Barbey d Aurevilly Jules - Les Diaboliques

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  • BIBEBOOK

    JULES AMDE BARBEY DAUREVILLY

    LES DIABOLIQUES

  • JULES AMDE BARBEY DAUREVILLY

    LES DIABOLIQUES

    1882

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-1054-9

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

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    Sources : B.N.F. fl

    Ont contribu cee dition : Gabriel Cabos

    Fontes : Philipp H. Poll Christian Spremberg Manfred Klein

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  • LES DIABOLIQUES , M. E. DENTU, leur premier diteur, de la bonne grce aveclaquelle il nous a autoris faire entrer cet ouvrage dans lesUVRES COMPLTES de M. J. BARBEY DAUREVILLY.

    Lditeur,A. L.A qui ddier cela ?. . .J. B. DA.

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  • PRFACEDE LA PREMIREDITION DES DIABOLIQUES

    V premires !Si le public y mord, et les trouve son got, on publiera pro-chainement les six autres ; car elles sont douze, comme une douzainede pches, ces pcheresses !

    Bien entendu quavec leur titre de DIABOLIQUES, elles nont pas laprtention dtre un livre de prires ou dImitation chrtienne. . . Ellesont pourtant t crites par un moraliste chrtien, mais qui se piquedobservation vraie, quoique trs hardie, et qui croit cest sa potique, lui que les peintres puissants peuvent tout peindre et que leur peintureest toujours assez morale quand elle est tragique et quelle donne lhor-reur des choses quelle retrace. Il ny a dimmoral que les Impassibles etles Ricaneurs. Or, lauteur de ceci, qui croit au Diable et ses inuencesdans le monde, nen rit pas, et il ne les raconte aux mes pures que pourles en pouvanter.

    and on aura lu ces DIABOLIQUES, je ne crois pas quil y ait per-sonne en disposition de les recommencer en fait, et toute la moralit dun

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  • Les diaboliques Chapitre

    livre est l. . .Cela dit pour lhonneur de la chose, une autre question. Pourquoi lau-

    teur a-t-il donn ces petites tragdies de plain-pied ce nom bien sonore peut-tre trop de DIABOLIQUES ?. . . Est-ce pour les histoires elles-mmes qui sont ici ? ou pour les femmes de ces histoires ?. . .

    Ces histoires sont malheureusement vraies. Rien nen a t invent.On nen a pas nomm les personnages ; voil tout ! On les a masqus, eton a dmarqu leur linge. . . Lalphabet mappartient, disait Casanova,quand on lui reprochait de ne pas porter son nom. Lalphabet des roman-ciers, cest la vie de tous ceux qui eurent des passions et des aventures, etil ne sagit que de combiner, avec la discrtion dun art profond, les leresde cet alphabet-l. Dailleurs, malgr le vif de ces histoires prcautionsncessaires, il y aura certainement des ttes vives, montes par ce titrede DIABOLIQUES, qui ne les trouveront pas aussi diaboliques quellesont lair de sen vanter. Elles saendront des inventions, des com-plications, des recherches, des ranements, tout le tremblement dumlodrame moderne, qui se fourre partout, mme dans le roman. Elles setromperont, ces mes charmantes !. . . Les DIABOLIQUES ne sont pas desdiableries : ce sont des DIABOLIQUES, des histoires relles de ce tempsde progrs et dune civilisation si dlicieuse et si divine, que, quand on sa-vise de les crire, il semble toujours que ce soit le Diable qui ait dict !. . .Le Diable est comme Dieu. Le Manichisme, qui fut la source des grandeshrsies du Moyen Age, le Manichisme nest pas si bte. Malebranchedisait que Dieu se reconnaissait lemploi des moyens les plus simples.Le Diable aussi.

    ant aux femmes de ces histoires, pourquoi ne seraient-elles pas lesDIABOLIQUES ? Nont-elles pas assez de diabolisme en leur personnepour mriter ce doux nom ? Diaboliques ! il ny en a pas une seule ici quine le soit quelque degr. Il ny en a pas une seule qui on puisse diresrieusement le mot de Mon Ange ! sans exagrer. Comme le Diable,qui tait un ange aussi, mais qui a culbut, si elles sont des anges, cestcomme lui, la tte en bas, le. . .. reste en haut ! Pas une ici qui soit pure,vertueuse, innocente. Monstres mme a part, elles prsentent un eectifde bons sentiments et de moralit bien peu considrable. Elles pourraientdonc sappeler aussi les Diaboliques, sans lavoir vol. . . On a voulu

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  • Les diaboliques Chapitre

    faire un petit muse de ces dames, en aendant quon fasse le muse,encore plus petit, des dames qui leur font pendant et contraste dans lasocit, car toutes choses sont doubles ! Lart a deux lobes, comme le cer-veau. La nature ressemble ces femmes qui ont un il bleu et un il noir.Voici lil noir dessin lencre lencre de la petite vertu.

    On donnera peut-tre lil bleu plus tard.Aprs les DIABOLIQUES, les CLESTES. . . si on trouve du bleu assez

    pur. . .Mais y en a-t-il ?JULES BARBEY DAUREVILLY.Paris, I mai 1874.

    n

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  • LE RIDEAU CRAMOISI

    Really

    I terriblement dannes, je men allais chasser le gibier deaudans les marais de lOuest, et comme il ny avait pas alors dechemins de fer dans le pays o il me fallait voyager, je prenaisla diligence de qui passait la pae doie du chteau de Rueil et qui,pour lemoment, navait dans son coup quune seule personne. Cee per-sonne, trs remarquable tous gards, et que je connaissais pour lavoirbeaucoup rencontre dans le monde, tait un homme que je vous deman-derai la permission dappeler le vicomte de Brassard. Prcaution proba-blement inutile ! Les quelques centaines de personnes qui se nommentle monde Paris sont bien capables de mere ici son nom vritable. . . Iltait environ cinq heures du soir. Le soleil clairait de ses feux allentisune route poudreuse, borde de peupliers et de prairies, sur laquelle nousnous lanmes au galop de quatre vigoureux chevaux dont nous voyionsles croupes muscles se soulever lourdement chaque coup de fouet dupostillon, du postillon, image de la vie, qui fait toujours trop claquerson fouet au dpart !

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  • Les diaboliques Chapitre

    Le vicomte de Brassard tait cet instant de lexistence o lon ne faitplus gure claquer le sien. . . Mais cest un de ces tempraments dignesdtre Anglais (il a t lev en Angleterre), qui, blesss mort, nenconviendraient jamais etmourraient en soutenant quils vivent. On a dansle monde, et mme dans les livres, lhabitude de se moquer des prten-tions la jeunesse de ceux qui ont dpass cet ge heureux de linexp-rience et de la soise, et on a raison, quand la forme de ces prtentionsest ridicule ; mais quand elle ne lest pas, quand, au contraire, elle estimposante comme la ert qui ne veut pas dchoir et qui linspire, je nedis pas que cela nest point insens, puisque cela est inutile, mais cestbeau comme tant de choses insenses !. . . Si le sentiment de la Garde quimeurt et ne se rend pas est hroque Waterloo, il ne lest pas moins enface de la vieillesse, qui na pas, elle, la posie des baonnees pour nousfrapper. Or, pour des ttes construites dune certaine faon militaire, nejamais se rendre est, propos de tout, toujours toute la question, comme Waterloo !

    Le vicomte de Brassard, qui ne sest pas rendu (il vit encore, et je diraicomment, plus tard, car il vaut la peine de le savoir), le vicomte de Bras-sard tait donc, la minute o je montais dans la diligence de , ce quele monde, froce comme une jeune femme, appelle malhonntement unvieux beau. Il est vrai que pour qui ne se paie pas de mots ou de chiresdans cee question dge, o lon na jamais que celui quon parat avoir,le vicomte de Brassard pouvait passer pour un beau tout court. Dumoins, cee poque, la marquise de V. . ., qui se connaissait en jeunesgens et qui en aurait tondu une douzaine, comme Dalila tondit Samson,portait avec assez de faste, sur un fond bleu, dans un bracelet trs large,en damier, or et noir, un bout de moustache du vicomte que le diable avaitencore plus roussie que le temps. . . Seulement, vieux ou non, ne meezsous cee expression de beau, que le monde a faite, rien du frivole, dumince et de lexigu quil y met, car vous nauriez pas la notion juste demon vicomte de Brassard, chez qui, esprit, manires, physionomie, touttait large, to, opulent, plein de lenteur patricienne, comme il conve-nait au plus magnique dandy que jaie connu, moi qui ai vu Brummeldevenir fou, et dOrsay mourir !

    Ctait, en eet, un dandy que le vicomte de Brassard. Sil let t

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  • Les diaboliques Chapitre

    moins, il serait devenu certainement marchal de France. Il avait t dssa jeunesse un des plus brillants ociers de la n du premier Empire. Jaiou dire, bien des fois, ses camarades de rgiment, quil se distinguaitpar une bravoure la Murat, complique de Marmont. Avec cela, etavec une tte trs carre et trs froide, quand le tambour ne baait pas, il aurait pu, en trs peu de temps, slancer aux premiers rangs de lahirarchie militaire, mais le dandysme !. . . Si vous combinez le dandysmeavec les qualits qui font locier : le sentiment de la discipline, la r-gularit dans le service, etc., etc., vous verrez ce qui restera de locierdans la combinaison et sil ne saute pas comme une poudrire ! Pour quvingt instants de sa vie locier de Brassard net pas saut, cest que,comme tous les dandys, il tait heureux. Mazarin laurait employ, sesnices aussi, mais pour une autre raison : il tait superbe.

    Il avait eu cee beaut ncessaire au soldat plus qu personne, caril ny a pas de jeunesse sans la beaut, et larme, cest la jeunesse de laFrance ! Cee beaut, du reste, qui ne sduit pas que les femmes, maisles circonstances elles-mmes, ces coquines, navait pas t la seuleprotection qui se ft tendue sur la tte du capitaine de Brassard. Il tait,je crois, de race normande, de la race de Guillaume le Conqurant, etil avait, dit-on, beaucoup conquis. . . Aprs labdication de lEmpereur, iltait naturellement pass aux Bourbons, et, pendant les Cent-Jours, sur-naturellement leur tait demeur dle. Aussi, quand les Bourbons furentrevenus, la seconde fois, le vicomte fut-il arm chevalier de Saint-Louis dela propre main de Charles X (alors MONSIEUR). Pendant tout le temps dela Restauration, le beau de Brassard ne montait pas une seule fois la gardeaux Tuileries, que la duchesse dAngoulme ne lui adresst, en passant,quelques mots gracieux. Elle, chez qui le malheur avait tu la grce, sa-vait en retrouver pour lui. Le ministre, voyant cee faveur, aurait tout faitpour lavancement de lhomme que MADAME distinguait ainsi ; mais,avec la meilleure volont du monde, que faire pour cet enrag dandy qui un jour de revue avait mis lpe la main, sur le front de bandirede son rgiment, contre son inspecteur gnral, pour une observation deservice ?. . . Ctait assez que de lui sauver le conseil de guerre. Ce mprisinsouciant de la discipline, le vicomte de Brassard lavait port partout.Except en campagne, o locier se retrouvait tout entier, il ne stait

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  • Les diaboliques Chapitre

    jamais astreint aux obligations militaires. Maintes fois, on lavait vu, parexemple, au risque de se faire mere des arrts inniment prolongs,quier furtivement sa garnison pour aller samuser dans une ville voi-sine et ny revenir que les jours de parade ou de revue, averti par quelquesoldat qui laimait, car si ses chefs ne se souciaient pas davoir sous leursordres un homme dont la nature rpugnait toute espce de discipline etde routine, ses soldats, en revanche, ladoraient. Il tait excellent pour eux.Il nen exigeait rien que dtre trs braves, trs pointilleux et trs coquets,ralisant enn le type de lancien soldat franais, dont la Permission dedix heures et trois quatre vieilles chansons, qui sont des chefs-duvre,nous ont conserv une si exacte et si charmante image. Il les poussaitpeut-tre un peu trop au duel, mais il prtendait que ctait l le meilleurmoyen quil connt de dvelopper en eux lesprit militaire. Je ne suis pasun gouvernement, disait-il, et je nai point de dcorations leur donnerquand ils se baent bravement entre eux ; mais les dcorations dont jesuis le grand-matre (il tait fort riche de sa fortune personnelle), ce sontdes gants, des bueteries de rechange, et tout ce qui peut les pomponner,sans que lordonnance sy oppose. Aussi, la compagnie quil comman-dait eaait-elle, par la beaut de la tenue, toutes les autres compagniesde grenadiers des rgiments de la Garde, si brillante dj. Cest ainsi quilexaltait outrance la personnalit du soldat, toujours prte, en France, la fatuit et la coqueerie, ces deux provocations permanentes, lunepar le ton quelle prend, lautre par lenvie quelle excite. On comprendra,aprs cela, que les autres compagnies de son rgiment fussent jalousesde la sienne. On se serait bau pour entrer dans celle-l, et bau encorepour nen pas sortir.

