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- 1 - Education permanente no 148, 3/2001 Approche didactique du "développement durable": un concept entre utopie et réalité Francine Pellaud LDES, Université de Genève Résumé Le développement durable est à considérer comme un nouveau paradigme, voire une nouvelle philosophie et une éthique de vie. Pour le comprendre, le rendre efficient en y participant activement, de nouveaux modes de raisonnement, axés sur l'approche systémique des problèmes et la complexité, doivent être développés. S'inspirant de la didactique des sciences et de l'utilisation du modèle d'apprentissage allostérique dans le cadre muséal, cet article propose quelques pistes pour y parvenir. Abstract Sustainable development should be considered as a new paradigm, a new philosophy and life ethics. In order to understand it and to make it efficient through personal investment, new ways of thinking based on a systemic problem approach and on complexity must be developed. Using sciences didactics and allosteric learning model as sources, this article proposes some ways to achieve this goal on the basis of a museology approach.. Vache folle, réchauffement climatique, pollutions de l'eau, de l'air, des sols, trou d’ozone, sida, maladies nosocomiales, exode rural, inondations, diabète, etc. Ce ne sont là que quelques-uns des symptômes d’une maladie grave qui met en péril la survie même de notre propre espèce et dont souffre notre planète: le développement d’une économie libérale débridée. Pour y faire face, un concept est apparu, il y a bientôt dix ans, celui de développement durable. Mais entre la signature de conventions internationales et la réalité quotidienne de M. et Mme Toulemonde, le fossé paraît souvent infranchissable. Pourtant, ce n'est qu'au prix d'une implication individuelle d'une majorité de citoyens que ce concept a des chances de passer de la simple déclaration de bonnes intentions à une réalité tangible. C'est dans cette optique de "passage à l'action" que nous avons développé l'idée d'une "muséologie de l'implication". "Le développement durable répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire leurs propres besoins", nous dit les Nations-Unies 1 . Si la définition paraît simple, la notion de besoin reste problématique. Qu’est-ce qu’un besoin? Comment le définit-on? La consommation quotidienne de 400 litres d’eau en moyenne par Américain est-il un besoin? Et celui d’utiliser sa voiture pour les 500 mètres qui nous séparent de la boulangerie? Qui peut trancher? Nous préférons donner à ce concept une définition peut-être moins élégante, mais plus complète, mettant l'accent sur le fait qu'il s'agit avant tout d'un processus, adaptable aux différentes cultures, tout en gardant un but universel de protection de l'homme et de son environnement dans des buts qualitatifs plutôt que quantitatifs. Concrètement, il s'agit de tenir compte des implications écologiques, sociales et économiques qui sont indissociables de toute action ou activité humaine, quelle qu'elle soit. Cette dernière phrase distingue clairement une éducation au développement durable de celle relative à l'environnement. Il ne s'agit plus seulement de tenir compte des retombées écologiques de nos actes, mais bien de prendre conscience de notre responsabilité globale face aux multiples interactions entre ces trois 1 Les termes de développement durable apparaissent pour la première fois en 1987 avec les conclusions de la Commission Mondiale pour l'Environnement et le Développement, plus connue sous la dénomination de "Rapport Brundtland", du nom de sa présidente. Cette commission indépendante, mandatée par l'Assemblée Générale des Nations Unies en 1983, avait pour tâche d'élaborer une stratégie internationale à long terme, intégrant pour la première fois l'environnement au développement économique. Mais ce n'est qu'en 1992, lors de la Conférence de Rio que ces termes sont consacrés.

Approche didactique du "développement durable": un concept entre utopie et réalité

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Approche didactique du "développement durable": un concept entre utopie et réalité Par Francine Pellaud

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- 1 -Education permanente no 148, 3/2001

Approche didactique du "développement durable":un concept entre utopie et réalité

Francine Pellaud

LDES, Université de Genève

Résumé

Le développement durable est à considérer comme un nouveau paradigme, voire une nouvelle philosophie et une éthique de

vie. Pour le comprendre, le rendre efficient en y participant activement, de nouveaux modes de raisonnement, axés sur

l'approche systémique des problèmes et la complexité, doivent être développés. S'inspirant de la didactique des sciences et de

l'utilisation du modèle d'apprentissage allostérique dans le cadre muséal, cet article propose quelques pistes pour y parvenir.

