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La véritable naissance de ce que certains ont nommé le «tout carcéral» 1 débute à partir de la réforme judiciaire et pénitentiaire de 1789, ré- forme qui visait à bouleverser pratiquement l’intégralité de la nature des peines existantes. En effet, avant la révolution française l’empri- sonnement est loin d’être la peine principale, certains historiens n’hésitent pas à qualifier tou- tes les tentatives d’emprisonnement qui précé- dent la révolution française comme des tenta- tives appartenant à la «préhistoire des prisons». L’échelle des peines de la plus lourde à la plus légère était la suivante: la peine de mort, le bannissement, les galères et le bagne, les muti- lations, les peines dérisoires et infamantes, l’amende, la confiscation, les excuses publi- ques 2 . Dans cette échelle des peines, la prison est absente, mise à part les quartiers de force destiné aux personnes ne pouvant pas être condamnées aux galéres (femmes, personnes âgées ou malades), la prison était uniquement destinée à garder les criminels de façon préventive, en attente de jugement: «les prisons ne sont établies que pour garder les criminels, et non pas pour les punir» 3 . Depuis la mise en place du «tout carcéral», nous pouvons distinguer essentiellement cinq périodes permettant de mieux comprendre son évolution. 297 Análise Psicológica (2002), 3 (XX): 297-306 Approche historique et sociologique du milieu carcéral en France: Comment comprendre les difficultés d’ouverture de la politique pénitentiaire française (1789-1945) PATRICK COLIN (**) (*) Directeur du Centre d’Etudes et de Recherches sur l’Intervention Sociale, Maître de Conférences en sociologie, Département de Formation Continue, Université Marc Bloch. 1 M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975. 2 Pour plus d’information sur les caractéristiques de chacune d’entre-elles, cf J.-M. Carbasse, Introduction historique au droit pénal, Paris, PUF, 1990. 3 Ferrière, Dictionnaire de droit et de pratique, v° «prison», in J.-M. Carbasse, Introduction historique au droit pénal, Paris, PUF, 1990, p. 209.

Approche historique et sociologique du milieu carcéral … · contraire au droit naturel et barbares; la pratique ... puisque le vol est à lui seul passible de la peine ... délinquant

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Page 1: Approche historique et sociologique du milieu carcéral … · contraire au droit naturel et barbares; la pratique ... puisque le vol est à lui seul passible de la peine ... délinquant

La véritable naissance de ce que certains ontnommé le «tout carcéral»1 débute à partir de laréforme judiciaire et pénitentiaire de 1789, ré-forme qui visait à bouleverser pratiquementl’intégralité de la nature des peines existantes.En effet, avant la révolution française l’empri-sonnement est loin d’être la peine principale,certains historiens n’hésitent pas à qualifier tou-tes les tentatives d’emprisonnement qui précé-dent la révolution française comme des tenta-tives appartenant à la «préhistoire des prisons».L’échelle des peines de la plus lourde à la pluslégère était la suivante: la peine de mort, lebannissement, les galères et le bagne, les muti-

lations, les peines dérisoires et infamantes,l’amende, la confiscation, les excuses publi-ques2. Dans cette échelle des peines, la prison estabsente, mise à part les quartiers de force destinéaux personnes ne pouvant pas être condamnéesaux galéres (femmes, personnes âgées oumalades), la prison était uniquement destinée àgarder les criminels de façon préventive, enattente de jugement: «les prisons ne sont établiesque pour garder les criminels, et non pas pour lespunir»3.

Depuis la mise en place du «tout carcéral»,nous pouvons distinguer essentiellement cinqpériodes permettant de mieux comprendre sonévolution.

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Análise Psicológica (2002), 3 (XX): 297-306

Approche historique et sociologique dumilieu carcéral en France: Commentcomprendre les difficultés d’ouverturede la politique pénitentiaire française(1789-1945)

PATRICK COLIN (**)

(*) Directeur du Centre d’Etudes et de Recherchessur l’Intervention Sociale, Maître de Conférences ensociologie, Département de Formation Continue,Université Marc Bloch.

1 M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard,1975.

2 Pour plus d’information sur les caractéristiques dechacune d’entre-elles, cf J.-M. Carbasse, Introductionhistorique au droit pénal, Paris, PUF, 1990.

3 Ferrière, Dictionnaire de droit et de pratique, v°«prison», in J.-M. Carbasse, Introduction historiqueau droit pénal, Paris, PUF, 1990, p. 209.

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1) De 1789 à 1850: on assiste à la mise enplace du «tout carcéral», les réformateursprésentent la prison comme un bon moyend’amender et de reclasser les criminels.

2) De 1850 à 1945: la politique pénitentiaireprend une orientation répressive, les résul-tats obtenus ne sont pas à la hauteur des es-pérances, le «courant pénitentiariste» de lapremière moitié du XIXème siècle est ra-dicalement remis en question.

3) De 1945 à 1981: une succession de réfor-mes s’alternent avec des parenthèses sécu-ritiaires permettent une humanisation pro-gressive du milieu carcéral.

4) Depuis 1981: nous sommes confrontés àune ouverture et une humanisation du mi-lieu carcéral français sans précédent.

L’espace réservé à cet article nous permetseulement de développer les deux premièrespériodes.