    Telle avait t, sous la Restauration, la position tout exceptionnelledu capitaine vicomte de Brassard. Et comme il ny avait pas alors, tousles matins, comme sous lEmpire, la ressource de lhrosme en action quifait tout pardonner, personne naurait certainement pu prvoir ou devi-ner combien de temps aurait dur cee martingale dinsubordination quitonnait ses camarades, et quil jouait contre ses chefs avec la mme au-dace quil aurait jou sa vie sil ft all au feu, lorsque la rvolution de1830 leur ta, sils lavaient, le souci, et lui, limprudent capitaine, lhu-miliation dune destitution qui le menaait chaque jour davantage. Bless

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  • Les diaboliques Chapitre

    grivement aux Trois Jours, il avait ddaign de prendre du service sousla nouvelle dynastie des dOrlans quil mprisait. and la rvolutionde Juillet les t matres dun pays quils nont pas su garder, elle avaittrouv le capitaine dans son lit, malade dune blessure quil stait faiteau pied en dansant comme il aurait charg au dernier bal de la du-chesse de Berry. Mais au premier roulement de tambour, il ne sen taitpas moins lev pour rejoindre sa compagnie, et comme il ne lui avait past possible de mere des boes, cause de sa blessure, il sen tait all lmeute comme il sen serait all au bal, en chaussons vernis et en bas desoie, et cest ainsi quil avait pris la tte de ses grenadiers sur la place de laBastille, charg quil tait de balayer dans toute sa longueur le boulevard.Paris, o les barricades ntaient pas dresses encore, avait un aspect si-nistre et redoutable. Il tait dsert. Le soleil y tombait daplomb, commeune premire pluie de feu quune autre devait suivre, puisque toutes cesfentres, masques de leurs persiennes, allaient, tout lheure, cracherla mort. . . Le capitaine de Brassard rangea ses soldats sur deux lignes, lelong et le plus prs possible des maisons, de manire que chaque le desoldats ne ft expose quaux coups de fusil qui lui venaient den face, et lui, plus dandy que jamais, prit le milieu de la chausse. Ajust desdeux cts par des milliers de fusils, de pistolets et de carabines, depuisla Bastille jusqu la rue de Richelieu, il navait pas t aeint, malgr lalargeur dune poitrine dont il tait peut-tre un peu trop er, car le capi-taine de Brassard poitrinait au feu, comme une belle femme, au bal, quiveut mere sa gorge en valeur, quand, arriv devant Frascati, langlede la rue de Richelieu, et au moment o il commandait sa troupe dese masser derrire lui pour emporter la premire barricade quil trouvadresse sur son chemin, il reut une balle dans sa magnique poitrine,deux fois provocatrice, et par sa largeur, et par les longs brandebourgsdargent qui y tincelaient dune paule lautre, et il eut le bras cassdune pierre, ce qui ne lempcha pas denlever la barricade et dallerjusqu la Madeleine, la tte de ses hommes enthousiasms. L, deuxfemmes en calche, qui fuyaient Paris insurg, voyant un ocier de laGarde bless, couvert de sang et couch sur les blocs de pierre qui entou-raient, cee poque-l, lglise de la Madeleine laquelle on travaillaitencore, mirent leur voiture sa disposition, et il se t mener par elles au

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  • Les diaboliques Chapitre

    Gros-Caillou, o se trouvait alors le marchal de Raguse, qui il dit mili-tairement : Marchal, jen ai peut-tre pour deux heures ; mais pendantces deux heures-l, meez-moi partout o vous voudrez ! Seulement ilse trompait. . . Il en avait pour plus de deux heures. La balle qui lavaittravers ne le tua pas. Cest plus de quinze ans aprs que je lavais connu,et il prtendait alors, au mpris de la mdecine et de son mdecin, qui luiavait expressment dfendu de boire tout le temps quavait dur la vrede sa blessure, quil ne stait sauv dune mort certaine quen buvant duvin de Bordeaux.

    Et en en buvant, comme il en buvait ! car, dandy en tout, il ltaitdans sa manire de boire comme dans tout le reste. . . il buvait comme unPolonais. Il stait fait faire un splendide verre en cristal de Bohme, quijaugeait, Dieu me damne ! une bouteille de bordeaux tout entire, et il lebuvait dune haleine ! Il ajoutait mme, aprs avoir bu, quil faisait toutdans ces proportions-l, et ctait vrai ! Mais dans un temps o la force,sous toutes les formes, sen va diminuant, on trouvera peut-tre quil nya pas de quoi tre fat. Il ltait la faon de Bassompierre, et il portait levin comme lui. Je lai vu sabler douze coups de son verre de Bohme, etil ny paraissait mme pas ! Je lai vu souvent encore, dans ces repas queles gens dcents traitent dorgies, et jamais il ne dpassait, aprs lesplus brlantes lampes, cee nuance de griserie quil appelait, avec unegrce lgrement soldatesque, tre un peu pompee, en faisant le gestemilitaire de mere un pompon son bonnet. Moi, qui voudrais vous fairebien comprendre le genre dhomme quil tait, dans lintrt de lhistoirequi va suivre, pourquoi ne vous dirais-je pas que je lui ai connu sept ma-tresses, en pied, la fois, ce bon braguard du XIX sicle, comme lau-rait appel le XVI en sa langue pioresque. Il les intitulait potiquementles sept cordes de sa lyre, et, certes, je napprouve pas cee maniremusicale et lgre de parler de sa propre immoralit ! Mais, que voulez-vous ? Si le capitaine vicomte de Brassard navait pas t tout ce que jeviens davoir lhonneur de vous dire, mon histoire serait moins piquante,et probablement neuss-je pas pens vous la conter.

    Il est certain que je ne maendais gure le trouver l, quand jemontai dans la diligence de la pae doie du chteau de Rueil. Il yavait longtemps que nous ne nous tions vus, et jeus du plaisir rencon-

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  • Les diaboliques Chapitre

    trer, avec la perspective de passer quelques heures ensemble, un hommequi tait encore de nos jours, et qui dirait dj tant des hommes de nosjours. Le vicomte de Brassard, qui aurait pu entrer dans larmure de Fran-ois I et sy mouvoir avec autant daisance que dans son svelte frac bleudocier de la Garde royale, ne ressemblait, ni par la tournure, ni par lesproportions, aux plus vants des jeunes gens d prsent. Ce soleil cou-chant dune lgance grandiose et si longtemps radieuse, aurait fait pa-ratre bien maigrelets et bien plots tous ces petits croissants de la mode,qui se lvent maintenant lhorizon ! Beau de la beaut de lempereurNicolas, quil rappelait par le torse, mais moins idal de visage et moinsgrec de prol, il portait une courte barbe, reste noire, ainsi que ses che-veux, par unmystre dorganisation ou de toilee. . . impntrable, et ceebarbe envahissait trs haut ses joues, dun coloris anim et mle. Sous unfront de la plus haute noblesse, un front bomb, sans aucune ride, blanccomme le bras dune femme, et que le bonnet poil du grenadier, quifait tomber les cheveux, comme le casque, en le dgarnissant un peu ausommet, avait rendu plus vaste et plus er, le vicomte de Brassard cachaitpresque, tant ils taient enfoncs sous larcade sourcilire, deux yeux tin-celants, dun bleu trs sombre, mais trs brillants dans leur enfoncement,et y piquant comme deux saphirs taills en pointe ! Ces yeux-l ne sedonnaient pas la peine de scruter, et ils pntraient. Nous nous prmes lamain, et nous causmes. Le capitaine de Brassard parlait lentement, dunevoix vibrante quon sentait capable de remplir un Champ-de-Mars de soncommandement. lev ds son enfance, comme je vous lai dit, en Angle-terre, il pensait peut-tre en anglais ; mais cee lenteur, sans embarrasdu reste, donnait un tour trs particulier ce quil disait, et mme saplaisanterie, car le capitaine aimait la plaisanterie, et il laimait mme unpeu risque. Il avait ce quon appelle le propos vif. Le capitaine de Bras-sard allait toujours trop loin, disait la comtesse de F. . ., cee jolie veuve,qui ne porte plus que trois couleurs depuis son veuvage : du noir, du vio-let et du blanc. Il fallait quil ft trouv de trs bonne compagnie pour nepas tre souvent trouv de la mauvaise. Mais quand on en est rellement,vous savez bien quon se passe tout, au faubourg Saint-Germain !

    Un des avantages de la causerie en voiture, cest quelle peut cesserquand on na plus rien se dire, et cela sans embarras pour personne.

