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POLICE SOCIALE OU SCIENCE DES MŒURS ? Author(s): Gérard Lagneau Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 54, ANTHROPOLOGIE DE L'ACTUEL (Janvier-juin 1973), pp. 159-169 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40689642 . Accessed: 10/06/2014 10:19 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Internationaux de Sociologie. http://www.jstor.org This content downloaded from 188.72.127.95 on Tue, 10 Jun 2014 10:19:58 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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POLICE SOCIALE OU SCIENCE DES MŒURS ?Author(s): Gérard LagneauSource: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 54, ANTHROPOLOGIE DEL'ACTUEL (Janvier-juin 1973), pp. 159-169Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40689642 .

Accessed: 10/06/2014 10:19

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POLICE SOCIALE OU SCIENCE DES MŒURS?

par Gérard Lagneau

résumé

Cet article porte sur la déontologie sociologique. Depuis que la discussion épistémologique est revenue à la mode dans les sciences humaines, on reproche au sociologue de n'être pas plus scientifique dans sa démarche méthodique que dans le choix de son objet théorique. Concrètement, on le soupçonne de confondre son métier avec celui du policier, Vun comme Vautre ayant pour ambition de mettre nos vies privées sur ordinateur. Pour répondre de la dignité scientifique de la sociologie, on peut faire remarquer d'abord que celle-ci n'est pas une science humaine dans la mesure où les hommes concrets l'intéres- sent moins que le groupe en tant que tel. Surtout, il faut bien que toute police remplisse trois fonctions, de guet, d'administration et d'arbitrage, au lieu que la sociologie n'a pour raison d'être que de retrouver le sens caché sous des conduites apparemment irrationnelles. En tant que science des mœurs, elle a pour objet la structure qui unit des comportements et des normes selon certains rapports aux valeurs.

SUMMARY

This paper is on sociological ethics. Young professionals worry about the meaning of their job and wonder whether their work belongs to pure science or disguised police. The confusion arises from the more and more extensive use of computers which threatens to reduce and betray our most cherished value, i.-e. privacy, by putting our lives on files. The idea here developed is that devices and procedures may be common to policemen and sociolo- gists, but their social functions remain typically different. Any police job can be broken up in three fundamental tasks of watching, administering and peacemaking ; whereas sociology wants to give us control on ourselves by finding the hidden structure between our behaviour and our norms.

Un jeune cadre dynamique m'interpelle : « Pourquoi diable retournes-tu en Sorbonne ? - Pour étudier la sociologie. - Et qu'est-ce que ça te donnera? - Eh bien, d'abord, j'espère être licencié... - Ah, oui, comme les gars de chez Renault. » Le mot fit bien rire dans ce salon où la scène se passait il y a une douzaine d'années, au beau milieu d'une vague de licenciements qui faisait alors l'actualité. La question reste posée : à quoi diable, ou à qui, est-ce que cela peut bien servir, un sociologue ? Mais elle se module : depuis 1968, les amis de mon jeune âge m'abordent souvent d'un « comment va la sociologie ? », accompagné d'un sourire plus ou moins indulgent qui me laisse perplexe ; le socio-

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logue que j'essaie de devenir appartient à la fois à un métier et à une discipline, et quel chercheur peut se flatter d'accorder tout à fait son idéal scientifique et sa pratique professionnelle ? Je ne fonderais pas cette science, disait à peu près Durkheim, si je n'espérais la rendre utile. Certes, ironisait Nizan, le sociologue a son utilité, à la manière d'un chien de garde, fidèle aux intérêts des maîtres qui le nourrissent : « Un fusil est plus puissant quand son heure est venue que la sociologie de Durkheim ; et sans doute notre vie connaîtra-t-elle un temps où nous devrons consacrer plus de temps à la pensée sur les fusils qu'à la pensée sur les pensées. Mais les porteurs de fusils et les arrangeurs de pensées poussent à la même roue et portent l'eau au même moulin » (1).

