3
156 Comptes rendus / Sociologie du travail 51 (2009) 145–166 nouvelle l’œuvre de Jean-Baptiste Say, en mettant en valeur le rayonnement considérable de cet auteur, omniprésent à l’arrière-plan de la pensée de C.-L.Bergery, non seulement comme théoricien de l’économie mais aussi, et surtout, comme penseur de la gestion. L’analyse des correspondances entre auteurs, qu’ils soient franc ¸ais ou anglais, se fait particulièrement fine lorsqu’il est question d’organisation de la production. Mais c’est sans doute dans l’explicitation du rôle des « technologies intellectuelles » de calcul dans l’histoire de la pensée économique que l’apport de la démarche de F.Vatin s’avère le plus marquant. La difficile résolution du problème des variations de la recette en fonction du prix est en effet suivie à travers la succession historique des instruments qui furent mobilisés à cette fin, depuis les représentations métaphoriques de J.-B. Say jusqu’au calcul fonctionnel de A.-A. Cournot, en passant par l’arithmétique comptable de C.-L.Bergery. En suivant ainsi les concepts d’un auteur à l’autre, mais aussi d’une discipline à une autre, F. Vatin montre combien l’histoire d’une science se joue en circuit ouvert, non comme une « rationalisation formelle » visant à la « complétude logique », mais au contraire comme une « rationalisation matérielle » sensible aux questionnements « pragmatiques, techniques, ethniques ou politiques » (p. 284) 2 . Dans cette perspective, la question des relations, souvent contradictoires chez C.-L. Bergery, entre théorie libérale et pensée du salariat fait l’objet d’une attention particulière dans l’ouvrage, qui prend par ce biais une actualité inattendue. Avec sa théorie de l’« ouvrier entrepreneur » 3 , qui fait de l’ouvrier un « capitaliste » au même titre que le fabricant, C.-L. Bergery s’avère en effet incapable de penser le rapport salarial et son asymétrie et se trouve contraint de postuler des fabricants à la morale aristocratique, dont les droits s’accompagnent de devoirs à l’égard des ouvriers. On regrettera seulement que l’accent mis sur les contradictions d’une pensée libérale du salariat ne permette pas à F.Vatin d’approfondir la contribution de C.-L. Bergery à la théorisation de l’auto-emploi par voie de création d’entreprise, qui remplace chez lui le salariat et dont l’histoire demande aujourd’hui à être écrite. Martin Giraudeau Centre d’étude et de recherche: travail, organisation, pouvoir (CERTOP) (UMR CNRS 5044), maison de la recherche, 5, allée Antonio-Machado, 31058 Toulouse cedex 9, France Adresse e-mail : [email protected]. doi:10.1016/j.soctra.2008.12.012 Amiante: un scandale improbable, sociologie d’un problème public, E. Henry. Presses universitaires de Rennes, Rennes (2007). 312 pp. Avec l’affaire du sang contaminé et la crise de la vache folle, le scandale de l’amiante fait partie des trois grandes crises sanitaires des années 1990 qui ont contribué à remodeler les dispositifs de gestion de la santé publique en France. L’amiante est cependant la seule de ces menaces à avoir touché l’univers de la santé au travail. C’est cette spécificité qui se trouve au cœur de l’ouvrage consacré par Emmanuel Henry à la transformation de l’amiante en problème public. Le livre, tiré d’une thèse qui croise la science politique et les sciences de la communication, se donne pour mission de comprendre comment l’usage industriel de l’amiante a pu devenir 2 Les termes de « rationalisation matérielle » et de « rationalisation formelle » sont empruntés par l’auteur à Philippe Steiner. Cf. P. Steiner, Sociologie de la connaissance économique. Essai sur la rationalisation de la connaissance économique (1750–1850), PUF, Paris, 1998. 3 F.Vatin emprunte ici l’expression, et une partie de l’analyse, à B.Mottez, dans son ouvrage Systèmes de salaires et politiques patronales. Essai sur l’évolution des politiques et des pratiques patronales, CNRS, Paris, 1966.