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  • Les diaboliques Chapitre

    Dans un salon, on na point cee libert. La politesse vous fait un de-voir de parler quand mme, et on est souvent puni de cee hypocrisieinnocente par le vide et lennui de ces conversations o les sots, mmens silencieux (il y en a), se travaillent et se dtirent pour dire quelquechose et tre aimables. En voiture publique, tout le monde est chez soiautant que chez les autres, et on peut sans inconvenance rentrer dansle silence qui plat et faire succder la conversation la rverie. . . Malheu-reusement, les hasards de la vie sont areusement plats, et jadis (car cestjadis dj) on montait vingt fois en voiture publique, comme aujourd-hui vingt fois en wagon, sans rencontrer un causeur anim et intres-sant. . . Le vicomte de Brassard changea dabord avec moi quelques idesque les accidents de la route, les dtails du paysage et quelques souvenirsdu monde o nous nous tions rencontrs autrefois avaient fait natre, puis, le jour dclinant nous versa son silence dans son crpuscule. Lanuit, qui, en automne, semble tomber pic du ciel, tant elle vient vite !nous saisit de sa fracheur, et nous nous roulmes dans nos manteaux,cherchant de la tempe le dur coin qui est loreiller de ceux qui voyagent.Je ne sais si mon compagnon sendormit dans son angle de coup ; maismoi, je restai veill dans le mien. Jtais si blas sur la route que nous fai-sions l et que javais tant de fois faite, que je prenais peine garde auxobjets extrieurs, qui disparaissaient dans le mouvement de la voiture, etqui semblaient courir dans la nuit, en sens oppos celui dans lequel nouscourions. Nous traversmes plusieurs petites villes, semes, et l, surcee longue route que les postillons appelaient encore : un er rubande queue, en souvenir de la leur, pourtant coupe depuis longtemps. Lanuit devint noire comme un four teint, et, dans cee obscurit, cesvilles inconnues par lesquelles nous passions avaient dtranges physio-nomies et donnaient lillusion que nous tions au bout du monde. . . Cessortes de sensations que je note ici, comme le souvenir des impressionsdernires dun tat de choses disparu, nexistent plus et ne reviendrontjamais pour personne. A prsent, les chemins de fer, avec leurs gares lentre des villes, ne permeent plus au voyageur dembrasser, en unrapide coup dil, le panorama fuyant de leurs rues, au galop des che-vaux dune diligence qui va, tout lheure, relayer pour repartir. Dans laplupart de ces petites villes que nous traversmes, les rverbres, ce luxe

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  • Les diaboliques Chapitre

    tardif, taient rares, et on y voyait certainement bien moins que sur lesroutes que nous venions de quier. L, du moins, le ciel avait sa largeur, etla grandeur de lespace faisait une vague lumire, tandis quici le rappro-chement des maisons qui semblaient se baiser, leurs ombres portes dansces rues troites, le peu de ciel et dtoiles quon apercevait entre les deuxranges des toits, tout ajoutait au mystre de ces villes endormies, o leseul homme quon rencontrt tait la porte de quelque auberge ungaron dcurie avec sa lanterne, qui amenait les chevaux de relais, et quibouclait les ardillons de leur aelage, en siant ou en jurant contre seschevaux rcalcitrants ou trop vifs. . . Hors cela et lternelle interpellation,toujours la mme, de quelque voyageur, ahuri de sommeil, qui baissaitune glace et criait dans la nuit, rendue plus sonore, force de silence :O sommes-nous donc, postillon ?. . . rien de vivant ne sentendait etne se voyait autour et dans cee voiture pleine de gens qui dormaient, encee ville endormie, o peut-tre quelque rveur, comme moi, cherchait, travers la vitre de son compartiment, discerner la faade des maisonsestompe par la nuit, ou suspendait son regard et sa pense quelquefentre claire encore cee heure avance, en ces petites villes auxmurs rgles et simples, pour qui la nuit tait faite surtout pour dormir.La veille dun tre humain, ne ft-ce quune sentinelle, quand tousles autres tres sont plongs dans cet assoupissement qui est lassoupisse-ment de lanimalit fatigue, a toujours quelque chose dimposant. Maislignorance de ce qui fait veiller derrire une fentre aux rideaux baisss,o la lumire indique la vie et la pense, ajoute la posie du rve la po-sie de la ralit. Du moins, pour moi, je nai jamais pu voir une fentre, claire la nuit, dans une ville couche, par laquelle je passais, sans accrocher ce cadre de lumire un monde de penses, sans ima-giner derrire ces rideaux des intimits et des drames. . . Et maintenant,oui, au bout de tant dannes, jai encore dans la tte de ces fentres quiy sont restes ternellement et mlancoliquement lumineuses, et qui mefont dire souvent, lorsquen y pensant je les revois dans mes songeries :

    y avait-il donc derrire ces rideaux ?Eh bien ! une de celles qui me sont restes le plus dans la mmoire

    (mais tout lheure vous en comprendrez la raison) est une fentre dunedes rues de la ville de , par laquelle nous passions cee nuit-l. Ctait

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  • Les diaboliques Chapitre

    trois maisons vous voyez si mon souvenir est prcis au-dessus delhtel devant lequel nous relayions ; mais cee fentre, jeus le loisir dela considrer plus de temps que le temps dun simple relais. Un accidentvenait darriver une des roues de notre voiture, et on avait envoy cher-cher le charron quil fallut rveiller. Or, rveiller un charron, dans uneville de province endormie, et le faire lever pour resserrer un crou unediligence qui navait pas de concurrence sur cee ligne-l, ntait pas unepetite aaire de quelques minutes. . .e si le charron tait aussi endormidans son lit quon ltait dans notre voiture, il ne devait pas tre facile de lerveiller. . . De mon coup, jentendais travers la cloison les ronementsdes voyageurs de lintrieur, et pas un des voyageurs de limpriale, qui,comme on le sait, ont la manie de toujours descendre ds que la diligencearrte, probablement (car la vanit se fourre partout en France, mme surlimpriale des voitures) pour montrer leur adresse remonter, ntaitdescendu. . . Il est vrai que lhtel devant lequel nous nous tions arrtstait ferm. On ny soupait point. On avait soup au relais prcdent. L-htel sommeillait, comme nous. Rien ny trahissait la vie. Nul bruit nentroublait le profond silence. . . si ce nest le coup de balai, monotone etlass, de quelquun (homme ou femme. . . on ne savait ; il faisait trop nuitpour bien sen rendre compte) qui balayait alors la grande cour de cet h-tel muet, dont la porte cochre restait habituellement ouverte. Ce coupde balai tranard, sur le pav, avait aussi lair de dormir, ou du moins denavoir diablement envie ! La faade de lhtel tait noire comme les autresmaisons de la rue o il ny avait de lumire qu une seule fentre. . . ceefentre que prcisment jai emporte dansmammoire et que jai l, tou-jours, sous le front !. . . Lamaison, dans laquelle on ne pouvait pas dire quecee lumire brillait, car elle tait tamise par un double rideau cramoisidont elle traversait mystrieusement lpaisseur, tait une grande maisonqui navait quun tage, mais plac trs haut. . .

    Cest singulier ! t le comte de Brassard, comme sil se parlait lui-mme, on dirait que cest toujours le mme rideau !

    Je me retournai vers lui, comme si javais pu le voir dans notre obscurcompartiment de voiture ; mais la lampe, place sous le sige du cocher,et qui est destine clairer les chevaux et la route, venait justement desteindre. . . Je croyais quil dormait, et il ne dormait pas, et il tait frapp

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  • Les diaboliques Chapitre

    comme moi de lair quavait cee fentre ; mais, plus avanc que moi, ilsavait, lui, pourquoi il ltait !

    Or, le ton quil mit dire cela une chose dune telle simplicit ! tait si peu dans la voix demondit vicomte de Brassard et mtonna si fort,que je voulus avoir le cur net de la curiosit qui me prit tout coup devoir son visage, et que je s partir une allumee comme si javais vouluallumer mon cigare. Lclair bleutre de lallumee coupa lobscurit.

    Il tait ple, non pas comme un mort. . . mais comme la Mort elle-mme.

    Pourquoi plissait-il ?. . . Cee fentre, dun aspect si particulier, ceerexion et cee pleur dun homme qui plissait trs peu dordinaire, caril tait sanguin, et lmotion, lorsquil tait mu, devait lempourprer jus-quau crne, le frmissement que je sentis courir dans les muscles de sonpuissant biceps, touchant alors contre mon bras dans le rapprochementde la voiture, tout cela me produisit leet de cacher quelque chose. . . quemoi, le chasseur aux histoires, je pourrais peut-tre savoir en my prenantbien.

    Vous regardiez donc aussi cee fentre, capitaine, et mme vous lareconnaissiez ? lui dis-je de ce ton dtach qui semble ne pas tenir dutout la rponse et qui est lhypocrisie de la curiosit.

    Parbleu ! si je la reconnais ! t-il de sa voix ordinaire, richementtimbre et qui appuyait sur les mots.

    Le calme tait dj revenu dans ce dandy, le plus carr et le plusmajes-tueux des dandys, lesquels vous le savez ! mprisent toute motion,comme infrieure, et ne croient pas, comme ce niais de Gthe, que lton-nement puisse jamais tre une position honorable pour lesprit humain.

    Je ne passe pas par ici souvent, continua donc, trs tranquille-ment, le vicomte de Brassard, et mme jvite dy passer. Mais il est deschoses quon noublie point. Il ny en a pas beaucoup, mais il y en a. Jenconnais trois : le premier uniforme quon a mis, la premire bataille olon a donn, et la premire femme quon a eue. Eh bien ! pour moi, ceefentre est la quatrime chose que je ne puisse pas oublier.

    Il sarrta, baissa la glace quil avait devant lui. . . tait-ce pour mieuxvoir cee fentre dont il me parlait ?. . . Le conducteur tait all chercherle charron et ne revenait pas. Les chevaux de relais, en retard, ntaient

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  • Les diaboliques Chapitre

    pas encore arrivs de la poste. Ceux qui nous avaient trans, immobilesde fatigue, harasss, non dtels, la tte pendant dans leurs jambes, nedonnaient pas mme sur le pav silencieux le coup de pied de limpa-tience, en rvant de leur curie. Notre diligence endormie ressemblait une voiture enchante, ge par la baguee des fes, quelque carrefourde clairire, dans la fort de la Belle-au-Bois dormant.

    Le fait est dis-je que pour un homme dimagination, cee fe-ntre a de la physionomie.

    Je ne sais pas ce quelle a pour vous, reprit le vicomte de Brassard, mais je sais ce quelle a pour moi. Cest la fentre de la chambre qui at ma premire chambre de garnison. Jai habit l. . . Diable ! il y a tout lheure trente-cinq ans ! derrire ce rideau. . . qui semble navoir pas tchang depuis tant dannes, et que je trouve clair, absolument clair,comme il ltait quand. . .

    Il sarrta encore, rprimant sa pense ; mais je tenais la faire sortir.and vous tudiiez votre tactique, capitaine, dans vos premires

    veilles de sous-lieutenant ?Vous me faites beaucoup trop dhonneur, rpondit-il. Jtais, il est

    vrai, sous-lieutenant dans ce moment-l, mais les nuits que je passaisalors, je ne les passais pas sur ma tactique, et si javais ma lampe allu-me ces heures indues, comme disent les gens rangs, ce ntait paspour lire le marchal de Saxe.

    Mais, s-je, preste comme un coup de raquee, ctait, peut-tre, tout de mme, pour limiter ?

    Il me renvoya mon volant.Oh ! dit-il, ce ntait pas alors que jimitais le marchal de Saxe,

    comme vous lentendez. . . a na t que bien plus tard. Alors, je ntaisquun bambin de sous-lieutenant, fort pingl dans ses uniformes, maistrs gauche et trs timide avec les femmes, quoiquelles naient jamaisvoulu le croire, probablement cause de ma diable de gure. . . Je naijamais eu avec elles les prots de ma timidit. Dailleurs, je navais quedix-sept ans dans ce beau temps-l. Je sortais de lcole militaire. On ensortait lheure o vous y entrez prsent, car si lEmpereur, ce terribleconsommateur dhommes, avait dur, il aurait ni par avoir des soldatsde douze ans, comme les sultans dAsie ont des odalisques de neuf.

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  • Les diaboliques Chapitre

    Sil se met parler de lEmpereur et des odalisques, pens-je, je ne saurai rien.

    Et pourtant, vicomte, repartis-je, je parierais bien que vousnavez gard si prsent le souvenir de cee fentre, qui luit l-haut, queparce quil y a eu pour vous une femme derrire son rideau !