Abstract

Sustainable development should be considered as a new paradigm, a new philosophy and life ethics. In order to understand it

and to make it efficient through personal investment, new ways of thinking based on a systemic problem approach and on

complexity must be developed. Using sciences didactics and allosteric learning model as sources, this article proposes some

ways to achieve this goal on the basis of a museology approach..

Vache folle, réchauffement climatique, pollutions de l'eau, de l'air, des sols, trou d’ozone, sida,maladies nosocomiales, exode rural, inondations, diabète, etc. Ce ne sont là que quelques-uns dessymptômes d’une maladie grave qui met en péril la survie même de notre propre espèce et dontsouffre notre planète: le développement d’une économie libérale débridée. Pour y faire face, unconcept est apparu, il y a bientôt dix ans, celui de développement durable. Mais entre la signaturede conventions internationales et la réalité quotidienne de M. et Mme Toulemonde, le fossé paraîtsouvent infranchissable. Pourtant, ce n'est qu'au prix d'une implication individuelle d'une majoritéde citoyens que ce concept a des chances de passer de la simple déclaration de bonnes intentions àune réalité tangible. C'est dans cette optique de "passage à l'action" que nous avons développé l'idéed'une "muséologie de l'implication".

"Le développement durable répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générationsfutures à satisfaire leurs propres besoins", nous dit les Nations-Unies1. Si la définition paraît simple, lanotion de besoin reste problématique. Qu’est-ce qu’un besoin? Comment le définit-on? La consommationquotidienne de 400 litres d’eau en moyenne par Américain est-il un besoin? Et celui d’utiliser sa voiturepour les 500 mètres qui nous séparent de la boulangerie? Qui peut trancher?Nous préférons donner à ce concept une définition peut-être moins élégante, mais plus complète, mettantl'accent sur le fait qu'il s'agit avant tout d'un processus, adaptable aux différentes cultures, tout en gardantun but universel de protection de l'homme et de son environnement dans des buts qualitatifs plutôt quequantitatifs. Concrètement, il s'agit de tenir compte des implications écologiques, sociales et économiquesqui sont indissociables de toute action ou activité humaine, quelle qu'elle soit.Cette dernière phrase distingue clairement une éducation au développement durable de celle relative àl'environnement. Il ne s'agit plus seulement de tenir compte des retombées écologiques de nos actes, maisbien de prendre conscience de notre responsabilité globale face aux multiples interactions entre ces trois

1 Les termes de développement durable apparaissent pour la première fois en 1987 avec les conclusions de la Commission Mondiale pourl'Environnement et le Développement, plus connue sous la dénomination de "Rapport Brundtland", du nom de sa présidente. Cette commissionindépendante, mandatée par l'Assemblée Générale des Nations Unies en 1983, avait pour tâche d'élaborer une stratégie internationale à long terme,intégrant pour la première fois l'environnement au développement économique. Mais ce n'est qu'en 1992, lors de la Conférence de Rio que ces termessont consacrés.

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domaines. Nous sommes tous concernés, tant dans notre vie professionnelle que privée, puisquel’ensemble de nos choix de vie participent, d’une manière ou d’une autre à ce processus. Et pourtant,mettre en relation les divers paramètres qui interviennent dans ce processus, comprendre la place quel'individu y occupe, appréhender les multiples mécanismes dont nous faisons partie, souvent à notre insun'est pas chose aisée. De nombreux obstacles apparaissent, liés principalement à la pauvreté des modes deraisonnement que l'école continue de véhiculer.Pour parvenir à dépasser ces multiples handicaps et mener les gens à entrer dans une véritable démarche,la muséologie ne peut se permettre d'en rester à la seule explication, voire la seule démonstration. Elle a ledevoir de permettre au visiteur de se confronter à ses propres conceptions, de les remettre en question, àtravers un environnement scénographique qui l'entraîne dans une réflexion active… ou dans une actionréfléchie.

