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16 16 16 16 16 16 La melancolique melodie Musique ( Le Blues La culture africaine, véritable commencement Le Blues est un large mouvement musical, qui a véritablement pris plusieurs sens au cours de son évolution, au sein de lieux différents. D'une part, ses origines peuvent être reliées à la tradition musicale africaine, au Nord-ouest principalement. De l'autre, ce style est "né à nouveau" aux États-Unis, au sein des terres cultivables où travaillaient les esclaves afro-américains. Mais revenons au "commencement", à la culture africaine elle-même, où la musique occupe depuis longtemps une place fondamentale, reconnue d'"utilité publique". Ali Farka Touré, l'une des principales figures du Blues africain, affirme dans le documentaire de Martin Scorsese Du Mali au Mississippi, que la musique est au cœur même de la culture africaine. En effet, la musique ou la danse y ont autant d'importance que la religion et la vie sociale. Ces formes artistiques ont un rôle de cohésion et de rassemblement du public, s'intégrant souvent au sein de véritables rituels ou cérémonies. Au Mali, et dans plusieurs autres états africains, les griots, "conteurs musicaux", font d'ailleurs partie d'une caste spéciale dans la société. Un devoir et une forme particulière de respect leur sont donc accordés. La notion de cohésion sociale par la musique, ou par le chant particulièrement, prend tout son sens dans les pratiques qui en sont faites par les esclaves noirs-américains. En effet, dans les champs de coton, où règne la domination de "l'homme blanc" et la dureté des conditions de vie et de travail, ceux-ci survivent grâce à cette cohésion et cette solidarité fondamentales. Tous rassemblés autour de la foi, de la musique ou autres, ils forment alors une communauté, sans vraiment être conscients de sa puissance. La musique va devenir un véritable moyen de survie. Le Blues, rebelle identité Les esclaves vont faire part, dans leurs chants et par leurs rythmes, d'une colère et de plaintes à l'égard des maîtres esclavagistes et de leurs pratiques abusives. Cette forme musicale liée à une période particulière, cet "ancêtre" du Blues, initialement chantée et dont la partie instrumentalisée ne sera techniquement enregistrée que plus tard, se positionne autour d'un rattachement régulier aux racines africaines, comme une marque indélébile de l'identité de ces hommes et femmes africains exilés contre leur gré sur cet inconnu territoire : les États-Unis. Dans les faits, les plus terribles, des africains ont en effet été retirés de force de la terre où ils évoluaient et où ils s'étaient construits, mais jamais le système esclavagiste n'a pu leur retirer leur culture. Les esclaves africains ont emmené avec eux sur le territoire américain, et sur tant d'autres, leur esprit et leur âme africaine, à tout jamais. Comme le dit Ali Farka Touré "il n'y a pas des Américains noirs, mais seulement des Noirs en Amérique". Le Blues est alors une façon, parmi d'autres, d'établir un lien direct avec les ancêtres africains et leur pays. Les autorités ont d'ailleurs compris le pouvoir de résistance et d'insoumission de la musique, pour les esclaves travaillant dans les plantations. Une loi de 1740 interdit par exemple à ces derniers, sous peine de mort, de jouer des instruments de musique. C'est notamment l'utilisation de tambours et de fifres - petites flûtes en bois - qui est visée. Otha Turner - musicien phare du style Fife and Drums (littéralement fifres et tambours) - affirme que ces instruments avaient une importance capitale dans la vie culturelle et sociale africaine, et qu'ils sont devenus, du temps de l'esclavage, des Né de l'esclavage et de la migration des cultures, le Blues est une forme particulière de musique. Expression des plaintes mais également de la fierté de tout un peuple en souffrance, les noirs américains, le Blues est au départ un véritable exutoire communautaire. Il exprime à la fois la douleur et fédère les âmes. Depuis, il s'est démocratisé et est à la base de bon nombre de styles musicaux. Histoire de cette complainte ô combien symbolique. ´ ´

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Musique ( Le Blues

La culture africaine, véritable commencementLe Blues est un large mouvement musical, qui a véritablement pris plusieurs sens au cours de son évolution, au sein de lieux différents. D'une part, ses origines peuvent être reliées à la tradition musicale africaine, au Nord-ouest principalement. De l'autre, ce style est "né à nouveau" aux États-Unis, au sein des terres cultivables où travaillaient les esclaves afro-américains.

