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Aspects éthicophilosophiques des allotransplantations de tissus composites (ATC) Philosophical and ethics aspects of the composite tissues allotransplantations (CTA) A.-C. Masquelet Hôpital Avicenne, APHP, 123, rue de Stalingrad, 93009 Bobigny cedex, France MOTS CLÉS Allotransplantation de tissus composites ; Allotransplantation de face ; Allotransplantation de main ; Philosophie ; Éthique ; Identité Résumé Les premiers succès des allotransplantations totales de main, uni- puis bilatérales, et partielles de face soulèvent de nombreuses questions philosophiques et éthiques. L auteur analyse ici le présent et les perspectives concernant le receveur, le donneur et les aspects sociaux. La question de lidentité, de « limage de soi » reste non résolue. L analyse philoso- phique objective une continuité historique dans le désir de lhomme daméliorer sa condition. © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. KEYWORDS Composite tissues allotransplantation; Face allotransplantation; Hand allotransplantation; Philosophy; Ethics; Identity Abstract The first successes of total hand and partial face transplants raise several philosophi- cal and ethical questions. This paper examines the perspective of the recipient, the donor and the social aspect. The question of the identity remains unsolved. Philosophical point of view shows an historical continuity in the desire of the human being for improving his condition. © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Annales de chirurgie plastique esthétique 52 (2007) 519523 Adresse e-mail : [email protected] (A.-C. Masquelet). 0294-1260/$ - see front matter © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.anplas.2007.06.012 available at www.sciencedirect.com journal homepage: www.elsevier.com/locate/annpla

Aspects éthicophilosophiques des allotransplantations de tissus composites (ATC)

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Annales de chirurgie plastique esthétique 52 (2007) 519–523

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Aspects éthicophilosophiques des allotransplantationsde tissus composites (ATC)

Philosophical and ethics aspects of the compositetissues allotransplantations (CTA)

A.-C. Masquelet

Hôpital Avicenne, APHP, 123, rue de Stalingrad, 93009 Bobigny cedex, France

MOTS CLÉSAllotransplantation detissus composites ;Allotransplantation deface ;Allotransplantation demain ;Philosophie ;Éthique ;Identité

Adresse e-mail : alain-cha

0294-1260/$ - see front mattedoi:10.1016/j.anplas.2007.06.

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Résumé Les premiers succès des allotransplantations totales de main, uni- puis bilatérales, etpartielles de face soulèvent de nombreuses questions philosophiques et éthiques. L’auteuranalyse ici le présent et les perspectives concernant le receveur, le donneur et les aspectssociaux. La question de l’identité, de « l’image de soi » reste non résolue. L’analyse philoso-phique objective une continuité historique dans le désir de l’homme d’améliorer sa condition.© 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

KEYWORDSComposite tissuesallotransplantation;Faceallotransplantation;Handallotransplantation;Philosophy;Ethics;Identity

Abstract The first successes of total hand and partial face transplants raise several philosophi-cal and ethical questions. This paper examines the perspective of the recipient, the donor andthe social aspect. The question of the identity remains unsolved. Philosophical point of viewshows an historical continuity in the desire of the human being for improving his condition.© 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

[email protected] (A.-C. Masquelet).

7 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

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En l’état actuel des choses, les ATC sont des transferts des-tinés à réparer une forme et une fonction. Ils se distinguentdes transferts d’organes vitaux auxquels on a parfois voulules opposer en jouant sur les couples interne–externe, vital–fonctionnel, forme–fond, surface–profondeur.

Il apparaît que l’ATC au niveau de la face recèle un ques-tionnement éthique d’une dimension différente de celuiinauguré par la greffe de main. On est en droit de penser,par ailleurs, que la greffe totale d’un visage telle qu’elleest actuellement envisagée par les équipes du Royal FreeHospital de Londres et de la Cleveland Clinic pose des pro-blèmes plus importants que la greffe partielle de visage ;ou, plus précisément, que la réflexion éthique semblegagner en profondeur si d’emblée on s’attache à la greffetotale. Dans cet ordre d’idées, je m’attacherai à repérerles difficultés soulevées par la greffe totale, sans toutefoisapporter de réponse satisfaisante, en divisant l’exposé entrois chapitres qui concerneront successivement le patientreceveur, le donneur et sa famille, la société et l’ensembledes receveurs potentiels.