Etre citoyen, responsable... des mots à la mode?M. Poubelle qui, sans le vouloir, donna son nom à l’un des objets les plus utilisés dans nos sociétésindustrielles, ne pouvait prévoir les conséquences sociales et philosophiques qu’engendrerait le geste dese débarrasser de ses ordures. En laissant à d’autres le soin de s’en occuper, nous nous déchargeons enmême temps de la conséquence de nos actes.Cette attitude va de paire avec le développement d’une certaine mentalité “d’assistés” où l’importance du“je” n’est jamais remise en question. La notion de liberté individuelle qui en découle, et qui est celle queproposent les médias, peut se résumer alors à “je peux faire ce qui me plaît quand et où je veux”. Ellenous laisse croire que la liberté n’est faite que de droit, version dérivée et déformée des “Droits del’Homme”, et nous fait oublier nos devoirs. Les bonnes excuses sont multiples, mettant en exergue cetétat de défection perpétuel. “Je ne l’ai pas fait exprès”, “on” ne m’avait pas dit, “on” ne m’a pasmontré comment il fallait faire.... Mais alors, qui doit porter cette responsabilité que plus personne ne veut

assumer?Le développement durable en tant que concept complexe, Pellaud (2000)

La réponse à cette interrogation n’est pas simple. Le concept de développement durable est complexe et

Aborder le développement

durable c'est prendre en compre des

notions telles que:

relativité

temps:notion de long terme: économie: 5-10 anssocial: générationécologie: aujourd'hui à ...

espace:échelle humaine, le pays, voire le continent, à l'échelle de la terre, de l'atmosphère

complexité

récursion organisationnelle:effets causes et producteurs de ce qui les produit=> interactions

hologrammatique:l'individu vient d'une société qui produit l'individu qui produit la société=> responsabilité

dialogique:principes complémentaireset antagonistes

processus

gérer l'inattendu

régulation(feed-back)

incertainparadoxal

flou, contradictoire:partage des avis

décidersans connaître tous les enjeux

principe de précaution

notions telles que:le moins mauvais

interactions

interdépendances

économie,écologie,

social

local,global

entre les diff. acteursde l'Etat à l'individu

pour l'individu:"je suis une goutte d'eau,

mais je suis indispensable"

=> clairvoyance, lucidité

implique de tenir compteimplique

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nécessite une distanciation d’avec l’évidence. En effet, envisager l’évolution du monde dans une telleoptique nécessite de penser en termes de régulation d’un processus dont les différents facteurs,contextualisés dans un espace et un temps en perpétuel changement, doivent être mis en réseau. Accepterce premier état de fait, c’est également accepter l’idée que des “solutions définitives” ne peuvent êtretrouvées. Il convient dès lors de réfléchir en fonction “d’optimums fluctuants”, notion qui renvoie àcelles de flou, d’incertain, de “moins mauvais”, voire de contradictoire. Nous sommes loin des films àgrand succès où un “bon” combat un “méchant” pour défendre une cause “juste”. Le premier granddéfi que jette le développement durable est donc l’abandon, ou du moins la modification d’un certainnombre de nos repères, ancrés dans la volonté de trouver une stabilité tranquille.

Le deuxième défi est celui des interactions. Celles-ci font se croiser en même temps les acteurs et lesdomaines dont dépend le développement durable. Notre vie de tous les jours nous offre de multiplesaperçus de cette complexité en œuvre. Par exemple, “investir” le montant nécessaire à l’achat d’un kilode bananes a des répercussions sur l’ensemble de la filière, de la production du produit à sonconditionnement, son transport et sa commercialisation. Notre argent participe donc au problème del’exode rural, de la concentration d’une population de plus en plus pauvre dans les mégapoles, de larecrudescence de certaines maladies, de la montée de la violence, de l’appauvrissement des sols, de ladésertification, de la déforestation, de la pollution de l’air et de l’eau et donc de l’apparition de nouvellesmaladies, de la famine, etc.Ces choix participent également à favoriser ou non un certain type de commerce. Tel bien, matériel ou non,est-il diffusé par une multinationale? Est-ce un produit d’importation ou issu de la production locale? Sacommercialisation est-elle soumise à uncomité d’éthique? Etc. Cet exemple banal,présenté de manière succincte, met égalementl'accent sur le troisième défi à relever, le défiéthique. Comme l'illustre notre exemple, l'actede consommer est en relation directe avec laconscience que nous avons de notre propre“pouvoir d’influence” en tant queconsommateur. Il s’agit de savoir jusqu’àquel point nous voulons briser cette sorte decercle vicieux qui caractérise le principehologrammatique2 qui régit toute sociétéd’une manière générale.Ces trois défis requièrent l’abandon définitifdu sectarisme des disciplines académiques etde l'approche cartésienne3 basée sur unelogique classique qui modèlent profondémentnos sociétés occidentales. Le geste duconsommateur ressemble peut-être aubattement d’aile d’un papillon. Métaphoreclassique pour illustrer la théorie du chaos, ce

