'altérité.

Catherine Stercq Alphabétisation et insertion professionnelle.

© De Boeck-Wesmael s.a. 1994

Rue des Minimes 39 - B 1000 Bruxelles

Toute reproduction d'un extrait quelconque de ce livre, par quelque procédé que ce soit, et notamment par photocopie ou microfilm, est strictement interdite.

Printed in Belgium ISSN 0778-4589

D 1994/0074/18 ISBN 2-8041-1874-6

Préface

L'alphabétisation est devenue une question majeure. La transfor­mation du travail, comme d'ailleurs l'évolution de la participation sociale, dans les sociétés post-industrielles révèle un problème jusque-là latent. Les pratiques de communication écrite se trans­forment et posent des défis nouveaux à ceux et celles qui, bien que possédant d'autres compétences, n'avaient pas, jusqu'à mainte­nant, à utiliser aussi régulièrement la lecture, l'écriture ou les mathématiques de base. Ces changements sont complexes et diffèrent d'un secteur économique à l'autre. Dans les services, par exemple, la capacité d'utiliser l'écrit pour traiter les problèmes quotidiens est devenue une qualification essentielle. Et cette analyse de Catherine Stercq importe d'autant plus que c'est ce type d'emplois, faisant appel à une communication avec les autres, collègues ou clients, qui est en croissance. De ce fait, la division traditionnelle formation générale/formation professionnelle doit être revue. Mais si l'alphabétisation n'est pas que formation générale, Catherine Stercq montre bien qu'elle n'est pas davantage une formation uniquement reliée au travail.

Catherine Stercq ne fait que noter la question du difficile -sinon impossible - plein emploi, c'est-à-dire du déficit structurel de postes de travail, face auquel le manque de qualifications doit être interprété. Il arrive trop souvent qu'on utilise ce «nouveau pro­blème» pour renvoyer sur la victime la responsabilité de son chômage ou de sa situation précaire. Il est néanmoins évident que le manque de qualifications de base constitue non seulement un obstacle à l'insertion professionnelle, mais aussi un frein au déve­loppement économique; cela représente un coût que justement Catherine Stercq tente avec originalité d'évaluer, ou plus précisé-

Préface

ment, de retraduire comme un investissement économiquement et

socialement rentable.

Mais quelles sont alors les approches susceptibles d'aider

davantage les adultes à se donner les compétences de base et

poursuivre de façon continue leur formation ? Comment assurer

des conditions appropriées à un apprentissage systématique ?

Comment repenser les politiques de lutte contre le chômage et les

programmes de reconversion industrielle pour permettre l'accès à

une formation de base solide et appropriée ? Cet ouvrage «casse la

linéarité» dans sa façon de concevoir les réponses éducatives : les

scénarios sont divers, tout comme les contextes et les pratiques de

communication. L'auteur fait dans ce domaine la distinction entre

les pseudo-formations, utilisées pour gérer socialement le chô­

mage, et les actions de qualifications, conçues comme appui dans

l'itinéraire particulier d'insertion sociale et professionnelle de

femmes et d'hommes qui ont déjà derrière eux une histoire de vie

et, face à l'avenir, des inquiétudes, bien sûr, mais aussi des rêves

et des aspirations.

L'Institut de l ' U N E S C O pour l'Education est heureux de

préfacer ce livre qui a obtenu le premier prix du concours interna­

tional de la recherche sur l'alphabétisation.

Le manuscrit de Catherine Stercq, chercheur belge, a été

retenu comme la meilleure étude parmi trente autres provenant

des cinq continents. «La qualité générale de cet ouvrage, l'analyse

qui y est faite des dimensions multiples de l'alphabétisation,

l'éclairage nouveau et percutant jeté sur les rapports entre la

formation de base des adultes et la réalité changeante du travail,

l'analyse originale des coûts de l'analphabétisme dans une société

industrielle, et l'effort soutenu tout au long de ce livre pour ne

jamais dissocier la recherche et la pratique» sont autant de raisons

citées par le jury qui ont conduit le Conseil de l'Institut à primer le

présent manuscrit.

Outre la présente édition française, le manuscrit est publié

simultanément en anglais1 et en espagnol2, de manière à diffuser

le plus largement possible et dans les différentes régions du monde

une recherche dont le jury a précisément souligné la pertinence,

1 Literacy, Socialisation and Employment, Jessica Kingsley Publishers, London. 2 Alfabetización e inserción socio-profesional, Editorial Popular, Madrid.

Préface

non seulement pour les pays développés mais aussi pour les zones industrielles d'Afrique, d'Amérique Latine et d'Asie.

L'Institut tient à féliciter l'auteur et à la remercier d'avoir bien voulu revoir son manuscrit pour le rendre plus facilement compréhensible à un public international. Nous tenons à souligner le soin apporté par Peter Sutton et Jean-Paul Hautecoeur, tous deux de l'Institut, à la présentation finale de la publication. O n nous permettra aussi de nommer les membres internationaux du jury qui ont procédé à une lecture répétée et à une analyse systématique des manuscrits retenus pour la sélection finale : Pierre Foulani du Niger, Jennifer Horsman du Canada et Nikolai Nikandrov de Russie.

U n concours international qui requiert un effort publici­taire susceptible de rejoindre les nouveaux chercheurs dans toutes les régions du monde, la traduction et la préparation des manus­crits pour le jury, l'octroi d'une bourse substantielle(US$ 10.000), l'aide à la publication et à la diffusion, tout cela n'aurait pas été possible sans le concours des commanditaires canadiens dont on trouvera les noms sur la page de titre. Qu'on nous permette de souligner en particulier la contribution du Secrétariat Canadien à l'Alphabétisation et du ministère Multiculturalisme et Citoyen­neté Canada dont il dépend.

Paul BÉLANGER Directeur de l'IUE

Hambourg, avril 1993

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Introduction

Bruxelles, malgré son statut de capitale d'un pays industrialisé et ses fonctions internationales, est confrontée depuis plusieurs an­nées aux difficultés persistantes d'insertion socio-professionnelle d'une partie importante de sa population. Les restructurations économiques, le recours à une main d'oeuvre extérieure à la ville et le faible niveau de formation de plus d'un tiers de sa population entraînent un important chômage de longue durée, notamment parmi les jeunes.

Aussi, lorsqu'en 1989 Bruxelles obtient un statut de Région disposant de diverses compétences dont celle de l'emploi, le Pouvoir régional se donne comme priorité la lutte contre l'exclusion sociale et porte une attention particulière à l'insertion socio-profession­nelle. Le Ministre-Président, chargé de l'emploi, met en place une Délégation à l'insertion socio-professionnelle, délégation qui pro­posera quatre objectifs à la politique régionale :

- la reconnaissance de l'ampleur du problème de l'exclusion sociale à Bruxelles,

- la reconnaissance de l'insertion socio-professionnelle (alliant guidance, formation et mise au travail) comme réponse spécifi­que,

- la mise en place d'outils de partenariat au niveau local et régional,

- la définition de programmes régionaux d'insertion socio-profes­

sionnelle.

Pour mettre au point ces programmes, plusieurs études portant sur les problèmes d'insertion de différentes catégories de popula­tion ont été financées. C'est dans ce cadre que notre association -

9

Introduction

le Collectif d'Alphabétisation (que nous présentons en annexe) - a été chargé de réaliser cette recherche sur :

La place et les conditions de prise en compte des publics ne maîtrisant pas les prérequis nécessaires à l'entrée en forma­tion professionnelle dans la politique d'insertion socio-pro­fessionnelle mise en place par la Région de Bruxelles-Capi­tale.

Cet objet recouvre des champs d'investigation larges et complexes : définir le public-cible, observer sa place dans les actions d'insertion socio-professionnelle, analyser les causes de son exclusion, étudier les conditions de sa prise en compte.

Nous les avons abordés au travers de notre expérience de 20 années d'alphabétisation, d'enquêtes auprès des personnes concer­nées (analphabètes, agents d'insertion, ...) et de recherche docu­mentaire. Il nous a en effet paru indispensable de rassembler les recherches et expériences existantes en la matière. Celles-ci sont riches et peu connues.

Alphabétisation et insertion socio-professionnelle : des parallèles qui se rejoignent ?

Depuis une dizaine d'années, l'analphabétisme et l'insertion socio-professionnelle suscitent de nombreux discours en Europe. Ceux-ci ont en commun leur origine, (la crise économique des années '70), de nombreuses contradictions et une belle unanimité : tous s'accordent pour considérer la lutte contre le chômage et la lutte contre l'analphabétisme comme des priorités. En effet, il s'agit d'enjeux politiques importants qui dépassent largement le contexte bruxellois et concernent l'avenir : le développement social et économique de nos pays peut-il s'effectuer en laissant pour compte une part non négligeable de la population ?

O n pourrait donc s'attendre à ce que des possibilités de formation et d'insertion socio-professionnelle soient proposées aux analphabètes. Il n'en est rien. Si les discours se croisent parfois, ils ne se rejoignent pas. Les pratiques d'insertion socio-profession­nelle méconnaissent les réalités de l'analphabétisme et les enjeux de l'alphabétisation. L'on ne peut que constater aujourd'hui que l'alphabétisation est exclue des programmes d'insertion socio­professionnelle et que les analphabètes sont exclus des actions d'insertion socio-professionnelle.

10

Introduction

M a i s est-ce vraiment nécessaire d e savoir lire p o u r travailler ?

Si les analphabètes sont exclus des actions d'insertion socio­professionnelle, ils n'en sont pas pour autant systématiquement exclus d u travail.

M. ' se présente dans une entreprise de courrier express, qui demande quelqu'un pour trois jours. Le patron lui explique que c'est pour trier du courrier. Il s'excuse, dit qu'il ne sait pas lire, qu'il pensait que c'était pour nettoyer... Le patron lui demande s'il sait lire les chiffres. Il acquiesce, est engagé et s'acquitte sans problème de sa tâche. Conclusion de M : «c'était un bon patron», car maintenant, «il faut savoir lire pour travailler».

... expérience paradoxale de l'insertion socio-professionnelle, de l'adéquation emploi-formation, et de la place de l'écrit au travail c o m m e dans l'imaginaire collectif...

Prendre en compte les analphabètes dans les programmes d'insertion socio-professionnelle implique de s'interroger sur les liens emploi-écrit; sur la notion d'adéquation emploi-formation; sur les raisons de prendre en compte ces publics, l'alphabétisation et la formation générale dans les programmes et actions d'insertion socio-professionnelle.

Car s'il ne faut pas savoir lire pour travailler, pourquoi exclure les analphabètes des politiques d'insertion socio-profes­sionnelle ?

Et s'il faut savoir lire, pourquoi en exclure l'alphabétisation ?

1 Marocain, 48 ans, chômeur longue durée, analphabète.

1 Les analphabètes,

exclus d e l'insertion socio-professionnelle

Chapitre 1 Le public-cible : chiffres et définitions

Chapitre 2 Place des analphabètes dans les programmes d'insertion

socio-professionnelle

Chapitre 3 Causes d'exclusion des analphabètes des programmes

d'insertion socio-professionnelle

1

Le public-cible : chiffres et définitions

A L'illettrisme, un concept extensible

L'illettrisme...un mot qui permet justement de continuer à parler de ce qu'on ne connaît pas, ...mot commode derrière lequel se cache une réalité inconnue.1

Nous n'avons trouvé aucun vocable approprié, à consonance posi­tive, recouvrant la réalité des publics «ne disposant pas des prérequis nécessaires à l'entrée en formation professionnelle», publics con­cernés par cette recherche. Et comme, selon le point de vue d'où l'on se place, les estimations les concernant varient entre 0,42 % et 70 % de la population, nous voila à l'aise pour commencer cette étude...

Ces difficultés de «nommer» (analphabète, semi-analpha­bète, analphabète fonctionnel, analphabète de retour, illettré...) et de «définir» (par conséquent de quantifier) ne sont pas des hasards. Ces publics n'existent pas : ils sont désignés tels par la définition de l'illettrisme choisie, définition toujours détermi­née en fonction de critères socio-économiques et politiques exter­nes à l'individu. Si on sait où commence l'analphabétisme, «au

1 F. A N D R I E U X , «Les enjeux liés à une connaissance de l'illettrisme» in Contre l'illettrisme-Points de vue et Réflexions : Guide pour la formation des adultes. Cahier n° 2. Centre I N F F O - G.P.L.I, Paris, 1990.

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Les analphabètes, exclus d e l'insertion socio-professionnelle

degré zéro de l'écriture» comme disent certains2, il n'y a pas scientifiquement de limite à l'analphabétisme fonctionnel, au semi-analphabétisme, à l'illettrisme : leurs définitions, leurs per­ceptions, leurs représentations courantes sont avant tout sociales, de m ê m e que les catégories de personnes qu'elles désignent et les grandeurs numériques qu'elles sous-entendent. Ces perceptions, ces catégories collectives sont changeantes3. Le mot analphabétisme est apparu pour la première fois en 1876. A cette époque, Edison invente l'ampoule électrique et le phonographe, Siemens la locomo­tive électrique, Bell le téléphone... L'illettré est le produit d'une nouvelle phase de l'industrialisation.4

L a définition de l'illettrisme5 est une définition évolutive qui renvoie au stade de développement d'une société donnée.

1 Illettrisme et niveau minimal d e savoirs

... C'est le mode de vie de cette société qui désignera de façon corollaire le niveau minimal de savoirs qui sont nécessaires à tout individu pour assurer son insertion socio-profession­nelle6.

2 Et encore ! Le formateur d'alphabétisation sait que la variété de situations que peut recouvrir ce terme est telle qu'il est également impossible de le définir de manière simple. 3 J.P. H A U T E C O E U R , «Offre généreuse, demande bloquée : le paradoxe actuel de l'alphabétisation» in Alpha 90. Ministère de l'Éducation, Québec / Institut de PUnesco pour l'Éducation, Hambourg, 1990 4 Hans Magnus E N Z E N B E R G E R , «Hommage à l'illettré». Cité par J.P. Vélis dans La France illettrée. Seuil, Paris, 1988. 5 E n 1958, l ' U N E S C O définit c o m m e «analphabète une personne incapable de lire et écrire, en le comprenant, un exposé simple et bref de faits en rapport avec sa vie quotidienne».

E n 1978, c o m m e «incapable d'exercer toutes les activités pour lesquelles l'alphabétisation est nécessaire dans l'intérêt du bon fonctionnement de son groupe et de celui de sa communauté et aussi de lui permettre de continuer à lire, écrire et calculer en vue de son propre développement et de celui de sa c o m m u ­nauté». 6 M . A L A L U F , Les chômeurs piégés par le chômage. Institut de sociologie, Université Libre de Bruxelles, 1990.

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Le public-cible : chiffres et définitions

Toute tentative de définition se heurte à l'impossibilité de détermi­ner de manière objective et générale le «niveau minimal de savoirs nécessaire». Double difficulté d'ailleurs, liée à une double subjectivité : celle de la société, qui désignera tel ou tel comme illettré, celle de l'individu qui s'identifiera ou non comme tel, les critères de l'une et de l'autre n'étant pas nécessairement sembla­bles. Selon cette approche, dans le contexte socio-économique bruxellois actuel, toute personne n'ayant pas un niveau de forma­tion équivalent au niveau de scolarité du secondaire supérieur (12 années d'études), soit plus ou moins 70 % de la population, devrait être qualifiée d'illettrée.

La loi7 considère en effet comme «groupes à risques parmi les demandeurs d'emploi», pouvant bénéficier de mesures spécifi­ques d'insertion socio-professionnelle, les jeunes à scolarité obliga­toire partielle, les chômeurs de longue durée et les chômeurs à qualification réduite. Et elle définit comme chômeur à qualifica­tion réduite, n'ayant pas le niveau minimal de «savoirs nécessaires pour l'insertion socio-professionnelle», le demandeur d'emploi de plus de 18 ans qui n'a ni certificat de l'enseignement secondaire supérieur, ni certificat de l'enseignement supérieur, ni diplôme universitaire : soit 69,4 % de l'ensemble des chômeurs complets indemnisés.8

Définir l'illettrisme en fonction de «savoirs minimaux néces­saires pour l'insertion socio-professionnelle» conduit immanqua­blement à une impasse : toute personne en difficulté d'insertion devenant illettrée par définition.

F. G I N S B O U R G E R et V . M E R L E , entre autres, ont montré qu'il était également impossible de définir le concept de «bas niveau de qualification» :

On devient bas niveau de qualification lorsque le nombre d'emploi diminue, et d'abord ceux auxquels on peut le plus rapidement prétendre; on le devient lorsque la qualification générale des travailleurs disponibles sur le marché s'accroît; on peut le devenir lorsqu'on est trop vieux, femme, ou immi­gré, et ceci avec les mêmes compétences, et les mêmes savoirs

7 Loi-programme du 30.12.88 et accord interprofessionnel du 27.11.1990. 8 A u 30 juin 1991. Chiffres de l'Office national de l'emploi.

Les analphabètes, exclus d e l'insertion socio-professionnelle

qui permettraient, dans d'autres circonstances, de réussir une reconversion ou une requalification.9

2 Illettrisme et fonction d e l'écrit

J. F O U C A M B E R T 1 0 , distingue l'analphabétisme (méconnaissance des techniques d'utilisation de l'écrit) de l'illettrisme (absence de familiarité avec le monde de l'écrit et exclusion de tout ou partie de ce mode de communication) et propose une approche de l'illettrisme basée sur la distinction entre deux modes d'utilisation de l'écrit.

L'écrit remplit deux fonctions : une fonction de marquage, une fonction de conceptualisation.

Les écrits de marquage sont un type de communication différée par l'éloignement de l'émetteur et du récepteur, mais qui se conçoit avec toutes les caractéristiques de l'oral. Ils fonctionnent comme des poteaux indicateurs : m ê m e standardisés par le sys­tème alphabétique, ils ne sont jamais que des «pictogrammes» et peuvent toujours être remplacés par un autre système de symbo­les.

Dans sa. fonction de conceptualisation, l'écrit fonctionne non plus comme un accompagnement ou une information à propos d'une situation commune, mais comme une distanciation et une volonté de dépasser l'événement pour en rendre compte autrement par un effort de théorisation et de modélisation.

Selon cette approche, sont illettrées les personnes qui ne maîtrisent pas l'écrit dans sa fonction de conceptualisation, d'éla­boration de la pensée.

C'est ce qu'expriment les participants des cours d'alphabétisation qui maîtrisent parfaitement «l'écrit de marquage» nécessaire pour leur travail quotidien (savoir «lire» un menu, les feuilles de routes, les plans, ...) lorsqu'ils déclarent que «ce n'est pas lire» et qu'ils viennent «apprendre à lire», «pour eux».

9 J. P A I L H O U S , G . V E R G N A U D et al. Adultes en reconversion, faible qualifi­cation, insuffisance de la formation, ou difficultés d'apprentissage ? Programme Technologie-Emploi-Travail. La documentation française, 1989. 10 J. F O U C A M B E R T , écrits divers dont : «L'analphabétisme n'est plus ce qu'il était» in Hommes et migrations - Documents n° 1098, Paris, 15 déc. 1986.

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Le public-cible : chiffres et définitions

C'est ce qu'expriment aussi les formateurs qui nous disent face à un test réussi de personnes «sachant lire et écrire», «oui, en conjugaison, en orthographe ça va, mais en réalité c'est très faible... incapable de faire une synthèse, de percevoir une logique, d'aborder une matière...». Ces personnes maîtrisent un outil de «marquage scolaire», ils ne maîtrisent pas l'écrit comme outil d'élaboration d'une pensée.

Cette approche permet de cerner le réel enjeu de l'alphabétisation et de toute formation générale : la «lecturisation» pour reprendre un néologisme proposé par J. F O U C A M B E R T et l'Association française pour la Lecture. Elle permet également de lever bien des paradoxes concernant les liens «écrit-emploi» : nombre de postes de travail ne nécessitent pas de «savoir lire», ils requièrent uniquement la maîtrise de quelques écrits de marquage. Elle permet enfin d'interroger les pratiques pédagogiques et institutionnelles.

L a «lecturisation» est-elle aujourd'hui u n enjeu de qualification ? L'insertion socio-professionnelle implique-t-elle de posséder u n outil de communication dont l'exer­cice suppose, non l'enfermement dans des fonctions d'exé­cution mais la participation à la responsabilité, à l'initia­tive et à la décision, donc à la recherche d'une expression théorisée de la réalité ?

Mais cette approche de l'illettrisme ne peut nous servir pour cerner précisément le public-cible de cette étude. D'une part, comme pour l'approche en terme de «niveaux de savoirs», les chiffres avancés sont de l'ordre de 70 % de la population adulte. D'autre part, nous ne pouvions approcher précisément les modes d'utilisation de l'écrit des personnes «sachant lire et écrire» se trouvant engagées dans un processus d'insertion socio-profession­nelle. Il n'existe aucune donnée à ce sujet. Les questionnements sur l'enjeu de la «lecturisation» ne traversent pas aujourd'hui les programmes d'insertion socio-professionnelle.

Le public concerné par la présente étude ne sera donc pas le public «illettré» au sens large, puisque nous avons vu que, par définition, toute personne participant à une action d'insertion socio-professionnelle peut être considérée c o m m e illettrée.

C o m m e nos collègues néerlandophones, nous distinguerons le «public-cible administratif» du «public-cible potentiel».

19

Les analphabètes, exclus d e l'insertion socio-professionnelle

Le «public-cible potentiel» est le public réellement concerné mais, comme nous l'avons vu, non quantifiable. Le «public-cible adminis­tratif» est un public qu'on peut approcher par des données adminis­tratives quantifiables et qui inclut le public-cible potentiel.

B Le Public-cible : chiffres et définitions

1 Public-cible administratif

Définition

Le niveau de scolarité constitue le critère de définition administra­tif des analphabètes. Bien que le rapport entre niveau de scolarité et illettrisme soit loin d'être évident, c'est le seul critère adminis­tratif dont on puisse disposer et qui aie un lien avec l'analphabétisme.

Il s'agit des personnes ayant au maximum un diplôme de l'enseignement primaire11, soit les personnes n'ayant suivi aucune scolarité, les personnes n'ayant pas terminé ou réussi l'enseigne­ment primaire, les personnes ayant obtenu leur Certificat d'étude de base (C.E.B.) en fin d'études primaires mais n'ayant terminé aucun cycle de formation ultérieur. Nous avons choisi ce niveau pour les raisons suivantes.

1. L'ensemble des études existantes montrent que ce sont dans ces catégories que se retrouvent les analphabètes. D'après l'en­quête sur Les itinéraires d'analphabétisme12 effectuée par LIRE E T É C R I R E auprès des participants aux cours d'alphabétisation susceptibles d'avoir été scolarisés en Belgique :

11 II s'agit bien d'un critère de diplôme et non de durée de scolarité. Les personnes ayant été 15 ans à l'école mais n'ayant aucun diplôme font partie du public-cible de cette étude. (La dernière enquête de Statistique Canada montre qu'un adulte sur huit ayant plus de 9 ans de scolarité peut être considéré c o m m e analphabète.) 12 S. GOFFINET, A . LOONTJENS, A. LOEBENSTEIN et C. KESTELYN. Us itinéraires d'analphabétisme. Recherche pour la Commission des Communautés européennes. Lire et Ecrire, Bruxelles / Office des publications officielles des Communautés européennes, Luxembourg, 1986.

Le public-cible : chiffres et définitions

- 4 % n'avaient pas été scolarisés, - 96 % avaient fréquenté l'école primaire, - 49 % ne l'avaient pas terminée, - 53 % avaient fréquenté l'enseignement secondaire. - 33 % avaient obtenu le C . E . B . ,

2. L'obtention d'un diplôme supérieur au C . E . B . constitue un «seuil» pour l'illettrisme. Si 33 % des illettrés suivant les cours d'alphabétisation et ayant été scolarisés en Belgique ont leur Certificat d'étude de base, aucun n'a d'autre diplôme.

3. De plus, les personnes ayant un diplôme supérieur au C . E . B . n'ont pas de difficultés pour trouver une place dans une action d'insertion-socio-professionnelle.

4. Ce m ê m e niveau a été choisi-çar la communauté flamande de Belgique pour définir les personnes concernées par son décret de juillet 90 organisant «l'Education de base des adultes peu scolarisés.»

Quantification

U n tiers de la population bruxelloise (376.492 personnes) et un tiers des chômeurs complets indemnisés (15.190 personnes) ont au m a x i m u m un diplôme d'enseignement primaire. Bruxelles se trou­ve donc confrontée à un niveau de formation insuffisant de sa population par rapport aux exigences de son développement écono­mique. Il faut également souligner que le niveau d'instruction des jeunes de moins de 25 ans est légèrement inférieur à celui de la tranche d'âge 25-40 et très nettement inférieur à celui des moins de 25 ans de l'ensemble du pays.

2 Public-cible potentiel

Définition

Le public-cible potentiel est constitué d'une partie du public-cible administratif que nous définissons comme suit :

- les personnes n'ayant aucune connaissance de l'écrit. Elles n'ont le plus souvent jamais été scolarisées. Ce sont les «anal­phabètes».

21

Les analphabètes, exclus d e l'insertion socio-professionnelle

- les personnes, correspondant à la définition de l ' U N E S C O de 1952, qui déchiffrent sans comprendre et qui ont une écriture phonétique. Elles ont le plus souvent été scolarisées, de quel­ques années à douze ans et plus, selon des parcours diversifiés. Dans la majorité des pays on les appelle «analphabètes fonc­tionnels»; en France, «illettrés».

Nous utiliserons par la suite, selon l'usage de l ' U N E S C O , le terme analphabète c o m m e mot commode pour désigner les personnes concernées par la problématique de cette étude.

Quantification

Malgré les difficultés de chiffrer l'illettrisme de manière précise, personne n'y résiste. O n peut se demander pourquoi. C'est c o m m e si chiffrer l'illettrisme permettait d'exorciser ce «fléau» de nos sociétés, ou c o m m e si les statistiques étaient plus fiables que l'expérience de la rencontre quotidienne d'illettrés pour «y croire».

Tout c o m m e notre expérience quotidienne, les statistiques montrent que l'illettrisme n'est pas un phénomène marginal.

E n 1983, L IRE E T É C R I R E 1 3 , par recoupement de diverses données statistiques, estimait à 100.000 personnes le nombre d'analphabètes à Bruxelles, correspondant à la définition étroite que nous venons de donner. Depuis lors, plusieurs évaluations plus systématiques ont été menées... pour aboutir à des chiffres sembla­bles ou plus élevés.

E n 1990, une enquête approfondie à été menée dans les prisons belges. Dans cette étude de l 'ADEPPI14 , trois niveaux ont été distingués :

- l'analphabétisme 11,5 %

- le niveau seuil de survie 15,4 %

- l'utilisation opérationnelle de l'écrit 73,1 %

13 Fédération des associations d'alphabétisation à Bruxelles et en Communauté française de Belgique. 14 G. JACUB et M . N . V A N BESSEM, L'analphabétisme en prison. ADEPPI, Bruxelles, 1990.

Le public-cible : chiffres et définitions

Si l'on rassemble les deux premiers niveaux, plus du quart de la

population des prisons belges peut être considérée comme anal­

phabète.

E n Grande Bretagne, une étude longitudinale, portant sur

l'ensemble des enfants nés une m ê m e semaine de 1964, montre que

23 ans après, 13 % affirment avoir des difficultés à lire ou à écrire15.

A u Canada, selon une enquête de 1988, on estime à 24 % le

nombre d'analphabètes (28 % au Québec)16.

E n France, une enquête de l'INSEE chiffre à plus de 9 % les

personnes vivant en métropole et éprouvant des difficultés graves

à comprendre, parler, lire ou écrire le français17.

15 M . H A M I L T O N et M . STASINOPOULOS, Literacy, Numeracy and Adults, Evidence from the National Child Development Study. ALBSU, Londres, 1987. 16 J.P. H A U T E C O E U R , «Poids et mesures de l'analphabétisme au Québec», in ALPHA 88. Ministère de l'Éducation, Québec, 1988. 17 J.L. B O R K O W S K I , «L'obstacle de la langue. Une approche de l'illettrisme des Adultes dans la France d'aujourd'hui», INSEE Première, n° 27, juin 1989.

2

Place des analphabètes dans les programmes

d'insertion socio-professionnelle

L'analphabétisme traverse l'ensemble des différentes catégorisations possibles d'une population : belges et immigrés, jeunes et moins jeunes, hommes et femmes, manoeuvres, ouvriers qualifiés et employés, travailleurs et chômeurs de courte ou de longue durée, fonctionnaires ou sous-prolétaires...

A ces divers titres les analphabètes peuvent donc être accueillis par les différents acteurs institutionnels susceptibles de participer à l'insertion socio-professionnelle et intégrés dans les nombreux programmes qu'ils ont mis en place selon des logiques d'action que nous avons regroupées comme suit :

- programmes centrés sur la mise à l'emploi

- programmes centrés sur la formation de base

- programmes liant, de manières diverses, emploi et formation, à l'intérieur desquelles nous distinguons - les actions d'accueil et d'orientation - les actions de préformation et de formation qualifiante.

E n Communauté française de Belgique, il n'existe en effet pas de cadre législatif spécifique organisant l'Insertion socio-profession­nelle ou la Formation continuée des analphabètes. Tous les pro­grammes d'insertion ou de réinsertion leur sont en principe acces­sibles.

25

Les analphabètes, exclus d e l'Insertion socio-professionnelle

Cependant, après avoir analysé l'offre de formation et com­paré les niveaux de scolarité des personnes accueillies dans ces

rents programmes, nous ne pouvons que constater que les kjphabètes sont massivement exclus des actions

d t̂àsêrjtion socio-professionnelle.

Les analphabètes, exclus des programmes insertion socio-professionnelle ?

