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Bernard Lewis, HISTOIRE DU MOYEN-ORIENT. Deux mille ans d'histoire de la naissance du christianisme à nos jours Traduit de l'anglais par Jacqueline Carnaud et Jacqueline Lahana THE MIDDLE EAST. 2000 YEARS OF HISTORY FROM THE RISE OF CHRISTIANITY TO THE PRESENT DAY, © Bernard Lewis, 1995, © Éditions Albin Michel S.A., 1997 Préface PREMIÈRE PARTIE Introduction DEUXIÈME PARTIE Antécédents I. Avant le christianisme IL Avant l'islam TROISIÈME PARTIE Aube et apogée de l'islam III. Les origines IV. Le califat abbasside V. L'arrivée des peuples de la steppe VI. Les lendemains de la conquête mongole VIL Les empires canonniers QUATRIÈME PARTIE Transversales VIII. L'État IX. L'économie X. Les élites 199 XI. Le peuple XII. La religion et le droit XIII. La culture CINQUIÈME PARTIE Le choc de la modernité XIV. Défi XV. Mutations XVI. Réaction et riposte XVII. Idées nouvelles XVIII. De guerre en guerre XIX. D'une liberté à l'autre Notes Orientations bibliographiques Remarques sur les calendriers Chronologie Table des illustrations Cartes Index Table des cartes Préface Il existe à présent de nombreuses histoires du Moyen-Orient en un volume. La plupart s'arrêtent à l'avènement du christianisme ou commencent à celui de l'islam. En prenant pour point de départ le début de l'ère chrétienne, j'avais un double objectif. D'une part, je voulais sortir la Perse et Byzance du rôle modeste de toile de fond à la carrière de Mahomet et à la création de l'État musulman qui leur est généralement attribué, aux côtés de l'Arabie préislamique. Ces deux grands empires rivaux, qui se sont partagé le Moyen-Orient pendant plusieurs siècles, méritent, en effet, davantage qu'une simple mention. D'autre part, je souhaitais établir un lien entre le Moyen-Orient d'aujourd'hui et les anciennes civilisations qui s'y sont succédé, ainsi qu'en témoignent quantité de textes et de monuments. Durant les premiers siècles de l'ère chrétienne ou, si l'on veut, entre Jésus et Mahomet, les territoires à l'ouest de l'Empire perse ont enregistré de profondes transformations sous l'effet de l'hellénisation, de la romanisation et enfin de la christianisation, si bien que le souvenir (mais non toutes les traces) de ces anciennes civilisations a fini par s'effacer. Ce n'est qu'à une époque relativement récente qu'archéologues et orientalistes l'ont fait revivre. Il n'empêche, le lien qui unit le Moyen-Orient ancien et contemporain, à travers l'Antiquité tardive et le Moyen Age, vaut qu'on s'y arrête. Les premières histoires modernes de la région se sont, par la force des choses, concentrées sur les événements politiques et militaires, sans lesquels il est difficile, sinon impossible, de comprendre les évolutions plus profondes. Grâce aux travaux de mes prédécesseurs, j'ai pu prendre la liberté de réduire au minimum le récit de ces événements, afin de consacrer davantage d'attention aux mutations sociales, économiques et surtout culturelles. Dans cet esprit, j'ai souvent cité des sources de l'époque — chroniques et récits de voyage, documents et inscriptions, voire poèmes et anecdotes. Similairement, il m'a paru qu'une illustration est parfois plus éclairante que le récit ou même l'analyse. Vouloir présenter deux mille ans d'histoire d'une région aussi riche, vivante et diverse dans le cadre d'un seul volume oblige à laisser de côté bien des aspects importants. Tous ceux qui s'intéressent à cette région feront leur choix. J'ai fait le mien; il est forcément personnel. J'ai essayé de donner leur juste place aux personnages, aux événements, aux

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Histoire du Moyen-Orient

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Bernard Lewis, HISTOIRE DU MOYEN-ORIENT. Deux mille ans d'histoire de la naissance du christianisme à nos joursTraduit de l'anglais par Jacqueline Carnaud et Jacqueline Lahana THE MIDDLE EAST. 2000 YEARS OF HISTORY FROM THE RISE OF CHRISTIANITY TO THE PRESENT DAY, © Bernard Lewis, 1995, © Éditions Albin Michel S.A., 1997

Préface PREMIÈRE PARTIE Introduction DEUXIÈME PARTIE AntécédentsI. Avant le christianismeIL Avant l'islamTROISIÈME PARTIE Aube et apogée de l'islamIII. Les originesIV. Le califat abbassideV. L'arrivée des peuples de la steppeVI. Les lendemains de la conquête mongole VIL Les empires canonniersQUATRIÈME PARTIE TransversalesVIII. L'ÉtatIX. L'économieX. Les élites 199XI. Le peupleXII. La religion et le droitXIII. La cultureCINQUIÈME PARTIE Le choc de la modernitéXIV. DéfiXV. MutationsXVI. Réaction et riposteXVII. Idées nouvellesXVIII. De guerre en guerreXIX. D'une liberté à l'autreNotesOrientations bibliographiquesRemarques sur les calendriersChronologieTable des illustrationsCartesIndexTable des cartes

PréfaceIl existe à présent de nombreuses histoires du Moyen-Orient en un volume. La plupart s'arrêtent à l'avènement du christianisme ou commencent à celui de l'islam. En prenant pour point de départ le début de l'ère chrétienne, j'avais un double objectif. D'une part, je voulais sortir la Perse et Byzance du rôle modeste de toile de fond à la carrière de Mahomet et à la création de l'État musulman qui leur est généralement attribué, aux côtés de l'Arabie préislamique. Ces deux grands empires rivaux, qui se sont partagé le Moyen-Orient pendant plusieurs siècles, méritent, en effet, davantage qu'une simple mention. D'autre part, je souhaitais établir un lien entre le Moyen-Orient d'aujourd'hui et les anciennes civilisations qui s'y sont succédé, ainsi qu'en témoignent quantité de textes et de monuments. Durant les premiers siècles de l'ère chrétienne ou, si l'on veut, entre Jésus et Mahomet, les territoires à l'ouest de l'Empire perse ont enregistré de profondes transformations sous l'effet de l'hellénisation, de la romanisation et enfin de la christianisation, si bien que le souvenir (mais non toutes les traces) de ces anciennes civilisations a fini par s'effacer. Ce n'est qu'à une époque relativement récente qu'archéologues et orientalistes l'ont fait revivre. Il n'empêche, le lien qui unit le Moyen-Orient ancien et contemporain, à travers l'Antiquité tardive et le Moyen Age, vaut qu'on s'y arrête.Les premières histoires modernes de la région se sont, par la force des choses, concentrées sur les événements politiques et militaires, sans lesquels il est difficile, sinon impossible, de comprendre les évolutions plus profondes. Grâce aux travaux de mes prédécesseurs, j'ai pu prendre la liberté de réduire au minimum le récit de ces événements, afin de consacrer davantage d'attention aux mutations sociales, économiques et surtout culturelles. Dans cet esprit, j'ai souvent cité des sources de l'époque — chroniques et récits de voyage, documents et inscriptions, voire poèmes et anecdotes. Similairement, il m'a paru qu'une illustration est parfois plus éclairante que le récit ou même l'analyse.Vouloir présenter deux mille ans d'histoire d'une région aussi riche, vivante et diverse dans le cadre d'un seul volume oblige à laisser de côté bien des aspects importants. Tous ceux qui s'intéressent à cette région feront leur choix. J'ai fait le mien; il est forcément personnel. J'ai essayé de donner leur juste place aux personnages, aux événements, aux

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courants et aux réalisations qui me semblaient les plus caractéristiques et les plus révélateurs. Au lecteur de juger si j'y suis parvenu.Il est à présent de mon agréable devoir de remercier David Marmer, Michael Doran, Kate Elliott et Jane Baun, quatre jeunes historiens de l'université de Princeton qui, de différentes manières, m'ont aidé à préparer cet ouvrage. Ma dette est grande envers Jane Baun, dont l'érudition méticuleuse et l'esprit critique m'ont été si précieux. Je tiens également à exprimer toute ma gratitude à mon assistante Anna-marie Cerminaro pour la patience avec laquelle elle a pris soin des nombreuses versions de cet ouvrage, du premier manuscrit jusqu'au texte définitif. L'édition, l'illustration et la publication de ce livre doivent beaucoup au savoir-faire et à la gentillesse de Benjamin Buchan, de Tom Graves, et de Douglas Matthews qui a bien voulu se charger de l'établissement de l'index.Enfin, je remercie vivement tous ceux dont j'ai retenu les suggestions ; que les autres veuillent bien m'excuser de ne pas m'être rallié aux leurs. Il va de soi que j'assume l'entière responsabilité des fautes et des erreurs qui auraient pu subsister. Bernard Lewis Princeton, avril 1995

TranscriptionLes noms arabes et persans apparaissent selon leur graphie la plus courante en Occident et les noms turcs dans une forme légèrement modifiée de l'orthographe officielle turque.

