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magne de « décriminaliser les voyages ». Cette forme stimulante de comparatisme ne porte pas seulement sur les règles de droit mais englobe également les conditions dans lesquelles elles sont appliquées. Le Aliens Restriction Act de 1836 obligeant les capitaines de navires à com- muniquer aux douaniers anglais le nom, la condition, la profession et le signalement de tout étranger se trouvant à bord, en est une illustration : si les voyageurs bien vêtus, parlant le bel anglais navaient aucun mal à échapper aux contrôles, les ouvriers italiens ou allemands instal- lés à Londres depuis plusieurs années devaient exciper des documents pour prouver quils avaient droit dentrer en Grande Bretagne. Au terme de ce tour dhorizon, on peut seulement regretter le peu de place laissée aux agents, aux forces politiques et aux groupes sociaux qui ont pesé sur lélaboration de ces dis- positifs didentification. Le transfert dun dispositif, dun pays à lautre, nest jamais une opé- ration neutre et requiert le plus souvent des conditions sociales qui sont le produit dun rapport de forces à un moment donné. La prise en compte de cette dimension aurait rendu la démons- tration plus convaincante encore. Louvrage nen reste pas moins une référence pour la com- préhension de linstitutionnalisation de lÉtat et un modèle du genre pour qui sintéresse à la méthode comparatiste. Alexis Spire Centre détudes et de recherches administratives politiques et sociales, 1, place Deliot, BP 629, 59024 Lille, France Adresse e-mail : [email protected] (A. Spire). 0038-0296/$ - see front matter © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.soctra.2006.12.013 Bernard, Conein, Les sens sociaux, trois essais de sociologie cognitive, Economica, Paris, 2005. Au travers des trois essais qui composent Les sens sociaux, B. Conein propose une appro- che originale de sociologie de la connaissance. Il ne sagit pas en effet de se pencher sur les déterminants ou les dynamiques de construction de la connaissance, mais de sinterroger sur les aptitudes fondamentales de la cognition sociale, de la perception du social dans ses aspects les plus élémentaires. Pour lauteur, et cest là lhypothèse centrale de louvrage, ces aptitudes constituent des sens dun genre particulier, des « sens sociaux » qui nous permettent de saisir et dinterpréter les interactions ou de repérer et construire des groupes. Lanalogie avec les sens –– comme la vue –– nest pas anodine, puisquelle met laccent sur le caractère quasi- intuitif de ces aptitudes et sur leur enracinement partiel dans les mécanismes physiques de la cognition, comme la focalisation de lattention. Ainsi définie, une étude de la cognition sociale sémancipe des frontières de la sociologie pour faire des emprunts aux sciences de la nature. Dans le premier essai, lauteur sinterroge sur la catégorisation, cest-à-dire la sélection de termes dans la désignation des objets, des relations, des événements ou des groupes. Rompant avec lusage sociologique classique et sinspirant de la psychologie cognitive, il restreint la catégorisation à un processus didentification et de reconnaissance directe des objets. Dans les opérations de désignation des groupes et des personnes, cette redéfinition permet denvisager dans quelle mesure les mécanismes impliqués font intervenir des ensembles de classifications symboliques et théoriques (« préfet », « rappeur », « serbe ») ou des opérateurs de la compré- Comptes rendus / Sociologie du travail 49 (2007) 119143 129

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magne de « décriminaliser les voyages ». Cette forme stimulante de comparatisme ne porte passeulement sur les règles de droit mais englobe également les conditions dans lesquelles ellessont appliquées. Le Aliens Restriction Act de 1836 obligeant les capitaines de navires à com-muniquer aux douaniers anglais le nom, la condition, la profession et le signalement de toutétranger se trouvant à bord, en est une illustration : si les voyageurs bien vêtus, parlant le belanglais n’avaient aucun mal à échapper aux contrôles, les ouvriers italiens ou allemands instal-lés à Londres depuis plusieurs années devaient exciper des documents pour prouver qu’ilsavaient droit d’entrer en Grande Bretagne.

Au terme de ce tour d’horizon, on peut seulement regretter le peu de place laissée auxagents, aux forces politiques et aux groupes sociaux qui ont pesé sur l’élaboration de ces dis-positifs d’identification. Le transfert d’un dispositif, d’un pays à l’autre, n’est jamais une opé-ration neutre et requiert le plus souvent des conditions sociales qui sont le produit d’un rapportde forces à un moment donné. La prise en compte de cette dimension aurait rendu la démons-tration plus convaincante encore. L’ouvrage n’en reste pas moins une référence pour la com-préhension de l’institutionnalisation de l’État et un modèle du genre pour qui s’intéresse à laméthode comparatiste.

