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Françoise Sabban De la Main à la pâte Réflexion sur l'origine des pâtes alimentaires et les transformations du blé en Chine ancienne (IIIe siècle av. J.-C. — VIe siècle ap. J.-C.) In: L'Homme, 1990, tome 30 n°113. pp. 102-137. Citer ce document / Cite this document : Sabban Françoise. De la Main à la pâte Réflexion sur l'origine des pâtes alimentaires et les transformations du blé en Chine ancienne (IIIe siècle av. J.-C. — VIe siècle ap. J.-C.). In: L'Homme, 1990, tome 30 n°113. pp. 102-137. doi : 10.3406/hom.1990.369206 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1990_num_30_113_369206

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Análise histórica da gastronomia chinesa

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Françoise Sabban

De la Main à la pâte Réflexion sur l'origine des pâtesalimentaires et les transformations du blé en Chine ancienne(IIIe siècle av. J.-C. — VIe siècle ap. J.-C.)In: L'Homme, 1990, tome 30 n°113. pp. 102-137.

Citer ce document / Cite this document :

Sabban Françoise. De la Main à la pâte Réflexion sur l'origine des pâtes alimentaires et les transformations du blé en Chineancienne (IIIe siècle av. J.-C. — VIe siècle ap. J.-C.). In: L'Homme, 1990, tome 30 n°113. pp. 102-137.

doi : 10.3406/hom.1990.369206

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1990_num_30_113_369206

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AbstractWhat Hands Do to Dough. Reflexions on the Origin of Pasta and the Processing of Wheat in AncientChina (3rd Century BC — 6th century AD). — In Europe, the origin of pasta, which is the product of away of processing wheat and conserving it as a foodstuff, is not known. In China, various writtensources mention the existence, about the 3rd century BC, of foodstuffs called bing based on wheatflour. From the first mention till the first recipes which are given in the 6th century AD, the history ofpasta can be reconstituted through poems and texts praising this foodstuffs gastronomie value and uses; and an evaluation can be made of its price, prestige and place in food habits. By following thesemantic evolution of the term designating pasta, the hypothesis can be made that such preparations ofcereals were, from a culinary viewpoint, thought to be « forms » in compar-ison with « unformed »porridges and gruels. Furthermore it can be hypothesized that this conception takes its origin in theingrédients and niaking of the « leavens » used to ferment alcoholic beverages, which have existedsince very ancient times.

RésuméDe la Main à la pâte. Réflexion sur l'origine des pâtes alimentaires et les transformations du blé enChine ancienne (me siècle av. J.-C. — vie siècle ap. J.-C.). — Les pâtes alimentaires sont l'un desaliments de conserve issus du blé, dont on ignore les origines en Europe. En Chine, diverses sourcesécrites attestent de l'existence, vers le me siècle avant notre ère, d'un ensemble de denrées à base defarine de blé, appelées bing. Des premières mentions jusqu'aux premières recettes au vie siècle, grâceaux poèmes et textes vantant leurs mérites gastronomiques et leur utilisation, on peut reconstituer leurhistoire, évaluer la place qu'elles occupaient dans les mœurs alimentaires, le prix et le prestige qu'onleur attachait. Parallèlement, en suivant l'évolution sémantique du terme les désignant, on émetl'hypothèse que ces préparations céréalières sont conçues, du point de vue culinaire, comme des «formes » au regard des plats « informes » que sont les bouillies ou les porridges, conception qui trouveson origine dans la composition et le mode de fabrication de « levains » destinés à la fermentation deboissons alcooliques, dont on connaît l'existence depuis la plus haute antiquité.

ZusammenfassungVon der Hand zum Teig. Überlegungen uber den Ursprung der Nudel-zubereitung und derWeizenverarbeitung im alten China (3. J. vor C. — 4. J. nach C.). — Nudeln sind eins derAufbewahrungsmitteln aus Weizen hergestellt, deren Ursprunge in Europa vollig unbekannt sind. InChina bezeugen verschiedene schriftliche Quellen von der Existenz, um den 3. Jahrhundert vorChristus, samtlicher Nahrungsmitteln aus Weizen, bing genannt. Von den ersten Erwahnungen bis zuden ersten Rezepten im 6. Jahrhundert — in Dichtungen und Texten vorzufinden, die diegastronomischen Verdienste und Anwen-dungen loben — kann ihre Geschichte wiederzusammengestellt und ihre Wichtigkeit in den Nahrungsgewohnheiten, den Preis und Prestige die ihnengewahrt wurden, geschatzt werden. Die semantische Entwicklung der Worter die sic bezeichnen wirdgefolgt und die Hypothese wird aufgestellt, dass diese Getreidevorbereitungen aus einem kulinarischenStandpunkt, aïs « Formen » betrachtet werden, sic werden mit den « formlosen » Gerichten verglichen,wie Breie und Porriges ; diese Auffassung findet ihren Ursprung in den Zutaten und in die Vorbereitungvon « Treibmitteln », die zur Gârung von Alkoholgetranken dienen, deren Existenz schon in uraltenZeiten gekannt wurde.

ResumenDe la Mono a la masa. Reflexiones acerca de las postas alimenticias y las transformaciones del trigo enla antiqua China (III s. antes de c.-VI s. despues de C.). — Las pastas alimenticias son uno de losalimentes de conserva sacados del trigo, de las cuales se ignoran sus origenes en Europa. En China,diferentes fuentes escritas son testigo de la existencia, hacia el siglo VI antes de nuestra éra, de unconjunto de alimentos a base de harina de trigo, llamado bing. Desde las primeras menciones hasta lasprimeras recetas en el siglo vf, gracias a poemas y textos que baten meritos gastronómicos y susutilizaciones, podemos reconstituir su historia, evaluar el lugar que ocupaban en las costumbresalimenti-cias, el precio y el prestigio que se les daba. Paralelamente, siguiendo la evolución semánticadel término que las désigna, omitimos la hipotesis de que estas preparaciones de cereales son

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concevidas, desde el punto de vista culinario, como « formas » con apariencia de platos « informes »que son los caldos y potajes, y que esta concepción tiene sus origenes en la composiciôn y el modo defabricación de « levaduras » destinadas a la fermentaciôn de bebidas alcohólicas, de la que conocemossu existencia desde la mas alta antiguedad.

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Françoise Sabban

De la Main à la pâte

Réflexion sur l'origine des pâtes alimentaires

et les transformations du blé en Chine ancienne (me siècle av. J.-C. - vie siècle ap. J.-C.)*

Françoise Sabban, De la Main à la pâte. Réflexion sur l'origine des pâtes alimentaires et les transformations du blé en Chine ancienne (111e siècle av. J.-C. — vie siècle ap. J.-C). — Les pâtes alimentaires sont l'un des aliments de conserve issus du blé, dont on ignore les origines en Europe. En Chine, diverses sources écrites attestent de l'existence, vers le ine siècle avant notre ère, d'un ensemble de denrées à base de farine de blé, appelées bing. Des premières mentions jusqu'aux premières recettes au vie siècle, grâce aux poèmes et textes vantant leurs mérites gastronomiques et leur utilisation, on peut reconstituer leur histoire, évaluer la place qu'elles occupaient dans les mœurs alimentaires, le prix et le prestige qu'on leur attachait. Parallèlement, en suivant l'évolution sémantique du terme les désignant, on émet l'hypothèse que ces préparations céréalières sont conçues, du point de vue culinaire, comme des « formes » au regard des plats « informes » que sont les bouillies ou les porridges, conception qui trouve son origine dans la composition et le mode de fabrication de « levains » destinés à la fermentation de boissons alcooliques, dont on connaît l'existence depuis la plus haute antiquité.

A la mémoire d'Emilio Serení ... impasta fior di farina all'acqua di fontana sopra un 'asse pulita, e la sua pasta mena e rimena, e la dirompe e spiana ; indi con un baston ch 'a lei sovrasta l'assotiglia premendo e l'allontana ; e perch' ella talor non s'appicasse, spolvera spesso e rinfarina Fasse

Bracciolini, Scherno degli dei, xvne siècle1.

Les pâtes alimentaires, mystérieux amalgames de farine et d'eau, sont entrées dans les habitudes alimentaires, sans qu'on sache vraiment comment, en Chine et en Europe. Mais alors qu'en Europe il faut attendre les premiers textes culinaires italiens de la fin du Moyen Age pour en connaître le mode de fabrication, en Chine un traité d'agriculture du vie siècle de notre ère en donne les premières recettes2. Une fois de plus, voici constatée l'éclatante « avance » de la Chine. Mais nous n'entonnerons pas un chant triomphal glorifiant l'ingé-

L'Homme 113, janvier-mars 1990, XXX (1), pp. 102-137.

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niosité du peuple chinois, rengaine que l'on nous sert désormais trop souvent, même dans des publications scientifiques ; nous nous proposons de comprendre les raisons de cette antériorité et de découvrir les cheminements techniques qu'elle suppose.

Si le vie siècle marque une étape importante dans l'histoire des pâtes en Chine, cette limite dans le temps est simplement due au hasard de la préservation d'un texte. On sait qu'elles y étaient consommées bien avant le début de l'ère chrétienne ; quelques allusions éparses en témoignent. Ces notations rares, hétérogènes et disséminées sur plusieurs siècles demandent à être interprétées pour comprendre comment ce mets, dont les origines ne sont pas élucidées, a pu voir le jour en Chine3 ; mais nous nous attacherons moins à situer précisément son apparition dans le temps qu'à reconstituer un art de la bonne chère avec son code de valeurs, tout en suggérant une hypothèse sur son introduction dans l'environnement culturel et technique aux alentours du me siècle av. J.-C.

Il s'agit bien ici de pâtes de blé et non de ces nouilles de riz transparentes auxquelles les restaurants chinois ont habitué les consommateurs européens. Farine de riz et fécules de légumineuses sont aussi les matières premières de pâtes alimentaires appréciées, mais leur renommée vient plus tard et elles suscitent moins de passions, si l'on en croit les textes !

Bien que la miche dorée soit pour nous l'accomplissement unique et parfait de l'épi, nous avons appris à nous régaler de couscous, et nous savons que nos voisins italiens font de la pasta le premier plat obligé de tout repas. Le blé4, hors de notre système alimentaire traditionnel, est transformé en produits les plus divers, accommodés en plats dont l'apparence, les saveurs et les goûts varient grandement d'une communauté à l'autre (Amouretti 1986 : 120). La typologie de cette cuisine reste à établir indépendamment d'une terminologie usuelle qui donne l'illusion d'un découpage rationnel de la réalité. C'est pourquoi il faut s'entendre sur une définition des pâtes alimentaires ou pasta.

Les pâtes alimentaires sont des produits manufacturés — au sens étymologique du terme — que leur composition, leur mode de fabrication et de cuisson suffisent à définir. Elles résultent d'un long pétrissage du mélange de deux ingrédients, l'eau et la farine de blé (ou semoule, s'il s'agit de blé dur). La « pâte » obtenue est ensuite façonnée ou découpée en petites formes que l'on fait cuire en milieu humide (eau ou vapeur). Elles peuvent éventuellement subir une dessiccation avant la cuisson et deviennent alors un aliment de conserve.

Cette définition servira ici d'outil de travail ; mais nous verrons qu'elle demande à être précisée et approfondie pour une étude historique.

l'univers céréalier chinois : l'opposition mi /mai

L'importance des mets à base de blé dans le système alimentaire et gastronomique de la Chine ancienne doit être évaluée en fonction de l'histoire de cette céréale dans un pays où les nourritures de subsistance étaient les millets et les riz.

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Sans entrer dans le débat qui agite aujourd'hui les spécialistes et qui oppose surtout chercheurs japonais et chinois quant à l'introduction et l'ancienneté du blé en Chine, les inscriptions sur os et écailles de la dynastie Shang (2100 à 1600 av. J.-C.) (Bray 1984 : 461) et les restes carbonisés de Triticum antiquorum datant des Zhou antérieurs (1066 à 771 av. J.-C.) retrouvés en 1955 à Diaoyutai dans la province de l'Anhui (Cao Longgong 1983 : 19)5 témoignent de son existence dès l'antiquité. Ce qui ne veut pas dire qu'il avait alors un rôle important sur le plan alimentaire. Au contraire, il ne conquiert la table chinoise que bien plus tard, lorsqu'on sait le transformer en nourritures appétissantes : pains, pâtes, beignets et autres galettes, appelés du nom collectif bing. Mais quelle que soit son ancienneté, le blé n'était pas une céréale comme les autres.

Dans les textes classiques, l'ensemble des céréales est dénommé wugu « cinq grains », formule qui comprend, selon les moments et les écrits, aussi bien des céréales que des légumineuses, ou même des graines oléagineuses6 (Bret- schneider 1892 : 137-140 ; Métailié 1988 : 39). Mais ce sont les noms de plusieurs millets et riz, ceux de l'orge ou du blé (mai) qui reviennent le plus souvent dans cette enumeration, le chiffre cinq renvoyant à une organisation de l'univers où toutes les activités et les choses vont par cinq et sont en correspondance7.

Cette nomenclature occulte une autre classification implicite des « véritables » céréales qui n'a été ni formulée ni théorisée par la tradition. Elle permet cependant de comprendre ce qui distingue fondamentalement le blé des autres céréales. Aujourd'hui, elle nous est encore suggérée par le lexique. En contexte, ou lorsque leur identification est acquise, les millets et les riz décortiqués sont parfois désignés par le terme générique mi signifiant « grain » ; l'orge ou le blé, dans une situation similaire, doivent être appelés mai. Mais lorsqu'il s'agit de les spécifier, ce morphème est précédé d'un déterminant : damai (grand-maz) « orge » et xiaomai (petit-mai) « blé »8.

Ainsi l'univers céréalier chinois se découpe en deux mondes : d'un côté les céréales mi, de l'autre les graines mai. Si cette bipartition, comme nous le verrons, est aussi régie par leur usage alimentaire, elle trouve son origine dans la façon dont les Chinois ont perçu le blé et l'orge, céréales probablement moins familières que les millets ou les riz connus depuis « toujours », lorsqu'elles se sont imposées largement en Chine du Nord et que la culture du blé connut une large diffusion vers le ne siècle av. J.-C. Pour Xu Shen, l'auteur du Shuowen jiezi, premier dictionnaire chinois de caractères (SWJZ, 5b : 112) compilé au Ier siècle de notre ère, les céréales mai sont barbues et se plantent à l'automne. Et ce qui les distingue essentiellement des autres céréales « chinoises », c'est que semées en automne, elles se récoltent en été à une période de soudure, lorsque les stocks de millets et de riz sont quasiment épuisés (Bray 1984 : 464). Cet avantage du blé, comme céréale de complément dont la culture se combinait en outre très bien avec celle des millets, avait été perçu par les autorités han qui n'ont cessé d'encourager sa culture aux alentours du ne siècle avant notre ère (Wang Yuhu 1981 : 82, 85 ; Hsu Choyun 1980 : 244)9.