Six acteurs institutionnels sont potentiellement susceptibles de participer à l'insertion des analphabètes : les Centres publics d'aide sociale (CPAS), les Centres de formation professionnelle de la Communauté française ( F O R E M ) , l'Enseignement des adultes organisé par le Ministère de l'éducation (Promotion sociale), les mouvements associatifs, les syndicats et les entreprises.

A u terme d'un tour d'horizon de ces organisateurs d'actions d'insertion, on ne peut que constater une large unanimité sur l'importance actuelle de la formation «qui doit être une des préoc­cupations majeures des entreprises qui veulent encore compter demain»1, l'invocation systématique du manque de formation com­m e cause de difficultés d'insertion socio-professionnelle2, une una­nimité toute aussi grande sur l'intérêt de la formation comme moyen de lutte contre l'exclusion socio-professionnelle des popula­tions les plus précarisés, et, en totale contradiction avec les dis­cours, une absence générale d'offre de formation pour les personnes les moins qualifiées en général, en particulier pour les analphabètes.

- Alors que les Centres d'aide sociale invoquent souvent le m a n ­que de formation, voire l'analphabétisme, de leurs clients, ils n'ont proposé une formation spécifique à leurs bénéficiaires mis au travail que dans 12 % des cas.3Et ce dans le cadre d'une

1 F A B R I M E T A L Magazine n° 3, mars 1991 2 La remise au travail des bénéficiaires du minimex dans le cadre de l'article 60&7 sous la direction de A . G A R C I A .

Université catholique de Louvain. Département des Sciences politiques et sociales. Cabinet du Secrétariat d'État à l'Emancipation sociale, 1990. 3 Ibidem.

26

Place des analphabètes dans les programmes d'Insertion professionnelle

législation prévoyant explicitement des modalités de forma­tion.

- Le F O R E M n'accepte pas les analphabètes dans les formations qu'il organise.

Nous repérons, au moment de l'accueil, les personnes ayant de grosses difficultés, mais nous n'acceptons pas ces person­nes, car nous ne sommes pas équipés pour le faire, et si nous le faisons, nous courons à l'échec et nous ferons courir un échec supplémentaire à la personne, donc, nous préférons la renvoyer vers des organisations compétentes en la matière.»4

Pourtant - et paradoxalement - si c'est le seul organisme qui a une position claire en la matière, c'est également le seul où nous avons rencontré des analphabètes !

- E n ce qui concerne le ministère de l'Education, moins de 15 % de l'ensemble des formations organisées dans le cadre de l'enseignement de Promotion sociale des adultes sont de niveau professionnel, seul niveau théoriquement accessible aux anal­phabètes. Elles accueillent moins de 10 % des «élèves». Et parmi celles-ci, trois seulement sont réellement ouvertes aux analphabètes, dont deux organisées de fait par le mouvement associatif.

- E n entreprise : 42h. de formation par an, en moyenne, pour un cadre, 6h. pour un ouvrier5. Quant aux analphabètes...

- Dans le cadre des mouvements associatifs, seules les actions d'alphabétisation accueillent réellement ces personnes. Et elles aussi ont tendance à travailler avec les plus scolarisées d'entre elles. E n effet, près de 40 % du public touché sont des (candi­dats) réfugiés politiques et la majorité de ceux-ci est très scolarisée.

4 A . P IETTE «Insertion sociale, formation professionnelle et illettrisme» in Illettrés. Analphabètes. Exclus ? Revue d'action sociale, n° 3, 1991 5 E . V A N A S S C H E et J. V A N D E W A T T Y N E , L'effort de formation des entrepri­ses en Belgique. Fondation Industrie-Université, Bruxelles, 1991.

Les analphabètes, exclus d e l'insertion socio-professionnelle

B Niveaux d e scolarité du public accueilli dans les actions d'insertion socio-professionnelle

Nous avons étudié plus particulièrement les données concernant les niveaux de scolarité des personnes accueillies ainsi que les prérequis à l'entrée de huit actions d'insertion socio-profession­nelle. Elles ont touché 688 personnes, soit au cours de l'année civile 1990, soit au cours de l'année scolaire 1990-1991, soit au cours d'une action organisée durant une période de trois à six mois en 1991.

Nous avons choisi des actions menées par différentes orga­nisations d'insertion répondant aux différentes logiques définies et susceptibles d'accueillir les analphabètes.

Les deux tiers des personnes touchées par ces actions ont au m a x i m u m un diplôme d'enseignement primaire et font donc partie du public-cible de cette étude.

Parmi les actions choisies, deux s'adressent prioritairement aux jeunes, les six autres à tous. Nous n'avons en effet pas voulu centrer cette étude sur «les moins de 25 ans», mais bien sur les analphabètes en général. Nous avons donc voulu approcher prioritairement des actions qui ne mettent pas de critères d'âge comme condition de prise en compte.

Une est centrée sur la mise à l'emploi, une sur l'alphabéti­sation, les six autres sur des préformations ou formations qualifiantes.

Deux sont organisées par des associations reconnues par le ministère de la Culture dans le cadre d'un décret sur l'Education permanente, deux par le ministère de l'Education, deux par une municipalité, une par le ministère de l'Emploi, une par un syndi­cat. Ce choix illustre le morcellement et la diversité des législa­tions, subventions, pouvoirs organisateurs et actions du paysage de l'insertion socio-professionnelle et de la formation. Il s'agit cependant d'actions qui pourraient être complémentaires, cou­vrant l'ensemble du champ de l'insertion socio-professionnelle d'une part (de l'accès direct à l'emploi à la formation de base), pouvant s'articuler entre elles dans une perspective d'itinéraire d'insertion d'autre part.

28

Place des analphabètes dans les programmes d'insertion professionnelle

L'analyse des données que nous avons ainsi pu recueillir nous a permis :

- d'observer des différences entre les actions quant à leur prise en charge des analphabètes,

- de mettre en évidence des lacunes dans leurs possibilités d'insertion socio-professionnelle,

- de déterminer les mécanismes d'exclusion à l'oeuvre.

1 Comparaison des niveaux de scolarité entre actions

Dans la catégorie «sans diplôme», 91 % des personnes sont en alphabétisation ou en formation générale de base, 1 % en préformation et formation professionnelle.

Dans la catégorie «diplôme enseignement primaire», 21% sont en alphabétisation ou en formation générale de base, 20 % en préformation et formation professionnelle.

Dans la catégorie «diplôme secondaire inférieur», 0 % sont en alphabétisation, 4 % en formation générale de base et 41 % en préformation et formation professionnelle.

Alphabétisation

Formation Généra­le de Base

Accueil, Orienta­tion, Détermina­tion, Accrochage

Accès direct à l'emploi

Préformation et Formation prof.

pas de diplôme

186

13

10

6

2

217

85%

6%

5%

3%

1 %

100%

diplôme primaire

39

9

74

66

46

234

16,7%

3,8 %

31,6%

28,2 %

19,6%

100%

diplôme secondaire inf. et plus

0

9

40

87

95

231

0%

4%

17%

38%

41 %

100%

29

Les analphabètes, exclus d e l'Insertion socio-professionnelle

Si parmi les personnes n'ayant aucun diplôme, 85 % sont en alphabétisation et si parmi les personnes ayant un diplôme secon­daire inférieur, aucune n'est en alphabétisation, parmi les person­nes ayant un diplôme primaire, on trouve «un peu de tout».

Pour cette catégorie, il y a dispersion des publics dans les différentes actions et donc «recouvrement» de celles-ci.

Cependant, la grande majorité de ces personnes sont ac­cueillies par des services d'accueil et d'orientation (31,69 %), ou par des services centrés sur la recherche active d'emploi (28,2 %). Moins d'un cinquième d'entre elles (19,6%) participent à une action emploi-formation.

Ce recouvrement nous paraît lié à une réelle possibilité de choix pour ces personnes (recherche d'emploi, formation qualifiante, formation générale de base, détermination...) surtout si elles ont moins de vingt-cinq ans. Et donc à des choix plus difficile. Ce n'est plus automatiquement l'alphabétisation, mais pas encore systématiquement la formation qualifiante.

O n peut aussi se demander, au vu du nombre important de personnes de cette catégorie parmi les personnes en Accueil-Orientation, s'il ne s'agirait pas d'un rejet de cette catégorie de public par les programmes emploi-formation qualifiante, l'accueil-orientation constituant une voie de garage pour un public intermé­diaire.

Ce recouvrement est également lié à une très grande hétéro­généité de cette catégorie. Si la catégorie «sans diplôme» a massivement de grosses difficultés en lecture/écriture et si la catégorie «secondaire inférieur» en a peu, dans cette catégorie intermédiaire toutes les situations sont possibles, comme nous l'observons dans notre pratique et comme nous l'a confirmé le dépouillement des tests d'entrée d'un Centre d'orientation et d'insertion socio-professionnelle.

30

Place des analphabètes dans les programmes d'insertion professionnelle

2 Comparaison des niveaux de scolarité à l'intérieur des actions

pas de diplôme

dipl. primaire

dipl. secondaire inf. et plus.

Alpha, et Form, de

base

199

77,7 %

48

18,8%

9

3,5 %

Accueil, Orient.

10

8%

74

60%

40

32%

Accès à l'emploi

6

3,8 %

66

41,5 %

87

54,7 %

Preform. et Form. qualif.

2

1,4 %

46

32,2 %

95

66,4 %

O n constate qu'en Alphabétisation et Formation générale de base, la majorité appartient à la catégorie «sans diplôme»; en Accueil-orientation la majorité appartient à la catégorie «diplôme pri­maire»; en Accès à l'emploi et en Emploi-formation, la majorité appartient à la catégorie «diplôme secondaire inférieur».

Il existe donc une forte hiérarchie de ces programmes quant aux caractéristiques scolaires des personnes accueillies.

O n constate également une rupture nette entre le public accueilli par les actions d'alphabétisation et les autres. Les analphabètes sont exclus des actions se donnant pour but de favoriser l'accès à l'emploi par l'alternance (emploi-forma­tion) et des actions se donnant pour but de favoriser l'accès à l'emploi par la formation qualifiante, soit des programmes d'insertion socio-professionnelle se donnant des objectifs simultanés d'emploi et de qualification.

Ils se retrouvent massivement en alphabétisation et,

dans une moindre mesure, dans les services de recherche active d'emploi et d'accueil-orientation.

L'orientation systématique des analphabètes vers ces ac­tions ne peut être analysée que comme une relégation de cette catégorie de population vers la marge de la société et un renforce­ment de la dualisation exclusion sociale/insertion professionnelle.

31

3

Causes d'exclusion des analphabètes des programmes

d'insertion socio-professionnelle

A Conception des dispositifs

Si l'exclusion des analphabètes des actions d'insertion socio-pro­fessionnelle, sensu stricto, ne peut que paraître paradoxale dans le contexte actuel où tous les discours soulignent tant l'importance de la formation et de ses enjeux économiques que la nécessité de lutter contre l'analphabétisme, cette situation ne nous paraît que très indirectement liée à une question de prérequis.

C'est fondamentalement la conception des dispositifs qui en exclut les analphabètes.

- Les actions «ouvertes à tous» excluent les analphabètes.

- Les actions centrées sur une vision linéaire de la formation excluent les analphabètes.

- Les actions centrées sur une conception étroite de l'adéquation «emploi-formation» excluent les analphabètes.

33

Les analphabètes, exclus d e l'Insertion socio-professionnelle

1 Les actions «ouvertes à tous» excluent les analphabètes

Si la problématique de l'analphabétisme se pose aujourd'hui, à Bruxelles comme dans l'ensemble des pays industrialisés, ce n'est pas parce que le nombre d'analphabètes augmente, ou que le niveau général de formation diminue, bien au contraire, mais parce que les contextes socio-économiques ont changé, dégageant de nouvelles exigences de compétence et d'organisation du travail et, par conséquence, de formation.

Si la formation ne crée pas d'emploi, il n'en demeure pas moins que l'accroissement de la qualification du plus grand nombre est désormais une condition de la réussite économi­que» et que «réussir à élever les compétences de la masse des salariés et des chômeurs actuellement trop peu qualifiés au regard des nouvelles exigences du travail est, tout à la fois, un enjeu, un défi et une responsabilité pour les acteurs des dispositifs d'insertion socio-professionnelle et de la forma­tion continuée1.

Le «regard des nouvelles exigences du travail» fixe aujourd'hui très haut la barre de la qualification nécessaire au développement économique. Les critères définis par la législation belge amène à considérer la moitié de la population active et les 2/3 des chômeurs comme ayant une qualification insuffisante.

Lorsqu'on observe les programmes d'insertion socio-profes­sionnelle sous l'angle de la prise en compte des analphabètes, cette situation pose problème. E n mettant sur pied d'égalité une per­sonne non scolarisée et une personne ayant réussi le premier cycle de l'enseignement secondaire, la législation introduit une discrimi­nation indirecte. E n effet, une fois fixés les critères d'admissibilité, les projets d'insertion ont tendance à sélectionner les candidats ayant le plus d'atouts pour une insertion rapide sur le marché du travail. C o m m e nous l'avons constaté, aucune action n'échappe à cette règle. Les analphabètes se retrouvent dès lors exclus par un

1 G . M A L G L A I V E in «Les rapports entre savoir et pratique dans le développe­ment des capacités d'apprentissage chez les adultes», Revue Éducation Perma­nente n° 92, 1988.

34

Causes d'exclusion des programmes d'insertion socio-professionnelle

phénomène «d'écrémage»2. Les personnes les plus favorisées (dans le cadre de cette étude, les plus diplômées), utilisent leurs atouts pour se pousser aux premières places, ou sont sélectionnés les premiers. Ce qui repousse les plus «faibles», les moins qualifiés, de plus en plus loin dans la file d'attente, dans un contexte où il n'y a ni emploi ni formation pour tout le monde. Les critères d'admissibilité fixés en terme de niveau de scolarité pour l'accès aux programmes d'insertion socio-professionnelle sont très larges et, «s'ils offrent la possibilité d'étendre l'aide à un groupe plus étendu, ils prêtent facilement à un «écrémage».3

Ainsi, un Atelier de recherche active d'emploi organisé dans le cadre d'un programme de mise à l'emploi touche exclusivement des personnes ayant au minimum un diplôme d'enseignement secondaire inférieur, alors que 35 % des personnes inscrites dans ce programme n'ont pas ce niveau. L'étude sur la remise au travail des bénéficiaires de l'aide sociale met également en évidence la sélection : les personnes mises au travail sont plus jeunes, plus formées et ont plus d'expérience professionnelle que l'ensemble des ayants droit. En ce qui concerne le niveau de formation, seuls 2,8 % des bénéficiaires mis au travail n'ont aucun diplôme alors qu'on estime que 30 % n'ont pas de diplôme. M ê m e les cours d'alphabétisation n'échappent pas à cette règle. Les personnes ayant un niveau de formation supérieur y sont de plus en plus nombreux. Et les sous-prolétaires ne sont quasiment pas touchés par l'alphabétisation.

Les analphabètes se retrouvent exclus des actions «ouvertes à tous» parce qu'ils ne s'y présentent pas si des mesures particuliè­res d'accrochage, d'accompagnement et de suivi ne sont pas prises.

Cibler sans cloisonner

Si la prise en compte des analphabètes ne doit pas être une occasion de cloisonner une partie des personnes en difficultés d'insertion, elle implique cependant de les cibler. Ce ciblage, loin de cloison­ner, permettra au contraire d'intégrer dans les actions actuelles

2 Mesures d'aide auxchômeurs de longue durée dans quelques pays de l'O. C.D.E. O . C . D . E . , Paris, 1988. 3 Ibidem.

35

Les analphabètes, exclus d e l'insertion socio-professionnelle

une partie de la population qui n'y trouve pas sa place aujourd'hui ou qui se voit systématiquement «renvoyée» vers l'alphabétisation.

La comparaison des niveaux de scolarité des personnes accueillies, durant l'année 1990, dans deux actions de remise à l'emploi, ouvertes à tous mais sans aucune mesure de soutien particulier vis-à-vis des analphabètes pour l'une et avec un impor­tant travail de détermination, d'accompagnement et de suivi indi­viduel pour l'autre, qui porte prioritairement son attention sur les personnes les plus en difficulté, sans les cloisonner pour autant, confirme les effets positifs de ce type de mesures sur l'insertion des analphabètes :

ens. primaire sec. inf. sec.sup. sup. et univ.

sans ciblage

35% 21 % 33% 11 %

avec ciblage

45,5 % 38,5 % 12,5% 3,5 %

2 Les actions centrées sur une vision linéaire de la formation excluent les analphabètes

A quelques exceptions près, l'alphabétisation s'effectue aujourd'hui exclusivement dans des cours d'alphabétisation et est considérée comme un préalable à une préformation, elle m ê m e prérequis à ... Il n'existe pas de pratiques d'alphabétisation dans les actions de (préformation qualifiante et de formation en alternance. Il n'existe pas de programme emploi-alphabétisation.

Face à u n diagnostic d'illettrisme, le traitement con­siste automatiquement en une prescription d'alphabé­tisation.

Mais une telle conception pose de nombreux problèmes.

Le diagnostic peut être mal posé.

L'analphabétisme est une problématique complexe et sa «détection» particulièrement malaisée.

Le traitement peut être inadapté.

Il n'est pas automatiquement nécessaire de savoir lire pour

trouver du travail...

Causes d'exclusion des programmes d'insertion socio-professionnelle

De nombreux analphabètes s'adressent directement aux actions de recherche active d'emploi. Lorsque qu'on leur propose de suivre une formation (offre de formation qui s'avère toujours être une offre d'alphabétisation), c'est sans succès. Ces personnes «veulent du travail» et savent bien que savoir lire et écrire n'est en rien un «prérequis» pour aller nettoyer, comme pour nombre d'autres emplois.

... Et il est parfois nécessaire de travailler pour pouvoir

apprendre à lire. L'analphabétisme trouve ses racines dans l'absence de rai­sons de lire, absence liée à une absence de statut et de pouvoir. Travailler peut permettre de (re)trouver statut, pouvoir et dès lors, des raisons de lire. L'alphabétisation n'est pas un préalable à l'insertion, elle en est la consé­quence. Les représentations sommaires qu'ont des analphabètes et des problématiques d'analphabétisme, notamment des liens écrit-emploi, les orienteurs, travailleurs sociaux, formateurs; leurs peurs et difficultés face à un client qui ne dispose pas des canaux de communications habituels, renforcent la linéarité des dispositifs et l'exclusion des analphabètes.

3 Les actions centrées sur une vision étroite de l'adéquation emploi-formation excluent les analphabètes

Les analphabètes sont exclus des programmes d'insertion liant emploi et formation. Mis à part les services d'accueil et d'orienta­tion, ils se retrouvent dans les situations extrêmes : recherche d'emploi sans formation préalable ou formation d'alphabétisation sans lien direct à l'emploi.

C'est la tension contradictoire entre des objectifs simultanés et à court terme d'emploi et de formation qualifiante qui amène à exclure les analphabètes des actions d'insertion.

Dans un contexte surdéterminé par la recherche d'une adéquation étroite aux exigences du marché du travail, les organi­sations sélectionnent en élevant le niveau de prérequis les stagiai­res susceptibles de remplir - dans les «trois mois» et en fonction d'un contenu de formation préétabli - ces exigences.

Les analphabètes, exclus d e l'insertion socio-professionnelle

Pour l'analphabète, il en va autrement. Soit il veut trouver du travail et il recherche dans les secteurs qui lui sont directement accessibles; soit il décide de retarder la recherche d'emploi pour apprendre à lire et à écrire, parce qu'il pense que c'est indispensa­ble pour retrouver du travail ou parce qu'il souhaite par la suite acquérir une nouvelle qualification, pour ne plus «rester c o m m e ça» dans u n type de travail qu'après dix ou vingt ans il ne souhaite plus faire.

B Prérequis

Les prérequis ne sont donc pas la cause de l'exclusion des analpha­bètes mais ils contribuent à renforcer cette exclusion. N o u s en distinguons quatre catégories : les prérequis scolaires, comportementaux, administratifs et économiques.

1 Prérequis scolaires

Les prérequis sont définis, soit par des critères administratifs de diplômes, et dans ce cas les critères excluent d'office les «non diplômés» donc une partie des analphabètes, soit par des tests, cas de la majorité des actions d'insertion socio-professionnelle dispen­sant une ou des formations.

Actuellement, chaque organisme a non seulement ses pro­pres tests, sa manière de les construire, de les interpréter, mais aussi sa manière de les faire passer et d'en tenir compte ou pas dans la sélection. Certains tests sont moins sélectifs que d'autres.

D e manière générale, les formateurs o u responsables interrogés n e peuvent définir clairement les prérequis nécessaires : «on fait u n test de néerlandais, mais on accepte les débutants»; «on fait u n test en français, mais on accepte les faibles en leur conseillant de suivre des cours complémentaires»; «il n'y a pas de prérequis, on accepte tout le monde».

Les tests mélangent de manière ambiguë des objectifs de sélection et des objectifs pédagogiques.

E n ce qui concerne les objectifs de sélection, il s'agit d'évaluer les prérequis fixés par l'organisme pour l'entrée en formation,

38

Causes d'exclusion des programmes d'insertion socio-professionnelle

ceux-ci étant déterminés par les conditions fixées par l'employeur ou le «marché du travail» pour le poste ou le contrat de travail visé. Il s'agit de sélectionner des personnes adaptées ou adaptables par un «complément de formation qualifiante» dans un temps limité et avec un contenu déterminé d'avance.

Les formateurs sont toujours réticents à expliciter les objec­tifs de sélection. Nous ne pensons pas que c'est principalement pour des raisons morales - la sélection peut parfaitement se justifier - mais parce que - et plus on descend dans les niveaux de qualification plus ce problème se pose - il n'y a pas d'adéquation simple entre des critères de type prérequis scolaire et l'aptitude à occuper u n poste de travail. Ces critères sont donc mal définis et influencés par d'autres types de prérequis, notam­ment des prérequis comportementaux.

E n ce qui concerne les objectifs pédagogiques, il s'agit d'éva­luer connaissances et lacunes des personnes afin de pouvoir déter­miner un programme de formation permettant de remédier à leurs difficultés.

O n se retrouve face à l'imbrication de deux logiques. Une logique d'adaptation, centrée sur les offres d'emploi dont dispose l'organisme, une logique de remédiation, centrée sur les besoins et le projet de la personne.

Les analphabètes se retrouvent dans les actions où ces contradictions sont réduites au m i n i m u m : l ' E M P L O I , sans formation, ou la F O R M A T I O N , sans emploi à court terme.

Logique d'adaptation - centrée, à court terme, sur l'emploi

- Il y a peu de différence entre les prérequis fixés par l'organisme et les prérequis évalués par celui-ci comme nécessaires à la mise à l'emploi. A la limite, il n'y en a pas, et l'on se retrouve dans les actions de mise à l'emploi directe.

- Les prérequis sont clairement définis et prédéterminés. Par exemple avoir un niveau d'entrée correspondant à la réussite de l'examen du troisième module de telle école et un niveau de sortie correspondant à la réussite du 6e module.

- Ils sont sélectifs : soit seules les personnes ayant les prérequis sont acceptées, soit ils servent à l'orientation entre diverses

39

Les analphabètes, exclus de l'insertion socio-professionnelle

possibilités de formations. Ce sera en fonction des résultats aux tests qu'on se retrouvera en gros oeuvre bâtiment ou en électro­nique.

L'obligation d'un résultat en terme de placement, une du­rée de formation réduite, une détermination forte de la formation par des contraintes externes du marché de l'em­ploi sont des éléments qui poussent à cette logique.

Logique d e remédiation - centrée, d'abord, sur la personne

- Les tests ne sont pas sélectifs. Ils servent à détecter points forts et faibles, de manière à pouvoir construire une formation adaptée.

- Il n'y a pas de prérequis déterminés de manière imperative. Le projet de la personne détermine son inscription en formation et, si nécessaire, ce temps sera allongé (organisation de «préformation» en travaux de bureau pour les personnes ne connaissant pas le néerlandais, par ex).

A la limite, l'on se retrouve dans des actions de formation générale ou d'insertion sociale. Cette logique implique un itinéraire et une durée de formation adaptés à chaque personne.

Les organismes intègrent peu ou prou ces deux logi­ques, les formateurs jouant tantôt sur l'axe emploi, en diminuant la qualification de l'emploi visé, tantôt sur la formation, en l'intensifiant.

Observation des tests utilisés

Les organismes utilisent soit uniquement un test en mathé­matiques, soit un test en mathématiques plus compréhension de consignes, soit un test plus large (français, mathématiques, cul­ture générale, actualité), soit un test français plus néerlandais. Ces tests sont toujours accompagnés d'un questionnaire à remplir.

Nous ne parlerons pas ici des tests utilisés par les actions d'alphabétisation, puisque ceux-ci n'excluent pas les analphabè­tes.

Les tests sont construits par les formateurs. Les tests plus sophistiqués existant sur le marché, tel celui sur L'évaluation des

40

Causes d'exclusion des programmes d'insertion socio-professionnelle

comportements en lecture4, ne sont pas utilisés. Bien sûr, ceux-ci ne sont utiles que s'il y a un minimum d'objectifs de construction d'itinéraire de formation.

Ils sont tous de type «papier-crayon» et privilégient une

approche scolaire, centrée sur la matière, qu'ils soient «classiques»

(mesurant des connaissances brutes : multiplication, conjugaison)

ou «fonctionnels» (utilisation de documents authentiques comme

supports des exercices tels que compréhension de consignes, par

exemple). Ils se situent dans une logique d'écrits de marquage. U n

des tests de culture générale utilisé est un examen de fin de 6e

primaire. L'ensemble des tests, excepté ceux des cours

d'alphabétisation dont nous ne parlons pas ici, se situe au mini­

m u m à ce niveau.

Excluent-ils pour autant les analphabètes ?

Formellement, oui. Pratiquement, oui.

L'observation des tests et écrits des personnes accueillies montre une rupture nette entre les personnes accueillies dans les centres d'alphabétisation et dans les autres lieux. Il n'y a pas d'analphabètes dans les préformations et formations qualifiantes étudiées, sauf exception.

Les résultats étonnants que nous avons obtenus au dé­pouillement des tests d'un centre nous ont amenés à nous interro­ger.

O n y déclare ne pas accepter les analphabètes et on réoriente

vers Lire et Ecrire 17 personnes au cours du premier trimestre 91,

soit près de 10 % des personnes accueillies.

Par ailleurs, sont acceptés «Monsieur A» : 10/100 au test de mathématiques, Marocain, n'ayant fait aucune étude, écrivant comme suit :

«PATISSRIGB PATISSRI OURIE» - «PARSC le travaut loi ce trouve T E R N T »

4 S. KARABETIAN, P. L A N E , A. M I O C H E et D . T R A N C A R T , Évaluation des comportements et compétence en lecture des jeunes. Expérimentation dans des stages 16-18 ans. CREDIJ - FRED/GEFSI - DRFP, Rouen, 1986.

41

Les analphabètes, exclus d e l'insertion socio-professionnelle

et «Monsieur B» : 18/100 au test de mathématiques, Belge, ayant été jusqu'en 4e primaire, écrivant comme suit :

«SAITIFICA NAIS PAS».

Exemples pris parmi d'autres.

Selon quels critères accepte-t-on ces personnes et en dé-clare-t-on d'autres analphabètes ? Et selon quels critères sont acceptées les «exceptions» que l'on retrouve dans l'une ou l'autre action ?

Pour les responsables, le critère clé est la compréhension du français. Il faut comprendre les consignes. L'on renvoie donc vers Lire et Ecrire les étrangers ne parlant pas le français.

Mais sept personnes réorientées vers Lire et Ecrire sont belges. Peut-être ne savent elles pas écrire leur nom ni aligner deux chiffres. Mais plus probablement ces personnes n'ont pas été sélectionnées ou catégorisées par l'organisme, elles se sont catégorisées d'elles-mêmes en se déclarant d'emblée comme ne sachant ni lire ni écrire ni calculer et refusant de remplir formulai­res et tests. Rien ne permet de dire si elles auraient effectivement eu de moins bons résultats que les personnes acceptées.

Les analphabètes ont tendance, dans ce genre de situation, à se bloquer, se dévaloriser et à refuser d'écrire quoique ce soit, parfois, uniquement de peur de quelques fautes d'orthographe.

Par exemple, dans les interviews que nous avons effectuées, un analphabète belge, 39 ans, dix ans de chômage, se bande la main droite lorsqu'il va se présenter quelque part, pour avoir un prétexte pour ne pas écrire et «avoue» son analphabétisme dès qu'on insiste un peu. U n Marocain, 48 ans, deux ans de chômage, réagit lui en disant qu'il «écrit très mal, mais travaille très bien». Ces attitudes opposées ont, à degré semblable d'analphabétisme, des conséquen­ces différentes sur l'embauche tant à l'emploi qu'en formation.

2 Prérequis comportementaux

Compétence sociale

Apparaissent ainsi des critères de sélection plus liés aux «savoir être» qu'aux «savoirs». U n e personne faible mais fortement

Causes d'exclusion des programmes d'insertion socio-professionnelle

motivée et au comportement «adapté» sera parfois accep­tée et soutenue en formation, m ê m e si elle n'a pas tout à fait les prérequis scolaires.

O n retrouve ainsi, dans les actions étudiées, des personnes plus faibles mais acceptées parce qu'orientées, accompagnées et suivies par des associations d'alphabétisation où ces personnes ont suivi les cours ou les suivent encore. Ce qui est considéré comme un facteur de motivation.

Les facteurs comportementaux ne jouent pas seulement pour l'insertion dans une action d'insertion. Ils jouent également à l'embauche. C o m m e l'exigence du néerlandais est, pour les «bas niveau de qualification», le plus souvent une exigence de nationa­lité déguisée qu'un savoir nécessaire, la maîtrise de l'écrit est souvent moins indispensable qu'il n'y paraît pour occuper un poste de travail, m ê m e qualifié.