    Et vous gagneriez votre pari, monsieur, t-il gravement.Ah ! parbleu ! repris-je, jen tais bien sr ! Pour un homme

    comme vous, dans une petite ville de province o vous navez peut-trepas pass dix fois depuis votre premire garnison, il ny a quun sigeque vous y auriez soutenu ou quelque femme que vous y auriez prise,par escalade, qui puisse vous consacrer si vivement la fentre dune mai-son que vous retrouvez aujourdhui claire dune certaine manire, danslobscurit !

    Je ny ai cependant pas soutenu de sige. . . du moins militairement, rpondit-il, toujours grave ; mais tre grave, ctait souvent sa manirede plaisanter, et, dun autre ct, quand on se rend si vite, la chosepeut-elle sappeler un sige ?. . . Mais quant prendre une femme avecou sans escalade, je vous lai dit, en ce temps-l, jen tais parfaitementincapable. . . Aussi ne fut-ce pas une femme qui fut prise ici : ce fut moi !

    Je le saluai ; le vit-il dans ce coup sombre ?On a pris Berg-op-Zoom, lui dis-je.Et les sous-lieutenants de dix-sept ans, ajouta-t-il, ne sont or-

    dinairement pas des Berg-op-Zoom de sagesse et de continence impre-nables !

    Ainsi, s-je gament, encore unemadame ou unemademoisellePutiphar. . .

    Ctait une demoiselle, interrompit-il avec une bonhomie assezcomique.

    A mere la pile de toutes les autres, capitaine ! Seulement, ici, leJoseph tait militaire. . . un Joseph qui naura pas fui. . .

    i a parfaitement fui, au contraire, repartit-il, du plus grandsang-froid, quoique trop tard, et avec une peur ! ! ! Avec une peur mefaire comprendre la phrase du marchal Ney que jai entendue de mesdeux oreilles et qui, venant dun pareil homme, ma, je lavoue, un peu

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  • Les diaboliques Chapitre

    soulag : Je voudrais bien savoir quel est le Jean-f. . (il lcha le mottout au long) qui dit navoir jamais eu peur !. . .

    Une histoire dans laquelle vous avez eu cee sensation-l doit trefameusement intressante, capitaine !

    Pardieu ! t-il brusquement, je puis bien, si vous en tes cu-rieux, vous la raconter, cee histoire, qui a t un vnement, mordant surma vie comme un acide sur de lacier, et qui a marqu jamais dune tachenoire tous mes plaisirs de mauvais sujet. . . Ah ! ce nest pas toujours pro-t que dtre un mauvais sujet ! ajouta-t-il, avec une mlancolie qui mefrappa dans ce luron formidable que je croyais doubl de cuivre commeun brick grec.

    Et il releva la glace quil avait baisse, soit quil craignt que les sonsde sa voix ne sen allassent par l, et quon nentendt, du dehors, ce quilallait raconter, quoiquil ny et personne autour de cee voiture, im-mobile et comme abandonne ; soit que ce rgulier coup de balai, quiallait et revenait, et qui rclait avec tant dappesantissement le pav dela grande cour de lhtel, lui semblt un accompagnement importun deson histoire ; et je lcoutai, aentif sa voix seule, aux moindresnuances de sa voix, puisque je ne pouvais voir son visage, dans ce noircompartiment ferm, et les yeux xs plus que jamais sur cee fentre,au rideau cramoisi, qui brillait toujours de la mme fascinante lumire, etdont il allait me parler :

    Javais donc dix-sept ans, et je sortais de lcole militaire, reprit-il. Nomm sous-lieutenant dans un simple rgiment dinfanterie de ligne,qui aendait, avec limpatience quon avait dans ce temps-l, lordre departir pour lAllemagne, o lEmpereur faisait cee campagne que lhis-toire a nomme la campagne de 1813, je navais pris que le temps dem-brasser mon vieux pre au fond de sa province, avant de rejoindre dansla ville o nous voici, ce soir, le bataillon dont je faisais partie ; car ceemince ville, de quelques milliers dhabitants tout au plus, navait en gar-nison que nos deux premiers bataillons. . . Les deux autres avaient trpartis dans les bourgades voisines. Vous qui probablement navez faitque passer dans cee ville-ci, quand vous retournez dans votre Ouest,vous ne pouvez pas vous douter de ce quelle est ou du moins de cequelle tait il y a trente ans pour qui est oblig, comme je ltais alors,

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  • Les diaboliques Chapitre

    dy demeurer. Ctait certainement la pire garnison o le hasard queje crois le diable toujours, ce moment-l ministre de la guerre ptmenvoyer pour mon dbut. Tonnerre de Dieu ! quelle platitude ! Je neme souviens pas davoir fait nulle part, depuis, de plus maussade et deplus ennuyeux sjour. Seulement, avec lge que javais, et avec la pre-mire ivresse de luniforme, une sensation que vous ne connaissez pas,mais que connaissent tous ceux qui lont port, je ne sourais gurede ce qui, plus tard, maurait paru insupportable. Au fond, que me fai-sait cee morne ville de province ?. . . Je lhabitais, aprs tout, beaucoupmoins que mon uniforme, un chef-duvre de omassin et Pied, quime ravissait ! Cet uniforme, dont jtais fou, me voilait et membellissaittoutes choses ; et ctait cela va vous sembler fort, mais cest la v-rit ! cet uniforme qui tait, la lere, ma vritable garnison ! andje mennuyais par trop dans cee ville sans mouvement, sans intrt etsans vie, je me meais en grande tenue, toutes aiguillees dehors, et lennui fuyait devant mon hausse-col ! Jtais comme ces femmes quinen font pas moins leur toilee quand elles sont seules et quelles nat-tendent personne. Je mhabillais. . . pour moi. Je jouissais solitairement demes paulees et de la dragonne de mon sabre, brillant au soleil, dansquelque coin de Cours dsert o, vers quatre heures, javais lhabitudede me promener, sans chercher personne pour tre heureux, et javaisl des gonements dans la poitrine, tout autant que, plus tard, au boule-vard de Gand, lorsque jentendais dire derrire moi, en donnant le bras quelque femme : Il faut convenir que voil une re tournure dof-cier ! Il nexistait, dailleurs, dans cee petite ville trs peu riche, etqui navait de commerce et dactivit daucune sorte, que danciennes fa-milles peu prs ruines, qui boudaient lEmpereur, parce quil navaitpas, comme elles disaient, fait rendre gorge aux voleurs de la Rvolution,et qui pour cee raison ne ftaient gure ses ociers. Donc, ni runions,ni bals, ni soires, ni redoutes. Tout au plus, le dimanche, un pauvre boutde Cours o, aprs la messe de midi, quand il faisait beau temps, les mresallaient promener et exhiber leurs lles jusqu deux heures, lheure desVpres, qui, ds quelle sonnait son premier coup, raait toutes les jupeset vidait ce malheureux Cours. Cee messe de midi o nous nallionsjamais, du reste, je lai vue devenir, sous la Restauration, une messe mili-

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  • Les diaboliques Chapitre

    taire laquelle ltat-major des rgiments tait oblig dassister, et ctaitau moins un vnement vivant dans ce nant de garnisons mortes ! Pourdes gaillards qui taient, comme nous, lge de la vie o lamour, la pas-sion des femmes, tient une si grande place, cee messe militaire tait uneressource. Except ceux dentre nous qui faisaient partie du dtachementde service sous les armes, tout le corps dociers sparpillait et se pla-ait lglise, comme il lui plaisait, dans la nef. Presque toujours nousnous campions derrire les plus jolies femmes qui venaient cee messe,o elles taient sres dtre regardes, et nous leur donnions le plus dedistractions possibles en parlant, entre nous, mi-voix, de manire pou-voir tre entendus delles, de ce quelles avaient de plus charmant dansle visage ou dans la tournure. Ah ! la messe militaire ! Jy ai vu commen-cer bien des romans. Jy ai vu fourrer dans les manchons que les jeuneslles laissaient sur leurs chaises, quand elles sagenouillaient prs de leursmres, bien des billets doux, dont elles nous rapportaient la rponse, dansles mmes manchons, le dimanche suivant ! Mais, sous lEmpereur, il nyavait point de messe militaire. Aucun moyen par consquent dapprocherdes lles comme il faut de cee petite ville o elles ntaient pour nousque des rves cachs, plus ou moins, sous des voiles, de loin aperus !Des ddommagements cee perte sche de la population la plus int-ressante de la ville de , il ny en avait pas. . . Les caravansrails quevous savez, et dont on ne parle point en bonne compagnie, taient deshorreurs. Les cafs o lon noie tant de nostalgies, en ces oisivets ter-ribles des garnisons, taient tels, quil tait impossible dy mere le pied,pour peu quon respectt ses paulees. . . Il ny avait pas non plus, danscee petite ville o le luxe sest accru maintenant comme partout, un seulhtel o nous puissions avoir une table passable dociers, sans tre volscomme dans un bois, si bien que beaucoup dentre nous avaient renonc la vie collective et staient disperss dans des pensions particulires,chez des bourgeois peu riches, qui leur louaient des appartements le pluscher possible, et ajoutaient ainsi quelque chose la maigreur ordinaire deleurs tables et la mdiocrit de leurs revenus.

    Jtais de ceux-l. Un de mes camarades qui demeurait ici, la Posteaux chevaux, o il avait une chambre, car la Poste aux chevaux tait danscee rue en ce temps-l tenez ! quelques portes derrire nous, et peut-

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    tre, sil faisait jour, verriez-vous encore sur la faade de cee Poste auxchevaux le vieux soleil dor moiti sorti de son fond de cruse, et quifaisait cadran avec son inscription : AU SOLEIL LEVANT ! Un demes camarades mavait dcouvert un appartement dans son voisinage, cee fentre qui est perche si haut, et qui me fait leet, ce soir,dtre la mienne toujours, comme si ctait hier ! Je mtais laiss logerpar lui. Il tait plus g que moi, depuis plus longtemps au rgiment, et ilaimait piloter dans ces premiers moments et ces premiers dtails de mavie docier mon inexprience, qui tait aussi de linsouciance ! Je vouslai dit, except la sensation de luniforme sur laquelle jappuie, parce quecest encore l une sensation dont votre gnration congrs de la paixet pantalonnades philosophiques et humanitaires naura bientt plus lamoindre ide, et lespoir dentendre roner le canon dans la premire ba-taille o je devais perdre (passez-moi cee expression soldatesque !) monpucelage militaire, tout mtait gal ! Je ne vivais que dans ces deux ides, dans la seconde surtout, parce quelle tait une esprance, et quon vitplus dans la vie quon na pas que dans la vie quon a. Je maimais pourdemain, comme lavare, et je comprenais trs bien les dvots qui sar-rangent sur cee terre comme on sarrange dans un coupe-gorge o lonna qu passer une nuit. Rien ne ressemble plus un moine quun soldat,et jtais soldat ! Cest ainsi que je marrangeais de ma garnison. Hors lesheures des repas que je prenais avec les personnes qui me louaient monappartement et dont je vous parlerai tout lheure, et celles du serviceet des manuvres de chaque jour, je vivais la plus grande partie de montemps chez moi, couch sur un grand diable de canap de maroquin bleusombre, dont la fracheur me faisait leet dun bain froid aprs lexercice,et je ne men relevais que pour aller faire des armes et quelques partiesdimpriale chez mon ami den face : Louis de Meung, lequel tait moinsoisif que moi, car il avait ramass parmi les grisees de la ville une assezjolie petite lle, quil avait prise pour matresse, et qui lui servait, disait-il, tuer le temps. . . Mais ce que je connaissais de la femme ne me poussaitpas beaucoup imiter mon ami Louis. Ce que jen savais, je lavais vul-gairement appris, l o les lves de Saint-Cyr lapprennent les jours desortie. . . Et puis, il y a des tempraments qui sveillent tard. . . Est-ce quevous navez pas connu Saint-Rmy, le plus mauvais sujet de toute une

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    ville, clbre par ses mauvais sujets, que nous appelions le Minotaure,non pas au point de vue des cornes, quoiquil en portt, puisquil avaittu lamant de sa femme, mais au point de vue de la consommation ?. . .