Mais, hormis ces particularités d'ordre agricole, les modes de transforma-

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tion et de consommation du blé en font une céréale à part. Le froment, en Chine, est toujours, ou presque, réduit en farine avant d'être élaboré en produits consommables, tandis que les riz et les millets des repas quotidiens sont mangés sous forme de grains entiers cuits en bouillies ou en préparations solides appelées fan, dont les grains se détachent. Ceci ne veut pas dire bien sûr que farines ou fécules de millet et de riz étaient inconnues. Elles servaient, par exemple, à la confection de mets particuliers et précieux, genre de « gâteaux » ou de boulettes, appelés er et ci, tels ceux contenus dans le « panier de mets délicats » destiné à l'empereur que décrit l'auteur du Rituel des Zhou {ZL, 2 : 54, trad. Biot 1811 : I, 108)10, et elles entraient aussi dans la panoplie des cosmétiques.

L'essor de la culture du blé sous les Han antérieurs s'explique probablement par la découverte de ses potentialités : contrairement aux riz et aux millets, le blé est considéré comme une céréale à farine11. On peut d'ailleurs se demander comment on le cuisinait avant la diffusion à grande échelle de la mouture à la meule. Les mentions de maifan « mai cuits en grains » sont rares avant le ne siècle de notre ère, et mai dans ce composé pourrait tout autant désigner du blé que l'orge12.

De cette vision d'un univers céréalier coupé en deux, nous trouvons confirmation dans le dictionnaire Shuowen jiezi, compilé à une époque où la culture du blé était devenue tout à fait courante (Hsu 1980 : 84-85), deux siècles environ après qu'elle eut été encouragée par les autorités et qu'un texte mentionne pour la première fois le terme générique bing désignant les mets à base de farine de blé du type pâtes et pains. Les réalités auxquelles le blé et ses transformations donnaient désormais vie devaient être exprimées par des mots neufs, la terminologie céréalière existante ne convenant pas à l'évocation de ce monde nouveau. Ainsi, pour les contemporains de Xu Shen, la farine de blé et celle de riz, à nos yeux deux « poudres » de céréales, étaient si peu semblables qu'elles portaient des noms différents. C'est ce que nous apprend, entre autres, le Shuowen jiezi, qui enregistre onze entrées, sémantiquement apparentées au mot mai et dont les signifiants sont liés à celui de mai puisqu'ils le contiennent. Parmi ceux-ci, on relève un mot pour dire « mai dur » (blé dur ?), un autre pour « moudre du mai avec une meule de pierre »13, enfin un terme, mian, glosé « poudre de mai », désigne la farine de mai. Plusieurs entrées révèlent la maîtrise d'un savoir technique des procédés de mouture14 et l'ensemble, même si le nombre d'unités est inférieur à celui délimité par le signifiant mi qui en compte quarante-trois, montre que les traitements appliqués aux céréales mai n'ont rien à voir avec ceux que l'on fait subir aux graines mi.

Pour revenir à l'exemple de la farine que nous évoquions précédemment, signalons que Xu Shen fait bien figurer à la nomenclature le terme fen, qui désigne aujourd'hui l'amidon de riz ou de millet15, en l'incluant dans l'ensemble des entrées répertoriées sous le signifiant mi. Mais il le définit par l'utilisation qui est faite de son réfèrent : « s'applique sur le visage ». Ainsi, le dictionnaire de Xu Shen est le fidèle reflet du monde de ses contemporains.

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Pour les Chinois du Ier siècle de notre ère, non seulement les procédures mises en œuvre pour broyer mai et mi sont dissemblables16, mais les produits de la mouture n'ont rien de comparable : l'un sert à l'alimentation humaine tandis que l'autre est une « poudre de riz » dont l'usage est essentiellement cosmétique.

AUX SOURCES D'UNE CIVILISATION DES BING

Nul ne conteste aujourd'hui l'importance de la place occupée par les mets à base de farine de blé, tels que nouilles, pains à la vapeur et ravioli, à la fois dans le système alimentaire chinois et dans l'imaginaire gourmand de ce pays. En effet, même si le poids de la géographie fait de la Chine du Nord une grosse consommatrice de blé au regard de la Chine du Sud, ce royaume du riz, les cuisines méridionales sont aussi renommées pour la délicatesse, la finesse et la variété de leurs pâtes aux œufs, de leurs ravioli translucides à la fécule de blé17 ou de leurs pains miniatures dont la blancheur, accordée à Pécarlate d'une farce au corail de crabe, est sertie dans le bambou d'un panier à vapeur encore embrumé de chaleur18.

Cet intérêt pour les « pâtes » (bing) ne date pas d'hier, même si le blé et ses avatars n'ont conquis la table chinoise que tardivement par rapport au millet et au riz. A preuve le nombre de colonnes qui leur sont accordées dans les premières encyclopédies chinoises du vie au vnie siècle (BTSC, 144, 13 ; YWLJ, 72 : 1242 ; CXJ, 26, 17 : 642-644). Dans ces ouvrages de référence, les informations concernant l'alimentation sont regroupées dans un chapitre intitulé « Nourritures » ou « Nourritures et boissons ». Si les thèmes retenus ne permettent qu'une reconstitution partielle du paysage alimentaire des époques antérieures, le compilateur classe néanmoins les bing parmi les nourritures emblématiques, celles qui, pour une raison ou une autre, ont fondé des discours, des débats, ont donné lieu à des anecdotes et suscité des émotions19. De ces choix se dégagent certaines constantes : nos bing figurent dans les trois encyclopédies consultées, de même que les boissons alcooliques, la viande et la viande séchée, alors que d'autres aliments, pourtant considérés comme fondamentaux dans la structure du repas chinois, n'ont pas systématiquement fait l'objet d'une section.

Naissance des bing

Le contenu sémantique du mot désignant les mets à base de farine de blé a évolué avec le temps. Du ne siècle av. J.-C. aux Song (960-1279), l'ensemble des « pâtes et des pains » est référé par un seul mot : bing10. A partir des Song, et aujourd'hui encore, bing est le terme générique qui désigne « gâteaux et galettes » alors que les pâtes alimentaires, par un phénomène de mutation sémantique fondé sur une synecdoque, fréquent dans la création lexicale, ont été appelées mian, du nom de la farine qui les compose.

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Lorsque le poète Shu Xi (264 ?-304 ?) écrit un récitatif (fu) sur les bing (QQW, 87 : 2b-3a ; Knechtges 1986 : 59)21, il est persuadé que ces nourritures n'ont pas une grande antiquité, car, constate-t-il, elles ne figurent ni parmi les nourritures délicates offertes à l'empereur, décrites dans le Rituel des Zhou (env. rve siècle av. J.-C), ni dans 1' enumeration des plats du chapitre « Neizi » du Traité des rites (env. rve siècle av. J.-C). Depuis lors, la question de l'origine des bing n'a cessé de tracasser plusieurs générations de lettrés. Gao Cheng (env. 1078-1085), compilateur d'un traité sur l'origine des choses {SWJY, 9 : 333) pense, quant à lui, que les bing remontent à l'époque des Royaumes Combattants (ve-me siècle av. J.-C). L'un de ses contemporains, Shi Shengzu, plus scientifique dans sa méthode, a d'abord épluché les « Neuf Classiques » pour y chercher, sans résultat, le mot mian, avant de décider que les pâtes alimentaires ont commencé leur carrière sous le règne de Wang Mang (45-23 av. J.-C), le célèbre réformateur des Han antérieurs (XZGB : 22).

Malgré cette interrogation sur leur origine, les bing n'ont cependant pas donné lieu à un mythe de fondation. Cai Lun a prétendument inventé le papier, Lu Ban le moulin rotatif, le Prince de Huainan le fromage de soja, mais les pâtes, elles, sont orphelines. Elles se sont progressivement et silencieusement imposées à tel point qu'on a oublié les raisons de leur naissance et de leur succès.

D'après les sources les plus anciennes dont nous disposons, les bing dateraient au plus tôt des Han antérieurs (206 av. J.-C. à 23 ap. J.-C), comme le suggérait Shi Shengzu. Jusqu'ici, à notre connaissance, les fouilles archéologiques ne nous ont pas encore livré de restes aussi précoces. Les ravioli et petits gâteaux fossilisés découverts au Xinjiang (Hong Guangzhu 1984 : 40) ne datent que des Tang (618-907). Et l'on peut s'interroger sur l'interprétation de certaines scènes de cuisine relevées dans plusieurs tombes des Han postérieurs (23- 220) : s'agit-il vraiment de fabrication de pâtes22 ?

Le mot bing apparaît pour la première fois23 dans un livre de lecture à l'usage d'élèves, datant du Ier siècle av. J.-C. (JJP, 2 : 132). Qu'il soit employé dans ce contexte tendrait à prouver que pâtes et pains n'étaient ni exotiques ni méconnus en Chine du Nord à l'aube de l'ère chrétienne. Composé de trente- quatre sections de courts segments de trois, quatre ou sept caractères rimes et classés par thèmes traitant de la vie quotidienne, cet ouvrage reflète, on peut le supposer, un niveau de connaissances courantes facilement accessibles à des élèves. L'une de ces phrases est une suite de noms de préparations céréalières24 dans laquelle le mot bing figure en tête. Il est suivi de er, dont nous nous souvenons qu'il désigne des « boulettes de riz ou de millet », puis de maifan, « mai cuit en grains séparés »25 et enfin de gan dougeng « soupe douce de haricots ». Même en tenant compte du genre de l'ouvrage — livre éducatif dont les formulations limitées à sept syllabes se coulent dans des schemes rythmés et rimes permettant leur mémorisation — , on ne peut manquer d'être étonné par le contenu synthétique de cette enumeration de mets qui évoque, en quelque sorte, à la fois une liste assez canonique des céréales chinoises et la revue de

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leurs différents modes de préparation traditionnels. Le mot bing renvoie au blé, er au millet ou au riz, mai à l'orge (si l'on suppose logiquement que l'auteur ne s'est pas répété26) et dou à une légumineuse. Parallèlement, bing et er représentent les préparations à base de farine ayant une forme particulière, comme pâtes, pains et gâteaux, maifan une préparation en grains séparés généralement cuits à la vapeur ou à l'eau27, enfin gan dougeng une bouillie dans laquelle on ne peut plus identifier les grains28. Les mets bing, dans ce texte signalant pour la première fois leur existence, semblent bien intégrés dans la série des préparations céréalières chinoises.

Les mots pour le dire

Un autre indice de la connaissance que l'on avait des bing à la même époque nous est donné par une source contemporaine de ce manuel de lecture, le dictionnaire dialectal Fangyan (FY, 13 : 133), rédigé entre 53 et 18 av. J.-C, dans lequel deux termes équivalents (dialectaux ?) sont proposés pour bing, termes qui sont parfois employés dans des textes ultérieurs pour désigner certains types de bing29.

Un siècle plus tard, l'auteur du dictionnaire Shiming (ne siècle ap. J.-C.) enregistre cette fois les noms de sept bing différents30 dont il dit : « Ils sont ainsi nommés à cause de leurs formes » (SM, 18 : 202-203). Dans la mesure où ces mots désignent sans doute des préparations de nature différente, il n'est guère possible de les identifier avec précision car on ignore leur mode de fabrication31 pour cette époque. De plus, les dénominations ont fluctué selon les périodes et les régions. Certaines nous sont cependant familières, comme mantou, aujourd'hui « petit pain à la vapeur »32, ou hubing « galette au sésame », mais il n'est pas certain qu'elles recouvrent la même réalité. En effet, la plupart de ces noms n'évoquent plus rien, même si parfois nous déchiffrons le sens littéral de quelques-uns d'entre eux.

Cette richesse terminologique atteste d'un choix de goûts et de saveurs dont on ne peut malheureusement plus apprécier l'ampleur. He Zeng, ministre des Jin de l'Ouest (199-278), ne consentait à manger des zhengbing (cuire à la vapeur-Z?mg) qu'après avoir vérifié leur degré de cuisson, estimé d'après la présence d'une petite croix indiquant l'éclatement de la mie (CXJ, 26, 17 : 643 ; JS, 33, 3 : 998). He Zeng avait bon goût33, et nous pouvons ainsi deviner qu'il raffolait des pains bien levés dont le dessus, tel un petit cratère, se déchire sous l'action conjuguée du levain et de la chaleur. Par ailleurs, quand l' écrivain-philosophe Fu Xuan (217-278) écrit à propos des shuiyin, littéralement « s'étirent dans l'eau » :

Un bouillon bien assaisonné De la farine du cinquième mois34 Plongées rapidement dans l'eau, elles sont étirées35 (...)

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Fines comme le premier brin d'un cocon de soie du pays de Shu Brillantes comme les fils de soie crue du pays de Lu (Qi mou, BTSC, 144.15b : 304 ; Qian Zhongshu 1979 : 1168),

nous identifions un autre type de bing : des pâtes alimentaires au sens où nous les avons définies au début de cet article. Entre le pain bien levé de He Zeng et ces « fils de soie » qui s'allongent dans l'eau, rien de commun, si ce n'est la farine de blé et la cuisson en milieu humide.

De fait, plus on s'éloigne du moment supposé de la naissance des bing, plus la fécondité du vocabulaire laisse pressentir l'enrichissement de cette catégorie de mets. Alors que les sept noms de bing mentionnés dans le dictionnaire Shi- ming étaient tous composés sur la base bing {suibing, xiebing, tangbing, etc.), ceux cités par Shu Xi dans son poème sont plus nombreux (treize) et d'une structure morphologique moins uniforme. Certains d'entre eux réfèrent manifestement à des objets ayant une forme particulière36 :

II y a [les bing] du genre angan et juru, Ceux du type tun 'er (oreilles de porcelet) et goushe (langues de chien) Et [enfin] les jiandai (lacets pour attacher l'épée à la ceinture ?), les ancheng (coupelles ?), les butou et les suizhu (chandelles de moelle)37.