Notre enquête auprès des travailleurs qui suivent des cours d'alphabétisation, l'analyse des postes de travail des bénéficiaires de l'aide sociale mis au travail, les déclarations de certains patrons, les constatations d'agents d'insertion et de formateurs assurant le suivi de stagiaires analphabètes en entreprise, confirment ce fait :

Les prérequis pour trouver du travail, c'est avant tout d'être capable, d'avoir envie de travailler. Ne pas savoir lire ne pose pas de problème dans nombre d'entreprises.

Pour M . A L A L U F 5 , le titre scolaire, plus que le niveau d'instruction qu'il atteste, constituerait un indicateur pertinent de la capacité des candidats à l'emploi à manifester d'autres aptitudes (disci­pline, régularité, ponctualité, logique...) appréciées par les e m ­ployeurs. J. P A I L H O U S 6 fait la m ê m e constatation et souligne que les difficultés de réinsertion des chômeurs de bas niveau de qualification, y compris lorsqu'ils se présentent pour des emplois peu qualifiés, traduisent une sélection basée au moins autant sur des critères relatifs à des compétences sociales que sur un manque de formation ou de qualification professionnelle.

5 M . ALALUF, op.cit. 6 J. PAILHOUS et G. VERGNAUD, op.cit.

Les analphabètes, exclus de l'insertion socio-professionnelle

Autonomie

Autre compétence sociale indispensable et sans doute le seul prérequis incontournable - quoique... - à l'»entrée en insertion» : l'autonomie. Autonomie prise dans un sens restreint de «pouvoir, seul, gérer son temps et prendre en charge sa formation».7

Une part du public en difficulté, quelque soit son niveau, ne possède pas ce minimum d'autonomie, préalable pour pouvoir mener àbienune démarche d'insertion, qu'elle soit d'alphabétisation ou de formation qualifiante.

O n constate une tendance générale à envoyer toute per­sonne en difficulté d'autonomie (alcoolisme, dépression, problèmes affectifs important,...) vers l'alphabétisation, «rebut» pour tout qui ne trouve pas place ailleurs, remède miracle, imbattable au niveau «qualité-prix» et, pense-t-on sans doute, «ne pouvant jamais faire de tort».

Auto-exclusion

Si les organismes excluent, on rencontre également des comporte­ments d'auto-exclusion qui expliquent sans doute en grande partie le nombre relativement réduit de chômeurs qui se présentent aux convocations du bureau de l'emploi et le nombre encore plus réduit de ceux qui effectivement commencent une formation à la suite de ces convocations. Ces comportements peuvent être liés :

- à la représentation que le public-cible se fait des formations et à la réputation de celles-ci : «c'est pas pour moi, c'est pour les :-plus forts, - plus jeunes,...»

- au phénomène du «travail découragé» décrit notamment par M . ALALUF :

II en ressort, avec le chômage qui se prolonge, une incapacité à avoir prise sur les événements. A quoi bon chercher du travail puisqu'il n'y en a pas ? A quoi bon apprendre puis­qu'on ne peut utiliser son savoir ? (...) Le travail découragé augmente avec la durée de chômage, le faible niveau de formation et l'âge.

7 J. M E R L O , Capacités deformation des ateliers pédagogiques personnalisés ou de structures similaires pour des adultes illettrés francophones. I N O D E P , Paris, 1987.

44

Causes d'exclusion des programmes d'insertion socio-professionnelle

Ce phénomène est d'autant plus difficile à combattre qu'il repose sur une analyse (manque d'emploi, manque de forma­tion, trop âgé) qui s'appuie sur des réalités et qui est fortement médiatisée;

- à la dévalorisation de soi : «je suis trop bête». Il ne faut pas minimiser les efforts que doivent faire certains adultes anal­phabètes pour «franchir le mur de la honte» et surmonter les craintes angoissantes d'un nouvel échec;

- à la difficulté de mettre en jeu son identité d'analphabète, d'exclu, de chômeur de longue durée, d'immigré,... au risque de perdre tout statut :

Il y a des gens qui se mettent volontairement dans une situation d'assistés. Etre illettré, c'est aussi entrer dans un circuit où l'on est assisté avec allocations, etc., avec, peut-être, l'avantage d'avoir un statut : quand ils n'ont plus de statut social, les gens recherchent un statut, quel qu'il soit. Il n'est pas rare qu'on rencontre des jeunes et des adultes qui disent d'emblée : «je suis illettré», et qui le démontrent par tous les moyens ! c'est une espèce de reconnaissance et puis cela explique qu'ils ne trouvent pas de travail. (...) Le problème, quand on a un statut comme celui là, c'est qu'il faut le mériter, le justifier. On entre alors dans une série de comportements qui font que les gens s'enferment dans des situations pas possibles.8

L'analphabétisme peut également être cultivé comme signe de distinction, l'exclusion étant vécue sur le mode du refus de participation, refus d'assimilation ou m ê m e sur le mode ostentatoire de l'affirmation agressive de sa différence.

- à l'absence d'un «besoin» d'alphabétisation ou de formation :

Il faut avoir été scolarisé ou avoir grimpé dans l'échelle socio­professionnelle pour valoriser les objets écrits et la commu­nication graphique. Il faut valoriser ce mode de promotion sociale pour se reconnaître analphabète, ou pour désirer en sortir. Il faut savoir ou croire qu'avec l'écriture on va changer sa vie pour s'engager dans une aventure d'apprentissage. Ce

8 G . P A U W E L S , cité par J.P. VELIS dansLa France illettrée. Seuil, Paris, 1988.

Les analphabètes, exclus de l'insertion socio-professionnelle

n'est pas le cas pour la majorité des gens que les enquêtes ont pu identifier comme analphabètes.9

3 Prérequis administratifs

Outre la détermination d'un niveau de diplôme ou de «savoirs», un programme peut être réservé aux moins de vingt-cinq ans, aux femmes, aux chômeurs de longue durée, aux habitants d'une commune, aux membres d'un syndicat, à une nationalité ...

Plus d e vingt-cinq/Moins d e vingt-cinq

Les actions d'insertion socio-professionnelle sont marqués par un clivage lourd : «Moins de 25/Plus de 25». M ê m e si ce critère n'est actuellement plus le seul a être mis de l'avant, tous les programmes qui se donnent pour but de favoriser l'accès à l'emploi par un lien emploi-formation ont été conçus et sont encore majoritairement réservés pour les moins de vingt-cinq ans. A l'exception d'un seul. Mais comme le souligne F . M A W E T , «si rien n'interdit l'accès de ce dispositif aux adultes, l'indemnité modique qui est perçue pendant la durée de l'apprentissage et l'impossibilité de la cumuler avec l'indemnité de chômage, en fait, dans la pratique, un dispositif à destination des jeunes»10

E n ce qui concerne les formations professionnelles qualifiantes, mis à part l'enseignement de Promotion sociale, il y en a peu pour les plus de 25 ans. Celles qui existent sont des forma­tions dans le secteur tertiaire (travaux de bureau, informatique) et ne sont pas accessibles aux analphabètes.

Le critère «moins de 25» a été déterminant dans la création des actions d'insertion socio-professionnelle, vu les difficultés massives qu'ont rencontrées les jeunes à la fin des années '70, difficultés liées à la crise économique, aux changements structurels

9 J.P. H A U T E C O E U R , «Offre généreuse, demande bloquée.» in ALPHA 90. Ministère de l'Education, Québec/Institut de l'Unesco pour l'Éducation, Hambourg, 1990. 10 F . M A W E T . Le couple exclusion - insertion dans la région bruxelloise. Les cahiers de l'insertion socio-professionnelle à Bruxelles, n° 1, Bruxelles, Juin 1990.

46

Causes d'exclusion des programmes d'insertion socio-professionnelle

du marché de l'emploi et à l'arrivée sur ce marché d'une classe d'âge

nombreuse.

Cependant ce sont les politiques de financement, notam­

ment celles du Fonds social européen, qui sont responsables d'un

tel clivage qui persiste.

Le sexe

Actuellement, les politiques introduisent des facteurs de discrimi­

nation positive vis-à-vis des femmes. Il est déjà aujourd'hui plus facile à une femme de «plus de 25 ans» et de faible niveau de formation de trouver une formation qualifiante, qu'à un h o m m e .

Durée de chômage

Les actions d'insertion socio-professionnelle jugées prioritaires

aujourd'hui sont celles qui s'adressent aux chômeurs de longue

durée. E n effet, s'il y a quelques années le chômage des jeunes

préoccupait, aujourd'hui on considère que le noyau dur du chômage

est constitué par les «25-40 ans», chômeurs de longue durée et peu

qualifiés11.

La barre du «chômage de longue durée» est fixée en Europe

à un an de chômage. Celle du «chômage structurel» à deux ans.

La progression du chômage de longue durée est considérée

comme un phénomène préoccupant, les possibilités de réinsertion

professionnelle de ces chômeurs s'amenuisant au fur et à mesure

que leur inactivité se prolonge.

E n Belgique, 62,7 % des chômeurs avaient plus d'un an de

chômage,(chômeurs de longue durée), 46,8 % plus de deux ans

(chômeurs structurels) au 30 juin 1990. Le chômage structurel est

fréquemment associé à des variables d'âge, de sexe et de qualifica­

tion réduite.

Le pourcentage des chômeurs structurels va décroissant au

fur et à mesure que le niveau d'étude s'élève : 56 % des chômeurs

11 N . D E G I M B E et F. SZABO. Le chômage de longue durée. Causes et conséquen­ces. Regards sur le marché du travail. Ministère de l'Emploi et du Travail, Bruxelles, Septembre 1990.

47

Les analphabètes, exclus d e l'insertion socio-professionnelle

ayant un niveau de diplôme de l'enseignement primaire sont au chômage depuis deux ans et plus, pour 20 % de chômeurs ayant terminé un enseignement supérieur.

Des études récentes12 montrent qu'actuellement le pourcen­tage de chômeurs structurels ayant un niveau d'étude supérieure diminue, ce qui n'est pas le cas pour les catégories les moins scolarisées.

Certains chercheurs soulignent cependant que la variable «niveau d'étude» est encore trop souvent évoquée comme étant la cause principale du chômage et l'obstacle essentiel vers l'emploi, alors qu'elle ne peut être considérée isolément comme une variable déterminante de la dynamique du chômage. Si les catégories de diplômés de l'enseignement primaire sont de fait plus guettées par le risque d'enlisement dans le chômage, donc par le chômage de longue durée, ils ont proportionnellement moins de risque d'entrer au chômage13.

Qualification réduite

Nous avons déjà souligné les phénomènes d'écrémage induits par une conception trop large de la «qualification réduite».

Dans un rapport d'évaluation, le Ministre belge de l'Emploi et du Travail fait état de pressions de certaines commissions paritaires pour obtenir l'élargissement des groupes à risques et souligne que

l'élargissement des groupes-cibles entrave les possibilités offertes aux groupes problématiques en vue d'être insérés dans une économie qui fonctionne mieux. Il est en effet clair que l'on opte toujours pour les catégories les plus facilement accessibles du groupe-cible. Il est à recommander que la définition des groupes à risque soit respectée de manière assez stricte... et que les groupes à risques les plus difficiles se voient offrir de nouvelles chances.14

12 Recensement annuel des chômeurs complets indemnisés inscrits au 30.6.1990. O . N . E . M . Direction Statistiques-Etudes-Information, Bruxelles, 1991. 13 A . V A N H E E R S W Y N G E L S , Analyse statistique de la mobilité dans le chô­mage. CEPEC, Bruxelles, Mars 1988. 14 L. V A N D E N B R A N D E Rapport d'évaluation sur les efforts pour le 0,18 %. Ministère de l'Emploi et du Travail, Bruxelles, 1990.

48

Causes d'exclusion des programmes d'insertion socio-professionnelle

Cadres législatifs

Les acteurs de l'insertion socio-professionnelle ont à leur disposi­tion un important arsenal législatif (lois, lois-programmes, dé­crets, ...) leur permettant d'accueillir l'ensemble des publics en difficulté d'insertion, dont les analphabètes.

Nous n'approfondirons pas ici l'étude de ces différents ca­dres législatifs, ceux-ci étant spécifiques à chaque pays, voire à chaque région. Il nous a néanmoins paru intéressant d'en souligner quelques caractéristiques susceptibles d'en diminuer l'efficacité et de contribuer à l'exclusion des analphabètes.

Multiplicité et complexité

Les agents d'insertion ne peuvent maîtriser l'ensemble des législa­tions existantes, tant celles-ci sont nombreuses et complexes. Les complémentarités existantes entre diverses législation ne sont dès lors pas ou peu utilisées.

Absence de moyens financiers

Les législations peuvent exister sans qu'existent les moyens finan­ciers de leurs applications. Et plus on descend dans la hiérarchie des publics, moins il y a d'argent. Ainsi l'alphabétisation est le seul dispositif de formation qui utilise des bénévoles...

Critères législatifs et réalité

Mener une action à partir de l'analyse des réalités du terrain, mener une action à partir d'un cadre législatif définissant de manière bureaucratique publics, critères, itinéraires... quotidienne quadrature du cercle.

Subordination aux politiques européennes

Pour des raisons d'opportunité financière, les actions sont définies non pas en fonction des besoins objectifs d'insertion, mais en fonction des critères définis par les programmes européens.

49

Les analphabètes, exclus de l'insertion socio-professionnelle

4 Prérequis économiques

Pauvreté

Si l'on trouve, dans le discours sur l'insertion socio-professionnelle, quelques références à l'analphabétisme, celles sur la pauvreté sont beaucoup plus rares. Tous les analphabètes ne sont pas en état de précarité économique et tous les sous-prolétaires ne sont pas analphabètes, mais les relations sont assez importantes pour qu'on ne puisse s'interroger sur l'analphabétisme et l'insertion socio­professionnelle sans prendre en compte les difficultés économiques que rencontrent les exclus, ni oublier cette dimension dans la mise en place d'actions d'insertion.

Les problèmes financiers et les difficultés matérielles de tout ordre qu'ils entraînent, reviennent souvent dans les récits des analphabètes.

Se former coûte cher. M ê m e si les formations sont gratuites il faut prévoir les gardes d'enfants, les déplacements éventuels, l'abandon d'activités économiques, des frais plus importants d'ha­billement (on ne peut pas se rendre à la formation «malhabillé») et de convivialité (aller boire un verre après, offrir un café au formateur, ...)

M ê m e si ce n'est pas la misère, le budget est plus que juste pour les bénéficiaires de l'aide sociale et les chômeurs.

Employabilité

Enfin, les analphabètes peuvent être exclus des programmes d'insertion socio-professionnelle parce qu'il ne serait pas «renta­ble» de les insérer. Renvoi vers la marge de ceux dont on n'aurait plus besoin ou dont on pourrait se passer, au m ê m e titre que ceux «qui ont passé un certain âge». Renvoi vers l'insertion sociale au nom d'un clivage «emploi-efficience», «social-équité», pour repren­dre les termes de l 'O.C.D.E.

Prendre en compte les analphabètes dans les programmes d'insertion socio-professionnelle implique comme préalable qu'il y aie des raisons socio-professionnelles de prendre cette catégorie en compte.

50

2 Condition d e prise en compte

des analphabètes dans les politiques d'insertion

socio-professionnelle

Chapitre 1 Connaître ces publics

Chapitre 2 Reconnaître les analphabètes c o m m e acteurs économiques

et la formation de base c o m m e enjeu de qualification

Chapitre 3 Ouvrir les possibles — Casser la linéarité

1

Connaître ces publics

A Analphabétisme, réalité inconnue

Les mots ne doivent pas nous distraire, par leurs définitions préalables, d'une attention première, soutenue, indispensa­ble à la réalité vécue, rencontrée.

F. ANDRIEUX

Nous avons introduit la première partie de cette étude par une approche de l'analphabétisme sur le mode de la «désignation totalisante», utilisée par les administrations pour définir ceux qui entrent dans le champ de leur compétence. Nous introduirons cette deuxième partie par une tentative d'approche de l'analphabétisme en terme de «situation».

Tentative difficile que de parler des analphabètes, mais indispensable si l'on veut tenter de les percevoir au mieux, leur laisser prendre des places et leur ouvrir des possibles dans les programmes d'insertion socio-professionnelle.

Si l'analphabétisme est un mot à faible dénotation, ses connotations sont par contre très fortes.

53

Condition de prise en compte des analphabètes

1 Analphabète = Bête

Morphologiquement et sémantiquement, le terme «an­alphabète» comme le terme «illettré», avec leurs préfixes négatifs, ne font que renvoyer à une réalité transmutée en négativité absolue. A partir d'un seul aspect (la méconnais­sance de l'écriture), on a généralisé subrepticement pour qualifier /condamner la nature globale de la personne. Originellement, dans leur construction, dans leur étymolo-gie même, ces termes établissent un rapport hiérarchique entre les personnes qui sont lettrées et celles qui ne le sont pas - au détriment des derniers «évidemment». Déjà, dans la langue française, on les appelait illettrés au XVIe siècle et analphabètes au XIXe siècle, alors même qu'ils constituaient la majorité de l'humanité. On imagine bien que ce terme-jugement s'applique encore plus implacablement de nos jours, alors qu'ils sont devenus minoritaires. (...)

Les mots renvoient à la réalité tout en manifestant la repré­sentation dominante de cette réalité qui existe dans une langue. Si on n'est pas encore complètement convaincu, il faut examiner le champ sémantique où se situent, dans la langue française, les termes «illettrés» et «analphabètes». Cette liste est tirée du Dictionnaire des idées par les mots (analogique) de Paul Robert (et son «objectivité»peut être en quelque sorte vérifiée en consultant le Dictionnaire analogique Larousse qui constitue une liste très semblable). Les termes «analphabètes» et «illettrés» renvoient à la rubrique «igno­rance», et voici la liste de mots où les deux termes se trouvent insérés :

Etre ignare; aliboron; analphabète; âne; âne bâté; ânonner; bonnet / oreilles d'ânes; arriéré; balourd; baudet; barbarie; barbare; béotien; bête; borne; bourrique; cancre; crétin; croûte; idiot; idiotie ;ignare; ignorantisme; ignorantiste; illettré; ilote; inculte; innocence; innocent; minus habens; niais; nigaud; nul; nullité; oie blanche; obscurantisme; obscurantiste; pay­san; être ¡sortir de son village (fam) d'où sort-il ?; sot; sottise; stupidité; velche ou welsch».

Cette liste pourra provoquer le sourire. Pourtant les mots de la langue traduisent I imposent une représentation de la réalité. Cette liste représente les automatismes lexicaux de la

Connaître ces publics

pensée (occidentale lettrée) sur l'analphabétisme ou l'illettrisme : cet ensemble de mot constitue une unité cohé­rente de signification qui est «imprimée», incrustée dans notre conscience et dans notre inconscience. A moins de faire un effort délibéré, constant et patient pour nous dégager de ces associations, notre pensée en sera tributaire et prison­nière. C'est, toutes proportions gardées, comme l'énorme difficulté qu'éprouvent les femmes pour sortir du carcan masculin et sexiste de la langue française. (...)

Les conséquences pratiques, pour l'alphabétisation, d'une telle représentation de l'analphabétisme et des analphabètes sont considérables. (...)

Et les analphabètes ne sont pas à l'abri de cette image dominante négative et dévalorisante d'eux-mêmes que la société leur renvoie.1

Formateurs, orienteurs, concepteurs doivent pouvoir interpeller leurs représentations, leurs à priori et tenter de se construire un savoir de ces personnes qu'ils voudraient prendre en compte.

2 Des citoyens

Il n'existe pas un analphabète type, mais des analphabètes. Per­sonnes différentes, confrontées à des problèmes différents dans leur recherche d'insertion socio-professionnelle, ayant des deman­des et attentes différentes et nécessitant dès lors réponses et moyens d'insertion diversifiés.

L'analphabétisme traverse l'ensemble des catégorisations possibles d'une population. Il peut donc être abordé sous chacun de ces points de vue : avoir vingt ans, sortir de l'école et être analpha­bète; avoir 40 ans, 20 ans d'expérience professionnelle et être analphabète; être fonctionnaire et analphabète ou sous-prolétaire et analphabète; être femme et analphabète...

Que mettre en avant : les différences ? Les points com­muns ?

1 S. W A G N E R , «La lecture, l'écriture et l'alphabétisation» in ALPHA 84. Ministère de l'Éducation Québec, 1984.

55

Condition de prise en compte des analphabètes

Nous aborderons les différences selon divers axes, prétexte à parler de, à donner vie à, en multipliant les points de vue et les éclairages et non pas à établir des typologies rigides servant d'abord à l'une ou l'autre conception administrative de program­m e s d'insertion. Dans la conception actuelle de ceux-ci, deux axes sont incontournables : l'âge, le statut professionnel. Après les avoir abordés nous proposerons une approche basée sur les types de relations à l'écrit des participants aux cours d'alphabétisation.

Face aux discours totalisants, les «praticiens» de l'alphabé­tisation, formateurs c o m m e chercheurs, soulignent sans relâche, avec raison, l'hétérogénéité de la population analphabète.

Des points communs

D e u x points nous paraissent cependant c o m m u n s aux analphabè­tes venant en formation.

Une recherche de statut et d'identité.

Cette caractéristique n'est pas spécifique aux analphabètes. Les contextes et conditions qui amènent à faire une démarche de formation et à la poursuivre sont les m ê m e s , que l'on soit univer­sitaire ou analphabète : au coeur d'un système d'actions et de représentations où il cherche probablement, sous le concept d'iden­tité, à définir une cohérence vivable entre ses multiples responsabi­lités familiales, professionnelles, associatives et autres; entre ses multiples appartenances2.

Cependant, cette recherche d'identité peut se poser de manière cruciale pour l'analphabète, s'il s'est identifié à la repré­sentation négative dominante de l'analphabétisme. Ainsi J. P A T R Y estime que la conséquence la plus grave de l'analphabétisme, son effet le plus apparent, se situe au plan de l'identité : l'identification ayant pris le pas sur l'identité. Identification à une image, à un statut, à un style de vie, à un état infériorisé. Identification confirmée, renforcée par des personnes significatives, de telle sorte

2 R . S A I N S A U L I E U , «Formation continue et formations initiales : interférences de recherches sociologiques» in L'introuvable relation emploi-formation. Un état des recherches en France, sous la direction de L . T A N G U Y . La documentation française, 1986.

56

Connaître ces publics

que le fonctionnement lors des interactions quotidiennes avec l'environnement à été profondément perturbé.3

Un objet de formation particulier, L'ÉCRIT.

La relation de l'homme à l'écrit est loin d'être banale. Elle se définit dans un rapport social et culturel et puise des racines dans le sacré. Ecrit, objet symbole, au pouvoir mythique, tel que quand on ne sait pas lire et écrire, non seulement on ne sait rien, mais on n'est rien. Aussi apprendre à lire et à écrire met enjeu l'ensemble des déterminants sociaux et culturels et des systèmes de valeurs de l'individu. S'alphabétiser est toujours bien autre chose qu'un simple apprentissage technique.

Des différences

Pour revenir aux différences, nous avons vu qu'on distingue fré­quemment les personnes qui ne savent «rien», dites analphabètes, des personnes qui savent «un peu», dites illettrées ou «analphabè­tes fonctionnels».

O n distingue aussi4 : les Belges, qui ont, dans leur écrasante majorité, été scolarisés de longues années; les jeunes scolarisés en Belgique, vivant dans un milieu immigré et qui sont, en consé­quence, en situation de bilinguisme; les étrangers non alphabétisés dans leur langue qui cumulent les problèmes d'apprentissage du français comme seconde langue et d'apprentissage des mécanis­mes de lecture, d'écriture et de calcul.

Nous pensons que si ces différences doivent être prises en compte, c'est dans les aspects plus spécifiquement pédagogiques des actions. Sur d'autres plans, les contextes socio-économi­ques et psychologiques individuels, qui surdéterminent la relation à l'écrit, nous paraissent prédominants dans le type de difficultés rencontrées.

3 J. P A T R Y , «L'évolution de la conscience de soi chez des personnes analpha­bètes» in ALPHA 88. Ministère de l'Éducation, Québec, 1988. 4 Rappelons, avec insistance, que les étrangers scolarisés dans leur langue maternelle ne sont ni analphabètes, ni illettrés.

Condition de prise en compte des analphabètes

B Moins d e 25, plus d e 25, des différences ?

1 Parcours scolaires

Les analphabètes scolarisés de plus de 25 ans aujourd'hui ont un parcours de type : travail à 14 ans, école primaire non terminée. Avec la crise économique, l'allongement de la scolarité obligatoire de 14 à 18 ans et l'obligation de passer en secondaire à 13 ans, un nouvel itinéraire scolaire est apparu dans le champ de l'analphabétisme de type : école jusqu'en 4e primaire (par exemple) puis passage en professionnel, quitté à 18 ans sans aucun diplôme.

Ces années de scolarité supplémentaires ne remédient pas aux importantes lacunes en lecture et écriture existant à l'entrée au secondaire chez certains. Il n'est pas prévu par le système scolaire d'apprendre à lire et à écrire au secondaire. Les ensei­gnants ne sont pas formés et n'ont pas les moyens nécessaires pour apprendre à lire à ceux de leur classe qui ne le savent pas. L'enseignement professionnel, tout c o m m e les programmes d'insertion socio-professionnelle, ne se donnent pas d'objectifs de formation générale. Apprendre à lire et à écrire à l'adolescence peut également entraîner des difficultés spécifiques liées aux problèmes d'identité mis en jeu et au rejet à cet âge des codes normatifs (la grammaire par exemple). Et surtout, l'analphabétisme est lié à un problème global d'absence de reconnaissance, de statut et de pouvoir entraînant une perte de S E N S . L'alphabétisation nécessite, outre un travail «technique», un travail sur ces aspects qui implique que ces jeunes (tout comme les moins jeunes d'ailleurs) aient une vision positive de leur avenir et de leur place dans la société.

Depuis de longues années cependant des enseignants isolés ou travaillant en équipe, tentent des pratiques alternatives et positives. Aujourd'hui, la problématique de l'alphabétisation com­mence à se poser de manière plus large dans le cadre de l'enseigne­ment professionnel. Des classes de français langue étrangère et d'alphabétisation se créent dans certains établissements. La né­cessité de formation et de réflexion des enseignants sur l'alphabétisation des 12 - 16 ans se fait sentir et des initiatives en ce sens apparaissent. Et de plus en plus d'enseignants suivent les formations de formateurs en alphabétisation et fréquentent les centres de documentation spécialisés.

58

Connaître ces publics

2 Situation d'insertion socio-professionnelle

Si nous considérons deux axes d'insertion, l'axe enfant-adulte d'une part et école-emploi d'autre part, les moins de 25 ans se situent au moment du passage de l'école à l'emploi et de la vie familiale chez leurs parents à une vie adulte autonome. Passage qui ne s'effectue pas ou se fait difficilement, vu les conditions socio-économiques actuelles créant un large espace de «transition».

Les plus de 25 ans ont effectué ce passage, ils ont travaillé ou travaillent, sont ou ont été chef de famille. Les rapports au travail, à la formation, à la famille, à la société, les soucis et les problèmes sont différents. Le père immigré au chômage après trente ans de travail, ayant vu s'écrouler sa perspective de retour au pays et son fils «mal scolarisé» et sans beaucoup plus de perspectives d'avenir, peuvent être considérés comme des «pu­blics» différents, m ê m e si leur «niveau» est semblable.

3 Les moins de 25 ans et la formation d e base

Le niveau de scolarité des chômeurs de moins de 25 ans n'est pas supérieur à celui des plus de 25 ans. Les moins de 25 représentent 30 % du public des cours d'alphabétisation. Ceux-ci ont majoritairement un statut d'étudiant ou de réfugié politique mais peuvent également être chômeurs complets indemnisés ou bénéfi­ciaires de l'aide sociale.

De manière générale, la motivation pour suivre une forma­tion de base n'est pas énorme à cet âge.

Si des personnes ayant été travailler à 14 ans peuvent avoir un «goût de trop peu» de formation et venir au cours d'alphabétisation rechercher ce qui leur a manqué, les jeunes qui sortent aujourd'hui à 18 ans de l'école auraient plutôt un goût de «trop». Et si certains viennent en voulant vraiment améliorer leur compétence à l'écrit et poursuivre une formation, d'autres s'inscrivent, sous la pression des parents, pour pouvoir continuer à toucher les allocations familiales. Celles-ci jouent le rôle «d'allocations d'attente» dans une «situation d'attente». Les allocations familiales deviennent ainsi, avec l'aide sociale et les allocations de chômage, un dispositif de plus gérant l'exclusion.

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Condition de prise en compte des analphabètes

Par ailleurs il existe un nombre important d'actions d'insertion socio-professionnelle ouvertes aux jeunes et pouvant répondre à leurs besoins.

Deux types de moins de 25 ans ne sont cependant pas accueillis dans ces lieux et sont réorientés systématiquement vers les centres d'alphabétisation. Il s'agit des jeunes qui ne parlent pas le français, jeunes réfugiés politiques ou jeunes immigrés arrivés récemment dans le cadre du regroupement familial et des jeunes qui ne savent ni lire ni écrire. Si les niveaux de prérequis sont très variables d'une action à l'autre, et si un «faible» niveau à l'écrit ne constitue pas toujours un obstacle, les formateurs et orienteurs sont désorientés face à une absence totale, ou supposée telle, de capacité de communication à l'écrit. Ils dirigent ces personnes vers les centres d'alphabétisation. Les faibles niveaux en lecture-écri­ture ne posent pas de problèmes parce que les programmes d'insertion socio-professionnelle ne sont pas dans une logique de formation mais dans une logique d'adaptation et de sélection (les plus faibles en gros oeuvre bâtiment, les plus forts en informatique; les plus faibles en aide-familiale, les plus forts en travaux de bureau...). O n recherche un emploi adapté au niveau du jeune, nécessitant le min imum de formation ou de préformation qualifiante.