Mais revenons au "commencement", à la culture africaine elle-même, où la musique occupe depuis longtemps une place fondamentale, reconnue d'"utilité publique". Ali Farka Touré, l'une des principales fi gures du Blues africain, affi rme dans le documentaire de Martin Scorsese Du Mali au Mississippi, que la musique est au cœur même de la culture africaine.

En effet, la musique ou la danse y ont autant d'importance que la religion et la vie sociale. Ces formes artistiques ont un rôle de cohésion et de rassemblement du public, s'intégrant souvent au sein de véritables rituels ou cérémonies. Au Mali, et dans plusieurs autres états africains, les griots, "conteurs musicaux", font d'ailleurs partie d'une caste spéciale dans la société. Un devoir et une forme particulière de respect leur sont donc accordés.

La notion de cohésion sociale par la musique, ou par le chant particulièrement, prend tout son sens dans les pratiques qui en sont faites par les esclaves noirs-américains. En effet, dans les champs de coton, où règne la domination de "l'homme blanc" et la dureté des conditions de vie et de travail, ceux-ci survivent grâce à cette cohésion et cette solidarité fondamentales. Tous rassemblés autour de la foi, de la musique ou autres, ils forment alors une communauté, sans vraiment être conscients de sa puissance. La musique va devenir un véritable moyen de survie.

Le Blues, rebelle identitéLes esclaves vont faire part, dans leurs chants et par leurs rythmes, d'une colère et de plaintes à l'égard des maîtres esclavagistes et de leurs pratiques abusives. Cette forme musicale liée à une période particulière, cet "ancêtre" du Blues, initialement chantée et dont la partie instrumentalisée ne sera techniquement enregistrée que plus tard, se positionne autour d'un rattachement régulier aux racines africaines, comme une marque indélébile de l'identité de ces hommes et femmes africains exilés contre leur gré sur cet inconnu territoire : les États-Unis.

Dans les faits, les plus terribles, des africains ont en effet été retirés de force de la terre où ils évoluaient et où ils s'étaient construits, mais jamais le système esclavagiste n'a pu leur retirer leur culture. Les esclaves africains ont emmené avec eux sur le territoire américain, et sur tant d'autres, leur esprit et leur âme

africaine, à tout jamais. Comme le dit Ali Farka Touré "il n'y a pas des Américains noirs, mais seulement des Noirs en Amérique". Le Blues est alors une façon, parmi d'autres, d'établir un lien direct avec les ancêtres africains et leur pays.

Les autorités ont d'ailleurs compris le pouvoir de résistance et d'insoumission de la musique, pour les esclaves travaillant dans les plantations. Une loi de 1740 interdit par exemple à ces derniers, sous peine de mort, de jouer des instruments de musique.C'est notamment l'utilisation de tambours et de fi fres - petites fl ûtes en bois - qui est visée.

Otha Turner - musicien phare du style Fife and Drums (littéralement fi fres et tambours) - affi rme que ces instruments avaient une importance capitale dans la vie culturelle et sociale africaine, et qu'ils sont devenus, du temps de l'esclavage, des

Né de l'esclavage et de la migration des cultures, le Blues est une forme particulière de musique. Expression des plaintes mais également de la fi erté de tout un peuple en souffrance, les noirs américains, le Blues est au départ un véritable exutoire communautaire. Il exprime à la fois la douleur et fédère les âmes. Depuis, il s'est démocratisé et est à la base de bon nombre de styles musicaux. Histoire de cette complainte ô combien symbolique.

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outils de regroupement et d'entrain à la solidarité. Le tambour, par exemple, par la puissance de ses sonorités et de ses rythmes, s'associait bien avec le travail de la terre, "brut" et répétitif, et offrait un certain courage.Après l'interdiction, pour ne perdre sous aucun prétexte cette dimension "entraînante" des percussions, les esclaves ne se laissent pas abattre et trouvent d'autres moyens, d'autres instruments, quelques fois même étranges et insolites. Par exemple, pour détourner la loi, ils développent, à leur façon, le Jig & Clog dansing (les "claquettes", introduites par les colons irlandais aux États-Unis). De telle sorte que le bruit des fers sur le sol, qui les attachent à la terre où ils travaillent, imite le son des tam-tams.

La musique demeure un moyen, pour les afro-américains, de trouver du courage et de ne pas oublier leurs racines et leur appartenance à la diaspora africaine, à travers le Monde.