Un jeune collègue, à qui je fais part de mes perplexités, veut bien m'éclairer : tu es venu à la sociologie, me dit-il, en 1960, alors les choses étaient simples, et la scène tout occupée par le débat entre Georges Gurvitch et Raymond Aron, soit l'utopie idéaliste des intellectuels de gauche contre l'idéologie rationaliste de la bourgeoisie. Aujourd'hui, la discussion épistémologique passe au premier plan, car aux yeux des nouveaux sociologues, il est fondamental de commencer par critiquer la pensée sociologique, tout comme Marx avait posé en préalable la critique de l'économie. Tu es entré naguère, continue mon initiateur, dans une maison des sciences de l'homme aux cloisons commodes et clairement disposées : le sociologue s'occupait du Même, l'ethnologue de l'Autre, et l'anthropologue cherchait l'identité cachée sous les variétés apparentes. Mais la crise actuelle bouleverse cette archi- tecture cohérente ; les Etats-Unis ne nous tendent plus le miroir de notre avenir, le même se révèle autre, et ce que nous appelons la société ne nous apparaît plus que comme l'agent nécessaire et universel de l'étrangeté humaine. La sociologie devient une ethno-méthodologie, et le hippie notre bon sauvage.

Faut-il donc se résigner (provisoirement au moins) aux diffi- cultés du métier, en attendant le dénouement de leur principe nécessaire, à savoir la crise de notre discipline ? Pourtant, si crise il y a, n'est-elle pas aussi pratique que théorique ? Les « nouveaux » sociologues ne refusent pas seulement de s'intéresser à ce qui fascine encore les « anciens », ils veulent aussi apprendre de nou- veaux tours de main, changer de façon de faire : ils se posent en opposant une profession à une autre, c'est-à-dire aussi bien un credo qu'un catalogue de recettes. Tantôt, on réfute la finalité d'une discipline : « L'intention qui définit d'abord la sociologie de l'action, précise Alain Touraine, se comprend le mieux peut- être si on la situe par rapport à la raison d'être de la sociologie « classique ». Celle-ci s'intéresse d'abord à l'ordre social » (2). Tantôt, ce sont les manières inquisitoriales des enquêteurs que visent les critiques, tel notre confrère américain Martin Nicolaus,

(1) P. Nizan, Les chiens de garde, Maspero, 1932, p. 94. (2) A. Touraine, La raison d'être d'une sociologie de l'action, in Revue

française de Sociologie, VII, 1966, p. 518.

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au nom du « mouvement de libération de la sociologie » : « The more adventurous sociologists don the disguise of the people and go out to mix with the peasants in the « field », returning with the books and articles that break the protective secrecy in which a subjugated population wraps itself and make it more accessible to manipulation and control » (1).

Qu'on s'en prenne, comme A. Touraine, à l'objet choisi par les sociologues, ou qu'on attaque leur méthode comme le fait M. Nico- laus, toujours il s'agit de dénoncer la confusion entre leur métier et celui du policier. Pour l'un, on ne saurait s'intéresser à l'ordre social sans dériver vers une sorte de police des mœurs ; pour l'autre, le sociologue adopte la démarche d'un espion à la Orwell. L'une et l'autre critiques trouvent leur justification apparente dans la complexité technique unissant de plus en plus la recherche policière et l'enquête sociologique : « La France n'aura de police à la hauteur que le jour où tous les confessionnaux seront branchés sur les commissariats », raille le sociologue d'occasion d'un roman pseudo-policier, dont l'intention morale se dévoile à la dernière page : « La psychanalyse, la sociologie achèvent frénétiquement d'éventer ce que l'homme peut encore receler de secrets... L'idée que les secrets d'autrui ne lui appartiennent plus dès qu'ils peuvent être utilisés en vue d'exigences plus ou moins scientifiques, l'idée que le respect de l'individu s'arrête là où commence le bien de l'espèce, comme si l'honneur de tous ne reposait point sur l'hon- neur de chacun, l'idée en somme qu'il existe une autre réalité concevable que l'être à jamais isolé entre les fragiles barrières qu'il s'est construites, entraînent le monde dans un aveugle tour- billon et les comédies les plus odieuses deviennent possibles » (2).

Juste au moment où la secousse de mai 68 venait écarteler l'image de notre profession, la plongeant dans un dilemme entre subversion et oppression dont nous ne semblons pas encore avoir trouvé l'issue, Raymond Boudon plaidait pour l'avènement socio- logique des ordinateurs, qui ferait sortir notre discipline du brico- lage : « Comme tous les outils, ils ne valent que par la manière dont ils sont utilisés. Mais les possibilités qu'ils offrent au cher- cheur, en même temps que la contrainte qu'ils lui imposent, en raison de la limitation même de leurs aptitudes, de parler un langage clair et précis auront à plus ou moins brève échéance - on peut en tenir le pari - des conséquences non négligeables non seulement sur les sciences humaines, mais sur ce qu'on peut appeler, faute d'un meilleur mot, la psychologie des chercheurs » (3). Depuis, un autre pari semble avoir été gagné, celui de la résistance psychique à l'usage rationnel de l'information par les chercheurs. L'invasion systématique de nos vies privées, la mise en fiches

(1) M. Nicolaus, Remarks at ASA convention, in American Sociologist, 4 may 1969, p. 155.