1. 1789-1850: MISE EN PLACE DU «TOUTCARCERAL», L’ESPOIR DES REFORMATEURS

A partir de la deuxième moitié du XVIIIémesiècle, les philosophes et théoriciens du droit, lesjuristes, les hommes de loi, les parlementairesremettent en question l’échelle des peines pro-posée par le droit pénal positif. Ils protestentcontre la pratiques des supplices jugés commecontraire au droit naturel et barbares; la pratiquede la question est à l’origine de nombreuseserreurs judiciaires. Les principes de l’ordonnan-ce de 1670 sont remis en question: le secret desprocédures, le refus de l’assistance d’un avocat,le recours à la torture, la cruauté des châti-ments… Il existe une disproportion des peines, iln’y a pas assez de peine intermédiaire. Cetteabsence de sanction «moyenne» fait courir undanger supérieur aux victimes, en particulierpour les nombreux marchands que l’on retrouveassassinés par les brigands de grands chemin:puisque le vol est à lui seul passible de la peinede mort, l’agresseur se débarrasse souvent destémoins capables de le reconnaître.

C’est donc dans un climat favorable à uneréforme pénitentiaire et judiciaire que les consti-tutants sont déterminés à romprent radicalementavec les abus du passé. Ils se posent la question

suivante: «sur quels principes fondés en raison eten humanité construire une nouvelle justicecriminelle?»4. Afin de répondre à cette question,les constituants vont fortement s’inspirer del’ouvrage de C. Beccaria Des délits et des pei-nes5 publié en Italie en 1765. En évoquant lanécessité de la peine, l’égalité des citoyens de-vant la justice pénale, le principe de l’égalité dela peine, la proportionnalité des peines aux dé-lits, C. Beccaria propose des principes judiciairesfondamentaux en accord avec la philosophiedes Droits de l’Homme. La nouvelle échelledes peines proposée par la constituante de 1791est la suivante:

- la peine de mort;- les fers (les condamnés sont employés à

des travaux forcés au profit de l’état, soit àl’intérieur des maisons de force, soit dansles ports et arsenaux, soit pour l’extractiondes mines ou pour le dessèchement desmarais);

- réclusion dans une maison de force (prin-cipalement pour les femmes);

- gêne, détention (emprisonnement), pourles délits, le code correctionnel prescritdes peines d’emprisonnement (maximun 2ans, doublement en cas de récidive);

- confiscation;- l’amende.

Nous pouvons donc observer que contraire-ment à l’ordonnance de 1670, l’incarcérationoccupe désormais une place centrale dans cettenouvelle échelle des peine (maison de force,gêne, réclusion, détention, emprisonnement).Pour de nombreux réformateurs, l’enfermementet le travail forcé doivent permettre l’amende-ment et le reclassement du condamné; le prin-cipe du double effet de la peine et clairementavancé: «punir le coupable et le rendre meil-

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4 R. Badinter, préface de Des délits et des peines, deC. Beccaria, traduction par M. Chevalier, Paris, Flam-marion, 1991.

5 C. Beccaria, Des délits et des peines, traductionpar M. Chevalier, Préface de Robert Badinter, Paris,Flammarion, 1991.

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leur»6. En 1816, le ministre Vaublanc reprendtextuellement la circulaire préparée sous l’empi-re: «Le travail est, de tous les moyens, le pluspropre à corriger les hommes dépravés, à donnerune autre dimension à leurs idées, à leur faireperdre leurs habitudes vicieuses»7. Pour certainshommes politiques, l’emprisonnement commepeine principale devait obliger l’Etat à construirede nouvelles prisons plus humaines. De nom-breux réformateurs ont eux-mêmes été enferméscomme opposant politique à la fin de l’AncienRégime, il se souviennent des dépôts de mendi-cité, ces établissements insalubres dans lesquelsétaient mélangés quotidiennement les hommes,femmes et enfants, confrontés à la maladie, aufroid, à la promiscuité.

L’objectif de la peine de prison donne lieu àdes débats passionnés durant toute la premièremoitié du XIXéme siècle, certains réformateursne croient pas à la mise en place d’une «réformemorale des prisonniers» grâce aux travail, c’estpar exemple le cas de l’inspecteur des prisonsMoreau-Christophe pour qui «la fin essentiellede la peine est le châtiment, et non la moralisa-tion du condamné»8.

En 1819, une ordonnance permet de créer, la«société royale des prisons» (elle deviendra en-suite la «société des prisons»), cette commissionqui se réunit tous les ans est chargée de préparerles futures réformes, elle reprend les méthodesde la Société pour l’amélioration de la disciplinedes prisons fondée en 1817 en Angleterre sous lepatronage du duc Gloucester: «mise au point dequestionnaires, visites d’enquête, recommanda-tion pour améliorer l’hygiène, la nourriture et la

moralisation des condamnés»9. Afin de trouver lemeilleur système carcéral, des chercheurs sontengagés pour étudier les caractéristiques desinstitutions pénitentiaires étrangères. De nom-breuses questions se posent, l’une d’elle retien-dra particulièrement l’attention des réformateurs:faut-il mettre une seule personne par cellule ouplusieurs en dortoir collectif?