2 S'inspirant de Morin (1990), il s’agit dans ce cas de la reproductibilité de la société, puisque l’individu vient d’une société qui le produit et que lui-même produit cette société.3 Il ne s'agit pas d'abandonner l'approche cartésienne, celle-ci étant indispensable pour approfondir certains domaines et comprendre desproblématiques spécifiques. Il s'agit de contextualiser cette approche afin que sa spécificité soit prise en compte à travers une démarche systémique etune pragmatique qui lui soient complémentaires.

ESPACE

TEMPS

Modélisation de la dynamique du développement durable

Pellaud, 2000

A Co AC

ECO

L OG I EECONoMIE

S I LT EURS

SoC I A U X

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dernier n’est-il pas désigné comme pouvant être à l’origine d’un ouragan? Encore faut-il que le papillonait "envie" de battre des ailes…Nous touchons là la corde la plus sensible sur laquelle se joue la partition du développement durable.Adhérer à un concept est une chose, accepter de quitter son confort intellectuel et la facilité des habitudesprises pour entrer dans une action qui, souvent, apparaît comme rébarbative et contraignante en est uneautre4. Et pourtant, le développement durable est l’affaire, sinon de tous, du moins de chacun... Dès lors,comment favoriser une telle démarche?

Porter le développement durable à la connaissance du plus grand nombre de personnes est certesindispensable, mais largement insuffisant. Face à la complexité que recèle l’acte d’apprendre, même lemodèle constructiviste que proposait Piaget (1967), basé sur une “assimilation” et une“accommodation”, se révèle trop fruste. En effet, nous savons aujourd’hui qu’un tel cas de figure estrare, et qu’une rupture avec les acquis antérieurs5 ou plus exactement une transformation6 de ceux-ci estle plus souvent indispensable. Pour envisager cette transformation, il est nécessaire de partir desconceptions7 des apprenants, et de faire “avec” pour aller à “l’encontre” de celles-ci, comme le proposeGiordan, tout en conservant à l’esprit que l’apprenant, quel que soit son âge, a besoin de ses conceptionspuisqu'elles sont les seuls outils à sa disposition pour appréhender et comprendre, ou du moins interpréterson environnement.

Partant du constat qu’on ne peut intéresser les gens que si l’on s’intéresse à eux, prendre le temps desavoir ce qu’ils pensent et connaissent du sujet qu’on leur propose, découvrir leurs attentes, leursquestions, analyser ce qui fait obstruction à leur compréhension, etc. devient un préalable indispensable.Par exemple, nous avons pu constater que, pour beaucoup de personnes, le développement durable neconcerne que les pays en voie de développement. Dès lors, les gens qui ont une telle conception ne sesentent pas concernés et se détournent de la problématique. Parallèlement, une certaine ambiguïté subsistequant à la mise en œuvre d'un tel projet de société. Pour une majorité de personnes, la globalité de sonapproche ne peut être appréhendée que par une autorité estimée supérieure, généralement politique, et cecimalgré le fait que bon nombre d'entre elles font part d’une grande méfiance face à ce pouvoir. Cesconceptions, couplées à des limites très pratiques comme les disparités économiques, le manqued’informations sur le sujet, les infrastructures proposées, etc. se mêlent à des arguments beaucoup plusindividuels, voire intimes et souvent difficilement avouables tels que ceux qui se rapportent à la peur detoucher à tout ce qui est assimilé à une liberté personnelle. “Retour en arrière”, ou “retour à la nature”excluant le confort et les avantages de la société industrielle, nécessité de “réfléchir” lors des achats,vision d’un collectif et d’une solidarité excluant en tout ou partie les plaisirs individuels, etc., autantd’arguments qui “diluent” l’envie de s’impliquer dans un tel processus.