Deux remarques sont à souligner d’emblée :

● une large part de la réflexion a été jusqu’ici consacrée,à juste titre, au receveur, mais, en revanche, très peu audonneur et à sa famille [1] ;

● le Royal College of Surgeons [2] ainsi que le CCNE [3] ontdélivré un avis défavorable sur l’opportunité d’unegreffe totale.

Receveur

Justification d’une greffe de visage

On sait que le visage a trois caractéristiques principales :

● l’unicité, qui fait qu’un visage est le visage de quelqu’unet qu’il identifie la personne comme individu singulier ;

● l’expressivité, en ce que le visage traduit des émotionset des attitudes intérieures, en sachant que les plusrécentes recherches ont montré que l’expression duvisage peut, elle-même, avoir une influence sur lesémotions ;

● le fondement de l’intersubjectivité, c’est-à-dire le rap-port à autrui en même temps que le rapport à soi.

Il n’est pas anodin dans ce contexte de rappeler l’impor-tance symbolique des expressions « perdre la face » ou« sauver la face » qui désignent des difficultés ou mêmedes ruptures du rapport à autrui.

Douleur d’être défiguréLa défiguration est une altération morphologique qui pré-lude à l’altération du rapport à soi et à autrui. En témoignecette histoire vécue d’un petit garçon qui, en visite àl’hôpital Trousseau, et voyant un autre petit garçon com-plètement défiguré par une séquelle de brûlure, demandeà sa mère : « dis, maman, pourquoi a-t-on habillé le singeen petit garçon ? » ; sentiment brut d’un enfant qui n’a pasencore conscience d’appartenir à une commune espèce et

qui, inconsciemment, assimile la défiguration à une régres-sion au stade de l’animalité. On retrouve d’ailleurs cettesourde réminiscence de l’échelle des êtres dans les expres-sions métaphoriques qui servent à désigner un handicapvisible : « bébé phoque » des effets de la thalidomide dansles années 1960, « profil de fouine » ou « d’oiseau »,« mâchoire de serpent » pour les gueules cassées de laGrande Guerre. L’expression — gueule — est, elle-même,révélatrice : le blessé n’a plus de visage, il n’a plusqu’une gueule, et cette gueule, elle-même, est imparfaitepuisqu’elle n’a qu’une pâle ressemblance avec la gueule del’animal de référence. En un mot, la défiguration évoqueirrésistiblement la bestialité et génère dans l’entourageune foule de sentiments dépréciatifs : le dégoût, la peur,la curiosité morbide. Alors que l’insuffisant cardiaque enattente d’une greffe de cœur suscite compassion, le défi-guré est la cible d’une répulsion première qui, sitôt répri-mée, se transforme en ce que le philosophe Alain appelait« une bonté qui est tristesse et que l’on appelle communé-ment pitié et qui est l’un des fléaux humains ». La pitiéd’autrui est un rappel insistant de l’ampleur du handicap.Dans sa relation d’extériorité, le défiguré est constammenttenaillé par l’angoisse que sa propre déchéance inspire àautrui.

Ainsi, régression et répulsion se conjuguent pour aboutirà l’exclusion sociale. À ce sujet, il est tentant d’établir unparallèle avec l’amputation de main qui suscite un senti-ment intermédiaire en fonction de l’étendue lésionnelle.L’amputation d’une seule main demeure dans le registrecompassionnel ; en revanche, l’amputation bilatérale faitnaître un sentiment de répulsion. C’est que l’homo faber,privé de ses deux mains, n’a précisément plus riend’humain comme le défiguré.

Dans la relation intérieure, la défiguration s’accompagned’une perte de l’estime de soi qui est le fonds de la dignité.L’homme sans visage cesse de s’approuver d’exister etd’exprimer le besoin de se savoir approuvé d’exister parles autres. Ce déni de la dignité est la source du désespoirou plutôt d’une absence d’espoir en tant qu’effacement del’horizon de vie.

