Beaufret - La pensée du rien dans l'oeuvre de Heidegger (in De l'existentialisme à Heidegger, Vrin, 1986, 2000)

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Beaufret - La pensée du rien dans l'oeuvre de Heidegger (in De l'existentialisme à Heidegger, Vrin, 1986, 2000)

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    LA PENSEE DU RIEN

    DANS L'OEUVRE DE HEIDEGGER

    (1964)

    Le lecteur qui se pose cette question, si toutefois il se la pose et ne se contente pas de rcuser comme nihilisme une prtendue philosophie de Heidegger - selon laquelle un prtendu existant brut, jailli d'on ne sait quel nant la mesure de l'tre, s'imposerait l'homme prtendument abandonn et livr l'angoisse - ne peut gure ne pas penser d'abord la leon inaugurale prononce Fribourg en 1929 et dont le titre tait : Qu'est-ce que la mtaphysique ? La premire partie de la leon se termine en effet par la question et la deuxime par la reprise de la question : Qu'en est-il donc du rien ?

    Une manire expdiente d'luder l'importunit que l'tre soit, disait Valry, en quilibre rversible avec le rien et que la philo-sophie du dbut du sicle avait mise la mode consiste lui donner pour origine la ngation, entendue son tour comme un libre pouvoir de la pense. Dans les pages si allgrement superficielles au cours desquelles Bergson entreprend la critique, ou plutt procde l' esca-motage de l'ide mme de nant devenue ses yeux ide-fantme, c'est en effet la ngation qui apparat comme l'ultime ressource d'un nant dj dconfit. Dans le mme texte, l'auteur dclare d'ail-leurs en toute srnit : Les philosophes ne se sont gure occups de l'ide de nant. Peut-tre est-ce bien plutt la philosophie de Bergson qui ne s'est jamais beaucoup occupe des philosophes. Heidegger, si passionnment et si patiemment attentif leur parole,

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    hors de quoi, pense-t-il, c'est le verbiage qui l'emporte, crit au contraire : Depuis l'origine de la question de l'tant, la question du non-tant, du rien, va de pair avec elle. Et ceci non pas seulement d'une manire extrieure et titre d'accompagnement ; il faut dire bien plutt que la question du rien prend figure, chaque poque de la philosophie, selon l'ampleur, la profondeur et l'authenticit de la question de l'tant et rciproquement. La question du rien a la valeur d'un indicateur de niveau et d'un critre pour la question de l'tre (1 ). >>

    Dans la philosophie des philosophes, le rien ne prend nullement naissance de la ngation comme acte libre de la pense. C'est bien plutt la distribution par l'homme du non comme aussi bien du oui qui relve d'une corrlation plus essentielle de l'tre et du non-tre, et ce au dtriment de l'homme dont le oui et le non sont sujets erreur. L'erreur est, aux yeux de Platon, un document de choix pour la prsence du non-tre l'tre au plus intime de leur entre-lacement rciproque. Non moins pour Descartes lui-mme. Je ne peux, dit Descartes, m'expliquer que je sois expos l'erreur que si je me considre comme participant en quelque faon du rien ou du non-tre. L'erreur n'est peut-tre pas pourtant le plus haut document du rapport de l'homme au non-tre. Dans le Pome de Parmnide, o l'erreur n'apparat d'ailleurs pas encore comme thme de pense, vu que ce qui est donn penser, c'est une e"ance plus radi-cale que toute erreur, cette errance n'a rien voir avec le non-tre qui serait au contraire la mise en suspens de la possibilit mme d'er-rer. Plus originel que l'errance est le sans issue du non-tre dont la pense ne peut que s'carter , bien que ce soit peut-tre lui, le non-tre, qui vibre dans le redoutable secret de l'enfantement par le Styx dont tout homme prend naissance et qui le met au monde en mourir, porteur de ce destin lui-mme thanatophore que l'esprit grec avait prouv comme le dernier fond de l'humanit de l'homme.

    Dans le livre qui rendit Heidegger clbre, car, dit l'un de ses lves, ce fut comme la dflagration d'un clair au beau milieu de la production philosophique allemande de l'poque , c'est de mme comme gardien de son plus extrme pas encore ou, lisons-nous aussi, de l'impossibilit de son propre possible qu'apparat celui dont la possibilit est l'ouverture de l'tant la mesure d'un monde. Cette intime correspondance la mort, ce Sein zum Tode, qui ne se rduit ni un choix existentiel, ni la dimi-nution progressive d'une distance, mais constitue un ajointement