La relation ambiguë envers les autorités, ainsi que la conception “tiersmondiste” révèlent également unedifficulté à accéder à une pensée complexe nécessitant une approche systémique. Cette dernière tientd’ailleurs une place considérable dans la formation de ce que nous avons nommé le “syndrome de lagoutte d’eau”. Ce dernier, dénommé ainsi à cause de l’expression “je ne suis qu’une goutte d’eau dans

4 Toutes les données concernant les conceptions sur le développement durable sont tirées de la thèse de PELLAUD, F. (2000) "L'utilisation desconceptions du public lors de la diffusion d'un concept complexe, celui de développement durable,dans le cadre d'un projet en muséologie" LDES-FPSE,Université de Genève5 Les acquis antérieurs regroupent les connaissances, les savoirs, les croyances, la logique interne, les modes de raisonnement, etc., tout ce que nousappelons “conceptions” dans le jargon didactique.6 Il est difficile de décrire ou de qualifier la transformation. Celle-ci peut être comparée à une intégration ou à une appropriation, mais les mécanismescognitifs qui y conduisent sont complexes et variés, dépendant très fortement de la nature et du statut de la conception à transformer.7 Pour en savoir plus sur les conceptions et l’utilisation des modes de raisonnement dans l’acte d’apprendre, lire les différents livres d’A. Giordanproposés en bibliographie.

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l’océan…” est fréquemment utilisé pour refléter l’impuissance que ressent souvent l’individu face aucollectif. Il entraîne une attitude de résignation qui pousse les gens à dénigrer leur propre action8.

Les conceptions, un outil pour une "muséologie de l'implication"Utilisant ces conceptions comme moteur à l’innovation, le message principal de l’exposition que nousproposons dans cet article repose pour l’essentiel sur un questionnement que l’on peut résumer par,“comment, personnellement, aimeriez-vous que le monde évolue?” L’ensemble du projet consiste ensuiteà amener le “visiteur9” à y participer activement.Pour y parvenir, le visiteur, et d’une manière plus générale, l’apprenant, doit être confronté aux limites deson propre raisonnement afin qu’il ressente le besoin, si ce n’est l’envie, d’en “savoir plus”, d’aller“plus loin”. Diverses “mises en situation” doivent, d’une part, donner du sens au projet et offrir desoutils adaptés en vue de transformer une conception préalable en un savoir plus adapté. Ces “mises ensituation”, qui permettent de resituer le savoir dans un contexte, nécessitent la mise en place de différents“moments” ou “phases” inspirés par le modèle d’apprentissage allostérique proposé par Giordan et DeVecchi.

Dans le cas spécifique du développement durable, la prise en compte de ces conceptions est d’autant plusimportante que nous avons affaire à un concept qui, comme nous l’avons vu au début de cet article,nécessite d’une part des modes de raisonnement très différents de ceux que nous avons l’habitude demettre en œuvre dans notre quotidien, et qui, d’autre part, s’appuie essentiellement sur des valeurséthiques. Malgré cela, apprendre à raisonner avec la complexité, comprendre les enjeux du développementdurable et la place que chaque individu occupe dans la réussite de ce processus ne sont pas des garantiespour un passage à l’action. La raison en est les formes plurielles que prend la motivation, ses racines

8 Ce “syndrome” est en réalité beaucoup plus complexe, et n’est pas forcément lié à ce que nous pourrions considérer comme le manque d’unecertaine “maîtrise” de l’approche complexe. En effet, nos recherches montrent que ce “syndrome” frappe également les personnes possédant unevision globale, systémique de cette problématique, et qu’il s’agit alors plus d’une façon d’être ou de ce que nous pourrions considérer comme un “étatd’esprit” plus ou moins optimiste.9 Dans un tel contexte, le terme de visiteur n’est plus adapté dans le sens où il participe activement, s’implique et modifie en permanencel’environnement qui lui est offert. Néanmoins, ce terme étant celui habituellement utilisé, nous l’avons donc conservé.