Cette cohésion va être largement renforcée par l'isolation socioculturelle généralisée des esclaves aux États-Unis, notamment par l'interdiction d'alphabétisation et de possibilités d'accès à la culture. Paul Gilroy insiste sur le pouvoir expressif que prendra alors la musique. L'expression corporelle ou musicale devient rapidement le seul moyen d'expression. Ce n'est plus le langage qui fait apparaître le Monde, comme dans les sociétés occidentales, ce sont la musique, les gestes et la danse qui deviennent, au sein de ces communautés, aussi importants que la parole, voire plus, comme l'affi rme le poète et écrivain martiniquais Édouard Glissant.

Pour Toni Morrison, célèbre auteure afro-américaine du début du XXe siècle, ces musiques devaient être faites de messages simples, pour établir un dialogue d'égalité entre les artistes et les auditeurs. Paul Gilroy confi rme cette idée lorsqu'il dit que "l'art n'agit plus dans un rapport de domination par rapport à celui qui écoute, mais comme un dialogue démocratique et communautaire à part entière".

Toute culture prend une nouvelle dimension à partir du moment où elle est "réimplantée" dans un espace différent de son origine. Si cette culture s'établit au sein d'une société qui ne la défi nit pas comme légitime, ou même la dénigre, elle prendra alors la dimension d'une contre-culture ou d'une sous-culture. Alors qu'elle était, à l'origine, une culture "allant de soi", "évidente" et "légitime". C'est exactement ce qu'il s'est passé pour la culture musicale africaine introduite aux États-Unis.

Le Blues était, dans les sociétés africaines, un simple élément constitutif de la vie sociale. Mais aux U.S.A., le fait qu'il accompagne le travail des esclaves, et même le favorise, a apporté une dimension vitale à la musique. Le Blues prend son sens dans l'instant, lors de la journée harassante de travail, par exemple, par la faculté qu'il a de faire tenir debout un peuple dominé et sous-traité.

Ouverture et démocratisation, le Blues élargit ses horizonsLe Blues s'est largement modernisé au fi l du temps et son évolution est signifi cative. Initialement, les instruments étaient moins présents que la voix, voire inexistants, pour une raison matérielle. Le chanteur ou la chanteuse exprimait sa douleur, sa tristesse, ou sa condition de vie, accompagné par des chœurs très présents. Les formes musicales des negro spirituals et du Gospel, styles particuliers constitués de chants religieux, sont intimement liés au Blues.

Un des hommes qui s'est intéressé le premier à cette nouvelle culture musicale est le musicologue et folkloriste américain John Lomax. Il s'attache, dès 1933, et avec l'aide fi nancière de l'American Council of Learned Societies (Conseil Américain des Sociétés Savantes), à élaborer un travail de collecte des musiques produites dans les états du Sud des États-Unis, et un peu partout dans le pays. Ces sons captés, ces musiques particulières représentent, pour lui, des éléments de mémoire aussi importants que la parole ou des écrits. Un patrimoine à part entière.

John Lomax, accompagné de son fi ls Alan - qui poursuivra le travail de son père -, souhaite "préserver le passé" par ces enregistrements. Mais il ne s'arrête pas là et souhaite que les musiques captées, notamment celles des esclaves noirs-américains, touchent un public bien plus vaste. Un nombre impressionnant de bluesmen seront d'ailleurs enregistrés par le musicologue et connus du grand public.Cette méthode d'enregistrement, et le fait même d'enregistrer, s'oppose à la vie très traditionnelle des esclaves, qui produisaient de la musique dans l'instant présent, sans souci de popularité, ni de diffusion. Lomax considère que la musique doit changer en même temps que l'évolution de la société [...] Le contact de ce passionné de musique avec l'univers du Blues donne une toute nouvelle dimension à celui-ci. Il devient alors un divertissement musical comme tant d'autres, et non plus seulement un outil d'insoumission sociale. En caricaturant, la diffusion de masse du Blues va avoir comme fi nalité, notamment, d'amuser une société blanche en mal de divertissement, alors que ce style est intimement lié à la douloureuse histoire de la communauté noire aux États-Unis.

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Alan Lomax

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Notons malgré tout que John Lomax, en faisant mieux connaître et apprécier le Blues au grand public, a cherché à encourager sa préservation en tant qu'art à part entière, méritant de ne pas tomber dans l'oubli. Cela a d'ailleurs permis à un plus large public de connaître des bluesmen jusqu'alors parfaitement inconnus tels que Blind Lemon Jefferson et Blind Blake, qui enregistrent chez Paramount Records, ou bien même Lonnie Johnson chez Okeh Records. Mais aussi de grandes chanteuses populaires, telles que Gertrude "Ma" Rainey, Bessie Smith, Isa Cox ou Victoria Spivey, vont connaître un immense succès auprès du public américain, grâce à la diffusion de leurs musiques.