D'autres, en revanche, ne sont plus pour nous que des supports phonétiques dont la graphie varie parfois d'un texte à l'autre. Ainsi en est-il des angan ou des butou. La versatilité graphique peut être l'indication d'un mot onomato- péique et non pas nécessairement celle d'une origine étrangère, contrairement à ce que suggère D. Knechtges38 pour le composé butou. Selon la recette du traité d'agriculture Qimin yaoshu (vie siècle), butou désigne un petit beignet de pâte levée cuit à la grande friture39. Pourquoi ne pas imaginer que les butou ont été ainsi dénommés en raison de leur crépitement quand ils sont plongés dans la graisse brûlante ?

Un fantasme gourmand

Ces noms, devenus signes muets pour nous, attirent cependant notre attention sur un fait de société dont le poème de Shu Xi et d'autres textes du même genre confirment l'existence : la préparation et la dégustation des bing relèvent d'un art consommé. Derrière le voile de la poésie, nous suivons Shu Xi pas à pas dans les détails techniques de la réalisation des laowan40 et, petit à petit, apparaissent à nos yeux, dans le tamis à vapeur, des ravioli immaculés.

La confection de la pâte, comme celle de la farce, est l'objet de soins attentifs ; rien ne semble laissé au hasard, ni la qualité des produits de base et le choix des morceaux, ni les dosages et l'harmonie des assaisonnements :

Farine deux fois tamisée Neige blanche en poussière envolée Avec du bouillon ou de l'eau, elle est malaxée En une pâte élastique et collante

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Jusqu'à ce qu'elle soit brillante. Pour la farce, travers de porc, épaule de mouton De graisse et de chair autant Coupées en petites sections Perles de colliers ou cailloux semés, Racine de gingembre et bulbe d'oignon En une épaisse julienne tranchés et coupés, Cannelle piquante broyée41 D'origan aquatique42 et de clavalier saupoudré Mélangés avec sel et condiment43 En une masse intimement.

Après la préparation de la pâte et de la farce viennent le façonnage des ravioli et la cuisson :

Puis, sur le feu, l'eau est mise à bouillir Le temps que la vapeur s'élève On retrousse son habit, ses manches on relève Et l'on pétrit, et l'on façonne, et l'on caresse, et l'on tire. La pâte quitte le bout des mains Sous la paume, elle roule aux quatre coins, Fusent dans le feu de l'action44 Les étoiles accueillant une pluie de grêlons45. Pas de farce éclaboussée dans le panier, Sur les bing pas de farine éparpillée. Finesse et beauté de leurs lèvres entrouvertes Sans se rompre la pâte est fine (-)46 En son gonflement la farce se devine, Elle est tendre comme bourre de soie au printemps Blanche à l'automne comme la soie cuite en son temps.

Devant une telle perfection culinaire comment, en effet, ne pas avoir l'eau à la bouche :

En un nuage s'épanouit et s'accumule la vapeur Leur parfum s'envole et se disperse au loin Dans ces effluves se perd la salive du flâneur Mâchant le vide, les pages leur jettent un regard de coin Et, se léchant les babines, porteurs Et serveurs, le gosier sec, avalent en cœur.

Le plaisir de les manger est réservé à quelques gourmands dont l'empressement n'a d'égal que celui des cuisiniers à les satisfaire :

Pour les tremper dans une sauce noire On s'en saisit avec des baguettes d'ivoire La taille tendue comme un tigre aux aguets Genoux serrés, côté contre côté.

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Les plats, à peine servis, sont déjà vidés Les cuisiniers défilent et redoublent d'activité. Leurs mains sont encore occupées Que de nouvelles demandes sont arrivées Lèvres et dents sont accordées La bouche avale sans difficulté. Il faut trois paniers Pour que le tourbillon s'inverse et marque un arrêt.

Comme le remarque D. Knechtges (1986 : 59), le poème de Shu Xi, dans sa forme et son contenu, correspond bien au genre poétique fu, très en vogue à son époque. Les fu descriptifs devaient sous une forme attrayante, rimée et rythmée, constituer en quelque sorte un petit article digne d'entrer dans une encyclopédie, et donner ainsi l'impression que le « tour du sujet » avait été fait47 ! Peu importe que les contemporains de Shu Xi n'aient, paraît-il, guère apprécié ses écrits les trouvant « vulgaires » (ibid.), son poème sur les bing constitue pour nous le premier document historique d'importance sur la question. Non seulement il donne une foule de renseignements et est un indice des connaissances que l'on avait sur ces nourritures au me siècle de notre ère en Chine, mais il est aussi la preuve de l'intérêt qu'on leur portait. Même si la capacité à écrire un fu sur n'importe quel sujet pouvait constituer un test pour un jeune lettré (Hightower 1965 : 190, n. 148), celui de Shu Xi sur les bing n'est pas un pur exercice de rhétorique. Comment ne pas être emporté par la verve et l'humour de Shu Xi, ne pas sentir l'eau vous monter à la bouche lorsque les laowan enfin cuits exhalent leur parfum, comment ne pas être convaincu que les contemporains du poète faisaient de ces petits ravioli l'objet de leur gourmandise.

Le fu de Shu Xi avait rempli son objectif ; référence nécessaire, il sera repris et cité chaque fois que l'on voudra parler de bing mais personne ne leur consacrera plus de/w, sauf Yu Chan (287-340) dont il nous reste quelques vers de la « Préface à un/w sur de détestables bing ». Yu Chan, que la consommation de bing n'a pas apaisé, déclare vouloir écrire cette préface afin d'expliquer pourquoi « un mets aussi extraordinairement délicieux ne l'a pas contenté » (CXJ, 26, bing 17 : 644 ; Knechtges 1986 : 63). Il s'agit toujours d'un « mets extraordinairement délicieux » quelque deux siècles plus tard, lorsque Wu Jun (469-520), dans sa « Dissertation sur les bing » {YWLJ, 72 : 1241), nous conte l'histoire de Cheng Ji, homme réputé pour son intelligence. Dans un dialogue avec l'un de ses amis, Cheng Ji expose les raisons de sa préférence pour les bing à tout autre aliment, compte tenu de la saison :

Nous sommes au deuxième mois de l'automne, Les cigales vont taire leurs chants, L'aube est agitée d'un petit vent, Les nuits sont fraîches, Pour moi, dans ces circonstances, Je ne peux dire que : des bing !

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Mais Cheng Ji est exigeant. Les bing décrits dans la suite du poème de Wu Jun ne sont pas pétris de n'importe quelle farine et remplis de farces quelconques. Blé de la meilleure qualité, viandes et condiments de choix en sont les composants. Nous le devinons à 1' enumeration des noms de lieux de production dont la seule mention suffisait probablement à stimuler l'imagination gourmande : veau de lait de Longxi, mouton à moelle pourpre de Baohan, ciboule grandie à l'est du Fleuve, zeste d'orange de Dongting ayant subi la morsure du givre, etc. « Leur parfum vous enivrera avant d'y avoir porté les lèvres et votre cœur sera troublé rien qu'à les voir », conclut-il par la bouche de Cheng Ji !

Décidément, les bing ne sont pas des nourritures ordinaires. Ils siègent au cœur des rêves du gourmand qui anticipe le plaisir de leur consommation en les imaginant. Chez Wu Jun l'emphase admirative, chez Shu Xi la précision maniaque dans la description, la force des images et des métaphores, chez Fu Xuan la légèreté poétique suggèrent leur présence chaude et savoureuse. Forme et couleur sont évoquées par les trois poètes : blancheur et douceur de la soie, opulence du ravioli bien en chair suffoquant de vapeur ou étirement en longs fils de spaghetti innocents nageant dans le bouillon.

En harmonie avec le rythme des saisons, la santé et les rituels

Si les bing sont nourritures particulières, parce que délicieuses, elles ne sont pas exceptionnelles et on les consomme tout au long de l'année. Mais attention, à chaque saison son bing. Reprenons le début du poème de Shu Xi :

Quand, au début du troisième mois du printemps, Le yang va succéder au yin, Les souffles froids s'atténuent La chaleur n'est pas encore canicule, II est l'heure d'inviter ses amis à des banquets Et de leur préparer des mantou. Quand le dieu du feu gouverne la terre Le yang est à son apogée, Vêtu de toile légère, on se désaltère d'eau glacée, Cherchant le frais sous les ombrages. A ce moment, les bing que l'on mange Sont des bozhuang.

Quand avec vigueur souffle le vent d'automne Antarès se déplace vers l'ouest, Bêtes et oiseaux doublent fourrure et duvet Les arbres se dénudent de leur feuillage Les mets de choix demandent à être mangés chauds II convient alors d'offrir des qisou. Quand, au plein cœur de l'hiver Le froid terrible du petit matin Fait geler la goutte au nez

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Et givrer l'haleine à peine exhalée, Pour vous combler et calmer vos frissons, Les tangbing sont un suprême délice.

L'alternance des saisons, les âges de la vie et un système diététique complexe où incompatibilité et harmonie des aliments tissaient un réseau de prescriptions quotidiennes, réglaient en Chine ancienne les conduites alimentaires. Ce texte montre que les bing n'échappent pas à la mise en ordre des temps de l'année. Seuls les laowan peuvent être consommés en toute saison, comme le précise Shu Xi. A chaque moment de l'année son bing, et par un juste retour certains bing deviennent l'attribut de la saison qui leur correspond, comme si leur consommation concrétisait l'éphémère du temps qui passe. Manger en plein été des nouilles d'hiver relevait de l'incongruité. Une anecdote en apporte la preuve a contrario : Cao Pei le poète, mais aussi empereur Wen des Wei (187-226), soupçonna l'un de ses familiers, He Yan le philosophe de l'École des Mystères (190-249), dont la belle prestance et la blancheur du teint étaient connues, de se poudrer le visage. Pour le mettre à l'épreuve, il attendit le plein été et lui demanda de manger des nouilles en bouillon (les tangbing de Shu Xi !), ce délice d'hiver qui rend au corps sa chaleur perdue. Le pauvre homme avala stoïquement son bol en transpirant à grosses gouttes. Lorsqu'il s'épongea du revers de son habit, l'empereur put alors constater que la pâleur de sa peau était bien due à la bonté de la nature et non à l'artifice du maquillage ! (CXJ, 26, bing 17 : 643 ; JCSSJ, 6e mois : 104) ; TPYL, 860 : 3819b).

Cette consommation réglementée par le cycle des saisons ne datait pas de l'époque de Shu Xi. Dans un calendrier agricole du Ier siècle av. J.-C, il est dit « qu'au cinquième mois de l'année on est encore éloigné du début de l'automne, et qu'il ne convient pas de manger des zhubing ÇbomWii -bing) et des shuisoubing (eau-mélanger[avec farine] -bing » (SMYL : 5/6 : 44). Un commentaire explique cette recommandation :

L'été est l'époque où l'on boit de l'eau, or si l'on boit de l'eau sur ces deux sortes de bing, ils durcissent [dans l'estomac] et deviennent difficiles à digérer [...]. Pour l'expérience, essayez de les plonger dans l'eau : il n'y a que les bing pétris avec du vin (jiusoubing)48 qui, une fois dans l'eau, se décomposent.

Le commentateur de ce calendrier a voulu donner une raison « scientifique » à l'interdiction de manger certaines variétés de bing hors saison. Pétris d'eau et de farine, les zhubing et les shuisoubing ne sont pas d'une digestion facile, surtout si l'on boit de l'eau en même temps qu'on les consomme ou après. Ce qu'on ne manquera pas de faire puisque la chaleur estivale y invite. En revanche, il fait un sort tout différent au jiusoubing, ces « pâtes » pétries avec du « vin » qui ont la propriété de se décomposer dans l'eau. Nous reconnaissons là une allusion à une pâte levée (pâte à pain ?) dans laquelle le « vin », jouant le rôle d'un ferment, « aère la mie » et la rend plus légère, plus digeste.

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Ainsi, les bing sont, peu de temps après leur large diffusion, incorporés dans le système diététique chinois qui prévoit leur juste consommation à l'égal des autres nourritures. Il suffit d'ailleurs d'en manger « le jour hai [douzième jour] du dixième mois pour ne pas être malade » (CXJ, 26, bing 17 : 643 ; QMYS, 82 : 511).

La vie rituelle ordonne, elle aussi, son usage des bing en fonction des temps de l'année : nous retrouvons parmi les offrandes les mantou associés au printemps et les bozhuang à l'été, comme dans le/w de Shu Xi {CXJ, 26, bing 17 : 642-643).

Mais les bing, au cours des siècles, semblent acquérir en eux-mêmes une réelle valeur propitiatoire si l'on en croit le Taiping yulan (983) citant le Shijing xinshu (TPYL, 860 : 3820, 1) : à Changsha, le huitième jour du quatrième mois, les commerçants de la ville qui n'avaient pas de descendance offraient au temple des yangrou bobing (fines galettes à la viande de mouton ?). Le prix de cette offrande était d'autant plus grand que les bing, nourritures caractéristiques de la Chine du Nord, comme nous le verrons, n'étaient pas courants dans les régions méridionales (Bian Xiaoxuan 1986 : 116) ; Changsha, aujourd'hui dans la province du Hunan, jouit d'un climat humide et doux plus favorable à la culture du riz qu'à celle du blé. Dans le Jing Chu suishiji (vie siècle), des nouilles en bouillon, censées chasser les miasmes, doivent être préparées au plus fort de la canicule, contrairement aux injonctions diététiques et rituelles habituelles (JCSSJ, 6e mois : 104). L'auteur de ce texte rapporte certains usages festifs du sud de la Chine (Holzman 1986 : 61)49 et cette curieuse recommandation s'explique sans doute par le fait que les bing, une fois coupés de leur origine et de leurs strictes conditions d'application, acquièrent une efficacité symbolique et deviennent alors des nourritures de pur prestige.