PREMIÈRE PARTIEIntroductionLe café ou la maison de thé sont des éléments familiers de la vie urbaine au Moyen-Orient : à toute heure de la journée, ou presque, on y trouve des hommes — rarement des femmes - attablés, en train de siroter une tasse de café ou de thé, de fumer une cigarette, de lire un journal ou de jouer à un jeu de société tout en écoutant d'une oreille distraite la radio ou la télévision installée dans un coin.Vu de l'extérieur, le client d'un café moyen-oriental ne diffère guère de son homologue européen, et surtout méditerranéen. En revanche, il n'a pas grand-chose en commun avec celui qui se tenait à la même place il y a cinquante ans, et plus encore, il y a cent ans. C'est vrai aussi du client européen, mais pour des raisons très différentes. Sauf exception, tous les changements qui se sont opérés dans son apparence, son allure, sa tenue, son comportement sont nés de l'intérieur de la société européenne, ou de la société américaine qui lui est étroitement apparentée.Au Moyen-Orient, ces mêmes changements proviennent de sociétés et de cultures profondément étrangères aux traditions autochtones. L'homme au café assis sur une chaise, devant une table, en train de lire un journal, incarne les immenses bouleversements venus de l'Occident qui, à l'époque moderne, ont transformé la vie des habitants de la région, leur apparence extérieure, leurs activités, leur façon de se vêtir et même leur mentalité.Le premier et le plus visible de ces changements concerne le costume. Notre client porte peut-être une tenue traditionnelle, mais en ville, c'est de moins en moins fréquent. Plus probablement, il est habillé à l'occidentale: chemise et pantalon, ou encore T-shirt et jean. Les vêtements possèdent une importance considérable, parce qu'ils permettent, non seulement de se protéger des intempéries et de ne pas attenter à la pudeur, mais aussi - et surtout dans cette partie du monde - d'affirmer son identité, de proclamer ses origines et d'adresser un signe de reconnaissance à ceux qui les partagent. Déjà au VIF siècle avant J.-O, le prophète Sophonie déclarait: «Au jour du sacrifice de Iahvé», Dieu châtiera «tous ceux qui revêtent un vêtement étranger» (I, 8). Les textes juifs et plus tard musulmans exhortent les fidèles à conserver leurs habitudes vestimentaires. « Ne vous habillez pas comme les infidèles, de crainte de devenir comme eux», dit une maxime fréquemment citée. Selon une tradition attribuée au Prophète, «le turban est la barrière qui sépare l'infidélité de la foi». Selon une autre, « celui qui essaie d'imiter les gens [d'un autre peuple ou d'une autre religion] devient l'un d'eux». Jusque très récemment, et dans certaines régions encore aujourd'hui, chaque groupe ethnique, chaque communauté religieuse, chaque tribu, chaque province, parfois chaque corps de métier possède une manière distinctive de s'habiller.Il est fort probable que notre homme assis au café porte quelque chose sur la tête, une casquette, ou bien — sauf en Turquie — une coiffure plus traditionnelle. Ceux qui ont visité un cimetière de la période ottomane se souviennent sans doute que les stèles comportent souvent une représentation sculptée du couvre-chef que portait le défunt de son vivant. S'il était cadi, on voit une coiffe de juge; s'il était janissaire, sa stèle est surmontée d'une sorte de bonnet ressemblant à une manche repliée. Quel que fut le métier qu'il exerçât, un couvre-chef, symbole de sa profession, orne sa tombe. Pour le suivre jusque dans sa mort, ce trait distinctif devait assurément avoir une importance capitale dans sa vie. En turc, il n'y a pas si longtemps, l'expression §apka giymek, mettre un chapeau, correspondait au français « retourner sa veste », autrement dit, devenir un renégat, un apostat, passer dans l'autre camp. Aujourd'hui, bien entendu, la plupart des Turcs qui se couvrent la tête portent un chapeau, une casquette ou -s'ils sont religieux — un béret, et l'expression n'est plus utilisée dans ce sens-là. Néanmoins, les couvre-chefs occidentaux demeurent rares dans les pays arabes, et plus encore en Iran. D'une certaine façon, on peut retracer les étapes de la modernisation au Moyen-Orient en suivant l'occidentalisation du vêtement et, plus particulièrement, de la coiffure.

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Comme presque tous les autres aspects de la modernisation, l'évolution du vêtement commença dans l'armée. Aux yeux des réformateurs, les uniformes militaires occidentaux possédaient une certaine magie. Face aux défaites répétées de leurs armées, les princes musulmans finirent par adopter non seulement les armes, mais aussi l'organisation et l'équipement des infidèles, uniformes compris. A la fin du XVIIIe siècle, l'armée ottomane, soucieuse d'efficacité, se tourna vers l'Europe pour s'approvisionner en armes et entraîner ses soldats. En revanche, rien ne l'obligeait à leur imposer le képi et la capote ajustée. Il s'agissait d'une décision d'ordre non pas militaire mais social, que reprendraient presque tous les pays musulmans modernes, Libye et République islamique d'Iran incluses. Ce changement de style témoigne du prestige et de la fascination que continue d'exercer la civilisation occidentale, même chez ceux qui la rejettent avec le plus de véhémence.Le couvre-chef fut le dernier élément de l'uniforme militaire à sacrifier à la mode européenne et, aujourd'hui encore, il est probable que, dans la plupart des pays arabes, l'homme assis dans le café porte une coiffure traditionnelle, sans doute une keffiah dont le dessin et la couleur indiquent peut-être aussi son appartenance tribale ou régionale. La valeur symbolique de la tête et de ce qui la recouvre est évidente. Pour les musulmans vient s'ajouter le fait que la plupart des couvre-chefs européens munis d'une visière ou d'un rebord gênent l'observance des rites. Comme dans le judaïsme, les hommes prient la tête couverte en signe de respect. Une visière ou un rebord les empêche de se prosterner le front à terre. Alors qu'elles avaient adopté des uniformes plus ou moins occidentalisés, les armées musulmanes du Moyen-Orient conservèrent pendant longtemps encore des coiffures traditionnelles. Le sultan Mahmud II, qui régna de 1808 à 1839 et fut l'un des premiers grands réformateurs du XIXe siècle, introduisit le fez, aussi appelé tarbouche. Au début détesté et rejeté parce qu'il représentait une innovation venue des infidèles, il finit par être accepté au point de devenir un symbole de l'islam. Son abolition en 1925 par le premier président de la République turque rencontra une opposition aussi farouche que son introduction, et pour les mêmes raisons. En interdisant le port du fez et des autres coiffures masculines traditionnelles au profit du chapeau ou de la casquette, Kemal Atatûrk, expert en symbolique sociale, ne se livrait pas au vain caprice d'un despote. Il s'agissait d'une décision politique majeure, dont lui et ses partisans mesuraient parfaitement la portée, tout comme ses adversaires, naturellement.Semblable bouleversement s'était déjà produit. Au XIIIe siècle, lorsque les pays musulmans situés au cœur du Moyen-Orient tombèrent, pour la première fois depuis le prophète Mahomet, aux mains de non-musulmans, leurs habitants adoptèrent les pratiques des conquérants, du moins dans le domaine militaire; même en Egypte, qui échappa à la conquête mongole, les grands émirs se mirent à porter le costume mongol, à se laisser pousser les cheveux et à harnacher leurs chevaux à la mode mongole. Et ce pour la même raison que les armées musulmanes d'aujourd'hui arborent des capotes ajustées et des képis : c'était la tenue de la victoire, celle de la plus grande puissance militaire de l'époque. Il en fut ainsi, rapportent les chroniqueurs, jusqu'en 1315, date à laquelle, les envahisseurs s'étant convertis et assimilés, le sultan d'Egypte ordonna à ses officiers de couper leurs longues boucles et de revenir au costume et au caparaçon musulmans. A ce jour, les armées modernes de l'islam n'ont pas encore opéré ce genre de retour à la tradition.Après l'armée, vint le tour du palais. Un jour, le sultan en personne se présenta dans un costume européen, légèrement adapté pour paraître différent, mais pas trop. Au palais Topkapi d'Istanbul, on peut voir deux charmants portraits de Mahmud II, avant et après la réforme vestimentaire de l'armée. Dus à l'évidence au même artiste, ils représentent le sultan caracolant sur le même cheval et vu sous le même angle. Dans l'un, Mahmud II porte un costume ottoman, dans l'autre, un pantalon et un manteau à brandebourgs. Le harnachement de sa monture s'est, lui aussi, occidentalisé. Direct, comme à son habitude, Atatûrk devait déclarer : « Nous voulons nous habiller de manière civilisée. » Mais qu'entendait-il par là ? Et pourquoi des vêtements appartenant à des civilisations beaucoup plus anciennes ne seraient-ils pas civilisés ? En fait, pour lui, « civilisé » voulait dire moderne, autrement dit occidental.A la suite du sultan, les courtisans commencèrent à s'habiller à l'européenne. Le palais était l'endroit où il était le plus facile pour le souverain d'édicter des règles en matière vestimentaire et de les imposer aux civils. Les hauts serviteurs de l'État se mirent à porter des pantalons et des redingotes. Du palais, la nouvelle mode s'étendit à l'administration en général, si bien qu'à la fin du XIXe siècle, tous les fonctionnaires de l'Empire portaient des manteaux et des pantalons de coupes diverses, signe d'un profond changement des valeurs sociales. De la fonction publique, elle se propagea peu à peu dans le reste de la population, gagnant jusqu'au simple citoyen, du moins dans les villes. L'Iran connut une même évolution, avec un léger décalage dans le temps; comme dans le monde ottoman, l'occidentalisation du vêtement fut beaucoup plus lente en milieu ouvrier et rural, et n'est pas encore achevée. Malgré la révolution islamique de 1979, les diplomates iraniens continuent de s'habiller à l'européenne, exception faite de la cravate, façon d'exprimer leur rejet des modes et des contraintes occidentales.L'occidentalisation - ou modernisation - du vêtement féminin se heurta à des résistances plus grandes encore. Elle débuta beaucoup plus tard et ne fut jamais aussi généralisée. Les règles musulmanes concernant la pudeur féminine en font, encore aujourd'hui, un sujet sensible, source de polémiques et de divisions. S'il interdit le fez et autres couvre-chefs traditionnels aux hommes, Atatûrk ne se hasarda pas à abolir le voile. Quelques municipalités de la République turque légiférèrent en ce sens, mais son port disparut par une sorte d'osmose, sous l'effet de la pression sociale et non d'une loi. Le vêtement, comme d'autres choses, reste un révélateur de la condition des femmes. Dans les maisons de thé ou les