imagination

Favoriser l’apprendre:

transformer les conceptionsfaire "avec" pour aller "contre”

intentionnalité-sens

savoir sur le savoir

aides à penser

mobilisation

concepts

perturbations

Environnement didactique favorisant l'acte d'apprendre Giordan - Pellaud (2001)

accompagnement

confrontations

favoriser - l’esprit critique, - la confiance en soi, - la curiosité, - l’ouverture, etc.

favoriser - la communication,- les mises en relation,- la mobilité de la pensée,- travail en réseau, etc.

questionner

interpelerconcerner motiver

proposer et/ou faire élaborer des repères:- notionnels- épistémologiques- métacognitifs

diversifierles outils didactiques

diversifier les approches pédagogiques

créer un climat de confiance

paramètres favorisant l’acte d’apprendreles rôles de l’enseignant / médiateur

contextualiser

utiliser les intérêts et les compétences spécifiques des élèves

favoriser la prise de recul- par l’expression orale, - par le passage à l’écrit

ébranler le système cognitif, créer des dissonnances

créativitédu savoir

organisateurs

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plongeant allègrement dans des domaines aussi différents que la pédagogie, la psychologie, voire lapsychanalyse.

Ainsi, et bien qu'“aucune science ne peut se prévaloir d’avoir dévoilé les secrets de la motivation10” ,nous pouvons espérer, qu'à l'instar de l'environnement didactique, un environnement scénographiquediversifié conduira le visiteur à "entrer dans une action". Activités physiques ou projection virtuelle entrois dimensions, manipulation d’objets, jeux, expérimentations, écoute, enregistrement de récits,devinettes, publicité “à l’envers”, etc., tout est bon pour motiver le visiteur à agir. L’environnementproposé, en commençant par l’architecture extérieure, est composé de symboles, de métaphores, autantque d’éléments faisant référence à la stricte réalité. La mobilité, la mouvance se retrouvent jusque dans latransformation permanente des éléments intérieurs, ceux-ci évoluant en fonction des actions -ou des nonactions- des “visiteurs”. Dépassant l’offre traditionnelle des musées ou des expositions, ce lieu est conçupour devenir un élément de vie au sein de la cité en offrant les prestations d’un véritable “centre deressources” sur le développement durable.

Une sphère de questions...L’architecture de base est composée d’une gigantesque sphère qui en abrite une plus petite, elle-mêmeinscrite dans un tétraèdre. Le choix d’une telle architecture n’est pas banal. Comme les gens ont tendanceà découper la réalité, à la fractionner, à la réduire pour la raccrocher à quelque chose de plus simple -onparle de problèmes écologiques, de la question du chômage, de la pauvreté, mais on néglige les liens quiunissent ces domaines- la sphère, en tant que forme géométrique réunissant une infinité de lignes quiconduisent à elles-mêmes, offre alors une approche visuelle de la complexité11, soulignée encore par lesintersections des droites du tétraèdre.D'autre part, sachant que l'impression générale que le visiteur gardera de son passage sera son plus grandacquis, l'émotion joue un rôle prépondérant. Pour provoquer cette émotion, le visiteur doit se sentirperturbé dans ses convictions, déstabilisé dans ses croyances, confronté à différents points de vue, tout enayant assez de repères pour se situer, se “rassurer”, se sentir accompagné dans sa démarche. De plus,cette émotion ne doit pas toucher que les sens. C'est la raison pour laquelle le “sas d'entrée” qui permetl’accès à la sphère est constitué de plusieurs jeux physiques. Amener l’idée de solidarité et de dépendancepar des activitésimpossibles à réaliseren solitaire obligel’individu às’impliquerphysiquement danscelles-ci et, plussymboliquementsouligne l’idée que lasolidarité est avant toutun plaisir avant d’êtreune nécessité.

Le visiteur accède parun escalier au

10 DORTIER, J-F. (1999) Peut-on motiver autrui? in Sciences Humaines no 92, mars 199911 La symbolique de la sphère ne s'arrête pas là, car elle est profondément chargée d'histoire et de spiritualité.