Le vendeur de bing

Ainsi donc les bing ont intéressé plus d'un poète. Les historiens, quant à eux, ne leur ont guère accordé de place dans leurs écrits. Ban Gu mentionne incidemment l'existence de « vendeurs de bing » dans V Histoire des Han antérieurs (ier siècle)50. Mais il ne nous donne guère de détails sur cette profession qui semblait courante sous le règne de Wang Mang (45-23 ap. J.-C.) (HS, 8 : 237 ; 99b : 4123). Deux siècles plus tard, le vendeur de bing est en quelque sorte l'archétype du petit marchand, celui que l'on rencontre au coin de la rue sans le remarquer, sauf si la faim tenaille l'estomac. En témoigne l'histoire de cet officiel qui se déguisa en marchand de bing, pensant ainsi passer inaperçu et échapper à la colère de l'un de ses supérieurs. Chance ou malchance, un de ses amis crut le reconnaître mais voulut en avoir le cœur net. Pour le confondre, il le questionna sur la bonne marche de ses affaires. Et lorsque le faux marchand lui avoua en toute candeur revendre ses bing au prix coûtant, aucun doute ne fut plus permis : un homme aussi ignorant des lois du négoce ne pouvait être un véritable vendeur de bing ! (HHS, 54 : 2122 ; TPYL, 860,18 : 3818a). La

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morale de cet épisode nous enseigne que ce pauvre boutiquier était sans doute le dernier maillon d'un circuit commercial, simple dépositaire d'articles, aussi peu averti du secret de leur confection que des règles du marché. En effet, l'existence de ces vendeurs de bing soulève une question : qui fabriquait leur marchandise ? Les bing étaient-ils des denrées alimentaires artisanales ou des préparations ménagères ? Dans le poème de Shu Xi, les laowan à l'évidence, sont le résultat d'une activité culinaire, qu'elle soit domestique ou professionnelle. Aussitôt préparés, ils sont servis aux consommateurs. Galettes, gâteaux et pains, de leur côté, ne nécessitaient pas un parcours aussi direct du producteur au consommateur. Ils sont d'un maniement aisé et d'une conservation plus facile que les pâtes alimentaires déjà cuisinées. La camelote de notre faux marchand de bing n'était-elle pas de cette étoffe ?

La nourriture des gentilshommes du nord

Même si les textes mentionnés jusqu'ici présentent les bing sous un jour très favorable, pour apprécier le prix qu'on leur attachait il faudrait connaître avec précision la hiérarchie des valeurs attribuées aux différentes préparations céréa- lières entre les Han antérieurs et les Wei septentrionaux (386-550). Essayons néanmoins d'émettre quelques hypothèses à ce sujet.

Le lecteur se souvient probablement que la liste des quatre plats de céréales donnée par le manuel de lecture du Ier siècle av. J.-C. commençait par bing, se poursuivait par er et maifan, pour se terminer sur gan dougeng. Cet ordre pourrait ne pas être significatif, s'il n'était confirmé par une remarque du commentateur à propos des deux dernières préparations : le plat de mai cuit en grains et la soupe douce de haricots sont, à ses yeux, des mets destinés aux gens du commun. Certes, il ne dit pas que les deux premiers sont réservés aux personnes de qualité, mais nous pouvons tout de même penser que ce ne sont pas provendes de vilains. Les bing, en effet, apparaissaient à la table impériale51 et étaient servis lors de réceptions officielles. Ainsi, au cours d'un banquet en son honneur, offert par Sun Quan (182-252), roi de Wu, Fei Hui, envoyé du royaume de Shu (SGZ, 64 : 1430), estimant qu'on ne l'avait pas traité avec tous les égards dus à son rang, interrompit sa dégustation de bing et, décidé à répondre comme il le fallait à l'un de ses hôtes qui l'avait humilié de ses piques, fit quérir un pinceau et composa un fu sur... le blé. Ce à quoi son adversaire Zhuge Ke, l'imitant, répondit sur-le-champ par un fu sur... la meule de pierre ! S'il est hors de notre propos de tirer la morale de cette histoire, incluse dans la biographie de Zhuge Ke et citée parmi d'autres du même genre pour montrer combien il excellait à clouer le bec de ses contradicteurs — là encore il triomphe ! — , il n'est pas indifférent que l'action se soit nouée au moment de la consommation de bing et que ce mets en soit même l'un des protagonistes. Comment interpréter la réaction de Fei Hui ? Dans la logique de l'affrontement verbal par surenchère entre les deux personnages, Zhuge Ke l'emporte car la meule en écrasant le blé montre sa supériorité. Faut-il en conclure que Fei

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Hui, en choisissant de composer un poème sur le blé alors qu'il est en train de manger des bing, attachait plus de prix au blé qu'à l'un de ses sous-produits ? Rien n'est moins sûr. Fei Hui n'a-t-il pas simplement voulu affirmer que les apparences n'étaient rien. Si bons soient-ils, les bing, sans le froment, n'existeraient pas et, de même, derrière le « petit moineau » que l'on croit voir en Fei Hui se cache, en vérité, un phénix gonflé d'ambition ?

Quoi qu'il en soit, les bing figurent au menu de ces agapes entre grands hommes parce qu'ils leur conviennent tout « naturellement ». Qu'un homme de bien ou un notable s'accommode en effet du régime destiné au commun des mortels, on s'en étonne et on ne manque pas de lui faire sentir qu'il déroge. Ainsi en est-il de ce convive, invité à un grand banquet impérial, qui s'enivra et rendit alors au nez de l'assistance les restes d'un repas de maifan {mai cuit en grains séparés) pris antérieurement. L'empereur s'enquit de la raison d'une consommation aussi surprenante et l'homme dut rendre des comptes sur le contenu de son estomac (TPYL, 850 : 3801b) !

La préparation maifan, simples grains d'orge ou de blé cuits à l'eau — nous n'en savons guère plus sur sa composition — , connote non seulement l'ordinaire du peuple mais aussi la simplicité rustique du soldat (HHS, 17 : 641 ; 649), l'ascétisme du lettré retiré (HHS, 83 : 2764) et la réserve d'un fils de famille en deuil (TPYL, 850 : 3800a). Ce mets, cuisiné à partir d'une céréale non élaborée, se situe à l'opposé des bing, résultat de la confection savante d'une matière première considérée comme la plus raffinée qui soit52.

Mais ce qui nous semble un concert d'éloges unanimes demande à être nuancé par les appréciations implicites de plusieurs auteurs que leur origine méridionale tient éloignés de la capitale, située au nord du fleuve Bleu, limite naturelle entre les deux cultures culinaires de la Chine53. Nous avons vu comment les bing venus du pays du blé et du mouton, perdaient, en passant au royaume du riz et du poisson, leur adéquation saisonnière et leur signification diététique, mais gagnaient largement en prestige et en renommée. Shu Xi et les lexicographes dont nous avons cité les écrits ont tous vécu à Luoyang, la capitale sise dans la plaine centrale, région de culture du blé. Qu'ils aient manifesté leurs connaissances à son sujet ou décrit dans ses moindres détails la confection des bing, n'est guère surprenant. Pas plus qu'il ne faut s'étonner que Yu Chan soit l'auteur de cette « Préface aux bing détestables », lui qui vécut à Jiankang (Nankin) au bord du fleuve Bleu ; comme s'il avait voulu signifier qu'au fond la réputation de ce mets était parfois usurpée ! Quant à la « Dissertation sur les bing » de Wu Jun, qui lui aussi passa sa vie à Jiankang, comparée au/w de Shu Xi, elle vogue dans l'abstraction poétique. Le poète ne se réfère jamais concrètement à un bing particulier. L'ensemble de la pièce est une succession de vers dont chacun évoque un ingrédient défini par son origine géographique et l'une de ses qualités. Le blé se trouve ainsi associé à la meule et les viandes aux assaisonnements, dans un défilement de belles images statiques qui paraissent bien placides à côté de l'agitation fébrile qui règne autour de la confection des laowan, et que Shu Xi réussit à nous faire partager. Si nous apprenons par la

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bouche de Cheng Ji que les bing sont des nourritures excellentes, nous ne saurons jamais ce qu'elles sont réellement. Il y a fort à parier que Wu Jun connaissait la renommée des bing, qu'il avait parfois plaisir à s'en régaler, mais qu'il n'en faisait pas l'ordinaire de ses repas.

Les « gens du sud » ne seraient-ils pas passés insensiblement de la révérence obligée à l'égard d'une nourriture richement connotée, car rare et venue d'ailleurs, à une méfiance d'inspiration « quasi nationaliste » qui s'exprime alors dans la comparaison ouverte avec des mets autochtones similaires, jugés, tout compte fait, bien meilleurs... pour la santé ? Comme le critique et écrivain Qian Zhongshu (1979 : 1169) en apporte les preuves en citant quelques extraits d'auteurs des Song du Sud (1127-1279), les pâtes de blé semblent avoir souffert de la comparaison avec les vermicelles de riz, équivalents « sudistes » tellement plus légers, surtout quand les rhumatismes vous rappellent que l'âge est un boulet dont le poids augmente chaque année.

l'expression culinaire de la forme et de l'informe

Si nous comprenons mieux l'intérêt voire la passion que les bing ont suscités, nous ignorons ce qui a favorisé leur apparition. Les facteurs économiques, comme l'extension des cultures, ou technologiques, comme l'avènement de la meule rotative, sont certes déterminants dans leur prospérité, mais ils sont à ranger parmi les causes externes du phénomène. Or, la nouveauté n'apparaît que là où elle est en quelque sorte attendue. Quelles balises retenir ?

Une question de forme

Un retour en arrière au dictionnaire Shuowen jiezi est nécessaire. Examinons d'abord le traitement réservé au mot bing, puis nous verrons comment il est employé dans les gloses de trois autres entrées figurant sous mai.

Pour comprendre l'explication que donne Xu Shen de bing, il faut se souvenir de l'existence de ces deux préparations de millet ou de riz, « gâteaux » appelés fend (farine de céréale mi + ci) et qiuer (farine torréfiée + er)54, qui, selon le Rituel des Zhou, figuraient dans le panier de mets délicats offerts à l'empereur. L'auteur du Shuowen jiezi définit bing, ci et er en fonction les uns des autres. Ainsi, curieusement, pour les besoins de son travail lexicographique, Xu Shen fait communiquer les champs sémantiques habituellement distincts mi et mai. Il donne donc le composé mianci (farine de blé + ci) comme glose du terme bing {bing - mianci), daobing (riz55 + bing) pour le mot ci {ci - daobing) et enfin fenbing (farine de céréale mi + bing) pour le mot er {er = fenbing).

Ne nous laissons pas abuser par ce constat : bing est un ci, ci et er sont des bing, donc ci = er. En effet, si pour d'autres définitions Xu Shen n'échappe pas toujours à la circularité — ce mal qui menace en permanence le travail lexicographique — , ici, elle n'est qu'apparente. D'abord parce que Xu Shen ne

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juxtapose pas deux morphèmes de même poids sémantique, mais place dans une relation définitoire un morphène et un composé dont le sens plus riche constitue la glose. Ainsi chaque terme monosyllabique est mis en corrélation avec un composé de deux morphèmes, l'un renvoyant au monde mai, l'autre au monde mi dans une parfaite symétrie pour les trois entrées qui nous occupent. Xu Shen fait se croiser les mondes mai et mi pour ses définitions, parce que dans l'ensemble des céréales mi, d'une manière ou d'une autre, ci et er correspondent à bing, quelle que soit leur composition. Ici, l'opposition grains/ farine, l'un des fondements des catégories mi et mai, n'est plus pertinente. Ce qui rapproche ces préparations sur le plan conceptuel est une propriété qu'elles partagent indépendamment de leur composition et qui se réalise dans la transformation culinaire de leurs ingrédients.

Yan Shigu (581-645), célèbre commentateur de notre manuel de lecture, expliquait le mot er (boulette de riz) en disant que « cela colle ensemble ». Les er « collent ensemble » tout comme les bing revêtent les formes les plus variées. Ce sont, en somme, des préparations dont la caractéristique physique est de posséder une forme définie au regard par exemple des bouillies, porridge et autre polenta que sont le mai/an ou la « soupe douce de haricots ».

Ainsi, derrière l'opposition mi/mai toujours valide, aussi bien dans le domaine de l'agriculture que dans celui de la consommation — il reste vrai que le blé était essentiellement consommé sous forme de farine et que les millets et le riz l'étaient en grains — , existe en filigrane cet autre partage entre la forme et l'informe dont la matérialisation ne s'effectue que dans l'acte culinaire. Les recettes de bing du traité d'agriculture Qimin yaoshu (QMYS, 82 : 509-511) dont le nombre (quatorze) correspond environ à la moitié de l'ensemble des recettes de céréale du texte, regroupées en un chapitre particulier, en rendent bien compte. Les ingrédients de base de ces préparations sont très variés : farine de blé, de riz, fécule de millet et même œufs de poule, donc pas de distinction ici entre mi et mai. Les résultats sont autant de pâtes, pains, beignets et omelettes (genre tortilla espagnole ou frittata italienne), tout mets se présentant sous une forme déterminée.

Des trois autres chapitres consacrés à la cuisine des céréales, le premier, sur les fan, concerne la préparation de céréales en grains, essentiellement riz et millets, le second, sur les célèbres zongzi, avec trois recettes tirées de textes antérieurs, détaille la confection de ces petits paquets de riz ou de farine de riz glu- tineux enfermés dans des feuilles de bambou et cuits à la vapeur ; enfin le dernier, où les procédures décrites sont difficiles à identifier, semble traiter de bouillies claires de riz. A part les trois recettes de zongzi, cas particuliers de mets dont la technique de fabrication trouve sa définition dans l'art de l'empaquetage d'une poignée de riz glutineux cru plus que dans la forme donnée à une pâte, ces préparations relèvent toutes de 1'« informe ».

Une recette de fan cependant est étrange, car elle semble contrevenir à tout ce que nous venons de dire, à la fois de l'opposition mi/mai et de la distinction forme/informe (QMYS, 86 : 525). Elle s'intitule mianfan, littéralement «fan

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de farine de blé ». Ce nom de plat est en soi presque un contresens. Comment peut-on faire cuire de la farine de blé, par nature fluide, de manière à obtenir une préparation où les grains se détachent ? Cette recette prescrit, en réalité, de confectionner des grains à partir d'une pâte de farine de blé en découpant une pâte ordinaire en petits grains que l'on fait ensuite cuire à la vapeur, comme n'importe quelle autre céréale mi. On obtient donc un fan de grains factices. Mais que sont ces grains, sinon de petites pâtes, des bing miniatures ? En effet, leur composition, leur confection et leur cuisson répondent aux critères de notre définition. Mais ici l'individualité de chaque bing compte moins que l'ensemble de ces petits grains distincts constituant une masse. L'informe triomphe sur la forme et ce plat est considéré comme un fan, non comme un bing.

L'existence de cette chimère gastronomique, mianfan, qui tente de concilier deux mondes, mi et mai, et deux modes culinaires, la forme et l'informe, montre que l'ensemble des mets céréaliers, sur le plan culinaire, était perçu comme un continuum dans lequel bing et fan occupaient des pôles opposés. Le mianfan, « pâtes en grains », est un trait d'union rassurant pour le consommateur entre les plats de céréales où l'on reconnaissait chaque grain au moment de leur consommation et les pâtes alimentaires dont les formes ne trahissaient en rien leur composition56.