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cafés, les femmes sont rares et quand elles y viennent, elles sont en général couvertes des pieds à la tête. Toutefois, on peut rencontrer des élégantes, vêtues à l'occidentale, dans les grands hôtels ou les cafés fréquentés par les classes aisées.L'évolution du vêtement reflète également des changements plus larges, y compris dans les pays les plus farouchement anti-occidentaux. De même que leurs habitants continuent de porter une tenue semi-occidentalisée, de même l'État conserve des atours occidentaux sous la forme d'une constitution écrite, d'une assemblée législative et d'élections d'un genre ou d'un autre. Ainsi, la République islamique d'Iran ne les a pas abolis, bien qu'ils n'aient de précédent ni dans l'Iran ancien ni dans l'histoire musulmane.Au café, notre client, pour revenir à lui, est assis sur une chaise près d'une table, deux autres innovations dues à l'influence occidentale. Connues au Moyen-Orient dans l'Antiquité et à l'époque romaine, tables et chaises disparurent après la conquête musulmane. Les Arabes venaient d'une terre pauvre en forêts, où le bois était rare et précieux. En revanche, ils avaient de la laine et du cuir en abondance qui leur servaient non seulement à se vêtir, mais aussi à meubler leurs demeures et à orner les lieux publics. On s'allongeait ou on s'asseyait sur des coussins de taille et de forme diverses, sur des divans ou des ottomanes — deux mots originaires du Moyen-Orient — recouverts de tapis noués ou tissés ; la nourriture était servie sur d'élégants plateaux en métal repoussé. Des miniatures ottomanes du début du XVIIIe siècle représentent des Européens invités aux fêtes de la cour du sultan. Ils se reconnaissent aisément à leur tunique ajustée, à leur pantalon moulant et à leur chapeau, mais aussi au fait qu'ils sont les seuls à être assis sur des chaises. Hôtes pleins d'attention, les Ottomans veillaient à ce que leurs invités européens se sentent à l'aise.Notre homme est probablement en train de fumer une cigarette -produit occidental, et même plus précisément américain. Sans doute apporté au Moyen-Orient par des marchands anglais au début du XVIIe siècle, le tabac devint rapidement très populaire. Le café était arrivé un peu plus tôt, au XVIe siècle. Cultivé en Ethiopie, il apparut d'abord au sud de l'Arabie, puis en Egypte, en Syrie et en Turquie. Selon des chroniques turques, il fut introduit à Istanbul sous le règne de Soliman le Magnifique (1520-1566) par deux Syriens, l'un originaire d'Alep, l'autre de Damas, qui ouvrirent les premières « boutiques de café » dans la capitale turque. Ce nouveau breuvage rencontra aussitôt un succès considérable, au point que le Syrien d'Alep retourna dans sa ville natale au bout de trois ans seulement en possession de cinq mille pièces d'or gagnées grâce à son commerce. La fréquentation des cafés ne manqua pas d'inquiéter les autorités politiques, qui craignaient qu'on y fomente des actions séditieuses, ainsi que les autorités religieuses, incertaines du caractère licite ou non de ce genre de stimulant au regard de la loi musulmane. En 1633, le sultan Murad IV interdit le café et le tabac, allant jusqu'à faire exécuter leurs amateurs. Finalement, après de longs débats, le tabac fut déclaré licite par une fatwa du grand mufti Mehmed Bahai Efendi, lui-même fumeur invétéré, qui, en 1634, avait été destitué et envoyé en exil parce qu'il refusait de renoncer à sa passion. Selon son contemporain, l'auteur ottoman Kâtib Çelebi, le grand mufti n'aurait pas rendu cet arrêt poussé par son goût immodéré pour le tabac, mais en vertu du principe juridique selon lequel tout ce qui n'est pas explicitement interdit est autorisé et par souci de « ce qui convient le mieux aux gens1 ».Fort probablement, notre homme est aussi en train de lire un journal, à moins qu'il n'écoute quelqu'un en faire la lecture publique. L'introduction de la presse fut, à n'en pas douter, l'un des changements les plus révolutionnaires, tant sur le plan social qu'individuel. Ce journal est imprimé en arabe, la langue qui prévaut dans la majeure partie du Moyen-Orient. En effet, dans le Croissant fertile, en Egypte et en Afrique du Nord, les langues parlées dans l'Antiquité ont quasiment disparu, certaines n'ayant plus qu'un usage liturgique ou un nombre extrêmement limité de locuteurs. La seule exception est l'hébreu, que les Juifs ont conservé à travers les siècles comme langue religieuse et littéraire et qui est redevenu une langue politique et quotidienne dans l'État moderne d'Israël. En Perse, la langue ne fut pas supplantée par l'arabe, mais se transforma. Après l'avènement de l'islam, elle adopta l'alphabet arabe et s'enrichit de nombreux emprunts. Il en alla de même du turc, jusqu'au moment où Kemal Atatùrk, prenant l'initiative d'une grande réforme culturelle, abolit l'alphabet arabe au profit de l'alphabet latin. Plusieurs républiques turcophones de l'ex-Union soviétique ont récemment fait le même choix.L'écriture se pratique au Moyen-Orient depuis la plus haute Antiquité. Invention moyen-orientale, l'alphabet représenta un immense progrès par rapport aux divers systèmes de signes et de pictogrammes qui le précédèrent et dont quelques-uns subsistent encore dans certaines parties du monde. Les alphabets latin, grec, hébreu et arabe dérivent tous du premier alphabet inventé par les peuples maritimes du Levant. Si l'alphabet simplifia la rédaction et le déchiffrement des textes, l'introduction du papier en provenance de Chine au VIIIe siècle de notre ère facilita leur production et leur diffusion. Toutefois, pour une raison mystérieuse, lorsqu'elle se fraya un chemin vers l'Occident, une autre invention chinoise, l'imprimerie, contourna le Moyen-Orient. Elle n'y était cependant pas totalement inconnue, car des documents attestent l'existence, au Moyen Age, de formes de bois gravées. On sait même qu'à la fin du XIIIe siècle, les princes mongols de Perse firent imprimer des billets de banque, mais comme ils payaient leurs employés avec tout en continuant à exiger le versement des impôts en or, ce papier-monnaie fut accueilli avec défiance. Malheureuse, l'expérience resta sans lendemain. Lorsque l'imprimerie finit par arriver au Moyen-Orient, ce fut non de Chine mais d'Occident où, fait remarquable, son introduction avait attiré l'attention des Turcs. Ne s'intéressant guère d'habitude à ce qui se passait dans les contrées des infidèles, les chroniqueurs ottomans allèrent jusqu'à consacrer quelques lignes à Gutenberg et à sa première presse. Il semble que ce soit des Juifs expulsés d'Espagne en 1492 qui aient introduit

