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8 L'OEuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique 1 (dernière version de 1939) Nos Beaux-Arts ont été institués, et leurs types comme leurs usages ftxés, dans un temps bien distinct du nôtre, par des hommes dont le pouvoir d'action sur les choses était insigni- fiant auprès de celui que nous possédons. Mais l'étonnant accroissement de nos moyens, la souplesse et la précision qu'ils atteignent, les idées et les habitudes qu'ils introduisent, nous a..çsurent des changements prochains et très profonds dans l'antique industrie du Beau. Il y a dans tous les arts une partie physique qui ne peut plus être regardée ni traitée comme naguère, qui ne peut plus être soustraite aux entreprises de la connaissance et de la puis- 5ance modernes. Ni la matière, ni l'espace, ni le temps ne sont depuis vingt ans ce qu'ils étaient depuis toujours. Il faut s'attendre que de si grandes nouveautés transforment toute la technique des arts, agissent par là sur l'inven- tion elle-même, aillent peut-être jusqu'à modi- fier merveilleusement la notion même de l'art. Paul Valéry, «La Conquête de l'ubiquité», Pièces sur l'art2. l. N. d. T.: On trouve une autre traduction française de cette dernière version, par Christophe Jouanlanne, dans Walter Benja- min, Sur l'art et la photographie, Paris, Éditions Carré, coll. Arts et esthétique, 1997 (RR) 2. Paul Valéry, «La Conquête de l'ubiquité», Pièces sur l'art,

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L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique 1

(dernière version de 1939)

Nos Beaux-Arts ont été institués, et leurs types comme leurs usages ftxés, dans un temps bien distinct du nôtre, par des hommes dont le pouvoir d'action sur les choses était insigni­fiant auprès de celui que nous possédons. Mais l'étonnant accroissement de nos moyens, la souplesse et la précision qu'ils atteignent, les idées et les habitudes qu'ils introduisent, nous a..çsurent des changements prochains et très profonds dans l'antique industrie du Beau. Il y a dans tous les arts une partie physique qui ne peut plus être regardée ni traitée comme naguère, qui ne peut plus être soustraite aux entreprises de la connaissance et de la puis-5ance modernes. Ni la matière, ni l'espace, ni le temps ne sont depuis vingt ans ce qu'ils étaient depuis toujours. Il faut s'attendre que de si grandes nouveautés transforment toute la technique des arts, agissent par là sur l'inven­tion elle-même, aillent peut-être jusqu'à modi­fier merveilleusement la notion même de l'art.

Paul Valéry, «La Conquête de l'ubiquité», Pièces sur l'art2.

l. N. d. T.: On trouve une autre traduction française de cette dernière version, par Christophe Jouanlanne, dans Walter Benja­min, Sur l'art et la photographie, Paris, Éditions Carré, coll. Arts et esthétique, 1997 (RR)

2. Paul Valéry, «La Conquête de l'ubiquité», Pièces sur l'art,

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AVANT-PROPOS

Lorsque Marx entreprit l'analyse du mode de pro­duction capitaliste, ce mode de production était à ses débuts. Marx orienta ses analyses de telle sorte qu'elles reçurent valeur de pronostic. Il remonta aux rapports fondamentaux de la production capi­taliste et les représenta de telle façon qu'ils révé­lèrent ce qu'on pouvait encore, dans l'avenir, attendre du capitalisme. La conclusion fut qu'on pouvait en attendre, non seulement une exploitation renforcée des prolétaires, mais finalement aussi l'instauration de conditions qui rendent possible sa propre suppression.

La transformation de la superstructure, plus lente que celle de l'infrastructure, a demandé plus d'un demi-siècle pour faire valoir dans tous les domaines culturels le changement des conditions de produc­tion. Sous quelle forme s'est fait ce changement, on ne peut le préciser qu'aujourd'hui. On est en droit d'attendre de ces précisions qu'elles aient aussi valeur de pronostic. Mais à ces attentes correspon­dent moins des thèses sur l'art prolétarien après la prise du pouvoir, encore moins sur la société sans classes, que des thèses sur les tendances évolutives de l'art dans les conditions présentes de la produc­tion. Leur dialectique n'est pas moins perceptible dans la superstructure que dans l'économie. C'est pourquoi on aurait tort de sous-estimer la valeur polémique de pareilles thèses. Elles écartent une série de concepts traditionnels - création et génie, valeur d'éternité et mystère -, dont l'application

Paris 1934, p. 103-104. [N.d.T.: Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. Il, 1960, p. 1284. (RR)]

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incontrôlée (et pour l'instant difficile à contrôler) conduit à l'élaboration des faits dans un sens fas­ciste. Dans ce qui suit, les concepts que nous intro­duisons dans la théorie de l'art se distinguent des concepts plus courants en ce qu'ils sont complète· ment inutilisables pour les buts du fascisme. En revanche ils sont utilisables pour formuler des exi­gences révolutionnaires dans la politique de l'art.

1

Il est du principe de l'œuvre d'art d'avoir toujours été reproductible. Ce que des hommes avaient fait, d'autres pouvaient toujours le refaire. Ainsi, la réplique fut pratiquée par les élèves dans l' appren­tissage de l'art, par les maîtres pour la diffusion de leurs œuvres, enfin par des tiers par amour du gain. Par rapport à ces procédés, la reproduction tech­nique de l'œuvre d'art représente quelque chose de nouveau, un phénomène qui se développe de façon intermittente au cours de l'histoire, par bonds suc­cessifs séparés par de longs intervalles, mais avec une intensité croissante. Les Grecs ne connaissaient que deux procédés techniques de reproduction: la fonte et l'empreinte. Les bronzes, les terres cuites et les monnaies étaient les seules œuvres d'art qu'ils pouvaient reproduire en série. Les autres ne co.m­portaient qu'un seul exemplaire et ne se prêtaient à aucune technique de reproduction. Avec la gravure sur bois, on réussit pour la première fois à repro· duire le dessin, bien longtemps avant que l'im­primerie permît la reproduction de l'écriture. On connaît les immenses transformations introduites dans la littérature par l'imprimerie, c'est-à-dire par

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la reproduction technique de l'écriture. Mais, quelle qu'en soit l'importance exceptionnelle, elles ne représentent qu'un cas particulier du phénomène que nous envisageons ici à l'échelle de l'histoire uni­verselle. Le Moyen Âge ajoutera à la gravure sur bois la gravure sur cuivre, au burin et à l'eau-forte, le début du XIX!! siècle la lithographie.

Avec la lithographie, les techniques de reproduc­tion atteignent un stade fondamentalement nou­veau. Le procédé beaucoup plus direct, qui distingue l'exécution du dessin sur une pierre de son incision dans un bloc de bois ou sur une planche de cuivre, permit pour la première fois à l'art graphique de mettre ses produits sur le marché, non seulement en masse (comme il le faisait déjà), mais sous des formes chaque jour nouvelles. Grâce à la lithogra­phie, le dessin put accompagner désormais la vie quotidienne de ses illustrations. Il commençait à mar­cher au même pas que l'imprimerie. Mais à peine quelques dizaines d'années s'étaient-elles écoulées depuis la découverte de la lithographie que la photo­graphie, à son tour, allait la supplanter dans ce rôle. Avec elle pour la première fois, dans le processus de la reproduction des images, la main se trouva déchargée des tâches artistiques les plus impor­tantes, lesquelles désormais furent réservées à l'œil rivé sur l'objectif. Et comme l'œil saisit plus vite que la main ne dessine, la reproduction des images put se faire désormais à un rythme si accéléré qu'elle parvint à suivre la cadence de la parole. L'opérateur du cinéma, .en filmant, fixe les images en studio, aussi vite que l'acteur dit son texte. Si la lithographie contenait virtuellement le journal illustré, la photo­graphie contenait virtuellement le cinéma. À la fin du siècle dernier on s'attaqua au problème que posait la reproduction des sons. Tous ces efforts convergents permettaient de prévoir une situation

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que ValéfY> caractérise ainsi: «Comme l'eau, comme le gaz, comme le courant électrique viennent de loin, dans nos demeures, répondre à nos besoins moyen­nant un effort quasi nul, ainsi serons-nous alimentés d'images visuelles ou auditives, naissant et s' éva­nouissant au moindre geste, presque à un signe 1• ))

Vers 1900, la reproduction technique avait atteint un niveau où elle était en mesure désormais, non seule­ment de s'appliquer à toutes les œuvres d'art du passé et d'en modifier, de fàçon très profonde, les modes d'action, mais de conquérir elle-même une place parmi les procédés artistiques. À cet égard rien n'est plus révélateur que la manière dont ses deux mani­festations différentes - la reproduction de 1 'œuvre d'art et l'art cinématographique - agissent en retour sur les formes artistiques traditionnelles.

1 1

À la plus parfaite reproduction il manquera tou­jours une chose: le hic et nunc de l'œuvre d'art - l'unicité de son existence au lieu où elle se trouve. C'est cette existence unique pourtant, et elle seule, qui, aussi longtemps qu'elle dure, subit le tra­vail de l'histoire. Nous entendons par là aussi bien les altérations subies par sa structure matérielle que ses possesseurs successifs2. La trace des altérations

1. Paul Valéry, «La conquête de l'ubiquité», Pièces sur l'art, Paris, Gallimard, 1934, p. 105. [N. d. T.: Œuvres, Paris, Gallimard, Biblio­thèque de la Pléiade, 1960, t. Il, p. 1284 sq. (RR)]

2. Bien entendu, l'histoire d'une œuvre d'art ne se limite pas à ces deux éléments: celle de la Joconde, par exemple, doit tenir compte aussi de la façon dont on l'a copiée au xvne, au xvme et au XJXe siècles, et de la quantité même de ces copies.

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la reproduction technique de l'écriture. Mais, quelle qu'en soit l'importance exceptionnelle, elles ne représentent qu'un cas particulier du phénomène que nous envisageons ici à l'échelle de l'histoire uni­verselle. Le Moyen Âge ajoutera à la gravure sur bois la gravure sur cuivre, au burin et à l'eau-forte, le début du xix~ siècle la lithographie.

Avec la lithographie, les techniques de reproduc­tion atteignent un stade fondamentalement nou­veau. Le procédé beaucoup plus direct, qui distingue l'exécution du dessin sur une pierre de son incision dans un bloc de bois ou sur une planche de cuivre, permit pour la première fois à l'art graphique de mettre ses produits sur le marché, non seulement en masse (comine il le faisait déjà), mais sous des formes chaque jour nouvelles. Grâce à la lithogra­phie, le dessin put accompagner désormais la vie quotidienne de ses illustrations. Il commençait à mar­cher au même pas que l'imprimerie. Mais à peine quelques dizaines d'années s'étaient-elles écoulées depuis la découverte de la lithographie que la photo­graphie, à son tour, allait la supplanter dans ce rôle. Avec elle pour la première fois, dans le processus de la reproduction des images, la main se trouva déchargée des tâches artistiques les plus impor­tantes, lesquelles désormais furent réservées à l'œil rivé sur l'objectif. Et comme l'œil saisit plus vite que la main ne dessine, la reproduction des images put se faire désormais à un rythme si accéléré qu'elle parvint à suivre la cadence de la parole. L'opérateur du cinéma, .en filmant, fixe les images en studio, aussi vite que l'acteur dit son texte. Si la lithographie contenait virtuellement le journal illustré, la photo­graphie contenait virtuellement le cinéma. À la fin du siècle dernier on s'attaqua au problème que posait la reproduction des sons. Tous ces efforts convergents permettaient de prévoir une situation

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que Valéry caractérise ainsi: «Comme l'eau, comme le gaz, comme le courant électrique viennent de loin, dans nos demeures, répondre à nos besoins moyen­nant un effort quasi nul, ainsi serons-nous alimentés d'images visuelles ou auditives, naissant et s'éva­nouissant au moindre geste, presque à un signe 1• >>

Vers 1900, la reproduction technique avait atteint un niveau où elle était en mesure désormais, non seule­ment des 'appliquer à toutes les œuvres d'art du passé et d'en modifier, de façon très profonde, les modes d'action, mais de conquérir çlle-même une place parmi les procédés artistiques. A cet égard rien n'est plus révélateur que la manière dont ses deux mani­festations différentes - la reproduction de l'œuvre d'art et l'art cinématographique - agissent en retour sur les formes artistiques traditionnelles.