    Oui, je lai connu, rpondis-je, mais vieux, incorrigible, se d-bauchant de plus en plus chaque anne qui lui tombait sur la tte. Par-dieu ! si je lai connu, ce grand rompu de Saint-Rmy, comme on dit dansBrantme !

    Ctait en eet un homme de Brantme, reprit le vicomte.Eh bien ! Saint-Rmy, vingt-sept ans sonns, navait encore tou-

    ch ni un verre ni une jupe. Il vous le dira, si vous voulez ! A vingt-septans, il tait, en fait de femmes, aussi innocent que lenfant qui vient denatre, et quoiquil ne ttt plus sa nourrice, il navait pourtant jamais buque du lait et de leau.

    Il a joliment rarap le temps perdu ! s-je.Oui, dit le vicomte, et moi aussi ! Mais jai eu moins de peine

    le raraper ! Ma premire priode de sagesse, moi, ne dpassa gurele temps que je passai dans cee ville de ; et quoique je ny eusse pasla virginit absolue dont parle Saint-Rmy, jy vivais cependant, ma foi !comme un vrai chevalier deMalte, que jtais, aendu que je le suis de ber-ceau. . . Saviez-vous cela ? Jaurais mme succd un de mes oncles danssa commanderie, sans la Rvolution qui abolit lOrdre, dont, tout aboliquil ft, je me suis quelquefois permis de porter le ruban. Une fatuit !

    ant aux htes que je mtais donns, en louant leur appartement, continua le vicomte de Brassard, ctait bien tout ce que vous pouvezimaginer de plus bourgeois. Ils ntaient que deux, le mari et la femme,tous deux gs, nayant pas mauvais ton, au contraire. Dans leurs rela-tions avec moi, ils avaient mme cee politesse quon ne trouve plus,surtout dans leur classe, et qui est comme le parfum dun temps vanoui.Je ntais pas dans lge o lon observe pour observer, et ils mintres-saient trop peu pour que je pensasse pntrer dans le pass de ces deuxvieilles gens, la vie desquels je me mlais de la faon la plus supercielledeux heures par jour, le midi et le soir, pour dner et souper avec eux.Rien ne transpirait de ce pass dans leurs conversations devant moi, les-quelles conversations troaient dordinaire sur les choses et les personnesde la ville, quelles mapprenaient connatre et dont ils parlaient, le mari

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  • Les diaboliques Chapitre

    avec une pointe de mdisance gaie, et la femme, trs pieuse, avec plus derserve, mais certainement non moins de plaisir. Je crois cependant avoirentendu dire au mari quil avait voyag dans sa jeunesse pour le comptede je ne sais qui et de je ne sais quoi, et quil tait revenu tard pouser safemme. . . qui lavait aendu. Ctaient, au demeurant, de trs braves gens,aux murs trs douces, et de trs calmes destines. La femme passait savie tricoter des bas ctes pour son mari, et le mari, timbr de musique, rcler sur son violon de lancienne musique de Vioi, dans une chambre galetas au-dessus de la mienne. . . Plus riches, peut-tre lavaient-ils t.Peut-tre quelque perte de fortune quils voulaient cacher les avait-elleforcs prendre chez eux un pensionnaire ; mais autrement que par lepensionnaire, on ne sen apercevait pas. Tout dans leur logis respirait lai-sance de ces maisons de lancien temps, abondantes en linge qui sent bon,en argenterie bien pesante, et dont les meubles semblent des immeubles,tant on se met peu en peine de les renouveler ! Je my trouvais bien. Latable tait bonne, et je jouissais largement de la permission de la quierds que javais, comme disait la vieille Olive qui nous servait, les barbestorches, ce qui faisait bien de lhonneur de les appeler des barbesaux trois poils de chat de la moustache dun gamin de sous-lieutenant,qui navait pas encore ni de grandir !

    Jtais donc l environ depuis un semestre, tout aussi tranquille quemes htes, auxquels je navais jamais entendu dire un seul mot ayant trait lexistence de la personne que jallais rencontrer chez eux, quand unjour, en descendant pour dner lheure accoutume, japerus dans uncoin de la salle manger une grande personne qui, debout et sur la pointedes pieds, suspendait par les rubans son chapeau une patre, comme unefemme parfaitement chez elle et qui vient de rentrer. Cambre outrance,comme elle ltait, pour accrocher son chapeau cee patre place trshaut, elle dployait la taille superbe dune danseuse qui se renverse, etcee taille tait prise (cest le mot, tant elle tait lace !) dans le corseletluisant dun spencer de soie verte franges qui retombaient sur sa robeblanche, une de ces robes du temps dalors, qui serraient aux hanches etqui navaient pas peur de les montrer, quand on en avait. . . Les bras en-core en lair, elle se retourna en mentendant entrer, et elle imprima sanuque une torsion qui me t voir son visage ; mais elle acheva son mou-

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    vement comme si je neusse pas t l, regarda si les rubans du chapeaunavaient pas t froisss par elle en le suspendant, et cela accompli len-tement, aentivement et presque impertinemment, car, aprs tout, jtaisl, debout, aendant, pour la saluer, quelle prt garde moi, elle me tenn lhonneur deme regarder avec deux yeux noirs, trs froids, auxquelsses cheveux, coups la Titus et ramasss en boucles sur le front, don-naient lespce de profondeur que cee coiure donne au regard. . . Je nesavais qui ce pouvait tre, cee heure et cee place. Il ny avait jamaispersonne dner chez mes htes. . . Cependant elle venait probablementpour dner. La table tait mise, et il y avait quatre couverts. . . Mais montonnement de la voir l fut de beaucoup dpass par ltonnement de sa-voir qui elle tait, quand je le sus. . . quand mes deux htes, entrant dansla salle, me la prsentrent comme leur lle qui sortait de pension et quiallait dsormais vivre avec eux.

    Leur lle ! Il tait impossible dtre moins la lle de gens comme euxque cee lle-l ! Non pas que les plus belles lles du monde ne puissentnatre de toute espce de gens. Jen ai connu. . . et vous aussi, nest-ce pas ?Physiologiquement, ltre le plus laid peut produire ltre le plus beau.Mais elle ! entre elle et eux, il y avait labme dune race. . . Dailleurs,physiologiquement, puisque je me permets ce grand mot pdant, qui estde votre temps, non du mien, on ne pouvait la remarquer que pour lairquelle avait, et qui tait singulier dans une jeune lle aussi jeune quelle,car ctait une espce dair impassible, trs dicile caractriser. Elle nelaurait pas eu quon aurait dit : Voil une belle lle ! et on ny auraitpas plus pens qu toutes les belles lles quon rencontre par hasard, etdont on dit cela, pour ny plus penser jamais aprs. Mais cet air. . . qui lasparait, non pas seulement de ses parents, mais de tous les autres, dontelle semblait navoir ni les passions, ni les sentiments, vous clouait. . . desurprise, sur place. . . LInfante lpagneul, de Velasquez, pourrait, si vousla connaissez, vous donner une ide de cet air-l, qui ntait ni er, ni m-prisant, ni ddaigneux, non ! mais tout simplement impassible, car lairer, mprisant, ddaigneux, dit aux gens quils existent, puisquon prendla peine de les ddaigner ou de les mpriser, tandis que cet air-ci dit tran-quillement : Pour moi, vous nexistez mme pas. Javoue que ceephysionomie me t faire, ce premier jour et bien dautres, la question qui

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    pour moi est encore aujourdhui insoluble : comment cee grande lle-ltait-elle sortie de ce gros bonhomme en redingote jaune vert et giletblanc, qui avait une gure couleur des contures de sa femme, une loupesur la nuque, laquelle dbordait sa cravate de mousseline brode, et quibredouillait ?. . . Et si le mari nembarrassait pas, car le mari nembarrassejamais dans ces sortes de questions, la mre me paraissait tout aussi im-possible expliquer. M Albertine (ctait le nom de cee archiduchessedaltitude, tombe du ciel chez ces bourgeois comme si le ciel avait vouluse moquer deux), M Albertine, que ses parents appelaient Alberte pourspargner la longueur du nom, mais ce qui allait parfaitement mieux sagure et toute sa personne, ne semblait pas plus la lle de lun que delautre. . . A ce premier dner, comme ceux qui suivirent, elle me parutune jeune lle bien leve, sans aectation, habituellement silencieuse,qui, quand elle parlait, disait en bons termes ce quelle avait dire, maisqui noutrepassait jamais cee ligne-l. . . Au reste, elle aurait eu tout les-prit que jignorais quelle et, quelle naurait gure trouv loccasion dele montrer dans les dners que nous faisions. La prsence de leur lle avaitncessairement modi les commrages des deux vieilles gens. Ils avaientsupprim les petits scandales de la ville. Liralement, on ne parlait plus cee table que de choses aussi intressantes que la pluie et le beau temps.Aussi M Albertine ou Alberte, qui mavait tant frapp dabord par sonair impassible, nayant absolument que cela morir, me blasa bienttsur cet air-l. . . Si je lavais rencontre dans le monde pour lequel jtaisfait, et que jaurais d voir, cee impassibilit maurait trs certainementpiqu au vif. . . Mais, pour moi, elle ntait pas une lle qui je puisse fairela cour. . . mme des yeux. Ma position vis--vis delle, moi en pensionchez ses parents, tait dlicate, et un rien pouvait la fausser. . . Elle n-tait pas assez prs ou assez loin de moi dans la vie pour quelle pt mtrequelque chose. . . et jeus bientt rpondu naturellement, et sans intentiondaucune sorte, par la plus complte indirence, son impassibilit.

    Et cela ne se dmentit jamais, ni de son ct ni du mien. Il ny eutentre nous que la politesse la plus froide, la plus sobre de paroles. Ellentait pour moi quune image qu peine je voyais ; et moi, pour elle,quest-ce que jtais ?. . . A table, nous ne nous rencontrions jamais quel, elle regardait plus le bouchon de la carafe ou le sucrier que ma per-

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    sonne. . . Ce quelle y disait, trs correct, toujours fort bien dit, mais in-signiant, ne me donnait aucune cl du caractre quelle pouvait avoir.Et puis, dailleurs, que mimportait ?. . . Jaurais pass toute ma vie sanssonger seulement regarder dans cee calme et insolente lle, lair sidplac dInfante. . . Pour cela, il fallait la circonstance que je men vaisvous dire, et qui maeignit comme la foudre, comme la foudre qui tombe,sans quil ait tonn !