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l'imprimerie au Moyen-Orient. Entre autres objets, idées et savoir-faire occidentaux, ils apportèrent le livre imprimé et l'art de le fabriquer. D'autres communautés non musulmanes s'y lancèrent à leur tour. Bien que n'ayant pas d'impact direct sur la culture majoritaire, leur activité contribua à défricher le terrain. Comme l'attestent des inventaires de succession conservés dans les archives ottomanes, des livres en caractères arabes étaient importés d'Europe par de riches musulmans. Et lorsque la première imprimerie musulmane finit par s'ouvrir au début du XVIIIe siècle à Istanbul, elle n'eut pas de mal à trouver une main-d'œuvre qualifiée parmi les typographes juifs et chrétiens.Les journaux ne firent leur apparition que beaucoup plus tard ; très vite, certains intellectuels musulmans prirent conscience des avantages, mais aussi des dangers qu'ils recelaient. Dès 1690, l'ambassadeur marocain en Espagne, Muhammad ibn 'Abd al-Wahhâb, plus connu sous le nom de al-Wazir al-Ghassânï, mentionne dans sa relation de voyage « ces moulins à écriture qui publient des rapports censés contenir des informations, mais qui bruissent de mensonges sensationnels2». Au XVIIIe siècle, les Ottomans savaient qu'il existait une presse européenne et manifestaient parfois de l'intérêt pour ce qui s'y disait sur eux, mais sans plus. Son introduction au Moyen-Orient fut une conséquence directe de la Révolution française. En 1795, en effet, parut le premier numéro de la Gazette française de Constantinople publiée par l'ambassade de France. D'abord destiné aux ressortissants français, ce journal, qui fut sans doute le premier à être imprimé dans cette partie du monde, avait aussi d'autres lecteurs. Après l'arrivée en Egypte de la Révolution française en la personne du général Bonaparte, d'autres journaux et gazettes officiels virent le jour au Caire. Les Français envisagèrent un moment de créer un journal en arabe, mais aucun exemplaire n'en ayant été retrouvé, il est probable que ce projet ne connut pas de suite.Dans les sociétés musulmanes traditionnelles, le prince disposait de plusieurs moyens pour informer ses sujets d'événements importants. Deux d'entre eux faisaient partie de ses prérogatives. En effet, la légende sur les pièces de monnaie et le sermon du vendredi dans les mosquées devaient, en principe, mentionner son nom et, le cas échéant, celui de son suzerain. L'omission ou l'ajout d'un nom dans la prière rogatoire signifiait généralement un changement au sommet du pouvoir, suite à une succession, une révolte, ou encore un transfert d'allégeance. Le reste du prône servait parfois à annoncer une nouvelle politique ou des mesures particulières. L'abolition d'un impôt, mais pas son introduction, pouvait aussi être portée à la connaissance du peuple par des inscriptions dans les lieux publics. Les poètes de cour chantaient les louanges du prince ; leurs poèmes — facilement mémorisables et largement difïusés — entretenaient sa réputation. Des documents rédigés par des chroniqueurs officiels, tels les fathname ou lettres de victoire, par lesquelles les sultans ottomans proclamaient leurs succès militaires, étaient distribués pour faire connaître tout événement jugé important. Utilisant depuis longtemps l'écriture ou la parole comme instrument de gouvernement, les souverains musulmans surent vite tirer parti de cette invention venue d'ailleurs : le journal.L'histoire de la presse locale en langue vernaculaire commence avec les deux grands dirigeants réformateurs, contemporains et rivaux, que furent Muhammad Ali Pacha en Egypte et le sultan Mahmud II en Turquie. Comme dans bien d'autres domaines, Muhammad Ali prit l'initiative et Mahmud II lui emboîta le pas, en vertu du principe selon lequel un sultan se devait de faire autant sinon mieux qu'un pacha. Le premier lança une gazette officielle, d'abord en français, puis en arabe ; le second, une gazette en français, puis en turc. Pendant longtemps, les journaux paraissant au Moyen-Orient furent tous des organes gouvernementaux, dont la fonction, comme l'indiquait sans détour un édito-rial turc de l'époque, était de «faire connaître les intentions et les décisions du gouvernement3». Une telle conception de la nature de la presse et de son rôle n'a pas encore entièrement disparu dans cette partie du monde.Écrire l'histoire de la presse au Moyen-Orient n'est pas une tâche aisée. De nombreux journaux ne connurent qu'une existence éphémère, cessant de paraître après quelques numéros; quant aux autres, les collections conservées dans les archives sont souvent incomplètes. Pour autant qu'on sache, le premier périodique non officiel parut à Istanbul en 1840. Son propriétaire et directeur était un Anglais, William Churchill, qui réussit à obtenir un firman autorisant son entreprise. Bien que paraissant à intervalles irréguliers, ce Journal des événements (Jeride-i Havadis) parvint à se maintenir.L'introduction du télégraphe et la guerre de Crimée marquèrent un tournant dans l'histoire non seulement de ce journal mais aussi de l'ensemble de la presse au Moyen-Orient. De nombreux correspondants de guerre, français et anglais, accoururent dans la région. Churchill s'arrangea avec l'un d'eux pour qu'il lui fournisse le double des dépêches qu'il envoyait à son journal londonien, ce qui lui permit de sortir cinq numéros par semaine, un exploit pour l'époque. Voilà comment les Turcs et les autres peuples du Moyen-Orient devinrent dépendants d'une drogue bien plus puissante, certains diraient plus nocive, que le café ou le tabac, réclamant leur dose quotidienne de nouvelles. Peu après, naquit un journal en langue arabe destiné aux provinces arabophones de l'Empire ; il cessa de paraître au lendemain de la guerre de Crimée, contrairement à son homologue turc qui poursuivit sa carrière et fit de nombreux émules.En 1860, le gouvernement ottoman parraina un quotidien en arabe. Paraissant à Istanbul, il ne se contentait pas de publier des décrets officiels et autres informations du même genre ; c'était un authentique journal dans lequel on trouvait des nouvelles de l'Empire et du monde, des éditoriaux et des articles de fond. A peu près à la même époque, les jésuites de Beyrouth fondèrent un autre journal, très certainement le premier quotidien à paraître dans un pays arabe. Quand les musulmans dénoncent les impérialistes et les missionnaires, ils ont au moins raison sur un point : c'est à eux, en effet,

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qu'ils doivent la presse quotidienne. Et, avec le développement de la presse, les directeurs de journaux, les journalistes et les lecteurs se trouvèrent confrontés à deux grands écueils : la propagande et la censure.A la fin du XIXe siècle et au début du XXe les publications — quotidiennes, hebdomadaires et mensuelles - se multiplièrent, notamment en Egypte où, en raison de l'occupation britannique, les conditions étaient plus favorables. Ces publications étaient largement diffusées dans les autres pays arabophones qui, à leur tour, créèrent leurs propres journaux et magazines. L'essor de la presse eut des répercussions considérables. Le fait d'être régulièrement informé de ce qui se passait chez lui et à l'étranger donna au simple citoyen capable de lire ou de se faire lire un journal une connaissance de sa ville, de son pays et même du monde impensable un siècle plus tôt. La presse engendra de nouvelles formes de socialisation et de politisation. C'est également pendant la guerre de Crimée que se créèrent des municipalités sur le modèle occidental et que l'État commença à recourir à l'emprunt public.La langue, elle aussi, subit de profondes transformations. En turc, en arabe et plus tard en persan, le style ampoulé des premiers journaux, modelé sur celui des chroniques de cour et des décrets officiels, céda progressivement la place au style journalistique plus vigoureux que nous connaissons aujourd'hui. Pour aborder les problèmes du monde moderne, les journalistes durent se forger de nouvelles formes d'expression. Le besoin d'informer le lecteur et de lui expliquer des événements aussi abscons que l'insurrection de la Pologne contre la Russie, la guerre de Sécession ou encore les discours du trône de la reine Victoria fut, en grande partie, à l'origine du langage politique et journalistique du Moyen-Orient moderne.Nouveau venu sur la scène moyen-orientale, le journaliste, dont la profession était inconnue jusque-là, se mit à jouer un rôle de plus en plus important.Aujourd'hui, le journal n'est plus le seul moyen de communication présent dans un café. On y trouve généralement une radio, sinon aussi une télévision. Le premier organisme de radiodiffusion au Moyen-Orient fut inauguré en Turquie en 1925, trois ans seulement après celui de Londres. Etant sous domination étrangère, la plupart des autres pays de la région durent attendre un peu plus longtemps. En Egypte, la radio ne commença à émettre qu'en 1934 et ne prit véritablement son essor qu'après la révolution de 1952. C'est en 1964 que la Turquie, encore une fois pionnière, créa une radio indépendante du gouvernement. D'une façon générale, le degré de liberté dont jouissent les gens de radio ou de télévision dépend de la nature du régime en place. L'Italie fasciste fut apparemment la première puissance étrangère à répandre sa propagande par la voie des ondes: en 1935, elle commença à émettre des émissions régulières en arabe depuis Bari, inaugurant ainsi une guerre de propagande dans laquelle allaient s'engouffrer la Grande-Bretagne, l'Allemagne, puis la France et, plus tard, les États-Unis et l'Union soviétique. A leur tour, les pays du Moyen-Orient se mirent à arroser la région de leurs programmes, dispensant des informations, prodiguant des conseils et, à l'occasion, appelant à la subversion. Plus coûteuse, l'introduction de la télévision fut aussi plus laborieuse, mais à l'heure actuelle elle est présente dans tout le Moyen-Orient.Dans une région où l'analphabétisme reste très répandu, l'apparition d'instruments modernes de communication orale eut un impact révolutionnaire, au sens propre du terme. Ainsi, la révolution iranienne de 1979 fut sans doute la première révolution électronique de l'histoire : les discours de l'ayatollah Khomeini étaient distribués sur cassettes, et ses instructions transmises par liaisons téléphoniques directes. Grâce à ces moyens techniques, l'art oratoire acquit une force inédite et put toucher des foules immenses.Le contenu des programmes de radio et de télévision dépend beaucoup du régime en place. Très vraisemblablement, le portrait du chef de l'État ou du gouvernement orne l'un des murs du café. Dans les rares pays qui ont adopté un système démocratique à l'occidentale et ont réussi à le conserver, les dirigeants sont démocratiquement élus et les médias, à côté des positions gouvernementales, font place à un large éventail d'opinions. Dans les autres, l'écrasante majorité, prévalent des régimes plus ou moins autocratiques. Quand ceux-ci revêtent un caractère traditionnel et modéré, les formes sont en général respectées et une certaine liberté d'expression est permise. Quand il s'agit de dictatures exercées par des militaires ou un parti, les médias - presse, radio et télévision confondues - sont soumis à une discipline totalitaire et contraints à l'unanimisme.Toutefois, quelle que soit la nature du régime, le portrait de son chef accroché au mur constitue, par sa seule présence, une rupture radicale avec le passé. Comme le rapportait, en 1721, l'ambassadeur turc en France, la coutume voulait que le roi offre aux représentants étrangers «son portrait garni de diamants». Ayant expliqué qu'il n'était point permis aux musulmans d'avoir des portraits, il reçut en échange d'autres présents4. L'art du portrait n'était cependant pas inconnu au Moyen-Orient. Le sultan Mehmed II, surnommé le Conquérant, avait autorisé le peintre italien Bellini à faire son portrait et possédait même une collection de tableaux européens. Plus pieux, son fils et successeur s'en débarrassa. Par la suite, les sultans se montrèrent moins pointilleux, si bien que le palais Topkapi à Istanbul abrite une riche galerie de portraits de souverains et autres dignitaires de l'Empire. A l'époque moderne s'est développée une sorte d'iconographie musulmane qui propose des portraits, à l'évidence mythiques, d"Ali et de Hussein en pays shiite, et d'autres figures religieuses, en moins grand nombre il est vrai, en pays sunnite. On rencontre peu d'effigies sur les monnaies, comme c'est la coutume en Europe depuis l'Antiquité grecque et romaine. Une seule pièce montre ce que l'on suppose être le portrait d'un calife abbasside. Elle est volontairement provocatrice, car non seulement elle représente le souverain, mais