II

À la plus parfaite reproduction il manquera tou­jours une chose: le hic et nunc de l'œuvre d'art - l'unicité de son existence au lieu où elle se trouve. C'est cette existence unique pourtant, et elle seule, qui, aussi longtemps qu'elle dure, subit le tra­vail de l'histoire. Nous entendons par là aussi bien les altérations subies par sa structure matérielle que ses possesseurs successifs2• La trace des altérations

1. Paul Valéry, «La conquête del 'ubiquité>>, Pièces sur l'art, Paris, Gallimard, 1934, p. 105. [N.d.T.: Œuvres, Paris, Gallimard, Biblio­thèque de la Pléiade, 1960, t. II, p. 1284 sq. (RR)]

2. Bien entendu, l'histoire d'une œuvre d'art ne se limite pas à ces deux éléments: celle de la Joconde, par exemple, doit tenir compte aussi de la façon dont on l'a copiée au xvne, au xvme et au XIXe siècles, et de la quantité même de ces copies.

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matérielles n'est décelable que grâce à des analyses physico-chimiques, impossibles sur une reproduc­tion; pour déterminer les mains successives entre lesquelles l'œuvrf" d'art est passée, il faut suivre toute une tradition en partant du lieu où se trouve l'original

Le hic et nunc de 1 'original constitue ce qu'on appelle son authenticité. Pour établir l'authenticité d'un bronze, il faut parfois recourir à des analyses chimiques de sa patine; pour démontrer l'authen­ticité d'un manuscrit médiéval, il faut parfois éta­blir qu'il provient réellement d'un dépôt d'archives du xve siècle. Tout ce qui relève de l'authenticité échappe à la reproduction - et bien entendu pas seulement à la reproduction technique 1• Mais, en face de la reproduction faite de main d'homme et généralement considérée comme un faux, l'original conserve sa pleine autorité; il n'en va pas de même en ce qui concerne la reproduction technique. Et cela pour deux raisons. En premier lieu, la repro­duction technique est plus indépendante de l'origi­nal que la reproduction manuelle. Dans le cas de la photographie, par exemple, elle peut faire ressor­tir des aspects de l'original qui échappent à l'œil et ne sont saisissables que par un objectif librement

1. C'est précisément parce que l'authenticité n'est pas repro­ductible que le développement intensif de certains procédés tech­niques de reproduction a permis d'établir des différences et des degrés dans l'authenticité elle-même. À cet égard le commerce d'art a joué un rôle important. Celui-ci avait un intérêt immédiat à pouvoir distinguer différents tirages d'une planche, avant et après la lettre, différents tirages d'une gravure, etc. Avec la découverte de la gravure sur bois, on peut dire que l'authenticité des œuvres était attaquée à sa racine, avant même d'avoir atteint à une florai­son qui devait l'enrichir encpre. En réalité, à l'époque où elle fut faite, une Vierge du Moyen Age n'était pas encore "authentique»; elle l'est devenue au cours des siècles suivants, et surtout peut-être au xxxc.

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déplaçable pour obtenir divers angles de vue; grâce à des procédés comme l'agrandissement ou le ralenti, on peut atteindre des réalités qu'ignore toute vision naturelle. Voilà pour le premier point; En second lieu, la reproduction technique peut transporter la reproduction dans des situations où l'original lui­même ne saurait jamais se trouver. Sous forme de photographie ou de disque, elle permet surtout de rapprocher l'œuvre du récepteur. La cathédrale quitte son emplacement réel pour venir prendre place dans le studio d'un amateur; le mélomane peut écouter à domicile le chœur exécuté dans une salle de concert ou en plein air.

Les conditions nouvelles dans lesquelles le pro­duit de la reproduction technique peut être placé ne remettent peut-être pas en cause l'existence même de l'œuvre d'art, elles déprécient en tout cas son hic et nunc. Il en va de même sans doute pour autre chose que l'œuvre d'art, et par exemple pour le pay­sage qui défile devant le spectateur d'un film; mais quand il s'agit de l'objet d'art, cette dépréciation le touche en son cœur, là où il est vulnérable comme aucun objet naturel : dans son authenticité. Ce qui fait l'authenticité d'une chose est tout ce qu'elle contient de transmissible de par son origine, de sa durée matérielle à son pouvoir de témoignage histo­rique. Comme cette valeur de témoignage repose sur sa durée matérielle, dans le cas de la reproduc­tion, où le premier élément -la durée matérielle -échappe aux hommes, le second -le témoignage his­torique de la chose - se trouve également ébranlé. Rien de plus assurément, mais ce qui est ainsi ébranlé, c'est l'autorité de la chose 1•

1. La plus lamentable représentation de Faust dans un théâtre de province est supérieure à un film sur le même sujet, en ceci du moins qu'elle rivalise idéalement avec la création de la pièce à

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Tous ces caractères se résument dans la notion d'aura, et on pourrait dire: à l'époque de la repro­ductibilité technique, ce qui dépérit dans l'œuvre d'art, c'est son aura. Ce processus a valeur de symp­tôme; sa signification dépasse le domaine de l'art. On pourrait dire, de façon générale, que la technique de reproduction détache l'objet reproduit du domaine de la tradition. En multipliant les exemplaires, elle substitue à son occurrence unique son existence en série. Et en permettant à la reproduction de s'offrir au récepteur dans la situation où il se trouve, elle actua­lise l'objet reproduit. Ces deux processus aboutissent à un puissant ébranlement de la chose transmise, ébranlement de la tradition qui est la contrepartie de la crise que traverse actuellement l'humanité et de son actuelle régénération. Ils sont en étroite cor­rélation avec les mouvements de masse contempo­rains. Leur agent le plus puissant est le film. Même considérée sous sa forme la plus positive, et préci­sément sous cette forme, on ne peut saisir la signifi­cation sociale du cinéma si l'on néglige son aspect destructeur, son aspect cathartique: la liquidation de la valeur traditionnelle de l'héritage culturel. Ce phénomène est particulièrement sensible dans les grands films historiques. Il intègre à son domaine des régions toujours nouvelles. Lorsque Abel Gance s'écriait avec enthousiasme en 1927: «Shakespeare, Rembrandt, Beethoven feront du cinéma. [ ... ] Toutes les légendes, toute la mythologie et tous les mythes, tous les fondateurs de religion et toutes les religions elles-mêmes [ ... ] attendent leur résurrec­tion lumineuse, et les héros se bousculent à nos

Weimar. Tous les contenus traditionnels dont on peut se souvenir au pied de la rampe, n'ont plus aucune valeur devant l'écran: le fait, par exemple, que Méphisto renvoie à Merck, l'ami de jeunesse de Goethe.

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portes pour entrer 1 )), il nous conviait sans s'en dou­ter à cette vaste liquidation.

III

Sur de longue~ périodes de l'histoire, avec tout le mode d'existence des communautés humaines, on voit également se transformer leur façon de percevoir. La manière dont opère la perception - le médium dans lequel elle s'effectue - ne dépend pas seule­ment de la nature humaine, mais aussi de l'histoire. À l'époque des grandes Invasions, dans l'industrie artistique du Bas-Empire2 et chez les auteurs de la Genèse de Vienne 3, on ne trouve pas seulement un art différent de celui des Anciens, mais une autre manière de percevoir. Les savants de l'école vien­noise, Riegl et Wickhoff, en s'opposant à tout le poids de la tradition classique qui avait mis cet art aux oubliettes, ont eu les premiers l'idée d'en tirer des conclusions quant au mode de perception propre au temps où il était en honneur. Quelle que fût la portée de leur découverte, elle se trouva réduite parce que ces chercheurs se contentèrent de mettre en lumière les caractéristiques formelles propres à la perception du Bas-Empire. Ils ne tentè­rent pas -l'espoir leur était peut-être même inter-

1. Abel Gance, «Le temps de l'image est venu», L'Art cinémato­graphique Il, Paris, F. Alcan, 1927, p. 94-96.

2. N.d.T.: Allusion au titre d'un des principaux ouvrages d.:Aloïs Riegl (1858-1905), Die spiitromische Kunstindustrie, Vienne, Oster­reichische Staatsdruckerei, 1901, 1927 et 1964. (RR)

3. N. d. T.: Allusion au titre de l'ouvrage de Franz Wickhoff (et Wilhelm Ritter von Hartel), Die Wiener Genesis, Vienne, F. Tempsky, 1895. (RR)

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dit - de montrer les transformations sociales révé­lées par ces changements de la perception. Nous sommes mieux placés qu'eux aujourd'hui pour le comprendre. Et, s'il est vrai que les changements auxquels nous assistons au niveau de la percep­tion peuvent s'entendre comme un déclin de 1 'aura, nous sommes en mesure d'en indiquer les causes sociales.

C'est aux objets historiques que nous appliquions plus haut cette notion d'aura, mais, pour mieux l'éclairer, il faut envisager l'aura d'un objet naturel. On pourrait la définir comme l'unique apparition d'un lointain, si proche soit-il. Suivre du regard, un après-midi d'été, la ligne d'une chaîne de montagne à l'horizon ou une branche qui jette son ombre sur lui, c'est, pour l'homme qui repose, respirer l'aura de ces montagnes ou de cette branche. Cette des­cription permet d'apercevoir aisément les condi­tionnements sociaux auxquels est dû le déclin actuel de l'aura. Il tient à deux circonstances, liées l'une et l'autre à l'importance croissante des masses dans la vie actuelle. Car rendre les choses spatialement et humainement «plus proches» de soi, c'est chez les masses d'aujourd'hui 1 un désir tout aussi passionné que leur tendance à déposséder tout phénomène de son unicité au moyen d'une réception de sa reproduc­tion. De jour en jour le besoin s'impose de façon plus impérieuse de posséder l'objet d'aussi près que possible, dans l'image ou, plutôt, dans son reflet,

1. Que les choses deviennent «humainement plus proches» des masses, cela peut signifier qu'on ne tient plus compte de leur fonc­tion sociale. Rien ne garantit qu'un portraitiste contemporain, quand il représente un célèbre chirurgien prenant son petit déjeu­ner entouré de sa famille, saisisse plus exactement sa fonction sociale qu'un peintre du seizième siècle [sic] qui, comme le Rem­brandt de la Leçon d'anatomie, présentait au public de son temps une haute image de ses médecins.

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dans sa reproduction. Et il est incontestable que, telles que la fournissent le journal illustré et les actualités filmées, la reproduction se distingue de l'image. En celle-ci unicité et durée sont aussi étroi­tement liées que le sont en celle-là fugacité et pos­sible répétition. Sortir de son halo l'objet, détruire son aura, c'est la marque d'une perception dont le «sens de l'identique dans le monde 1 » s'est aiguisé au point que, moyennant la reproduction, elle par­vient à standardiser l'unique 2 • Ainsi se manifeste, dans le domaine de l'intuition3, quelque chose d'ana­logue à ce qu'on observe dans le domaine théorique avec l'importance croissante de la statistique. L'ali­gnement de la réalité sur les masses et des masses sur la réalité est un processus d'immense portée, tant pour la pensée que pour l'intuition.