Mais cette logique s'arrête aux analphabètes. Ceux-ci peu­vent trouver un contrat d'emploi, en passant par une structure de recherche active d'emploi, par un service d'accueil-orientation, ou par une formation d'alphabétisation. Mais ils ne peuvent obtenir de contrat emploi-formation de base.

Les discours et les représentations sur la «nécessité de savoir lire», les discours et représentations sur les besoins de formation élevés du marché de l'emploi, cumulés aux représenta­tions sur l'analphabétisme et à une vision linéaire de la formation, conduisent les orienteurs à orienter vers l'alphabétisation ceux qui ne savent «rien».

S'il commence à y avoir des structures d'accueil français langue étrangère et alphabétisation dans les écoles, il n'y en a pas dans les actions d'insertion socio-professionnelle post-scolaire. Il n'existe pas de programmes d'alternance emploi-alphabétisation ou emploi-remise à niveau ni pour les plus de 25 ans, ni pour les moins de 25 ans.

60

Connaître ces publics

Les cours d'alphabétisation sont actuellement la seule struc­ture pouvant accueillir et donner une formation générale de base au public qui n'a pas ou plus sa place dans les structures scolaires. Le problème de la formation générale n'est pas posé par les actions emploi-formation. Ce qui paraît étonnant vu les analyses des entreprises sur les nouvelles compétences à acquérir pour pouvoir s'adapter aux changements de structure de l'emploi.

4 En ce qui concerne les moins de 25 ans, le problème dit de "motivation" est envahissant

Lorsqu'on interroge les employeurs, le discours type est celui-ci :

- L'analphabétisme, l'illettrisme, sont des problèmes qui ne se posent pas. Soit ils engagent des personnes diplômées et qua­lifiées, soit ne pas savoir lire ne pose pas de problème pour le travail à faire.

Ils se chargent de la formation professionnelle.

Ils demandent aux associations non pas de former, mais de «socialiser» : motiver, être présentable, arriver à l'heure, etc. C o m m e l'éducation professionnelle au siècle dernier, dont la fonction était la «moralisation» de la classe ouvrière :

En ce début du 19e siècle, les comportements ouvriers sont peu et mal adaptés aux exigences du travail industriel : instabilité, résistance à la discipline de la fabrique, absen­téisme, alcoolisme et fréquentation de cabaret, débauche... sont indistinctement mêlés dans la condamnation bour­geoise de «l'immoralité ouvrière»... «L'éducationprofession­nelle de l'ouvrier, c'est alors avant tout, sa moralisation».6

Les problèmes d'absentéisme, de motivation, de difficultés relationnelles sont également soulevés par les formateurs et éclip­sent souvent les autres difficultés. Ces problèmes finissent par être considérés comme les causes des difficultés d'insertion alors qu'ils en sont la conséquence. C o m m e se demande E . P E R R Y : N'est-ce pas paradoxal de demander aux personnes les plus fragiles de

5 A propos de «L'histoire de la formation des ouvriers» de B . C H A R L O T , F. FIGEAT et J.Y. ROCHEIX. Dialogue n° 58, octobre 1986.

Condition de prise en compte des analphabètes

construire et d'adhérer à un projet d'insertion, alors que la société ne se pose pas réellement le problème des conditions du développe­ment et de la place de chacun dans cette période de mutation ?e

Aucun travail d'alphabétisation ne peut se faire sans questionnement sur le S E N S de l'apprentissage, le S T A T U T , le P O U V O I R de celui qui apprend.

Et si c'est bien le P O U V O I R qui précède le SAVOIR, nous pensons que LIRE, vouloir rencontrer ce qui se passe dans la tête d'un autre pour mieux comprendre ce qui se passe dans la sienne, et ÉCRIRE, s'écrire, décrire, laisser une trace, sa trace, peuvent7

devenir des outils de prise de pouvoir : possibilité de se distancer de l'événement, sentiment d'une appartenance à une communauté de préoccupation qui vous pose comme interlocuteur,...

Les démarches d'alphabétisation sont des outils puissants au service d'une prise de pouvoir pouvant donner S E N S , S T A T U T , IDENTITE et permettre dès lors une socialisation et une insertion.

C Analphabètes et travailleurs : le lien emploi-écrit

Nous avons interviewé des travailleurs suivant des cours du soir8

d'alphabétisation et n'ayant pas dépassé l'enseignement primaire. Nous souhaitions récolter des informations sur les caractéristiques de leur itinéraire professionnel ainsi que sur les difficultés qu'ils pourraient rencontrer dans leur travail du fait de leur analphabétisme.

Nous avons interrogé 3 femmes et 23 hommes, de diverses nationalités : 13 Marocains, 4 Belges, 2 Italiens, 2 Portugais, 2 Turcs, 1 Haïtien, 1 Syrien, 1 Algérien.

6 E . P E R R Y , «Que nous enseigne l'illettrisme en matière de pédagogie ?» In Contre l'illettrisme. Guide pour la formation des adultes. Collection Points de vue et réflexions, Cahier 2. G.P.L.I., Paris, 1990. 7 N o n pas dans une relation linéaire P O U V O I R - S A V O I R , bloquante, mais dans une relation dialectique, pouvoir et savoir se renforçant mutuellement, et dans une situation où une première démarche de demande d'insertion a créé un premier espace de pouvoir. 8 A Bruxelles, en 1990,296 participants au cours d'alphabétisation travaillent. 150 suivent les cours du soir, 146 les cours du jour.

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Connaître ces publics

Niveau d e scolarité

- non scolarisés en Belgique 21 - aucune scolarité 4 - moins de cinq ans 12

- 6 ans de primaire 5

- scolarisés en Belgique 5

(4 Belges + 1 Italien)

- aucun n'a terminé ses primaires

- 2 ont été en professionnel, dont 1 dans l'enseignement spécial.

Les itinéraires scolaires des personnes scolarisées en Belgique sont typiques : enseignement professionnel spécial (31 ans), 4e primaire puis professionnel-soudure (24 ans), travail à 14 ans, 6e primaire non achevée (35 ans)... Deux ont été scolarisés en insti­tutions. L'un déclare : «je n'ai jamais été à l'école, j'ai appris la cordonnerie au pensionnat» (32 ans); l'autre : «je ne sais m ê m e pas si j'ai terminé mes primaires» (43 ans).

Age

- aucun n'a moins de vingt ans.

- 20-25

- 26-35

- 36-45

- 46-55

3

10

4

8

Les deux pointes 26-35 et 46-55 sont très représentatives. O n ne s'inscrit pas au cours au moment de sa première insertion socio­professionnelle (15-18-20 ans), mais bien quand on commence à «s'installer», se stabiliser, tout en ayant encore «tout l'avenir devant soi» (25-35 ans). O u au contraire, quand «l'avenir est derrière soi», qu'on a bâti sa maison, élevé les enfants, et qu'on peut prendre du temps pour soi et appliquer au pied de la lettre la recette de Michel S E R R E S pour rester jeune : «lire tous les jours un texte un peu compliqué» (45-55 ans).

Condition de prise en compte des analphabètes

Date d'arrivée en Belgique

- moins d'un an 1

- 1 à 5 ans 8

- 6 à 10 ans 1

- 11 à 20 ans 4

- plus de vingt ans 5

De manière générale on constate, en ce qui concerne les immigrés, que ceux-ci font la démarche de s'inscrire à un cours soit à leur arrivée en Belgique (dans les cinq ans de leur installation) soit après 15 à 20 ans. O n peut se demander ce qui motive alors leur inscription, puisqu'ils se sont passé pendant tant d'années de l'apprentissage du français. Rêve enfin réalisable, les conditions matérielles le permettant, en laissant des loisirs ? Changement de statut prévisible à la fin de la carrière professionnelle ? O u perte brutale de son statut de travailleur (chômage, mutuelle) qui amène à en rechercher un nouveau ?

Pour un travailleur, et d'autant plus s'il est immigré, le travail c'est une raison d'être. La perte de celui-ci entraîne la perte d'un statut, d'une identité, d'un « N O U S , travailleurs». Pour les immigrés, la perte du sens du voyage de l'immigration.

Alors on va «à l'école», parce qu'aller à l'école c'est ce qui se rapproche le plus d'aller au travail. O n quitte la maison tous les matins avec sa mallette, où le cahier a remplacé le thermos. O u bien parce que s'il vaut mieux se livrer à un vrai travail que lire, il vaut mieux lire que ne rien faire.

Recherche d'une nouvelle identité, d'un nouveau positionnement face à la vie qui change, face au retour au pays qui ne se fait pas, recherche d'un nouveau groupe d'appartenance...

Travaillent dans la m ê m e entreprise depuis

- moins d'un an 4

- 1 à 5 ans 7

- 6 à 10 ans 7

- 11 à 15 ans 2

- plus de quinze ans 6

Connaître ces publics

Dix n'ont pas changé d'entreprise depuis le début de leur arrivée sur le marché de l'emploi.

Type d'emploi occupé

Femmes nettoyage 1 femme de ménage à la journée

1 bonne plein temps dans une famille

1 préparation des sandwiches, nettoyage et préparation des salles de réunion dans une multinationale.

Hommes 1/3 travaille dans le bâtiment

1/3 c o m m e mécanicien auto ou c o m m e ouvrier en usine (principalement secteur automobile)

1/3 divers (chauffeur, cuisinier, magasinier, h o m m e à tout faire)

Durée de chômage

- aucune période de chômage

- moins de 6 mois

- 3 ans

- 5 ans

- 10 ans

Suivent les cours depuis

- moins de 3 mois

- cette année scolaire

- 2 e année

- 3e année

- plus de trois ans

21

2

1

i—i

1

2

15

3

2

2

L'ensemble de ces chiffres nous semble assez éloquents. Ils confir­ment les analyses et mettent à mal les stéréotypes. Les analpha­bètes, immigrés de surcroît, ne sont pas tous chômeurs. Ils occu-

Condition de prise en compte des analphabètes

pent des emplois stables et, souvent, qualifiés. Seul 1/5 de l'échan­tillon a connu une période de chômage. Celle-ci est effectivement souvent longue (moins de six mois pour deux d'entre eux mais respectivement 3, 5 et 11 ans pour les autres). Nos données confirment donc le constat que si l'analphabétisme n'est pas u n obstacle pour occuper u n poste de travail, il consti­tue souvent u n obstacle infranchissable pour trouver u n emploi. Bien que dans leur cas l'obstacle n'a pas été infranchissa­ble, ces personnes ayant retrouvé un emploi. Soulignons que ce fut après avoir suivi un an de cours du jour d'alphabétisation qu'une personne a pu se réinsérer sur le marché de l'emploi après dix ans de chômage.

3 Le lien emplo i - écrit

Parler, lire, écrire, et travailler

A la question Faut-il savoir lire pour effectuer votre travail ? 12 répondent oui, 14 non.

Ce qu'il faut savoir lire ? Des numéros, mesures, étiquettes, instructions de la journée, listes de courses, fiche de contenu de caisse, feuille de route, plan, factures, métrage, nom des produits, tableau de tâches, notes aux tableau d'affichage (par exemple : changement de téléphone, qui va au chômage, élections syndica­les...)

Faut-il savoir écrire ? 9 répondent oui. 17 non. Remplir des bons de commande, le contenu des caisses, numéros, devis, signer, messages pour collègues.

Faut-il savoir parler ? Si la majorité répondent oui, ils insistent sur le cosmopolitisme au travail. Il faut savoir parler français (pas toujours), mais aussi néerlandais, espagnol,... et ce pour les relations entre collègues, pas pour le travail en lui m ê m e .

Suivre une formation d'alphabétisation et travailler

Est-ce pour ne pas perdre votre travail ? 2 seulement répondent oui, pour les autres il n'y a pas de lien. Cette question n'a visiblement pas de sens pour eux.

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Est-ce pour changer de travail ? 6 répondent oui. Il s'agit principalement des personnes travaillant à des tâches ménagères ou dans des restaurants (plongeurs). 1 répond «oui, il y a 10 ans, si j'avais su lire alors». La grande majorité n'envisage pas de changer de travail, ni de poste. Ils ne comprennent pas le lien entre savoir lire et écrire et changer de travail. «Changer... non... pas de problème avec le patron, il est bon.»

A la question Est-ce que cela vous pose des problèmes de ne

pas savoir (suffisamment bien) lire (et) écrire, parler, à votre poste

de travail, 15 répondent non, 9 oui.

Mais à la question, Est-ce que la formation d'alphabétisation que vous suivez est utile pour travail ? 16 répondent oui, 8 non. soit la proportion inverse !

Les analphabètes et la formation

Avez-vous déjà suivi d'autres formations ? Aucun n'a suivi une formation en dehors du travail, excepté l'alphabétisation. Deux ont suivi une formation dans le cadre du travail. Il s'agit pour tous les deux d'une formation à la sécurité (chez les pompiers). U n des travailleurs interviewé est délégué syndical. Il n'a jamais suivi de formation dans ce cadre.

Bénéficiez-vous d'une aide du patron ? Aucun ne reçoit d'aide du patron ni ne bénéficie du congé éducation. A la question «Le demanderiez-vous ?», seuls 2 répondent franchement oui. Trois ou quatre hésitent, c'est non pour les autres.

Arguments avancés :

- peur des conséquences : perte de prime, licenciement ou per­suadé d'avance que le patron refusera,

- ne veulent pas que le patron sache qu'ils ont des difficultés (pour 1/3 d'entre eux),

- «Ce n'est pas pour le travail, c'est pour moi que je viens».

Aucun ne connaît ses droits légaux en la matière.

Condition de prise en compte des analphabètes

Apprendre à lire et à écrire, pourquoi ?

A la question Qu'est-ce qui vous serait le plus utile d'apprendre pour

votre travail ?, les personnes interrogées répondent qu'elles vien­nent d'abord pour elles.

Venir au cours, apprendre, ce n'est pas d'abord pour le

travail, c'est pour...

«Me distraire le soir», «entretenir ce queje sais», «pour la vie. Il faut savoir écrire un mot à une amie». «Ce n'est pas simplement pour le travail. C'est pour moi, pour lire une lettre, remplir moi-m ê m e un chèque, un constat d'accident. Pas toujours devoir de­mander aux gens». «Par intérêt», «pour mieux apprendre». «Lire-écrire, c'est la seule chose qui m e manque dans la vie.» «Lire, c'est utile pour nous, quand j'ai des enfants, pour pouvoir écrire des lettres». «Pour moi c'est très important de savoir lire et écrire, pour voyager cela sert toujours». «Celui qui ne sait pas lire ni écrire n'est rien dans la vie». «Pour moi, pour voir toutes les choses, m'aider dans la vie, comprendre le journal, la radio, pour la communica­tion». «Les devoirs des enfants, comprendre la T V , lire le journal». «La vie c'est pas pour manger, pour dormir, c'est pour apprendre». «J'aime bien apprendre, c'est important».

Ceux qui s'expriment vis-à-vis du travail s'expriment non pas vis-à-vis de leur poste de travail, pour lequel ils ont la qualifi­cation nécessaire, mais vis à vis des responsabilités et des relations que celui-ci implique. Aussi, plus les travailleurs interrogés avaient des responsabilités, plus ils s'exprimaient vis-à-vis du travail (chef d'entreprise, chauffeur, magasinier, délégué syndical,...).

Apprendre, en liaison avec le travail, c'est :

«pour écrire les rapports», «faire une note quand il y a un pro­blème», «cours de secourisme, sécurité (pompiers)», «pour les pa­piers administratifs», «pour faire les devis moi-même», «ne plus demander à quelqu'un», «pour m'aider à m 'en sortir», «changer de travail», «pour le syndicat, choisir la délégation syndicale (je ne connais pas assez pour choisir)», «faire les rapports (en tant que délégué syndical)».

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D Analphabètes et chômeurs : itinéraires

1 B. 39 ans, au c h ô m a g e depuis 10 ans, belge, ne sait ni lire ni écrire

B . commence à travailler à 14 ans, sans avoir terminé le primaire, enseignement spécial. Deux ans d'apprentissage comme garnisseur de fauteuil, puis quatre ans de travail dans une usine qui fabriquait des fermoirs de sacs à main. Son père lui avait trouvé ce travail. Ce n'était pas nécessaire de savoir lire et écrire. Aujourd'hui c'est indispensable, je suppose. Il faut remplir des formulaires, les machines sont plus compliquées. U n an de service militaire, où il suivra des cours d'alphabétisation mais, dit-il, je n'ai rien appris. C'était trop peu. Il retourne ensuite à la maroquinerie. Elle fait faillite. Quelques mois de chômage, puis un an de travail comme apprenti tourneur dans un petit atelier, qui employait 6 personnes. Ensuite quatre ans de travail comme ouvrier dans une usine qui fabrique des rails pour tentures. Il travaille aux presses. Là il faut savoir lire les commandes et écrire, pour mettre les étiquettes sur les commandes. Mais personne n'a jamais su. Je ne l'ai jamais dit, queje ne savais pas lire ni écrire. Un autre écrivait, puis je recopiais d'après le modèle. Ses parents quittent Bruxelles. C o m m e il habite chez eux il les suit et comme c'est trop loin pour venir travailler, il donne son préavis. U n an de chômage, puis deux ans de travail comme manoeuvre dans le bâtiment. L'entreprise fait faillite. Chômage. Là, déjà, il fallait savoir lire et écrire : mesurer, marquer...

Il se marie, à 29 ans, et ne retravaillera plus. J'étais trop âgé pour travailler comme apprenti sur un chantier. J'ai été chez Volkswagen, là il faut remplir un formulaire, passer des tests... Je m'étais mis un bandage à la main pour ne pas devoir écrire, mais ça n'a pas marché. J'ai mes petits trucs...

1989. Il se sépare de sa femme. Obtient la garde de ses deux enfants. Mais sa femme emploie son analphabétisme comme argu­ment contre lui, «il ne pourra pas aider aux devoirs». Son avocat, par l'association A T D Quart-Monde, lui donne l'adresse d'un cen­tre d'alphabétisation. Il vient au cours «pour les enfants». Il déclare être content des cours, mais cela rentre durement. J'ai beaucoup de problèmes, je pense à autre chose.

69

Condition de prise en compte des analphabètes

Complètement débordé par son nouveau rôle de père, et ne sachant comment s'y prendre, il décide de garder son fils (7 ans) et de rendre à sa femme la garde de sa fille (3 ans). Le compagnon de celle-ci brutalisera la fillette, qui sera placée. Problèmes de police, d'avocats... Entre temps il s'est remis en ménage. Ménage qui marche mal et lui cause beaucoup de soucis. Sa compagne et la fille de celle-ci ne peuvent pas savoir qu'il ne sait pas lire ni écrire. Il «n'étudie» donc jamais.

Je pourrais avoir une place pour travailler, quand je veux, en équipe, la nuit, pour nettoyer, mais je devrais abandonner l'école, et personne ne peut garder mon fils. Il a huit ans, je ne veux pas qu'il reste seul à la maison. Et s'il est malade... le travail c'est un problème d'horaire. Pour ça je ne cherche pas de travail.

Et B . vient régulièrement «à l'école». Dans cette situation se cumulent l'analphabétisme, l'âge (40 ans), la durée du chômage ( 10 ans), ainsi que des problèmes économiques et sociaux importants, avec l'absence de réseaux familiaux de solidarité.

Si l'analphabétisme n'est qu'un élément parmi d'autres des difficultés d'insertion sociale et professionnelle, il joue chez B . c o m m e facteur aggravant, dans la mesure où B . vit son analphabétisme comme une honte et ne l'avoue jamais, ou bien l'utilise comme facteur explicatif. Exemple d'«aliénation», au sens de J. P A T R Y , l'identification ayant pris le pas sur l'identité. Exemple des discours paradoxaux du type «maintenant il faut savoir lire» et «je peux avoir une place pour travailler quand je veux».

Venir au cours d'alphabétisation permet à B . de «tenir la tête hors de l'eau», d'avoir un endroit pour «respirer», dans un cadre de relations sociales, où, s'il n'oublie pas ses problèmes personnels, il peut y déposer le poids de son analphabétisme. Venir au cours d'alphabétisation lui facilite quelque peu ses relations avec les autorités judiciaires en lui permettant d'«avancer» de manière positive son analphabétisme; «je ne sais pas lire mais je vais au cours». Mais pour B . l'alphabétisation est insuffisante pour régler le problème de son insertion socio-professionnelle. Une formation en alternance, avec un suivi particulier serait nécessaire. Mais aujourd'hui, ce type d'action n'existe pas à Bruxelles.

70

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2 F. Belge, 28 ans, ne sait ni lire ni écrire

F., de milieu francophone, va à l'école en néerlandais. Il la quitte à 14 ans (en 6e primaire), pour travailler avec ses parents, mar­chands de ferrailles. A 17 ans, il trouve facilement du travail dans une usine de cartonnage en face de chez lui. Travaille comme conducteur de palettiseur puis comme magasinier. «Tiens, dit-il, là, les fiches pour préparer les commandes, je les lisais. Et main­tenant, je ne sais pas lire». «Je lisais par coeur ? Comment cela s'explique ? C'est drôle !» Nouvel exemple de la différence entre écrits de marquage et écrits de conceptualisation. «J'ai travaillé 8 ans. Cela m'ennuyait de ne pas savoir lire, ni jamais écrire, juste signer. Il y a partout à lire : panneaux publicitaires, livres». Il quitte l'usine, il ne veut pas «continuer sa vie à travailler là» et vient au cours, qu'il suit depuis 2 ans. «Pas pour un métier, pour moi. Comprendre, rattraper ce que je n'ai pas eu, le plus vite possible...» Et aussi réaliser son projet de s'installer comme indé­pendant. Pour ce projet F. est «qualifié», il est également bilingue, comme beaucoup d'analphabètes belges ou immigrés.

Il lui reste «juste» à savoir lire et écrire. Pour F . , l'alphabétisation s'inscrit dans un projet professionnel et en est une étape. Mais l'alphabétisation n'est pas reconnue comme telle dans les programmes d'insertion socio-professionnelle.

E Analphabètes et relations à l'écrit

E n 1990, à partir d'une étude sur les relations à l'écrit d'anciens participants aux formations du Collectif d'Alphabétisation, nous avons proposé une typologie basée sur quatre «logiques» différen­tes : logique de P R O J E T ; logique de P R O G R È S ; logique d ' INSERTION S O C I A L E ou de LOISIRS ACTIFS; logique ^ I D E N ­TIFICATION. Cette typologie nous paraît intéressante pour poser les problèmes d'insertion socio-professionnelle des analphabètes.

Progrès

Ce groupe se définit d'emblée comme lecteur. O n sait lire mais on suit la formation pour avoir un plus. Ce sont ceux q u ' H A U T E C O E U R définit comme «analphabètes par déclassement technologique». Ils

71

Condition d e prise en c o m p t e des analphabètes

ne se positionnent pas d'abord en terme de changement. Il s'agit plutôt de se maintenir à la hauteur, vis-à-vis du travail, mais aussi des enfants. Ces personnes ne peuvent être considérées c o m m e exclues. Elles sont dans u n processus de dynamique sociale. L a majorité d'entre elles travaillent.

Projet

C e groupe se voit en terme de changement. L'écrit est u n outil nécessaire pour mener à bien u n projet : élever des enfants, changer de travail ou en retrouver, se qualifier, s'intégrer à la société. F . se situerait dans ce groupe.

Loisir actif et insertion sociale

C e groupe est u n groupe de «laissés pour compte» : prépensionnés, chômeurs de longue durée,... L a disparition de leur statut social de travailleur enlève sens à leur vie. Sans travail, pas de statut. Alors on va à l'école..., retrouver u n groupe, une communau té . Retrouver une inscription sociale, une nouvelle inscription sociale. D a n s u n lieu légitime. O n ne perd pas son temps, on travaille. Ecrire, recopier. Quoi? Pas d'importance, on n'est pas là pour comprendre, on est là pour produire... Mais derrière cet aspect se dégage une soif de connaissance. Aussi on n'a jamais fini de connaître. C e qui permet à certains, ayant non seulement perdu leur travail mais également leur réseau de solidarité familiale et sociale, de rester à «l'école», seul lieu légitime de reconnaissance sociale.

Identification

Pour ce groupe, celui qui constitue, selon certains, «le noyau dur» de l'analphabétisme, l'alphabétisation est vécue et c o m m e u n désir et c o m m e une obligation. C e groupe a constamment u n discours paradoxal. «JE SAIS» : J E S U I S u n bon travailleur, mais aussi, «JE N E S A I S P A S » : J E N E S U I S R I E N . Ils ont intériorisé une image aliénante d ' eux-mêmes imposée par la société (B. illustre bien la problématique de ce groupe) et ils ont u n rapport mythique à l'écrit. Il y a le m o n d e de l'écrit. Ils sont dehors. Ils veulent y rentrer. Il faut une clé : on y rentre d'un coup (de baguette magique) ou pas du tout. Mélange de désir et de crainte. Passer de l'autre côté du miroir.

72

Connaître ces publics

Une logique, des logiques

Si une logique peut correspondre à une personne, le plus souvent les différentes logiques pourront être à l'oeuvre chez une m ê m e personne, soit en se succédant dans le temps, soit en se superpo­sant, comme dans le cas de A . , qui illustre bien les quatre logiques repérées.

A . est une jeune femme belge. Son mari a une «bonne» situation dans un «bon» milieu. Ils ont un projet. Ils veulent un bébé. Mais A . a des difficultés pour écrire. Elle fait beaucoup de fautes d'orthographe et elle vit cette situation comme un handicap. Cela la gêne dans le milieu où elle vit. Elle lie son désir d'enfant à son problème d'orthographe et en parle à son médecin, qui l'oriente vers le Collectif d'Alphabétisation. Elle suit une année de cours, entame la deuxième, accouche d'un garçon. Durant cette année, elle sollicite beaucoup les formateurs, non pas au sujet de l'ortho­graphe, mais bien au sujet des soins à donner au futur bébé, de ce qu'il faut acheter etc. L'année suivante, elle entame des études d'aide-familiale. A . illustre bien les différentes logiques que nous avons mises en évidence.

- La demande de formation est liée à un projet : avoir un bébé. Projet qui, comme tout projet, entraîne un changement, une modification d'équilibre. Les demandes de formation sont tou­jours liées à de telles modifications (divorce, entrée des enfants à l'école, mariage des enfants, licenciements, changement de fonction dans l'entreprise).

- Il n'y a pas de lien entre la demande de formation exprimée et le projet exprimé : associer capacité d'élever un enfant à niveau en orthographe relève d'un rapport au savoir «fasciné» et d'un rapport à soi «aliéné». O n est dans la logique d'identification.

- La demande de formation se transforme en une demande de «maternage». Le Collectif, et plus spécialement une formatrice, servira de substitut maternel l'année de sa grossesse et lors de l'accouchement. O n se trouve dans une demande de type insertion sociale : remplacer un tissu familial et relationnel absent ou déstructuré.

- Son projet réalisé A . , dans une logique de progrès, entame une nouvelle formation, se donne un nouveau projet : entamer une formation professionnelle.

73

Condition de prise en compte des analphabètes

Si cet itinéraire est caractéristique des différentes logiques à l'oeuvre dans u n projet de formation et d'insertion, il n'est cepen­dant pas révélateur des difficultés que rencontrent la majorité des personnes concernées. A . en effet n'a pas de difficultés particuliè­res. Bien que chômeuse, elle est «insérée», jeune, stable et sans problème financier, son mari ayant une bonne situation. M ê m e si elle fait des fautes, elle sait lire et écrire, et la filière qualifiante choisie (aide-familiale) est facilement accessible pour elle. Sans problème particulier, la réinsertion socio-professionnelle de A . a mis trois ans. Elle aurait pu gagner u n an en n'ayant pas son bébé. Elle aurait peut-être pu être «remise au travail» rapidement, elle était caissière auparavant. Mais elle n'aurait réalisé aucun de ses projets, ni réglé aucun de ses problèmes, la bloquant et la fragilisant face à de nouvelles difficultés d'insertion socio-professionnelle.

74

2

Reconnaître les analphabètes c o m m e acteurs économiques et la formation

de base c o m m e enjeu de qualification

Prendre en compte les analphabètes dans les actions d'insertion socio-professionnelle suppose comme préalable une volonté politi­que, donc des raisons à cette prise en compte.

Si l'analphabétisme est souvent présenté de manière apocalyptique, «fléau des temps modernes», si l'on imagine parfois difficilement qu'il puisse exister des analphabètes aujourd'hui, si l'on trouve impensable de pouvoir vivre sans savoir lire et écrire et si tous les pouvoirs publics reconnaissent l'importance de l'alphabétisation dans leurs discours, sa nécessité apparaît vite moins évidente lorsqu'on observe le peu de moyens, donc le peu d'importance, qu'on lui accorde; lorsque l'on se rend compte que l'analphabétisme n'empêche pas de vivre, que les analphabètes ne se précipitent pas tous dans les cours d'alphabétisation, et que nombre d'emplois ne nécessitent de fait aucune réelle compétence à l'écrit.

C o m m e dans le cadre des mesures d'aide aux chômeurs de longue durée, les arguments avancés pour la prise en compte de l'analphabétisme sont de l'ordre de l'équité et de l'efficience.

Arguments politiques : une société qui ne permet pas à tous d'accéder à la maîtrise de l'écrit n'est pas démocratique.

Arguments économiques : l'analphabétisme coûte cher, tant à l'individu qu'à la société et à l'entreprise, et l'investissement-alphabétisation est rentable.

Nous traiterons plus particulièrement de ce deuxième as­pect.