    Un soir, il y avait peu prs un mois que M Alberte tait revenue la maison, et nous nous meions table pour souper. Je lavais ctde moi, et je faisais si peu daention elle que je navais pas encore prisgarde ce dtail de tous les jours qui aurait d me frapper : quelle ft table auprs de moi au lieu dtre entre sa mre et son pre, quand, au mo-ment o je dpliais ma serviee sur mes genoux. . . non, jamais je ne pour-rai vous donner lide de cee sensation et de cet tonnement ! je sentisune main qui prenait hardiment la mienne par-dessous la table. Je crusrver. . . ou plutt je ne crus rien du tout. . . Je neus que lincroyable sensa-tion de cee main audacieuse, qui venait chercher la mienne jusque sousma serviee ! Et ce fut inou autant quinaendu ! Tout mon sang, allumsous cee prise, se prcipita de mon cur dans cee main, comme sou-tir par elle, puis remonta furieusement, comme chass par une pompe,dans mon cur ! Je vis bleu. . . mes oreilles tintrent. Je dus devenir dunepleur areuse. Je crus que jallais mvanouir. . . que jallais me dissoudredans lindicible volupt cause par la chair tasse de cee main, un peugrande, et forte comme celle dun jeune garon, qui stait ferme sur lamienne. Et comme, vous le savez, dans ce premier ge de la vie, la vo-lupt a son pouvante, je s un mouvement pour retirer ma main de ceefolle main qui lavait saisie, mais qui, me la serrant alors avec lascen-dant du plaisir quelle avait conscience de me verser, la garda dautorit,vaincue comme ma volont, et dans lenveloppement le plus chaud, d-licieusement toue. . . Il y a trente-cinq ans de cela, et vous me ferezbien lhonneur de croire que ma main sest un peu blase sur ltreintede la main des femmes ; mais jai encore l, quand jy pense, limpressionde celle-ci treignant la mienne avec un despotisme si insensment pas-sionn ! En proie aux mille frissonnements que cee enveloppante maindardait mon corps tout entier, je craignis de trahir ce que jprouvais

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    devant ce pre et cee mre, dont la lle, sous leurs yeux, osait. . . Hon-teux pourtant dtre moins homme que cee lle hardie qui sexposait se perdre, et dont un incroyable sang-froid couvrait lgarement, je mor-dis ma lvre au sang dans un eort surhumain, pour arrter le tremble-ment du dsir, qui pouvait tout rvler ces pauvres gens sans dance,et cest alors que mes yeux cherchrent lautre de ces deux mains queje navais jamais remarques, et qui, dans ce prilleux moment, tournaitfroidement le bouton dune lampe quon venait de mere sur la table,car le jour commenait de tomber. . . Je la regardai. . . Ctait donc l lasur de cee main que je sentais pntrant la mienne, comme un foyerdo rayonnaient et stendaient le long de mes veines dimmenses lamesde feu ! Cee main, un peu paisse, mais aux doigts longs et bien tour-ns, au bout desquels la lumire de la lampe, qui tombait daplomb surelle, allumait des transparences roses, ne tremblait pas et faisait son petittravail darrangement de la lampe, pour la faire aller, avec une fermet,une aisance et une gracieuse langueur de mouvement incomparables !Cependant nous ne pouvions pas rester ainsi. . . Nous avions besoin denos mains pour dner. . . Celle de M Alberte quia donc la mienne ; maisau moment o elle la quia, son pied, aussi expressif que sa main, sap-puya avec le mme aplomb, la mme passion, la mme souverainet, surmon pied, et y resta tout le temps que dura ce dner trop court, lequel medonna la sensation dun de ces bains insupportablement brlants dabord,mais auxquels on saccoutume, et dans lesquels on nit par se trouver sibien, quon croirait volontiers quun jour les damns pourraient se trou-ver frachement et suavement dans les brasiers de leur enfer, comme lespoissons dans leur eau !. . . Je vous laisse penser si je dnai ce jour-l,et si je me mlai beaucoup aux menus propos de mes honntes htes,qui ne se doutaient pas, dans leur placidit, du drame mystrieux et ter-rible qui se jouait alors sous la table. Ils ne saperurent de rien ; mais ilspouvaient sapercevoir de quelque chose, et positivement je minquitaispour eux. . . pour eux, bien plus que pour moi et pour elle. Javais lhon-ntet et la commisration de mes dix-sept ans. . . Je me disais : Est-elleeronte ? Est-elle folle ? Et je la regardais du coin de lil, cee follequi ne perdit pas une seule fois, durant le dner, son air de Princesse encrmonie, et dont le visage resta aussi calme que si son pied navait pas

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    dit et fait toutes les folies que peut dire et faire un pied, sur le mien ! Ja-voue que jtais encore plus surpris de son aplomb que de sa folie. Javaisbeaucoup lu de ces livres lgers o la femme nest pas mnage. Javaisreu une ducation dcole militaire. Utopiquement du moins, jtais leLovelace de fatuit que sont plus ou moins tous les trs jeunes gens quise croient de jolis garons, et qui ont ptur des boes de baisers derrireles portes et dans les escaliers, sur les lvres des femmes de chambre deleurs mres. Mais ceci dconcertait mon petit aplomb de Lovelace de dix-sept ans. Ceci me paraissait plus fort que ce que javais lu, que tout ce quejavais entendu dire sur le naturel dans le mensonge aribu aux femmes, sur la force de masque quelles peuvent mere leurs plus violentesou leurs plus profondes motions. Songez donc ! elle avait dix-huit ans !Les avait-elle mme ?. . . Elle sortait dune pension que je navais aucuneraison pour suspecter, avec la moralit et la pit de la mre qui lavaitchoisie pour son enfant. Cee absence de tout embarras, disons le mot,ce manque absolu de pudeur, cee domination aise sur soi-mme en fai-sant les choses les plus imprudentes, les plus dangereuses pour une jeunelle, chez laquelle pas un geste, pas un regard navait prvenu lhommeauquel elle se livrait par une si monstrueuse avance, tout cela me montaitau cerveau et apparaissait neement mon esprit, malgr le bouleverse-ment de mes sensations. . . Mais ni dans ce moment ! ni plus tard, je nemarrtai philosopher l-dessus. Je ne me donnai pas dhorreur facticepour la conduite de cee lle dune si erayante prcocit dans le mal.Dailleurs, ce nest pas lge que javais, ni mme beaucoup plus tard,quon croit dprave la femme qui au premier coup dil se jee vous ! On est presque dispos trouver cela tout simple, au contraire, et sion dit : La pauvre femme ! cest dj beaucoup de modestie que ceepiti ! Enn, si jtais timide, je ne voulais pas tre un niais ! La granderaison franaise pour faire sans remords tout ce quil y a de pis. Je sa-vais, certes, nen pas douter, que ce que cee lle prouvait pour mointait pas de lamour. Lamour ne procde pas avec cee impudeur etcee impudence, et je savais parfaitement aussi que ce quelle me faisaitprouver nen tait pas non plus. . . Mais, amour ou non. . . ce que ctait, jele voulais !. . .and je me levai de table, jtais rsolu. . . La main de ceeAlberte, laquelle je ne pensais pas une minute avant quelle et saisi la

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    mienne, mavait laiss, jusquau fond de mon tre, le dsir de menlacertout entier elle tout entire, comme sa main stait enlace ma main !

    Je montai chez moi comme un fou, et quand je me fus un peu froidipar la rexion, je me demandai ce que jallais faire pour nouer bel etbien une intrigue, comme on dit en province, avec une lle si diabolique-ment provoquante. Je savais peu prs comme un homme qui na pascherch le savoir mieux quelle ne quiait jamais sa mre ; quelletravaillait habituellement prs delle, la mme chionnire, dans lem-brasure de cee salle manger, qui leur servait de salon ; quelle navaitpas damie en ville qui vnt la voir, et quelle ne sortait gure que pour al-ler le dimanche la messe et aux vpres avec ses parents. Hein ? ce ntaitpas encourageant, tout cela !. . . Je commenais me repentir de navoirpas un peu plus vcu avec ces deux bonnes gens que javais traits sanshauteur, mais avec la politesse dtache et parfois distraite quon a pourceux qui ne sont que dun intrt trs secondaire dans la vie ; mais je medis que je ne pouvais modier mes relations avec eux, sans mexposer leur rvler ou leur faire souponner ce que je voulais leur cacher. . .Je navais, pour parler secrtement M Alberte, que les rencontres surlescalier quand je montais ma chambre ou que jen descendais ; mais,sur lescalier, on pouvait nous voir et nous entendre. . . La seule ressourcema porte, dans ceemaison si bien rgle et si troite, o tout le mondese touchait du coude, tait dcrire ; et puisque la main de cee lle har-die savait si bien chercher la mienne par-dessous la table, cee main neferait sans doute pas beaucoup de crmonies pour prendre le billet queje lui donnerais, et je lcrivis. Ce fut le billet de la circonstance, le billetsuppliant, imprieux et enivr, dun homme qui a dj bu une premiregorge de bonheur et qui en demande une seconde. . . Seulement, pour leremere, il fallait aendre le dner du lendemain, et cela me parut long ;mais enn il arriva, ce dner ! Laisante main, dont je sentais le contactsur ma main depuis vingt-quatre heures, ne manqua pas de revenir cher-cher la mienne, comme la veille, par-dessous la table. M Alberte sentitmon billet et le prit trs bien, comme je lavais prvu. Mais ce que je na-vais pas prvu, cest quavec cet air dInfante qui dait tout par sa hau-teur dindirence, elle le plongea dans le cur de son corsage, o ellereleva une dentelle replie, dun petit mouvement sec, et tout cela avec

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    un naturel et une telle prestesse, que sa mre qui, les yeux baisss sur cequelle faisait, servait le potage, ne saperut de rien, et que son imbcilede pre, qui lurait toujours quelque chose en pensant son violon, quandil nen jouait pas, ny vit que du feu.

    Nous ny voyons jamais que cela, capitaine ! interrompis-je ga-ment, car son histoire me faisait leet de tourner un peu vite une lesteaventure de garnison ; mais je ne me doutais pas de ce qui allait suivre ! Tenez ! pas plus tard que quelques jours, il y avait lOpra, dans uneloge ct de la mienne, une femme probablement dans le genre de votredemoiselle Alberte. Elle avait plus de dix-huit ans, par exemple ; mais jevous donne ma parole dhonneur que jai vu rarement de femme plusmajestueuse de dcence. Pendant qua dur toute la pice, elle est resteassise et immobile comme sur une base de granit. Elle ne sest retourneni droite, ni gauche, une seule fois ; mais sans doute elle y voyait parles paules, quelle avait trs nues et trs belles, car il y avait aussi, et dansma loge moi, par consquent derrire nous deux, un jeune homme quiparaissait aussi indirent quelle tout ce qui ntait pas lopra quonjouait en ce moment. Je puis certier que ce jeune homme na pas fait uneseule des simagres ordinaires que les hommes font aux femmes dans lesendroits publics, et quon peut appeler des dclarations distance. Seule-ment quand la pice a t nie et que, dans lespce de tumulte gnraldes loges qui se vident, la dame sest leve, droite, dans sa loge, pouragrafer son burnous, je lai entendue dire son mari, de la voix la plusconjugalement imprieuse et la plus claire : Henri, ramassez mon capu-chon ! et alors, par-dessus le dos de Henri, qui sest prcipit la tte enbas, elle a tendu le bras et la main et pris un billet du jeune homme, aussisimplement quelle et pris des mains de son mari son ventail ou sonbouquet. Lui stait relev, le pauvre homme ! tenant le capuchon uncapuchon de satin ponceau, mais moins ponceau que son visage, et quilavait, au risque dune apoplexie, repch sous les petits bancs, comme ilavait pu. . . Ma foi ! aprs avoir vu cela, je men suis all, pensant quaulieu de le rendre sa femme, il aurait pu tout aussi bien le garder pourlui, ce capuchon, an de cacher sur sa tte ce qui, tout coup, venait dypousser !