ATC au niveau de la face comme opérationd’individuationDès lors, la justification éthique de la greffe du visage appa-raît en plein jour. Il s’agit à travers un véritable travaild’anamorphose de restaurer le lieu de l’humain, de réaffir-mer l’existence de l’être. Et c’est en cela que réside ladimension de l’ATC au niveau de la face ou des mains relati-vement aux allogreffes d’organes vitaux. En effet, on peutimaginer des xénogreffes de cœur, de poumon, de pancréas,mais pas de visage ni de main. Ce qui est en surface est pro-prement humain et la greffe de visage de même que lagreffe de main ne peut être que spécifique, au sens profonddu terme, c’est-à-dire relevant de l’espèce. L’ATC au niveaude la face prend alors la dimension d’une opération qui pré-side à une renaissance, à la réintégration au sein de l’espècede l’homme en quelque sorte relégué. Cette néo-ontogenèseest une véritable individuation dans la mesure extraordinaireoù « ce que l’individuation fait apparaître n’est pas seule-ment l’individu mais le couple individu–milieu » [4].

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Risques médicaux et psychologiques

En dépit de l’enthousiasme du succès de la greffe au niveaude la face et, en fin de compte, de sa bonne réception dansl’opinion publique, on ne peut sous-estimer les risques detelles entreprises. Je n’insisterai pas sur les risques médi-caux qui sont bien identifiés et qui ne représentent pas unobstacle d’ordre éthique dans la réalisation des ATC.

En revanche, le risque d’un échec chirurgical est réel. Ilpeut être dramatique dans le cas d’une défiguration totale,par séquelles de brûlure, en aggravant peut-être de façonirréversible un état antérieur obtenu par des techniques deréparation traditionnelles. On a beaucoup insisté sur lerisque médical que représente le traitement immunosup-presseur. Risques d’échec et complications chroniques ontservi abusivement de paravents éthiques pour soutenirl’idée que le transfert d’un organe social, le visage ou lamain, relevait de la transgression.

Aux détracteurs des ATC, on peut rétorquer que lesérieux de la préparation des équipes chirurgicales réduitle risque de l’intervention et qu’il faut s’attendre dans lesannées qui viennent, à des progrès considérables dans letraitement des phénomènes de rejet.

Problème de l’identité

Problématique, sans doute parce que ne relevant pas d’unesolution technique comme les risques évoqués ci-dessus, estla question de l’identité. Quel que soit l’organe transféré,et cela est vrai également pour les organes vitaux profonds,le receveur peut ressentir un changement d’identité ou àtout le moins une nouvelle et incertaine identité [5]. Ceproblème est à l’évidence amplifié par l’ATC au niveau dela face, a fortiori s’il s’agit d’une greffe totale. Des risquespsychologiques peuvent influer ce qu’on pourrait appeler lastabilisation d’une nouvelle identité ; l’un de ces risques,pour le receveur, est l’idéalisation du transfert, avec soncorollaire à long terme : la déception. Le patient recher-che, avant tout, une normalité qui peut (et c’est la leçonde Canguilhem [6]) se révéler inférieure dans le rapport àsoi et à l’autre que la normativité qu’il avait pu ou qu’ilaurait pu acquérir par le lent travail d’acceptation du han-dicap et d’adaptation. En d’autres termes, le receveur peutse sentir moins « normal » après l’opération de transfert ence sens qu’il peut ne ressembler ni à lui-même, ni au don-neur et dans ce sens se trouver dans l’obligation d’accepterune identité hybride. Le changement d’apparence, grâce àun transfert de face, pose la question assez crue de savoir sion ne remplace pas une défiguration par une autre. La vierelationnelle, après un ATC, peut être meilleure qu’avant,mais elle peut être pire en relation avec le changement depersonnalité qu’elle peut impliquer. L’idéalisation du trans-fert et le risque de la déception peuvent être exacerbés parle fait d’être sur une liste d’attente en raison de l’insuffi-sance de donneurs potentiels, problème qui a été rarementévoqué. Être en attente d’un transfert (peut-être pourl’éternité) signifie renoncer à instaurer une nouvelle nor-mativité compatible avec son handicap. Le receveur peutégalement éprouver une certaine culpabilité au regard dudécès du donneur. Certains pourront voir également le trai-tement médical comme une contrainte leur imposant une