Alexis SpireCentre d’études et de recherches administratives politiques et sociales,

1, place Deliot, BP 629, 59024 Lille, FranceAdresse e-mail : [email protected] (A. Spire).

0038-0296/$ - see front matter © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.doi:10.1016/j.soctra.2006.12.013

Bernard, Conein, Les sens sociaux, trois essais de sociologie cognitive, Economica, Paris,2005.

Au travers des trois essais qui composent Les sens sociaux, B. Conein propose une appro-che originale de sociologie de la connaissance. Il ne s’agit pas en effet de se pencher sur lesdéterminants ou les dynamiques de construction de la connaissance, mais de s’interroger surles aptitudes fondamentales de la cognition sociale, de la perception du social dans ses aspectsles plus élémentaires. Pour l’auteur, et c’est là l’hypothèse centrale de l’ouvrage, ces aptitudesconstituent des sens d’un genre particulier, des « sens sociaux » qui nous permettent de saisiret d’interpréter les interactions ou de repérer et construire des groupes. L’analogie avec lessens –– comme la vue –– n’est pas anodine, puisqu’elle met l’accent sur le caractère quasi-intuitif de ces aptitudes et sur leur enracinement partiel dans les mécanismes physiques de lacognition, comme la focalisation de l’attention. Ainsi définie, une étude de la cognition sociales’émancipe des frontières de la sociologie pour faire des emprunts aux sciences de la nature.

Dans le premier essai, l’auteur s’interroge sur la catégorisation, c’est-à-dire la sélection determes dans la désignation des objets, des relations, des événements ou des groupes. Rompantavec l’usage sociologique classique et s’inspirant de la psychologie cognitive, il restreint lacatégorisation à un processus d’identification et de reconnaissance directe des objets. Dans lesopérations de désignation des groupes et des personnes, cette redéfinition permet d’envisagerdans quelle mesure les mécanismes impliqués font intervenir des ensembles de classificationssymboliques et théoriques (« préfet », « rappeur », « serbe ») ou des opérateurs de la compré-

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hension des relations sociales (« origine », « dominance », « possession »). Plus généralement,il s’agit de mieux rendre compte de l’insertion des processus de catégorisation dans l’action etl’interaction.

Le deuxième essai porte sur les processus de construction des groupes à l’œuvre dans lesinteractions sociales, en s’appuyant sur l’analyse des mécanismes de co-orientation dans lesconversations téléphoniques. Dans une perspective proche de l’analyse simmelienne des dya-des et des triades, il s’agit d’étudier les aptitudes à constituer les groupes élémentaires quiconstituent l’armature de groupes complexes. Prenant ses distances avec l’analyse des toursde paroles, l’essai montre comment les multiples invitations à l’action conjointe et l’inclusionde tiers absents qui ponctuent toute conversation, sans se traduire nécessairement par desactions communes ou conjointes, président à la genèse de ces groupes élémentaires.

Dans un troisième essai, B. Conein se penche sur la genèse des formes élémentaires de lacognition sociale, en s’appuyant sur les développements récents de l’éthologie et de la psycho-logie du développement. En effet, malgré des divergences sur leur nature, ces disciplines ontidentifié des aptitudes « protosociales », en grande partie innées, qui sont à la base de proces-sus de cognition complexe. L’éthologie montre par exemple que les primates, au-delà des rela-tions de face-à-face, sont capables de percevoir des interactions triadiques ou de penser descoalitions. Dans la perspective défendue par l’auteur, l’étude des formes collectives de laconnaissance –– par exemple, dans les travaux sur la cognition distribuée –– ne s’oppose pasà l’analyse des formes élémentaires de la cognition sociale. Les deux approches sont complé-mentaires, car elles s’intéressent « à des échelles d’expression du social » (p. 179) différentes,mais en interaction.

Élaboré principalement à partir d’articles remaniés et rassemblés par thèmes, l’ouvrageapparaît d’abord comme le bilan critique d’un ensemble de travaux de sociologie cognitived’inspiration ethnométhodologique, auquel l’auteur a contribué. En cela, son propos s’adresseplutôt à des spécialistes du champ, ce qui ne permet pas toujours d’en dégager pleinement lesimplications pour l’ensemble de la discipline, en dépit d’un souci affirmé de dialoguer avec lesclassiques –– comme Simmel –– et de familiariser la communauté sociologique avec les scien-ces cognitives. C’est sur ce dernier point, qui l’amène à penser l’articulation entre sciencessociales et sciences de la nature, que l’ouvrage ouvre les pistes de réflexion les plus stimulan-tes.