(2) H. Monteilhet, Les pavés du diable, Denoël, 1963. (3) R. Boudon, La machine à accélérer le temps, m Le Nouvel Obser-

vateur, n° 182, 8-14 mai 1968, p. 38.

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ou sur bandes de notre intimité la plus singulière font figure d'épouvantails ; il a suffi qu'un de nos confrères, pour une enquête de sociologie de l'art, incorporât à son questionnaire des curiosités touchant la biographie politique de son échantillon pour s'attirer l'inquiétude indignée des gardes du secret ; que deviendront les matériaux ainsi extorqués aux enquêtes, dès lors qu'enregistrés sur des supports d'information ? Qui peut jurer que ces témoi- gnages resteront anonymes, qu'ils ne seront pas utilisés, à l'insu même du sociologue, contre ceux qui les ont imprudemment portés ? On va jusqu'à dénier le droit à la science de sacrifier notre virginité essentielle, comme si, au danger de « viol des foules par la propagande politique » avait succédé dans l'urgence la menace d'une désintégration de l'individu par l'inquisition personnelle : « II semble bien que l'oubli soit le droit le plus sacré de l'individu. La terminologie juridique et religieuse le dit assez : prescription, amnistie, clémence, remise, absolution, pardon, etc., sont autant de termes destinés à maintenir hors du présent une somme d'actes qui, actualisés en permanence, seraient pour chacun d'intolérables fardeaux. Chacun de nous a le droit chaque matin, de se retrouver neuf, dégagé du passé, inventif de soi et de ses actes, enfin sans traces » (1).

On voit tout de suite la réponse facile à ces attaques : il n'y a pas d'obligation à ce que la sociologie continue à utiliser des techniques dont les inconvénients s'avéreraient plus pesants que les avantages ; après tout, l'enquête scientifique préexistait à l'ordinateur... S'en tenir là serait à mon humble avis une lâcheté, un peu comme si la biologie avait dû s'interdire la dissection et s'arrêter sans réflexion devant les droits imprescriptibles du cadavre. Mais s'il faut passer outre, le sociologue ne peut offrir comme caution que sa bonne foi ; situation moralement délicate que celle où la déontologie professionnelle ne vient pas trancher le débat en couvrant de sa garantie anonyme et reconnue les actes du praticien. Reste posée la question grave et préoccupante : pourquoi ne sommes-nous pas soumis à notre « ordre » spécifique ? Pourquoi ne pouvons-nous référer nos actes à un antique serment, comme les médecins, opposer aux profanes curieux l'obligation d'un secret professionnel qui ne saurait être transgressé sans scandale ? La réponse évidente veut que nous n'ayons pas une compétence légitime d'experts, et déjà, en conclusion des Règles, Durkheim pestait contre la sociologie de salon, réclamait pour sa discipline un droit à l'ésotérisme indispensable à toute science. Il est malheureusement vrai, aujourd'hui encore, que chacun se croit suffisamment armé pour faire, sans apprentissage spécial, de la sociologie comme Jourdain faisait de la prose. Quelle fatalité pèse sur les sciences sociales, qui leur interdit ainsi de se profession- naliser ? Probablement la croyance immédiate et naïve que nous avons tous également part à la société et que, placée sous la res-

(1) G. Charbonnier, Informatique et inquisition, in Le Mondey 22-5- 1971, p. 22.

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ponsabilité personnelle de chacun, celle-ci relève éminemment de cette faculté la mieux partagée, le bon sens (1). Que des socio- logues veuillent démonter les mécanismes par lesquels le système culturel reproduit la structure sociale, et le critique aussitôt s'enferme dans le dilemme de rester analphabète ou de devenir policier, comme si lui-même et tous ses lecteurs devaient a priori se sentir concernés par l'analyse abstraite, et responsables de ses conclusions.