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encore celui-ci est en train de porter une coupe à ses lèvres. Quelques pièces seljuqides à l'effigie d'un émir proviennent de petites principautés d'Anatolie, mais c'est là un phénomène purement local dû à l'influence byzantine.Il n'y a sans doute pas d'autres tableaux aux murs, si ce n'est un texte calligraphié et encadré, reproduisant un verset du Coran ou un dit du Prophète. Depuis quatorze siècles, l'islam est la principale religion de la région et, depuis presque autant, la religion dominante. Limité à la récitation de quelques versets du Coran, le culte observé dans la mosquée est simple et austère. La prière commune est un acte collectif et discipliné de soumission au Créateur, Dieu unique et immatériel. Le culte ne tolère ni le spectaculaire ni le mystère. Il n'admet ni la poésie ni la musique liturgique, ni, a fortiori^ la peinture ou la sculpture figurative que la tradition musulmane récuse comme idolâtre. Les artistes pratiquent le dessin abstrait et géométrique, et leurs motifs décoratifs s'inspirent abondamment de la calligraphie. Des versets et même des sourates entières du Coran ornent les murs et le plafond des mosquées, mais aussi des demeures privées et des lieux publics.C'est peut-être dans les arts qu'apparurent les premiers signes de la pénétration culturelle de l'Occident. Ainsi, dans un pays comme l'Iran, pourtant plus éloigné et plus refermé sur lui-même, la peinture manifeste, dès le début du XVIe siècle, des influences occidentales aussi bien dans la représentation des ombres, de la perspective que des figures humaines. Défiant les règles de l'aniconisme musulman, ces dernières étaient depuis longtemps présentes dans l'art perse et ottoman ; à partir de cette époque, elles s'individualisent et perdent leur caractère stéréotypé. L'art du portrait était également connu, mais l'image du prince reproduite sur les pièces de monnaie, les timbres ou les murs est un phénomène récent et passe encore, dans les pays les plus conservateurs, pour un sacrilège confinant à de l'idolâtrie.Contrairement au théâtre, le cinéma rencontre au Moyen-Orient un succès considérable. Dès 1897, l'Egypte commença à importer des films muets d'Italie. Les séances de projections organisées à l'intention des soldats alliés pendant la Première Guerre mondiale donnèrent à de nombreux habitants de la région l'occasion de découvrir ce nouveau moyen d'expression. En 1917, l'Egypte encore se lançait dans la production et, en 1927, elle présentait ses premiers longs métrages. Aujourd'hui, l'industrie cinématographique égyptienne occupe le troisième rang mondial, derrière celles des États-Unis et de l'Inde.D'autres inventions occidentales sont désormais si anciennes et si bien intégrées que leur origine étrangère n'est plus perçue. Si notre homme dans le café a fait des études et s'est abîmé les yeux à force de lire, il porte sans doute des lunettes, invention européenne attestée au Moyen-Orient depuis le XVe siècle. Le café possède peut-être une horloge et le client une montre; encore aujourd'hui, celles-ci sont probablement de fabrication étrangère — européenne ou asiatique. L'utilisation d'instruments précis pour mesurer le temps a entraîné, et continue d'entraîner, de grands bouleversements dans les modes de vie traditionnels.Il y a toutes les chances pour que notre amateur de café passe le temps, sans avoir à le mesurer, en compagnie d'amis et joue à l'un de ces jeux de table qui ont une très longue histoire dans la région. Les plus appréciés sont le jacquet et, dans les classes plus instruites, les échecs. Tous deux sont arrivés en Occident par l'intermédiaire du Moyen-Orient, les échecs ayant peut-être une origine indienne. Leur présence est déjà attestée en Perse préislamique. Dans le grand débat sur la question de la prédestination ou du libre arbitre qui a opposé les théologiens musulmans au Moyen Age, ces jeux servaient parfois d'illustration ou même d'exemple par excellence. Faut-il comparer l'existence à une partie d'échecs où le joueur reste, à chaque coup, libre de déplacer ses pièces comme il l'entend et où la victoire dépend de son talent et de sa faculté d'anticipation ? Ou bien à une partie de jacquet, dont l'issue peut être accélérée ou retardée grâce à un brin d'habileté, mais dont le résultat final dépend des lancers de dés successifs, qualifiés par certains de pur hasard et par d'autres de prédétermination divine? Ces deux jeux fournirent de puissantes métaphores dans ce grand débat théologique, où la prédestination — le jacquet — finit par l'emporter.Entre les nouvelles et les discours, la radio ou la télévision diffuse de la musique. Dans la plupart des cafés, il s'agit de musique orientale, traditionnelle ou de variétés, ou encore de musique pop occidentale arrangée au goût oriental. La musique classique occidentale est presque totalement absente. Car les musulmans les plus occidentalisés ne l'apprécient guère, contrairement aux Japonais ou même aux Chinois qui l'aiment, l'interprètent, voire en composent. Chez les chrétiens libanais ou les Juifs israéliens, il existe un public pour cette musique. En Turquie, où l'occidentalisation a également touché le domaine musical, on trouve aujourd'hui des orchestres symphoniques, des opéras et des compositeurs de musique classique. Pouvant, comme les arts plastiques, se passer de la langue, la musique, du moins instrumentale, semble a priori plus accessible aux peuples d'une autre culture. Pourtant, dans presque tout le Moyen-Orient, peut-être à cause de la place qu'y occupe le chant, les amateurs de musique classique demeurent relativement peu nombreux. En revanche, dès les premiers contacts avec l'Occident, la peinture et l'architecture se sont transformées sous son influence ; en littérature, les genres traditionnels ont pratiquement disparu, le roman, le théâtre et la poésie se conformant aux canons esthétiques modernes. Si les arts plastiques ont été les premiers à s'occidentaliser et ont poussé très loin ce processus, la musique reste à la traîne. Ce qui ne devrait pas nous étonner car, de tous les arts, elle est celui qu'un étranger a le plus de mal à comprendre, à assimiler et à jouer.Ce qui frappe le plus un visiteur occidental lorsqu'il entre dans un café, presque partout au Moyen-Orient, c'est l'absence, ou la quasi-absence, de femmes ; lorsqu'il y en a, ce sont en général des étrangères.

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Les tables sont occupées par des hommes, seuls ou à plusieurs ; le soir, des groupes de jeunes gens se promènent dans les rues en quête de distraction. L'émancipation des femmes accuse un net retard par rapport aux progrès intervenus dans le statut des hommes et enregistre même, depuis quelque temps, des reculs dans bien des pays.L'impression qu'on en retire est celle d'une région dotée d'une culture ancienne et de fortes traditions. A certaines époques, elle a été un centre d'où ont rayonné des idées, des marchandises et parfois des armées. A d'autres, elle a été un aimant attirant de nombreux étrangers, pèlerins et disciples, esclaves et prisonniers, conquérants et maîtres. Elle a été un carrefour et un lieu d'échanges, où le savoir et les biens arrivaient d'antiques et lointaines contrées et repartaient, parfois considérablement améliorés, vers d'autres horizons.Aujourd'hui, une grande majorité de ses habitants reste marquée par le choc qu'a représenté la pénétration d'abord européenne puis, plus généralement, occidentale, par les transformations — certains diraient les effets déstabilisateurs - qu'elle a engendrées. L'histoire moderne du Moyen-Orient est faite d'une succession quasi ininterrompue de bouleversements imposés de l'extérieur — de défis auxquels ont été apportées des réponses diverses pouvant aller jusqu'au rejet. Profonds, certains de ces bouleversements sont probablement irréversibles et beaucoup les jugent encore insuffisants. Plus limités et superficiels, d'autres enregistrent des retours en arrière, à la plus grande satisfaction des conservateurs et des extrémistes pour qui la pénétration de la civilisation occidentale a été un désastre encore plus grand que les terribles invasions mongoles du XIIIe siècle. Il y a peu, cette pénétration était qualifiée d'impérialisme, mais ce terme n'est plus approprié maintenant que la brève période de colonisation européenne s'éloigne dans le temps et que les États-Unis, peu désireux de s'impliquer, se tiennent à distance. Une autre expression décrit mieux la façon dont elle est perçue par ceux qui la rejettent, c'est celle qu'employait Khomeini à propos des États-Unis : « le grand Satan ». Satan n'est pas un impérialiste, mais un tentateur. Il ne conquiert pas, il séduit. L'affrontement se poursuit entre ceux qui haïssent le mode de vie occidental et redoutent sa force d'attraction, à leurs yeux destructrice, et ceux qui y voient l'occasion de nouveaux progrès, de nouvelles ouvertures, d'échanges féconds entre cultures et civilisations.L'issue de ce combat est encore incertaine. Ses origines, ses avatars et ses enjeux se comprennent sans doute mieux si on les replace dans l'histoire et la civilisation du Moyen-Orient.