Lorsque A. de Tocqueville et son collabora-teur G. A. de Beaumont sont envoyés en Améri-que pour observer les expériences carcéralesaméricaines, ils sont confrontés à deux systèmes:le régime carcéral philadelphien (expérimenté àPhiladelphie à partir de 1790) repose sur un iso-lement total de la personne incarcérée de jourcomme de nuit associé à un travail forcé, aucunecommunication avec les autres détenus n’estpossible; le régime auburnien (expérimenté àAuburn en 1823) repose sur un isolement en cel-lule la nuit et un travail collectif le jour. Le bilandu régime philadelphien est négatif car il estcoûteux et il conduit de nombreux prisonniers àla folie. Malgré ce constat, A. Tocqueville pro-pose à la société des prisons de retenir le régimephiladelphien. Même si ce dernier est plus oné-reux, il semble plus facile à appliquer en France.A. de Tocqueville explique que les cadres péni-tentiaires sont médiocres, les classes populairesfrançaises sont moins religieuses, le rachat par letravail n’est pas une valeur aussi forte qu’enAmérique. La société royale des prisons n’ac-cepte pas la proposition de A. de Tocqueville surle tout cellulaire, après de nombreux débats, lasociété trouva un compromis: le système phila-delphien serait utilisé pour les courtes peinestandis que le système auburnien pour les longuespeines.

Comme nous pouvons l’observer, la sociétéroyale des prisons a des attentes précises parrapport au «tout carcéral», durant toute la pre-mière moitié du XIXéme siècle, elle prépare unesuccession de réformes permettant de choisir le

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6 Le Pelletier de Saint-Fargeau, «Rapport sur le pro-jet de Code pénal à la Constitutante, 23 mai 1791»(Archives parlementaires, t. XXVI, pp. 321 et 323),cité par J. G. Petit, in «l’Amendement ou l’entreprisede réforme morale des prisonniers en France auXIXéme siècle», Déviance et société, Genève, 1982,vol. 6, N°4, pp. 331-351.

7 Code des prisons, t.1, p. 67. cité par J. G. Petit,Ibid., p. 348.

8 Moreau-Christophe, De la réforme des prisons enFrance, Paris, 1838, p. 249, cité par J. G. Petit, in«l’Amendement ou l’entreprise de réforme morale desprisonniers en France au XIXéme siècle», Déviance etsociété, Genève, 1982, vol. 6, N°4, pp. 331-351.

9 G. Petit (sous la dir. de), Histoire des galères,bagnes et prisons, XIIIe-XXéme siècle, «Politiques,modèles, imaginaire de la prison (1790-1875)», Paris,Bibliothèque historique Privat, 1991, p. 135.

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meilleur système pénitentiaire. On observe lesexpériences étrangères, on croit à l’emprisonne-ment cellulaire et à l’amendement des criminelspar le travail: «il n’y a pas d’incorrigible et toutdélinquant peut être corrigé par l’emprisonne-ment»10. Cette dynamique réflexive autour desquestions pénitentiaires (ce que M. Foucaultnommera une «technologie bavarde de la pri-son») prend son essor surtout à partir des années1820-30; elle n’est pas limitée à la France. J. G.Petit observe que «l’engouement pour l’amélio-ration du système pénitentiaire suscite des cen-taines d’ouvrages et de nombreux projets, no-tamment en Angleterre, aux Etats-Unis, en Fran-ce, en Belgique, en Allemagne, en Suisse, enHollande et en Italie»11. A partir de la deuxièmemoitié du XIXéme siècle nous observons que lesdifférentes propositions des «pénitentiaristes»trouveront qu’un écho très lointain dans lefonctionnement des établissements pénitentiai-res.

2. 1850-1945: UNE ORIENTATION REPRESSIVEDE LA POLITIQUE PENITENTIAIRE

De 1850 à 1945 nous assistons à une orien-tation répressive de la politique pénitentiaire.Non seulement les réformes pénitentiaires pro-posées par la société des prisons ne sont pasappliquées mais les résultats obtenu au niveau dela lutte contre la récidive sont très loin de l’ob-jectif initial. Les restrictions budgétaires succes-sives imposées à l’administration pénitentiaireremettent radicalement en question les projetsdes pénitentiaristes. Aussi surprenant que celapuisse paraître, la France, pays des Droits del’homme, sera un des derniers pays occidental àpratiquer la colonisation pénale. Pour compren-

dre cette période répressive, il est nécessaired’étudier l’influence de l’anthropologie criminel-le lombrosienne dans la politique pénitentiairefrançaise.

2.1. L’absence de reconstruction de nouvellesprisons, les limites du «tout cellulaire» etle système de «l’entreprise générale»

Contrairement aux propositions de la sociétédes prisons, pratiquement aucune nouvelle pri-son n’est construite, de nombreux anciens locauxfont l’affaire à moindre frais; «l’installationd’une grande prison pénale se résume donc en laconstruction d’un mur de ronde haut et largeautour de vieux bâtiments éventrés par de grandsdortoirs et de vastes ateliers»12. En 1862, endehors d’un établissement pénitencier agricoleen Corse, on observe que les 25 grandes maisonscentrales ont toutes été établies dans des anciensbâtiments qui avaient intialement une autredestination: six dans des anciens châteaux; septdans des dépôts de mendicité; douze dans degrand couvents.

En 1885, un bilan statistique du nombre deprisons cellulaires par rapport aux cellules col-lectives démontre que le projet du tout cellulaireest resté utopique. Sur 24 000 détenus empri-sonnés dans des prisons de courtes peinesseulement 2 744 ont une cellule individuelle; sur6 cellules, 5 sont collectives, une est individuel-le. L’absence de prison fonctionnelle avec unearchitecture définie ne permettent pas de mettreen place les orientations réformatrice de 1791,comme par exemple la séparation des prévenus/condamnés et mineurs/majeurs.