Il est sans doute exact, comme l'écrit A. Touraine, que « cer- tains groupes sociaux ont poussé très loin cette police des mœurs qui ne va pas sans un certain formalisme et qui assure l'intégration des individus à la collectivité » (2). J'ai même tendance à penser qu'il y a là un mouvement naturel à tout groupe social, percep- tible dès que celui-ci a pris suffisamment conscience de lui-même, de sa force et de ses valeurs. Si le sociologue ne se réduit pas au commun des mortels, ce ne peut précisément être que sous ce rapport : son existence et son exercice se justifient dès lors que la science des mœurs ne se confond plus avec leur police, et que l'observation des conduites suicidaires n'a plus pour finalité principale d'empêcher les gens de se suicider, mais de révéler à l'humanité pourquoi des hommes se suicident et pas d'autres. Car il est vrai aussi, et surtout, qu'il n'y a de science que du caché, et la formule répondait par avance à ceux qui opposent au dévoi- lement des conduites sociales le droit de la personne à son secret. Peut-on concevoir une science de l'homme qui ne serait pas d'abord celle des mœurs, c'est-à-dire révélation des signes intelli- gibles dont les apparences mesurables fournissent les signifiants ?

Par définition, le sociologue s'intéresse finalement aux collectifs. L'exemple individuel n'arrête son regard qu'a contrario, dans la mesure où un cas pathologique peut éclairer la norme. Un bon échantillon n'est jamais qu'une maquette, et ne vaut que par ce qu'il représente, c'est-à-dire autre chose que lui-même. Gomme les gouttes d'eau se perdent en se retrouvant dans le courant qui les emporte, la statistique efface les individus qu'elle retient, pour ne plus offrir à l'étude que des séries, distributions, aléas, corrélations. Cet anonymat où la valeur du secret personnel se dissout dans son poids relatif constitue la vraie sûreté de nos enquêtes. Mais nous avons plus à plaider que notre prudence, à savoir les droits de la science et à la science, droits abstraits mais qui, en l'occurrence, prennent le sens concret de celui que nous avons tous à nous connaître. Ce droit-là est opposable à ceux qui voient dans notre démarche un piège où se viole la liberté humaine ; et quelle caution plus bourgeoise invoquer en l'espèce que celle du regretté Charles Marx ?

(1) Comme dit ironiquement C. Lévi-Strauss : « Le malheur des sciences humaines est que l'homme ne saurait manquer de porter intérêt à lui-même » (Critères scientifiques dans les disciplines sociales et humaines, in Aletheia, n« 24, mai 1966).

(2) A. Touraine, loc. cit., p. 518.

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« (Ricardo) veut la production pour la production, et cela à juste titre... Opposer à ce but le bonheur des individus, comme le fait Sismondi, c'est affirmer que le développement de l'espèce doit s'arrêter pour assurer le bonheur individuel, que, par exemple, il faut cesser de faire la guerre parce qu'un certain nombre d'individus y périssent inévitablement... On ne voit pas que le développement supérieur de l'individualité ne s'obtient qu'au prix d'un processus historique où les individus sont sacrifiés... Le bien de l'espèce se réalise toujours au détriment de celui des individus. La brutalité de Ricardo n'était donc pas seulement honnête du point de vue scientifique, mais encore scientifiquement imposée en tant que point de vue » (1).

En d'autres termes, le droit au secret ne saurait constituer l'arme absolue du moraliste, dans la mesure où, prérogative de la personne, il est opposable seulement aux disciplines qui ont choisi ce même objet, l'individu ou l'homme. Il pose certes un problème aux psychologues et aux anthropologues, il n'en pose point a priori aux ethnologues (qui étudient la diversité) non plus qu'aux sociologues (qui analysent le groupement), aux historiens ou aux économistes. Il ne s'agit pas ici d'une innocente et stérile querelle de mots et la protestation contre les contraintes sociales est sortie du domaine de la rhétorique académique : les idéologies qu'on voit se lever confusément mais puissamment à l'horizon des sociétés développées ne s'arrêtent pas à la condamnation du capitalisme ou du socialisme ; elles se proposent d'apporter à chaque homme son bonheur propre. On peut même se demander si la lutte actuelle entre l'industrialisation et le refus de la crois- sance économique n'en cache pas une autre qui lui sert de fonde- ment et qui oppose le développement des collectivités à l'épanouis- sement des individus. Ce serait ici le lieu de se poser la question suivante : n'y a-t-il pas contradiction intime dans l'exercice d'une sociologie qui se veut « radicale » (2) ?