Amiante : un scandale improbable, sociologie d’un problème public, E. Henry. Presses universitaires de Rennes, Rennes (2007). 312 pp

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Amiante : un scandale improbable, sociologie d’un problème public, E. Henry. Presses universitaires de Rennes, Rennes (2007). 312 pp

156 Comptes rendus / Sociologie du travail 51 (2009) 145–166

nouvelle l’œuvre de Jean-Baptiste Say, en mettant en valeur le rayonnement considérable decet auteur, omniprésent à l’arrière-plan de la pensée de C.-L. Bergery, non seulement commethéoricien de l’économie mais aussi, et surtout, comme penseur de la gestion. L’analyse descorrespondances entre auteurs, qu’ils soient francais ou anglais, se fait particulièrement finelorsqu’il est question d’organisation de la production. Mais c’est sans doute dans l’explicitationdu rôle des « technologies intellectuelles » de calcul dans l’histoire de la pensée économique quel’apport de la démarche de F. Vatin s’avère le plus marquant. La difficile résolution du problèmedes variations de la recette en fonction du prix est en effet suivie à travers la succession historiquedes instruments qui furent mobilisés à cette fin, depuis les représentations métaphoriques de J.-B.Say jusqu’au calcul fonctionnel de A.-A. Cournot, en passant par l’arithmétique comptable deC.-L. Bergery. En suivant ainsi les concepts d’un auteur à l’autre, mais aussi d’une discipline àune autre, F. Vatin montre combien l’histoire d’une science se joue en circuit ouvert, non commeune « rationalisation formelle » visant à la « complétude logique », mais au contraire commeune « rationalisation matérielle » sensible aux questionnements « pragmatiques, techniques,ethniques ou politiques » (p. 284)2. Dans cette perspective, la question des relations, souventcontradictoires chez C.-L. Bergery, entre théorie libérale et pensée du salariat fait l’objet d’uneattention particulière dans l’ouvrage, qui prend par ce biais une actualité inattendue. Avec sathéorie de l’« ouvrier entrepreneur »3, qui fait de l’ouvrier un « capitaliste » au même titre que lefabricant, C.-L. Bergery s’avère en effet incapable de penser le rapport salarial et son asymétrieet se trouve contraint de postuler des fabricants à la morale aristocratique, dont les droitss’accompagnent de devoirs à l’égard des ouvriers. On regrettera seulement que l’accent mis surles contradictions d’une pensée libérale du salariat ne permette pas à F. Vatin d’approfondir lacontribution de C.-L. Bergery à la théorisation de l’auto-emploi par voie de création d’entreprise,qui remplace chez lui le salariat et dont l’histoire demande aujourd’hui à être écrite.

Martin GiraudeauCentre d’étude et de recherche : travail, organisation, pouvoir (CERTOP) (UMR CNRS 5044),

maison de la recherche, 5, allée Antonio-Machado, 31058 Toulouse cedex 9, FranceAdresse e-mail : [email protected].

doi:10.1016/j.soctra.2008.12.012

Amiante : un scandale improbable, sociologie d’un problème public, E. Henry. Pressesuniversitaires de Rennes, Rennes (2007). 312 pp.

Avec l’affaire du sang contaminé et la crise de la vache folle, le scandale de l’amiante faitpartie des trois grandes crises sanitaires des années 1990 qui ont contribué à remodeler lesdispositifs de gestion de la santé publique en France. L’amiante est cependant la seule de cesmenaces à avoir touché l’univers de la santé au travail. C’est cette spécificité qui se trouve au cœurde l’ouvrage consacré par Emmanuel Henry à la transformation de l’amiante en problème public.Le livre, tiré d’une thèse qui croise la science politique et les sciences de la communication,se donne pour mission de comprendre comment l’usage industriel de l’amiante a pu devenir

2 Les termes de « rationalisation matérielle » et de « rationalisation formelle » sont empruntés par l’auteur à PhilippeSteiner. Cf. P. Steiner, Sociologie de la connaissance économique. Essai sur la rationalisation de la connaissanceéconomique (1750–1850), PUF, Paris, 1998.

3 F. Vatin emprunte ici l’expression, et une partie de l’analyse, à B. Mottez, dans son ouvrage Systèmes de salaires etpolitiques patronales. Essai sur l’évolution des politiques et des pratiques patronales, CNRS, Paris, 1966.

Page 2: Amiante : un scandale improbable, sociologie d’un problème public, E. Henry. Presses universitaires de Rennes, Rennes (2007). 312 pp

Comptes rendus / Sociologie du travail 51 (2009) 145–166 157

scandaleux après des décennies de silence et alors même que les données scientifiques indiquantles dangers de ce minéral étaient disponibles de longue date.