Le système de «l’entreprise générale» reflèteparticulièrement bien l’écart entre les projets desréformateurs et la réalité du milieu carcéral.Pour assurer la prise en charge matérielle desdétenus à moindre frais et instaurer un mode devie disciplinaire, l’Etat s’en remet aux entrepre-neurs. L’entrepreneur s’engage à continuelle-ment fournir du travail aux détenus, ces derniers

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10 B. Appert, Bagnes, prisons et criminels, Paris,1836, T. 1, préface, p. VI, in B. Schapper, «La récidi-ve, une obsession créatrice au XIXème siècle», in Lerécidivisme, XXIème Congrès de l’Association Fran-çaise de Criminologie, Paris, PUF, 1984, p. 36.

11 J-G. Petit, «Politiques, modèles, imaginaire de laprison (1790-1875)» in J-G. Petit (sous la dir. de),Histoire des galères, bagnes et prisons, XIIIe-XXémesiècle, op. cit., p. 135. 12 Ibid., p. 129.

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peuvent être payés 20% en moins que le tarif dutravail libre. En échange d’un prix de journéepayé par l’Etat, l’entrepreneur doit assurer laquotidienneté matérielle des détenus qui lui sontconfiés: «à l’exception des constructions neuves,des grosses réparations et du personnel, il sechargeait de tout: nourriture, coucher, vestiaire,blanchissage des prisonniers; chauffage etéclairage de la prison; équipement des ateliers;entretien des objets mobiliers, tels que lemobilier des bureaux de l’administration, lesobjets du cultes, les armes des gardiens. Il payaitles médicaments des malades et jusqu’à lasépulture des détenus qui mourraient au cours deleur peine»13.

2.2. Le consensus français autour de l’appro-che lombrosienne

A partir de la deuxième moitié du XIXèmesiècle, on observe une sérieuse remise en ques-tion du rôle curatif de la prison cellulaire. Lapublication annuelle des taux de récidive depuis1851 provoque des commentaires alarmés duMinistre de la Justice. L’administration ne par-vient pas à amender ni à reclasser les personnescriminelles qui lui sont confiées, au contraire, laprison est désormais considérée comme «l’écoledu crime». Les gouvernements de Napoléon IIIremettent en question les réformes pénitentiairesantérieures et instaurent une politique pénalebeaucoup plus répressive, la récidive manifeste«une perversité endurcie qui appelle sur elleune aggravation exceptionnelle de pénalité»14.Plusieurs lois, décrets ou circulaires permettentd’observer cette orientation répressive: en 1851une organisation plus sévère de la surveillancede haute police assure la surveillance des anciensbagnards et récidiviste après l’expiration deleur(s) peine(s); en 1852 une loi aggrave l’inter-diction de séjour des anciens condamnés dans

certaines grandes villes. A partir de 1852, la so-ciété des prisons qui se réunissait au moins unefois par an pour proposer et suivre les réformespénitentiaires ne se réunit plus.

Alors que l’expérience anglaise de transpor-tation des condamnés en Australie s’avère êtreun échec (par rapport à l’amendement), la loi du30 mai 1854 prescrit la fermeture des bagnes etla transportation des condamnés aux travauxforcés dans une colonie française d’outre mer.L’objectif de cette mesure n’est pas d’amender lecriminel, mais bien de débarrasser le pays d’unepopulation jugée dangereuse. Cette méthode delutte contre la récidive et la contagion du crimeprévoit le doublage: «Tout condamné à moins dehuit années de travaux forcés sera tenu, à l’expi-ration de sa peine, de résider dans la colonie pen-dant un temps égal à la durée de sa condamna-tion. Si la peine est de huit années, il sera tenud’y résider pendant toute sa vie»15.

En 1885, sous l’influence des travaux crimi-nologiques positivistes16 et des statistiques cri-minelles17, le Parlement français se croit en droitde frapper les multirécidivistes réputés inamen-dables par une nouvelle mesure répressive: la re-légation perpétuelle à subir dès l’exécution de ladernière peine. Contrairement à la mesure pré-cédente qui s’adressait uniquement aux criminelsayant commis les crimes les plus graves (con-damnés aux bagnes), cette dernière s’applique àune population de petits délinquants récidivistes,

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13 M. Seyler, «De la prison semi-privée à la prisonvraiment publique, la fin du système de l’entreprisegénérale sous la IIIéme République», Déviance etSociété, 1989, Vol. 13, N°2, pp. 125-140.

14 A. Bertaud, professeur à la Faculté de Droit deCaen, Cours de Code pénal, 2ème éd., 1859, p. 383, inIbid., p. 40.

15 Article 6 de la loi sur la transportation du 30 mai1854, in M. Pierre, «La transportation (1848-1938)»,in Histoire des galères, bagnes et prisons, Toulouse,Privat, 1991, p. 237.

16 La réception de la théorie «du criminel-né» deLombroso en France est abordée dans le premierchapitre de la deuxième partie.