Avant les bing, les levains

Mais d'où vient que bing soit l'expression même de ce qui se présente sous une forme définie, alors que er et ci, ces « boulettes » de céréales mi, des formes elles aussi, préexistaient ? Pourquoi n'a-t-on pas dénommé tous les mets céréaliers ayant une forme particulière er ou ci plutôt que bing ? C'est qu'il faut supposer à ces bing une histoire antérieure à celle que nous livrent les textes. Un examen attentif des mots désignant les levains, ainsi que la composition et le mode de fabrication de ces produits suggèrent un scénario crédible.

Dans le Shuowen jiezi, bing, comme nous l'avons vu, figure à la nomenclature et est employé dans les gloses des mots ci et er. Mais trois autres entrées, classées sous mai, contiennent bing dans leurs gloses. Elles sont définies de manière identique par le composé bingqu. Nous reconnaissons dans ce composé le morphème bing, celui dont nous nous occupons, et qu, terme le plus courant pour désigner le levain ou le ferment, encore utilisé aujourd'hui en ce sens57. Qu est lui-même glosé dans ce dictionnaire jiumu, littéralement « mère du vin ». Comment interpréter cette glose bingqu ?

Si l'on s'en tient aux règles morphologiques du chinois écrit, bing joue ici le rôle d'un déterminant qualifiant qu. Le comprendre dans son sens premier de pâte ou pain n'apporte aucune lumière sur le sens global du composé. On ne peut en effet le traduire par « levain pour bing » car qu est un ferment destiné uniquement à la fabrication de boissons alcooliques. En revanche, on peut supposer que bing, par le biais d'une métaphore, réfère à l'un des traits séman-

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tiques de son signifié, l'idée d'une forme définie, et signifie « du levain en forme de bing ».

L'existence du bingqu est bien attestée, il ne s'agit pas d'une occurrence fortuite dont Xu Shen témoignerait pour son époque. Quelques siècles plus tard, avant même l'existence d'une recette, une anecdote relatant un fait datant des débuts du rve siècle y fait allusion : lorsque la dynastie des Jin antérieurs (265- 316) cède sous les coups de boutoir des barbares, son dernier représentant, l'empereur Min (r. 311-316), reclus dans sa capitale exsangue et affamée, parvint néanmoins à résister à l'assaut, le temps que dure une provision de dix bing de levain, découverte dans les greniers de la ville, et qu'on lui râpait dans de l'eau pour en faire une espèce de bouillie dont il se nourrissait faute de mieux. Aubaine inespérée ! Après quoi il se rendit (TPYL, 853 : 3806b).

Si notre interprétation de bingqu au sens de « levain en forme de bing » (pain de levain !) est la bonne, comme nous allons le démontrer, elle pose cependant un problème dans la mesure où les Chinois ont bu des boissons enivrantes avant de manger des galettes, des pains et des pâtes. Puisque la fabrication des levains est antérieure à celle des pains et pâtes, les emprunts de vocabulaire, par le biais d'un transfert de technologie, auraient dû logiquement s'effectuer de l'univers des boissons alcooliques à celui des pâtes et des pains, et non en sens inverse. Ainsi, bing dans bingqu aurait dû désigner une forme de levain avant de référer aux pâtes et pains que nous connaissons. Or cela n'est pas possible, car les mentions les plus anciennes de bing sont largement postérieures à l'existence du levain et à celles du mot qu58. Il faut donc supposer qu'un autre caractère se prononçant aussi bing a eu ce sens premier, et qu'il fut un moment confondu avec celui désignant les pâtes et les pains jusqu'à ce que ce dernier assume sans inconvénient les deux désignations.

La graphie du caractère bing fjfc (nom générique des pâtes et des pains, appelé désormais bingx) comprend à gauche une clé ou racine signifiant « manger, nourriture » et à droite un caractère jouant ici le rôle d'un élément phonique prononcé bing2 ^ • Les étymologistes modernes n'attribuent aucune valeur sémantique à cette partie phonique du caractère et ne voient donc aucun rapport sémantique entre bing y et bing2 (Karlgren 1923 : 226 ; Wang Li 1982 : 337)59. Or dans le dictionnaire Shiming (nie siècle), l'étymologie du terme bingx est expliquée par le sens de son radical phonétique bing2 : « bingx [pâtes et pains], c'est bing2 [assembler], mélanger de l'eau à de la farine pour que cela s'assemble » (SM, 13, 18 : 203). Bing2, effectivement, dans les sources les plus anciennes60, signifie « joindre, associer, réunir », sens qui rappelle celui de bingx dans bingqu, si l'on suppose qu'un bing (pain) de levain est un levain « assemblé » par opposition à un levain qui se présenterait « en vrac ».

Ainsi, avant l'apparition des pâtes et des pains, on peut supposer que bing2, comme terme technique relevant de la technologie des boissons alcooliques, désignait l'opération d'« assembler, d'amalgamer du levain en une forme » ou son résultat, « la forme de levain » elle-même61. Au moment de l'avènement des pâtes et des pains, pour des raisons que nous allons expliquer, et suivant

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une des logiques de composition des caractères chinois (Alleton 1970 : 40-42), à ce caractère bing2, pouvant désigner dans un contexte technique une « forme de levain », on a ajouté la clé de la nourriture pour fabriquer un autre caractère dont le sens équivalait alors à « forme de levain comestible ». Que par la suite l'usage linguistique n'ait plus retenu que bingx, laissant supposer que le conditionnement des levains avait été dénommé d'après une métaphore ayant pour source la forme des pains et des gâteaux, s'explique par le fait que les sens techniques des mots sont rarement attestés dans les dictionnaires même anciens, dont les corpus sont essentielle ment philosophiques ou littéraires. On n'a retenu de bing2 dans son sens premier « réunir, assembler, associer » que des usages communs ou abstraits62.

Mais hormis l'idée de « conditionnement », « assemblage en une forme », qui motive l'assimilation de bing2 à bingx, la composition et le mode de fabrication même des levains chinois traditionnels ont certainement facilité cette identification, traduite sur le plan notionnel par l'équation : les pâtes et les pains sont des « levains comestibles ». Une description rapide du principe de fabrication des levains en Chine ancienne nous éclaire à ce sujet.

L'ingrédient nécessaire à la fabrication du levain est depuis toujours une céréale mai, ce que révèle sa graphie, le caractère qu étant classé sous la clé mai67*. Voici une première similitude avec nos bingx à base de farine de blé eux aussi. La céréale mai — dans les premières recettes de levain, il s'agit généralement de blé — , après avoir été moulue, est pétrie à la main avec de l'eau en un mélange intime ; la pâte obtenue est ensuite façonnée en formes, boulettes ou galettes moulées que l'on met à sécher jusqu'à ce qu'elles développent une activité fermentaire sous une croûte externe bien dure. Ainsi, deuxième similitude, les bing et les levains procèdent du même travail d'une pâte. Seules diffèrent les phases terminales, conservation et fermentation pour les levains, multiplication des formes et cuisson pour les bing.

C'est cette procédure, fondée sur l'enchaînement de trois opérations manuelles : mélange, pétrissage, façonnage, qui fonde le « noyau sémantique » du terme bingl.

De la main à la pâte

Le mode de fabrication de certaines pâtes chinoises illustre encore à l'heure actuelle le sémantisme de ce mot. Quiconque connaît quelque peu la cuisine italienne et est initié au plaisir domestique de la confection de ravioli ne peut qu'être surpris devant le spectacle d'un cuisinier chinois à l'œuvre pour la même opération. Alors qu'en Italie l'essentiel du travail consiste à laminer la pâte avec un rouleau à pâtisserie en une fine feuille qui sera farcie puis découpée en petites unités, le cuisinier chinois façonne sa pâte en un boudin, qu'il sépare ensuite en tronçons, petites galettes qu'il aplatit une à une de la paume. Après en avoir étiré les bords à l'aide d'un petit rouleau en bois fusi-

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forme, il les tient dans la main gauche, les farcit, et par un habile jeu des deux mains, les ferme en un délicat petit chausson64.

Si, en Italie, le rouleau à pâtisserie est l'instrument nécessaire à la transformation de la pâte en une feuille, mère des ravioli, en Chine les mains seules jouent ce rôle. Le petit rouleau en forme de fuseau qui, aujourd'hui, intervient dans le processus n'existait pas dans les premières recettes et n'a qu'un rôle accessoire.

Cette technique manuelle de façonnage des pâtes, une fois mise en place, ne fut jamais supplantée par celle de la feuille laminée au rouleau à pâtisserie. On ne peut donc procéder à une étude historique des pâtes alimentaires à partir des seuls critères de définition proposés au début de cet article. La gestuelle dans son détail, transmise d'âge en âge, l'ensemble des instruments comptent tout autant que leur composition ou leur mode de cuisson65.

Au terme de notre étude et de la période que nous nous étions assignée, le vie siècle de notre ère, nous constatons que huit siècles après sa première mention, bingl désigne dans son emploi verbal une opération manuelle excluant le recours à tout instrument66, dans son emploi nominal comme premier sens tout résultat de cette opération, c'est-à-dire toute forme de pâte destinée à être cuite, puis consommée.

Cette technique s'est constituée à l'origine (aux alentours du me siècle av. J.-C. ?) à l'imitation de celle qui aboutissait à l'élaboration de levains. La matière première sur laquelle s'exerçait cette opération étant du blé moulu, cette assimilation en fut facilitée et la désignation des bing pouvait ainsi s'appliquer à ces nouveaux mets à base de farine de blé qu'étaient les pâtes et les pains. Puis, avec le temps, et Xu Shen, l'auteur du Shuowenjiezi, en fournit le premier indice : bing qui désignait les « formes de farine de blé » en est venu à référer à toutes les « formes » cuisinées à partir d'une farine ou amidon de céréale, comme nous avons pu le voir dans les recettes de bing du Qimin yaoshu, notre traité d'agriculture-témoin du vie siècle67.

Cette idée de forme, en cuisine, matérialisée jusqu'à l'apparition des bing par les « boulettes » de riz ci et er, mets « extraordinaires » destinés à l'empereur, s'opposait à celle d'informe, représentée par les plats quotidiens de millets cuits en grains entiers. La forme, prestigieuse, s'opposait à l'informe ordinaire. Le blé, qui dans la cuisine n'est utilisé qu'en farine, a, dans un premier temps, été considéré comme le matériau idéal des formes alimentaires. Il a gagné ainsi le prestige associé depuis toujours à ces mets particuliers, à tel point que le mot bing a fini par désigner toute forme culinaire et de manière générique des mets, comme ci et er, dont l'existence était bien antérieure à celle des pâtes et pains de farine de blé.

Que bing aujourd'hui, et ce environ depuis les Song (960-1270), ne désigne plus que les galettes et les gâteaux et ait conservé le sens dérivé « en forme de gâteau, pain ou galette » comme dans doubing « tourteau de soja » ou cha- bing « brique de thé », s'explique dans la mesure où ces mets, de par leur forme et leur mode de fabrication, fondent de manière évidente la motivation

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étymologique de leur dénomination, alors que les techniques de plus en plus diversifiées et l'enrichissement des formes des pâtes alimentaires ont progressivement dissimulé cette motivation sous une autre plus apparente : leur composition. C'est pourquoi elles ont fini par être appelées mian, du terme désignant la farine de blé68.

Les systèmes alimentaires ne sont pas des mécanismes dépourvus de rationalité dont l'évolution serait simple et univoque parce qu'elle concerne des éléments concrets, quotidiens et triviaux. Leur étude anthropologique et historique prouve le contraire. La longue poursuite des bing sur neuf siècles en veut être une illustration.

Leur aventure montre en effet combien est délicate l'étude des mots, repères indispensables et formes figées trompeuses, lorsqu'ils forment un champ lexical dont les referents sont susceptibles d'importantes modifications avec le temps. Parallèlement, elle nous enseigne qu'il n'y a aucun lien nécessaire entre le blé, la farine et les pâtes alimentaires, et que l'identification de celles-ci par des noms particuliers dans l'univers céréalier, en Chine ou ailleurs, n'est pas une preuve de leur universalité. De même, elle jette le doute sur la fonction opératoire de certains critères supposés universels, la distinction entre pâte levée Qtpâte non levée par exemple, dans un contexte où les transformations du grain sont conçues à partir de l'opposition majeure entre céréale-grain et céréale-farine.

En Chine ancienne, le monde des céréales cuisinées est perçu comme un continuum : d'un côté, les masses instables constituées d'éléments identifiables, de l'autre, les formes fixes issues d'une poudre non decomposable en unités distinctes ; entre les deux, le mianfan qui tient de l'un et de l'autre. Cette perception subtile de la matière procède et se nourrit à la fois d'une réflexion sur ses transformations et invalide discrètement l'idée courante selon laquelle les Chinois ne dissociaient pas l'intelligible du sensible. Outre qu'il faille se garder de parler des « Chinois » hors de toute référence spatio-temporelle, l'analyse sur laquelle est fondée cette distribution des produits céréaliers doit plus aux opérations intellectuelles permettant d'appréhender les mutations possibles de la matière qu'à la nécessité d'effectuer un classement des denrées alimentaires. La transformation du grain de blé en pâtes ou pains ne peut se comprendre que si on l'inscrit dans une rationalité : le grain est en soi matière ; démultiplié puis élaboré par la cuisson, il devient une matière différente. La farine, résultat de la désintégration du grain, est matière impalpable ; mélangée et pétrie avec de l'eau puis façonnée en formes, elle retrouve ainsi une autre existence.

EHESS, Centre d'études comparatives du monde chinois, Paris

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NOTES

* Une première version de cette étude fut proposée à la table ronde « La préparation des céréales » organisée à Ravello (Italie) en avril 1988 par l'Institut universitaire européen pour les biens culturels.

1. Cité in Serení 1981 : 356. 2. Celles-ci sont contenues dans le Qimin yaoshu, traité d'agriculture dont le quart environ est

consacré à la description de préparations alimentaires (Sabban 1988 : 45-46). 3. Pour une brève bibliographie sur le sujet, et essentiellement sur les rapports entre histoire du blé et

pâtes alimentaires, cf. Hong Guangzhu (1984 : 1-20) et Shinoda (1987 : 6-23) ; sur les pâtes alimentaires dans l'inventaire des aliments à travers la littérature ancienne, cf. Knechtges (1986 : 58- 63) ; sur l'histoire des bing, cf. Aoki (1971 : 452-460). Voir également les petits articles consacrés au « mystère » des pâtes dans la revue Zhonguo pengren [Cuisine chinoise], et en particulier le dernier en date (Zhi Zi 1988 : 7-8).