75

Condition de prise en compte des analphabètes

A La formation des analphabètes, une nécessité économique

L'objectif économique de l'alphabétisation a d'abord été développé par l ' U N E S C O , qui le définissait ainsi en 1972 :

A travers la diversité des situations, l'objectif de l'alphabétisation fonctionnelle demeure fondamentalement le même : il s'agit de mobiliser, de former et d'éduquer la main d'oeuvre encore sous-utilisée afin de la rendre plus productive, plus utile à elle-même et à la société.1

Cet objectif économique n'est pas propre aux campagnes d'alphabétisation des pays du tiers-monde, ni à un contexte de développement économique et de plein emploi. Rappelons que c'est la crise économique des années '70 qui a révélé la persistance de l'analphabétisme dans les pays industrialisés et que ce sont les changements de structure de production, le développement de nouvelles technologies et les nouveaux modes de gestion des compétences de la main d'oeuvre qui entraînent des besoins de qualification accrus, besoins nécessitant une élévation du niveau de formation générale de base.

Aussi les enjeux économiques de l'alphabétisation sont bien présents dans notre contexte actuel, et dans les termes mêmes de la définition de l ' U N E S C O .

1 Ne pas savoir lire coûte cher à l'individu

O n lit par exemple dans le rapport Des illettrés en France2, sous le titre «La vie quotidienne compliquée» :

Dans l'ordre de la consommation, améliorer l'information du consommateur est une exigence : ceux-là mêmes qui en ont le plus besoin en seront-ils écartés faute de pouvoir lire, car ils peuvent moins que d'autres évaluer les risques d'un achat

1 B E L L A H S E M E et al. Guide pratique d'alphabétisation fonctionnelle. U N E S C O , Paris, 1972. 2 V. ESPERANDIEU, A. LION et J.P. B E N I C H O U , Des illettrés en France. La documentation française, janvier 1984.

Reconnaître les analphabètes comme acteurs économiques

à crédit, discuter avec un démarcheur à domicile, profiter d'une «occasion spéciale» dans un supermarché, ou simple­ment faire leurs choix entre divers produits en comparant leurs caractéristiques de poids, de prix à l'unité, etc.

Comment par ailleurs se déplacer de manière satisfaisante si on ne peut prendre connaissance des horaires, des plans d'une ville ou d'un réseau de transports en commun ?

En ville, le taxi reste le moyen le plus aisé, celui qui permet de ne pas manifester son incompétence; les cas de personnes très pauvres se rendant en taxi à une convocation du Bureau de l'Aide sociale ont été plusieurs fois signalés.

Ne pas savoir lire coûte cher. -~**T£TÎV»- -».

N e pas savoir lire coûte cher à l'individu mais aussi à la^j^éfé et """"-•<

à l'entreprise. / £Y r ' ̂

2 N e pas savoir lire coûte cher à l'entreprise

L'Institut de socio-économie des entreprises et des organisations ( I S E O R ) s'est intéressé à la gestion de l'analphabétisme en entre­prise et en milieu urbain. L ' I S E O R est u n centre de recherche en sciences de gestion, dont le p r o g r a m m e consiste à étudier les conditions de compatibilité entre les objectifs économiques et sociaux des organisations. Pour étudier ces conditions, ses cher­cheurs utilisent le concept de «coûts-performances cachés»3, c'est-à-dire de gisements de productivité au sein des entreprises que l'on peut libérer par l'amélioration d u pilotage de l'entreprise et par la négociation au niveau de chaque catégorie de personnel. E n ce qui concerne l'illettrisme, l ' ISEOR a expérimenté et perfectionné u n e méthodologie de la gestion de l'illettrisme en entreprise permet­tant à la fois de satisfaire les exigences de performance économique de l'entreprise et le maintien de l'emploi des analphabètes. N o u s reviendrons ultérieurement sur les aspects organisationnels et pédagogiques des formations expérimentées, reprenant ici les

'3

3 H . S A V A L L et V . Z A R D E T , Maîtriser les coûts et les performances cachés. Le contrat d'activité périodiquement négociable. Prix Harvard - L'expansion de management stratégique 1987. 2 e édition. Económica, 1989.

Condition de prise en compte des analphabètes

éléments économiques. Les études de l'ISEOR4 montrent que

l'analphabétisme dans les différents services de l'entreprise en­

traîne des coûts de dysfonctionnement élevés (défauts de qualité,

erreurs, surtemps de l'encadrement pour parer aux incidents,

difficultés d'adaptation de l'entreprise aux nouvelles technolo­

gies, ...) et que ces coûts ne sont pas à imputer aux illettrés eux-mêmes , mais à la gestion déficiente du problème de l'illettrisme dont la responsabilité est partagée entre tous les acteurs de l'entreprise :

- soit on n'investit pas dans la formation des analphabètes et cela

entraîne des coûts de dysfonctionnement élevés à cause d'une

inadaptation des compétences,

- soit on procède à l'exclusion des analphabètes pour les rempla­

cer par des personnes plus jeunes et mieux qualifiées.

Surcoûts liés à l'absence d'investissement-formation

pour les analphabètes dans l'entreprise

Face à ces coûts de dysfonctionnement, la mise en oeuvre de

l'intervention socio-économique proposé par l'ISEOR conduit à

élaborer des actions de formation intégrée relativement peu coû­

teuses et apportant un retour sur investissement très rapide. E n

effet, ces actions de formation ne consistent pas à rescolariser les

employés ou les ouvriers concernés pour leur apporter toutes les

bases théoriques manquantes, mais au contraire, à partir des

problèmes rencontrés concrètement dans le travail pour y apporter

des réponses à la fois pratiques et théoriques.

Dans une usine de verrerie, l'ISEOR a chiffré à 3.047.000

francs français (plus de 19 millions de francs belges) le surplus

dégagé dans l'atelier sur un an, pour un coût de formation s'élevant

à 442.000 FF (2.762.500 francs belges).5

4 M . B O N N E T et E . B E C K . Action dans une usine de verrerie. 1980. M . B O N N E T et V . A G N E S E . Gestion des actions deformation intégrées pour traiter l'illettrisme en entreprise. Cas d'une action socio-économique dans une usine de chimie. ISEOR, Lyon, 1991. 5 J.P. L A P R A et A . S A I N T - S A U V E U R , La fonction formation dans l'entreprise DUNOD-ENTREPRISE, 2 e édition, 1989.

78

Reconnaître les analphabètes comme acteurs économiques

Dans une usine de produits chimiques, les coûts cachés pour

l'atelier étudié ont été évalués à 975.703 FF sur un an. Le coût

global de la formation s'est élevé à 345.000 FF. Le montant des

gains réalisés à été estimé à 1.107.000 francs. Ce gain étant

notamment dû à une augmentation de la productivité de l'ordre de

10%.

Ces exemples concrets montrent que la formation des anal­

phabètes, au m ê m e titre que toute formation en entreprise, peut

être traitée comme un «investissement-formation». Les travailleurs

analphabètes qui suivent les cours d'alphabétisation n'ont pas

attendu de mesures incitatives pour le comprendre.

Surcoûts liés à l'exclusion des analphabètes

Les entreprises semblent penser que le problème de qualification

insuffisante de leur personnel va se résoudre tout seul... ou

presque, avec l'embauche de jeunes salariés plus qualifiés.

Encore faut-il pouvoir en trouver

- Il est impossible actuellement de renouveler à un rythme

suffisant la qualification de la main d'oeuvre par la seule

arrivée déjeunes sur le marché du travail. A u rythme actuel de

renouvellement de la main d'oeuvre, il faudrait attendre 20 à 30

ans pour relever significativement le niveau de qualification de

la population active par la seule voie de la formation initiale,

selon les estimations de l 'O.C.D.E.6

- Il faudrait également que les jeunes soient réellement plus

qualifiés. Ce qui n'est pas nécessairement le cas, particulière­

ment à Bruxelles où le niveau de formation des jeunes chô­

meurs reste relativement faible et n'est pas supérieur au

niveau de formation des chômeurs plus âgés.

- Le marché du travail est caractérisé aujourd'hui à la fois par

une masse importante de chômeurs et par des offres d'emploi

non satisfaites. Les difficultés des entreprises à trouver des

candidats pour les postes disponibles en Contrats d'apprentis-

6 L . B E N T O N et T . N O Y E L L E , La main d'oeuvre alphabétisée. Niveau d'alphabétisation de la main d'oeuvre adulte et résultats économiques des pays industrialisés. O . C . D . E . / C.E.R.I. , Paris. C D , (1991) 2.

79

Condition de prise en compte des analphabètes

sage professionnel illustrent et la difficulté de recruter du personnel et les limites de l'écrémage actuel.

O n peut alors être tenté de faire appel à d'autres sources de main d'oeuvre (incitation à la reprise d'emploi pour les femmes ayant quitté le marché du travail, nouvelle immigration, travailleurs externes à la région,...), bien qu'aucune de ces sources ne soit sans problèmes et qu'elles entraînent toutes des coûts (formation, im­pôts payés hors de la région, ...)•

Encore faut-il pouvoir supporter les coûts sociaux importants en­

traînés par une main d'oeuvre présente et non utilisée

Ainsi l'Union des entreprises de Bruxelles collabore aux initiatives locales d'insertion socio-professionnelle parce que :

Nous, qui sommes attachés à la fonction de capitale interna­tionale de Bruxelles, ne croyons pas que celle-ci puisse se développer dans un climat qui génère des troubles graves, comme il y en a eu dans d'autres métropoles étrangères.7

Encore faut-il que licencier les analphabètes soit la solution la moins coûteuse

Remplacer les analphabètes par des personnes plus jeunes et mieux formées entraîne également des surcoûts.

- O n peut se demander s'il n'est pas plus coûteux, pour les entreprises, de licencier des salariés et d'embaucher du person­nel plus qualifié que de prendre en charge la formation de leur personnel.

- A l'idée d'analphabétisme est souvent associée l'absence de savoir. Or le savoir ouvrier est très important. Les salariés possédant de nombreuses années d'ancienneté sont la «mé­moire» de l'entreprise : ils ont acquis des gestes, des connais­sances, l'expérience des procédés, des savoirs faire qui, m ê m e s'ils ne sont pas conceptualisés, sont longs à acquérir. C o m m e le souligne C . D U B A R 8 ,

7 E . A N D E R S E N , «L'emploi dans le secteur économique à Bruxelles.» Exposé dans le cadre du colloque «Démocratie et créativité». Bruxelles, Mai 1991. 8 C . D U B A R , «L'insertion des jeunes sans qualifications en France». Colloque sur «L'Éducation des adultes et le Travail.» U N E S C O , Paris, Novembre 1990.

80

Reconnaître les analphabètes comme acteurs économiques

il ne faut pas oublier que le fait d'occuper un emploi classé en bas de l'échelle des classifications ne signifie nullement que ces personnes sont sans aucune qualité, aucune capacité ou aptitudes particulières. Au contraire, toutes les recherches récentes démontrent qu'il y a chez ces publics, et notamment chez ces jeunes, des capacités et des aptitudes inutilisées, qui leur permettraient de s'adapter à des postes de travail ou à des situations d'emploi diverses.»

Le départ des analphabètes entraîne des coûts liés à la déper­dition de ces savoirs.

- De plus les emplois proposés aux jeunes ne correspondent pas toujours à leurs aspirations et leurs frustrations se traduisent par d'autres coûts de dysfonctionnement : absentéisme, rota­tion du personnel, démotivation.

La sous-estimation du stock des compétences des «bas-niveau» et la sous-estimation de leurs capacités de formation et d'évolution, tant par les entreprises que par les autres agents d'insertion, empêchent de poser le problème de l'adéquation emploi-formation en terme d'investissement-formation pour ces publics.

Encore faut-il que l'analphabétisme pose réellement problème et que des qualifications plus élevées se justifient réellement

Nous savons très bien que nous aurons encore, dans les dix à quinze années à venir, un certain nombre d'emploi où, pour les tenir de manière positive en terme de productivité, il ne sera pas nécessaire de savoir lire, écrire, compter.9

M ê m e si globalement les nouvelles exigences économiques néces­sitent de nouvelles qualifications, il demeure encore une propor­tion non négligeable d'emplois dits «de bas niveaux» dans la structure de la population active. Et certains de ceux-ci le reste­ront. C o m m e l'a montré notre enquête auprès des travailleurs suivant les cours d'alphabétisation, de nombreux postes de travail impliquent uniquement de savoir dénombrer et de pouvoir déchif­frer quelques écrits de «marquage» (consignes, codes). L'arbitraire du choix d'un niveau de diplôme élevé comme critère d'engage-

9 J.P. D E C K , (Chargé de reconversion à la Direction des ressources humaines du groupe sidérurgique U S I N O R - S A C I L O R ) . «Remarques.» Illettrisme et entre­prise. Actualité de la Formation Permanente, n° 96, sept-oct. 1988.

Condition de prise en compte des analphabètes

ment, choix fonctionnant plus comme «assurance tous risques» que

comme réelle nécessité, et les effets négatifs d'une surqualification

du personnel déclassé à l'embauche sont unanimement soulignés.

V u le besoin global d'une hausse de qualification, le cycle

trop long du renouvellement intergénérationnel des compétences,

les limites du marché de l'emploi et les coûts sociaux élevés des

politiques de flexibilité externe, la tendance est à préconiser une

flexibilité interne misant sur le recyclage et le perfectionnement de

la main d'oeuvre en place dans l'entreprise (et/ou disponible dans

la région).

3 N e pas savoir lire coûte cher à la société

L'ISEOR, avec le soutien du Groupe permanent de lutte contre

l'illettrisme, organe interministériel français chargé du développe­

ment et de la coordination des actions de lutte contre l'illettrisme,

a tenté d'appliquer sa méthodologie à l'analyse des

dysfonctionnements et des coûts cachés entraînés par l'illettrisme

dans un quartier d'une ville de la Région Rhône-Alpes.

Cette étude10 a permis de mettre en évidence des

dysfonctionnements dus à l'illettrisme et des dysfonctionnements

des programmes d'insertion socio-professionnelle. Elle a égale­

ment conduit les auteurs à proposer des améliorations dans le

ciblage des actions, l'amélioration de la formation tant des anal­

phabètes que des acteurs d'insertion, l'information et la coordina­

tion de ces acteurs, l'évaluation et pilotage des actions.

Cette étude a donc conduit à des résultats comparables à

d'autres recherches dans le domaine de l'analphabétisme, dont la

nôtre. Mais en ce qui concerne l'aspect «coût de dysfonctionnement»,

cette étude illustre les limites d'une telle approche et l'impossibi­

lité de mesurer ces coûts de manière plausible et intéressante pour

l'action. Les coûts pris en compte sont tous des coûts visibles

relevant exclusivement d'un calcul de salaires. Il s'agit des heures

10 M . B O N N E T , V . A G N E S E et S. PEGOURIE, Management socio-économique des actions de lutte contre l'illettrisme au niveau des collectivités territoriales. Expérimentation dans une agglomération et élaboration d'une grille de compéten­ces. ISEOR, Lyon, 1991.

82

Reconnaître les analphabètes comme acteurs économiques

supplémentaires de travail des acteurs d'insertion, heures supplé­mentaires liées à l'analphabétisme.

S'il nous paraît important de prendre en compte la dimen­sion économique des actions de développement social et d'analyser leurs conditions d'efficience, s'il nous paraît important de souligner que les actions de prévention et de lutte contre l'analphabétisme sont porteuses de résultats économiques, toute tentative d'évalua­tion chiffrée est à notre avis illusoire. Le cadre est trop vaste et la problématique trop complexe.

Comment calculer le coût des échecs scolaires induits par l'analphabétisme des parents ? Comment évaluer économiquement les effets du stress que provoque l'analphabétisme chez certains, stress qui peut entraîner des surcoûts en soins de santé ou en consommation diverse (alcool, médicaments,...) ? Comment m e ­surer le coût économique de l'exclusion des circuits de communica­tion?

La recherche d'éléments traduisible en terme de coûts privilégie certains aspects superficiels et anecdotiques de l'analphabétisme (tel que le coût du taxi, dans l'exemple cité p. 77) et isole ceux-ci du contexte socio-politique global, contexte qui, en structurant les pratiques culturelles, sociales et économiques, structure l'analphabétisme.

B L'alphabétisation, un investissement

Les coûts économiques de l'analphabétisme et la rentabilité d'in­vestissements-formation à destination des analphabètes étant mis en évidence, reste à s'interroger sur la nature des investissements-formations à réaliser avec ces personnes, sur les liens emploi-écrit et sur la pertinence de l'alphabétisation comme type d'investisse­ment possible.

Pour qu'une formation puisse réellement être qualifiée d'investissement, elle doit permettre le développement de nouvel­les compétences et qualifications nécessaires à l'évolution de l'en­treprise dans son secteur économique. Il ne suffit pas qu'elle s'inscrive dans une perspective de maintenance, ce qui est le cas de la majorité des formations technico-professionnelles, formations à des aptitudes techniques directement liées à la fonction. Ni qu'elle

83

Condition de prise en compte des analphabètes

soit uniquement perçue comme une cotisation sociale, ce qui est le cas pour de nombreuses entreprises.

Il importe de réaliser, par la formation, les évolutions néces­saires de compétences et de qualifications, ainsi que les changements indispensables dans les comportements indi­viduels et collectifs afin de répondre aux deux préoccupa­tions essentielles de la société : l'amélioration du couple productivité/qualité; une implication, une autonomie et une responsabilité plus grandes des personnels dans leurs activités quotidiennes.

La formation n'intervient pas seulement en bout de chaîne comme un moyen de répondre aux besoins de qualification individuels des salariés par rapport à leur poste de travail, mais aussi tout au long de la réalisation du plan industriel avec, pour objectif, de permettre l'évolution des compétences globales de l'entreprise11.

La majorité des travailleurs que nous avons interviewés déclarent, dans un m ê m e temps, et qu'ils n'ont pas besoin de savoir lire pour leur travail, et que la formation d'alphabétisation leur est utile pour leur travail et leur permettra de mieux le faire. Ces réponses ne sont pas paradoxales. Toutes les réponses avancées au sujet du «mieux faire» portent non pas sur l'aspect technique du travail - nombreux parmi les travailleurs interro­gés sont qualifiés - mais sur l'aspect relationnel de celui-ci : peur d'avoir mal lu, mal compris, que les collègues, le patron ou les clients l'apprennent. Donc «oui» pour être moins stressé, ne pas se sentir gêné, ne pas devoir demander aux autres. L'analphabétisme pèse en effet sur la relation dans tous ses aspects.

Dans les réponses de ces travailleurs, on voit également clairement la différence entre l'écrit nécessaire au poste de travail - à l'exception des élections syndicales il ne s'agit que d'écrits de marquage - et l'écrit que viennent chercher les participants aux cours : outils de communication, de rela­tion, de conceptualisation. Ces réponses illustrent remarqua­blement la problématique de l'écrit et de la relation emploi-écrit.

11 R . W A L T H E R , «Former pour investir.» L'investissement-formation. Revue d'éducation permanente, n° 95, octobre 1988.

84

Reconnaître les analphabètes comme acteurs économiques

Les travailleurs qui suivent les cours d'alphabétisation ont parfaitement compris les enjeux actuels de formation : enjeux de mutation et non de spécialisation.

1 L'alphabétisation enjeu d e mutation

Certains postes de travail ne nécessitent aucune pratique de l'écrit, d'autres, nombreux, ne nécessitent que la maîtrise d'écrits de marquage. Les analphabètes peuvent apprendre à maîtriser les quelques codes et consignes nécessaires à ces postes. Des forma­tions appropriées peuvent leur permettre de s'adapter à des chan­gements tels que l'informatisation de certaines données (il ne s'agit toujours que d'écrits de marquage) ou d'améliorer leur productivité et la conduite des installations placées sous leur contrôle, objectifs qui ne nécessitent pas nécessairement comme préalable de «savoir lire», comme l'illustre l'exemple suivant.

Il s'agit d'une entreprise dans laquelle tout a été entrepris pour une simplification à l'extrême du procédé de recueil des informations nécessaires à la mise en place d'un système de gestion préventive de la qualité et pour une rationalisation maximale du traitement de l'information. L'opérateur tout-venant est formé en quelques heures à l'utilisation d'une «fiche-suiveuse» sur laquelle il trace un bâtonnet pour signaler une opération défectueuse. Ces opérateurs n'ont besoin que de comprendre deux notions de base matérialisées par deux mots clés ! Et comme l'exprime un respon­sable de cette entreprise : «Dans les années qui viennent, on ne pourra pas toujours avoir sur les lignes seulement des spécialistes des robots... Il y aura toujours des gars tout-venant qui feront des boulots pas passionnants... Mais il ne faut pas considérer ces gars comme des idiots de service; ils doivent participer d'autant qu'ils ont des mains, des yeux, un nez, ... Ce sont des capteurs fabuleux de toutes les informations en temps réel, et leur participation multiplie par dix toute l'efficacité du système.»12 O n peut donc augmenter l'efficacité économique en se gardant bien de donner la maîtrise de l'écrit, outil de pouvoirs...

12 N . B O U S Q U E T et C. G R A N D G E R A R D , «Les ambiguïtés de l'innovation.» Formation et changement dans les entreprises. Éducation Permanente, n° 104, octobre 90.

85

Condition de prise en compte des analphabètes

Les travailleurs qui suivent les cours d'alphabétisation, dans une analyse exacte de leurs besoins actuels, ont bien perçu que si une réelle maîtrise de l'écrit n'est pas nécessaire pour le poste de travail en lui-même, celle-ci devient incontournable, et dès lors objet de qualification, face aux nouvelles compétences profession­nelles.

J.P. D E C K situe bien les enjeux de l'alphabétisation perçus par l'entreprise aujourd'hui.

... nous savons très bien que nous aurons encore, dans les dix à quinze années à venir, un certain nombre d'emplois où, pour les tenir d'une manière positive en terme de producti­vité, il ne sera pas obligatoire de savoir lire, écrire, compter. Par contre il sera obligatoire d'avoir ce type de con­naissances si l'on veut arriver à quelques-uns des objectifs qui sont les nôtres. (...)

C'est tout d'abord le problème de la rémunération et de l'intéressement. A l'heure actuelle nous avons une mutation importante qui concerne les modes de rémunérations : com­ment faire passer des messages concernant l'intéressement s'il n'y a pas la possibilité, à certains moments, de faire des petits fascicules avec des textes très simple ? Autrement on fonctionne sur des «on-dit» et toute une politique d'intéresse­ment et de qualité totale est exclue des préoccupations. Cela pourrait augmenter la productivité. Mais c'est un effet indi­rect.

Autre point qui peut nous intéresser, ce sont toutes les modifications d'organisation du travail. Travail en équipe, intégration de la maintenance de premier degré dans les tâches de production et là, il est aussi nécessaire de savoir lire et écrire. Par ailleurs, si on raccourcit la ligne hiérarchique, intermédiaire, il y a une forme d'autonomie de ce que l'on peut appeler les bas niveaux de qualification et là aussi, il faut savoir lire, écrire et compter.

Je terminerai sur un dernier point : le simple fait de se dire que, dans la plupart des grands groupes industriels, l'emploi n'est plus garanti à vie, ...je crois qu'il est nécessaire de savoir lire, écrire et compter quand l'on veut se reconvertir à l'extérieur.13

13 J.P. D E C K , op.cit.

Reconnaître les analphabètes comme acteurs économiques

L'alphabétisation : enjeu de mobilité, enjeu de mutation, enjeu de communication, enjeu d'autonomie, enjeu de négociation - quand on sait lire les «fascicules» du patron, on sait lire ceux des syndicats. Donc enjeu de «Pouvoir»14, enjeu inséparable des aspects politiques et démocratiques de la prise en compte de l'analphabétisme. Car, c o m m e l'exprime u n participant aux cours d'alphabétisation inter­rogé sur les causes de son analphabétisme, on peut se demander pourquoi «il n'y a personne qui te dit que c'est important».

Voilà ce qu'on te répond à l'école : «tu es une croûte et, de toute façon, il en faut aussi des balayeurs de rues. Des années plus tard, je me demande si ce programme, il n'est pas fait comme ça. Si au fond cela ne les arrange pas un peu qu'il y aie quelques imbéciles dans cette classe, qu'il y en aie une dizaine qui ne savent pas suivre.

2 Alphabétisation et adéquation emploi-formation

Quelles sont ces nouvelles compétences à acquérir aujourd'hui ?

A la question de savoir quels sont les profils de qualification propres à relever les défis de demain, nul ne sait répondre. Une seule certitude : capacité d'adaptation, initiative et créativité constituent des gages de multicompétences.

Les ouvriers doivent non seulement être plus qualifiés... mais en mesure de se situer dans le processus de production et d'imaginer eux-mêmes des améliorations possibles.

Savoir faire face à des tâches variées, réagir à des situations inattendues, comprendre la relation entre diverses tâches au sein de l'entreprise et communiquer plus volontiers avec les autres membres du personnel d'une part et avec l'encadre­ment d'autre part.

Développer autonomie, confiance en soi et adaptation à des situations diverses, augmenter les capacités d'analyse et de raisonnement, acquérir une méthode pour agir de manière

14 D'où les craintes provoquées par la formation : que les salariés soient manipulés en formation, qu'ils deviennent contestataires, qu'ils quittent l'entre­prise, ...

Condition de prise en compte des analphabètes

rationnelle.15

Le savoir dont a besoin le professionnel est un savoir global. Celui-ci inclut un certain nombre de connaissances, mais aussi de savoir faire et de savoir vivre, c'est-à-dire une part d'aptitudes pratiques à résoudre les problèmes concrets et une capacité humaine à établir avec autrui les relations appropriées.»16

La formation, pour être anticipatrice de changements tech­nologiques, doit permettre d'acquérir les compétences sui­vantes : «analyser, observer, argumenter, écouter, négocier, mesurer, comparer, émettre l'information et utiliser l'infor­mation reçue.17

La formation doit servir à la maîtrise du lieu de travail et des fonctions de celui-ci. Nous avons vu trop de salariés, parfai­tement formés sur le plan technique, se retrouver face au chômage parce que leur technique devenait obsolète et qu'Us étaient peu aptes à une reconversion personnelle. La mobi­lité, la capacité d'évoluer d'une technique à l'autre, plus nécessaire aujourd'hui que jamais, passent par la culture générale. On pourrait dire que la formation a pour objet l'adaptation non pas à un emploi, mais à un environnement mouvant et contraignant. (...) La cul­ture générale n'apparaît-elle pas avoir de plus en plus une finalité professionnelle ?

Dire «les évolutions technologiques imposent la formation» est un lieu commun. Au-delà de ce truisme, il nous faut bien reconnaître un autre enjeu à la formation : celui de l'avancée culturelle, car l'un des défis majeurs de notre époque est en réalité la maîtrise d'un environne­ment complexe.18

15 La main d'oeuvre alphabétisée, op. cit. 16 M . A B E R L E N et al. Former aujourd'hui des publics faiblement qualifiés. Polycopié. Paris, A D E P , sans date. 17 F. L E B O N et M . C . V E R M E L L E , «Anticiper quel changement ?» Formation et changement dans les entreprises. Éducation Permanente, n° 104, octobre 1990. 18 G . H Ä U S E R , F. VIDAL, F. MAITRE et B. M A S I N G U E , L'investissement formation. Les éditions d'organisation, 1988.

Reconnaître les analphabètes comme acteurs économiques

Face à l'ensemble de ces objectifs, il ne suffit pas de posséder l'écrit comme un outil de marquage, il est indispensable de maîtriser un outil de conceptualisation. Si l'écrit n'est pas le seul outil de conceptualisation possible, (l'oralité, le théâtre, la sculpture, la peinture... peuvent aussi en être), c'est cependant celui que notre société à privilégié et qui est, en fin de compte, encore le mieux partagé.

L'alphabétisation, notamment c o m m e outil de déve­loppement personnel, devient dès lors incontournable et «qualifiante».

3 Les travailleurs analphabètes et l'investissement-formation

L'investissement - formation relève, pour ces travailleurs, selon la classification de J. W E M A E R E 1 9 , de «l'investissement-forma­tion centré sur le développement du potentiel de l ' h o m m e au travail : améliorer de façon globale ou spécifique les capacités personnelles de l'individu» et de «l'investisse­ment-formation centré sur les relations interpersonnelles : être capable d'entretenir une communication fluide entre les travailleurs entre eux, les travailleurs et l'entreprise, les travailleurs et l'environnement».

L'analphabétisme pèse en effet sur ces aspects, non seule­ment par l'absence de moyens de communications, mais surtout par son poids psychique : peur constante d'être «découvert», d'avoir mal compris. Ce qui empêche le plein développement de l'individu et joue sur les relations interpersonnelles et à l'environnement, notamment le cadre milieu de travail.

L'analphabétisme renforce également la résistance au chan­gement : peur de voir disparaître ses repères et dès lors de ne plus pouvoir assurer ses tâches. L'illettré est en situation défensive. Il a réussi à créer un système qui lui permet de se repérer. E n cassant le modèle ou en lui offrant des situations où la souplesse l'emporte sur des règles rigides, la personne se trouve désorientée.

19 J. W E M A E R E , «L'investissement formation vu par une organisation profes­sionnelle.» L'investissement-formation. Revue Éducation Permanente, n° 95, oc­tobre 1988.

89

Condition de prise en compte des analphabètes

D'où l'importance et l'efficacité de formations accompa­gnant ces changements et permettant de catalyser la «créativité, l'inventivité et l'implication personnelle dans les rapports sociaux de travail et dans leurs conséquences techniques sur l'organisation du travail».20

Aujourd'hui, ces investissements sont de l'ordre de l'inves­tissement individuel de formation, en-dehors de l'entreprise. Le co-investissement est exceptionnel, la majorité des analphabètes suivant les formations d'alphabétisation sans aucun incitant ni aide particulière, ni m ê m e ne bénéficient du Congé Education, et les associations d'alphabétisation ne bénéficiant d'aucun soutien pour ces formations, contribuant pourtant largement à l'acquisi­tion des compétences d'avenir.