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Le Caf'forum, lieu de détente, de débats, de spectacles

Expositions itinérantesdes partenaires: éléments de compréhension

Exposition permanente,éléments de concernation et d'implication

Sas d'entrée, jeux, éléments de sensibilisation

Multimédiathèque,éléments de "savoir plus"

Amphithéâtre, lieu de formation, de conférence, de spectacles

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deuxième espace où il retrouve la sphère, tronquée à sa base, mais cette fois, vue de l'intérieur. Il découvrequ’elle est posée sur un tétraèdre fait de tubes lumineux dont les quatre sommets rappellent les pôles dudéveloppement durable, à savoir, l'économie en bleu, l'écologie en vert, le développement social en rouge et,pôle que l'on oublie fréquemment de mentionner car il est sous-jacent à chacun des trois autres, laréflexion éthique, point de rencontre des trois couleurs, qui culmine au-dessus des têtes.C’est à l’intérieur de ce deuxième espace que se déroule “Le grand jeu de la réalité” dans lequel chaquevisiteur peut devenir le “héros”.

En pénétrant dans cet espace, le visiteur reçoit un caddie. Objet pour le moins insolite dans un musée,oblige à se questionner sur sa présence, sa fonction, son rôle, tant symbolique que pratique. Il rappelled'emblée que le développement durable nous concerne tous, individuellement et collectivement, qu'il nes'agit pas d'un simple “retour à la nature” mais que l'économie y a une place importante, et que le conceptne s'adresse pas qu'aux pays en voie de développement. D'autre part, en ramenant le développementdurable à la vie de tous les jours, le caddie lui fait perdre la dimension mondiale, globale et doncinatteignable qui le rend utopique aux yeux du grand nombre. Il perd également, en tout cas dans unpremier temps, cette image de complexité, puisqu'il est ramené à un objet que tout le monde connaît etmaîtrise, à un ensemble de gestes que chacun est capable de faire. Enfin, le caddie place le visiteur dansune situation familière et quotidienne, qui va faciliter l'apprentissage, et surtout favoriser leréinvestissement de ce qu'il aura “appris” au cours de sa visite dans sa vie de tous les jours.Au-delà de son rôle symbolique, le caddie offre des aspects pratiques indéniables. On peut y mettre unebouteille d'eau, la veste qu'on n'a pas voulu laisser à l'entrée, l'appareil de photo, etc. Par simpledéplacement d’un de ses côtés, on peut le transformer en double siège. Ces aspects ergonomiques en fontun objet précieux qui évite la fameuse “fatigue du visiteur de musée”. La position assise favorise en outrel’écoute des commentaires, diffusés par de petits haut-parleurs incorporés à l'engin, et évite ainsi lerecours aux traditionnels et ennuyeux panneaux explicatifs. De plus, cette formule d'audioguidage offre lapossibilité de sélectionner des commentaires “scientifiques”, “lyriques” ou de type “réflexif”, selonl'envie et les besoins des visiteurs.

En plus du caddie, le visiteur reçoit une carte magnétique. Celle-ci permet au visiteur d'achetervirtuellement des produits et des prestations, de voter, d'effectuer des choix, etc. Il peut aussi avoir accès àdes informations personnalisées, comme la population mondiale au moment de sa naissance, l’importancedu parc automobile à la même époque, etc.Ces informations font référence à un laps de temps qui est familier au visiteur, qu'il peut parfaitement sereprésenter, même si dans l’absolu, il reste subjectif. Cette première introduction permet de reconnaître levisiteur comme une entité individuelle, tout en lui rappelant incidemment son appartenance planétaire.A la fin de la visite, la "carte de consommation" permet également d'imprimer un “bilan personnel dedéveloppement durable”. Bien sûr, le visiteur reste libre de ses actes et de ses choix et aucun élément n'estconçu pour “lui faire la morale”.