IV

L'unicité de l'œuvre d'art et son intégration à la tradition ne sont qu'une seule et même chose. Mais cette tradition elle-même est une réalité vivante, extrêmement changeante. Une statue antique de Vénus, par exemple, appartenait à une autre tradi­tion chez les Grecs, qui en faisaient l'objet d'un culte, et chez les clercs du Moyen Âge, qui y voyaient une malfaisante idole. Mais les uns et les autres

1. N. d. T.: Voir Johannes Vilhelm Jensen (écrivain danois, 1873-1950), Exotische Novel/en, Berlin, S. Fischer, 1909. (RR)

2. N. d. T.: Passage emprunté presque littéralement à la «Petite histoire de la photographie),, voir t. Il, p. 311. (MdG)

3. N.d.T.: Ici, comme dans la dernière phrase de cet alinéa, la traduction française de 1936 donne pour Anschauung (intuition) : «réceptivité». (RR)

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avaient pareillement devant eux l'unicité de cette statue, autrement dit son aura. Le mode d'intégra­tion primitif de l'œuvre d'art à la tradition trouvait son expression dans le culte. On sait que les plus anciennes œuvres d'art naquirent au service d'un rituel, magique d'abord, puis religieux. Or, c'est un fait de la plus haute importance que ce mode d' exis­tence de l'œuvre d'art, lié à l'aura, ne se dissocie jamais absolument de sa fonction rituelle 1• En d'autres termes, la valeur unique de l'œuvre d'art «authentique» se fonde sur ce rituel qui fut sa valeur d'usage originelle et première. Aussi indirect qu'il puisse être, ce fondement est encore reconnaissable, comme un rituel sécularisé, jusque dans les formes les plus profanes du culte de la beauté 2• Au moment du premier ébranlement grave qui l'affecte, le culte profane de la beauté, né à la Renaissance et resté en vigueur durant trois siècles, révèle ce fondement.

1. Définir l'aura comme «l'unique apparition d'un lointain, si proche soit-il», c'est exprimer la valeur cultuelle de l'œuvre d'art en termes de perception spatio-temporelle. Lointain s'oppose à proche. Ce qui est essentiellement lointain est inapprochable. En effet, le caractère inapprochable est l'une des principales caracté­ristiques de l'image servant au culte. Celle-ci demeure par sa nature un «lointain, si proche soit-il». La proximité que l'on peut atteindre par rapport à sa réalité matérielle ne porte aucun préju­dice au caractère lointain qu'elle conserve une fois apparue.

2. À mesure que se sécularise la valeur cultuelle de l'image, l'idée du substrat de son unicité devient plus diffuse. De plus en plus, à l'unicité de ce qui apparaît dans l'image cultuelle, le spec­tateur tend à substituer l'unicité empirique du créateur ou de son activité créatrice. Sans doute la substitution n'estjamais intégrale; la notion d'authenticité ne cesse jamais de renvoyer à quelque chose de plus qu'une simple garantie d'origine (l'exemple le plus significatif étant ici celui du collectionneur qui ressemble toujours un peu à un adorateur de fétiches et qui, par la possession même de l'œuvre d'art, participe à son pouvoir cultuel). Malgré tout, le rôle que joue le concept d'authenticité dans l'étude de l'art est sans ambiguïté: avec la sécularisation de l'art, l'authenticité devient le substitut de la valeur cultuelle.

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Quand apparaît le premier mode de reproduction vraiment révolutionnaire la photographie (contemporaine elle-même des débuts du socia­lisme)-, l'art sent venir la crise que personne, cent ans plus tard, ne peut plus nier, et il y réagit par la doctrine de« l'art pour l'art», qui n'est autre qu'une théologie de l'art. C'est d'elle qu'est né ce qu'il faut appeler une théologie négative sous la forme de l'idée d'un art «pur», qui refuse non seulement toute fonction sociale, mais encore toute évocation d'un sujet concret. (En littérature Mallarmé fut le premier à occuper cette position.)

Pour étudier l'œuvre d'art à l'ère de sa repro­ductibilité technique, il faut tenir compte de ces contextes. Car ils mettent en lumière le fait qui est ici décisif: pour la première fois dans l'histoire uni­verselle, l'œuvre d'art s'émancipe de l'existence parasitaire qui lui était impartie dans le cadre du rituel. De plus en plus, l'œuvre d'art reproduite devient reproduction d'une œuvre d'art conçue pour être reproductible 1• De la plaque photogra-

1. À la différence de ce qui se passe en littérature ou en pein­ture, la reproductibilité technique des films n'est pas une condition extérieure de leur diffusion massive. La reproductibilité technique des films est inhérente à la technique même de leur production. Celle-ci ne permet pas seulement, de la façon la plus immédiate, la diffusion massive des fllms, elle l'exige. Car les frais de production sont si élevés que, si l'individu peut encore, par exemple, se payer un tableau, il est exclu qu'il achète un film. Des calculs ont montré qu'en 1927 l'amortissement d'un grand film exigeait qu'il fût vu par· neuf millions de spectateurs. Au début, il est vrai, l'invention du parlant a constitué une régression; son public a été limité par les frontières linguistiques, à l'époque même où le fascisme insis­tait sur les intérêts nationaux. Cette régression, vite atténuée par l'usage de la post-synchronisation, doit moins nous retenir que le rapport avec le fascisme. Les deux phénomènes sont simultanés parce qu'ils sont liés à la crise économique. Les mêmes perturba­tions qui, à l'échelle générale, ont conduit à chercher les moyens de sauvegarder les rapports de propriété par la force, ont amené le

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282 Œuvres

phique, par exemple, on peut tirer un grand nombre d'épreuves; il serait absurde de demander laquelle est authentique. Mais, dès lors que le critère d'au­thenticité n'est plus applicable à la production artis­tique, toute la fonction de l'art se trouve bouleversée. Au lieu de reposer sur le rituel, elle se fonde désor­mais sur une autre pratique: la politique.

v

La réception des œuvres d'art est diversement accentuée et s'effectue notamment selon deux pôles. L'un de ces accents porte sur la valeur cultuelle de l'œuvre, l'autre sur sa valeur d'exposition 1 2• La

capital investi dans le cinéma. menacé par la crise, à hâter la mise au point du parlant. Celui-ci produisit un soulagement passager, non seulement en mobilisant de nouveau les masses pour la fré­quentation des cinémas, mais encore en liant aux capitaux de cette industrie de nouveaux capitaux venus de l'industrie électrique. Ainsi, vu du dehors, le parlant a favorisé les intérêts nationaux, mais, vu de l'intérieur, il a contribué à internationaliser la produc­tion des films.

1. L'esthétique idéaliste ne peut faire droit à cette polarité, car son concept de beauté ne l'admet par principe qu'indivisée (et l'ex­clut donc comme divisée}. Hegel pourtant a entrevu le problème, autant que le lui permettait son idéalisme. Il écrit, dans ses Leçons sur la philosophie de l'histoire: «On avait déjà de longue date des images. La piété les exigeait depuis longtemps comme objets de dévotion, mais elle n'avait aucun besoin d'images belles, qui la gênaient même. L'image belle contient aussi un élément extérieur, mais c'est en tant qu'elle est belle que son esprit parle aux hommes; or, dans la dévotion, il faut essentiellement qu'il y ait un rapport à une chose, car, par elle-même, elle n'est qu'engourdisse­ment de l'âme [ ... ]. Le bel art [ ... ] est né dans l'Église même [ ... ] encore que l'art soit déjà sorti du principe de l'art.» Georg Wil­helm Friedrich Hegel, Werlce, t. IX, Vorlesungen über die Philoso­phie derGeschichte, éd. parE. Gans, Berlin, 1837, p. 414 [N.d.T.: voir Leçons sur la philosophie de l'histoire, trad. J. Gibelin, Paris,

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production artistique commence par des images qui servent au culte. On peut supposer que l'existence même de ces images a plus d'importance que le fait qu'elles sont vues. L'élan que l'homme figure sur les parois d'une grotte, à l'âge de pierre, est un instru­ment magique. Cette image est certes exposée aux regards de ses semblables, mais elle est destinée avant tout aux esprits. Aujourd'hui, la. valeur cul­tuelle en tant que telle semble presque exiger que l'œuvre d'art soit gardée au secret: certaines sta-

Vrin, 1979, p. 313- traduction basée sur l'édition des leçons de Hegel par K. Hegel (1848), puis par H. Glockner (1928) (RR}]. Un passage du Cours d'esthétique indique également que Hegel pres sentait l'existence d'un problème: «nous n'en sommes plus, écrit· il, à pouvoir vénérer religieusement les œuvres d'art et à leur vouer un culte; l'impression qu'elles produisent est à présent plus tem pérée, plus rassise, et ce qui s'éveille en nous par leur intermé­diaire nécessite encore une plus haute pierre de touche» (Hegel, Werke, t. X, Vorlesungen über die Asthetik, éd. par H. G. Hotho, vol. 1, Berlin, 1835, p. 14 [N. d. T.: voir Hegel, Cours d'esthétique, trad J.-P. Lefebvre et V. von Schenk. Paris, Aubier, 1995, t. 1, p. 17. (RR)]).

2. Le passage du premier mode de réception de l'art au second conditionne en général tout le processus historique de l'accueil fait aux œuvres d'art. On peut néanmoins observer en principe, pour chaque œuvre particulière, une oscillation entre ces deux modes opposés. Ainsi dans le cas de la Vierge de la chapelle Sixtine. Depuis l'étude de Hubert Grimme, on, sait que ce tableau fut peint à l'origine pour des fins d'exposition. A l'origine des recherches de Grimme, il y avait une question sur la fonction du linteau de bois qui sert d'appui, au premier plan du tableau, à deux putti. Il s'était demandé ensuite ce qui avait bien pu conduire un peintre comme Raphaël à équiper le Ciel de deux tentures. Son enquête lui mon­tra que cette Vierge avait été commandée pour la mise en bière solennelle du pape Sixte. Cette cérémonie se déroula dans une cha­pelle latérale de Saint-Pierre. Le tableau de Raphaël fut installé sur le cercueil, au fond de cette chapelle qui formait une sorte de niche. Raphaël a représenté la Vierge sortant pour ainsi dire de cette niche, délimitée par les tentures vertes, pour s'avancer, sur les nuages, vers le cercueil pontifical. Destiné aux funérailles du Pape, le tableau de Raphaël avait avant tout une valeur d'expo­sition. Un peu plus tard on l'accrocha au-dessus du maître-autel de

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tues de dieux ne sont accessibles qu'au prêtre dans la cella, et certaines Vierges restent couvertes presque toute l'année, certaines sculptures de cathé­dral~s gothiques sont invisibles si on les regarde du sol. A mesure que les différentes pratiques artistiques s'émancipent du rituel, les occasions deviennent plus nombreuses de les exposer. Un buste peut être envoyé ici ou là; il est plus exposable par conséquent qu'une statue de dieu, qui a sa place assignée à l'intérieur d'un temple. Le tableau est plus exposable que la mosaïque ou la fresque qui l'ont précédé. Et s'il se peut qu'en principe une messe fût aussi exposable qu'une symphonie, la symphonie cependant est apparue en un temps où l'on pouvait prévoir qu'elle deviendrait plus exposable que la messe.

Les diverses méthodes de reproduction technique de l'œuvre d'art l'ont rendue exposable à un tel pmnt que, par un phénomène analogue à celui qui s'était produit à l'âge préhistorique, le déplacement quantitatif intervenu entre les deux pôles de l'œuvre d'art s'est traduit par un changement qualitatif, qui affecte sa nature même. De même, en effet, qu'à l'âge préhistorique la prépondérance absolue de la valeur cultuelle avait fait avant tout un instrument magique de cette œuvre d'art, dont on n'admit que plus tard, en quelque sorte, le caractère artistique, de même aujourd'hui la prépondérance absolue de sa valeur d'exposition lui assigne des fonctions tout à fait neuves, parmi lesquelles il se pourrait bien

l'église des moines noirs à Piacenza. La raison de cet exil tient au rituel romain qui interdit d'honorer sur un maitre-autel des images qui ont été exposées au cours de funérailles. Cette prescription enlevait une partie de sa valeur marchande à l'œuvre de Raphaël. Pour la vendre cependant à son prix, la Curie décida de tolérer tacitement l'exposition du tableau sur un maître-autel. Comme on ne désirait pas ébruiter la chose, on envoya le tableau chez des Frères, dans une ville de province éloignée.

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1 œuvre d'art (dernière version) 285

que celle dont nous avons conscience - la fonction artistique - apparaisse par la suite comme acces­soire 1• Il est sûr que, dès à présent, la photographie, puis le cinéma fournissent les éléments les plus pro­bants à une telle analyse.