Précisément, les néo-radicaux américains s'empressent de dénoncer, comme le fait Nikolaus, l'espionnage sociologique, cette arme perfide de la lutte des classes qui affermit le pouvoir des oppresseurs sur les opprimés par un savoir à sens unique. La dénonciation des commandes plus ou moins discrètes et rémuné- ratrices apportées aux chercheurs américains par des adminis- trations vouées à la guerre, à la diplomatie et/ou au renseignement a fourni naguère le détonateur pertinent au scandale d'une science qui renierait sa pureté.

Certes, on pourrait se contenter de répondre que le scandale

(1) Cité par M. Rubel in Pages de Karl Marx pour une éthique socia- liste, t. II, p. 110.

(2) A tout le moms, il est prudent de distinguer de la sociologie avec T. B. Bottomore (cf. Critics of society, radical thought in north America, C.B.C. y 1966), une critique sociale qui, pour se réclamer d'une grande tradition intellectuelle, n'en est pas moins autre chose qu'une science. Pour ma part, j'essaie par ailleurs (cf. Radicalism, radicalisme, essai sur les idéologies radicales, in Année sociologique, 1971) d'isoler une constante radicale dans la révolte contre la société en tant que telle, qui passe logi- quement par un refus de la sociologie comme science ; aussi bien, nos confrères radicaux n'ont-ils pas choisi leur cible au hasard en s'intitulant « groupe de lutte anti-sociologique ».

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est une arme polémique qui facilite l'amalgame des critiques et des rôles que la sociologie cherche précisément à analyser, qu'il n'y a scandale à aider la police qu'aux yeux de ceux qui nient à cette institution sa légitimité. Il reste que « sous le manteau des sciences sociales, on trouve toutes celles qui acceptent sans réti- cence de s'établir au cœur même de leur société, avec tout ce que cela implique en fait de préparation des élèves à une activité professionnelle et de considération des problèmes sous l'angle de l'intervention pratique » (1). Faudra-t-il alors réserver le beau nom de sciences à celles qui se mettent « en dehors de chaque société particulière » et, suivant la suggestion de l'anthropologue, conviendra-t-il que les sociologues partagent leur activité entre trois disciplines, soit les « arts et lettres » (« recherche relevant plutôt de l'érudition, de la réflexion morale, ou de la création esthétique »), les « sciences humaines » telles que l'archéologie ou la psychologie, qui ne sont pas de « mèche » avec leur objet, et des travaux sans prétention scientifique, analogues à ceux de l'économiste ou du politologue (2) ?

Hormis les cas de militantisme partisan, qui relèvent de la critique sociale et débordent à l'évidence le champ scientifique, comment le sociologue peut-il être de connivence avec la société particulière où il exerce, sinon en assumant, volens nolens, ces tâches de police des mœurs où Alain Touraine reproche à la socio- logie de s'abandonner ? Le danger ne me semble pas tant comme le craint Claude Lévi-Strauss que « les sciences sociales se prévalent de la leçon... d'après laquelle on doit accepter le monde, si l'on prétend le changer » (3), mais surtout qu'emporté par son impa- tience de se rendre utile, le sociologue n'usurpe une des fonctions dévolues au policier des mœurs. Car sans prétendre faire une théorie de cette police, il me semble que ses fonctions sont histo- riquement au nombre de trois, soit le guet, l'administration et l'arbitrage. Pour mesurer les risques courus, peut-être faut-il dire un mot de chacune d'elles.

Le guet s'oppose à l'action, mais il la conditionne aussi bien. Dans tout bon duo de cambrioleurs, l'un fait le « pet » et l'autre

(1) C. Lévi-Strauss, loc. cil., p. 208. (2) Ne peut-on concevoir en effet, et en se plaçant dans le cadre de la

distinction lévi-straussienne entre sciences humaines et sociales, que le même sociologue pratique concurremment les unes et les autres ? Dans une note que m'avait inspirée mon enquête chez les publicitaires (cf. Anthropo- logie, psychologie, sociologie, de l'application des sciences humaines à la recherche publicitaire, C.E.S., 1963), j'avais suggéré de distinguer la recherche, service public à finalité scientifique, et les études, définies par l'intérêt privé du commanditaire. Dans la mesure où cette distinction recoupe celle proposée par M. Lévi-Strauss, je ne vois que des avantages à ce que les mêmes chercheurs s'adonnent alternativement aux deux types d'activités.