    Votre histoire est bonne, dit le vicomte de Brassard assez froi-

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    dement ; dans un autre moment, peut-tre en aurait-il joui davantage ; mais laissez-moi vous achever la mienne. Javoue quavec une pareillelle, je ne fus pas inquiet deux minutes de la destine de mon billet. Elleavait beau tre pendue la ceinture de sa mre, elle trouverait bien lemoyen de me lire et de me rpondre. Je comptais mme, pour tout unavenir de conversation par crit, sur cee petite poste de par-dessous latable que nous venions dinaugurer, lorsque le lendemain, quand jentraidans la salle manger avec la certitude, trs caresse au fond de ma per-sonne, davoir sance tenante une rponse trs catgorique mon billet dela veille, je crus avoir la berlue en voyant que le couvert avait t chang,et que mademoiselle Alberte tait place l o elle aurait d toujours tre,entre son pre et sa mre. . . Et pourquoi ce changement ?. . . e stait-ildonc pass que je ne savais pas ?. . . Le pre ou la mre staient-ils doutsde quelque chose ? Javais mademoiselle Alberte en face de moi, et je laregardais avec cee intention xe qui veut tre comprise. Il y avait vingt-cinq points dinterrogation dans mes yeux ; mais les siens taient aussicalmes, aussi muets, aussi indirents qu lordinaire. Ils me regardaientcomme sils ne me voyaient pas. Je nai jamais vu regards plus impatien-tants que ces longs regards tranquilles qui tombaient sur vous comme surune chose. Je bouillais de curiosit, de contrarit, dinquitude, dun tasde sentiments agits et dus. . . et je ne comprenais pas comment ceefemme, si sre delle-mme quon pouvait croire quau lieu de nerfs elleet sous sa peau ne presque autant de muscles que moi, semblt ne pasoser me faire un signe dintelligence qui mavertt, qui me ft penser, qui me dt, si vite que ce pt tre, que nous nous entendions, quenous tions connivents et complices dans le mme mystre, que ce ft delamour, que ce ne ft pas mme de lamour !. . . Ctait se demander sivraiment ctait bien la femme de la main et du pied sous la table, du billetpris et gliss la veille, si naturellement, dans son corsage, devant ses pa-rents, comme si elle y et gliss une eur ! Elle en avait tant fait quelle nedevait pas tre embarrasse de menvoyer un regard. Mais non ! Je neusrien. Le dner passa tout entier sans ce regard que je gueais, que jaen-dais, que je voulais allumer au mien, et qui ne salluma pas ! Elle auratrouv quelque moyen de me rpondre, me disais-je en sortant de tableet en remontant dans ma chambre, ne pensant pas quune telle personne

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    pt reculer, aprs stre si incroyablement avance ; nadmeant pasquelle pt rien craindre et rien mnager, quand il sagissait de ses fantai-sies, et parbleu ! franchement, ne pouvant pas croire quelle nen et aumoins une pour moi !

    Si ses parents nont pas de soupon me disais-je encore, si cestle hasard qui a fait ce changement de couvert table, demain je me re-trouverai auprs delle. . . Mais le lendemain, ni les autres jours, je nefus plac auprs de M Alberte, qui continua davoir la mme incom-prhensible physionomie et le mme incroyable ton dgag pour direles riens et les choses communes quon avait lhabitude de dire ceetable de petits bourgeois. Vous devinez bien que je lobservais commeun homme intress la chose. Elle avait lair aussi peu contrari quepossible, quand je ltais horriblement, moi ! quand je ltais jusqu lacolre, une colre me fendre en deux et quil fallait cacher ! Et cetair, quelle ne perdait jamais, me meait encore plus loin delle que cetour de table interpos entre nous ! Jtais si violemment exaspr, que jenissais par ne plus craindre de la compromere en la regardant, en luiappuyant sur ses grands yeux impntrables, et qui restaient glacs, la pe-santeur menaante et enamme des miens ! tait-ce un mange que saconduite ? tait-ce coqueerie ? Ntait-ce quun caprice aprs un autrecaprice,. . . ou simplement stupidit ? Jai connu, depuis, de ces femmestout dabord soulvement de sens, puis aprs, tout stupidit ! Si on sa-vait le moment ! disait Ninon. Le moment de Ninon tait-il dj pass ?Cependant, jaendais toujours. . . quoi ? un mot, un signe, un rien ris-qu, voix basse, en se levant de table dans le bruit des chaises quon d-range, et comme cela ne venait pas, je me jetais aux ides folles, tout cequil y avait au monde de plus absurde. Je me fourrai dans la tte quavectoutes les impossibilits dont nous tions entours au logis, elle mcri-rait par la poste ; quelle serait assez ne, quand elle sortirait avec samre, pour glisser un billet dans la bote aux leres, et, sous lempire decee ide, je me mangeais le sang rgulirement deux fois par jour, uneheure avant que le facteur passt par la maison. . . Dans cee heure-l jedisais dix fois la vieille Olive, dune voix trangle : Y a-t-il des lerespour moi, Olive ? laquelle me rpondait imperturbablement toujours :Non, monsieur, il ny en a pas. Ah ! lagacement nit par tre trop

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    aigu ! Le dsir tromp devint de la haine. Je me mis har cee Alberte,et, par haine de dsir tromp, expliquer sa conduite avec moi par lesmotifs qui pouvaient le plus me la faire mpriser, car la haine a soif dempris. Le mpris, cest son nectar, la haine ! Coquine lche, qui a peurdune lere ! me disais-je. Vous le voyez, jen venais aux gros mots. Jelinsultais dans ma pense, ne croyant pas en linsultant la calomnier. Jemeorai mme de ne plus penser elle que je criblais des pithtes lesplus militaires, quand jen parlais Louis de Meung, car je lui en parlais !car loutrance o elle mavait jet avait teint en moi toute espce de che-valerie, et javais racont toute mon aventure mon brave Louis, quistait tirebouchonn sa longue moustache blonde en mcoutant, et quimavait dit, sans se gner, car nous ntions pas des moralistes dans le27 :

    Fais comme moi ! Un clou chasse lautre. Prends pour matresseune petite cousee de la ville, et ne pense plus cee sacre lle-l !

    Mais je ne suivis point le conseil de Louis. Pour cela, jtais troppiqu au jeu. Si elle avait su que je prenais une matresse, jen aurais peut-tre pris une pour lui foueer le cur ou la vanit par la jalousie. Mais ellene le saurait pas. Comment pourrait-elle le savoir ?. . . En amenant, si jelavais fait, une matresse chez moi, comme Louis, son htel de la Poste,ctait rompre avec les bonnes gens chez qui jhabitais, et qui mauraientimmdiatement pri daller chercher un autre logement que le leur ; et jene voulais pas renoncer, si je ne pouvais avoir que cela, la possibilitde retrouver la main ou le pied de cee damnante Alberte qui, aprs cequelle avait os, restait toujours la grande Mademoiselle Impassible.

    Dis plutt impossible ! disait Louis, qui se moquait de moi.Un mois tout entier se passa, et malgr mes rsolutions de me

    montrer aussi oublieux quAlberte et aussi indirent quelle, dopposermarbre marbre et froideur froideur, je ne vcus plus que de la vie ten-due de lat, de lat que je dteste, mme la chasse ! Oui, mon-sieur, ce ne fut plus quat perptuel dans mes journes ! At quand jedescendais dner, et que jesprais la trouver seule dans la salle man-ger comme la premire fois ! At au dner, o mon regard ajustait deface ou de ct le sien quil rencontrait net et infernalement calme, et quinvitait pas plus le mien quil ny rpondait ! At aprs le dner, car

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    je restais maintenant un peu aprs dner voir ces dames reprendre leurouvrage, dans leur embrasure de croise, gueant si elle ne laisserait pastomber quelque chose, son d, ses ciseaux, un chion, que je pourrais ra-masser, et en les lui rendant toucher sa main, cee main que javaismaintenant travers la cervelle ! At chez moi, quand jtais remontdans ma chambre, y croyant toujours entendre le long du corridor ce piedqui avait pitin sur le mien, avec une volont si absolue. At jusquedans lescalier, o je croyais pouvoir la rencontrer, et o la vieille Oliveme surprit un jour, ma grande confusion, en sentinelle ! At ma fe-ntre cee fentre que vous voyez o je me plantais quand elle devaitsortir avec sa mre, et do je ne bougeais pas avant quelle ft rentre,mais tout cela aussi vainement que le reste ! Lorsquelle sortait, tortilledans son chle de jeune lle, un chle raies rouges et blanches : jenai rien oubli ! sem de eurs noires et jaunes sur les deux raies, ellene retournait pas son torse insolent une seule fois, et lorsquelle rentrait,toujours aux cts de sa mre, elle ne levait ni la tte ni les yeux vers la fe-ntre o je laendais ! Tels taient les misrables exercices auxquels ellemavait condamn ! Certes, je sais bien que les femmes nous font tousplus ou moins valeter, mais dans ces proportions-l ! ! Le vieux fat quidevrait tre mort en moi sen rvolte encore ! Ah ! je ne pensais plus aubonheur de mon uniforme ! and javais fait le service de la journe, aprs lexercice ou la revue, je rentrais vite, mais non plus pour lire despiles de mmoires ou de romans, mes seules lectures dans ce temps-l. Jenallais plus chez Louis de Meung. Je ne touchais plus mes eurets. Jenavais pas la ressource du tabac qui engourdit lactivit quand elle vousdvore, et que vous avez, vous autres jeunes gens qui mavez suivi dansla vie ! On ne fumait pas alors au 27, si ce nest entre soldats, au corpsde garde, quand on jouait la partie de brisque sur le tambour. . . Je res-tais donc oisif de corps, me ronger. . . je ne sais pas si ctait le cur,sur ce canap qui ne me faisait plus le bon froid que jaimais dans ces sixpieds carrs de chambre, o je magitais comme un lionceau dans sa cage,quand il sent la chair frache ct.