nouvelle personnalité. Ce ressentiment, joint à la difficultéde suivre quotidiennement le traitement et à faire face àses effets secondaires, peut inciter le patient à renoncer autraitement avec les conséquences qu’on imagine. On peutcertes réamputer une main, comme a fini par le faire ClintHallam, mais quid de la greffe totale ou partielle au niveaude la face ?

Malgré toutes ces réserves légitimes, le problème del’identité apparaît à la fois plus complexe et plus subtil, àla lumière de la première greffe partielle de visage. Il fauten effet considérer l’identité comme un processus dyna-mique qui comporte plusieurs aspects, et non pas commeune rupture brutale et statique. Il faut également insistersur le fait que dans une ATC totale au niveau de la face, lereceveur n’aura pas le visage du donneur puisque ce sontles reliefs osseux, différents d’un individu à l’autre, quiprennent une part déterminante dans l’aspect définitif duvisage. Cela incline à penser que l’identité psychique peutêtre recouvrée rapidement par le saut qualitatif qui s’opèreentre la défiguration et la greffe, au point que la personnepeut déclarer, à l’instar de la première greffée, « je meressemble », au sortir de la période de stabilisation cicatri-cielle. L’identité, conçue comme processus d’adaptationdynamique, repose en partie également sur la restaurationde l’identité anatomique qui est superposable à la progres-sion de la réinnervation motrice et surtout sensitive.Comme l’ont montré les greffes de main bilatérales et lagreffe partielle de visage, l’intégration anatomique estcontemporaine de la récupération sensitive. La restructura-tion de l’identité peut être suivie sur des phénomènes bio-logiques objectivés ; le plus intéressant est la progressionde la zone de projection corticale de la partie greffée quel’on peut suivre en imagerie par résonnance magnétique(IRM) fonctionnelle en même temps que s’opère un reculdes zones qui correspondent à une « extensionterritoriale » des parties voisines non lésées. Un secondaspect biologique est l’intégration immunologique progres-sive du transfert, que l’on peut évaluer par une toléranceaccrue du traitement antirejet.

Ces différents aspects de la restructuration identitairejustifient de considérer les phénomènes d’adaptation etde stabilisation comme un processus d’individuation.

Problème du consentement et de la sélectiondes receveurs

L’ensemble des remarques qui précèdent pose le problèmedu consentement du patient. Certains auteurs ont posé laquestion de savoir si dans de telles conditions, un véritableconsentement était possible. On peut engager la réflexiondans ce domaine en évoquant l’opportunité pour le futurreceveur de voir le ou les donneurs éventuels (vivant(s) oudécédé(s)) ou même l’idée d’une participation au processusde décision et de consentement élargi à la famille du rece-veur ou même à la famille du donneur. Une chose estprobable : c’est que le nombre de candidats à une greffeATC de la face sera supérieur à l’offre, du moins dans unpremier temps, et que se pose alors le problème de lasélection des receveurs et de l’indication chirurgicale.

Il est intéressant, dans ce cadre, de rappeler la réflexionde Butler [7] qui admet que « It may be that people who

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have well developped coping strategies and good socialskills cope well with disfigurement, while those who findlife generally more challenging also cope poorly with disfi-gurement. The concern for us as clinicians… is that thisgroup may also cope poorly with the face transplantation;thus the very group who might benefit most are those whoare least likely to cope, particularly is the results fall shortof their expectations ». Ce qui signifie que les critères desélection des patients permettront de retenir ceux qui sontles plus aptes à développer des stratégies d’adaptation auhandicap et qui, dès lors, n’ont pas forcément besoin de lachirurgie.