E n ce qui concerne «l'investissement-formation d'accompa­gnement à un matériel», investissement le plus couramment pra­tiqué, si nous connaissons des travailleurs qui ont entamé une formation d'alphabétisation à la suite, par exemple, de l'informatisation de l'entrepôt où ils travaillaient comme magasi­nier, c'est un type de formation qui pourrait plus utilement se faire dans l'entreprise comme celles qui concernent «l'investissement-formation centré sur l'apprentissage d'une technique ou d'un savoir faire - acquisition de la maîtrise d'un outil ou d'une quali­fication».21

20 J. W E M A E R E , op. cit. 21 J. W E M A E R E , op. cit.

3

Ouvrir les possibles Casser la linéarité

La prise en compte des analphabètes dans les actions d'insertion socio-professionnelle doit aller à l'encontre de la formation alphabétisation d'abord sans intégration dans un projet global, la formation voie de garage : gestion sociale du chômage, la formation qualification ou rien, la formation remède-miracle.

O n entend souvent se demander si l'on doit s'inscrire dans des modules de formation englobant à la fois l'alphabétisation et la qualification, ou procéder par étapes et développer l'alphabétisation pour permettre aux analphabètes d'atteindre les niveaux nécessai­res pour accéder à de véritables qualifications.

Il ne s'agit pas d'opposer ces modèles mais bien de sortir de l'opposition alphabétisation-qualification. Il s'agit d'ouvrir les pos­sibles.

Prendre en compte les analphabètes dans les actions d'insertion socio-professionnelle implique de construire avec eux des itinéraires adaptés à leurs projets d'insertion. Ce qui nécessite de casser la linéarité, développer les services d'accueil et d'orienta­tion, élargir l'espace, élargir le temps, interroger les pratiques pédagogiques, former les agents des actions d'insertion socio­professionnelle.

Les analphabètes sont fréquemment orientés vers l'alphabétisation. Une des causes de ce renvoi est liée à la vision linéaire de l'acte d'apprentissage qu'ont les différents agents d'insertion.

91

Condition de prise en compte des analphabètes

Dans le cadre des opérations Nouvelles Qualifications m e ­nées en France, on s'est rendu compte que les jeunes se sont révélés capables de réussir dans des tâches complexes, impliquant des machines complexes, normalement confiées à des adultes qualifiés et expérimentés. Placés dans ces situations, ils ont appris des concepts difficiles sans nécessairement comprendre tous les préa­lables jugés indispensables.

L'apprentissage fonctionne dans une perspective circulaire, en boucles successives :

On n'apprend qu'en participant à des interactions sociales où s'interpénétrent les processus d'autonomie et d'intégra­tion, cette interdépendance ne pouvant être posée dans le vide et l'absolu, mais seulement par rapport à une tâche précise, dans un contexte temporel, géographique et relationnel bien défini1.

L'alphabétisation, posée comme préalable, risque fort de fonction­ner dans le vide et l'absolu. De plus, apprendre à lire n'est pas un apprentissage simple. Il peut être beaucoup plus complexe que nombre d'apprentissages nécessaires pour occuper des postes de travail.

Aussi, tout en revendiquant la légitimité d'actions de forma­tion générale dans les programmes d'insertion socio-profession­nelle, nous pensons que l'orientation vers l'une ou l'autre action d'insertion doit se faire en fonction des projets, demandes et besoins des personnes et non en fonction d'un diagnostic d'analphabétisme.

Analyse de la demande, concrétisation de projets, analyse des trajets parcourus et des difficultés à prévoir : ce travail est à faire avec tout «client» de l'insertion socio-professionnelle, anal­phabète ou non.

Ce qui implique une attention particulière à l'accueil et l'orientation.

Cela suppose également que les orienteurs puissent s'ap­puyer sur un éventail d'offres de formations et d'actions d'insertion

1 A . M I O C H E , «Appreneurs Apprenant... Les vicissitudes de formés, de formateurs, et de formateurs de formateurs.» Recherche-action en ateliers péda­gogiques personnalisés, n° 1, oct 87-oct 88. CREDIJ; D R F P ; IRED/GEFSI , Rouen.

92

Ouvrir les possibles — Casser la linéarité

socio-professionnelle assez variées pour qu'il y ait de réelles possi­bilités de choix.

Ce n'est pas le cas actuellement pour les analphabètes. Cela ne sert à rien de mettre l'accent sur l'orientation, si cette orienta­tion ne débouche pas immédiatement sur des possibilités concrètes d'insertion. Il faut donc"«ouvrir les possibles», pour les analphabè­tes (comme pour les orienteurs) qui n'ont actuellement qu'un choix limité par ce qui existe, par ce qu'ils connaissent de ce qui existe, par leurs préjugés et représentations sur ce qui existe.

Si les deux derniers points peuvent faire l'objet d'un travail avec les personnes concernées, orienteurs ou analphabètes, le premier nécessite la création de nouveaux programmes. Nous pensons notamment à l'alternance emploi-formation-alphabétisation pour les personnes dont l'enjeu immédiat est de retrouver ou garder un travail, qui ne se sentent pas concernés par un itinéraire plus long, m ê m e balisé, qui ne peuvent s'investir dans un apprentissage à priori et hors contexte.

A Développer les structures d'accueil - information -orientation - suivi

Ces fonctions, indispensables dans un programme d'insertion socio-professionnelle, sont actuellement mal assurées pour les analphabètes :

- les différents services d'accueil ont tendance à orienter systématiquement vers les formations d'alphabétisation les personnes qui se présentent comme analphabètes ou qu'ils étiquettent, sommairement, comme telles,

- l'orientation vers une association d'alphabétisation n'est que très exceptionnellement assortie d'un accompagnement ou d'un suivi. Ainsi, des personnes ayant fait une première démarche disparaissent entre deux organismes, deux rendez-vous, deux trams, des personnes passent d'un service à l'autre, et re­entretien, re-test, re-désolé...

Cette situation nous apparaît liée à plusieurs facteurs :

- des lacunes dans l'accueil-orientation de l'ensemble des pu­blics.

93

Condition de prise en compte des analphabètes

Les Centres d'accueil qui commencent à se mettre en place ne

sont pas encore assez outillés pour assurer l'ensemble des

fonctions qu'ils devraient assumer. Le travail de coordination

entre ces différents centres et les différents acteurs d'insertion

n'est pas assez développé.

- Des problématiques spécifiques aux analphabètes :

- méconnaissance de ceux-ci et de leurs problématiques par

les personnes qui les accueillent,

- absence de possibilités d'orientation en-dehors des centres

d'alphabétisation,

- non-connaissance des outils existant et manque d'outils

permettant d'accueillir ces personnes,

- réelle difficulté de créer des modes d'approches appropriés

pour les plus précarisés.

Nous proposons les pistes suivantes pour le développement de ces

actions.

1 Distinguer différentes fonctions

Le C.R.I.P.I.2 propose de distinguer trois fonctions pour l'accueil-

orientation :

- Fonction accueil-information s'adressant à toute personne

à la recherche d'informations au sujet d'une demande précise.

Il s'agit de gérer de l'information et des documentations et de la

rendre accessible.

- Fonction accueil-première orientation s'adressant aux

personnes sans motivation ni projet précis.

Il s'agit de faire prendre conscience des potentialités de déve­

loppement personnel en suscitant l'éveil d'une motivation, en

dynamisant les capacités, en ouvrant des perspectives.

- Fonction accueil-accompagnement-suivi s'adressant aux

personnes engagées dans un projet. Il s'agit, par des entretiens

individualisés et des actions collectives, de faire régulièrement

2 F . A Z Z I M O N T I et al., Pistes méthodologiques et pédagogiques pour un renouvellement du dispositif d'insertion et de formation destiné aux populations immigrées. Recherche-Action, 2 e partie, décembre 86, FAS-CRIPI, Rhône-Alpes.

Ouvrir les possibles — Casser la linéarité

le point des avancées et des difficultés, d'ouvrir des perspecti­ves. Le professionnel qui l'assure, formateur ou animateur, est une sorte d'agent de développement qui accompagne et mobi­lise les moyens nécessaires.

Ces fonctions constituent des phases qu'il ne faut pas obligatoire­ment traiter en un seul lieu, un seul moment et d'une seule façon.

2 Les développer, en les articulant

E n ce qui concerne les analphabètes, nous pensons que les fonc­tions accueil-information et accueil-accompagnement-suivi doi­vent s'articuler. U n organisme qui propose de l'accueil-information doit pouvoir accompagner et suivre la personne analphabète si l'on veut qu'elle puisse utiliser l'information pour réaliser son projet. Il ne suffit pas, à une table d'emploi, de fournir une petite annonce, ni à un service d'accueil de donner une adresse.

Développer ces actions implique de développer les relations et articulations entre l'ensemble des organismes concernés et de développer ou créer les moyens permettant ces relations.

Ces moyens doivent être de deux types :

- formation des professionnels de l'accueil permettant une prise en charge effective de ces personnes,

- rencontres et échanges entre les différents acteurs impliqués, afin d'approfondir l'analyse et les modes d'approche,

Si tout ceci n'existe pas encore, ce n'est pas par hasard. Il s'agit d'un travail complexe, nécessitant d'importants moyens en ressources humaines.

3 Diversifier les possibilités d'insertion socio-professionnelle

La mise en place de cellules d'accueil-orientation n'a pas de sens si elle conduit automatiquement à proposer une formation d'alphabétisation. Elles doivent donner à réfléchir pour mettre en place d'autres débouchés tenant compte des projets et attentes des personnes et leur permettant des parcours variés. Sinon, ce n'est pas la peine de travailler itinéraires, motivations, attentes...

95

Condition de prise en compte des analphabètes

4 Créer des structures d'orientation adaptées

Ce qui implique :

- de bâtir des activités, des supports articulés sur d'autres bases qu'une logique scolaire,

- de tenir compte d'un facteur temps; l'ensemble du processus doit pouvoir prendre le temps nécessaire à une réelle qualifica­tion si c'est souhaité,

- de travailler de manière dialectique sur les axes projet person­nel/projet professionnel, projet individuel/projet collectif.

Selon l'étude du CRIPI3, une phase d'orientation ayant les carac­téristiques suivantes donne des résultats positifs :

- privilégier l'approche de la personne, de sa biographie, de ses attentes par des techniques mettant en valeur la diversité dans le groupe, la valorisation personnelle et sociale, les échanges, les inter-relations,

- faire réaliser des objets (jusqu'à des petits chantiers), pour évaluer, mesurer, en situation, des acquis professionnels, des motivations, des éléments d'autonomie,

- approcher les modes de fonctionnement des personnes, les savoir-faire construits, les modes de raisonnement utilisés et apprécier les facultés d'adaptation devant les situations,

- mettre en confiance, apprendre à mieux se connaître, réussir pour mieux contrebalancer le sentiment d'échec. A ce titre, un rôle déterminant est attribué au groupe,

- informer, de manière adaptée, sur les activités professionnel­les, les secteurs, les entreprises, pour faire prendre conscience des évolutions en cours afin de parvenir à s'y situer.

- création d'instruments de liaison, de suivi entre les acteurs.

3 Ibid.

Ouvrir les possibles — Casser la linéarité

B Élargir l'espace-temps

un changement réel dans une entreprise ne s'opère pas sans un éventail d'actions décidées et continues, d'au moins trois ans. Pourquoi la formation échapperait-elle à cette règle ?4

Si l'on veut lier emploi et formation, sortir de la logique d'adapta­tion et avoir des résultats à long terme, il faut multiplier les temps possibles. C o m m e le souligne un rapport d'évaluation d'actions expérimentales destinées à «rénover la préformation des immi­grés»5 :

il est difficile de définir la bonne relation formation / emploi pour des publics de «bas niveau de qualification» dans le cadre de cursus de formation réduits en durée. C'est un peu le paradoxe insoluble :peu de temps pour former des adultes, chômeurs et immigrés, de très faible niveau, et leur donner cependant le maximum de chance pour retrouver un em­ploi...

Les objectifs d'insertion socio-professionnelle pour les anal­phabètes nécessitent de reconsidérer totalement la notion de la durée. O n ne peut la concevoir à priori dans un cadre limitant ce temps d'insertion à quelques mois. Il importe d'engager le chômeur dans un processus à long terme. La plupart du temps, la recherche d'une qualification réelle, sur une durée de stage de 4 ou 5 mois, est parfaitement illusoire. Si une remise au travail peut se faire dans un laps de temps relativement réduit, l'exemple de A . cité montre qu'il est indispensable, pour assurer une réelle insertion socio-professionnelle solide et à long terme, permettant donc m o ­bilité et adaptabilité, de pouvoir travailler sur des itinéraires de plusieurs années.

Tout en ne proposant pas automatiquement à chaque per­sonne analphabète une filière d'accès à l'université, il peut être plus intéressant de prendre deux ans pour «faire travaux de bureau» qu'un an pour «faire aide-familiale». Ce choix doit être

4 G . H Ä U S E R , F. M A I T R E , B . M A S I N G U E et F. V I D A L , L'investissement formation. Les éditions d'organisation, 1988. 5 F. P IETTRE et al., Rénover la préformation des immigrés. Sept actions expérimentales de formation d'adultes immigrés en Ile-de-France. F .A .S . A D E P éditions; Février 1988.

97

Condition de prise en compte des analphabètes

déterminé par la personne, avant d'être décidé par un temps de

formation prédéterminé.

Face à quelqu'un qui commence une formation

d'alphabétisation après dix ans de chômage, on ne peut que trouver

dérisoires des critères qui voudraient qu'en un an il faudrait avoir

résolu tous les «problèmes de base», critères qui sont les mêmes que

la scolarité initiale ait été de 2 à 3 ans ou de 18 ans, voire plus. A

quand un crédit-formation inversement proportionnel à la durée

initiale de scolarité ?

C Élargir l'espace-formation

Actuellement, qu'un analphabète soit dans une logique de P R O ­

G R È S , de P R O J E T , D ' I N S E R T I O N S O C I A L E , ou confronté à des

difficultés telles qu'il ne peut y avoir de «logique» autre que

paradoxale, il sera envoyé en alphabétisation, et confronté au

m ê m e traitement que tous les autres.

Les associations d'alphabétisation offrent des services diffé­

rents et touchent des catégories de personnes différentes. Si pour

certaines personnes la motivation à suivre les cours relève de

l'insertion sociale, pour d'autres la motivation relève de l'insertion

professionnelle. Mais les orienteurs perçoivent mal les différentes

demandes et les différentes offres d'alphabétisation. Aussi si l'on

constate qu'effectivement l'offre et la demande finissent par se

rencontrer, c'est plus par l'effet de la proximité entre ces associa­

tions et leur public-cible que par l'effet d'un processus d'orienta­

tion.

Une étude comparative6 de deux populations de femmes

maghrébines suivant respectivement des cours d'alphabétisation

4h. par semaine dans le cadre d'une école communale et 12h. par

semaine dans un centre d'alphabétisation montre que si, dans le

cadre de l'école, 90 % n'ont jamais travaillé et ne le souhaitent pas,

dans le centre, 20 % des femmes travaillent, 40 % sont chômeuses

et les 40 % qui n'ont jamais travaillé souhaitent s'insérer sur le

marché du travail.

6 N . O U A Z Z A N I , La femme maghrébine. Profil au sein de deux organismes d'alphabétisation. Collectif Formation Société, Bruxelles, 1990.

Ouvrir les possibles — Casser la linéarité

Individualiser les itinéraires implique de multiplier les entrées possibles dans les programmes d'insertion socio-profes­sionnelle :

- accès direct à l'emploi,

- formation en entreprise,

- alphabétisation,

- alternance emploi-formation-alphabétisation.

1 Accès direct à l'emploi

Pour de multiples raisons, un analphabète peut avoir besoin de retrouver du travail très rapidement et ne souhaiter aucune formation. Et il existe un marché du travail ouvert aux analphabè­tes.

Dans ce cas il importe :

- de l'orienter vers les services de recherche active d'emploi,

- de donner à ceux-ci les moyens de l'accueillir et d'assurer le suivi nécessaire. U n accompagnement individuel plus impor­tant entraîne de meilleurs résultats, introduisant des discrimi­nations positives pour ces personnes,

- de rester attentif au lien emploi-formation après la mise au travail et de favoriser la formation continue des analphabètes.

E n effet, m ê m e si un analphabète peut trouver ou retrouver du travail aujourd'hui, le lien analphabétisme-chômage de longue durée est important et si l'analphabétisme n'empêche pas de travailler, c'est néanmoins un facteur handicapant. Aussi, dans une optique tant de prévention du chômage de longue durée que d'amélioration des compétences de travail, la formation des anal­phabètes qui travaillent devrait être prioritaire, dans le cadre des formations d'entreprise et de la formation continue.

2 Développer la formation en entreprise

L'entreprise, comme la fonction publique, perçoit rarement la réalité de l'analphabétisme. Tout va bien tant que le personnel est

Condition de prise en compte des analphabètes

opérationnel. Elle ne le découvre que lorsqu'il lui pose problème et

investit rarement dans sa formation.

Si les expériences de formation des analphabètes en entre­

prises7 ne sont pas nombreuses, elles sont très variées. Variété

d'objectifs mais surtout variété d'organisation et de contenu :

maîtrise de la conduite d'installation industrielle à partir d'un

manuel de formation rédigé par la maîtrise, traduction du manuel

fourni par le constructeur; maîtrise de nouveaux outils écrits

produits par l'imprimante de l'ordinateur et conditionnant le

travail en atelier; conquête de l'expression et accès à la responsa­

bilité dans le cadre d'une nouvelle organisation du travail, maté­

rialisée par l'écriture collective d'un livre; formation autour du

livre, à partir de la bibliothèque communale, pour réconcilier les

stagiaires, agents communaux, avec l'écrit; formation générale

professionnelle dans le secteur du bâtiment; utilisation de divers

outils d'éducabilité cognitive ( T A N A G R A , Atelier de raisonnement

logique, Programme d'enrichissement instrumental), dans une

perspective de mobilité et d'adaptabilité...

O n retrouve ici trois des types d'investissement-formation

que nous avons définis précédemment : l'investissement-forma-

tion d'accompagnement à un matériel, l'investissement-formation

centré sur les relations inter-personnelles et l'investissement-

formation centré sur le développement du potentiel de l'homme au

travail.

Une des première condition de réussite semble être de partir

de l'analyse des problèmes posés, de la demande de l'entreprise et

des salariés, donc du système de travail. Il n'y a donc pas de

principes standardisés de formation8. Multiplier les stratégies

pédagogiques, échapper à la logique de progressions induites par

des matières, développer des capacités transversales (repérer,

analyser,...) à partir de situations-défis, reconnaître et mettre en

lumière les savoirs que les travailleurs, souvent à leur insu, ont

développé, ...sont cependant des éléments fondamentaux pour la

mise en place d'actions de formation.

7 Voir en annexe quelques exemples de formation en entreprises pour un public illettré. 8 G . D E L A H A Y E , «La Formation générale professionnelle. Le groupe G F C / A R E F témoigne de ses méthodes.» Réussir, décembre 1988.

100

Ouvrir les possibles — Casser la linéarité

3 Développer l'alphabétisation

L'alphabétisation est une pièce indispensable du «puzzle» de l'insertion socio-professionnelle à trois titres.

- L'alphabétisation assure une fonction d'orientation-détermina­tion.

L'alphabétisation peut jouer un rôle important comme service d'orientation et ce rôle devrait être développé. Le rapport de la Commission des Communautés européennes sur les mesures de lutte contre le chômage de longue durée assigne pour objectifs à la réorientation : améliorer la confiance en soi, développer les techni­ques de recherche d'emploi, susciter une motivation pour les études et la formation, encourager à la mobilité. L'alphabétisation permet d'atteindre ces objectifs avec efficacité. Elle permet de retrouver une image de soi positive, de se refaire un statut, de recréer un réseau de communication et de solidarité; d'élargir l'horizon, découvrir de nouveaux possibles, travailler à l'émergence de projets.

Plus que l'apprentissage de la lecture, ce sont ces changements qui, dans un premier temps, permettent aux personnes de retrouver un emploi ou de décider de poursuivre une formation qualifiante.

Les personnes analphabètes, et principalement les plus déstructurées (il n'est pas rare d'accueillir dans nos cours des chômeurs de plus de cinq ans, voire dix ans de chômage), ont besoin d'un temps de réadaptation dans un contexte leur permettant de déposer le poids de leur analphabétisme, de retrouver une identité et un statut, conditions préalables à toute possibilité d'émergence de projet professionnel et de mise à l'emploi.

Le danger est réel de concevoir des programmes réservés aux analphabètes, processus de désignation qui risque d'opérer comme processus d'enfermement. Les campagnes de «lutte contre l'analphabétisme», médiatisées sous forme de croisades, ont des effets pervers à cet égard. De fait, pour une partie des analphabè­tes, la désignation et l'enfermement ont déjà joué. Ils existent préalablement à la demande de formation, ce qui la rend si difficile pour eux. Lorsque l'analphabétisme est vécu comme aliénant et constitue un poids, une honte, quelque chose qu'on n'ose pas avouer, lorsque, sans en être affecté dans son identité, l'on ne se

101

Condition de prise en compte des analphabètes

représente les formations comme étant pour les autres : «on est trop vieux», «c'est trop fort pour nous»; il est malgré tout nécessaire de prévoir des lieux et moments spécifiques.

Ainsi un analphabète marocain, qui après un cycle d'alphabétisation a suivi avec succès plusieurs formations profes­sionnelles en promotion sociale et a travaillé comme formateur, nous disait n'être plus revenu après son premier cours parce que les autres étaient trop forts et qu'il avait peur de freiner le groupe. Lui a réessayé un an après, mais d'autres ?

Ce souci de commencer dans un groupe faible, «le plus bas»

- «oui oui, je sais un peu, mais je veux recommencer au début» - est très très fréquent et résiste à tout discours rationalisant. Pour les personnes dont l'analphabétisme cause un stress permanent, il faut un lieu où elles puissent se délester et déposer leur masque. U n lieu où, à la fois elles ne peuvent utiliser l'analphabétisme comme prétexte puisque tous les membres du groupe sont analphabètes, et à la fois elles peuvent être elles-mêmes. Le masque n'a plus de raison d'être puisque tout le monde sait, tout le monde est dans le m ê m e panier.

- L'alphabétisation est qualifiante.

L'alphabétisation, la formation de base, au m ê m e titre que d'autres formations et sans doute beaucoup plus que certaines formations (préprofessionnelles restreintes et trop courtes, permet d'acquérir les nouvelles compétences professionnelles que nous avons exami­nées au chapitre précédent.

- L'alphabétisation est passage obligé pour l'acquisition d'un diplôme de formation professionnelle.

L'alphabétisation est le seul moyen d'atteindre cet objectif et cet objectif la seule assurance d'insertion socio-professionnelle à long terme.

Il ne s'agit pas pour les programmes d'insertion socio-profession­nelle d'en faire un préalable, au sens où «c'est la porte à côté, alphabétisez-vous d'abord puis revenez nous voir et on verra ce qu'on peut faire», mais «c'est bien ici, pour atteindre vos objectifs voyons quel pourrait être le circuit...»

L'alphabétisation doit être mise en perspective comme un des outils du projet d'insertion.

102

Ouvrir les possibles — Casser la linéarité

Ainsi que nous l'avons montré, ce point de vue nécessite de poser autrement le problème de la durée et de sortir du carcan des «stages» de quelques semaines ou quelques mois.

4 Développer la formation de base dans tout programme d'insertion socio-professionnelle

N o u s avons été frappé par l'absence ou la pauvreté des pratiques de formation de base dans les actions d'insertion socio-profession­nelle.

Pourtant la maîtrise des savoirs de base apparaît de plus en plus fondamentale pour une réelle insertion socio-professionnelle. Pourtant l'écrit est un outil puissant face aux problèmes de moti­vation, d'identité et de statut fréquemment rencontrés. Ecrire, s'écrire, décrire, laisser sa trace, se positionner c o m m e auteur de sa vie et dans la vie. Des pratiques innovantes en cette matière et dans le (ré)apprentissage des savoirs de base ont été développées dans le cadre d'associations d'alphabétisation, d'Ateliers pédagogiques personnalisés9, etc.

Ainsi, la Mission française nationale nouvelle qualification collabore avec l'Association française pour la lecture pour trouver réponse à la question : «Quelle fonction donner à l'écriture dans la dynamique de transformation nécessaire à la qualification ?»

Face à des publics qui refusent ou craignent l'écriture parce qu'elle les dévalorise, il n'y a qu'une possibilité : rendre l'écriture nécessaire. La qualification espérée et construite, la validation externe sont le principe de réalité qui rend l'écriture incontournable et indispensable. En effet, il n'y a pas de transmission implicite dans les domaines visés, tout doit être explicité pour être cru et vérifié. (...)

9 Lieux-ressources mis en place, en France, c o m m e un des outils au service de l'insertion sociale et professionnelle des jeunes pour leur fournir des compléments de formation générale. Aujourd'hui ils se sont développés, diversifiés et ouverts au plus de 25 ans.

Condition de prise en compte des analphabètes

Il sera peut-être possible de montrer que l'écriture est bien

l'un des moyens, dans un cadre deformation, d'aller au-delà

d'une simple qualification professionnelle10

5 Créer des dispositifs liant expérience d e travail et formation

Si, pour une partie des analphabètes, l'alphabétisation permet la

reprise de confiance en soi et l'émergence de projets d'insertion

socio-professionnelle puis l'entrée en formation professionnelle ou

l'insertion professionnelle directe, pour une autre partie de ceux

qui se retrouvent actuellement en alphabétisation, et sans doute

pour une partie de ceux qui n'y viennent pas, cette orientation ne

convient pas.

Si pour certains l'insertion socio-professionnelle nécessite

un «détour» par l'alphabétisation, pour d'autres l'alphabétisation

passe par un «détour» par l'insertion socio-professionnelle. Retrou­

ver la capacité d'entreprendre est en effet une condition pour

redevenir capable d'apprendre.

Une étude d'E. D U V A L 1 1 sur les populations sous-prolétai­

res cerne une problématique très proche d'une grande partie des

personnes analphabètes avec lequel nous travaillons. Selon E .

D U V A L , le stage organisé au bénéfice d'une population très défa­

vorisée doit avoir un quadruple objectif : constituer un temps de

transition pour favoriser le travail de deuil nécessaire au dépasse­

ment des traumatismes les plus importants, permettre un inves­

tissement en formation technique, faciliter l'insertion en entre­

prise, avoir un effet de dynamisation sur les individus pour les

aider à évoluer.

Ces objectifs ne peuvent être atteints que dans une dynami­

que où sont liés de manière dialectique : maternage et travail de

deuil, revenus et formation technique, stage en entreprise et

10 M . D E N I S , P . R O N G I E R et R . C A R O N , «Retourner la peau du destin.» Les actes de lecture, n° 34, juin 1991. 11 E . D U V A L , Populations défavorisées en quête de formation et d'emploi -Compte rendu d'actions expérimentales et conclusion opératoire pour une éven­tuelle généralisation. D . R . T . E . de la région Rhône-Alpes, 1986.

104

Ouvrir les possibles — Casser la linéarité

perspective d'emploi, reconnaissance de ses propres capacités et

mise en oeuvre dans un travail constructif.

Les principes suivants ont été dégagés pour la mise au point

de ces actions susceptibles de «remettre en route des populations

qui ont opéré un basculement» :

1. Nécessité d'actions particulières.

2. U n maternage pour faire naître une nouvelle dynamique,

maternage pris ici dans le sens fort qui implique en m ê m e

temps une assurance et une ouverture sur le risque, un cadre

provisoirement sécurisant et une nouvelle naissance.

3. U n maître d'oeuvre : un catalyseur local dont la première tâche

consiste à opérer un décloisonnement des services.

4. Recréer au départ un minimum de stabilité par l'insertion dans

un stage en entreprise. Pour E . Duval, le groupe de formation

reste trop fragile et trop mouvant pour favoriser le

réenracinement souhaité. L'équipe de travail est plus appro­

priée... Aussi paraît-il souhaitable de commencer la formation

par un stage pratique en entreprise.

5. Diversifier les expériences de travail.

6. De la formation commune à l'itinéraire individualisé : suivis

particuliers nécessaires, d'où nécessité de prévoir l'enveloppe

budgétaire suffisante.

7. A la recherche de l'outil.

Liaison entre formation professionnelle symbolisée par un outil

(permis de conduire, traitement de texte, utilisation d'un

palettiseur,...) et l'alphabétisation ou remise à niveau.

8. Cellule d'insertion socio-professionnelle : aide à la recherche

d'emploi.

Deux autres recherches-actions apportent des éléments supplé­

mentaires d'évaluation de telles actions.12

12 F . P I E T T R E , op cit.; P . B L A N C H A R D , Les maux pour le dire, les mots pour l'écrire. Monographie d'un stage de lutte contre l'illettrisme. Les cahiers d'étude du C.U.E.E.P. n° 14, Centre Université - Économie d'Éducation Permanente (C.U.E.E.P . ) , décembre 1989.

105

Condition de prise en compte des analphabètes

Elles mettent en évidence :

- l'importance de la notion de durée dans la problématique de

l'insertion socio-professionnelle de ces populations,

- l'importance du groupe dans les pratiques d'apprentissage. Les

pratiques individuelles éliminent les analphabètes. Ce qui

n'est pas contradictoire avec la nécessité de mettre en oeuvre

des approches pédagogiques personnalisées, au sein des grou­

pes,

- la nécessaire individualisation des parcours, ce qui implique

une coordination entre organismes,

- l'importance des contacts avec les entreprises et les difficultés

à en trouver qui acceptent les immigrés, les analphabètes,

- l'importance d'accompagner ceux-ci pendant leur période de

travail en entreprise,

- la difficulté de trouver une organisation optimale entre les

temps en entreprise et les temps en formation, ainsi qu'entre les

contenus de formation entreprise-centre de formation.