DEUXIÈME PARTIEAntécédents Chapitre premier Avant le christianismeAu début de l'ère chrétienne, deux grands empires se disputaient la région que nous appelons aujourd'hui le Moyen-Orient. Ce n'était ni la première ni la dernière fois de son histoire millénaire. Comprenant les pays du pourtour méditerranéen depuis le Bosphore jusqu'au delta du Nil, son versant occidental faisait partie de l'Empire romain. Les anciennes civilisations qui y avaient fleuri s'étaient éteintes et les cités étaient administrées par des gouverneurs romains ou des princes locaux soumis à Rome. Son versant oriental appartenait à un autre empire, que les Romains, après les Grecs, appelaient la Perse et ses habitants l'Iran.La carte politique de la région était très différente de celle d'aujourd'hui. Les pays portaient d'autres noms et avaient d'autres frontières. De même, la plupart des peuples parlaient d'autres langues et professaient d'autres religions. Il y a, bien sûr, des exceptions, mais certaines sont plus apparentes que réelles, dans la mesure où elles résultent d'une volonté délibérée de faire revivre une Antiquité redécouverte, plutôt que d'une transmission ininterrompue d'antiques traditions.La carte de l'Asie du Sud-Ouest et de l'Afrique du Nord-Est à l'époque de la domination des puissances rivales, Rome et la Perse, était également très différente de celle des empires et des cultures qui les avaient précédées et qui, pour la plupart, avaient été conquis et absorbés par des voisins plus puissants, bien avant que les phalanges macédoniennes, les légions romaines ou les cataphractes perses n'y fassent irruption. Parmi les cultures qui avaient survécu jusqu'au début de l'ère chrétienne et conservé tant bien que mal leur identité et leur langue, la plus ancienne était sans conteste l'Egypte. Remarquablement caractérisé par son histoire et sa géographie, le pays comprend la basse vallée du Nil et son delta; bordé de chaque côté par le désert, il est délimité au nord par la mer. Sa civilisation était déjà plusieurs fois millénaire lorsque les conquérants arrivèrent ; néanmoins, ni les Perses ni les Grecs ni les Romains ne parvinrent à en effacer les traits distinctifs. Malgré de multiples transformations, la langue et l'écriture pharaoniques présentent une étonnante continuité. L'ancienne écriture hiéroglyphique et celle, plus cursive, qui lui succéda, le démotique, survécurent jusqu'aux premiers siècles de l'ère chrétienne, avant d'être finalement supplantés par le copte, dernier avatar de l'égyptien ancien, transcrit dans un alphabet adapté du grec et augmenté de sept lettres dérivées du démotique. L'écriture copte fit son apparition au IIe siècle avant J.-C. et se stabilisa au cours du Ier siècle de notre ère. Lorsque les Égyptiens se convertirent au christianisme, le copte devint la langue culturelle et nationale de l'Egypte chrétienne sous domination romaine et byzantine. Après l'islamisation et l'arabisation du pays, même ceux qui décidèrent de rester chrétiens adoptèrent la langue arabe. Ils s'appellent encore des coptes, mais leur langue s'est progressivement éteinte, pour ne subsister que dans la liturgie. L'Egypte avait désormais une nouvelle identité.Le pays a porté bien des noms. A la suite des Grecs et des Romains, nous l'appelons «Egypte», adaptation grecque d'un ancien vocable égyptien. Le mot « copte » a probablement la même racine consonan-tique. Les Égyptiens l'appellent «

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Misr », nom apporté par les conquérants arabes et apparenté aux appellations sémitiques de l'Egypte que l'on trouve dans la Bible et dans d'autres textes anciens.La civilisation du Croissant fertile née dans les vallées du Tigre et de l'Euphrate était peut-être encore plus ancienne que celle de l'Egypte, mais ne présentait ni la même unité politique ni la même continuité sociale. Au sud, au centre et au nord vivaient des peuples différents parlant des langues différentes : Sumer et Akkad, Assyrie et Babylonie. Dans la Bible, la région s'appelle Aram Naharayim, Aram d'entre les deux fleuves. Dans le monde gréco-romain, elle s'appelait Mésopotamie, mot dont la signification est à peu près identique. Au début de l'ère chrétienne, le centre et le sud se trouvaient entre les mains des Perses dont la capitale impériale, Ctésiphon, était située non loin du site actuel de Bagdad. D'origine perse, «Bagdad» signifie «Dieu a donné ». C'était le nom du village où, des siècles plus tard, les Arabes fonderaient une nouvelle capitale impériale. Mot arabe, « Iraq » désignait au Moyen Age la moitié sud du pays, de Bagdad jusqu'à la mer. Cette province était aussi appelée 'Iraq 'Arabï pour la distinguer de 'Iraq 'Ajamï, la région voisine située au sud-ouest de l'Iran.Territoire disputé, le nord de la Mésopotamie était gouverné tantôt par Rome, tantôt par la Perse, tantôt par des dynasties locales. A certaines époques, il faisait même partie de la Syrie, région délimitée au nord par la chaîne montagneuse du Taurus, au sud par le désert du Sinaï, à l'est par le désert d'Arabie et à l'ouest par la mer Méditerranée. L'origine du nom « Syrie » est incertaine. Hérodote y voit une forme abrégée d'Assyrie. Les historiens modernes le font remonter à divers toponymes locaux. Il apparaît pour la première fois en grec et n'a pas d'antécédents identifiables, ni pour la forme ni pour le contenu, dans les textes préhellénistiques. Bien établi dans l'usage officiel romain et byzantin, il disparaît au VIF siècle avec la conquête arabe, mais continue à être utilisé en Europe, surtout après le renouveau des études classiques et de la terminologie gréco-romaine au moment de la Renaissance. Dans le monde arabe, et plus généralement musulman, la région autrefois appelée Syrie portait le nom de Sham, qui était aussi celui de sa ville principale, Damas. Hormis quelques rares occurrences dans d'obscurs traités de géographie, le nom « Syrie » — en arabe « Suriya » — était inconnu jusque dans la seconde moitié du XIXe siècle où il resurgit sous l'influence européenne. En 1865, il devint, sous administration ottomane, le nom officiel d'une province, le vilayet de Damas, et après l'obtention en 1920 d'un mandat par les Français, celui d'un État. Parmi les noms plus anciens d'origine autochtone, le plus utilisé était celui d'Aram, d'après le peuple — les Araméens — qui s'était installé en Syrie et en Mésopotamie. De même que la Mésopotamie s'appelait « Aram d'entre les deux fleuves », le sud s'appelait « Aram de Damas » et le nord (Alep) « Aram de Sobah » (voir, par exemple, II Samuel, VIII, 6 et X, 6).Plus couramment, cependant, les territoires formant la branche occidentale du Croissant fertile portaient les noms des royaumes et des peuples qui les contrôlaient. Les plus connus, ou du moins ceux pour lesquels nous possédons le plus de documents, sont ceux du sud, que les premiers livres de la Bible et d'autres textes anciens appellent Canaan. Après la conquête Israélite, cette zone prit le nom de «pays des enfants d'Israël » (Josué, XI, 22) ou simplement de « pays d'Israël » (I Samuel, XIII, 19). Après le partage, au Xe siècle avant J.-C, du royaume de David et de Salomon, le sud, avec Jérusalem pour capitale, prit le nom de Juda, et le nord celui d'Israël, avant de prendre celui de Samarie. La région côtière s'appelait au nord la Phénicie et au sud la Philistie, d'après les peuples qui y résidaient. Les Philistins disparurent de la scène de l'histoire au moment des conquêtes babyloniennes. Les Phéniciens continuèrent d'occuper le nord d'Israël et le sud du Liban actuels jusqu'à l'arrivée des Romains et le début du christianisme. Après la conquête perse au VIe siècle avant J.-C, la région où se réinstallèrent les exilés prit le nom de «Yehud» (voir les passages en araméen: Daniel, II, 25 et V, 13; Ezra, V, 1 et V, 8). Pour les Romains, de même que dans le Nouveau Testament, le sud, le centre et le nord s'appelaient respectivement la Judée, la Samarie et la Galilée. On peut y ajouter, plus au sud, le désert que les Romains appelaient l'Idumée, d'après l'Edom biblique - aujourd'hui le Néguev - et, à l'est du Jourdain, la Pérée.En Mésopotamie comme en Syrie, les langues dominantes étaient sémitiques mais se subdivisaient en plusieurs groupes. Le groupe le plus ancien était l'akkadien, auquel appartenaient l'assyrien et le babylonien, surtout pratiqués en Mésopotamie. Le cananéen regroupait l'hébreu biblique, le phénicien et son surgeon en Afrique du Nord, le carthaginois, ainsi qu'un certain nombre d'autres langues étroitement apparentées, attestées par des inscriptions découvertes dans le nord et le sud de la Syrie. Au début de l'ère chrétienne, la plupart avaient quasiment disparu, pour être remplacées par des langues très proches les unes des autres appartenant à un autre ensemble sémitique, l'araméen. Pour ce qui est des langues cananéennes, si le phénicien était encore parlé dans les ports du Levant et les colonies nord-africaines, l'hébreu ne l'était plus par les Juifs, mais demeurait la langue de la religion, de la littérature et de l'érudition. Quant à l'assyrien et au babylonien, ils n'étaient apparemment plus du tout en usage. Devenu langue internationale du commerce et de la diplomatie, l'araméen était largement répandu non seulement dans le Croissant fertile, mais aussi en Perse, en Egypte et dans le sud de la Turquie actuelle.A cette époque, l'arabe, dernière des langues sémitiques à faire son entrée dans la région, était pour l'essentiel confiné dans le centre et le nord de la péninsule Arabique. Les cités plus développées du sud-ouest — aujourd'hui le Yémen - parlaient une autre langue sémitique, le sud-arabique, proche de l'éthiopien, que des colons venus d'Arabie du Sud avaient apportée avec eux dans la Corne de l'Afrique. Certaines sources indiquent que, plus au nord, des locuteurs arabes s'étaient installés dans les marches de la Syrie et de l'Irak, bien avant les grandes conquêtes du VIIe siècle qui