VI

Dans la photographie la valeur d'exposition com­mence à repousser la valeur cultuelle sur toute la ligne. Cette dernière pourtant ne cède pas sans résistance. Son ultime retranchement est le visage humain. Ce n'est en rien un hasard si le portrait a joué un rôle central aux premiers temps de la pho­tographie. Dans le culte du souvenir dédié aux êtres chers, éloignés ou disparus, la valeur cultuelle de l'image trouve son dernier refuge. Dans l'expression fugitive d'un visage d'homme, sur les anciennes photographies, l'aura nous fait signe, une dernière fois. C'est ce qui fait leur incomparable beauté, pleine de mélancolie. Mais dès que l'homme est absent de la photographie, pour la première fois la

1. À un autre niveau, Brecht présente des considérations ana­logues: «Dès que l'œuvre d'art devient marchandise, on ne peut plus lui appliquer la notion d'œuvre d'art; aussi devons-nous alors, avec prudence et précaution, mais sans crainte, renoncer à la notion d'œuvre d'art, si nous voulons conserver sa fonction à la chose même que nous entendons désigner. Car c'est une phase qu'elle doit traverser, et cela sans arrière-pensée; ce détour n'est pas gratuit, il aboutit à une transformation fondamentale de l'objet et efface à tel point son passé que, si l'ancienne notion retrouvait son usage- et pourquoi ne le retrouverait-elle pas? -, elle n' évo­quera plus aucun des souvenirs liés à son ancienne signification•• (Bertolt Brecht, «Der DreigroschenprozeB "• Versuche 8-10, fasc. 3, Berlin, Kiepenheuer, 1931, p. 301 sq.).

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valeur d'exposition l'emporte décidément sur la valeur cultuelle. L'exceptionnelle importance des clichés d'Atget, qui a fixé les rues désertes de Paris autour de 1900, tient justement à ce qu'il a situé ce processus en son lieu prédestiné. On a dit à juste titre qu'il avait photographié ces rues comme on photographie le lieu d'un crime. Le lieu du crime est lui aussi désert. Le cliché qu'on en prend a pour but de relever des indices. Chez Atget les photogra­phies commencent à devenir des pièces à conviction pour le procès de l'histoire. C'est en cela que réside leur secrète signification politique. Elles en appel­lent déjà à un regard déterminé. Elles ne se prêtent plus à une contemplation détachée. Elles inquiètent celui qui les regarde ; pour les saisir, le spectateur devine qu'il lui faut chercher un chemin d'accès. Dans le même temps, ·les magazines illustrés com­mencent à orienter son regard. Dans le bon sens ou dans le mauvais, peu importe. Avec ce genre de photos, la légende est devenue pour la première fois indispensable. Et il est clair qu'elle a un tout autre caractère que le titre d'un tableau. Les directives que les légendes donnent à celui qui regarde les images d'un magazine illustré vont se faire plus pré­cises encore et plus impérieuses avec le film, où la perception de chaque image est déterminée par la succession de toutes celles qui la précèdent.

VII

La querelle qui s'est développée, au cours du x1xe siècle, entre peinture et photographie, quant à la valeur artistique de leurs productions respectives, nous paraît aujourd'hui abstruse et confuse. Mais,

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loin d'en contester l'importance, cette circonstance pourrait au contraire la souligner. Cette querelle traduisait en effet un bouleversement historique de portée universelle, et ni l'une ni l'autre des deux parties en lice n'en mesurait toute la signification. Une fois que l'art avait été affranchi de ses bases cultuelles par la reproductibilité technique, il per­dait à jamais tout semblant d'autonomie. Mais le siècle qui assistait à cette évolution fut inca­pable d'apercevoir le changement fonctionnel qu'elle entraînait pour l'art. Cette conséquence échappa même longtemps au xxe siècle, qui vit naître et se développer le cinéma.

On s'était dépensé en vaines subtilités pour déci­der si la photographie était ou non un art, mais on ne s'était pas demandé d'abord si cette invention même ne transformait pas le caractère général de l'art; or, les théoriciens du cinéma devaient formu­ler leurs questions avec la même précipitation. Mais les problèmes que la photographie avait posés à l'esthétique traditionnelle n'étaient que jeux d'en­fant au regard de ceux qu'allait soulever le film. D'où cette violence aveugle qui caractérise les pre­mières théories du cinéma. Abel Gance, par exemple, compare le film à l'écriture hiérogly­phique: «Nous voilà, écrit-il, par un prodigieux retour en arrière, revenus sur le plan d'expression des Égyptiens. [ ... ] Le langage des images n'est pas encore au point parce que nos yeux ne sont pas encore faits pour elles. Il n'y a pas encore assez de respect, de culte, pour ce qu'elles expriment 1• » Séverin-Mars écrit: «Quel art eut un rêve [ ... ] plus poétique à la fois et plus réel. Considéré ainsi, le cinématographe deviendrait un moyen d' expres­sion tout à fait exceptionnel, et dans son atmo-

1. Abel Gance, loc. cit., p. 100 sq.

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sphère ne devraient se mouvoir que des person­nages de la pensée la plus supérieure aux moments les plus parfaits et les plus mystérieux de leur course 1• » Alexandre Arnoux, de son côté, au terme d'une fantaisie sur le cinéma muet, ne craint pas de conclure : «En somme, tous les termes hasar­deux que nous venons d'employer ne définissent-ils pas la prière 2 ? » Il est très instructif de constater que le désir de conférer au cinéma la dignité d'un «art» contraint ces théoriciens à y introduire, par leurs interprétations, avec une témérité sans égale, des éléments de caractère cultuel. Et pourtant, à l'époque même où ils publiaient leurs spéculations, on pouvait déjà voir sur les écrans des œuvres comme L'Opinion publique et La Ruée vers l'or. Ce qui n'empêchait ni Abel Gance de hasarder la com­paraison avec les hiéroglyphes, ni Séverin-Mars de parler du cinéma sur le ton qui convient aux peintures de Fra Angelico. Il est caractéristique qu'aujourd'hui encore des auteurs particulièrement réactionnaires tentent d'interpréter le cinéma dans une perspective du même genre et qu'ils continuent à lui attribuer, sinon une valeur sacrée, du moins un sens surnaturel. À propos de l'adaptation ciné­matographique du Songe d'une nuit d'été par Max Reinhardt, Franz Werfel affirme que seule, à n'en pas douter, la stérile copie du monde extérieur, avec ses rues, ses intérieurs, ses gares, ses restaurants, ses autos et ses plages, a jusqu'ici empêché le cinéma d'accéder au royaume de l'art: «Le film n'a pas encore saisi son véritable sens, ses réelles possibilités. [ ... ] Elles consistent dans le pouvoir qu'il possède en propre d'exprimer par des moyens

1. Séverin-Mars, cité par Abel Gance, loc. cit., p. 100. 2. Alexandre Arnoux, Cinéma, Paris, [Éd. G. Crès & Ciel,] 1929,

p.28.

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naturels, et avec une incomparable force de per­suasion, le féerique, le merveilleux, le surnaturel 1• »

VIII

C'est l'acteur de théâtre en personne qui présente au public sa performance artistique à l'état défini­tif; celle de l'acteur de cinéma réclame la médiation de tout un appareillage. Il en résulte deux consé­quences. Les appareils grâce auxquels la perfor­mance de l'acteur parvient au public ne sont pas tenus de la respecter intégralement. Sous la direc­tion de l'opérateur, ils prennent constamment posi­tion vis-à-vis de cette performance. Ces prises de position successives que le monteur rassemble à partir du matériau remis entre ces mains, compo­seront le montage définitif du film. Il contient un certain nombre de mouvements qui doivent être reconnus comme des mouvements de caméra, sans parler des prises spéciales du type des gros plans. La performance de l'acteur se trouve ainsi soumise à une série de tests optiques. Telle est la première des conséquences qu'entraîne la médiation de la performance de l'acteur par les appareils. L'autre tient à ce que l'interprète du film, ne présentant pas lui-même sa performance au public, n'a pas, comme l'acteur de théâtre, la possibilité d'adapter son jeu, en cours de représentation, aux réactions des spectateurs. Le public se trouve, ainsi, dans la situation d'un expert dont le jugement n'est troublé

1. Franz Werfel, « Ein Sommernachtstraum. Ein Film von Sh<~­kespeare und Reinhardt)), Neues Wiener Journal, cité par Lu, lt-15 novembre 1935.

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par aucun contact personnel avec l'interprète. Il n'a de relation empathique avec lui qu'en ayant une relation de ce type avec l'appareil. Il en adopte donc l'attitude: il fait passer un test 1• Ce n'est pas là une attitude à laquelle on puisse soumettre des valeurs cultuelles.

IX

Ce qui importe pour le film, c'est bien moins que l'interprète présente au public un autre personnage que lui-même; c'est plutôt qu'il se présente lui­même à l'appareil. Pirandello fut l'un des premiers à sentir cette modification qu'impose à l'interprète l'épreuve du test. Le fait qu'elles se limitent à souli­gner l'aspect négatif de la chose n'enlève guère de leur valeur aux remarques qu'on peut lire dans son roman On tourne. Moins encore le fait qu'il ne s'agisse là que du film muet. Car le parlant, à cet

1. «Le film [ ... ] fournit (ou pourrait fournir), jusque dans le détail, d'utiles conclusions sur les conduites humaines [ ... ]. Du caractère d'un homme on ne peut déduire rsucun de ses motifs d'action, la vie intérieure des personnages n'est jamais la cause principale, et elle est rarement le résultat le plus important de leur conduite» (Brecht, Versuche, op. cit., p. 268). En élargissant le champ soumis aux tests, le rôle des appareils par rapport à l'inter­prète est analogue à celui que jouent, pour l'individu, les condi­tions économiques qui ont augmenté de façon extraordinaire les domaines où il peut être testé. Ainsi voit-on les épreuves d'aptitude professionnelle prendre de plus en plus d'importance. Elles consis­tent en un certain nombre de découpages opérés dans les perfor­mances de l'individu. Prise de vues cinématographique, épreuve d'aptitude professionnelle, l'une et l'autre se déroulent devant un comité d'experts. Le chef opérateur, au studio, occupe exactement la même place que le directeur des tests, lors de l'examen d'apti­tude professionnelle.

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égard, n'apporte aucun changement fondamental. L'élément déterminant reste que l'on joue pour un appareil ou, dans le cas du parlant, pour deux. «Les acteurs de cinéma, écrit Pirandello, se sentent comme en exil. En exil non seulement de la scène, mais encore d'eux-mêmes. Ils remarquent confusé­ment, avec une sensation de dépit, d'indéfinissable vide et même de faillite, que leur corps est presque subtilisé, supprimé, privé de sa réalité, de sa vie, de sa voix, du bruit qu'il produit en se remuant, pour devenir une image muette qui tremble un instant sur l'écran et disparaît en silence [ ... ]. La petite machine jouera devant le public avec leurs ombres, et eux, ils doivent se contenter de jouer devant elle 1• » La même situation peut encore être caracté­risée ainsi: pour la première fois - et c'est là l'œuvre du cinéma -l'homme doit agir, avec toute sa personne vivante assurément, mais en renonçant à son aura. Car l'aura est liée à son hic et nunc. Il n'en existe aucune reproduction. Sur la scène, l'aura de Macbeth est inséparable, aux yeux du public vivant, de l'aura de l'acteur qui joue ce rôle. Or, la prise de vue en studio a ceci de particulier qu'elle substitue l'appareil au public. L'aura des interprètes ne peut alors que disparaître - et, avec elle, celle des personnages qu'ils représentent.

Il n'est pas étonnant que ce soit précisément un dramaturge comme Pirandello qui, dans son ana­lyse du cinéma, touche sans le vouloir le fond même de la crise actuelle du théâtre. Rien, en effet, ne s'oppose plus radicalement à l'œuvre d'art entière­ment envahie par la reproduction technique, voire, comme dans le film, née de cette reproduction, que

1. Luigi Pirandello, On tourne, cité par Léon Pierre-Quint, «Signification du cinéma», L'Art cinématographique, II, Paris. F. Alcan, 1927, p. 14 sq.