En réalité, la vulnérabilité et la velléité excessives descandidats doivent être évaluées au cas par cas. Mais le dan-ger est de soumettre des décisions individuelles et unconsentement fortement affirmé à des critères de rationa-lité. Cependant, dans le processus de décision, il faut réaf-firmer la position centrale de l’autonomie du patient ; sansdoute ce dernier sait-il mieux que quiconque ce qui peut luiconvenir, mais on peut aussi rappeler que nous insistons surl’autonomie parce que nous croyons en la dignité humaineet au respect des personnes, mais, qu’inversement, on nepeut pas respecter les personnes et leur dignité au seulmotif qu’elles sont autonomes. On pressent donc quellestensions peuvent s’exercer dans l’exercice difficile de laprise de décision partagée entre un candidat receveur etl’équipe qui le prendra en charge pour une ATC.

Reste à examiner rapidement les présupposés philosophi-ques des allotransferts.

Présupposés philosophiques des ATC

On conviendra sans peine que l’ATC au niveau de la face estl’exemple le plus frappant d’une réduction du corps humainà ses parties anatomiques, réduction qui puise ses sourceschez les premiers philosophes des Temps modernes. Pourdes auteurs comme Descartes, Hobbes, Leibniz ou La Met-trie, l’homme est une machine et le corps est une méca-nique. Si l’homme est une machine, on doit pouvoir lecréer, le recréer, le transformer. Ce programme d’une actua-lité brûlante s’inscrit dans la conception traditionnelle duprogrès formulé pour la première fois par le philosopheanglais, Francis Bacon (Novum organum, 1620). L’entrepriseindéfiniment poursuivie de maîtrise scientifique et techniquede la nature laisse entrevoir l’inventaire des « merveillesnaturelles » qui figurent à la fin de l’autre grand ouvragedu même auteur, La Nouvelle Atlantide (1627) [8] :« prolonger la vie », « prendre à quelques degrés lajeunesse », « retarder le vieillissement », « guérir les mala-dies réputées incurables », « augmenter la force etl’activité », « transformer la structure », « augmenter et éle-ver le cérébral », « transformer les traits », « métamorphosed’un corps dans un autre », « fabriquer des espècesnouvelles », « transplanter une espèce dans une autre ».

Cette vision prométhéenne du devenir, Descartes s’enfait aussi le chantre en déclarant dans le Discours de laméthode (1637) [9] : « et ainsi nous rendre comme maîtreet possesseur de la nature. Ce n’est pas seulement à désirerpour l’invention d’une infinité d’artifices […] mais principa-lement aussi pour la conservation de la santé […] et qu’onse pourrait exempter d’une infinité de maladies tant du

corps que de l’esprit et même aussi peut être, de l’affai-blissement de la vieillesse ».

Il faut donc voir la réalisation de l’ATC comme l’étaped’un programme depuis longtemps inscrit dans la traditionoccidentale du désir de transformation de la conditionhumaine. L’affirmation dualiste et mécaniste du corps(j’ai un corps que je peux transformer à loisir) s’oppose àla perception phénoménologique et moniste (je suis moncorps). Cette réification du corps, propre à l’Occident,serait de nature à induire des sentiments contradictoiresquant à l’établissement d’une identité stable et d’un moiconsistant et cohérent. On peut également poser la ques-tion de savoir si l’instrumentation de soi est compatibleavec la dignité humaine. La réponse qu’on peut apporterconsiste à affirmer que l’opérabilité de l’homme sur lui-même définit l’humanité de l’homme. L’homme est un pro-duit de lui-même, le résultat d’une anthropotechnique [10]et, dans ce sens, la production contemporaine de l’hommepar les biotechnologies, dont les ATC font partie, ne sontpas fondamentalement différents des anthropotechniquesqui se réclament de l’humanisme classique. Mais que sepassera-t-il quand l’anthropotechnique sera appelée àdevenir l’affaire de tous ? questionne le philosophe Sloterd-jik. Schématiquement, deux orientations seront possibles :« la prise du pouvoir biotechnique au profit d’un groupesocial limité » ou « l’utilisation de la biotechnique pour éle-ver le niveau de base de l’ensemble ».