L’auteur défend un « naturalisme modéré », fondé sur deux principes : « accepter une formede dépendance des propriétés sociales vis-à-vis des propriétés naturelles/physiques » et « ren-dre compatible l’analyse sociologique avec les analyses du comportement social qui provien-nent des sciences naturelles ». (p. 143). Cette posture offre une alternative convaincante à ladémarche d’épidémiologie des représentations de Dan Sperber, qui constitue à certains égardsun réductionnisme, au profit des sciences de la nature. S’il montre clairement le caractère heu-ristique de l’importation d’hypothèses, de concepts ou de modèles des sciences cognitives,l’ouvrage reste toutefois ambigu sur les conditions dans lesquelles il serait possible d’importerleurs méthodes ou leur résultats, voire de bâtir des agendas communs.

Une des réponses à cette critique réside dans l’idée que les rapprochements disciplinairespeuvent se faire dans le cadre d’une « intégration verticale », qui suppose que tout phénomènes’analyse à plusieurs niveaux ou « échelles d’expressions du social ». Si cette propositionconstitue a priori une base de travail intéressante, l’ouvrage ne donne pas toutes les clés deson opérationnalisation, et des réarrangements disciplinaires qu’elle supposerait.

Au-delà d’un bilan et d’une relecture constructive de travaux de sociologie de la connais-sance, avec l’ambition d’un retour sur la tradition classique, l’ouvrage de B. Conein engage

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la sociologie dans un vrai dialogue avec d’autres disciplines. Ce dialogue, rarement mené avecautant de conviction et de rigueur, demanderait à être poursuivi et approfondi.

Julien Barrier*

Centre de sociologie des organisations (CNRS-FNSP), 19, rue Amélie, 75007 Paris, FranceAdresse e-mail : [email protected] (J. Barrier).

Giovanni PreteUMR SADAPT-Praxis (INRA), centre de sociologie des organisations (CNRS-FNSP),

19, rue Amélie, 75007 Paris, FranceAdresse e-mail : [email protected] (G. Prete).

*Auteur correspondant.

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Nicolas Renahy, Les gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale, La Découverte, Paris,2005 (285 pages)

En accord avec la collection « textes à l’appui/enquêtes de terrain », l’ouvrage de NicolasRenahy rend compte d’une ethnographie approfondie issue d’une enquête menée sur unedizaine d’années dans un village proche du village de son enfance. Il en donne le contexte etdéconstruit son rapport au terrain en fin d’ouvrage, permettant au lecteur de saisir ce qui lerapproche de ses enquêté-e-s — l’origine géographique, rurale, la proximité générationnelle,l’amitié, le partage de loisirs communs — et ce qui l’en éloigne — l’origine sociale, et partant,la destinée scolaire. Les liens enquêteur/enquêté-e-s sont fondamentaux pour comprendre laposture méthodologique de l’auteur, l’observation participante, son ton souvent juste, trèsprès des expériences individuelles, peut-être parfois un brin misérabiliste, et ses choix narra-tifs — la reconstitution de biographies, l’exposé minutieux de scènes de la vie quotidienne deses enquêté-e-s.

L’histoire se passe à Foulange, un village situé à proximité de Dijon. Foulange a vécu sousla coupe de la famille Ribot jusqu’en 1981, date de la faillite de son usine. Deux éléments cen-traux puisque Nicolas Renahy part d’un territoire et de l’enracinement dans ce territoire, « lecoin ». Un territoire, géographique et social, fortement délaissé par les sociologues plus enclinsà décrire le monde ouvrier des villes ; dans ce territoire, son regard se porte sur ceux qui n’ensont pas partis, des « jeunes sédentaires » immobilisés par la précarité et les mutations de leurenvironnement professionnel. C’est là que réside le cœur de la réflexion de l’auteur : compren-dre le « déracinement » (Bourdieu et Sayad, 1964) d’individus coincés dans un lieu désormaisincapable d’assurer leur insertion professionnelle ; ainsi qu’il l’écrit : « parce que ces territoirescontinuent malgré tout à être des lieux de résidence (donc de natalité, de socialisation⋯), defortes inégalités apparaissent entre ceux qui sont prêts à migrer (temporairement ou définitive-ment) et ceux qui n’y sont pas préparés. » ; et de citer deux des principaux enquêtés qui font lachair de sa démonstration : « On l’a vu, des jeunes comme Hervé ou Frédéric n’ont pas béné-ficié au cours de leur éducation d’une socialisation à la mobilité géographique, et aujourd’huine se perçoivent pas capables de migrer sans risquer de perdre avec la mobilité le peu d’assu-rance sociale dont ils disposent. Ces « gars du coin », membres à part entière de la Société