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le théâtre. Toute étude approfondie du problème le confirme. Depuis longtemps, les bons connaisseurs admettent que, comme l'écrivait Arnheim en 1932, au cinéma c'est «presque toujours en "jouant" le moins qu'on obtient le plus d'effet. [ ... ] Le dernier progrès du film consiste à réduire l'acteur à un accessoire, qu'on choisit caractéristique [ ... ] et qu'on situe à la bonne place 1 »,À cette circonstance une autre est liée de la façon la plus étroite. L'acteur de théâtre entre dans la peau de son personnage,

1. Rudolf Amheim, Der Film als Kunst [Le Cinéma est un art], Berlin, [Ernst Rowohlt Verlag,] 1932, p. 176 sq. Dans cette pers­pective, telles particularités apparemment secondaires qui distin­guent la mise en scène cinématographique de la pratique scénique, deviennent plus intéressantes, entre autres la tentative de certains réalisateurs, comme Dreyer dans sa Jeanne d'Arc, pour supprimer le maquillage des acteurs. Dreyer a mis des mois pour rassembler les quarante interprètes qui devaient représenter les juges au pro­cès d'inquisition. La quête de ces interprètes ressemblait à la recherche d'accessoires difficiles à se procurer. Dreyer fit les plus grands efforts pour éviter qu'il y eût entre ces interprètes la moindre ressemblance d'âge, de stature, de physionomie. (Voir Maurice Schultz, «Le maquillage "• L'Art cinématographique, VI, Paris, 1929, p. 65 sq.) Lorsque l'acteur devient un accessoire, il n'est pas rare qu'en revanche les accessoires jouent le rôle d'ac­teurs. Il n'est pas inhabituel en tout cas que le film ait à leur confier un rôle. Au lieu d'invoquer des exemples quelconques parmi une infinité de ceux qui se présentent, tenons-nous-en à un seul, particulièrement démonstratif. La présence sur scène d'une horloge en état de marche sera toujours gênante. Il n'y a pas de place au théâtre pour son rôle, qui est de mesurer le temps. Même dans une pièce réaliste, le temps astronomique serait en discor­dance avec le temps scénique. Dans ces conditions il est hautement significatif que le film puisse, à l'occasion, utiliser sans problème une horloge pour mesurer le temps vrai. C'est là un des traits qui indiquent le mieux que, dans une circonstance déterminée, chaque accessoire peut jouer un rôle décisif. Nous sommes ici tout près de l'observation de Poudovkine selon laquelle «le jeu de l'acteur lié à un objet et construit sur lui [ ... ] constitue toujours un des plus puis­sants ressorts dont dispose le cinéma" (W. Poudovkine, « Filmregie und Filmmanuskript», in Bücher der Praxis, t. V, Berlin, [Verlag der Lichtbildbühne,] 1928, p. 126). Le film est donc le premier

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chose qui est très fréquemment interdite à l'acteur de cinéma. Son rôle, qu'il ne joue pas de façon suivie, est recomposé à partir d'une série de performances discontinues. Indépendamment des circonstances accidentelles -location du studio, disponibilité des acteurs qui doivent jouer ensemble, confection des décors, etc. - les nécessités élémentaires de la machinerie dissocient d'elles~mêmes le jeu de l'in~ terprète en une série d'épisodes, dont ~1 faut ensuite opérer le montage. Nous pensons surtout à l'éclai­rage, dont la mise en place oblige le réalisateur, pour représenter une action qui se déroulera sur l'écran de façon continue et rapide, à morceler les prises de vue qui peuvent parfois être séparées par des intervalles de plusieurs heures. Sans parler de trucages plus manifestes. Ainsi, lorsqu'un acteur doit sauter par une fenêtre, il se peut qu'on le fasse sauter d'un échafaudage en studio, alors que la fuite qui succède à ce saut ne sera tournée peut-être, en extérieur, que plusieurs semaines plus tard. On trouverait facilement des exemples encore plus paradoxaux. Il peut arriver que l'on demande à un interprète de tressaillir après avoir entendu frapper à la porte. Or, ce sursaut a pu ne pas correspondre aux vœux du réalisateur. Il peut alors profiter de la présence occasionnelle de l'acteur sur le plateau pour, sans le prévenir, faire tirer un coup de feu dans son dos. On peut filmer son mouvement de frayeur et le monter à la place prévue. Rien ne montre mieux que l'art a quitté le domaine de la «belle apparence» qui a passé si longtemps pour le srul où il pût prospérer.

moyen artistique qui soit en mesure de montrer les tours que la matière joue à l'homme. À ce titre il peut servir très efficacement à une représentation matérialiste.

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294 Œuvres

x

Le sentiment d'étrangeté, que, selon Pirandello, l'acteur éprouve devant l'appareil, est de même nature que le sentiment d'étrangeté que l'homme éprouve devant sa propre image dans le miroir. Or, cette image est devenue détachable, transportable. Et où la transporte-t-on? Devant le public 1• C'est là un fait dont l'acteur de cinéma reste toujours conscient. Devant l'appareil enregistreur, l'interprète sait qu'en dernier ressort c'est au public qu'il a affaire: au public des acheteurs qui forment le mar­ché. Ce marché, sur lequel il ne se vend pas seule­ment avec sa force de travail, mais en chair et en os et en se faisant sonder les reins et le cœur, au moment où il accomplit la tâche qui lui est destinée, il ne peut pas plus se le représenter que ne peut le

1. Ce changement du mode d'exposition provoqué par la tech­nique de la reproduction s'observe aussi dans le domaine politique. La crise actuelle des démocraties bourgeoises implique une crise des conditions d'exposition des gouvernants. Les démocraties les exposent en personne, devant les députés. Le Parlement est leur public! Avec le progrès des appareils d'enregistrement, qui permet de faire entendre le discours de l'orateur à un nombre indéfini d'auditeurs, au moment même où il parle, et, un peu plus tard, de diffuser son image devant un nombre indéfini de spectateurs, l'ex­position de l'homme politique devant cet appareil d'enregistre­ment passe au premier plan. Cette nouvelle technique vide les parlements en même temps que les théâtres. Radio et cinéma ne modifient pas seulement la fonction de l'acteur professionnel, mais de la même façon la fonction de celui qui, comme le font les gou­vernants, se présente devant eux en personne. Compte tenu de la différence de leurs tâches spécifiques, l'acteur de cinéma et le gou­vernant subissent à cet égard des transformations parallèles. Il s'agit de pouvoir contrôler, voire assumer certaines performances dans des conditions sociales déterminées. D'où une nouvelle sélec­tion, une sélection devant l'appareil, de laquelle la vedette et le dic­tateur sortent vainqueurs.

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faire un quelconque produit fabriqué en usine. C'est là sans doute une des causes de cette oppression qui le saisit devant l'appareil, de cette forme nouvelle d'angoisse que signalait Pirandello. À mesure qu'il restreint le rôle de l'aura, le cinéma construit artifi­ciellement, hors du studio, la «personnalité 1 » de l'acteur. Le culte de la vedette, que favorise le capi­talisme des producteurs de films, conserve cette magie de la personnalité qui, depuis longtemps déjà, se réduit au charme faisandé de son caractère mercantile. Aussi longtemps que le capitalisme mènera le jeu du cinéma, le seul service qu'on doive attendre du cinéma en faveur de la Révolution est qu'il permette une critique révolutionnaire des conceptions traditionnelles de l'art. Nous ne contes­tons pas pour autant que, dans certains cas particu­liers, il puisse aller plus loin encore et favoriser une critique révolutionnaire des rapports sociaux, voire des rapports de propriété. Ce n'est là pourtant ni l'objet principal de notre étude ni l'apport essentiel de la production cinématographique en Europe occidentale.

C'est un fait lié à la technique du cinéma comme à celle du sport que tous les spectateurs assistent en demi-experts aux performances èxhibées par l'un comme par l'autre. Pour s'en convaincre, il suffit d'avoir entendu un jour un groupe de jeunes livreurs de journaux qui, appuyés sur leurs vélos, commen­tent les résultats d'une course cycliste. Ce n'est pas sans raison que les éditeurs de journaux organisent des épreuves réservées à leurs jeunes employés. Ces courses provoquent un grand intérêt chez ceux qui y participent. Car le vainqueur a une chance de quitter la livraison des journaux pour devenir coureur pro-

l. N. d. T. : Personality: dans l'original, Benjamin utilise le terme américain. (RR)

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296 Œuvres

fessionnel. De la même façon, grâce aux actualités filmées, n'importe quel passant a sa chance de deve­nir figurant dans un film. Il se peut même qu'il figure ainsi dans une œuvre d'art- qu'on songe aux Trois Chants sur Lénine de Dziga Vertov ou au Borinage de Joris Ivens 1• Chacun aujourd'hui peut légitime­ment revendiquer d'être filmé. Pour comprendre cette revendication, il faut considérer la situation histo­rique dans laquelle se trouve aujourd'hui la litté­rature.

Pendant des siècles, un petit nombre d'écrivains se trouvaient confrontés à plusieurs milliers de lec­teurs. Cette situation a commencé à changer à la fin du siècle dernier. Avec l'extension de la presse, qui n'a cessé de mettre à la disposition du public de nouveaux organes, politiques, religieux, scien­tifiques, professionnels, locaux, on vit un nombre croissant de lecteurs passer - d'abord de façon occasionnelle - du côté des écrivains. La chose commença lorsque les journaux ouvrirent leurs colonnes à un «Courrier des lecteurs», et il n'existe guère aujourd'hui d'Européen qui, tant qu'il garde sa place dans le processus du travail, ne soit assuré en principe de pouvoir trouver, quand ille veut, une tribune pour raconter son expérience profession­nelle, pour exposer ses doléances, pour publier un reportage ou un autre texte du même genre. Entre l'auteur et le public, la différence est en voie, par conséquent, de devenir de moins en moins fonda­mentale. Elle n'est plus gue fonctionnelle et peut varier d'un cas à l'autre. A tout moment, le lecteur est prêt à devenir écrivain. Avec la spécialisation croissante du travail, chacun a dû devenir, tant bien que mal, un expert en sa matière - fût -ce une

1. N. d. T. : Film muet belge réalisé en 1933-34 par Joris Ivens et Henri Storck. (RR)

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matière de peu d'iP.lportance- et cette qualification lui permet d'accéder au statut d'auteur. En Union soviétique, le travail lui-même prend la parole. Et sa représentation verbale constitue une partie du savoir-faire requis par son exercice même. La com­pétence littéraire ne repose plus sur une formation spécialisée, mais sur une formation polytechnique, et elle devient de la sorte un bien commun 1•

Tout cela vaut sans réserves pour le cinéma, où des déplacements de perspective qui avaient exigé

1. Le caractère privilégié des techniques correspondantes se trouve ainsi ruiné. Aldous Huxley écrit: «Les progrès en technolo­gie ont conduit [ ... ] à la vulgarité [ ... ] la reproduction par procédés mécaniques et la presse rotative ont rendu possible la multiplica­tion indéfinie des écrits et des images. L'instruction universelle et les salaires relativement élevés ont créé un public énorme sachant lire et pouvant s'offrir de la lecture et de la matière picturale. Une industrie importante est née de là, afin de fournir ces données. Or, le talent artistique est un phénomène très rare; il s'ensuit[ ... ] qu'à toute époque et dans tous les pays la majeure partie de l'art a été mauvais. Mais la proportion de fatras dans la production artistique totale est plus grande maintenant qu'à aucune autre époque. [ ... ] C'est là une simple question d'arithmétique. La population de l'Eu­rope occidentale a un peu plus que doublé au cours du siècle der­nier. Mais la quantité de "matière à lire et à voir" s'est accrue, j'imagine, dans le rapport de un à vingt, au moins, et peut-être à cinquante, ou même à cent. S'il y avait n hommes de talent dans une population de x millions, il y aura vraisemblablement 2 n hommes de talent dans une population de 2 x millions. Or, voici comment on peut résumer la situation. Contre une page imprimée, de lectures ou d'images, publiée il y a un siècle, il s'en publie aujourd'hui vingt sinon cent pages. Mais, contre chaque homme de talent vivant jadis, il n'y a maintenant que deux hommes de talent. Il se peut, bien entendu, que, grâce à l'instruc­tion universelle, un grand nombre de talents en puissance, qui, jadis, eussent été mort-nés, doivent actuellement être à même de se réaliser. Admettons[ ... ] qu'il y ait à présent trois ou même quatre hommes de talent pour chacun de ceux qui existaient autrefois. Il demeure encore vrai que la consommation de "matière à lire et à voir" a considérablement dépassé la production naturelle d'écri­vains et de dessinateurs doués. Il en est de même de la "matière à entendre". La prospérité, le gramophone et la radiophonie ont

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des siècles dans le domaine littéraire, se sont accom­plis en dix ans. Car, dans la pratique cinémato­graphique - surtout en Russie - ce déplacement est parfois déjà parvenu à son terme. Une partie des interprètes des films soviétiques ne sont pas des acteurs au sens où nous entendons ce mot, mais des gens qui jouent leur propre rôle, surtout dans leur activité professionnelle. En Europe occidentale l'exploitation capitaliste de l'industrie cinématogra­phique refuse de tenir compte de la revendication légitime de l'homme d'aujourd'hui de voir son image reproduite. Dans ces conditions, l'industrie cinéma­tographique a tout intérêt à stimuler l'attention des masses par des représentations illusoires et des spé­culations équivoques.