'6) loc. cit., p. ¿il. L,a leçon symétrique, aont se prévaudraient íes vraies sciences (exactes, naturelles et humaines) veut qu'il faut commencer par récuser les apparences, si l'on aspire à comprendre le monde. J'avoue ne pas voir au nom de quoi se fait ce partage ; il me semble que c'est le droit, et peut-être le devoir de tout savant d'accepter ensemble ces deux leçons ; sauf erreur ou omission, c'est bien par exemple ce que fit Galilée.

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le « coup ». Dans cette fonction universelle, ni le policier ni le sociologue ne sont spécifiés, car les rôles ne sont pas encore insti- tutionalises dans les communautés relativement closes, aux articulations rudimentaires, et qui n'ont pas dépassé le seuil minimum d'hétérogénéité sociale en-deçà duquel chacun se conduit en policier et en sociologue des mœurs sans que personne joue consciemment l'un ou l'autre rôle ; dans le « village » idéal- typique, tout le monde guette tout le monde, intériorisant et sanctionnant d'un même mouvement la norme implicite au groupe. Le guetteur spécialisé apparaît quand le seuil est franchi, par exemple quand la « commune » médiévale doit veiller à pré- server son originalité extra et intra muros, non seulement ses franchises insolites à l'ordre féodal, mais aussi son organisation corporative. Alors apparaissent les « regardeurs », qui sont auto- risés à pénétrer à n'importe quel moment dans l'atelier-logement pour contrôler si, effectivement, l'artisan vit et travaille selon les normes, s'il se sert des outils imposés, exécute les gestes prescrits, se nourrit conformément aux dispositions municipales, s'habille lui, sa femme, ses enfants et ses apprentis selon la règle impo- sée » (1). Ces modernes regardeurs qu'on nomme si souvent concierges manifestent la persistance atténuée d'une telle police primitive, mais la question qui nous intéresse revient à savoir comment distinguer clairement, disons la pratique d'un corps de fonctionnaires fournisseur de renseignements généraux et celle d'un institut scientifique producteur d'indicateurs sociaux.

L'administration naît aussi de l'hétérogénéité sociale, mais sa raison d'être consiste plus en l'imposition d'un pouvoir qu'en la préservation d'une norme. Louis XIV, qui la mit en forme, la concevait comme ad-ministration de l'absolutisme royal par la médiation de son lieu-tenant de police. Nulle existence ne doit échapper au regard et au bras du monarque, à commencer par celle des marginaux, gueux ou gentilshommes : d'un même élan, on investit la cour des miracles et on instruit l'affaire des poisons. La distinction, qui semble due à Fouché, entre une « haute » police et une « basse » (vouée aux filles, aux boues et aux réver- bères) semble écarter la police des mœurs de tout usage politique, mais cette illusion n'est pas fondée : déjà, le despotisme de Pierre le Grand utilise une police imitée de Paris à l'occidentalisation forcée des mœurs russes ; déjà Joseph II systématise l'institution pour en faire l'instrument du caméralisme impérial, déjà la Gestapo réalise l'Etat policier dans son idéaltype totalitaire. C'est qu'ad-ministratrice d'un pouvoir, la police n'est jamais assurée de celui-ci et poursuit obstinément ses gages jusque dans les mœurs ; la bureaucratie exhaustive du renseignement nourrit l'utopie d'une anti-histoire : « Le secret de la police, reprit Massart, c'est qu'il n'y a pas d'histoire... On peut commander les hasards... Imagine des hommes obscurs, assis dans des bureaux anonymes

(1) M. Ungureanu, Les républiques du Moyen Age, in Diogene, 21, 1958.

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SOCIOLOGIE ET POUVOIR

comme le mien, assez semblables à des araignées ou à des calcula- teurs... Ils possèdent des dossiers qui contiennent en somme à quelques exagérations près à peu près tout ce qu'il faut savoir des personnages publics, de leur jeunesse, de leurs besoins, de leurs défaillances, de leurs colères, de leurs préférences erotiques, de leurs ambitions. Je ne connais pas de moyen plus puissant d'agir ou de ne pas agir que cette concentration intense des informations et des moyens de chantage politique et privé » (1). Notre question alors sera : comment prémunir le sociologue contre ce vertige de pouvoir, lui éviter la tentation balzacienne de la société secrète, l'ambition de celui qui croit savoir et se mêle à la vie des ouvriers pour les garder du communisme ou de tout autre croquemitaine : « Pour devenir un des nôtres, vous devez acquérir une grande science de la vie, et de quelle vie, bon Dieu ! la vie parisienne qui défie la sagacité de monsieur le préfet de police et de ses messieurs... » (2) ?