Des “Standingues” au “Monopoléthique”... demain… la Terre!Muni de son caddie et de sa carte magnétique, le visiteur devient manager d’une multinationale,responsable du département de l’énergie, scientifique, PDG d’une raffinerie, d’une centrale nucléaire ousimple citoyen. Dans la peau de ce personnage, il effectue des choix, prend des décisions, est sollicité dansdes débats, participe à des votations, etc. A sa disposition, des slogans “publicitaires” qui le poussent à laréflexion, des témoignages de personnalités mais aussi d’autres visiteurs, des informations à chercher surdes supports aussi variés que ludiques, des expériences à faire ou à mener. Tout cela à travers des sujets

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de la vie courante, qu’il s’agisse des vacances, de la manière de se nourrir, de se déplacer, de se divertir, detravailler, de s’impliquer dans la vie de quartier, ...Chaque décision, achat, vote, etc. est immédiatement transmis à un ordinateur central. Celui-ci traite ladonnée reçue en fonction de critères de durabilité. Le résultat de la gestion informatique des donnéesmodifie la hauteur des couleurs des trois colonnes du tétraèdre, qui fonctionne comme une sorte debalance montrant le “poids” dont bénéficient les domaines que ces colonnes représentent. Le visiteurpeut ainsi suivre de manière directe, l'influence de ses propres choix, mélangés à ceux des autrespersonnes participant en même temps que lui à cette activité.Quelles que soient la ou les couleurs qui dominent, au moment où l'une d'entre elles parvient au sommet“éthique” du tétraèdre, une projection tridimensionnelle est diffusée sur le plafond de la coupole.Réponse aux choix enregistrés, ce film de fiction met en relation ces derniers et l'avenir de la Terre.Utilisant les techniques de l'image de synthèse couplées à des images réelles, des commentaires, de typejournalistique ou reportage, parlent des conséquences de l'action humaine. Images positives de l'évolutionde la planète lorsque les choix ont été judicieux, scènes catastrophiques où les changements climatiques,l'accroissement d'une population de plus en plus pauvre, la raréfaction de l'eau potable, etc. dénoncentl'inconséquence des choix effectués, scènes le plus souvent paradoxales ou ambiguës démontrant lafragilité des savoirs et la difficulté de trouver une “moins mauvaise solution”. Des commentaires enfinstimulent les visiteurs à continuer dans une optique responsable. Ils mettent en exergue l'importance del’action individuelle, et rappellent que le scénario n’est qu’une projection possible de l’avenir.

Conclusion“Toucher” l'avenir, entrevoir le futur, envisager de quoi demain sera fait… comprendre, ou du moinsvisualiser les liens qui existent entre nos choix de vie et de consommation et l'évolution globale prévisibleou susceptible de notre planète, voilà quelques-unes des pistes que nous envisageons pour promouvoir, àtravers le développement durable, une action citoyenne réfléchie. Celle-ci, nous l’avons vu, ne peut fairel’économie, ni d’une approche de la complexité, ni d’une recherche d’implication et d’action. Connaîtreles codes pénal et civil correspondait à une éducation civique, l’éducation citoyenne requiert d’autresoutils, notamment au niveau de la réflexion qu’elle nécessite. A nous d’innover et de nous offrir denouvelles voies pour appréhender ce monde en perpétuelle évolution qu’est le nôtre.Néanmoins, penser global, complexe, n’est jamais uniformisé. C’est au contraire utiliser à bon escientl’ensemble des informations que donne le contexte pour développer des approches “personnalisées” envue de proposer des optimums, ces solutions intermédiaires et fluctuantes, qui nécessitent cette souplesse,cette mobilité d’esprit nécessaires à la vitesse d’adaptation que requièrent notre monde et l’urgence de sesproblèmes.Le développement durable représente tout cela. Profondément inscrit dans notre quotidienneté, il est unesource intarissable de questions, de remises en cause, d’approfondissements, de mobilisations, deconnexions, de mises en réseau, etc. pour autant que l’intérêt soit présent, que l’individu se senteconcerné, impliqué dans ce processus. Voilà le nouveau défi que doivent relever toutes formesd’éducation.

Bibliographie indicative:BARBIER, J-M. sous la dir. de (1996) Savoirs théoriques et savoirs d’action, PUF, ParisCNUED (1993) Action 21: Déclaration de Rio sur l'environnement et le développement, Déclaration desprincipes relatifs aux forêts Nations Unies, New York-Genève, No de vente: F 93I11DAVALLON, J. (1992) Le musée est-il vraiment un média? in Publics & Musées no 2, PressesUniversitaires de Lyon

Page 9: Approche didactique du "développement durable": un concept entre utopie et réalité

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