    1. Einfhrung in die Metaphynk, p. 18. (Introduction la mtaphysique).

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    d'autant plus dcisif, voil ds lors le centre mme de ce que Platon nommait les choses les plus grandes et les plus vnrables pour lesquelles, disait-il, et qui par consquent ne sont en aucune manire formulable comme le reste de ce que l'on peut appren-dre>>. C'est au paragraphe 53 de Sein und Zeit qu'est nomm pour la premire fois le Nichts, tel qu'il s'annonce dans l'preuve de l'an-goisse. Mais quelques pages plus loin ( 58) une question commence poindre. La Nichtheit de cette Nichtigkeit dont l'homme est en son fond transi est reste jusqu'ici quelque chose d'obscur>>. Si la philosophie a beaucoup demand au ne ... pas, c'est sans aller cependant jusqu' le dvoiler dans son essence. Elle s'est en effet gnralement borne le poser comme un manque >>, moins que, devenue dialectique, elle ne l'ait pens comme un moment, c'est--dire comme un passage >>. Mais de telles dterminations sont encore extrieures. Va-t-il vraiment de soi que tout ne ... pas signifie la ngativit d'un manque ? Sa positivit s'puise-t-elle dans le fait qu'il constitue un passage ? Pourquoi toute dialectique cherche-t-elle un refuge auprs du ngatif sans le fonder lui-mme dialectique-ment, sans mme le fixer comme problme ? A-t-on, dans l'absolu, problmatis la qualit propre du ne ... pas, ou seulement cherch explorer les conditions sur la base desquelles le ne ... pas et ses carac-tres propres, ainsi que le dveloppement de ses possibilits, se laissent problmatiser ? Et o ces conditions peuvent-elles tre trouves sinon dans un claircissement thmatique de l'tre en gnral ? >> Tout est donc en place ds Sein und Zeit pour le dploiement d'une ques-tion que Sein und Zeit se borne soulever.

    De Sein und Zeit, Heidegger crit en 1960 : Peut-tre le dfaut princip~ de ce livre est-il qu'avec lui je me suis prmaturment aventu-r trop ioin ( 1 ). >> La confrence de 1929, Qu'est-ce que la mtaphysi-que ?, apparat en revanche comme une premire tentative de rpondre ou plutt de correspondre la question que soulve Sein und Zeit. La mditation est comme en retrait du questionnement antrieur, ce retrait n'tant pourtant pas un renoncement pur et simple, mais le repli de la pense sur un en-de que, dans l'impatience de son lan, Sein und Zeit avait dj outrepass. Ce repli sur un pralable qu'il importe d'abord de porter au langae aboutit une proposition apparemment paradoxale : l'tre lui-mme est le rien >> . Si en effet le rien n'est rien d'tant, c'est--dire rien de l'tant dont il nomme le tout fait autre, est-il rien pour l'tant de plus radicalement autre que l'altrit de l'tre, tel qu'Aristote en fait l'objet vraiment premier du questionnement philosophique ? L'tre de l'tant est un rien.

    1. Unterwegs zur Sprache, p. 93.

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    Il est bel et bien ce rien (dieses Nichts) que les sciences rduisent rien en prtendant que rien ne leur chappe. Mais ds lors un tout autre rien (1) que ce rien dont parlent les sciences quand elles dcla-rent que, hors de ce qu'elles s'entendent problmatiser, leur probl matisation prtendant la puissance inpuisable d'une Ide au sens kantien, il n'y a rien. La philosophie advient donc d'un rien et se dploie dans l'horizon du rien. Non pas seulement la philosophie, mais toute pense quand elle est cratrice, mais toute cration quand elle est potique. Un rien qui pour la science n'est rien, au sens o la mort elle-mme n'est rien, moins que la science n'en fasse quelque chose, savoir une chose de science, c'est--dire un objet parmi d'au-tres, ds lors soumis son enqute. Mais o a lieu l'objectivation qu'est la science elle-mme sinon au creux de ce rapport au rien qu'est l'tre ? De cette entente de l'tre dont Aristote disait : Comme les yeux des nocturnes devant la lumire blouissante du jour, ainsi l'entente, celle qui nous frappe nativement d'ouverture, devant l'clat dont, plus que tout, resplendit en lui-mme le plus radieux. Entente vers laquelle fait signe son tour une tout autre parole, quand, dans la posie de Rilke, elle devient autrement l'cho des mmes confms :

    Non reconnues sont les souffrances l'amour non plus n'est pas appris et ce qui dans la mort nous loigne

    n'est pas dpouill de son voile. Seul le chant au-dessus des te"es nous sauve en un jour de fte.

    Y aurait-il donc quelque rapport entre la parole de l'tre, celle qui donne naissance la philosophie, et ce que rvle nigmatiquement la parole potique dans la sobrit de son dire ? Mais une parole de la pense pourrait-elle rpondre d'une manire plus instante que la philosophie la clairvoyance du pome ?

    Avec Qu'est-ce que la mtaphysique ? s'amorce dj, en un propos qui s'adresse toutes les Facults rassembles l'occasion d'une confrence inaugurale, et ainsi se place dans le cercle des sciences en s'adressant elles (2), une pense dont ne sera que plus tard formul l'aphorisme : la porte de la preuve scientifique est trop courte (3). Mais, en 1929, Heidegger croit encore que,

    1. Zur Seinsfrage, p. 37 sqq. 2. Zur Seinsfrage, p. 37. 3. Holzwege, p. 343. (Chemins qui ne mnent nulle part. Gallimard.)