L'arbitrage est une fonction policière depuis que le règne impersonnel de la loi a remplacé le bon plaisir des souverains. Déjà, le simple souci du contrôle social impose au policier des arbitrages quotidiens entre surveillance et répression, qu'on appellera tolérances (au sens des maisons du même nom). Mais le vrai arbitrage est celui de Salomon : il faut trancher ; non pas entre des droits, qui sont égaux pour tous, mais entre la concorde et l'éclat, le vice et la vertu, les bonnes et mauvaises mœurs. Puisque cette dernière frontière est la plus floue juridiquement, on la retire du jugement singulier, on la confie à une institution spécialisée, la brigade des mœurs (3). Bientôt, celle-ci s'orne du sobriquet de « la Mondaine », et cette double étiquette l'accompagne depuis lors comme une marque de son ambiguïté nécessaire : faut-il comprendre qu'elle surveille les mœurs de Monsieur Tout- le-monde, ou faut-il entendre monde au sens argotique de « gra- tin » ? Est-ce à dire que la perversion des mœurs, jusqu'à la première guerre mondiale, n'avait pas encore atteint l'élite, que les agents pernicieux n'y pénétraient pas, accédant au mieux au « demi-monde » ? Faut-il conclure que la gangrène gagnait alors les hautes classes, ou bien qu'en surveillant l'élite, on contrôle du même coup les masses, tout le monde ? On voit que l'arbitrage entre bonnes et mauvaises mœurs reste nécessairement flou, car il participe d'une double référence à l'opposition éthique entre bien et mal, et à celle, socio-culturelle, entre noble et ignoble. Le piège tendu au sociologue se dessine : c'est de croire que la frontière est naturelle, fondée en raison, i. e. qu'il n'a pas, là du moins, à en chercher la raison (sociologique). Mais il est d'autres

(1) P. Nizan, La conspiration, N.R.F., 1938, p. 217. (2) H. de Balzac, L envers de l histoire contemporaine, 1848. (3) Petite curiosité historique : pourquoi cette création remonte-t-elle

à 1914 ? Le premier âge de la IIIe République s'encadre ainsi entre deux tentatives « d'ordre moral » ; la première, réactionnaire et cléricale, fit long feu ; la deuxième, de type radical-socialiste, eut plus de chances, puisque son destin perdure, peut-être à cause de sa souple ambiguïté.

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GÉRARD LAGNE AU

pièges à cette morale policière : les mœurs qu'elle privilégie, en les isolant, ont trait uniquement au sexe et à la drogue. Il s'agit de prévenir la débauché et la stupéfaction, sous couleur de veiller aux bonnes mœurs. Piège innocent pour le savant : lequel d'entre nous ne se poserait aussitôt la question de savoir pourquoi cette société a fait ce choix-là, et au moment qu'elle a choisi pour le faire ?

En fin de compte, je ne crois pas qu'être « au cœur » de son objet, de la société qu'il étudie tout en y vivant, empêche le sociologue de faire œuvre scientifique ; quant à s'épargner de devenir insensiblement administrateur ou arbitre, c'est affaire de prudence (1) : le fonctionnaire n'est pas plus à l'abri de la corruption que le sociologue invulnérable aux griseries du pouvoir ou de la justice, indemne des préjugés qu'il tient de son milieu non plus que des poisons ethnocentristes qui nous tourmentent tous. Car en cela les sciences sociales ne sont pas logées à une autre enseigne que les autres, et il ne me semble pas y avoir plus de chances aujourd'hui pour une sociologie bourgeoise qu'il n'y en avait de constituer une physique ou une biologie juives du temps d'Adolphe Hitler, ou capitalistes à l'époque de Joseph Djougachvili. La confusion entre police et sociologie reste vrai- semblable pour ce qui est de la collecte des renseignements, mais on peut prendre aussi bien conscience de tout ce qui oppose en la matière le travail du sociologue à celui du policier. Une première observation, en effet, c'est qu'il y a inversion modale entre les renseignements particuliers et généraux fournis ici et là ; la police dans sa tâche de guet produit accessoirement des statistiques et principalement des indications individuelles : il l'intéresse plus de savoir qui et où sont les trafiquants de drogues que d'apprécier l'ensemble du phénomène de la stupéfaction. Au lieu que le sociologue cherchera avant tout à construire abstraitement un tel concept, à en dégager le sens social ; le cas particulier de tel drogué dont il aura pu connaître ne sera approfondi et mis en lumière que dans la mesure où il apparaîtra typique ou exemplaire. La seconde différence, et peut-être la plus importante, réside dans l'inversion du mouvement entre public et privé. La méthode policière va normalement de la puissance publique à la vie privée ; elle reste couverte par le secret (de l'instruction ou d'Etat) jusqu'à ce qu'un procès (public) l'en fasse sortir. Inversement, la socio- logie ne saurait vivre qu'en publiant la synthèse sociale d'obser- vations particulières. Prisonnier, comme dit G. Lévi-Strauss, de la double conscience (immédiate et reflexive) qu'il a de sa propre société, le sociologue ne peut s'éprouver que par la réponse de ceux à qui il apporte le sens de leur existence ; et comment pour- raient-ils nous répondre, sans la publicité de nos travaux, faits par et pour eux ?