17 «Le nombre absolu des prévenus récidivistesaugmente ainsi que leur pourcentage: ils étaient 37 %dans la période 1871-75, 41 % entre 1876 et 1880 etde 1879 à 1880, leur nombre vient d’augmenter deplus de 3 400 sur 70 000, “une progression effrayan-te” déclare le rapport du Ministre, ce qui révèle“l’inefficacité de la répression et l’insuffisance despeines au point de vue moralisateur”». in B. Schapper,«La récidive, une obsession créatrice au XIXème siè-cle», op. cit., p. 46.

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y compris les mendiants et les vagabonds. Lesmultirécidivistes sont désormais considéréscomme irrécupérable. Dès lors que la loi de1885 sur la relégation des multirécidivistesdestinées aux «incorrigibles» est votées, on semontre plus libéral avec les autres: instaurationde la liberté conditionnelle en 1885, existence dela peine de prison avec sursis en 1890, créationdu bulletin n° 3 du casier judiciaire en 189918.

Pour comprendre cette remise en questionradicale de tous les espoirs des réformateurspénitentiaristes à travers la loi de 1885, il est né-cessaire de rappeler le consensus français autourdes principes lombrosiens. En 1876 paraît l’ou-vrage le plus célèbre de C. Lombroso: l’hommecriminel. Dans la première partie de son oeuvremaîtresse, il se livre à une importante investi-gation théorique et historique pour inscrire lecrime dans une dimension universelle. Les œu-vres de médecins, d’aliénistes, d’anthropologues,de naturalistes, d’historien permettent à C. Lom-broso de rappeler que le crime est loin d’êtrel’expression d’un désordre accidentel mais qu’ilcorrespond à un phénomène naturel, inscrit dansles règnes végétal (plantes carnivores) est animal(le cannibalisme, l’infanticide et le parricideexiste chez les fourmis) donc dans la grande his-toire du monde. Le crime est un phénomène na-turel chez les peuples «sauvages» ou «primitifs».Dans la seconde partie de L’homme criminel, ilprésente ses travaux sur l’anatomie et l’anthro-pométrie des criminels permettant de démontrerqu’il existe un «type anthropologique» spécifi-

que aux «criminels-nés», par exemple «la capa-cité crânienne des honnêtes gens oscille entre1475 et 1550 cm3, elle est de moindre impor-tance chez les gens sans aveux: 1455 cm3 chezles criminels, 1457 chez les assassins et 1449chez les voleurs (...) selon Lombroso, les assas-sins et les voleurs avec effraction ont les che-veux noirs et crépus, la peau brune, le nez aqui-lin, crochu, difforme, des mâchoires puissantes,des canines très développées, les oreilles volu-mineuses en forme d’anse et décollées, le crâneaplati, etc.»19 Pour C. Lombroso, Les criminels«retournent en arrière», par un effet d’atavisme.Cette réapparition d’un caractère primitif aprèsun nombre indéterminé de générations expliquaitselon C. Lombroso les rapprochements entrel’anatomie des criminels et celles des peuples«sauvages» qui étaient restés à un stade infantilede l’évolution. Dans toute l’Europe l’entreprisede C. Lombroso fut à l’origine d’une véritablemanie anthropométrique. La France n’échappe àcette recherche d’une tare biologique du crimi-nel, même si des auteurs de cette époque tententde se démarquer de l’Ecole italienne. Lorsquenous lisons des traités ou des manuels de crimi-nologie dans un perspective historique, en par-ticulier les chapitres traitants de l’institutionna-lisation de cette discipline, nous sommes rapi-dement confrontés au leitmotiv suivant: à la findu XIXème siècle, la criminologie est composéede deux écoles antagonistes: l’école italienne quiexplique principalement le crime par des facteursd’ordre biologique et l’école française qui portel’accent sur le rôle du milieu social (on l’appelled’ailleurs l’école française du milieu social).Mise à part la remarque de J. Pinatel sur le juge-ment français caricatural par rapport à l’écoleitalienne en 196120, L. Mucchielli observe quecette catégorisation a toujours été reprise par lescriminologues qui ont présenté les travaux de C.Lombroso, A. Lacassagne et d’autres criminolo-gues de la fin du XIXème siècle. Cette dichoto-mie France/Italie, Milieu social/hérédité peut

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18 Avant 1876, le casier judiciaire n° 2 qui contenaittoutes les condamnations était public, c’est à dire qu’ilpouvait être délivré à qui le demandait (en particulierles employeurs). A partir de 1876, une circulaire mi-nistérielle rend exceptionnelle puis interdit la délivran-ce du casier n° 2 à des tiers. Cependant, les employ-eurs pouvaient toujours le demander à l’ancien con-damné, cette circulaire n’était pas d’une grande pro-tection. Afin d’éviter ce que les pénitentiaristes nom-maient «un pilori perpétuel», la loi du 5 août 1899 ins-taure le bulletin n° 3, seulement communicable àl’intéressé où, entre autres, les condamnations avecsursis ne figurent pas et où les inscriptions étaientprescrites après un délai variable selon la nature descondamnations.

19 P. Darmon, «le criminel né», L’histoire, N°168,1993, p. 93.

20 J. Pinatel, «De Lacassagne à la nouvelle école deLyon», Revue de science criminelle et de droit pénalcomparé, 1961, pp. 151-158.