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    de la science la pense, une perce directe est possible. Il n'a pas la pleine exprience du brouillard qui entoure encore l'essence de la science moderne (1). Non plus que celle de la pense comme rsolution dans l'ouverture ce qui est lenteur>> (2). Il ne sait enco-re rien de l'assurance somnambulique >> (3) avec laquelle la philoso-phie devait, pendant plus de vingt ans, passer ct de la question inactuelle, parce qu'inhabituelle, qu'est Sein und Zeit, l'inhabituel tant dj ici l'indication d'une assise ou d'un site, d'un sjour ou d'un habiter>> plus essentiels que la philosophie elle-mme. C'est pourtant quand la vie des hommes - ainsi parle un pome tardif de Hlderlin - devient vie habitante>> qu'alors

    l'altitude du ciel resplendit Pour les hommes, comme la floraison couronne les arbres

    Mais que signifie habiter>> ? Le mot n'a rien ici d'une mta-phore. Habiter n'est pas seulement disposer d'un logis, mais plus profondment correspondre l'appel de ce qui est dmesure de pr-sence et ainsi avoir un prsent. L'appel de la prsence ouvre les hom-mes l'Ouvert d'un monde qui est l'avnement des choses jusqu' la rencontre par l'homme de son destin mortel. Les habitants du monde sont les mortels. C'est en tant que mortels qu'ils sont les ouvriers de la maison de l'tre>> (4) sans qu'elle ne soit que le rsultat d'une opration de leur part ni qu'ils puissent s'en faire un refuge, comme ils le croient pourtant dans l'oubli rsolu de la correspondance au simple. Le plus haut document de la correspondan-ce au simple est la parole. Le rapport essentiel entre la mort et la parole blouit, mais il est encore impens (5). >> Il ne consiste nulle-ment assombrir >> le sjour par une optique unilatralement braque sur son terme>> (VA 151). Mais Mallarm, parmi quelques autres, en sut quelque chose, de qui la posie est si lucidement habitante >>. Ainsi le partage de l'tre, le privilge de la parole et le destin mortel de l'homme se rpondent au plus secret du simple, sans qu'une telle correspondance ait jusqu'ici t pense. Peut-tre est-elle encore impen-sable ? Peut-tre l'homme n'est-il pas encore le mortel ? Mais lui est-il possible de le devenir sans se dgager d'une idoltrie de plus

    1. Was heisst Denken ?, p. 49. (Qu'appelle-"t.()n penser ? P.U.F.). 2. Erliiuterungen zu Holderlins Dichtung, p. 124. (Approche de Holderlin.

    Gallimard). 3. Was ist Metaphysik ? (7e dition, p. 19). Avant-propos. Une traduction

    par Roger Munier de cet Avant-propos a paru dans la Revue des Sciences philo-sophiques et thologiques, juillet 1959.

    4. Ainsi parle Nietzsche dans Zarathoustra. 5. Unterwegs zur Sprache, p. 215.

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    en plus dlibre ? Risquera-t-il un jour le pas qui rtrocde jus-qu' celui qu'il est ? Et quelle pense le guidera, lui qui ne pense pas encore, bien qu'il pense depuis toujours ?

    Une telle mditation de l'incontournable avec ce qu'elle demande la parole et son coute du silence, c'est elle qui porte, avant mme d'clore, la pense de Sein und Zeit, et, dans Qu'est-ce que la mtaphysique ?, le triomphe, dans l'tre, du rien. Celui que touche l'tre, c'est un rien qui le touche en l'appelant l'ouverture sans pour autant l'ter sa finitude, si ouverture et fmi tude sont les deux noms de la simplicit du mme. Comment l'homme ds lors serait-il tabli demeure dans l'tant ? Rien n'est plus loin pourtant de la simplicit du Mme, avec sa douceur et aussi sa rigueur, que les compensations dont s'enfle la philosophie, si ce n'est l'assurance scientiste et le fanatisme dvt, non moins usurpateurs de tout rapport au monde. C'est pourquoi le penseur de l'tre comme rien, de l'hom-me comme mortel et de la parole jusqu'au silence ne sera pour beau-coup qu'un amateur d'impasses, un aptre du nihilisme et un zlateur du nant. Zlateur du nant fut ds lors et non moins Lonard de Vinci quand il lui arriva d'crire pour lui-mme ces mots sans date que recueillera Heidegger l'intention d'Ernst Jnger dans une lettre publie en 1956 sous le titre Zur Seinsfrage et dont le sujet est prci-sment la zone critique>> du nihilisme : infra le grandezze delle cose che sono infra noi, l'essere del nulla tiene il principato. Parmi les plus grandes des choses qui sont parmi nous, c'est l'tre du rien qui tient le premier rang. >>