XI

Le tournage d'un film, et surtout l'enregistrement d'un film parlant, offrent un spectacle qu'on n'au­rait jamais pu imaginer auparavant. Il n'existe en effet aucun point de vue permettant à l'observateur d'oublier tout ce qui est ici étranger au jeu des

créé un public d'auditeurs qui consomment une quantité de "matière à entendre" accrue hors de toute proportion avec l'ac­croissement de la population, et, partant, avec l'accroissement nor­mal du nombre des musiciens doués de talent. Il résulte de là que, dans tous les arts, la production de fatras est plus grande, en valeur absolue et en valeur relative, qu'elle ne l'a été autrefois; et qu'il faudra qu'elle demeure plus grande, aussi longtemps que le monde continuera à consommer les quantités actuelles et démesu­rées en "matière à lire, à voir et à entendre"» (Aldous Huxley, Croi­sière d'hiver. Voyage en Amérique Centrale, (1933), trad. Jules Castier, Paris, [Plon], 1935, p. 273-275). Il est clair que le point de vue ici exprimé n'a rien de progressiste.

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acteurs: appareils, de tournage, éclairages, équipe d'assistants, etc. (A moins que la pupille de l'obser­vateur ne se confonde avec l'objectifde la caméra.) Plus que toute autre, cette circonstance rend super­ficielle et sans importance toute analogie qu'on pourrait relever entre le tournage d'une scène en studio et son exécution au théâtre. C'est le principe même du théâtre de disposer d'un point d'où il est impossible de s'apercevoir du caractère illusoire des événements. Un tel point n'existe pas vis-à-vis de la scène d'un film qu'on tourne. La nature illu­sionniste du cinéma est une nature au second degré; elle est le fruit du montage. En d'autres termes, les appareils, sur le plateau de tournage, ont pénétré si profondément la réalité elle-même que, pour la dépouiller de ce corps étranger que consti­tuent en elle les appareils, il faut recourir à un ensemble de procédés techniques particuliers: choix de l'angle de prise de vues et montage réunissant plu­sieurs suites d'images du même type. Dépouillée de ce qu'y ajoutent les appareils, la réalité est ici la plus artificielle que l'on puisse imaginer et, au pays de la technique, le spectacle de la réalité immédiate s'est transformé en fleur bleue introuvable.

Ce caractère du cinéma, qui s'oppose si nette­ment à celui du théâtre, il est encore plus instructif de le confronter à celui de la peinture. Il faut ici nous demander quel est le rapport entre l'opérateur et le peintre. Pour répondre, qu'on nous permette de recourir à une comparaison éclairante, tirée de l'idée même d'opération telle qu'on l'emploie en chirurgie. Le chirurgien représente l'un des pôles d'un univers dont l'autre pôle est occupé par le mage. L'attitude du mage, qui guérit un malade par l'imposition des mains, diffère de celle du chirur­gien qui pratique sur lui une intervention. Le mage maintient la distance naturelle entre lui et le

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patient; plus précisément, s'il ne la diminue que très peu- par l'imposition des mains-, il l'aug­mente beaucoup - par son autorité. Le chirurgien, au contraire. la diminue considérablement - parce qu'il intervient à l'intérieur du malade, -mais il ne l'augmente que peu - grâce à la prudence avec laquelle sa main se meut parmi les organes du patient. En un mot, à la différence du mage (dont il reste quelque trace chez le médecin), le chirurgien, à l'instant décisif, renonce à s'installer en face du malade dans une relation d'homme à homme; c'est plutôt opérativement qu'il pénètre en lui.- Entre le peintre et le cameraman nous retrouvons le même rapport qu'entre le mage et le chirurgien. Le peintre observe, en peignant, une distance naturelle entre la réalité donnée et lui-même; le cameraman pénètre en profondeur dans la trame même du donné 1• Les images qu'ils obtiennent l'un et l'autre diffèrent à un point extraordinaire. Celle du peintre est globale, celle du cameraman se morcelle en un grand nombre de parties, qui se recomposent selon une loi nouvelle. Pour l'homme d'aujourd'hui l'image du réel que fournit le cinéma est incompara­blement plus significative, car, si elle atteint à cet aspect des choses qui échappe à tout appareil et que

1. Les hardiesses du cameraman sont effectivement compa­rables à celles du chirurgien. Caractérisant les tours de main dont la technique appartient spécifiquement à l'ordre du geste, Luc Durtain parle de ceux «qui, en chirurgie, accomplissent certaines manœuvres délicates. Je prendrai pour exemple celles de l'oto­rhino-laryngologie [ ... ] : le travail «en perspective» de la chirurgie endonasale; les acrobaties, inversées par le miroir, de la chirur­gie du larynx; la minutie, la bijouterie de la chirurgie de l'oreille. Mais, de l'opération de la cataracte, cette délicate discussion de l'acier avec des tissus presque fluides, jusqu'à la puissante lapa­rotomie, quelle gamme de subtilités musculaires est requise de l'homme qui veut refaire ou sauver le corps humain! >> (Luc Dur­tain, «La technique et l'homme», Vendredi 13 mars 1936, ro 19, p. 9}.

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l'homme est en droit d'attendre de l'œuvre d'art, elle n'y réussit justement que parce qu'elle use d'appareils pour pénétrer, de la façon la plus intensive, au cœur même de ce réel.

XII

La possibilité technique de reproduire l'œuvre d'art modifie l'attitude de la masse à l'égard de l'art. Très rétrograde vis-à-vis, par exemple, d'un Picasso, elle adopte une attitude progressiste à l'égard, par exemple, d'un Chaplin. Le caractère d'un comportement pro­gressiste tient ici à ce que les plaisirs du spectacle et de l'expérience s'associent, de façon directe et intime, à l'attitude de l'expert. Une telle association est un indice dont l'importance sociale ne saurait être sous-estimée. À mesure que diminue la signifi­cation sociale d'un art, on assiste en effet dans le public à un divorce croissant entre l'esprit cri­tique et la conduite de jouissance, chose manifeste notamment à propos de la peinture. On jouit, sans le critiquer, de ce qui est conventionnel; ce qui est véritablement nouveau, on le critique avec aversion. Au cinéma le public ne sépare pas la critique de la jouissance. L'élément décisif est ici que, plus que nulle part ailleurs, les réactions individuelles, dont l'ensemble constitue la réaction massive du public, prennent en compte, dès le départ, leur transfor­mation imminente en un phénomène de masse et que, au moment même où elles se manifestent, ces réactions se contrôlent mutuellement. Ici encore, la comparaison avec la peinture est instructive. Les tableaux n'ont jamais prétendu à être contemplés que par un seul spectateur ou par un petit nombre.

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Le fait qu'à partir du x1xe siècle un public important les regarde simultanément est un premier symptôme de la crise de la peinture, qui n'a pas été seulement provoquée par l'invention de la photographie, mais, d'une manière relativement indépendante de cette découverte, par la prétention de l'œuvre d'art à s'adresser aux masses.

Or, justement, la peinture n'est pas en mesure de fournir matière à une réception collective simul­tanée, comme ce fut le cas, depuis toujours, pour l'architecture, et, pendant un certain temps, pour la poésie épique, comme c'est le cas aujourd'hui pour le cinéma. Encore qu'on ne puisse guère en tirer aucune conclusion quant au rôle social de la pein­ture, il est certain qu'il y a là un très sérieux inconvé­nient dès lors que, par suite de circonstances particulières et d'une façon qui contredit jusqu'à un certain point à sa nature, elle est directement confrontée aux masses. Dans les églises et les cloîtres du Moyen Âge, dans les cours princières jusqu'à la fin du xvme siècle environ, la réception collective des peintures n'avait rien de simultané, mais s'effectuait d'une manière infiniment graduée et hiérarchisée. Le changement intervenu à cet égard traduit le conflit particulier dans lequel la peinture s'est trou­vée engagée du fait de la reproductibilité technique de l'image. Si l'on a pu tenter de la présenter aux masses dans des musées et des expositions, les masses ne pouvaient elles-mêmes s'organiser et se contrôler dans la réception 1• C'est pourquoi juste-

1. Cette façon de considérer les choses peut sembler grossière. Mais, comme le montre l'exemple du grand théoricien Léonard de Vinci, on peut parfaitement recourir, à point nommé, à des consi­dérations grossières. Comparant musique et peinture, Léonard écrit: ''La peinture domine la musique, parce qu'elle n'est pas for­cée de mourir chaque fois, après sa création, comme l'infortunée musique[ ... ]. La musique, qui s'évapore à mesure qu'elle naît, est

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ment ce même public qui, en présence d'un film bur­lesque, a une réaction progressiste, a, vis-à-vis du surréalisme, une attitude retardataire.

XIII

Ce qui caractérise le cinéma n'est pas seulement la manière dont l'homme se présente à l'appareil de prise de vues, c'est aussi la façon dont il se repré­sente, grâce à cet appareil, le monde qui l'entoure. Un regard sur la psychologie expérimentale nous a montré que l'appareil peut jouer un rôle de test. Un regard sur la psychanalyse éclairera l'appareil d'un autre côté. En effet, le cinéma a enrichi notre atten­tion par des méthodes que vient éclairer la théorie freudienne. Il y a cinquante ans, on ne prêtait guère attention à un lapsus échappé au cours d'une conversation. Que ce lapsus ouvrît d'un seul coup de profondes perspectives sur une conversation qui semblait se dérouler de la façon la plus superfi­cielle, fut sans doute un cas exceptionnel. Depuis la Psychopathologie de la vie quotidienne, les choses ont bien changé. En même temps qu'elle les isolait, la méthode de Freud a permis l'analyse de réalités qui jusqu'alors se perdaient, sans qu'on y prît garde, dans le vaste flot des choses perçues. En élargissant le monde des objets auxquels nous prenons garde, dans l'ordre visuel et désormais également dans 1 'ordre auditif, le cinéma a eu pour conséquence un

inférieure à la peinture, que l'emploi du vernis a rendue éternelle» ([Leonardo da Vinci, Frammenti letterarii e filosofrci] cité par Fer­nand Baldensperger, <<Le raffermissement des techniques dans la littérature occidentale de 1840 », Revue de littérature comparée, X.V/1, Paris, 1935, p. 79, n. 1). (WB)

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semblable approfondissement de l'aperception. Que les performances montrées par lui puissent être analysées de façon beaucoup plus exacte et sous un bien plus grand nombre de points de vue que celles qu'offrent la peinture ou le théâtre, ce n'est là que l'envers de cette situation. Par rapport à la peinture, la performance représentée par le film est bien plus facilement analysable en raison d'une description incomparablement plus précise de la situation. Par rapport au théâtre, cette supériorité tient à ce que la performance représentée par le film permet d'isoler les éléments à un degré bien plus élevé. Ce fait- et de là vient son importance principale -tend à favo­riser la mutuelle compénétration de l'art et de la science. En effet, lorsqu'on considère un compor­tement en l'isolant bien proprement à l'intérieur d'une situation déterminée - comme on découpe un muscle dans un corps -, on ne peut plus guère savoir ce qui nom.;: y fascine le plus : sa valeur artis­tique ou son utilité pour la science. Grâce au cinéma - et ce sera là une de ses fonctions révolution­naires- on pourra reconnaître dorénavant l'identité entre l'exploitation artistique de la photographie et son exploitation scientifique, le plus souvent diver· gentes jusqu 'ici t.