L’ouvrage repose sur des coupures de presse et de nombreux extraits d’entretiens avec des sala-riés exposés à l’amiante, des victimes, des syndicats et des journalistes. Il est constitué de deuxgrandes parties. La première analyse le travail politique qui a permis à l’amiante de devenir unproblème public en France. Elle retrace l’histoire des mobilisations qui se sont succédées autourde l’amiante depuis la protestation du personnel de l’université de Jussieu dans les années 1970. E.Henry souligne les difficultés qu’ont alors eues les organisations syndicales pour dénoncer publi-quement les dangers d’un produit dont dépendaient des dizaines de milliers d’emplois. Les syn-dicats n’ont pas extrait l’amiante des circuits de concertation paritaire au sein desquels les risquesprofessionnels sont gérés et « confinés » depuis l’après Seconde Guerre mondiale. À l’inverse,tous les syndicats bénéficiant d’une présomption de représentativité ont participé à partir de 1982 àune instance informelle de concertation paritaire créée spécifiquement sur le sujet de l’amiante parles industriels de ce secteur : le comité permanent amiante (CPA). Ce faisant, les syndicats ont puobtenir des concessions—marginales—en termes de protection sanitaire des salariés et d’« usagecontrôlé » de l’amiante. Mais ils ont également contribué à légitimer l’usage professionnel del’amiante et à « produire une méconnaissance sociale » de ce problème en rendant socialementinvisible l’épidémie de cancers professionnels liés à l’amiante (responsable de 100 000 décèsdans les deux décennies à venir). Ce n’est qu’après le dépôt en 1994 d’une plainte contre X parquatre veuves d’enseignants d’un lycée floqué à l’amiante et la réactivation d’une mobilisationdes personnels de Jussieu que les syndicats ont quitté le CPA et dénoncé publiquement cette ins-tance. Certains d’entre eux, comme la CGT et la CFDT, ont alors fortement participé à la créationde l’Association nationale des victimes de l’amiante (Andeva) et à la multiplication de plaintespénales et de procès devant les tribunaux des affaires de sécurité sociale pour obtenir des majo-rations de l’indemnisation forfaitaire prévue au titre des tableaux de maladies professionnelles.

La seconde partie de l’ouvrage explicite avec un grand souci du détail la manière dont lesjournalistes des médias d’information générale se sont alors emparés de l’amiante après s’en êtredésintéressés pendant des décennies. E. Henry montre qu’une problématisation du dossier entermes de scandale de santé publique s’est imposée entre les années 1994 et 1997. L’auteur sou-ligne les liens que cette problématisation entretient avec le travail politique des acteurs dénoncantles dangers de l’amiante. Ces acteurs ont en effet été contraints de trouver les moyens d’intéressermassivement les médias à la question de l’amiante. L’auteur montre qu’un aspect essentiel del’action des organisations professionnelles, mais aussi de l’Andeva, des personnels de l’universitéde Jussieu et des premiers journalistes s’intéressant au dossier a consisté à produire une définitiondu problème qui « étende le risque » au-delà de la sphère de la santé au travail. L’accent a alors étémis par ces acteurs sur les aspects environnementaux du problème, c’est-à-dire sur les expositionspassives, au détriment de la dimension pourtant essentiellement professionnelle de l’épidémiede cancers. Cette problématisation s’est, de plus, nourrie de la désignation de responsables, aupremier rang desquels l’État et son inaction, et surtout le CPA, décrit par les médias comme unlobby aux mains des industriels de l’amiante, dont la fonction aurait été de dissimuler les dangersde ce minéral. La stigmatisation du CPA a servi aux acteurs s’intéressant à l’amiante de clécommune de compréhension de la raison du long silence ayant entouré l’amiante et ses victimes.