    Et si ctait ainsi le jour, ctait aussi de mme une grande partiede la nuit. Je me couchais tard. Je ne dormais plus. Elle me tenait veill,cee Alberte denfer, qui me lavait allum dans les veines, puis qui stait

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    loigne comme lincendiaire qui ne retourne pas mme la tte pour voirson feu amber derrire lui ! Je baissais, comme le voil, ce soir, ici levicomte passa son gant sur la glace de la voiture place devant lui, pouressuyer la vapeur qui commenait dy perler, ce mme rideau cra-moisi, ceemme fentre, qui navait pas plus de persiennes quelle nena maintenant, an que les voisins, plus curieux en province quailleurs,ne dvisageassent pas le fond de ma chambre. Ctait une chambre dece temps-l, une chambre de lEmpire, parquete en point de Hongrie,sans tapis, o le bronze plaquait partout le merisier, dabord en tte desphinx aux quatre coins du lit, et en paes de lion sous ses quatre pieds,puis, sur tous les tiroirs de la commode et du secrtaire, en cames defaces de lion, avec des anneaux de cuivre pendant de leurs gueules ver-dtres, et par lesquels on les tirait quand on voulait les ouvrir. Une tablecarre, dun merisier plus rostre que le reste de lameublement, des-sus de marbre gris, grillage de cuivre, tait en face du lit, contre le mur,entre la fentre et la porte dun grand cabinet de toilee ; et, vis--vis dela chemine, le grand canap de maroquin bleu dont je vous ai dj tantparl. . . A tous les angles de cee chambre dune grande lvation et dunlarge espace, il y avait des encoignures en faux laque de Chine, et sur lunedelles on voyait, mystrieux et blanc, dans le noir du coin, un vieux bustede Niob daprs lantique, qui tonnait l, chez ces bourgeois vulgaires.Mais est-ce que cee incomprhensible Alberte ntonnait pas bien plus ?Les murs lambrisss, et peints lhuile, dun blanc jaune, navaient ni ta-bleaux, ni gravures. Jy avais seulement mis mes armes, couches sur delongues paes-ches en cuivre dor. and javais lou cee grande ca-lebasse dappartement, comme disait lgamment le lieutenant Louisde Meung, qui ne potisait pas les choses, javais fait placer au mi-lieu une grande table ronde que je couvrais de cartes militaires, de livreset de papiers : ctait mon bureau. Jy crivais quand javais crire. . .Eh bien ! un soir, ou plutt une nuit, javais roul le canap auprs decee grande table, et jy dessinais la lampe, non pas pour me distrairede lunique pense qui me submergeait depuis un mois, mais pour myplonger davantage, car ctait la tte de cee nigmatique Alberte que jedessinais, ctait le visage de cee diablesse de femme dont jtais pos-sd, comme les dvots disent quon lest du diable. Il tait tard. La rue,

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    o passaient chaque nuit deux diligences en sens inverse, comme au-jourdhui, lune minuit trois quarts et lautre deux heures et demiedu matin, et qui toutes deux sarrtaient lhtel de la Poste pour relayer, la rue tait silencieuse comme le fond dun puits. Jaurais entendu volerune mouche ; mais si, par hasard, il y en avait une dans ma chambre, elledevait dormir dans quelque coin de vitre ou dans un des plis cannels dece rideau, dune forte toe de soie croise, que javais t de sa patre etqui tombait devant la fentre, perpendiculaire et immobile. Le seul bruitquil y et alors autour de moi, dans ce profond et complet silence, ctaitmoi qui le faisais avec mon crayon et mon estompe. Oui, ctait elle queje dessinais, et Dieu sait avec quelle caresse de main et quelle proccupa-tion enamme ! Tout coup, sans aucun bruit de serrure qui mauraitaverti, ma porte sentrouvrit en tant ce son des portes dont les gondssont secs, et resta moiti entrebille, comme si elle avait eu peur duson quelle avait jet ! Je relevai les yeux, croyant avoir mal ferm ceeporte qui, delle-mme, inopinment, souvrait en lant ce son plaintif, ca-pable de faire tressaillir dans la nuit ceux qui veillent et de rveiller ceuxqui dorment. Je me levai de ma table pour aller la fermer ; mais la porteentrouverte souvrit plus grande et trs doucement toujours, mais en re-commenant le son aigu qui trana comme un gmissement dans la mai-son silencieuse, et je vis, quand elle se fut ouverte de toute sa grandeur,Alberte ! Alberte qui, malgr les prcautions dune peur qui devait treimmense, navait pu empcher cee porte maudite de crier !

    Ah ! tonnerre de Dieu ! ils parlent de visions, ceux qui y croient ;mais la vision la plus surnaturelle ne maurait pas donn la surprise, les-pce de coup au cur que je ressentis et qui se rpta en palpitationsinsenses, quand je vis venir moi, de cee porte ouverte, Alberte,eraye au bruit que cee porte venait de faire en souvrant, et qui allaitrecommencer encore, si elle la fermait ! Rappelez-vous toujours que jenavais pas dix-huit ans ! Elle vit peut-tre ma terreur la sienne : ellerprima, par un geste nergique, le cri de surprise qui pouvait mchap-per, qui me serait certainement chapp sans ce geste, et elle refermala porte, non plus lentement, puisque cee lenteur lavait fait crier, maisrapidement, pour viter ce cri des gonds, quelle nvita pas, et qui re-commena plus net, plus franc, dune seule venue et suraigu ; et, la

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    porte ferme et loreille contre, elle couta si un autre bruit, qui auraitt plus inquitant et plus terrible, ne rpondait pas celui-l. . . Je crusla voir chanceler. . . Je mlanai, et je leus bientt dans les bras.

    Mais elle va bien, votre Alberte ! dis-je au capitaine.Vous croyez peut-tre reprit-il, comme sil navait pas entendu

    ma moqueuse observation quelle y tomba, dans mes bras, deroi, depassion, de tte perdue, comme une lle poursuivie ou quon peut pour-suivre, qui ne sait plus ce quelle fait quand elle fait la dernire desfolies, quand elle sabandonne ce dmon que les femmes ont toutes dit-on quelque part, et qui serait le matre toujours, sil ny en avaitpas deux autres aussi en elles, la Lchet et la Honte, pour contrariercelui-l ! Eh bien, non, ce ntait pas cela ! Si vous le croyiez, vous voustromperiez. . . Elle navait rien de ces peurs vulgaires et oses. . . Ce futbien plus elle qui me prit dans ses bras que je ne la pris dans les miens. . .Son premier mouvement avait t de se jeter le front contre ma poitrine,mais elle le releva et me regarda, les yeux tout grands, des yeux im-menses ! comme pour voir si ctait bien moi quelle tenait ainsi dansses bras ! Elle tait horriblement ple, et comme je ne lavais jamais vueple ; mais ses traits de Princesse navaient pas boug. Ils avaient toujourslimmobilit et la fermet dune mdaille. Seulement, sur sa bouche auxlvres lgrement bombes errait je ne sais quel garement, qui ntaitpas celui de la passion heureuse ou qui va ltre tout lheure ! Et cetgarement avait quelque chose de si sombre dans un pareil moment, que,pour ne pas le voir, je plantai sur ces belles lvres rouges et rectiles lerobuste et foudroyant baiser du dsir triomphant et roi ! La bouche sen-trouvrit. . . mais les yeux noirs, la noirceur profonde, et dont les longuespaupires touchaient presque alors mes paupires, ne se fermrent point, ne palpitrent mme pas ; mais tout au fond, comme sur sa bouche,je vis passer de la dmence ! Agrafe dans ce baiser de feu et comme en-leve par les lvres qui pntraient les siennes, aspire par lhaleine quila respirait, je la portai, toujours colle moi, sur ce canap de maroquinbleu, mon gril de saint Laurent, depuis un mois que je my roulais enpensant elle, et dont le maroquin se mit voluptueusement craquersous son dos nu, car elle tait moiti nue. Elle sortait de son lit, et, pourvenir, elle avait. . . le croirez-vous ? t oblige de traverser la chambre o

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    son pre et sa mre dormaient ! Elle lavait traverse ttons, les mainsen avant, pour ne pas se choquer quelque meuble qui aurait retenti deson choc et qui et pu les rveiller.

    Ah ! s-je, on nest pas plus brave la tranche. Elle tait dignedtre la matresse dun soldat !

    Et elle le fut ds cee premire nuit-l, reprit le vicomte. Elle le fut aussi violente que moi, et je vous jure que je ltais ! Mais cestgal. . . voici la revanche ! Elle ni moi ne pmes oublier, dans les plus vifsde nos transports, lpouvantable situation quelle nous faisait tous lesdeux. Au sein de ce bonheur quelle venait chercher et morir, elle taitalors comme stupe de lacte quelle accomplissait dune volont pour-tant si ferme, avec un acharnement si obstin. Je ne men tonnai pas. Jeltais bien, moi, stup ! Javais bien, sans le lui dire et sans le lui mon-trer, la plus eroyable anxit dans le cur, pendant quelle me pressait mtouer sur le sien. Jcoutais, travers ses soupirs, travers ses bai-sers, travers le terriant silence qui pesait sur cee maison endormieet conante, une chose horrible : cest si sa mre ne sveillait pas, si sonpre ne se levait pas ! Et jusque par-dessus son paule, je regardais der-rire elle si cee porte, dont elle navait pas t la cl, par peur du bruitquelle pouvait faire, nallait pas souvrir de nouveau et me montrer, pleset indignes, ces deux ttes deMduse, ces deux vieillards, que nous trom-pions avec une lchet si hardie, surgir tout coup dans la nuit, images delhospitalit viole et de la Justice ! Jusqu ces voluptueux craquementsdu maroquin bleu, qui mavaient sonn la diane de lAmour, me faisaienttressaillir dpouvante. . . Mon cur baait contre le sien, qui semblait merpercuter ses baements. . . Ctait enivrant et dgrisant tout la fois,mais ctait terrible ! Je me s tout cela plus tard. A force de renouvelerimpunment cee imprudence sans nom, je devins tranquille dans ceeimprudence. A force de vivre dans ce danger dtre surpris, je me blasai.Je ny pensai plus. Je ne pensai plus qu tre heureux. Ds cee premirenuit formidable, qui aurait d lpouvanter des autres, elle avait dcidquelle viendrait chez moi de deux nuits en deux nuits, puisque je ne pou-vais aller chez elle, sa chambre de jeune lle nayant dautre issue quedans lappartement de ses parents, et elle y vint rgulirement toutesles deux nuits ; mais jamais elle ne perdit la sensation, la stupeur de

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  • Les diaboliques Chapitre

    la premire fois ! Le temps ne produisit pas sur elle leet quil produisitsur moi. Elle ne se bronza pas au danger, aront chaque nuit. Toujourselle restait, et jusque sur mon cur, silencieuse, me parlant peine avecla voix, car, dailleurs, vous vous doutez bien quelle tait loquente ; etlorsque plus tard le calme me prit, moi, force de danger aront et derussite, et que je lui parlai, comme on parle sa matresse, de ce quil yavait dj de pass entre nous, de cee froideur inexplicable et dmen-tie, puisque je la tenais dans mes bras, et qui avait succd ses premiresaudaces ; quand je lui adressai enn tous ces pourquoi insatiables de la-mour, qui nest peut-tre au fond quune curiosit, elle ne me rponditjamais que par de longues treintes. Sa bouche triste demeurait mueede tout. . . except de baisers ! Il y a des femmes qui vous disent : Je meperds pour vous ; il y en a dautres qui vous disent : Tu vas bien mempriser ; et ce sont l des manires direntes dexprimer la fatalit delamour. Mais elle, non ! Elle ne disait mot. . . Chose trange ! Plus trangepersonne ! Elle me produisait leet dun pais et dur couvercle de marbrequi brlait, chau par en dessous. . . Je croyais quil arriverait unmomento le marbre se fendrait enn sous la chaleur brlante, mais le marbre neperdit jamais sa rigide densit. Les nuits quelle venait, elle navait ni plusdabandon, ni plus de paroles, et, je me permerai ce mot ecclsiastique,elle fut toujours aussi dicile confesser que la premire nuit quelle taitvenue. Je nen tirai pas davantage. . . Tout au plus un monosyllabe arra-ch, dobsession, ces belles lvres dont je raolais dautant plus que jeles avais vues plus froides et plus indirentes pendant la journe, et, en-core, un monosyllabe qui ne faisait pas grande lumire sur la nature decee lle, qui me paraissait plus sphinx, elle seule, que tous les Sphinxdont limage se multipliait autour de moi, dans cet appartement Empire.

    Mais, capitaine, interrompis-je encore, il y eut pourtant unen tout cela ? Vous tes un homme fort, et tous les Sphinx sont desanimaux fabuleux. Il ny en a point dans la vie, et vous ntes bien partrouver, que diable ! ce quelle