Si l’homme est un être qui se construit et se définit, il ale choix de son autoconstruction. La question primordialeest celle de savoir ce que nous voulons devenir ou éviterd’être. Cette question éminemment politique pose la diffi-culté bien réelle des choix techniques dans les sociétésdémocratiques.

Donneur et famille

Les discussions actuelles sur les ATC font rarement allusionaux possibles problèmes soulevés par le donneur et safamille. La décision du don dans la perspective d’une greffede face ou de main (à un moindre degré) n’est pas de mêmenature que celle qui concerne les organes internes après ledécès. Elle pose le problème de la motivation du donneur,qui peut trouver son origine dans un autre sentiment quel’altruisme. On peut déceler l’espoir de « sauver la face »pour obtenir une forme de vie après la mort et, dans cer-tains cas peut-être, l’obscur désir de revenir hanterl’entourage. Quoi qu’il en soit, l’affirmation légitime devouloir maintenir à tout prix l’anonymat du donneur peutse heurter à certaines objections : le receveur, anxieux,peut être tourmenté par le besoin psychologique de connaî-tre l’origine de sa nouvelle identité. Un droit de savoirpourrait émerger, qui pourrait être comblé par des réponsesde compromis précisant l’âge, le sexe, la profession du don-neur, sans information sur son identité véritable. La réalitéselon laquelle ce qui reste d’un être disparu, c’est avanttout son visage, laisserait entrevoir pour la famille du don-neur la possibilité d’une forme de continuité de la relation.S’il n’est pas souhaitable ni même concevable d’établir undroit de visite du receveur pour la famille du donneur, onpeut présumer que la frustration résultant de cette préven-tion pourrait exacerber le sentiment de perte. Quoi qu’il en

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soit, il paraît difficilement pensable de prélever des ATC deface sans le consentement explicite du donneur, de sonvivant. En effet, de nombreuses personnes naturellementdisposées à faire un don d’organes sont opposées au donde la face ou d’un membre ; or, les fichiers actuels n’atti-rent pas l’attention sur la possibilité de faire don du visageou d’un membre. Il apparaît donc indispensable d’intro-duire une clause spéciale concernant le don de la face oud’un membre afin de limiter les possibles effets négatifs surles autres dons d’organes.

En l’état actuel des évènements et au regard desréflexions que nous avons amorcées, il paraît égalementdifficilement concevable d’obtenir un consentement pardéfaut délivré par des proches ou la famille.

Mutilés de la face et société

Le succès mondial des ATC au niveau de la face pourraitêtre interprété comme un message selon lequel il seraitimpossible pour un défiguré d’avoir une bonne qualité devie. En réalité, la mutilation seule ne constitue pas unobstacle ; la réaction sociétale d’intolérance, source desouffrance, y contribue grandement. Autrement dit, la défi-guration est, d’une certaine manière, une constructionsociale. Si la greffe partielle ou totale de face devient uneintervention de routine au même titre que les greffesd’organes profonds, le caractère déviant de la défigurationsera amplifié, et la réaction sociale plus intolérante encore.Une autre question est l’effet économique de l’utilisation àlong terme du traitement adjuvant, ce d’autant que lesreceveurs potentiels sont généralement jeunes. D’unefaçon pratique, qui assurera les dépenses des traitementsadjuvants ? Ainsi, sur une dizaine d’ATC de mains recenséesà ce jour en Chine, la plupart ont présenté des réactions derejet chronique avec une perte progressive de la fonctionparce que les patients ne pouvaient poursuivre le traite-ment immunosuppresseur pour des raisons économiques oude suivi médical [11].

Conclusion provisoire

On est forcé d’admettre, pour les multiples raisons invo-quées, que l’indication d’une ATC au niveau de la face nepeut pas être médicalement déterminée au même titrequ’un transfert de rein ou de cœur. Dans les conditionsactuelles, les indications de l’ATC de face sont forcémentlimitées et leur réalisation est uniquement envisageabledans les sociétés d’abondance. Toutefois, il ne faudraitpas que la laideur ou la monstruosité soient les attributs des« damnés de la terre » [12] qui se verraient refuser le droitimprescriptible de transformer leur condition.

Références

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