4. Pour notre propos, nous n'entrerons pas dans le détail de l'histoire de la détermination des différentes espèces et variétés de blés, dont la répartition géographique dépend des climats et dont les transformations alimentaires sont spécifiques. Cf. Simmonds (1976 : 120-128).

5. Selon F. Bray (1984 : 461), une datation au carbone 14 aurait montré qu'en réalité ces restes remonteraient à 500 av. J.-C. environ.

6. Comme le fait remarquer G. Métailié (1988 : 39) : « Une traduction de gu par ' aliments végétaux de subsistance ', équivalent de l'anglais ' staple food ' conviendrait mieux car cette catégorie recouvre en fait d'autres plantes que les graminées, en particulier diverses légumineuses. »

7. La classification en « cinq grains », attribuée à l'empereur mythique Shen Nong, semble être la classification la plus ancienne des « céréales » et probablement la plus courante. Mais dans certains textes, on relève aussi des classifications en 6, 8, 9 ou même 100 grains ! Ce que le grand pharmaco- logue des Ming, Li Shizhen (1518-1593), faisait déjà remarquer dans son monumental ouvrage, Bencao gangmu (Métailié 1988), en disant que « la classification des céréales est compliquée » (Bray 1988 : 21).

8. Mai est en effet le générique de plusieurs céréales et il apparaît dans leur dénomination comme morphème déterminé — blé : xiaomai, orge : damai, avoine : yanmai ou qiaomai ou encore qingkemai, seigle : heimai. D'autres phénomènes d'ordre linguistique nous inclinent à voir une opposition fondamentale entre mi et mai. Ainsi, pour désigner un grain de ces deux types de céréales, on n'emploie pas le même spécificatif : on dira yi li mi et yi ke (xiao)mai(zi) ■

9. En 110 av. J.-C, en réponse à un mémorial de Dong Zhongshu le suggérant, l'empereur Wu des Han émit un décret pour encourager la culture du blé d'hiver (Wang Leiming 1984 : 77a). Une difficulté insurmontable fragilise toutes les recherches sur ce sujet ; le blé et l'orge étant collectivement désignés par le terme mai, dans les textes anciens et spécialement ceux datant d'avant notre ère, il est toujours délicat d'affirmer avec certitude que ce mot désigne le blé. Or, si l'on se réfère par exemple au mémorial de Dong Zhongshu, ce que tous les commentateurs ultérieurs interpréteront comme un encouragement à la culture du blé, devrait être considéré comme une stimulation à développer la culture des céréales mai. Dong Zhongshu parle d'abord de mai, que les commentateurs ont estimé être du blé, puis il utilise le composé sumai, glosé « blé d'hiver ». Les chercheurs estiment en effet qu'à partir des Han antérieurs, le blé pouvait être désigné dans les textes aussi bien par mai que par xiaomai, tandis que l'orge était toujours appelée damai. Dans la présentation du Fan Shengzhi zhi shu, traité d'agriculture du ier siècle av. J.-C., par Sm Shenghan (1963 : 17), seul damai est traduit par barley tandis que mai est systématiquement traduit par wheat, ainsi que xiaomai. Mais ceci ne résout qu'en partie le problème dans la mesure où le mot mai peut être utilisé comme un générique, ce qui signifie qu'en contexte il désigne soit le blé soit l'orge. Malheureusement, après deux mille ans, la clarté d'un contexte dépendant souvent d'évidences culturelles non exprimées dans le discours, il est bien difficile de le maîtriser. Nous n'échapperons pas non plus à cette incertitude due à la terminologie, qui nous fera souvent prendre pour un fait acquis l'équivalence maiAAé. C'est d'ailleurs sur ce point que se fonde l'argumentation japonaise en faveur d'une introduction tardive du blé en Chine. Pour les spécialistes japonais, ce n'est que vers le ne siècle av. J.-C. que le morphème mai désigne le blé et non plus l'orge. Ils sont persuadés qu'avant cette époque mai désignait toujours l'orge (Shinoda 1987 : 15 ; Bray 1984 : 463).

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10. Qiuer ; qiu désignait selon le Shuowen jiezi du riz ou du mai torréfié. Selon d'autres commentateurs, ces graines torréfiées étaient ensuite pilées en une farine (c'est en tout cas ce qu'affirme Shi- noda Osamu (1987 : 21) en se référant au Zuozhuari). Fend ; fen désignait et désigne aujourd'hui encore, entre autres, la farine des céréales mi et l'amidon des légumineuses (surtout riz et soja). Er et ci, avec quatre autres mots, sont répertoriés comme synonymes dans le premier dictionnaire de dialectes de Yang Xiong, Fangyan, datant du Ier siècle avant notre ère (FY, 13 : 133).

11. Cette conjonction (Wang Yuhu 1981 : 87), attestée par les textes, entre transformation du blé en farine et élargissement des surfaces cultivées a été relevée par plusieurs spécialistes et doit probablement être mise en relation avec l'apparition, à peu près à la même époque, du moulin rotatif à bras (Needham 1965, 4, 2 : 183 ; Wei Si : 1987).

12. F. Bray (1984 : 462) signale que l'on trouve une recette de blé en grains torréfiés dans le Qimin yaoshu, et qu'il n'était donc pas impossible que les Chinois, à l'égal des Romains, aient mangé des bouillies de blé avant que l'habitude de le moudre ne soit vraiment diffusée.

13. On peut supposer qu'il s'agit d'un moulin rotatif dont on situe mal l'apparition, mais qui, selon toute probabilité, semble dater d'une période allant de la fin des Royaumes Combattants aux Qin (Wei Si 1987 : 26-29).

14. La description du processus de mouture du blé nécessitant une certaine précision technique, pour deux entrées, dont nous comprenons d'après leur définition que l'un désignait le son et l'autre les parties dures de l'amande de la céréale, la brève explication de Xu Shen ne concerne alors que le blé nommément désigné par son appellation xiaomai. Lorsque aucune confusion n'est possible, cette dernière précision n'apparaît plus, ainsi en est-il du mot désignant la « râpure des parties dures de l'amande » pour lequel il est dit en outre : « 10 livres pour 3 boisseaux ». Ce qui nous fait penser que pour ces trois dernières entrées on a affaire à des unités relevant d'un vocabulaire technique de meunerie, c'est que Xu Shen, dans la métalangue de ses définitions, n'emploie ni le mot commun « poudre » (mo), utilisé pour définir le terme mian (farine de mai), ni justement mian. Il a recours à un mot signifiant « sciure, râpure, brisure » (xie) auquel on peut supposer qu'il attribue, dans ce contexte particulier, le sens technique de « produit de broyage obtenu en cours de mouture ». De fait, ce n'est pas encore la farine mian, produit fini, prêt pour l'utilisation, ni une poudre mo quelconque. Pour comprendre le cheminement de Xu Shen, il faut avoir à l'esprit le déroulement concret de l'opération de mouture du blé à la meule : le grain de blé est composé d'une enveloppe (péricarpe), d'un germe et d'une amande. Sa mouture doit être effectuée progressivement car l'enveloppe et l'amande sont solidement attachées et il ne faut pas les attaquer trop brutalement, sinon il ne sera plus possible de les séparer. Les grains passent donc quatre ou cinq fois dans des cylindres de plus en plus rapprochés, aux cannelures de plus en plus fines. Des tamis perfectionnés, animés d'un mouvement horizontal circulaire continu, séparent les produits de chaque broyage. C'est ainsi que nous est décrit simplement le principe de la mouture actuelle dans une petite brochure éditée par le Centre d'Information des Farines et du Pain (68, rue de La Boétie, 75008 Paris). Ce qu'il faut retenir de cette description pour notre propos, c'est qu'une première mouture du blé ne donne pas un produit homogène ; ce qu'on obtient est un mélange de ce qu'on appelle des semoules (grosses, moyennes et fines), parties les plus dures de l'amande, un peu de farine et du son. Pour plus d'informations sur les moutures traditionnelles semi-artisanales, cf. Touaillon 1879.

15. Certes, si aujourd'hui, dans le langage ordinaire, le terme fen, comme mian d'ailleurs, en est venu à désigner toute farine et même celle de blé, dans un usage plus technique il désigne les amidons de légumineuses comme le soja ou la fève (avec lesquelles on fabrique vermicelles et pâtes) et les amidons de riz, dont le mode d'extraction traditionnel nécessitait plusieurs opérations complexes, notamment une mouture avec de l'eau {cf. note suivante).

16. De nombreuses meules rotatives de structures diverses ont été découvertes dans des fouilles datant pour les plus anciennes des Royaumes Combattants et des Han, alors que pilons et mortiers sont beaucoup plus anciens (Li Falin 1986, 2 : 146-167). C'est pourquoi on est tenté de voir une conjonction entre l'apparition de ce nouvel instrument, la diffusion de la mouture du blé et l'avènement des pâtes et des pains de blé, et de là à conclure que le riz, lorsqu'il était réduit en farine, l'était au moyen du mortier. Mais ce serait simplifier la question, car il semble que l'on n'ait pas encore réussi à préciser les emplois des divers types de meules retrouvées dont Li Falin (art. cit.) reproduit les structures multiformes. L'auteur d'un article sur l'histoire des moulins rotatifs en Chine (Wei Si 1987, 1 : 26-29) suggère que ces instruments avaient peut-être eu pour fonction première la mouture des graines avec de l'eau pour obtenir des liquides pâteux. Il pense même qu'ils furent employés pour le soja plutôt que pour toute autre céréale, le soja pour être véritablement consommable devant être transformé en un lait. Rien dans les textes contemporains ne vient conforter son hypothèse. En revanche, si l'on se reporte à la description de la fabrication de fen, produit de beauté,

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donnée par le Qimin yaoshu (QMYS, 52 : 264-265), on peut en effet supposer que certaines de ces meules servaient à la fabrication de « poudre de riz », puisque la procédure complexe de cette fabrication prévoit que le riz est d'abord décortiqué au mortier, puis lavé plusieurs fois et mis ensuite à tremper plusieurs jours jusqu'à fermentation. Il est lavé de nouveau et écrasé. Le mélange obtenu est filtré, mouillé puis de nouveau écrasé ; enfin le tout est mis à décanter. L'eau est retirée, le reste est filtré et mis à sécher au soleil. Pour des explications simples sur les fabrications traditionnelles des produits dérivés du riz, cf. Hansheng (2 : 14).

17. Nous pensons aux shaomai de Canton, ces célèbres ravioli dont l'enveloppe est faite d'une fine pâte de farine de blé aux œufs ; une bonne partie des dimsum (dianxin) cantonáis que l'on range dans cette catégorie des « pâtes farcies » est, en principe, à base de fécule de blé (c'est-à-dire de farine sans gluten) (chengfen) et non de farine de riz comme beaucoup de consommateurs le pensent. La fécule contribue à donner à ces pâtes une légèreté et une transparence inégalée.

18. Cette description évoque les xiaolong tangbao, littéralement « petits pains juteux cuits à la vapeur » qui ressemblent à des ravioli ou à de petites bourses ; mais ces spécialités sont faites d'une pâte levée et non, comme les ravioli, d'une pâte ordinaire. Leur enveloppe est si fine et les pièces réalisées si petites que l'on croit, en les mangeant, déguster des ravioli dont on s'étonne que la pâte soit si délicate. La composition de leur farce est très variée, mais celle à base de corail de crabe d'eau douce est particulièrement appréciée.

19. Dans le Yiwen leiju, le chapitre « Nourritures » traite de neuf sujets : manger, se nourrir (shi), les pâtes et les pains (bing), la viande (rou), la viande séchée (fu), le condiment (jiang), le poisson en conserve (zha), le lait fermenté et le beurre (laosu), les millets et les riz décortiqués (mi), les boissons alcooliques (jiu). Dans le Chuxueji sont traités : les boissons alcooliques (jiu), les céréales cuites en grains séparés (fan), les bouillies de céréales (zhou), la viande (rou), les bouillons (geng), la viande séchée (fu), les pâtes et les pains (bing). Nous ne pouvons ici énumérer tous les sujets traités dans le Beitang shuchao, car ils sont très nombreux, même s'il ne reste plus parfois qu'un titre sans le texte. La partie consacrée à l'alimentation couvre six juan (dans notre édition, du juan 142 au juan 148 : 288-328) et inclut bien sûr une section bing.

20. C'est pourquoi D. Knechtges (1986 : 59), à la suite de R. Schäfer (1979 : 117), propose de traduire ce mot par son équivalent occidental le plus proche, c'est-à-dire l'italien pasta, dont le premier sens renvoie effectivement à un simple mélange compact d'eau et de farine -.farina intrisa con acqua e trattata in modo da diventare compatta e soda (Palazzi : 1974) et désigne toute préparation à base de farine et d'eau.

21. D. Knechtges (ibid.) dresse l'inventaire des textes reproduisant ce poème dont il ne reste que de longs extraits et en donne une traduction presque intégrale en anglais.

22. Après avoir longtemps pensé que l'une des scènes faisant partie d'une représentation d'activités culinaires, provenant de la tombe Liangtai à Zhucheng dans la province du Shandong et datant du iie siècle (Pirazzoli-T Serstevens 1985 : 97), correspondait à une séance de laminage de pâtes, nous supposons qu'il s'agit plutôt d'un exercice de découpage de la viande en petits morceaux pour fabriquer les brochettes qui sont en train de griller dans la scène voisine. Un homme semble d'ailleurs faire le va-et-vient entre les deux, portant un plateau destiné à recevoir les morceaux de viande. Mais ce qui suscite le doute, c'est le soi-disant rouleau employé par les trois hommes à l'action dans cette scène ! Il s'agit d'un rouleau qui ressemble étrangement au couteau utilisé dans la scène 8 pour découper du poisson. De plus, chaque officiant le tient d'une seule main (la droite) et perpendiculairement à soi. Il est impossible de rouler ou de laminer une pâte en tenant un rouleau de la sorte. Enfin, d'après ce que nous savons sur les modes de fabrication anciens des pâtes en Chine et comme nous le verrons ultérieurement dans cet article, il n'est apparemment pas fait mention d'un instrument permettant un laminage de la pâte. En revanche, les scènes de pétrissage suggèrent des préparations de pâtes ou de pains. Les représentations retrouvées aujourd'hui datent cependant, au plus tôt, des Han postérieurs (23-220) (Tanaka 1988 : 1,9).