1. À cet égard la peinture de la Renaissance nous fournit une ana­logie fort instructive. Là aussi, nous trouvons un art dont l'incompa­rable essor et l'importance reposent, pour une grande part, sur le fait qu'il intègre un grand nombre de sciences nouvelles, ou du moins de données nouvelles empruntées à ces sciences. Il revendique l'anato· mie et la perspective, les mathématiques, la météorologie et la théo­rie des couleurs. «Quoi de plus loin de nous, écrit Valéry, que l'ambition déconcertante d'un Léonard, qui considérant la Peinture comme un suprême but ou une suprême démonstration de la connaissance, pensait qu'elle exigeât l'acquisition de l'omniscience et ne reculait pas devant une analyse générale dont la profondeur et la précision nous confondent?» (Paul Valéry, «Autour de Corob, Pièces sur l'art [N. d. T.: in Œuvres, op. cit., t. Il, p. 1323]).

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Si le cinéma, en faisant des gros plans sur l'in­ventaire des réalités, -en relevant des détails généra­lement cachés d'accessoires familiers, en explorant des milieux banals sous la direction géniale de l'ob­jectif, d'une part, nous fait mieux connaître les nécessités qui règnent sur notre existence, il par­vient, d'autre part, à nous ouvrir un champ d'action immense et que nous ne soupçonnions pas. Nos bis­tros et les rues de nos grandes villes, nos bureaux et nos chambres meublées, nos gares et nos usines semblaient nous emprisonner sans espoir de libéra­tion. Alors vint le cinéma, et, grâce à la dynamite de ses dixièmes de seconde, fit sauter cet univers car­céral, si bien que maintenant, au milieu de ses débris largement dispersés, nous faisons tranquille­ment d'aventureux voyages. Grâce au gros plan, c'est l'espace qui s'élargit; grâce au ralenti, c'est le mouvement qui prend de. nouvelles dimensions. Le rôle de l'agrandissement n'est pas simplement de rendre plus clair ce que l'on voit «de toute façon», seulement de façon moins nette, mais il fait appa­raître des structures complètement nouvelles de la matière; de même, le ralenti ne met pas simple­ment en relief des formes de mouvement que nous connaissions déjà, mais il découvre en elles d'autres formes, parfaitement inconnues, «qui n'apparais­sent nullement comme des ralentissements de mou­vements rapides, mais comme des mouvements singulièrement glissants, aériens, surnaturels 1 ». Il est bien clair, par conséquent, que la nature qui parle à la caméra n'est pas la même que celle qui parle aux yeux. Elle est autre surtout parce que, à l'espace où domine la conscience de l'homme, elle substitue un espace où règne l'inconscient. S'il est

1. Rudolf Amheim, Der Film ais Kunst, op. cit., p. 138 (trad. fr. à partir de l'édition anglaise définitive de 1958, Le Cinéma est un art, Paris, L'Arche, 1989).

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banal d'observer, sommairement, la démarche d'un homme, on ne sait rien assurément de son attitude dans la fraction de seconde où il allonge son pas. Nous connaissons en gros le geste que nous faisons pour saisir un briquet ou une cuiller, mais nous ignorons à peu près tout du jeu qui se déroule réel­lement entre la main et le métal, à plus forte raison des changements qu'introduit dans ces gestes la fluctuation de nos diverses humeurs. C'est dans ce domaine que pénètre la caméra, avec ses moyens auxiliaires, ses plongées et ses remontées, ses cou­pures et ses isolements, ses ralentissements et ses accélérations du mouvement, ses agrandissements et ses réductions. Pour la première fois, elle nous ouvre l'accès à l'inconscient visuel, comme la psy­chanalyse nous ouvre l'accès à l'inconscient pul­sionnel.

XIV

L'une des tâches primordiales de l'art a été de tout temps de susciter une demande, en un temps qui n'était pas mûr pour qu'elle pût recevoir pleine satisfaction 1• L'histoire de chaque forme artistique

1. Selon le mot d'André Breton, l'œuvre d'art n'a de valeur que dans la mesure où elle frémit des réflexes de l'avenir. Toute forme artistique pleinement développée se trouve, en effet, au croisement de trois lignes évolutives. En premier lieu, la technique tend vers une certaine forme artistique. Avant le cinéma, on a connu de petits livres composés de photos qui, sous la pression du pouce, se succédaient à toute vitesse devant les yeux, donnant la vision d'un match de boxe ou de tennis; on trouvait dans les bazars des auto­mates où le déroulement des images était provoqué par la rotation d'une manivelle.- En second lieu, les formes d'art traditionnelles, à certains stades de leur développement, tendent péniblement vers

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comporte des époques critiques, où elle tend à pro­duire des effets qui ne pourront être obtenus sans effort qu'après modification du niveau technique, c'est-à-dire par une nouvelle forme artistique. C'est pourquoi les extravagances et les outrances qui se manifestent surtout aux époques de prétendue déca­dence naissent en réalité de ce qui constitue au cœur de l'art le centre de forces historiques le plus riche. Tout récemment encore on a vu le dadaïsme produire à satiété de telles manifestations barbares. Nous comprenons aujourd'hui seulement à quoi tendait cet effort: le dadaïsme cherchait à produire, par les moyens de la peinture (ou de la littérature) les effets que le public demande maintenant au cinéma.

Chaque fois que 1 'on suscite une demande fon­cièrement nouvelle, frayant la voie à l'avenir, elle

des effets qui, plus tard, sont obtenus sans effort par la nouvelle forme d'art. Avant que le film fût en faveur, les dadaïstes, par leurs manifestations. cherchaient à susciter dans le public un mouve­ment que Chaplin, par la suite, devait provoquer d'une façon plus naturelle. - En troisième lieu, des transformations, souvent peu apparentes, de la société tendent vers un changement du mode de réception, dont ne bénéficiera que la nouvelle forme d'art. Avant que le cinéma eût commencé à former son public, les gens se ras­semblaient déjà au Panorama impérial pour voir des images (qui avaient déjà cessé d'être immobiles). Ce public se trouvait devant un paravent où étaient installés des stéréoscopes, chaque stéréo­scope étant orienté vers l'un des spectateurs. Devant ces appareils apparaissaient automatiquement des images successives qui s'ar­rêtaient un instant, avant de laisser place à la suivante. C'est encore avec des moyens analogues qu'Edison révélait à un petit groupe de spectateurs la première bande filmée (avant qu'on eût découvert l'écran et la projection); le public regardait fixement un appareil dans lequel se déroulaient les images. - Au demeurant le spectacle présenté au Panorama impérial traduisait d'une façon particulièrement claire la dialectique de l'évolution. Peu de temps avant que le cinéma permette une vision collective des images ani­mées, grâce à ce système de stéréoscope, bien vite démodé, ce qui domine une fois encore est la vision individuelle, avec la même force que la contemplation de l'image divine par le prêtre dans la cella.

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dépasse son propos. Ce fut si vrai dans le cas des dadaïstes qu'ils sacrifièrent, au profit d'intentions plus profondes - dont ils n'étaient évidemment pas conscients sous la forme où nous les décrivons ici -, les valeurs commerciales exploitées avec tant de succès par le cinéma. Les dadaïstes attachaient beaucoup moins de prix à futilité mercantile de leurs œuvres qu'au fait qu'elles étaient irrécupé­rables pour qui voulait devant elles s'abîmer dans la contemplation. Un de leurs moyens les plus usuels pour atteindre à ce but fut l'avilissement systéma­tique de la matière même de leurs œuvres. Leurs poèmes sont des «salades de mots», ils contiennent des obscénités et tout ce qu'on peut imaginer comme détritus verbaux. De même leurs tableaux, sur lesquels ils collaient des boutons ou des tickets. Par ces moyens, ils détruisirent impitoyablement toute aura de leurs produits auxquels, au moyen de la production, ils infligèrent le stigmate de la reproduction. Devant un tableau d'Arp ou un poème de Stramm, on n'a pas, comme devant une toile de Derain ou un poème de Rilke, le loisir de se recueillir et de l'apprécier. Au recueillement, qui est devenu pour une bourgeoisie dégénérée l'école du comportement asocial, s'oppose ici la distraction en tant que modalité du comportement social 1• Effec­tivement les manifestations dadaïstes produisirent une distraction très puissante en faisant de l'œuvre d'art un objet de scandale. Il s'agissait avant tout de satisfaire une exigence : provoquer l'outrage public.

1. L'archétype théologique de ce recueillement est la conscience d'être seul à seul avec Dieu. Aux grandes époques de la bourgeoi­sie, cette conscience a rendu l'homme assez libre et assez fort pour secouer la tutelle de l'Église. Au temps de sa décadence, la même conscience devait favoriser chez l'individu une secrète tendance à priver la communauté des forces qu'il met en œuvre dans sa rela­tion avec Dieu.

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De spectacle attrayant pour l'œil ou de sonorité séduisante pour l'oreille, l'œuvre d'art, avec le dadaïsme, se fit projectile. Le récepteur en était frappé. L'œuvre acquit une qualité tactile. Elle favo­risa ainsi la demande sur le marché cinématogra­phique, car l'aspect distrayant du film a lui aussi en premier lieu un caractère tactile, en raison des changements de lieux et de plan qui assaillent le spectateur par à-coups. Que l'on compare l'écran sur lequel se déroule le film à la toile sur laquelle se trouve le tableau. Cette dernière invite le spectateur à la contemplation; devant elle, il peut s'abandon­ner à ses associations d'idées. Rien de tel devant les prises de vues du film. À peine son œil les a-t-il sai­sies qu'elles se sont déjà métamorphosées. Impos­sible de les fixer. Duhamel, qui déteste le cinéma, qui ne comprend rien à .sa signification, mais non sans avoir saisi quelques éléments de sa structure, souligne ce caractère lorsqu'il écrit: «Je ne peux déjà plus penser ce que je veux. Les images mou­vantes se substituent à mes propres pensées 1• >> Effec­tivement le processus d'association du spectateur qui regarde ces images est aussitôt interrompu par leur métamorphose. C'est de là que vient l'effet de choc exercé par le film et qui, comme tout choc, ne peut être amorti que par une attention renforcée2 •

Par sa technique, le cinéma a délivré l'effet de choc

1. Georges Duhamel, Scènes de la vie future, Paris, [Mercure de France,] 1930, p. 52 ..

2. Le film est la forme d'art qui correspond à la vie de plus en plus dangereuse à laquelle doit faire face l'homme d'aujour­d'hui. Le besoin de s'exposer à des effets de choc est une adap­tation des hommes aux périls qui. les menacent. Le cinéma correspond à des modifications profondes de l'appareil percep­tif, celles mêmes que vivent aujourd'hui, à l'échelle de la vie pri­vée, le premier passant venu dans une rue de ~rande ville, à l'échelle de l'histoire, n'importe quel citoyen d'un Etat contempo­rain.