- l'importance de la reconnaissance et la validation des acquis.13.

Une des actions menées dans le cadre du F.A.S . avait établi des

critères de sélection basés sur des critères de difficultés d'insertion

socio-professionnelle : plus de 45 ans et plus de deux ans de

chômage (exemple de ce que peut être une réelle discrimination

positive dans une action d'insertion socio-professionnelle).

Cette expérience, proche de ce que nous rencontrons dans

les groupes d'alphabétisation, est intéressante parce qu'elle utilise

comme outil de dynamisation l'immersion en entreprise et illustre

donc ce que nous proposions comme alternative à l'alphabétisation

préalable pour les personnes qui ne sont pas demandeuses

d'alphabétisation.

13 M . S A N S R E G R E T , La reconnaissance des acquis. Principes. Éditions Hurtubise, Québec, 1990.

«La reconnaissance des acquis désigne un processus par lequel une personne identifie ses apprentissages, effectués en des temps, des lieux, selon des méthodes et des contenus variés, pour les faire évaluer par un expert et recevoir par la suite une accréditation officielle par une institution reconnue».

106

Ouvrir les possibles — Casser la linéarité

Le travail de redynamisation, basé principalement sur l'alternance, avec un stage en entreprise en début de formation, a eu de bons résultats puisqu'un tiers de ces personnes aux handi­caps cumulés ont retrouvé un emploi.

Reste malgré tout la difficulté du travail de réinsertion de ces personnes : travail en noir, fragilité des emplois trouvés, recherche d'assistance, angoisse de l'échec. Et les analphabètes migrants n'ont pas retrouvé d'emploi. Est-il réaliste de penser qu'ils puissent retrou­ver un emploi dans la situation économique actuelle ?

Les solutions en terme de formation qualifiante ne peuvent être les seules réponses. Retour à l'alphabétisation comme préala­ble ? Allongement des durées de formations ? Intensification du lien emploi-alphabétisation dans le cadre de l'immersion en entre­prise ? Main-d'oeuvre définitivement laissée pour compte ?

D Développer la formation des agents d e l'insertion socio-professionnelle

Il est paradoxal de travailler à la requalification des publics en difficultés d'insertion socio-professionnelle sans s'interroger sur les nouvelles qualifications nécessaires pour les différents agents mettant en oeuvre ces programmes, et principalement pour les formateurs, ni sans travailler avec eux à la construction de ces nouvelles qualifications.

Tout programme d'insertion socio-professionnelle doit pré­voir des opérations nouvelles qualifications pour les formateurs, sous peine d'en voir diminuer l'efficacité, quels qu'en soit les moyens et les cadres institutionnels.

Le renvoi systématique des analphabètes vers l'alphabétisa­tion est lié à des représentations sommaires des problématiques d'analphabétisme d'une part, à un sentiment d'impuissance d'autre part. Les agents d'insertion se sentent démunis face à celui qui «ne sait rien». Tant que ces agents se sentiront démunis, aucune mesure ne sera efficace. Les différents agents de l'insertion socio­professionnelle ont besoin d'une formation spécifique permettant d'approfondir leur analyse de l'analphabétisme, de manière à pouvoir effectuer au mieux leur travail d'accueil, d'orientation, de suivi et de formation.

107

Condition de prise en compte des analphabètes

Cette formation du personnel pourrait permettre aux ac­tions centrées sur l'accueil-orientation et la mise au travail, d'amé­liorer fortement leur capacité d'accueil des analphabètes et aux actions de (pré)formation professionnelle de prendre en compte la maîtrise de l'écrit comme outil de qualification.

E Interroger les pratiques d e formation

Face aux difficultés de l'insertion socio-professionnelle et de la formation continue des «bas-niveaux», face à la nécessité d'acqué­rir des compétences telles qu'«analyser, observer, argumenter, écouter, négocier, mesurer, comparer, émettre l'information et utiliser l'information reçue, ...», face aux difficultés que posent ces apprentissages pour une partie du public en difficulté d'insertion socio-professionnelle, un vaste champ de recherche se développe, débouchant sur l'analyse des conditions d'apprentissage, sur la construction d'outils favorisant ces apprentissages, sur de nom­breuses réflexions, questionnements, tâtonnements et expé­rimentations riches d'enseignement.

Nous avons constaté que la majorité des formateurs des actions d'insertion ne connaissent pas les outils expérimentés avec succès dans l'un ou l'autre lieu d'insertion et en particulier par certaines actions d'alphabétisation.

Trois facteurs nous semblent pouvoir expliquer l'insuffi­sance de la recherche pédagogique dans les approches de l'insertion :

- les personnes accueillies maîtrisent les compétences de base sans problèmes.

- les actions visent une mise à l'emploi rapide et à court terme sans se préoccuper de qualifier le public.

- les formateurs n'ont pas les moyens nécessaires (formation et temps.)

Travailler sur les aspects pédagogiques des actions d'insertion est cependant une condition fondamentale de prise en compte, des analphabètes sans doute, mais également de toute personne de faible niveau de qualification en difficulté de réinsertion socio-profesionnelle :

Les résultats enregistrés montrent clairement que le bas

108

Ouvrir les possibles — Casser la linéarité

niveau intellectuel n'est pas à considérer comme une fatalité, et qu'il peut évoluer positivement lorsque les formateurs prennent cette évolution comme objectif, déploient les situa­tions psychopédagogiques favorables à cette évolution et utilisent outils et démarches adaptées. Ces conclusions, ainsi que d'autres, alimentent la thèse de l'inhibition cognitive et montrent la puissance des facteurs socio-relationnels en jeu dans le développement de la personne.14

Les réflexions sur le (ré)apprentissage des savoirs de base sont nombreuses et non moins nombreux les outils existants. Ceux-ci sont à critiquer s'ils servent principalement à rassurer le formateur et à lui fournir des rails ou s'ils sont utilisés vide de contenu en dehors de tout contexte.

Mais ces contre-utilisations sont principalement dues à une absence de formation de formateurs, formation d'autant plus nécessaire que le public n'est pas celui qui, de toute manière, a appris ou apprendra tout seul. Ensuite, elles sont liées à l'absence de prise en compte des conditions d'apprentissages, conditions liées au statut et à la reconnaissance de la personne en formation :

L'acquisition des savoirs de base apparaît comme une cons­truction prenant appui sur les pouvoirs de l'apprenant : pouvoir psychique (confiance en soi, prise d'initiative, autonomie, implication affective) pouvoir technique (ex­pression de savoirs et savoir-faire diversifiés) pouvoir so­cial (reconnaissance institutionnelle).15

Les analphabètes ne sont pas «hermétiques» aux formations, comme semblent le penser certains, pourvu que celles-ci se don­nent les moyens adéquats pour atteindre leurs objectifs : moyens pédagogiques, moyens institutionnels, moyens humains et moyens financiers.

Sans m ê m e parler de discrimination positive, assurer les mêmes conditions de formations aux analphabètes et aux «bas-niveau» qu'aux autres «catégories» (universitaires, cadres,...) suf­firait sans doute pour lever bien des blocages...

14 D . PASQUIER et J. CHIOCCHETTI, «Le réentraînement mental et le développement intellectuel. Analyse d'une expérimentation». Éducation Perma­nente, n° 88-89, juin 1987. 15 G. C H A U V E A U , cité par A. M I O C H E , op. cit.

109

Conclusion

Les innovations de formation, qui sont inséparables des transformations du travail et de l'emploi, touchent aux dynamiques les plus délicates des changements en cours, celles qui lient l'économique et le culturel, l'individuel et le social, l'efficacité économique et la reconnaissance identitaire.1

Malgré l'invocation systématique du m a n q u e de formation c o m m e principale cause des difficultés d'insertion socio-professionnelle; malgré l'unanimité sur l'importance actuelle de la formation en général et sur son intérêt c o m m e m o y e n de lutte contre l'exclusion socio-professionnelle des publics les plus précarisés en particulier; malgré de nouveaux contextes de travail qui nécessitent le dévelop­pement de compétences relationnelles et de communication; l'alphabétisation et les analphabètes restent exclus des actions d'insertion socio-professionnelle.

Contrairement à l'opinion courante, l'exclusion des anal­phabètes n'est pas liée à un m a n q u e de formation, de prérequis. Leur exclusion est liée au déficit structurel d'emploi (il est parfois utile de le rappeler), à l'absence de connaissance et de reconnais­sance de cette catégorie de population, ainsi qu'à la conception et aux objectifs des politiques d'insertion.

1 C . D U B A E . «L'enjeu des expériences de formation innovante en entreprise : un nouveau processus de socialisation professionnelle.» Revue Éducation perma­nente, n° 104, octobre 1990.

Conclusion

L'analphabète, un citoyen

Le premier problème que rencontre un analphabète à la recherche d'un travail se situe dans les représentations sommaires et inexac­tes qu'ont de l'analphabétisme les différents agents d'insertion. Prendre en compte les analphabètes implique comme préalable de les connaître, pour ne pas d'abord et exclusivement les identifier c o m m e «illettrés», mais être capable de les recon­naître c o m m e acteurs et auteurs de leurs parcours d'insertion, en tant que femmes, travailleurs, citoyens,...

La prise en compte des analphabètes dans les actions d'insertion socio-professionnelle doit aller à l'encontre de la forma­tion alphabétisation d'abord sans intégration dans un projet global, la formation voie de garage : gestion sociale du chômage, la formation qualification ou rien, la formation remède-mira­cle. Prendre en compte les analphabètes dans les actions d'insertion socio-professionnelle implique de construire avec eux des itinérai­res adaptés à leurs projets d'insertion. Ce qui nécessite de casser la linéarité, développer les services d'accueil et d'orientation, élargir l'espace, élargir le temps, interroger les pratiques pédago­giques, former les agents des actions d'insertion socio-profession­nelle.

L'insertion socio-professionnelle : sélection et adaptation

Toutes les politiques se sont construites à partir d'une vision étroite de l'adéquation emploi-formation et développent des logi­ques d'adaptation et de sélection au détriment de logiques de formation. C'est la tension contradictoire entre des objectifs simul­tanés et à court terme d'emploi et de formation professionnelle qualifiante qui exclut les analphabètes des programmes emploi-formation. Les analphabètes se retrouvent dans les actions où ces contradictions sont réduites au minimum : l 'EMPLOI sans forma­tion, ou la F O R M A T I O N sans emploi à court terme. E n effet, les analphabètes sont soit «adaptés» tels quels à nombre d'emploi ne nécessitant aucune capacité d'utilisation de l'écrit, soit ont besoin d'un accompagnement et d'une formation spécifique. Ces besoins ne sont pas rencontrés par l'organisation actuelle - tant institutionnelle que pédagogique - des programmes d'insertion,

112

Conclusion

organisation marquée par un clivage emploi-formation profession­nelle/social-formation générale qui, au terme de cette étude, apparaît inadéquat.

L'alphabétisation, une formation qualifiante

O n pourrait croire que, dans un pays industrialisé et démocrati­que, le droit à l'alphabétisation, à la formation générale de base, soit reconnu et effectif pour tous. Ce n'est pas le cas. Aujourd'hui le droit à la formation est conditionné par l'insertion socio-profes­sionnelle, seul but légitimé.

Pourtant un des défis majeurs de notre époque est la maîtrise d'un environnement complexe. La formation doit avoir pour objectif l'adaptation non pas à un emploi, mais à un environ­nement mouvant et contraignant et permettre d'acquérir des compétences telles qu'analyser, observer, argumenter, écouter, négocier, mesurer, comparer, émettre l'information et utiliser l'information reçue... Face à ces objectifs, les enjeux de l'alphabétisation ne se situent pas dans l'acquisition de quelques écrits de marquage qui suffisent, aujourd'hui encore, à exercer nombre d'emploi. Ils se situent dans l'acquisition de l'écrit comme outil de conceptualisation. L'alphabétisation : enjeu de mobilité, enjeu de mutation, enjeu de communication, enjeu d'autonomie, enjeu de négociation.

L'alphabétisation, un investissement

Les deux préoccupations essentielles de l'entreprise aujourd'hui sont l'amélioration du couple productivité/qualité ainsi qu'une implication, une autonomie et une responsabilité plus grandes des personnels dans leurs activités quotidiennes.

En ce qui concerne l'amélioration du couple productivité-qualité, des formations appropriées ne passant pas nécessaire­ment par le savoir lire sont possibles et des expériences en chiffrant le bénéfice ont montré leur efficacité économique. E n ce qui con­cerne la deuxième préoccupation, l'alphabétisation est incontournable et objet de qualification professionnelle. Et toute

113

Conclusion

tentative d'évaluation chiffrée est illusoire, le cadre étant trop vaste et la problématique trop complexe. La recherche d'éléments traduisibles en coûts privilégie certains aspects superficiels et anecdotiques de l'analphabétisme et isole ceux-ci du contexte global, contexte qui, en structurant les pratiques culturelles, sociales et économiques, structure l'analphabétisme.

Si les politiques d'insertion ne considèrent pas l'alphabé­tisation comme porteuse de qualification professionnelle, les tra­vailleurs analphabètes qui suivent les cours d'alphabétisation ont eux parfaitement compris les enjeux actuels de formation : enjeux de mutation et non de spécialisation. L'alphabétisation constitue pour eux un investissement-formation centré sur le développement de l'homme au travail : améliorer de façon globale ou spécifique les capacités personnelles de l'individu et un investissement-forma­tion centré sur les relations interpersonnelles : être capable d'entre­tenir une communication fluide entre les travailleurs eux-mêmes, les travailleurs et l'entreprise, les travailleurs et l'environnement.

Reste à savoir si l'insertion socio-professionnelle implique de posséder u n outil de communication dont l'exercice suppose, non l'enfermement dans des fonctions d'exécution, mais la participation à la responsabilité, à l'initiative et à la décision ?

Reste à savoir si le développement économique et social d'une région peut s'effectuer en laissant pour compte une part non négligeable de sa main-d'oeuvre, qui, placée dans des conditions adéquates, est parfaitement à m ê m e de suivre les formations nécessaires à sa participation ?

Ces questions débordent largement le territoire d'une ville, d'un pays, d'un continent. Questions de choix de société, elles sont posées à tous.

114

Annexes

Annexe 1 Une démarche de formation dans une entreprise de salaisons

Annexe 2 Une démarche de formation intégrée

Annexe 3 Une démarche de « retour à la lecture »

Annexe 4 Une démarche d'éducabilité cognitive dans une usine

métallurgique

Annexe 5 Le collectif d'alphabétisation... brève présentation

Annexe 1

Une démarche de formation dans une entreprise de salaisons1

Une pédagogie basée sur les acquis

Marie-Thérèse Preau construit son travail pédagogique à partir de démarches personnelles d'apprentissage ou de raisonnement des formés, de leur contexte socio-économique et de leur savoir dans ces situations socio-professionnelles : - connaissance du document écrit : but, informations contenues (ex­

pression orale); - m o d e d'appréhension en lecture de celui-ci; - démarche de repérage des informations; - type de mémorisation

A partir de là, l'apprentissage de la lecture se fait en systématisant ces repères, en les ordonnant : travail sur la lecture rapide, la classification... E n les rendant plus rigoureux et généralisables.

Par exemple : tout écrit informatique a une base codifiée qui a u n sens. La composition du code est connue, au moins partiellement des travailleurs qui repèrent les lieux d'expéditions des marchandises. Cependant, leurs repères sont en partie déformés. Ainsi le chiffre 38 est identifié à Grenoble plutôt qu'au département de l'Isère et à la région que dessert la plate­forme grenobloise.

C e travail sur les codes informatiques a été préparé par une compréhen­sion du contenu du numéro de sécurité sociale, par la réalisation d'un bon de c o m m a n d e à partir d'un catalogue. Il a été systématisé par de

1 M . G A L A N D , «Démarche de formation dans une entreprise de salaisons.» A.E.F.T.I. Savoirs et Formation, n° 6, février 1986.

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Annexes

nombreux exercices sur les tableaux à double entrée (fiche horaire S N C F ) et une familiarisation avec les abréviations.

D e la formation à l'atelier

A u départ, le groupe en formation était plus motivé pour tirer profit de cette formation dans sa vie personnelle que dans sa vie professionnelle. L a formatrice a souhaité respecter cette position tout en travaillant à la modifier, en particulier, en permettant les associations entre les docu­ments de la vie personnelle et de la vie professionnelle. Assez rapidement, les travailleurs immigrés ont d'eux-mêmes rapporté en formation les écrits qu'ils utilisaient dans leur travail, expliqué leurs difficultés, cons­taté qu'ils avaient tout un savoir sur ces documents qu'ils n'avaient pas cherché à utiliser, pensant que «c'était trop compliqué».

L'observation s'est développée et, pour certains, le transfert entre la formation et l'atelier s'est si bien opéré qu'ils ont pu, d'eux-mêmes, rectifier des erreurs ayant des conséquences sur la production.

Cette formation s'est appuyée largement sur le développement du raison­nement mathématique.

Ayant c o m m e objectif une lecture fonctionnelle, la lecture de compréhen­sion de sens a été privilégiée. Compréhension du contexte dans lequel est produit le document : - l'institution : son fonctionnement, sa finalité; - le document : sa fonction, son but; - les informations données ou cherchées.

Se former : un enjeu

C'est un groupe de stagiaires qui, dans l'ensemble, sont très motivés par leur formation. Apprendre à lire et à écrire est un enjeu important pour eux.

Après trois mois d'été pendant lesquels les cours ont été interrompus, les stagiaires sont revenus avec l'inquiétude d'avoir «tout oublié». Mais à la suite de quelques exercices de remémoration, ils se sont rendu compte que ce n'était pas du tout le cas.

Ils avaient oublié des détails, c o m m e par exemple, la ligne sur laquelle il faut écrire la date quand on remplit un chèque, tout en sachant bien remplir la s o m m e en chiffres et en lettres à la bonne place. Ils arrivaient à se repérer rapidement sur des tableaux, style tableau à double entrée, m ê m e s'il ne s'agissait pas de tableaux identiques à ceux sur lesquels ils avaient travaillé auparavant.

118

Annexes

Les stagiaires ont exprimé, à la fin de ce premier jour de retour de vacances, des sentiments de grande satisfaction : «nous avons vraiment appris des choses». «Je suis quand même capable d'apprendre, il faut qu'on continue». U n des stagiaires a dit : «L'argent qu'on gagne à l'usine, on le dépense tout de suite, mais ce qu'on apprend ici nous reste pour toujours!»

Il faut quand m ê m e dire q u ' u n des neuf stagiaires progresse très diffici­lement. Il a toujours peur de lire et il copie très péniblement, sans a p p a r e m m e n t chercher à comprendre ce qu'il écrit. Il est très bon en calcul mental, mais a d u m a l à s'avancer dans u n domaine qu'il ne connaît pas bien. A u fur et à mesure , l'écart se creuse entre lui et les autres stagiaires et ses difficultés ne font qu'augmenter.

Au-delà des acquis mesurables parles résultats des exercices, ces stagiai­res ont, m e semble-t-il, appris autre chose, tout aussi important pour eux et pour la poursuite de leur apprentissage, c'est une organisation et une méthode de travail. E n intervenant dans ce stage, je m e suis trouvée devant u n groupe de stagiaires qui savent écouter les consignes. Ils posent des questions q u a n d ils ne comprennent pas, et, surtout, ils s'écoutent entre eux. Ils sont capables de discuter sur u n problème donné et de s'accorder sur une solution c o m m u n e .

Devant u n texte écrit inconnu, ils ont aussi pris l'habitude de chercher le sens de ce qui est écrit avant de s'occuper des détails et sans attendre que tout soit expliqué. M ê m e ceux qui lisent encore avec beaucoup de diffi­culté, cherchent d'abord à comprendre par e u x - m ê m e s .

Tout ceci m e semble important dans la mesure où cela montre u n groupe dynamique et une participation active des stagiaires dans leur propre apprentissage.

v \

Annexes

Annexe 2

Une démarche de Formation intégrée1

A la suite de ce constat, l'entreprise a décidé de conduire une action de formation originale, permettant de prendre en compte le phénomène de l'illettrisme dans cet atelier. N o u s avons ainsi collaboré avec l'ingénieur de l'atelier et les trois agents de maîtrise pour bâtir u n plan de formation adapté et qui puisse être reçu par des ouvriers qui se disaient allergiques à la formation. Beaucoup d'entre eux disaient ouvertement-. «On ne veut pas revenir sur les bancs de l'école là où nous avons connu un certain nombre d'échecs». Le programme, tel qu'il a été conçu, a été bâti pour prendre en compte des situations réelles de travail, des situations de pannes qui seraient à parer, des situations de réglage d'installations. A u travers de ces situations là, l'objectif était aussi d'insérer certains élé­ments de théorie plus fondamentale sur les électro-mécanismes et sur la théorie d u verre, afin de permettre aux ouvriers de mieux se situer dans leur travail et de pouvoir mieux comprendre des évolutions technologi­ques.

Le programme de formation a été réalisé par l'encadrement de l'atelier: les agents de maîtrise ont eu à rédiger avec l'aide de leur ingénieur, les différents chapitres d'un manuel de formation.

C e travail a été aussi une façon d'améliorer ou de réduire cette sorte d'illettrisme de la maîtrise parce que la maîtrise n'était pas habituée à écrire et à formaliser son savoir-faire pour le transmettre.

L'expérience a donc commencé , finalement, par s'occuper du niveau supérieur avant de s'occuper des ouvriers, puisque la préparation de ce

1 M . BONNET, «Expérience du traitement de l'illettrisme en entreprise indus­trielle. Cas d'une intervention socio-économique dans une verrerie». Dossier : Illettrisme et entreprise. Actualité de la Formation Permanente, n° 96, sept-oct. 1988. (Centre INFFO)

Annexes

manuel a été très formatrice pour les agents de maîtrise, préalable à la réalisation de séances de formation.

Les séances de formation ont été animées par les agents de maîtrise eux-m ê m e s auprès de groupes de 4 ou 5 ouvriers. Des petites séances de 3 heures se décomposaient en différentes séquences: une première sé­quence où il y avait un exposé, à partir de schémas portant sur la conduite des installations. Ces schémas mettaient en évidence les principes théo­riques des installations.

Dans un deuxième temps, il y avait une démonstration sur les machines elles-mêmes: un certain nombre de simulations étaient effectuées, cha­que ouvrier passait à son tour pour en réaliser.

Suivait un retour en salle pour revenir sur l'exposé, et au travers de cela, pour insérer quelques éléments de théorie à partir du vécu concret. Il y avait aussi une discussion qui pouvait porter sur un certain nombre d'améliorations de procédures, souhaitées par les ouvriers aussi bien que par la maîtrise, ce qui était l'occasion de pratiquer une certaine «expres­sion des salariés» avant la lettre.

A l'issue de ces séances de formation, chaque ouvrier a reçu une quaran­taine d'heures de formation (c'est une expérience qui s'est déroulée sur un an). Il a été remis un manuel de formation qui permettait d'être un intermédiaire entre les manuels très théoriques qui étaient distribués pour la conduite des installations (manuels très épais et très complexes que les ouvriers n'arrivaient pas à lire ou à comprendre), et le vécu quotidien.

C'était donc une forme de traduction de ces manuels, mis à la portée du personnel de l'atelier et au travers desquels les ouvriers pouvaient améliorer à la fois leurs connaissances de base, leurs connaissances pratiques de base et un certain nombre de connaissances théoriques (il y avait m ê m e quelques exercices de calcul, par exemple pour la consomma­tion des fours). A titre indicatif, dans ce cas d'expérience, on a pu faire utiliser à des ouvriers qui n'avaient pas le niveau du certificat d'étude, une courbe logarithmique que l'on n'aurait pas imaginé compréhensible par cette population.

A u cours de la formation, un phénomène intéressant à signaler a été que la maîtrise s'étant formée, elle se mettait particulièrement à la portée des ouvriers (elle employait le m ê m e langage qu'eux). Il y avait un transfert de savoir facilité par la proximité culturelle de la maîtrise vers les ouvriers dans les petits groupes de formation. Il y avait dans les groupes une hétérogénéité de niveaux qui faisait que les ouvriers les mieux formés pouvaient réexpliquer à ceux qui avaient le plus de difficultés. Ils pouvaient par la suite, sur la base du manuel de formation qui avait été diffusé, leur donner des explications complémentaires.

121

Annexes

U n mélange de pédagogies a été utilisé au cours de ces formations, ce qui s'est avéré particulièrement efficace puisque, à l'issue de la formation, les grilles de compétences (un des outils créé par l'ISEOR) ont montré qu'il y avait eu des progrès substantiels, évalués à la fois par l'encadrement et par les ouvriers eux-mêmes; des progrès ont été réalisés dans un grand nombre de domaines, aussi bien pratiques que théoriques.

Dans quelques cas, cette expérience a débouché sur une plus grande réceptivité de certains ouvriers à des actions de formation culturelle. Ainsi des ouvriers, qui au préalable ne voulaient pas aller en formation à l'extérieur de l'entreprise, ont accepté de suivre des formations complé­mentaires.

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Annexes

Annexe 3

Une démarche de «retour à la lecture».1

Lutter contre l'illettrisme

Le dispositif du C F P C (Petite couronne, région parisienne 1986-1988) par Claudie Tabet

J'interviendrai aujourd'hui en tant que formatrice sur l'expérience d'une entreprise particulière, puisqu'il s'agit d 'un dispositif au service des agents c o m m u n a u x . C o m m e n t et quand le problème de l'illettrisme s'est-il posé dans l'institution et en quels termes? E n 1985, le coordonateur pédagogique de la Petite couronne du C F P C fait u n constat. Parmi les agents c o m m u n a u x qui suivent des cours de préparation au concours de commis , u n certain nombre n'avaient pas le niveau m i n i m u m requis sans lequel ils pouvaient espérer réussir ce concours: Absentéisme répété, abandons en cours de formation et échec en fin d'année amenèrent les responsables à sélectionner les candidats à cette préparation.

Le test organisé pour la première fois en 1985 élimina 108 agents. C e qui frappa alors l'institution c'est que la quasi-totalité des candidats étaient de culture et de souche française. L a fonction publique découvrait ses illettrés alors qu'elle croyait jusque-là que ce type de niveau était une caractéristique des populations immigrées.

Les postes de travail des 108 agents éliminés, agents de catégories C et D sont le plus souvent: agents de service (de nombreuses f emmes assurent no tamment l'entretien des écoles), manutentionnaires (gros travaux d'installation, de déménagements , transports...), travaux d'entretien de

1 C . T A B E T , «Lutter contre l'illettrisme.» Dossier : Illettrisme et entreprise, op. cit.

Annexes

la voirie et des espaces verts et plus récemment des agents d'enquêtes et des employés de bureau.

Par ce test, ont été éliminés ceux qui s'apparentaient aux illettrés à partir de critères tels que l'absence de compétence de la langue, incapacité par exemple à différencier les groupes fonctionnels, incapacité à comprendre et donc à répondre à des questions simples. U n nombre non négligeable écrivaient en partie phonétiquement. Enfin, la non maîtrise des 4 opéra­tions s'est confirmée pour beaucoup dans un autre test. La distinction a été faite entre analphabètes et illettrés, les premiers ne relevant pas du dispositif dont je vais vous parler.

Dans cette action expérimentale, l'idée qui prévalait c'était d'éviter de faire des formations longues et lourdes qui pourraient être assimilables à la création d'une sorte de scolarité bis. L'objectif était avant tout de donner des outils très pratiques, très concrets à ces agents pour qu'ils se sentent un peu mieux et plus efficaces dans leur vie professionnelle, mais aussi dans leur vie quotidienne et familiale, toutes choses étaient liées. Des actions animées par les formatrices A C E R E P dans certaines c o m m u ­nes à Epinay, Bobigny et Montreuil et dont les résultats n'étaient pas négligeables ont participé au choix sur la démarche de formation proposée à ces agents.

Le dispositif retenu se proposait de centrer principalement la formation sur le livre en privilégiant un partenaire communal: la bibliothèque municipale, considérée c o m m e le lieu-ressources, pivot de la formation.

Le C F P C a fait également le choix du livre parce qu'en lui-même, il est un instrument à fonctions multiples. E n s'appuyant sur un ou une bibliothé­caire motivée, qui se portait volontaire dans chaque c o m m u n e , le C F P C savait qu'il en tirait deux avantages : - Le premier c'est qu'il favorisait le contact, la communication entre

salariés d'une m ê m e entreprise et la question du suivi des agents après la formation pourrait trouver là un terrain favorable.

- Le deuxième avantage, c'est qu'à travers le relais qu'est la bibliothè­que, le C F P C sensibilisait et mobilisait des services administratifs (services formation et personnel).

A ce jour, c'est environ 35 communes qui ont participé à ce dispositif, impliquées bien sûr à des degrés divers.

A u passage, je citerais un exemple qui illustre cette mobilisation souhai­tée par le C F P C . la ville de Montreuil a envoyé des agents en formation dans le dispositif dès 1986, mais en m ê m e temps, le service formation et le service du personnel réfléchissaient avec les élus et organisaient leur propre formation: deux en 1987-1988, cinq pour 1988-1989.

Toutes ces formations ont un objectif central de réconciliation des stagiai­res avec les écrits, avec la lecture. Elles s'inscrivent bien dans la lutte

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Annexes

contre l'illettrisme et plus largement contre l'exclusion et pour une meilleure insertion dans l'entreprise. Maintenant, je dessinerai à grands traits ces formations destinées donc aux catégories C et D de la fonction communale et recrutant des agents non qualifiés.

Elles sont organisées sur la base de groupes de 12 à 15 agents. D ' u n e durée de 10 jours au total, la formation se déroule en trois temps :

he premier temps, de 5 jours consécutifs, est organisé dans les locaux du C F P C et se fixe c o m m e objectifs prioritaires : - de réenclencher une dynamique d'apprentissage, - de resociabiliser l'individu par la vie de groupe tout en donnant toute

sa place à une parole singulière, - de favoriser l'émergence des acquis, de recenser les pratiques de

lecture et les centres d'intérêt des formés, - d'aider le stagiaire à s'autonomiser dans son rapport au savoir.