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aboutiraient au triomphe de l'arabe dans toute la région. De nos jours, l'araméen subsiste dans le rituel de certaines Eglises orientales et est encore parlé dans quelques villages reculés.Ce n'est qu'au Moyen Age, avec l'arrivée des Turcs, que le pays aujourd'hui appelé la Turquie prit ce nom — et encore, seulement en Europe. Pendant les premiers siècles de l'ère chrétienne, on parlait d'Asie, ou d'Asie Mineure, et d'Anatolie. Désignant au départ la côte orientale de la mer Egée, ces deux termes gagnèrent, pour ainsi dire, du terrain vers l'est. Plus généralement, le pays était désigné par le nom de ses différentes provinces, villes ou royaumes. Le grec était la langue dominante et la plus couramment parlée.«Anatolie» vient d'un mot grec qui signifie «lever du soleil», comme «Orient» qui vient du latin et «Levant» de l'italien. Ces termes reflètent une époque où les pays de la Méditerranée orientale constituaient les limites du monde connu. Prenant peu à peu conscience de l'existence d'une Asie plus lointaine et plus vaste, les peuples méditerranéens rebaptisèrent celle qu'ils connaissaient du nom d'Asie Mineure. De même, lorsque, bien des siècles plus tard, un Orient encore plus éloigné apparut à l'horizon des Occidentaux, l'Orient ancien et immémorial devint le « Proche- », puis le « Moyen-Orient ». De toutes ces lointaines contrées, la plus importante mais aussi la plus menaçante pour le Moyen-Orient était l'Iran, plus connu en Occident sous le nom de Perse.Au sens strict, la « Perse » ou « Perside » désigne non pas un pays ou une nation, mais une province, le Pars ou Fars, au sud-ouest de l'Iran, en bordure du golfe Persique. Les Perses n'ont jamais donné ce nom à l'ensemble du pays, même si le dialecte de cette province finit par devenir la langue politique et culturelle dominante, au même titre que le toscan en Italie, le castillan en Espagne et le parler de la région londonienne en Angleterre. Le nom qu'ils ont toujours utilisé et imposé au reste du monde en 1935 est l'Iran. Il dérive de l'ancien perse aryanam, un génitif pluriel qui signifie « [le pays] des Aryens » et remonte aux premières migrations des peuples indo-aryens.La carte religieuse du Moyen-Orient était encore plus complexe - et confuse - que celle de ses peuples et de ses langues. Si certaines divinités étaient tombées dans l'oubli, beaucoup existaient encore, non sans avoir, il est vrai, subi d'étranges transformations. Au fil du temps, conquêtes et migrations, pénétration de la culture hellénistique et domination romaine avaient donné naissance à de nouvelles religions syncrétiques. Divers cultes orientaux avaient trouvé un écho auprès des Romains et se pratiquaient jusque dans la capitale de l'Empire. Ainsi, Isis d'Egypte, Adonis de Syrie, Cybèle de Phrygie en Asie Mineure avaient-ils des adorateurs chez les nouveaux maîtres du Moyen-Orient.En l'espace de quelques siècles, soit un laps de temps relativement court à l'échelle de la région, deux nouvelles religions apparues successivement, le christianisme et l'islam, allaient supplanter toutes les anciennes divinités et leurs cultes. L'avènement et le triomphe de l'islam au VIIe siècle furent précédés et, en un sens, rendus possibles par le succès du christianisme, qui lui-même avait une dette envers plusieurs courants antérieurs, religieux et philosophiques. L'un et l'autre plongent leurs racines dans la rencontre et l'interpénétration de trois civilisations universalistes du Moyen-Orient ancien: les civilisations juive, perse et grecque.Le monothéisme n'était pas une idée entièrement nouvelle. On le trouve déjà, par exemple, dans le Grand Hymne d'Akhenaton, le pharaon qui régna sur l'Egypte au XIVe siècle avant J.-C. Toutefois, faisant des apparitions sporadiques et très localisées, il n'eut qu'un impact éphémère et géographiquement circonscrit. Les Juifs furent les premiers à faire du monothéisme éthique l'un des principes fondamentaux de leur religion; on peut d'ailleurs suivre l'évolution de leurs croyances d'un culte tribal primitif à un monothéisme éthique universel dans les livres successifs de la Bible. Ces livres montrent également que les Juifs avaient de plus en plus conscience que cette croyance les isolait de leurs voisins idolâtres et polythéistes. A l'époque moderne, ceux qui prétendent être les seuls détenteurs de la vérité se laissent facilement convaincre qu'ils en sont aussi les découvreurs. Dans les temps anciens, une telle présomption eût été inconcevable. Confrontés à ce fait extraordinaire qu'ils étaient les seuls à avoir reconnu son unicité, les Hébreux, incapables d'imaginer qu'ils eussent pu choisir Dieu, adoptèrent une attitude plus humble : c'était Dieu qui les avait choisis. Cette élection leur conférait des privilèges, mais leur imposait aussi des devoirs et se révélait parfois un fardeau bien lourd à porter. « C'est vous seuls que j'ai distingués entre toutes les familles de la terre, c'est pourquoi je vous demande compte de toutes vos fautes» (Amos, III, 2).Toutefois, les Juifs n'étaient pas les seuls à adorer un Dieu universel et éthique. Beaucoup plus à l'est, sur les hauts plateaux d'Iran, deux peuples apparentés, les Mèdes et les Perses, étaient peu à peu passés du paganisme à une croyance en une seule divinité suprême incarnant le principe du bien en lutte perpétuelle contre les forces du mal. L'apparition de cette religion est associée au prophète Zoroastre, dont les écrits rédigés en ancien perse ont conservé les enseignements. On ignore à quelle époque ce prophète a vécu et prêché, les estimations des historiens divergeant de mille ans ou plus. Néanmoins, il semblerait que le zoroastrisme connut son apogée aux VIe et Ve siècles avant J.-C. Pendant longtemps, les Mèdes et les Perses avaient, chacun de leur côté, poursuivi leur quête d'un Dieu. Les bouleversements du VIe siècle les rapprochèrent. Les répercussions s'en feraient sentir dans le monde entier des siècles durant.En 586 avant J.-C, Nabuchodonosor, roi de Babylone, conquit le royaume de Juda, s'empara de Jérusalem, détruisit le Temple et, fidèle aux pratiques de l'époque, déporta la population en Babylonie. Quelques décennies plus tard, les Babyloniens furent à leur tour submergés par un autre conquérant, Cyrus le Mède, fondateur d'un nouvel empire perse qui ne tarderait pas à s'étendre jusqu'en Syrie et au-delà. Apparemment, les Mèdes avaient une vision du monde et des croyances assez proches de celles des Juifs, l'un des nombreux peuples soumis de leur vaste territoire polyglotte. Cyrus