À la lecture de ce livre, on comprend que les éléments de « révélation » propres à la logique depublicisation d’un scandale qui trouve son origine dans le monde du travail ont paradoxalementcontribué à maintenir la méconnaissance sociale des effets du travail sur la santé. Euphémiser lecaractère très largement professionnel de l’épidémie de cancers liés à l’amiante a été la conditionsine qua non de la publicisation de ce problème en France. De plus, la transformation du CPA en

Page 3: Amiante : un scandale improbable, sociologie d’un problème public, E. Henry. Presses universitaires de Rennes, Rennes (2007). 312 pp

158 Comptes rendus / Sociologie du travail 51 (2009) 145–166

bouc émissaire, si elle a permis à l’amiante d’accéder au statut de scandale, a également contribué àmasquer le fait que cette instance ait fonctionné selon des logiques qui ne diffèrent pas fondamen-talement de celles qui ont cours dans l’ensemble des instances de concertation paritaire qui ont encharge les politiques de santé au travail. En mettant clairement en évidence cette dimension para-doxale du scandale de l’amiante, E. Henry ouvre de fructueuses perspectives de recherche pourcomprendre les raisons de l’invisibilité sociale persistante des risques professionnels à l’heureoù tant de menaces sanitaires et environnementales sont traitées comme des problèmes publics.

Jean-Noël JouzelUMR PACTE, institut d’études politiques de Grenoble,

BP 48, 38040 Grenoble cedex 9, FranceAdresse e-mail : [email protected].

doi:10.1016/j.soctra.2008.12.014

Dossier Pierre Naville : mesure et logique du social, F. Guedj (Ed.). Histoire et sociétés, Revueeuropéenne d’histoire sociale, no 24. Alternatives économiques, Paris (2007). 112 pp.

Les multiples épisodes du parcours intellectuel de Pierre Naville (1903–1993) éclairent sin-gulièrement les diverses facettes de son siècle. En décalage constant par rapport aux courantsde pensée dominants de son époque, bien que traduit abondamment à l’étranger, P. Naville avaitsouvent peiné à trouver un éditeur. Son dernier livre, Gorbatchev et les réformes en URSS, écriten 1992, peu avant sa mort, fut même édité à compte d’auteur. Depuis lors cependant, les nom-breux ouvrages portant sur son œuvre, témoignent de l’intérêt grandissant qu’il suscite. Sa volontéautobiographique sans concessions que l’on trouve dans ses Mémoires imparfaites (1987) et Letemps du surréel (1977), s’est poursuivie grâce à ses archives léguées à la bibliothèque du Centred’étude, de documentation, d’information et d’action sociale-musée social (CEDIAS). En consa-crant un numéro entier à Pierre Naville, la revue Histoire et sociétés, met une nouvelle fois enévidence le potentiel novateur d’une pensée hétérodoxe. Autour de deux textes de P. Naville, Versl’automatisme social et Lecons sur l’orientation professionnelle, Francois Vatin, Gwenaële Rot,Pierre Rolle et Jérôme Martin soulignent des aspects essentiels de sa sociologie des relations.

Le regard de P. Naville sur l’automation renverse les modes de traitement habituels du travailpar la sociologie. Alors que l’on s’accordait pour caractériser l’industrialisation par le taylo-risme qui réglait les modes d’intervention des ouvriers rythmés par la continuité de la fabrication,P. Naville avait percu, dès les années 1950, une organisation en « flux » qui, au contraire, condi-tionnait l’intervention humaine en fonction des ruptures de production (incident, panne, réglage).G. Rot et F. Vatin présentent cette manière de percevoir le travail par l’article de P. Naville Versl’automatisme social, publié par la Revue francaise de sociologie en 1960, annoté et comportantles modifications apportées par la suite lors de sa réédition comme chapitre de son livre publié en1963 avec le même intitulé.

L’enquête sur l’automation réalisée par P. Naville et son équipe entre 1956 et 1958 dans letextile et la métallurgie fournira la base factuelle de « Vers l’automatisme social ». Cette enquêtese démarque cependant de celle menée sous l’égide de Georges Friedmann, à la même époque,aux aciéries de Mont-Saint-Martin en Lorraine sur « les ouvriers et le progrès technique ». Alorsqu’il s’agissait à Mont-Saint-Martin de saisir « la facon dont les ouvriers se comportaient dansleur travail », P. Naville soutenait « qu’avant de se préoccuper des “attitudes ouvrières”, il fallaitd’abord mesurer les faits qui les génèrent ». Sa pensée sur le travail se distinguait en effet de celle deG. Friedmann qui était à l’époque au faîte de sa notoriété et venait de publier Le travail en miettes.