23. Pour ce décompte, nous nous sommes fiée à ce que tous les spécialistes chinois et japonais affirment, en particulier Hong Guangzhu (1984 : 35). De fait, on signale ce mot dans le Mozi, texte antérieur datant du rve ou du me siècle av. J.-C. (MZ, 46, 2 : 399) dans un contexte où il est simplement question de quelqu'un « faisant des bing », ce qui ne nous apprend rien ni sur le terme en question ni sur son réfèrent, mais nous donne une indication sur l'ancienneté de ces denrées.

24. Il s'agit de « céréales » au sens large, puisque la dernière préparation est une « soupe de légumineuses ». Mais comme nous le disions précédemment, les listes traditionnelles des « Cinq grains » comportent fréquemment une légumineuse.

25. Maifan, que l'on gloserait aujourd'hui « mai-riz cuit », réfère à une préparation de blé ou d'orge en grains, cuite à la vapeur ou à l'eau. Alors que le mot fan ne désigne aujourd'hui, en principe,

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que le riz cuit, il référait anciennement à toute préparation de céréale cuite à la vapeur ou à l'eau dans laquelle les grains étaient séparés les uns des autres. Cf. n. 27.

26. Nous rencontrons toujours cette difficulté majeure de l'identification du terme mai dans les textes datant des Han. S'agit-il toujours de blé comme le prétendent les spécialistes chinois ? Nous parions pour de l'orge ici, car nous supposons que l'auteur n'aurait pas mentionné dans une même phrase deux préparations faites à partir de la même céréale, mais ce n'est là qu'une hypothèse. Le commentateur, Yan Shigu (581-645), à propos de l'expression maifan, dit qu'il s'agit de mai moulu à la meule avec sa peau (?) et cuit à l'eau (maifan, mo mai he pi er chui zhi ye). Nous reviendrons sur le sens de maifan et sur son statut peu prestigieux en regard d'autres préparations.

27. Même si le commentateur Yan Shigu estime que maifan est du grain moulu à la meule avec sa peau, la caractéristique des préparations désignées par le mot fan dans les traités culinaires anciens, dont nous rappelons qu'aujourd'hui il désigne du riz cuit dans un volume d'eau dont l'absorption complète indiquera le degré parfait de cuisson, est que les grains de la céréale cuite de cette manière doivent se détacher les uns des autres, ce qui n'empêche pas d'avoir concassé les grains avant de les cuire. Cf. par exemple Taiping yulan (850, fan : 3799), citant le Shiming, dictionnaire de Liu Xi, datant du ue siècle de notre ère : fan fen ye. Shi qi H ge zi fen ye, « fan c'est ce qui se sépare, chacun de ses grains se sépare de l'autre ». Lorsqu'on se reporte au texte du Shiming (SM, 13 : 206), on constate que cette même définition concerne un autre caractère, fen, et non fan. La confusion entre ces deux caractères est d'ailleurs relevée par le commentateur et mise sur le compte des rédacteurs du Taiping yulan. Il n'en reste pas moins que si l'on consulte certaines recettes de boissons alcooliques du Qimin yaoshu, le riz ou le millet servant de base à la fermentation doit subir une première cuisson à la vapeur appelée fen pour laquelle il est spécifié que les grains ne doivent pas être trop cuits (QMYS, 64 : 375, 26).

28. Cette préparation est plus généralement appelée douzhou « bouillie de haricots », mais ici la nécessité de la rime a fait choisir geng, désignant normalement plutôt les bouillons de viande ou de légumes verts.

29. Il s'agit de tuo et de zhanghun. 30. Il s'agit de hubing, zhengbing, tangbing, xiebing, suibing, jinbing, suobing. 31. Si l'on en croit le traité d'agriculture Qimin yaoshu, ouvrage bien postérieur (vie siècle), contenant

les recettes de deux d'entre elles, les suibing (moelïe-bing) sont des galettes à la moelle, édulcorées au miel et cuites d'un seul côté sur une plaque, les xiebing (scorpion-bing) sont de petits beignets (en forme de scorpions ?) sucrés au miel, à base d'une pâte pétrie avec de la graisse de bœuf ou de mouton, à laquelle on ajoute parfois du lait pour la rendre plus friable ; et bien que nous n'ayons pas la recette des tangbing (bouillon-ô/Hg), nous savons que leur pâte doit être ferme et brillante puisqu'elle est évoquée à titre comparatif dans une autre recette (QMYS, 82 : 509-511).

32. Ce terme, qui aujourd'hui est le nom d'un petit pain à la vapeur, désignait, semble-t-il, un petit pain farci que nous appellerions actuellement baozi. Sur la remotivation sémantique du terme mantou, voir D. Knechtges (1986 : 60) qui explique très bien comment on a attribué à Zhuge Liang le mérite de les avoir inventés.

33. Il avait la réputation de dépenser jusqu'à mille sapèques par jour pour se nourrir et de ne pouvoir néanmoins trouver de quoi plaire à ses baguettes !

34. Il s'agit ici d'une recette de shuiyin (eau-s' étirer). Le poète joue sur le nom de ces pâtes qu'il décompose dans son poème en utilisant le sens littéral des deux morphèmes. La farine est pétrie avec du bouillon de viande comme dans la recette du Qimin yaoshu (QMYS, 82 : 510) qui porte son nom.

35. Si nous comprenons bien ce vers, il fait allusion au mode de fabrication de ces « vermicelles » dont la recette du Qimin yaoshu enseigne que la pâte une fois pétrie et déjà façonnée en boudins peu épais est mise à tremper dans de l'eau, puis allongée en la roulant sous les doigts sur les bords du récipient (?).

36. Qian Zhongshu (1979 : 1169), démontrant une fois de plus son immense culture, ne manque pas de faire la même remarque à propos des pâtes italiennes et de citer pour comparaison, et comme à plaisir, dans leur langue, les capelli d'angelo, fiochetti, ravioli et autre tortello ! (Je remercie François NGuyen de m'avoir signalé ce texte.)

37. Si nous ne savons rien de la deuxième et de la troisième série de noms cités par Shu Xi, les deux premiers, angan ttjuru renvoient en effet à un même type de préparations dont le Qimin yaoshu donne les recettes. Angan est un « gâteau » du genre hanju, spécialité préparée et consommée, semble-t-il, uniquement pour le « Festival du manger froid ». Juru, dont on relève la mention parmi les mets cités dans le poème « Zhaohun » du Chuci (Knechtges 1986 : 55 ; QMYS 82 : 514, 9, 11), est une autre dénomination d'un gâteau appelé gaohuan « anneau onctueux » dont le Qimin yaoshu donne

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128 FRANÇOISE SABBAN

aussi la recette. Selon son commentateur moderne, Miao Qiyu, qui se fonde sur plusieurs textes postérieurs, ces types de « gâteaux » sont bien de la même espèce et ont la caractéristique d'être pétris avec de la graisse et cuits à la grande friture. Cependant, la recette ne précise malheureusement pas le mode de cuisson des hanju et elle nous apprend par ailleurs que ces préparations sont à base de farine de riz glutineux et non de blé comme on pourrait le supposer. Cela signifie-t-il qu'à l'époque du Qimin yaoshu la composition de ce « gâteau » avait changé ou que dès le me siècle, époque de Shu Xi, la catégorie bing incluait déjà des préparations à base de farine de riz comme c'est le cas dans le Qimin yaoshu ?

38. D. Knechtges (1986 : 60) fonde son argument sur la prononciation de ce composé qui ne lui paraît pas avoir une résonance chinoise et sur le fait que Shu Xi, au début de son poème, dit que « [les bing] ont été ainsi baptisés dans les venelles et les cours et que les façons de les faire nous viennent d'autres coutumes », autrement dit de pays étrangers.

39. A propos de ce « gâteau », voir la longue note que lui consacre Miao Qiyu, éditeur du Qimin yaoshu, dans laquelle il cite un auteur des Tang affirmant qu'au nord de la Chine les butou sont cuits dans de la graisse, tandis que dans le sud ils le sont à la vapeur {QMYS, 82 : 514-515, 13).

40. A propos de l'interprétation du mot laowan, voir les explications de Qian Zhongshu (1979, 3 : 1169-1170) sur le sens qu'il faut donner à chaque morphème de ce composé. Pour lui les laowan sont de tout petits pains farcis, cuits à la vapeur, ce que l'on appellerait aujourd'hui des xiao longbao et non des ravioli (jiaozi) cuits à la vapeur. Il réfute en même temps l'interprétation d'un de ses prédécesseurs qui voyait dans les laowan des tangyuan, c'est-à-dire des boulettes de riz glutineux. La lecture du poème de Shu Xi, consacré pour une bonne part à la description des laowan, nous convainc que l'identification de Qian Zhongshu est la plus vraisemblable, bien qu'il ne soit fait nulle part allusion à une pâte comportant du levain. Celle des xiao longbao est en effet une pâte levée. Voir aussi à ce sujet D. Knechtges (1986 : 62) qui conteste, avec raison semble-t-il, l'interprétation que donne Aoki Masoru de ce terme. Knechtges, quant à lui, se référant à un commentaire du Traité des rites, pense que lao, dans laowan, signifie « réduire dans la main fermée » (to reduce in the middle of the fist). Pour conclure, il nous semble que dans laowan, wan « balle » évoque effectivement la forme gonflée d'un petit chausson de type ravioli et que lao, dont les sens premiers sont « enclos, prison », évoque le mode de cuisson à la vapeur. En effet, les ravioli sont enfermés dans le tamis comme dans un enclos et « emprisonnés » dans la vapeur.

41. Pour ces deux vers, la version du texte extraite du Quan Qinwen étant incomplète, nous traduisons celle que donne le Chuxueji (CXJ, 16, bing 17 : 643).

42. Lan correspond très vraisemblablement à V Eupatorium dont la variété cannabinum est communément appelée « chanvre d'eaü », « herbe de sainte Cunégonde » ou « origan aquatique ».

43. Ici nous reconnaissons le terme chi qui désigne aujourd'hui ce que l'on appelle « haricots noirs », condiment de haricots de soja auxquels la fermentation et la conservation dans le sel donne une couleur noire caractéristique. Si l'on se réfère aux recettes du Qimin yaoshu, il semble bien que le chi d'aujourd'hui n'ait rien de comparable avec celui dont nous possédons la recette, les modes de fabrication ayant évolué considérablement. Ce dont nous sommes certaine, c'est que ce terme désigne toujours un condiment à base de haricots de soja {QMYS, 72 : 441-448).

44. Notre traduction ici correspond à ce qui semble être un impressif de forme AABB. D. Knechtges (1986 : 62) a très bien rendu les sons chinois en construisant la traduction du vers sur une allitération en f : « Flurying and fluttering, fast and furious. »

45. A notre avis, 1'« étoile » est ici une métaphore de l'enveloppe de pâte, et le « grêlon » celle de la petite boule de farce. (Je remercie Paola Paderni de m'avoir suggéré ce rapprochement.)

46. Nous n'avons pas réussi à trouver un sens à ce vers de forme AABB, fondé semble-t-il sur un impressif. La traduction de Knechtges (1986 : 62) « Rich flavors are blended within », si elle est vraisemblable, n'est pas convaincante.

47. Pour plus ample information sur le /m, cf. par ex. J. R. Hightower (1965 : 65-66). 48. Nous utilisons le terme « vin » (jiu) pour désigner toute boisson alcoolique et non pas seulement

celles qui sont issues de la fermentation du jus de raisin. Ici, il s'agit probablement d'une boisson alcoolique obtenue par la fermentation d'une bouillie de céréale (millet ou riz), comme nous savons qu'il en existait en Chine à cette époque. Mais, dans ce contexte, « vin » n'est peut-être pas à prendre au sens littéral ; sans doute est-ce une préparation de type pâte à pain fermentée dont le levain a été tiré d'une boisson alcoolique, comme le suggère une recette du Qimin yaoshu (QMYS, 82 : 509, Zuo bai bing).

49. Zong Lin (501-565), l'auteur du Jing Chu suishiji, justifie cette coutume par l'histoire de He Yan et en fait remonter l'origine aux Wei.

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Les Pâtes en Chine 129

50. On parle aussi d'achats de bing dans les Annales de l'empereur Xuan (r. 73-48) (HS, 8 : 237). Le Hanshu, Histoire des Han antérieurs, bien que rédigé aux alentours de 80 ap. J.-C, rapporte des faits censés avoir eu lieu un ou deux siècles auparavant.

51. Cf. par ex. dans le Hou Hanshu (HHS, 63 : 2085), l'histoire de l'empoisonnement de l'empereur Xun des Han postérieurs (125-144). Au moment d'expirer, il confia à l'un de ses fidèles qu'il avait mangé des nouilles en bouillon (zhubing).

52. Il semble bien que ce n'est qu'à partir du moment où le blé a pu être converti en farine qu'il a réellement acquis de la valeur. Nos exemples de mai/an l'indiquent clairement. On sait que dans le Lù'shi chunqiu (« Shenshi pian ») (rae siècle av. J.-C.) le blé (ou plutôt les céréales mai !) est considéré comme la moins bonne des céréales. Wang Yuhu (1981 : 86-87) montre très bien qu'un renversement de valeur à son sujet se produit après l'édit impérial de l'empereur Wu des Han (120 av. J.-C.) encourageant sa culture, puisque les paysans, dit-on, n'aimaient pas cette céréale. Il semble d'ailleurs que ce renversement de valeur n'ait touché que le produit raffiné dérivé du blé, en l'occurrence les bing, et non la céréale en grain, si l'on en croit les témoignages que nous avons cités sur le mépris général dans lequel était tenu le mets maifan. A moins que ce mets n'ait jamais été confectionné qu'avec de l'orge.

53. Pas seulement culinaire, bien sûr ! Mais il n'est pas dans notre propos d'aborder en détail ce sujet trop riche et trop complexe. Voir par exemple le développement de Qian Zhongshu (1987 : 23-87) sur « école du sud et école du nord en poésie ».

54. Dans le Shuowen jiezi (SWJZ : 147b), qiu est glosé « torréfier du mi ou du mai/mi ou mai torréfié », mais dans le Shiming (SM, 4, 25 : 218), donc un siècle plus tard, qiu a pour synonyme qia et est glosé « riz cuit (fan) puis moulu », ce que le commentateur explique en disant qu'il faut faire cuire le riz, puis le dessécher en le torréfiant pour pouvoir ensuite le moudre finement.