L'ère de l'industrialisation de la musiqueLorsque l'industrie du disque se développe dans les années 1920-30, les enregistrements - notamment ceux de John Lomax - sont diffusés sous les termes de "race records", c'est-à-dire de "musique raciale". La musique produite par les esclaves noirs-américains est clairement marginalisée, au sein d'une société occidentale blanche accomplie sur le territoire. Une légende raconte même que le bluesman Robert Johnson devrait sa virtuosité à un pacte fait avec le Diable. Les composantes rythmiques et mélodiques que met en place le Blues font en effet preuve d'une telle innovation pour la société blanche qu'elles en effraient plus d'un. Certains mettent cette étrangeté sur le compte du Devil Blues, force maléfi que fuie et rejetée par bon nombre de personnes aux États-Unis. Johnson exploitera cette idée, notamment dans son morceau "Me and the Devil Blues".

Avec la terminologie "race records", les intentions des producteurs de disques, avec l'arrivée de musiciens afro-américains dans l'espace culturel et commercial, sont donc claires : le public visé est alors uniquement "noir".

L'avenir montrera évidemment le contraire, lorsque le Blues lui-même - pourtant longtemps perçu comme une simple tradition afro-américaine - va évoluer et se moderniser, par l'utilisation d'amplifi cateurs pour guitares et harmonicas, pour donner une dimension plus électrique au style.

Cette occidentalisation musicale va élargir le public du Blues et ses appartenances. La modernisation technique va aussi permettre une qualité sonore sans précédent, et augmenter l'offre de service des studios d'enregistrement. C'est d'ailleurs cette compétence technique qui rendra célèbre le label Chess Records, basé à Chicago et tenu d'une main de maître par Phil et Leonard Chess, véritables découvreurs de talents. Ce label emblématique fera en effet connaître le désormais célèbre Muddy Waters, dont les chansons, telles que Hoochie Coochie Man ou I Just Want to Make Love to You, sont devenues des classiques du Blues urbain. Mais c'est lui aussi qui permettra au grand public de découvrir la sulfureuse Etta James, Howlin' Wolf, Sonny Boy Williamson II ou encore le charismatique Chuck Berry, initiateur du Rock'n'roll avant même l'arrivée d'Elvis Presley.

En 1960, les musiques noires-américaines, telles que le

Rythm'n'Blues, plus modernes, par l'arrangement de la partie chantée de départ par des orchestres - le Saint Louis Blues, par exemple - et la Soul, sont rapidement devenues populaires, et récupérées quelques fois par des musiciens blancs. De grands artistes, à la popularité évidente, tels Bob Dylan en Folk, Janis Joplin, Jimi Hendrix ou alors les artistes de Rock'n'roll infl uencés en parallèle par la Country Music, sont directement infl uencés tant par le Blues traditionnel que par le Blues électrique. Ces artistes ont permis une diffusion de grande ampleur, aux USA et au Royaume-Uni, de cette forme musicale. De plus, le Mouvement pour les Droits civiques élargit le public du Rythm'n'Blues, grâce aux thématiques que celui-ci traite (le racisme ou la guerre du Viêt Nam), qui s'adaptent aux intérêts de la population à l'époque. Dans les plus grands festivals, comme par exemple le Newport Folk Festival, de grands bluesmen commencent à être programmés. Se produiront en effet, à plusieurs reprises, nul autre que Son House, Mississipi John Hurt, Skip James, Big Joe Williams ou alors le révérend Gary Davis. Le Blues est alors largement établi au sein de l'univers musical américain et à travers le Monde.

Il est à présent estimé et reconnu pour ses particularités tant rythmiques que mélodiques et devient une source d'inspiration à part entière pour bon nombre d'artistes, Noirs comme Blancs.

Après avoir été un élément constitutif de la culture africaine, un outil d'émancipation et de libération morales pour les esclaves afro-américains, le Blues fait actuellement partie d'un large système commercial et de divertissement artistique, parmi d'autres genres musicaux. Si certains déplorent la perte de "l'aura" dont cette musique était porteuse tant en Afrique qu'au sein du système d'exploitation esclavagiste, son histoire demeure d'une rare richesse et, pour bon nombre de musiciens contemporains, la symbolique du Blues est toujours celle d'une véritable libération artistique, pour un peuple en quête d'identité et de légitimité..Aude Béliveau

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