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physique de la gangue morale où le dadaïsme l'avait en quelque sorte enfermé 1•

xv

La masse est une matrice d'où toute attitude habi­tuelle à l'égard des œuvres d'art renaît, aujourd'hui, transformée. La quantité est devenue qualité. La masse accrue des intéressés a généré un type d'intérêt bien différent. Que cet intérêt apparaisse d'abord sous une forme décriée ne doit pas tromper 1 'obser­vateur. Nombreux pourtant sont ceux qui, s'en tenant à cet aspect superficiel de la question, l'ont dénoncé avec passion. Parmi ces critiques, Duha­mel est le plus radical. Le principal reproche qu'il fait au cinéma est le type d'intérêt qu'il suscite cqez les masses. Selon lui, le film «est un divertissement d'ilotes, un passe-temps d'illettrés, de créatures misérables, ahuris par leur besogne et leurs soucis [ ... ],un spectacle qui ne demande aucun effort, qui ne suppose aucune suite dans les idées, ne soulève aucune question, n'aborde sérieusement aucun pro­blème, n'allume aucune passion, n'éveille au fond

1. Comme pour le dadaïsme, on peut tirer du cinéma d'impor­tants enseignements pour le cubisme et le futurisme. Ces deux mouvements apparaissent comme des tentatives insuffisantes de l'art pour tenir compte, à leur façon, de l'intrusion des appareils dans la réalité. À la différence du cinéma, ils n'ont pas utilisé ces appareils pour donner du réel une représentation artistique; ils ont plutôt allié en quelque sorte la représentation du réel à celle de l'appareillage. Dans le cubisme, le pressentiment de la construc­tion de cet appareillage, reposant sur l'effet optique, joue le rôle prépondérant; dans le futurisme, c'est le pressentiment des effets de cet appareillage, tel que le cinéma les mettra en valeur grâce au déroulement de la pellicule. '

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des cœurs aucune lumière, n'excite aucune espé­rance, sinon celle, ridicule, d'être un jour "star" à Los Angeles 1• » On le voit bien, c'est au fond tou­jours la vieille plainte: les masses cherchent à se distraire, alors que l'art exige le recueillement. C'est un lieu commun. Reste à savoir si c'est là un point de vue favorable à la réflexion sur le cinéma. - Il faut y regarder de plus près. L'opposition entre dis­traction et recùeillement peut encore se traduire de la façon suivante : celui qui se recueille devant une œuvre d'art s'y abîme; il y pénètre comme ce peintre chinois dont la légende raconte que, contemplant son tableau achevé, il y disparut2• Au contraire, la masse distraite recueille l'œuvre d'art en elle3• Les édifices en sont les exemples les plus évidents. De tout temps, l'architecture a été le prototype d'une œuvre d'art perçue de façon à la fois distraite et collective. Les lois de la réception dont elle a fait l'objet sont les plus instructives.

Depuis la préhistoire, les hommes sont des bâtis­seurs. Maintes formes d'art sont nées et ont disparu. La tragédie apparaît avec les Grecs pour mourir avec eux et ne voir renaître, de longs siècles plus tard, que ses «règles» de fabrication. Le poème épique, qui remonte à l'enfance des peuples, a dis­paru en Europe à la fin de la Renaissance. ,.. Le tableau de chevalet est une création du Moyen Age et rien ne garantit qu'il doive durer indéfiniment. En revanche, le besoin humain de se loger est per­manent. L'architecture n'a jamais chômé. Son his­toire est plus longue que celle de n'importe quel

1. Georges Duhamel, Scènes de la vie future, op. cit. [n. 1, p. 309], p. 58.

2. N. d. T. : Version française de 1936: "qui disparut dans le pavillon peint sur le fond de son paysage». (RR)

3. N. d. T.: La version française de 1936 ajoute ici: «elle lui transmet son rythme de vie, elle l'embrasse de ses flots». (RR)

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autre art et, pour rendre compte de la relation qui lie les masses à l'œuvre d'art, il est important de penser aux effets que cet art exerce sur elles. Les édifices font l'objet d'une double réception: par l'usage et par la perception. En termes plus précis: d'une réception tactile et d'une réception visuelle. On méconnaît du tout au tout le sens de cette réception si on se la représente à la manière de la réception recueillie, bien connue des voyageurs qui visitent des monuments célèbres. Dans l'ordre tac­tile, il n'existe, en effet, aucun équivalent à ce qu'est la contemplation dans l'ordre visuel. La réception tactile se fait moins par voie d'attention que par voie d'accoutumance. Celle-ci régit même, dans une 'large mesure, la réception visuelle de l'architecture, réception qui, par nature, consiste bien moins dans un effort d'attention que dans une perception inci­dente. Or, en certaines circonstances, ce type de réception développé au contact de l'architecture acquiert une valeur canonique. Car des tâches qui s'imposent à la perception humaine aux grands tour­nants de l'histoire il n'est guère possible de s'acquit­ter par des moyens purement visuels, autrement dit par la contemplation. Pour en venir à bout, peu à peu, il faut recourir à la réception tactile, c'est-à-dire à l'accoutumance.

L'homme distrait est parfaitement capable de s'ac­coutumer. Disons plus: c'est seulement par notre capacité d'accomplir certaines tâches de façon dis­traite que nous nous prouvons qu'elles nous sont devenues habituelles. Au moyen de la distraction qu'il est à même de nous offrir, l'art établit à notre insu le degré auquel notre aperception est capable de répondre à des tâches nouvelles. Et comme, au demeurant, l'individu est tenté de se dérober à ces tâches, l'art s'attaquera à celles qui sont les plus difficiles et les plus importantes toutes les fois

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qu'il pourra mobiliser les masses. C'est ce qu'il fait aujourd'hui au cinéma. La réception par la distrac­tion, de plus en plus sensible aujourd'hui dans tous les domaines de l'art, et symptôme elle-même d'impor­tantes mutations de la perception, a trouvé dans le cinéma l'instrument qui se prête le mieux à son exer­cice. Par son effet de choc, le cinéma favorise un tel mode de réception. S'il fait reculer la valeur cultuelle, ce n'est pas seulement parce qu'il trans­forme chaque spectateur en expert, mais encore parce que l'attitude de cet expert au cinéma n'exige de lui aucun effort d'attention. Le public des salles obscures est bien un examinateur, mais un examina­teur distrait.

ÉPILOGUE

La prolétarisation croissante de l'homme d'au­jourd'hui et le développement croissant des masses sont deux aspects d'un même processus historique. Le fascisme voudrait organiser les masses récem­ment prolétarisées sans toucher au régime de la propriété, que ces masses tendent cependant à sup­primer. Il croit se tirer d'affaire en permettant aux masses, non de faire valoir leurs droits, mais de s'exprimer 1• Les masses ont le droit d'exiger une

l. Il faut le souligner ici, par référence surtout aux actualités fil­mées, dont la valeur de propagande ne saurait être sous-estimée: à la reproduction en masse correspond, en effet, une reproduction des masses. Dans les grands cortèges de fête, dans les monstrueux meetings, dans les manifestations sportives qui rassemblent des masses entières, dans la guerre enfin, c'est-à-dire en toutes ces occasions où intervient aujourd'hui l'appareil de prises de vues, la masse peut se voir elle-même face à face. Ce processus, dont il est inutile de souligner la portée, est étroitement lié au développement

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transformation du régime de la propriété; le fascisme veut leur permettre de s'exprimer tout en conservant ce régime. La conséquence logique du fascisme est une esthétisation de la vie politique. À cette violence faite aux masses, que le fascisme oblige à mettre genou à terre dans le culte d'un chef, correspond la violence subie par un appareillage mis au service de la production de valeurs cultuelles.

Tous les efforts pour esthétiser la politique culmi­nent en un seul point. Ce point est la guerre. La guerre, et la guerre seule, permet de fournir un but aux plus grands mouvements de masses sans toucher cependant au régime de la propriété. Voilà comment les choses peuvent se traduire en langage politique. En langage technique, on les formulera ainsi: seule la guerre permet de mobiliser tous les moyens tech­niques de l'époque actuelle sans rien changer au régime de la propriété. Il va de soi que le fascisme, dans sa glorification de la guerre, n'use pas de ces arguments-là. Il est cependant fort instructif de jeter un coup d'œil sur les textes qui servent à cette glori­fication. Dans le manifeste de Marinetti sur la guerre d'Éthiopie, nous lisons en effet: «Depuis vingt-sept ans, nous autres futuristes nous nous élevons contre l'affirmation que la guerre n'est pas esthétique.[ ... ] Aussi sommes-nous amenés à constater[ ... ] que la guerre est belle, car, grâce aux masques à gaz, aux ter­rifiants mégaphones, aux lance-flammes et aux petits tanks, elle fonde la suprématie de l'homme sur la

des techniques de reproduction et d'enregistrement. En règle géné­rale, l'appareil saisit mieux les mouvements de masses que ne peut le faire l'œil humain. Des centaines de milliers d'hommes ne sont jamais aussi bien saisies qu'à vol d'oiseau. Et si le regard humain peut les atteindre aussi bien que l'appareil, il ne peut agrandir, comme fait l'appareil, l'image qui s'offre à lui. En d'autres termes, les mouvements de masses, y compris la guerre, représentent une forme de comportement humain qui correspond tout particulière­ment à la technique des appareils.

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machine subjuguée. La guerre est belle, car elle réa­lise pour la première fois le rêve d'un corps humain métallique. La guerre est belle, car elle enrichit un pré en fleurs des flamboyantes orchidées des mitrailleuses. La guerre est belle, car elle rassemble, pour en faire une symphonie, les coups de fusils, les canonnades, les arrêts du tir, les parfums et les odeurs de décomposition. La guerre est belle, car elle crée de nouvelles architectures comme celles des grands chars, des escadres aériennes aux formes géométriques, des spirales de fumée montant des vil­lages incendiés, et bien d'autres encore [ ... ]. Poètes et artistes du Futurisme[ ... ], rappelez-vous ces prin­cipes fondamentaux d'une esthétique de la guerre, pour que soit ainsi éclairé [ ... ] votre combat pour une nouvelle poésie et une nouvelle sculpture 1 ! »

Ce manifeste a l'avantage d'être sans ambiguïté. Sa façon de poser le problème mérite d'être reprise par le dialecticien. Voici comment se présente à lui l'esthétique de la guerre contemporaine: lorsque l'usage naturel des forces de production est paralysé par le régime de propriété, l'accroissement des moyens techniques, des cadences, des sources d'éner­gie, tend à un usage contre nature. Ille t~ouve dans la guerre, qui, par les destructions qu'elle entraîne, démontre que la société n'était pas assez mûre pour faire de la technique son organe, que la technique n'était pas assez élaborée pour dominer les forces sociales élémentaires. La guerre impérialiste, en ce qu'elle a d'atroce, se définit par le décalage entre 1 'existence de puissants moyens de production et l'insuffisance de leur usage à des fins de production (autrement dit, le chômage et le manque de débou­chés). La guerre impérialiste est une révolte de la tech­nique, qui réclame, sous forme de «matériel humain»,

1. Cité d'après La Stampa, Turin.

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la matière naturelle dont elle est privée par la société. Au lieu de canaliser les fleuves, elle dirige le flot humain dans le lit de ses tranchées; au lieu d'user de ses avions pour ensemencer la terre, elle répand ses bombes incendiaires sur les villes, et, par la guerre des gaz, elle a trouvé un nouveau moyen d'en finir avec l'aura.

Fiat ars, pereat mundus 1, tel est le mot d'ordre du fascisme, qui, de l'aveu même de Marinetti, attend de la guerre la satisfaction artistique d'une percep­tion sensible modifiée par la technique. L'art pour l'art semble trouver là son accomplissement. Au temps d'Homère, l'humanité s'offrait en spectacle aux dieux de l'Olympe; c'est à elle-même, aujour­d'hui, qu'elle s'offre en spectacle. Elle s'est suffi­samment aliénée à elle-même pour être capable de vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de tout premier ordre. Voilà l'esthétisa­lion de la politique que pratique le fascisme. Le com­munisme y répond par la politisation de l'art.

l. N.d.T.: «Qu'advienne l'art, le monde dût-il périr!» (RR)