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être radicalement remise en question depuis lapublication récente d’un ouvrage collectif vo-lumineux (près de 450 pages) sous la directionde L. Mucchielli: L’histoire de la criminologiefrançaise. Non seulement ce dernier a le méritede constituer le premier traité d’histoire de lacriminologie française mais il a également l’in-térêt de rassembler la contribution de plusieursauteurs qui remettent radicalement en questionun certain nombre de représentations erronéesrégulièrement exposées dans la plupart des trai-tés de criminologie depuis près d’un siècle.Nous nous attarderons plus particulièrement surles contributions de deux auteurs, celle de. Aprèsavoir relu l’ensemble des œuvres de A. Lacas-sagne et de G. Tarde (auteurs les plus importantsde cette deuxième moitié du XIXéme siècle), L.Mucchielli et M. Renneville démontrent queles critiques formulées par les criminologues del’Ecole française du milieu social à l’égard de lacriminologie italienne sont essentiellement desnuances de sensibilités théorique. D’une certainemanière, il y a un consensus de la majorité descriminologues français autour des principeslombrosiens.

A. Lacassagne, Professeur de médecine légaleà la faculté de médecine de Lyon, est reconnucomme le chef de file de «l’école lyonnaise dumilieu social». Avec G. Tarde, il est à l’originede la création des Archives d’anthropologie cri-minelle et des sciences pénales en 1885 qui pa-raîtront jusqu’en 1914. Son oeuvre est souventauréolée en France d’un certain prestige suite àson opposition aux approches biologiques lom-brosienne, voire à l’ensemble de l’école italien-ne. Des ouvrages récents comme celui de P.Darmon Médecins et assassins à la Belle épo-que21 présente A. Lacassagne comme l’auteurd’une théorie sociologique alternative au «délirepositiviste» de C. Lombroso. Dans cette perspec-tive d’opposition tranchée entre l’école positi-viste italienne et l’école du «milieu social», M.Renneville22 observe que l’on cite les phrases les

plus célèbres de A. Lacassagne: «les sociétésont les criminels qu’elles méritent», on reprendsa fameuse comparaison entre «le criminel-microbe» et le «milieu social-bouillon de cultu-re» sans lequel le premier ne peut pas se déve-lopper. Il ne s’agit pas à présent de remettre enquestion ces aphorismes de l’école de Lyon,mais de rappeler la complexité et l’originalitédes débats de l’époque. L’opposition entrel’approche sociologique de «l’école française dumilieu social» (ou lyonnaise selon les textes) etl’approche biologique de l’école italienne cachedes relations théoriques plus complexes.

L’expression de «milieu social» employée parLacassagne est loin de coïncider avec la mêmeexpression employée par les criminologues con-temporains. Pour A. Lacassagne «le milieusocial» conditionne l’évolution des différentescouches sociales, au sens biologique et psycho-logique. M. Renneville précise que «sa typologiedes criminels était rigoureusement calquée surcelle des couches sociales: les plus avancées, oùdomine l’intelligence sont dites “frontales”; lesinférieures, dans lesquelles prédominent les ins-tincts, sont les couches “postérieures” ou “occi-pitales”, les couches intermédiaires enfin sont“pariétales”»23. Bien qu’il s’oppose de façontrès nette à la notion d’atavisme chère à C.Lombroso, il n’hésite pas à utiliser la notion derégression pour expliquer les crises créées parles influences nocives du milieu social, l’alimen-tation, l’alcool, l’éducation ou encore les criseséconomiques, les «révolutions», peuvent désé-quilibrer l’organisation cérébrale et, dans le«conflit inévitable» qui en résulte, A. Lacassa-gne estime qu’il y a «prédominance de la partiepostérieure du cerveau sur l’antérieure». L’actionet les instincts ont alors tendance à prendre ledessus sur «les phénomènes de l’intelligence»24.Cette mise en évidence des corrélations entre lesmodifications du milieu social et les modifica-tions de l’organisation cérébrale est parfaitementcompatible avec l’idée du substrat organique ducomportement criminel. La particularité biologi-que du criminel qui résulte de l’atavisme «du cri-

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21 P. Darmon, Médecins et Assassins à la Belle épo-que, Paris, Seuil, 1989.

22 M. Renneville, «La réception de Lombroso enFrance», in Histoire de la criminologie Française L.Mucchielli (sous la dir. de), Paris, Editions l’Harmat-tan, 1994, p. 112.

23 Ibid., p. 113.24 Ibid., p. 113.

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minel-né» chez C. Lombroso devient une consé-quence du «milieu social» chez A. Lacassagne.Autrement dit, même si A. Lacassagne remet enquestion la notion de régression atavique danstout phénomène criminel, sa théorie reste prochedes approches biologiques de la criminalité: si lemilieu est équilibré, les mauvais instincts ne sedéveloppent pas, dans le cas contraire, ils sontlibérés et dominent le fonctionnement cérébral.Même si le milieu peut faire varier considérable-ment le chiffre de la criminalité, l’acte criminelreste donc chez chaque individu entièrementdépendant de sa constitution cérébrale. Commel’observe L. Mucchielli, «on voit ici ce qui aégaré tant de commentateurs: les deux explica-tions (biologique et social) ne se contredisentpas, elles se superposent simplement. La société,selon son état, ne fait que révéler ou non la na-ture criminelle de certains individus, nature inté-gralement déterminée à l’avance par leur héré-dité»25.