55. Le mot dao désigne aujourd'hui le riz sur pied. Dans le Shuowen jiezi, premier texte où l'on mentionne une différence terminologique entre riz glutineux et riz non glutineux (Bray 1984 : 487), dao semble fonctionner comme un générique pour le riz. E. Bretschneider (1892 : 142) rappelle que les traducteurs de textes classiques l'ont souvent traduit par « riz glutineux » et il relève que Xu Shen, dans son Shuowen jiezi, glose le mot nuo, qui habituellement désigne le riz glutineux, en disant « dans le royaume de Pei, dao est appelé nuo ».

56. Voir à ce propos l'édition du texte proposée par Shi Shenghan (1958 : 679, 682) qui préconise de couper la pâte en morceaux de la grosseur de « grains de millet », car dans le texte établi par Miao Qiyu (QMYS, 86 : 525) ce sont des « châtaignes » qui servent de référence à la comparaison. En chinois, la graphie de ces deux mots est très proche. Curieusement, les premiers traités culinaires italiens témoignent, eux aussi, de l'existence de ces petites pâtes imitant le grain, compromis entre la vraie graine et la pasta. Elles étaient d'ailleurs appelées triti ([pâtes] hachées ?), d'après leur mode de fabrication, ou formentine (de froment ?) par métaphore (Faccioli 1966 : 142).

57. Alors que dans les travaux japonais, sous l'influence probable de Shi Shenghan (1962 : 79), on « traduit » le mot qu par starter, nous choisissons le terme « levain » dans le sens commun de « substance capable de déclencher une fermentation », pour éviter d'entrer dans des polémiques sur la nature de ces agents de fermentation. S'agit-il de ferment de moisissure ? Nous ne sommes pas qualifiée pour en décider et laissons la parole aux spécialistes ; cf. par ex. Yoshida Shuji (1986 : 73- 116) et Y. & T. Ankei (1988) ainsi que Chen Taosheng (1979 : 32). (Que Georges Métailié trouve ici l'expression de ma reconnaissance pour m'avoir prêté ce dernier ouvrage.)

58. Chen Taosheng (1979 : 32) cite en particulier des occurrences de qu relevées dans le Shujing (ixe- vie siècle av. J.-C), le Liji (ive-me siècle av. J.-C), le Zuozhuan (ive-me siècle av. J.-C), le Liezi (rve-me siècle av. J.-C), le Shiji (ier siècle av. J.-C.) et dans le dictionnaire Fangyan (ier siècle av. J.-C).

59. Karlgren place effectivement bingi sous bing2, en disant que celui-ci est phonétique dans bingx, mais rien de plus. Or, dans son introduction, il déclare avoir laissé le soin au lecteur d'établir la relation sémantique entre la partie phonique d'un caractère et le sens global de celui-ci, lorsque cela est évident. Pour Wang Li, pas d'incertitude, bingl n'est pas apparenté sémantiquement à bing2, puisqu'il ne figure pas dans la liste des caractères ayant une étymologie commune avec lui.

60. Wang Li (1982 : 337) cite le Guangya et se réfère à des emplois du mot dans le Zhanguoce, le Liji, le Yiwenzhi du Hanshu et à leurs commentaires.

61. Les mêmes mots en chinois classique peuvent avoir selon les contextes une fonction predicative ou substantive.

62. Par chance, de cet emploi que nous supposons de bing2, au sens concret et technique d'« assembler du levain », nous pensons avoir trouvé une occurrence dans le traité d'agriculture Qimin yaoshu,

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130 FRANÇOISE SABBAN

occurrence que Shi Shenghan, éditeur du texte remarque mais n'interprète pas ainsi. Bing2 apparaît en effet dans deux des titres de chapitres consacrés à la préparation des levains et des boissons alcooliques dans certaines des éditions du texte, alors qu'il est remplacé par bingl dans d'autres ; Shi Shenghan estime que la bonne version du texte est celle qui comporte bing2 et non bing{, mais ne soupçonnant pas le lien que ces deux caractères peuvent entretenir sur le plan sémantique, il suggère de comprendre bing2 dans ce contexte comme une préposition marquant la liaison entre deux mots, fonction que ce terme peut effectivement avoir en chinois classique (Shi Shenghan 1958 : 448). Nous supposons, quant à nous, qu'il s'agit au contraire d'un usage résiduel de bing2 au sens d'« assembler du levain/levain assemblé ». La démonstration de Shi Shenghan n'est en effet guère convaincante. Prenons le premier titre contenant bing2 : zao shenqu bing jiu [fabriquer-levain céleste-bing-jiu] . Selon notre hypothèse il faut le traduire par : « Recette de levain céleste assemblé et de vin. » Shi Shenghan, quant à lui, propose la traduction : « Recette de levain céleste et de vin. » Si l'on examine les titres des 92 chapitres de ce livre, on voit que dans deux d'entre eux seulement la liaison entre deux mots est marquée par bing2, et dans trois autres par la préposition ji. Pour tous les autres titres, les liaisons sont exprimées par simple juxtaposition des mots ; ex. : Yang niu, ma, lü, luo « Élevage du bœuf, du cheval, de l'âne et du mulet » {QMYS, 6, 56 : 277). L'auteur du Qimin yaoshu, n'éprouve donc généralement pas le besoin de marquer syntaxiquement les liaisons. Lorsqu'il le fait, avec y'/, cela reste exceptionnel (QMYS, 6, 56 : 277 ; 6, 57 : 312 ; 8, 64 : 414). En ce qui concerne les liaisons supposément exprimées avec bing2, il est quand même troublant de constater qu'elles n'apparaissent que dans un contexte où il peut y avoir confusion avec bingu puisqu'il s'agit de la fabrication de levain et de vin. C'est pourquoi, nous pensons qu'il faut ici interpréter bing2 au sens de bingu et non comme une préposition.

63. Certaines graphies très anciennes avec la clé mi sont attestées, comme chez Xu Shen (SWJZ, 7 : 147a) qui est l'un des rares à le classer sous la clé mi. Chez son contemporain Yang Xiong, auteur du Fangyan (FYJS, 13, 42 : 806), les caractères des noms de levains sont classés sous la clé mai. Nous savons en effet, par un traité de botanique datant du ive siècle de notre ère (Li Hui-lin 1979 : 59), que dans certaines régions du sud de la Chine on fabriquait des levains avec de la farine de riz glutineux et les feuilles de certaines plantes.

64. Nous avons pris la confection des ravioli comme exemple, car elle montre par contraste avec le savoir-faire italien, combien les deux techniques sont profondément dissemblables. Mais nous aurions pu aussi évoquer la fabrication — unique à notre connaissance — de ces « nouilles étirées », shenmian, qui se présentent comme un écheveau de fins spaghetti et qui sont fabriquées avec les mains, sans l'intervention d'aucun instrument. Le tour de main en est paraît-il très difficile à acquérir. Le principe consiste, à partir d'une pâte élastique et molle, à préparer des boudins de pâte de 7 cm de longueur et, en les tenant dans les mains à la manière d'un écheveau, à les étirer par un jeu des poignets que l'on tourne et que l'on fait « trembler » (MDZZGY, 1985 : 84).

65. Ce n'est certes pas un hasard si l'on retrouve en Italie les lasagne, ces feuilles de pâtes découpées, héritières probables de la lagaña romaine du traité d'Apicius (ve-vie siècle) (André 1974, 4, 141 : 36 ; 142 : 37). Et s'il faut parler d'innovation à propos de l'apparition dans les textes culinaires médiévaux italiens de vermicelli ou de maccaroni, c'est bien parce que ces pâtes filiformes sont façonnées avec les doigts, ce qui dans un contexte où l'on est habitué à laminer la pâte en feuilles avec un rouleau représente effectivement un fait nouveau. Maxime Rodinson (1971 : 492-493) suggérait d'ailleurs en son temps que les pâtes filiformes en Europe pourraient bien provenir du monde arabe. Voir aussi Perry 1981, 9 : 42-45 ; 1982, 10 : 48-49 et Rodinson 1950.

66. Lorsque nous disons « opération manuelle », nous entendons le travail du mélange des ingrédients, du pétrissage et du façonnage pour les pâtes alimentaires. Pour les levains, le façonnage s'effectuait souvent avec les pieds, car il s'agissait de tasser une pâte très dure dans des moules pour leur donner une forme. On employait d'ailleurs à cet effet de jeunes adolescents en pleine possession de leurs moyens physiques ! (QMYS, 1, 64 : 360, You zao shenqu fa ; Hong Guangzhu 1984 : 82).

67. Et même d'autres ingrédients, si l'on se souvient que le Qimin yaoshu inclut parmi les 14 recettes de bing une recette d'omelette.

68. Mian devient en effet le terme générique désignant toutes les qualités et variétés de pâtes, même celles à base d'amidon de céréales mi, c'est-à-dire de/e». Voir pour exemple les recettes de pâtes de l'encyclopédie ménagère Jujia biyong shilei quanji datant du xme siècle (Shinoda & Tanaka 1973, 1 : 357).

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Les Pâtes en Chine 131

Index des caractères chinois

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qia §1% qiaomai /i J^ qingkemai-^ qisou && -M_ qiu ^ qiu'er il: f^- quP rou itl shaomai %%L shenmian # shi^ shuisoubing 7 shuiyin zk- 5 1 suibing 'fa. l^f suizhu 'fi "^

jiandai jiang If tangbing î|? 1^

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132 FRANÇOISE SAB BAN

tangyuan îfy fD yanmai t°K if- tun'er M~ X yi ke (xiao)mai(zi) -^ $$. 'h f~ % tuo i-t, yi li mi — %$- %~ wan A. zao shenqu bing jiu Vk. ^t Pi M. »S wugu -^ 4^- zha ;tf xiao long (tang)bao 0- |'£ 5|, & zhanghun îk î&> xiaomai A- $j~ zhengbing }% l^f xieyf zhou 5fi xiebing i^ i^- zhubing *, f?f yang niu, ma, lü, luo Jb -^r - 4? - -$¿1 - w zongzi |f_ ^f yangrou bobing _^- i^] ¿Í i#

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Les Pâtes en Chine 133

Abréviations des titres d'ouvrages chinois :

BTSC : Beitang shuchao ; CXJ : Chuxueji ; FY : Fangyan ; FYJS : Fangyan jianshu ; HS : Honshu; HHS : Hou Hanshu; JJP : Jijiupian ; JS : Jinshu ; MDZZGY : Miandian zhizuo gongyi ; MZ : Mozijian gu ; QMYS : Qimin yaoshu ; QQW : Quan Qinwen ; SGZ : Sanguozhi ; SM : Shiming shuzheng bu ; SWJY : Shiwu jiyuan ; SWJZ : Shuowen jiezi ; SMYL : Si min yueling ; TPYL : Taiping yulan ; XZGB : Xuezhai gubi ; YWLJ : Yiwen leiju ; ZL : Zhouli.

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ABSTRACT

Françoise Sabban, What Hands Do to Dough. Reflexions on the Origin of Pasta and the Processing of Wheat in Ancient China (3rd Century BC — 6th century AD). — In Europe, the origin of pasta, which is the product of a way of processing wheat and conserving it as a foodstuff, is not known. In China, various written sources mention the existence, about the 3rd century BC, of foodstuffs called bing based on wheat flour. From the first mention till the first recipes which are given in the 6th century AD, the history of pasta can be reconstituted through poems and texts praising this foodstuff's gastronomic value and uses ; and an evaluation can be made of its price, prestige and place in food habits. By following the semantic evolution of the term designating pasta, the hypothesis can be made that such preparations of cereals were, from a culinary viewpoint, thought to be « forms » in comparison with « unformed » porridges and gruels. Furthermore it can be hypothesized that this conception takes its origin in the ingredients and making of the « leavens » used to ferment alcoholic beverages, which have existed since very ancient times.

ZUSAMMENFASSUNG

Françoise Sabban, Von der Hand zum Teig. Überlegungen über den Ursprung der Nudelzubereitung und der Weizenverarbeitung im alten China (3. J. vor C. — 4. J. nach C). — Nudeln sind eins der Aufbewahrungsmitteln aus Weizen hergestellt, deren Ursprünge in Europa völlig unbekannt sind. In China bezeugen verschiedene schriftliche Quellen von der Existenz, um den 3. Jahrhundert vor Christus, sämtlicher Nahrungsmitteln aus Weizen, bing genannt. Von den ersten Erwähnungen bis zu den ersten Rezepten im 6. Jahrhundert — in Dichtungen und Texten vorzufinden, die die gastronomischen Verdienste und Anwendungen loben — kann ihre Geschichte wieder zusammengestellt und ihre Wichtigkeit in den Nahrungsgewohnheiten, den Preis und Prestige die ihnen gewährt wurden, geschätzt werden. Die semantische Entwicklung der Wörter die sie bezeichnen wird gefolgt und die Hypothese wird aufgestellt, dass diese Getreidevorbereitungen aus einem kulinarischen Standpunkt, als « Formen » betrachtet werden, sie werden mit den « formlosen » Gerichten verglichen, wie Breie und Porriges ; diese Auffassung findet ihren Ursprung in den Zutaten und in die Vorbereitung von « Treibmitteln », die zur Gärung von Alkoholgetränken dienen, deren Existenz schon in uralten Zeiten gekannt wurde.

RESUMEN

Françoise Sabban, De la Mano a la masa. Reflexiones acerca de las pastas alimenticias y las transformaciones del trigo en la antiqua China (iif s. antes de C.-via s. después de C). — Las pastas alimenticias son uno de los alimentos de conserva sacados del trigo, de las cuales se ignoran sus orígenes en Europa. En China, diferentes fuentes escritas son testigo de la existencia, hacia el siglo inff antes de nuestra era, de un conjunto de alimentos a base de harina de trigo, llamado bing. Desde las primeras menciones hasta las primeras recetas en el siglo vi", gracias a poemas y textos que baten méritos gastronómicos y sus utilizaciones, podemos reconstituir su historia, evaluar el lugar que ocupaban en las costumbres alimenticias, el precio y el prestigio que se les daba. Paralelamente, siguiendo la evolución semántica del término que las designa, omitimos la hipótesis de que estas preparaciones de cereales son concevidas, desde el punto de vista culinario, como « formas » con apariencia de platos « informes » que son los caldos y potajes, y que esta concepción tiene sus origenes en la composición y el modo de fabricación de « levaduras » destinadas a la fermentación de bebidas alcohólicas, de la que conocemos su existencia desde la mas alta antigüedad.