Par une pédagogie qui privilégie l'écoute attentive et la valorisation du formé, on favorise une reprise de confiance en soi, un désir de changement et de rupture d'avec u n passé parlé toujours sur le m o d e de l'échec, en début de formation.

Pour résumer d'une phrase, le premier temps de formation permet au sujet impliqué de passer d'une position négative à une position positive.

Le formé est en général (à de très rares exceptions) en capacité de s'autonomiser au cours de la deuxième étape de formation et ceci avec une curiosité nouvelle et u n certain plaisir méconnu jusque-là.

C e deuxième temps, appelé temps d'auto-formation, est totalement indi­vidualisé et non comptabilisé dans les 10 jours de formation. C'est aussi u n temps pris sur les heures hors-travail. Il implique donc une réelle motivation.

Pendant six à huit semaines, les stagiaires travaillent à partir d'un centre d'intérêt qu'ils auront exprimé au cours de la première phase.

Le lieu-ressources en est la bibliothèque municipale avec une, voire deux personnes ressources dans certaines c o m m u n e s . C'est donc u n travail sur un thème, u n sujet libre qui déclenche curiosité, appétit de lire et désir d'en savoir plus et qui est finalisé par u n travail écrit dont l'importance (en pages), la présentation et la forme sont laissées à l'initiative du stagiaire. C e travail sur thème et le choix des lectures qui l'alimentent ont permis aux formatrices de dégager une typologie des motivations à la lecture ainsi que les types d'écrits qui se rapportent à chacune d'elles (sortie d'un ouvrage chez Retz, septembre/octobre 1988)2. le véritable

2 Retour à la lecture, lutte contre l'illettrisme. B . GILLARDIN, C . T A B E T , Paris, Retz.

Annexes

objectif visé est la découverte de la bibliothèque, de ses multiples collec­tions (sur tous supports), des services qu'elle peut rendre et des connais­sances et du plaisir qu'on peut en tirer.

C'est en m ê m e temps «casser» les représentations négatives qui se sont élaborées dans la non-lecture. Cette deuxième phase dont on a pu constater qu'elle est souvent révélatrice d'un véritable changement du formé quant à sont rapport au savoir, à la culture en général et à la lecture en particulier, est véritablement opérationnelle et positive si le terrain est bien préparé. Il est nécessaire que les professionnels du livre et de la lecture réservent à ce nouveau lecteur, l'accueil et le soutien particuliers qu'une telle démarche implique.

Dans cette deuxième phase, le temps d'auto-formation est variable d'un formé à l'autre: il se répartit en temps de passage et travail en bibliothè­que (découverte et maîtrise du nouvel outil) en temps de lecture d'ouvra­ges supports du thème, à la maison, et en temps d'écriture. Il est un temps riche et assez dense semble-t-il et révélateur d'un changement, d'une évolution du formé.

Enfin, le troisième temps se déroule à nouveau dans les locaux du C F P C , à raison de 5 jours discontinus, une fois tous les 15 jours. Cette dernière phase, plus axée sur l'écriture puisque la lecture a pris son rythme de croisière, se fixe des objectifs tels que : - le renforcement de certaines règles grammaticales et orthographiques

en soulignant fortement auprès des formés que d'autres étapes seront nécessaires pour parler de réels progrès dans ce domaine,

- autre objectif: l'enrichissement du vocabulaire, - l'approche des écrits quotidiens et administratifs, - la poursuite du travail en bibliothèque, axé cette fois-ci sur le roman,

le conte, la nouvelle, - enfin, l'intervention d'un écrivain sur un de ses romans offert en cours

de formation par le C F P C à chaque stagiaire.

Il va de soi qu'en 5 jours de pratiques sur l'écriture, on ne peut effacer «magiquement» les 30/40 fautes par page. Mais ce n'est pas l'objectif visé dans une telle formation qui ne prépare pas à un concours. Il s'agit plus de développement et de promotion personnels. Le formé le sait dès le départ puisque la démarche pédagogique incite à rompre avec les projec­tions idéales et donc imaginaires notamment celles qui entourent les vertus de la dictée.

Cette dernière étape tente de concilier écriture et lecture mais le choix de poursuivre le travail en bibliothèque, et plus particulièrement sur la fiction, montre bien qu'en développant le champ de culture générale, nous nous orientons vers un statut de lecture à conquérir, statut dont nous pensons qu'il favorise l'autonomie et la prise de responsabilité du sujet.

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Annexes

C'est un choix fait par le C F P C de poser le problème d'un statut de lecteur c o m m e préalable à toute autre approche.

Nous avons fait au départ une hypothèse qui se révèle juste: lorsque les agents surmontent un certain nombre d'obstacles à la lecture (dont celui non négligeable des aspects techniques ce celle-ci que nous abordons avec des outils de l'AFL et la méthode Richaudeau), nous constatons que les capacités dites logiques, celles d'une meilleure communication et d'autres encore, prennent les chemin de la réussite.

L'originalité du dispositif c'est qu'au total, cette formation programmée sur 10 jours au C F P C , aura mobilisé les agents c o m m u n a u x sur une durée de 4 à 5 mois.

E n conclusion, je vous ferai part de ce que les évaluations successives nous livrent chaque année (5 stages en 1987-1988), évaluations qui ont déter­miné la poursuite et la multiplication de ces actions proposées par le C N F P T pour la quatrième année consécutive. - Tout d'abord, et sur un plan général, ce qui est intéressant c'est qu'au-

delà de l'objectif initial qui était de réenclencher un processus d'acqui­sition, on s'est aperçu que cette formation permettait à des personnes totalement inhibées de retrouver un m i n i m u m de confiance en elles, puis d'accepter leur handicap en français et enfin de retrouver un dynamisme pour essayer de faire de leur vie autre chose que ce qu'elle a été jusqu'à présent. Le fatalisme ambiant en début d'action s'es­tompe assez rapidement au cours de la première phase, ainsi que les migraines conjoncturelles que déclenche parfois le seul mot lecture.

- Sur la maîtrise de la langue écrite, on constate des progrès sensibles en matière de structuration de la langue. Il y a semble-t-il réconcilia­tion avec certaines règles et par cette mise en ordre, une autre façon de regarder les difficultés orthographiques. No tamment en s'interro-geant sur une certaine manière de transgresser la loi (les règles, les conventions de la langue), cette transgression là ne faisant pas courir de risque (d'emprisonnement par exemple). Mais l'illettrisme n'est-il pas un enfermement? D e cela, nous parlons aussi en formation !

Certes, on repart en faisant encore beaucoup de fautes, mais on est capable de dédramatiser, de prendre de la distance en sachant qu'on peut atteindre un objectif par étapes, celle-ci n'étant que la première d'un nouveau processus.

Toutefois - et cela a été observé avec d'autres publics en difficulté - la langue est moins mise à mal dans les textes créatifs - ceux pour lesquels le plaisir sous-entend l'action - que dans les écrits plus utilitaires.

C'est pourquoi dès le lancement de cette opération, le C F P C souhaitait que cette formation devienne un temps privilégiant la notion du plaisir,

127

Annexes

c'est-à-dire qu'elle prenne le contre-pied de ce que l'école avait été pour eux en termes de contraintes, d'ennui et d'échec bien sûr !

Les résultats sont bien là ! Alors qu'au début les formés ne pratiquent plus l'écrit ou ne peuvent dépasser la production de quelques lignes, il n'est pas rare que le travail sur thème donne à lire aux formatrices une moyenne de 20 pages, sans parler des comptes rendus de 50 pages assez fréquents ni des gros cahiers de 140 pages entièrement remplis (des livres en quelque sorte). D u désir et du plaisir, il en faut pour réaliser de telles productions !

E n matière de lecture, il nous semble que ce dispositif atteint les objectifs visés, voire au-delà de nos souhaits : les lectures augmentent rapide­ment : celle de la presse (support d'exercices divers), celle du livre documentaire qui alimente le travail sur thème (sciences humaines, sciences sociales, histoire, géographie, livres pratiques, encyclopédie...). Quant aux lectures de fiction, elles battent des records surprenants: de la fatigue, de la difficulté technique à lire quelques pages par jour, d'une lecture hachée, découpée et coupée du plaisir, on constate un réveil, voire des boulimies. Il n'est pas rare qu'un formé passe de la lecture d'un livre par an (et encore) à celle de 5 à 10 livres lus en 5 mois environ.

Les livres son listés, apportés, parlés, parfois résumés et sont l'objet d'une communication entre stagiaires et formateurs.

— C e qui frappe aussi les responsables du C F P C au m o m e n t des bilans, c'est également le changement qu'opère la parole des formés sur la notion de temps. Si au départ, le leitmotiv pour refuser la lecture s'ancre très fort dans le manque de temps, l'évaluation livre une autre parole, celle du choix que l'on fait aujourd'hui, «le choix de lire».

U n autre point positif, c'est la transmission des savoirs nouveaux, plus particulièrement celle de la mère aux enfants. Il se passe indiscutablement quelque chose dans certaines familles: le formé parle de ses lectures, de ses découvertes avec son conjoint, avec ses enfants. Ceci est possible par une offre très large des collections de la bibliothèque: on pioche volontiers dans celles de la section jeunesse. Quelques-uns vont à la bibliothèque en famille, y inscrire leurs enfants. O n en ramène parfois des ouvrages pour un m e m b r e de la famille. O n partage des petits moments de lecture, on écoute autrement l'enfant parler de l'école. Tout ceci semble bien avoir une répercussion au niveau du climat familial. Mais le climat familial est-il vraiment déconnecté de l'ambiance professionnelle ? C'est une question que je pose !

Enfin, sur le plan professionnel, les agents c o m m u n a u x perçoivent mieux les attentes de l'entreprise, du service et définissent leur projet de manière plus cohérente. E n envisageant par exemple des étapes ultérieu­res de remise à niveau, de préparation à une qualification. Souvent, ils se

128

Annexes

sentent tout simplement plus à l'aise dans leur poste de travail et ceci parce qu'ils ont pu améliorer la qualité de communication avec des collègues ou la hiérarchie. Quelques-unes postulent pour une fonction différente ou un changement de service.

Pour ce faire, ils sont maintenant en capacité de rédiger une lettre argumentée. Pour certaines fautes, ils ont découvert les vertus du dictionnaire !

D'autres représentent des concours autrefois «ratés» et il n'est pas rare qu'ils réussissent, en s'y préparant sérieusement.

Je terminerai pour dire qu'il n'y a pas de résultats magiques au niveau d'une maîtrise de la langue qui demandera encore du temps et beaucoup d'efforts.

Mais très certainement, un épanouissement, une ouverture d'esprit, un désir de vivre autrement avec de nouveaux moyens que sont entre autres, ces nouveaux comportements de lecteur.

Toutefois, une ombre se profile derrière ce tableau plutôt positif dont je vous ai fait part: est-on assuré d'une pérennisation de ces nouveaux comportements ? Le phénomène est-il irréversible? Est-on sûr que les communes ont mesuré l'enjeu de ce dispositif et prendront le relais nécessaire au renforcement de nouveaux acquis ? Ce dispositif a «déclen­ché quelque chose», il a ouvert des perspectives pour l'agent, il le rend donc aussi plus exigeant. Mais nous savons qu'en si peu de temps, ce quelque chose est encore fragile et qu'il se solidifie en général chez les agents les plus armés, les plus motivés.

Claudie T A B E T consultante

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Annexes

Annexe 4

Une démarche d'éducabilité cognitive dans une usine métallurgique1

Un exemple d'application

L ' I R A P a proposé cette démarche de formation - précédée d'un diagnostic et des postes (ou tâches) et des personnes - à une entreprise de métallur­gie qui lui demandait une formation d'alphabétisation pour douze person­nes. U n e première réflexion avec le responsable de l'entreprise nous a permis de situer les difficultés rencontrées par ces personnes au niveau du contrôle des profilés d'aluminium, directement à la sortie des presses et lors de la mise en panier, contrôle nécessitant pour l'essentiel : la prise de mesure au pied à coulisse, la lecture du plan, la compréhension de la fiche de fabrication. Ces difficultés pouvaient relever : a) pour la compréhension de la fiche de fabrication, d'un défaut de

lecture, d'une méconnaissance du processus de fabrication, d'une non-maîtrise de la numération, des nombres décimaux ou des unités de longueur;

b) pour la mesure au pied à coulisse, d'une méconnaissance de l'appareil et de son m o d e de fonctionnement, d'une non-maîtrise de la numéra­tion et de la notion de tolérance, d'une erreur de lecture de plan.

A ce stade du travail (effectué avec la direction et la maîtrise), nous avons donc défini des objectifs possibles de formation en termes de connaissan­ces et savoir-faire, mais non encore analysé ces savoirs en termes d'opérations mentales, ni évalué les besoins précis des stagiaires. L'ana­lyse permet de préciser les opérations mentales nécessaires à l'acquisi­tion et à l'utilisation de ces savoirs :

1 J. M A R T I N , «Pour une utilisation élargie des outils de développement cognitif.» Revue Éducation Permanente, n° 88-89, juin 1987.

Annexes

- numération : sanation, classification; - tolérance : inclusion; - processus de fabrication : classification généralisée et combinatoire; - lecture : maîtrise des repères topologiques; - lecture du plan : effacement de volume, mise dans le m ê m e plan et

changement de point de vue.

Le diagnostic des personnes à former portera sur ces savoirs et opérations mentales, afin de mesurer l'écart entre ce qui est acquis et ce qui est requis, entre le niveau des stagiaires et les objectifs fixés. U n entretien avec les personnes à former aura permis de vérifier que ces objectifs correspondent bien à leur demande. C'est uniquement à ce stade du travail que devient possible l'élaboration d'une progression et la détermi­nation de la durée de la formation.

Dans le cadre de cette entreprise, dix journées lui seront consacrées, à raison d'une journée par semaine (le travail au niveau des structures mentales ne permet pas une formation intensive et le rythme devient une donnée capitale). Chaque journée est construite selon le modèle suivant : a) une heure à une heure et demie de travail de raisonnement logico-

mathématique, l'habillage des exercices étant extrait du vécu profes­sionnel et extra-professionnel des stagiaires et la progression se faisant selon trois axes : l'ordre de construction des opérations m e n ­tales tel que le décrit Piaget; et pour chaque opération, le travail sur un matériel, du plus familier au moins familier, du manipulable ou du plus facilement représentable au plus abstrait;

b) une heure à une heure et demie de travail de raisonnement spatial : travail au niveau des objectifs de savoir et savoir-faire qui, ayant été analysés en terme d'opérations mentales, doivent requérir les m ê m e s opérations que celles travaillées précédemment en raisonnement. C e travail sera donc l'occasion d'«assimiler» ces opérations mentales; dans l'idéal (ceci n'ayant pas su se faire qu'une seule fois dans le cas évoqué), exercices sur le poste de travail, directement en lien avec le travail effectué en salle, devant faciliter le transfert et permettant une évaluation.

Ces séquences ne sont pas présentées ici dans un ordre chronologique; au formateur de choisir les moments propices à chaque type d'activité.

Trois évaluations sont confrontées en fin de formation : celle des stagiai­res, celle de l'équipe pédagogique (mêmes outils que pour le diagnostic initial) et celle de la maîtrise.

Pour ce qui est de l'évaluation de l'équipe pédagogique, et dans le cas présenté, on constate que tous les stagiaires ont progressé.

131

Annexes

- A u plan des savoirs Prétest Postest

Numération Maîtrise de 0 Grands nombres Mesure au pied à coulisse Tolérances

7 stagiaires/12 10/12 3/12

0 0

12/12 12/12 9/12 9/12 9/12

11/12 0

3/12

12/12 9/12 8/12

- A u niveau des opérations logico-mathématiques, les gains ont été plus difficiles à évaluer chez les stagiaires non-lecteurs, les outils d'évalua­tion collective dont nous disposons requérant un m i n i m u m de lecture, sauf pour la classification : en fin de formation, elle est maîtrisée par les douze stagiaires, alors que huit d'entre eux éprouvaient des difficultés.

- A u niveau des opérations spatiales, par contre, ces gains sont très nets (les chiffres correspondent au nombre de stagiaires qui maîtrisent l'opération).

Prétest Postest

Effacement de volume Mise dans le m ê m e plan Changement de point de vue

L a maîtrise de son côté, très partagée au démarrage de la formation sur son éventuelle efficacité («ça ne servira à rien», «ils sont à leur top niveau») a été unanime : la formation a permis des changements d'attitude consi­dérables et des progrès évidents au niveau du contrôle (nous n'avons malheureusement pas pu obtenir que soient élaborés des critères de mesure objectifs). Il n'en est pas moins vrai que la prise d'initiative a augmenté, que la communication avec les collègues et les supérieurs hiérarchiques est plus importante, que les gabarits (que certains conti­nuaient à utiliser) sont délaissés au profit des pieds à coulisse, bref qu'il s'est instauré une dynamique qui devrait démultiplier les effets de la formation, quels que soient par ailleurs son contenu et sa forme.

Mais il est certain que la démarche pédagogique mise en oeuvre a participé, dans une très large mesure, aux changements d'attitude face à l'apprentissage et face aux tâches à effectuer : la nécessité de justifier ses réponses, l'écoute, l'interrogation constante et les contre-suggestions du formateur, la prise de conscience de ses stratégies propres, la confronta­tion à celle des autres, bref la mise en oeuvre des principes pédagogiques définis dans les stagiaires sont autant de facteurs du développement de

Annexes

l'activité du sujet apprenant (par opposition à l'attitude souvent passive des stagiaires peu scolarisés) et de sa confiance en ses potentialités et ses capacités, non seulement de raisonnement mais également d'expression.

Enrichir les outils et les pratiques, développer leur cohérence

Ce type de travail n'a été possible que parce qu'au-delà des outils tels que les A R L ou la progression d'exercices spatiaux, existe une grille d'analyse, la théorie de Jean Piaget et les principes pédagogiques qui s'y réfèrent. Nous utilisons actuellement cette démarche dans le cadre de formations qualifiantes, notamment en préparation aux métiers de l'électronique pour des personnels de niveau C E P , en entreprise.

Si la formation ne peut être efficace sans diagnostic et sans utilisation donc d'une grille d'analyse, il est clair que celle-ci peut être utilisée en dehors d'une formation, dans le cadre : a) de bilan-évaluation : analyse des capacités intellectuelles requises

par u n métier et diagnostic des capacités intellectuelles du sujet; b) d'élaboration de plans de formation, lors d'un conseil c o m m e celui que

nous menons actuellement avec une entreprise de l'agro-alimentaire : analyse des compétences requises à moyen terme par les techniques et stratégies que l'entreprise va développer, et diagnostic des capaci­tés actuelles du personnel.

La grille d'analyse piagétienne permet également d'utiliser, en les inté­grant dans la m ê m e démarche (mais à condition d'analyse, précisément), d'autres outils existants : le PEI par exemple (programme d'enrichissement instrumental du Professeur Feuerstein) dont les apports, notamment sur le plan du bridging, peuvent venir enrichir les principes pédagogiques, et dont les exercices peuvent s'intégrer dans une m ê m e pratique.

Enfin, cette centration sur les difficultés liées aux raisonnements n'exclut pas l'intérêt qui doit être porté à des outils permettant le développement d'un autre type de capacités dans u n souci de cohérence et de globalité des interventions : le domaine psychomoteur par exemple, qui ne peut être dissocié de l'intellectuel c o m m e celui-ci ne peut l'être de l'affectif. L ' I R A P , qui a commencé à travailler dans ce domaine, espère ainsi pouvoir se consacrer pour une part à une recherche de cohérence entre les outils qu'il utilise pour développer les capacités intellectuelles et u n outil très performant sur le plan du développement psychomoteur tel que la méthode de Simone Ramain.

Sur le plan de la lecture, Jean-Jacques Troquier, formateur à l'IRAP et m e m b r e de l'Association française pour la lecture, travaille depuis plu­sieurs années selon les méthodes de l 'AFL, en particulier avec le logiciel Elmo 0, et donc avec des débutants, et s'intéresse plus particulièrement aux aspects cognitifs de la lecture.

133

Annexes

A n n e x e 5

Le Collectif d'alphabétisation... brève présentation

Années 60 ... Golden sixties ... L a Belgique fait appel à la m a i n d'oeuvre immigrée.

E n 1969, à l'initiative de militants syndicaux, des cours du soir d'alphabétisation sont organisés pour les ouvriers maghrébins qui arri­vent nombreux travailler à Bruxelles.

E n 1975, les formateurs s'organisent en «Collectif d'Alphabétisation», mènent une recherche pédagogique c o m m u n e et constituent un premier centre de documentation.

Fin des années 70...crise é c o n o m i q u e . . . C h ô m a g e . . .

La mise au chômage de nombreux travailleurs fait apparaître la persis­tance de l'analphabétisme parmi la population belge.

Le Collectif d'Alphabétisation développe ses activités (cours du jour, participation aux actions de «formation-reconversion» mise en place suite aux fermetures d'entreprises), soutient la création de la coordination LIRE et E C R I R E et diversifie son public.

Les années 80 se terminent...reprise économique ... persistance de l'exclusion sociale...

Le Collectif d'Alphabétisation redéfinit ses objectifs, poursuit l'insertion de son action dans un cadre plus global de lutte contre l'exclusion et approfondit son travail de recherche pédagogique. Travail qui aboutit à la publication d'ouvrages sur la lecture et l'écriture. Il développe deux de ses pôles d'activités : le centre de documentation et la formation de formateurs.

Annexes

Aujourd'hui. . .

Un public nombreux et diversifié : plus de 300 personnes en formation, belges et immigrés de près de 40 nationalités, h o m m e s et femmes, de 18 à 87 ans, de statuts sociaux différents (travailleurs, chômeurs, ménagè­res, réfugiés, assistés sociaux...) qui travaillent ensemble.

Une équipe de formateurs plein temps, qui se questionnent sur leurs pratiques et consacrent une partie de leur horaire à un travail de réflexion, de recherche et de formation continuée.

Des activités multiples : ateliers de lecture et d'écriture bien sûr, mais aussi expression orale, mathématiques, activités culturelles, réseau d'échanges des savoirs, ...en journée ou en soirée, sans oublier les week-ends.

Ainsi qu'une permanence téléphonique, u n accueil personnalisé toute l'année, u n centre de documentation spécialisé, des formations de formateurs, des collaborations et partenariats multiples.

D e s objectifs :

Pour permettre aux participants d'atteindre leurs buts : trouver du travail; entamer d'autres formations; obtenir un diplôme; sortir de chez soi, de l'emprise familiale ou de la solitude; se positionner positivement face à son milieu, son conjoint, ses enfants et face à soi-même; transformer son rapport à la société;... il faut apprendre...à agir sur la structure sociale, ce qui implique de pouvoir : se situer dans celle-ci; être actif dans sa formation; affronter des situations nouvelles et nous m è n e à privilé­gier : le développement de la confiance en soi, l'ouverture au monde, la rencontre de différentes cultures et leur confrontation, l'autonomie et la solidarité, une réelle appropriation de l'oral, de l'écrit et des mathémati­ques dans la diversité de leurs aspects.

D e s choix pédagogiques

O n est analphabète, on le devient, on le reste malgré la fréquentation de cours d'alphabétisation, parce qu'on n'est pas partie prenante des circuits de participation, de communication et d'expression culturelles et sociales, politiques et économiques, et que, dès lors, on n'a pas de raisons de lire. Pour qu'il y ait apprentissage, il faut qu'il y ait pouvoir, qu'il y ait projet, qu'il y ait action.. .de la personne en formation sur son environnement et sur son apprentissage. C'est ce que nous visons, au travers de nos approches pédagogiques.

135

Table des matières

Préface 5

Introduction 9

Première partie LES ANALPHABÈTES, EXCLUS

D E L'INSERTION SOCIO-PROFESSIONNELLE

1 L e public-cible : chiffres et définitions 15

A L'illettrisme, u n concept extensible 15 1 Illettrisme et niveau minimal de savoirs 16 2 Illettrisme et fonction de l'écrit 18

B Le Public-cible : chiffres et définitions 20 1 Public-cible administratif 20

Définition 20 / Quantification 21 2 Public-cible potentiel 21

Définition 21 / Quantification 22

2 Place des analphabètes dans les p r o g r a m m e s d'insertion socio-professionnelle 25

A Les analphabètes, exclus des programmes d'insertion socio­professionnelle ? 26

B Niveaux de scolarité du public accueilli dans les actions d'insertion socio-professionnelle 28 1 Comparaison des niveaux de scolarité entre actions 29 2 Comparaison des niveaux de scolarité

à l'intérieur des actions 31

137

Table des matières

3 Causes d'exclusion des analphabètes des p r o g r a m m e s d'insertion socio-professionnelle 33

A Conception des dispositifs 33 1 Les actions «ouvertes à tous» excluent

les analphabètes 34 Cibler sans cloisonner 35

2 Les actions centrées sur une vision linéaire de la formation excluent les analphabètes 36

3 Les actions centrées sur une vision étroite de l'adéquation emploi-formation excluent les analphabètes 37

B Prérequis 38 1 Prérequis scolaires 38

Logique d'adaptation - centrée, à court terme, sur l'emploi 39 / Logique de remédiation - centrée, d'abord, sur la personne 40 / Observation des tests utilisés 40

2 Prérequis comportementaux 42 Compétence sociale 42 / Autonomie 44 / Auto-exclusion 44

3 Prérequis administratifs 46 Plus de vingt-cinq/Moins de vingt-cinq 46 / Le sexe 47 / Durée de chômage 47 / Qualification réduite 48 / Cadres législatifs 49

4 Prérequis économiques 50 Pauvreté 50 / Employabilité 50

Deuxième partie CONDITION D E PRISE E N C O M P T E

DES ANALPHABÈTES DANS LES POLITIQUES D'INSERTION SOCIO-PROFESSIONNELLE

1 Connaître ces publics 53

A Analphabétisme, réalité inconnue 53 1 Analphabète = Bête 54 2 Des citoyens 55

Des points communs 56 / Des différences 57

B Moins de 25, plus de 25, des différences ? 58 1 Parcours scolaires 58 2 Situation d'insertion socio-professionnelle 59 3 Les moins de 25 ans et la formation de base 59 4 E n ce qui concerne les moins de 25 ans, le problème dit

de "motivation" est envahissant 61

Table des matières

C Analphabètes et travailleurs : le lien emploi-écrit 62 Niveau de scolarité 63 / Age 63 / Date d'arrivée en Belgique 64 / Travaillent dans la m ê m e entreprise depuis 64 / Type d'emploi occupé 65 / Durée de chômage 65 / Suivent les cours depuis 65

3 Le lien emploi - écrit 66 Parler, lire, écrire, et travailler 66 / Suivre une formation d'alphabétisation et travailler 66 / Les analphabètes et la formation 67 / Apprendre à lire et à écrire, pourquoi ? 68 / Apprendre, en liaison avec le travail, c'est... 68

D Analphabètes et chômeurs : itinéraires 69 1 B . 39 ans, au chômage depuis 10 ans, belge,

ne sait ni lire ni écrire 69 2 F . Belge, 28 ans, ne sait ni lire ni écrire 71

E Analphabètes et relations à l'écrit 71 Progrès 71/Projet 72 / Loisir actif et insertion sociale 7 2 / Identification 72 / Une logique, des logiques 73

2 Reconnaître les analphabètes c o m m e acteurs économiques et la formation de base c o m m e enjeu

de qualification 75

A L a formation des analphabètes, une nécessité économique 76 1 N e pas savoir lire coûte cher à l'individu 76 2 N e pas savoir lire coûte cher à l'entreprise 77

Surcoûts liés à l'absence d'investissement-formation pour les analphabètes dans l'entreprise 78 / Surcoûts liés à l'exclusion des analphabètes 79

3 N e pas savoir lire coûte cher à la société 82

B L'alphabétisation, un investissement 83 1 L'alphabétisation enjeu de mutation 85 2 Alphabétisation et adéquation emploi-formation 87 3 Les travailleurs analphabètes

et l'investissement-formation 89

3 Ouvrir les possibles — Casser la linéarité 91

A Développer les structures d'accueil - information -orientation - suivi 93 1 Distinguer différentes fonctions 94 2 Les développer, en les articulant 95

139

Table des matières

3 Diversifier les possibilités d'insertion socio-professionnelle 95

4 Créer des structures d'orientation adaptées 96

B Élargir l'espace-temps 97

C Élargir l'espace-formation 98 1 Accès direct à l'emploi 99 2 Développer la formation en entreprise 99 3 Développer l'alphabétisation 101 4 Développer la formation de base dans tout programme

d'insertion socio-professionnelle 103 5 Créer des dispositifs liant expérience de travail

et formation 104

D Développer la formation des agents de l'insertion socio-professionnelle 107

E Interroger les pratiques de formation 108

Conclusion 111 L'analphabète, un citoyen 112

L'insertion socio-professionnelle : sélection et adaptation.. 112 L'alphabétisation, une formation qualifiante 113 L'alphabétisation, un investissement 113

ANNEXES

Annexe 1 Une démarche de formation dans une entreprise de salaisons 117

U n e pédagogie basée sur les acquis 117 D e la formation à l'atelier 118 Se former : un enjeu 118

A n n e x e 2 U n e démarche de Formation intégrée 120

A n n e x e 3 U n e démarche de «retour à la lecture» 123 Lutter contre l'illettrisme 123

140

Table des matières

Annexe 4 U n e démarche d'éducabilité cognitive dans une usine métallurgique 130

U n exemple d'application 130 Enrichir les outils et les pratiques, développer

leur cohérence 133

Annexe 5 Le Collectif d'alphabétisation ... brève présentation 134

141