En s’interrogeant sur les motifs de l’impact dumilieu social sur l’individu, G. Tarde fonde lacélèbre «Loi de l’imitation». L’école de l’inter-psychologie dont il est le fondateur considèreque les rapports sociaux ne sont que des rapportsinterindividuels, et c’est par le jeu de l’imitationque se développe la vie sociale. La plupart desdélinquants ont suivi l’école du crime auprès desbandes dans la rue; si quelqu’un vole ou tue, ilne fait qu’imiter quelqu’un d’autre. «Pour jugerde son pouvoir propre, il faut en observerd’abord les manifestations chez les idiots. Eneux, le penchant imitatif n’est pas plus fortqu’en nous, mais il agit sans rencontrer l’obs-tacle de nos idées, de nos habitudes morales, denos volontés. Or on cite un idiot qui après avoirassisté à l’égorgement d’un porc prit un couteauet le dirigea contre un homme. D’autres prati-quent la tendance imitative en allumant des in-cendies. Tous les actes importants de la vie so-ciale sont exécutés sous l’empire de l’exemple.On engendre ou on engendre pas par imitation

(...). On tue ou on ne tue pas par imitation»26.Devant cette forme de promotion de l’approchesociologique développée par G. Tarde nous pou-vons penser que ces travaux s’inscrivent en rup-ture par rapport à l’approche Lacassagnienne.Pourtant il n’en est rien, la pensée de G. Tarderéserve plus d’une surprise. Les différents tra-vaux sur l’importance accordée au milieu socialsont juxtaposés avec des approches biologiques,nous confrontant ainsi à une forme d’ambiguïtéintellectuelle déroutante. En effet, G. Tarde ex-plique que le mode de vie criminel finit à termepar produire et conserver chez ses acteurs desstigmates physiques, «mes critiques ne portentque sur l’interprétation donnée par Lombrosoaux caractères physiques ou autres si fréquem-ment présentés par les malfaiteurs. Mais ellesn’entament en rien la réalité du type criminel»27.G. Tarde explique que le criminel a une fréquen-ce d’anomalie anatomique supérieure à lamoyenne, moins intelligent, il est souvent sou-mis à des impulsions incontrôlables. A ce pro-pos, nous pouvons reprendre l’extrait d’un ar-ticle de G. Tarde écrit en 1893, lorsque celui-cirépond aux critiques d’un anthropologue italien:«Ai-je jamais nié le facteur anthropologique?Non. J’ai souvent parlé de ces prédispositions or-ganiques (...) au crime ou au vice qui (...) peu-vent être aiguillées sur de bonnes voies par unensemble d’influences sociales ou de circonstan-ces biographiques favorables. Je n’ai jamais vumême d’inconvénients à qualifier de criminels-nés la petite minorité d’anormaux poussés aumal par de si vigoureuses impulsions de leurtempérament et de leur caractère innés que, àmoins d’un concours tout à fait exceptionnel etextrêmement improbable d’influences et de cir-constances singulières, inouïes, ils commettrontdes forfaits quelconques. Seulement j’ai dit qu’àmon sens le moment n’était pas encore venu de

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25 L. Mucchielli, «Hérédité et Milieu social: le fauxantagonisme franco-italien», in Histoire de la crimino-logie Française, L. Mucchielli (sous la dir. de), Paris,Editions l’Harmattan, 1994, p. 191.

26 G. Tarde, La philosophie pénale, Lyon et Paris,Storck et Masson, 1890, p. 323, cité par L. Mucchiel-li, «Naissance et déclin de la sociologie criminelle»,op. cit., p. 295.

27 G. Tarde, La criminalité comparée, Paris, Alcan,1886, p. 152, cité par L. Mucchielli, «Naissance etdéclin de la sociologie criminelle», op. cit., p. 293.

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préciser les caractères anatomiques ou physiolo-giques auxquels se rattache le penchant criminelou aussi bien la vocation vertueuse (...). Enattendant il m’a paru que tout ce qu’on pouvaitdire d’un peu net à ce sujet avait été indiqué parmon ami A. Lacassagne dans sa théorie destrois régions cérébrales»28. Cette longue citationreprise par L. Mucchielli est très riche d’enseig-nement, non seulement elle contient l’idée d’uneprédisposition biologique du criminel fidèle àl’approche lombrosienne (c’est seulement lathéorie de l’atavisme qui est remise en question)mais elle démontre que la pensée de G. Tardes’accorde tout à fait avec celle de A. Lacassagne.C’est le milieu qui va produire (ou provoquer) lamanifestation des véritables instincts, si le milieun’est pas équilibré, les mauvais instincts sontlibérés et dominent le fonctionnement des troisrégions cérébrales décrites par A. Lacassagne.