Peut-être verra-t-on ici une contradiction : une science peut- elle être à la fois ésotérique et accessible à tous ? Oui, si nous

(1) Cf. E. Panofsky, Titian's Allegory of Prudence : A Postscript., in Meaning in the visual arts, 1955, p. 146.

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SOCIOLOGIE ET POUVOIR

savons prendre au publicitaire le bon usage de ses techniques. Les pays qui se veulent socialistes n'ont pas pour autant ruiné toute publicité ; simplement, ils ont transformé cette arme de la lutte concurrentielle entre capitalistes en une entreprise de communication entre gouvernants et gouvernés. Puisque ces techniques sont neutres, ne pourrions-nous les mobiliser au service d'une prise de conscience, par ceux-là mêmes que nous étudions, de ce que nous apprenons sur eux ? L'aide la plus urgente que la république pourrait apporter aujourd'hui à ses sociologues me semble consister, au moins autant qu'en la fourniture de moyens d'enquête, en la mise à disposition des chercheurs de services publicitaires adaptés aux problèmes de communication propres aux disciplines « sociales ».

Encore faudrait-il, objectera-t-on, une pleine assurance que nous faisons un travail scientifique. Quand Durkheim, que Nizan regardait comme un « chien de garde », apparaît-il en père fonda- teur de la sociologie scientifique ? (1) Quand il traite des mœurs selon sa méthode, en considérant les conduites suicidaires comme des choses. Mais les faits sociaux ne sont pas des choses, a-t-on remarqué ; sans doute, et voilà bien ce qui fait la différence des sciences « de l'esprit » avec celles qui ne traitent que des choses. Car les mœurs s'offrent, elles aussi, à l'observation et à la mesure, mais ce traitement ne les épuise pas. Il y a tout ce qui, invisiblement, rend compte du comportement ostensible ; il y a tout ce qui pourrait expliquer scientifiquement l'acte absurde de cet ingénieur qui essaie pour la neuvième fois de se jeter au canal (2). Mais l'objet d'une science des mœurs se cache mieux encore derrière ces abstractions qu'on nomme « ethos » ou « posi- tion de classe » ; il faut l'aller débusquer dans la relation qui unit le comportement visible et sa face cachée, dans ce ciment impalpable qui fait de toute conduite sociale une totalité cohé- rente. En d'autres termes, il faut croire que les mœurs sont struc- turées, et cet acte de foi suffirait à fonder une sociologie qui se voit proposer la linguistique en modèle scientifique. Car s'il est vrai qu'une langue est un système de signes, dont chacun admet un signifiant, un signifié et une relation de signification, il suffit de traiter les mœurs comme des signes pour y trouver une structure analogue, dont les éléments s'appelleraient par exemple « conduite », « norme », et « rapport aux valeurs ». Ces éléments sont-ils bien nommés, sont-ils les seuls en jeu, et s'agit-il vraiment d'éléments? On peut douter qu'il soit jamais possible de répondre à de telles questions, mais en tout état de cause le simple fait de se demander si l'analogie que je viens de dire est recevable me semble déjà poser une question scientifique.

Centre européen de Sociologie historique, C.N.R.S.

(1) Cf. J. Madge, Foundations of scientific sociologyf Glencoe, 1962. C¿) cr. M. Aymé, Maison basse, ism.f., 1934.

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