Cette présentation rapide de l’approche crimi-nologique de G. Tarde et de A. Lacassagne nouspermet d’observer la parfaite correspondanceentre l’approche de l’école du milieu social deA. Lacassagne et la politique criminelle répres-sive de la Troisième République, notamment àtravers la loi de 1885 sur la relégation des multi-récidivistes. Dans un article sur la «peine demort et la criminalité»29 A. Lacassagne expliqueque puisque le criminel n’est pas transformable«l’Etat a le droit et le devoir de se défendre: ilfaut expulser le criminel hors du territoire, oumieux encore s’en débarrasser sûrement par lamort. Celle-ci délivre la République d’un dangerévident, et ce malheureux d’une existence troplourde»30. Nous sommes ici très proches dessanctions proposées par les tenants de l’approchelombrosienne. Comme on peut l’observer dans laproposition d’échelle des peines élaborée par R.Garofalo, à partir du moment où l’on croit au

déterminisme biologique, la personne devientirrécupérable, «Ainsi, les meurtres par vengean-ce d’honneur seront déportés dans une île pen-dant un temps indéterminé. Les meurtriers ayantagi pour se défendre seront éloignés de la victi-me et ceux qui ont été poussés par l’appât dugain seront mis à mort ou placés en manicôme.Les violeurs seront déportés et abandonnés.L’auteur de coups sans intention meurtrière seracontraint au dédommagement et à une amende.Les voleurs, incendiaires et escrocs non aliénésseront transportés dans une terre éloignée et, s’ilsrécidivent, ils seront conduits dans une contréesauvage. Le banqueroutier sera interdit de toutefonction publique»31. L. Mucchielli souligne quec’est dans ces mêmes années que se développe lethème de la stérilisation et de la castration descriminels dans les Archives, «Lacassagne, ainsique L. Manouvrier et quelques autres, serontd’ailleurs membres du comité français dépêchésau premier Congrès eugénique international quise tient à Londres en juillet 1912»32.

Suite à la loi de 1885 sur la relégation desmultirécidiviste et la naissance de la libertéeconditionnelle, la politique pénale française de latroisième république ne connaît plus véritable-ment de modification, on observe un certainhermétisme de l’institution pénitentiaire jusqu’àla seconde guerre mondiale. Malgré tous les ef-forts déployés et l’imagination créatrice des ju-ristes sous la troisième république, les statisti-ques sur la récidive ne sont toujours pas satis-faisantes, comme l’observe B. Schapper, «après1900, la poussée de la récidive et surtout de lamultirécidive reprit de plus belle comme s’il yavait une société de criminels endurcis, cesmonstres à frapper dont parlait G. Tarde quinzeans auparavant»33.

Il faudra attendre la réforme pénitentiaire de1945 pour que l’amendement et le reclassementsoit placés au centre de la politique pénitentiaire.

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28 G. Tarde, «Biologie et sociologie. Réponse au DrBianchi», Archives d’Anthropologie Criminelle, 1893,p. 13., Ibid., p. 293.

29 A. Lacassagne, «Peine de mort et la criminalité»,Archives d’Anthropologie Criminelle, 1908, in L.Mucchielli, «Hérédité et Milieu social: le faux antago-nisme franco-italien», op. cit., p. 210.

30 Ibid., p. 58.

31 cité par J. Pradel, Histoire des doctrines pénales,Paris, PUF, 1989, p. 84.

32 L. Mucchielli, «Hérédité et Milieu social: le fauxantagonisme franco-italien», op. cit., p. 210.

33 B. Schapper, «La récidive, une obsession créatriceau XIXème siècle», op. cit., p. 63.

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Intervenant après presque un demi-siècle desilence sur la question pénitentiaire, cette réfor-me marquera une rupture avec le passé, dans uncontexte de renouvellement nécessaire et de re-construction de la société. La base de cette nou-velle politique criminelle adoptée après la Libé-ration reposera sur l’action éducative; la peineprivative de liberté a désormais «pour but essen-tiel l’amendement et le reclassement social ducondamné»34.

RESUME

L’approche historique et sociologique du milieucarcéral en France depuis le début du XIXéme sièclenous permet de mieux comprendre les difficultésd’ouverture de la politique pénitentiaire française à lafin du XXéme siécle. Pendant toute la première moitiédu XIXéme siécle, la société des prisions prépare unepénitentiaire. On croit à l’emprisonnement cellulaire età l’amendement des criminels par le travail. De 1850 à1945 nous assistons à une orientation répressive de lapolitique pénitentiaire. Les réformes pénitentiairesproposées par la société des prisons ne sont pas appli-quées: absence de reconstruction de nouvelles prisons,échec du «tout cellulaire», omniprésence des employ-eurs. Le consensus de la majorité des criminologuesfrançais autour des approches biologiques lombrosien-nes ou lacassagnienne favorise la pratique de la coloni-

sation pénale: le criminel est irrécupérable. Il faut at-tendre 1945 pour que l’amendement et le reclassementsoit de nouveau placé au centre de la politique péniten-tiaire française.

Mot clés: Milieu carcéral, politique pénitentiaire,reclassement.

ABSTRACT

Since early 19th century, the historic and sociologicapproaches to prison environment in France allow usto better understand the opening difficulties of Frenchprison policy at the end of the 20th century.

During the first half of the 19th century, prison so-ciety prepared a succession of reforms that allowedchoosing the best prison system. Confinement impri-sonment and amendment of criminals by work was thepolicy believed to be more effective. From 1850 to1945, prison policy took a repressive orientation. Pri-son reforms, which are proposed by the prisons socie-ty, are not applied: lack of rebuilding of new prisons,failure of «all confinement», omnipresence of employ-ers. The consensus of the majority of the French cri-minologists around lombrosians or lacassians biologicapproaches favours the practice of criminal coloniza-tion: the criminal is beyond redemption. We must waituntil 1945 to see again amendment and rehabilitationas central issues in French prison policy.

Key words: Prison environment, prison policy, re-habilitation.

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34 Premier principe formulé en mai 1945 par la com-mission de réforme des institutions pénitentiairesfrançaises.