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permit aux exilés de regagner la terre d'Israël et ordonna la reconstruction du Temple de Jérusalem aux frais de l'État. Dans la Bible, il jouit d'une estime accordée à aucun autre souverain non juif et à bien peu de chefs juifs. Rédigés après la captivité de Babylone, les derniers chapitres du Livre d'Isaïe en fournissent une illustration saisissante: «Il [Cyrus] est mon berger; il exécutera toute ma volonté, en disant à Jérusalem : "Sois rebâtie !" et au Temple : "Sois fondé!" (Isaïe, XLIV, 28). Le chapitre qui suit va encore plus loin: «Ainsi parle l'Éternel à son oint, à Cyrus : "Je l'ai pris par la main pour mettre les nations à ses pieds"... » (Isaïe, XLV, 1).Entre les premiers et les derniers livres de la Bible, rédigés les uns avant la captivité de Babybone, les autres après le retour des exilés, il existe de notables différences; certaines sont peut-être dues à l'influence de la pensée religieuse iranienne, en particulier, l'idée d'un combat cosmique entre les forces du Bien et du Mal, entre Dieu et le Démon, dans lequel l'humanité aurait un rôle à jouer, l'affirmation plus explicite d'un jugement après la mort, d'une rétribution au ciel ou en enfer, l'idée qu'un sauveur né d'une « semence sacrée » et consacré par l'onction viendra à la fin des temps et assurera le triomphe définitif du Bien sur le Mal. La place qu'occuperont ces idées dans le judaïsme tardif et le christianisme primitif est bien connue.Les relations entre ces deux peuples eurent également des conséquences politiques. Cyrus accorda ses faveurs aux Juifs qui, en retour, le servirent loyalement; pendant des siècles, ceux-ci, tant dans leur patrie que dans les autres territoires sous domination romaine, seront soupçonnés, non sans raison parfois, de sympathie voire de collusion avec les Perses ennemis de Rome.Le philosophe allemand Karl Jaspers voit dans la période qui s'étend de 600 à 300 avant J.-C. un « moment déterminant » de l'histoire de l'humanité. En effet, c'est à cette époque que des peuples vivant dans des pays éloignés et apparemment sans contact effectuèrent des percées majeures sur le plan spirituel et intellectuel, comme en témoignent Confucius et Lao-tseu en Chine, Bouddha en Inde, Zoroastre ou ses principaux disciples en Iran, les prophètes en Israël et les philosophes en Grèce. Ils ne se connaissaient pratiquement pas. Des missionnaires bouddhistes venus de l'Inde auraient tenté de propager leur doctrine au Moyen-Orient, mais leurs efforts sont très mal connus et ne semblent pas avoir porté de fruit. Les fécondes relations entre les Juifs et les Perses datent de Cyrus et de ses successeurs. Etendant leurs conquêtes à l'Asie Mineure et à la mer Egée, ces derniers entrèrent en contact et en conflit avec les Grecs, jetant ainsi un pont entre la civilisation grecque naissante et les nombreux peuples de l'Empire perse. La Grèce avait un génie philosophique et scientifique, plutôt que religieux, mais son apport intellectuel exercerait une profonde influence sur les civilisations religieuses du Moyen-Orient et même du monde.Très tôt, les marchands et les mercenaires grecs partirent à la découverte du Moyen-Orient et rapportèrent de ces étranges contrées de quoi aiguiser la curiosité grandissante des philosophes et des savants. L'expansion de l'Empire perse facilita les déplacements et les échanges, favorisa la connaissance des langues et fit entrer quantité de spécialistes grecs à tous les échelons de l'administration impériale. Une nouvelle ère débuta avec les conquêtes d'Alexandre le Grand (356-323) qui étendit la domination macédonienne et l'influence culturelle grecque, vers l'est, en Iran, en Asie centrale et jusqu'aux confins de l'Inde, vers le sud, en Syrie et en Egypte. Après sa mort, ses généraux se partagèrent son empire et fondèrent trois royaumes, situés respectivement en Iran, en Syrie et en Egypte.Les Grecs, qui connaissaient déjà un peu la Perse avant les expéditions d'Alexandre, commencèrent à se familiariser avec ces régions mystérieuses; en Mésopotamie, en Syrie et en Egypte, ils établirent une suprématie politique, qui céderait la place à celle des Romains, et une suprématie culturelle qui se poursuivrait encore plusieurs siècles. En 64 avant J.-C., le général romain Pompée s'empara de la Syrie et, peu après, de la Judée. En 31 avant J.-C., après la défaite d'Antoine et de Cléopâtre à la bataille d'Actium, les Ptolémées d'Egypte durent, à leur tour, faire acte de soumission à Rome. Face au triomphe universel de la culture hellénistique et de la puissance romaine, seul deux peuples osèrent résister : les Perses et les Juifs, avec des fortunes différentes.Vers 247 avant notre ère, un chef parthe, Arsace, se révolta contre les Séleucides de Syrie et fonda sa propre dynastie. Malgré plusieurs tentatives des Macédoniens pour restaurer leur suprématie, les Parthes réussirent à conserver et même à étendre leur souveraineté politique, au point de devenir une grande puissance et un dangereux rival pour Rome, tout en demeurant ouverts aux influences culturelles grecques, lesquelles semblent avoir été considérables. La situation changea du tout au tout lorsque Ardashïr (226-240 après J.-C.) renversa la dynastie parthe, fonda celle des Sassanides et restaura le zoroastrisme. Incorporé dans les institutions royales, gouvernementales et sociales, celui-ci devint la religion officielle de l'Iran. C'était sans doute la première fois dans l'histoire qu'une religion d'État possédait une hiérarchie sacerdotale chargée de veiller sur l'orthodoxie et de pourchasser les hérésies. A cet égard, les Sassanides marquent une rupture avec la tolérance et l'éclectisme des Parthes et de la Rome impériale.Étroitement liés à l'État, la religion et le clergé profitèrent de sa puissance, mais subirent aussi de plein fouet les conséquences de son renversement. Les prêtres zoroastriens disparurent avec l'Empire perse. Après la conquête arabe, le zoroastrisme entama un long et inexorable déclin, et ne joua aucun rôle dans les divers renouveaux politiques et culturels que connut l'Iran à l'époque islamique. La résistance à l'avance de l'islam vint, non pas du clergé orthodoxe exerçant traditionnellement le pouvoir, mais des hérésies zoroastriennes habituées à lutter dans l'opposition.Certaines d'entre elles eurent un retentissement considérable au Moyen-Orient et même dans le monde. Ainsi, le mithriacisme fit de très nombreux adeptes dans l'Empire romain, en particulier parmi les soldats, et se répandit jusqu'en

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Angleterre, où l'on a retrouvé les vestiges d'un temple de Mithra. Tout aussi connu est le manichéisme, du Perse Mani, qui vécut de 216 à 277 et fonda une religion syncrétique alliant des éléments puisés dans le christianisme et le zoroastrisme. En 277, il fut mis à mort, mais sa doctrine, remarquablement vivace, survécut aux terribles persécutions dont elle fut victime de la part des musulmans au Moyen-Orient et des chrétiens en Europe. Plus localisé mais tout aussi important, le mazdéisme fleurit au début du VIe siècle en Iran et institua une sorte de communisme religieux. Il représenta une source d'inspiration pour plusieurs mouvements shiites dissidents.Le zoroastrisme fut la première religion impériale à ne pas tolérer les hérésies, mais il ne semble pas que l'Iran ait fait œuvre de prosélytisme en dehors de son aire politique et culturelle. Comme toutes les religions antiques, le zoroastrisme fut d'abord lié à un peuple, devint une religion civique et disparut avec le pouvoir politique qui le soutenait. Une seule fait exception: elle survécut à la destruction de son assise politique et territoriale, et se perpétua parce qu'elle sut se transformer radicalement. C'est ainsi que les enfants d'Israël devinrent les Judéens et, plus tard, les Juifs.La résistance politique des Juifs à la Grèce et à Rome se solda par un échec. Si, sous les Maccabées, ils parvinrent à affirmer leur indépendance contre les Séleucides et à restaurer le royaume de Juda, ils ne purent rien contre la puissance de Rome. Malgré de nombreuses révoltes, dont certaines furent peut-être menées à l'instigation et avec l'aide des Perses, ils furent écrasés et réduits en esclavage. Leurs rois et leurs grands prêtres se mirent au service des vainqueurs et un procurateur romain régna sur la Judée. La plus importante de ces révoltes commença en 66 après J.-C. En dépit de longs et âpres combats, les rebelles furent vaincus ; en 70, les Romains prirent Jérusalem et détruisirent le second Temple, construit par les exilés à leur retour de Baby-lone. Mais cette défaite ne mit pas fin à la résistance juive. Après la révolte de Bar-Kokhba en 135, les Romains décidèrent de se débarrasser une fois pour toutes de ces fauteurs de troubles. Comme autrefois les Babyloniens, ils déportèrent une grande partie de la population juive et, cette fois, il n'y eut pas de Cyrus pour mettre fin à leur exil. Ils tentèrent d'effacer jusqu'aux noms juifs : Jérusalem fut rebaptisée Aelia Capitolina et un temple dédié à Jupiter érigé sur le site du sanctuaire détruit. Les appellations «Judée» et «Samarie» furent abolies et le pays nommé Palestine, d'après les Philistins, un peuple depuis longtemps tombé dans l'oubli.Un passage du Talmud, rapportant une conversation entre trois rabbins qui se déroula au cours du IIe siècle de notre ère, illustre avec force la façon dont les Juifs et sans doute d'autres peuples du Moyen-Orient percevaient les avantages et les inconvénients de la domination romaine :« Rabbi Yehouda ouvrit la discussion et dit : "Combien sont admirables les réalisations de cette nation [les Romains]. Ils ont aménagé des marchés, lancé des ponts et construit des thermes." Rabbi Yossé garda le silence. Rabbi Shimon Bar-Yokhai prit la parole et dit: "Tout ce qu'ils ont institué, ils ne l'ont fait que pour servir leurs intérêts. Ils ont aménagé des marchés pour pouvoir y installer des prostituées, construit des thermes pour leur propre plaisir et lancé des ponts pour encaisser un droit de péage." Yehouda, fils de prosélytes, alla rapporter ces propos aux autorités, qui déclarèrent : "Yehouda qui a fait notre éloge recevra un titre. Yossé qui s'est tu sera exilé à Tsipori et Shimon qui nous a critiqués sera exécuté1." »Sur un point important, les Juifs, les Grecs et les Romains se ressemblaient tout en se distinguant des autres peuples de l'Antiquité - ressemblance et différence qui leur conféreraient un rôle crucial dans l'essor des civilisations à venir. Phénomène universel, tous les groupes humains tracent une ligne de partage entre eux et les autres, et se définissent en rejetant l'étranger. Cette tendance instinctive remonte aux origines de l'humanité et même au-delà, puisqu'elle se retrouve dans presque toutes les formes de vie animale. Invariablement, les liens du sang, autrement dit la filiation ou, comme on dirait aujourd'hui, l'appartenance ethnique, constituaient le critère déterminant. Les Grecs et les Juifs, les deux peuples les plus conscients de leur spécificité dans le monde méditerranéen antique, nous ont légué deux définitions classiques de l'Autre: respectivement, le barbare et le gentil. Les barrières qu'elles érigent sont imposantes mais — là résidait la nouveauté — elles n'étaient pas insurmontables, contrairement à celles qu'opposent les définitions plus primitives et plus universelles de la différence fondées sur le sang et la filiation. Ces barrières pouvaient être franchies et même abolies, dans un cas en adoptant la langue et la culture des Grecs, dans l'autre en embrassant la religion et la loi des Juifs. Si ni les uns ni les autres ne cherchaient à s'agrandir, ils accueillaient volontiers de nouveaux membres, de sorte qu'au début de l'ère chrétienne, barbares hellénisés et gentils judaïsés faisaient partie du paysage de nombreuses cités du Moyen-Orient.Les Grecs et les Juifs avaient un autre point commun qui les rendait uniques dans le monde ancien : la compassion dont ils savaient faire preuve à l'égard de leurs ennemis. Sur ce plan, rien n'égale la description que donne Eschyle - il avait participé aux guerres Médiques - des souffrances des Perses vaincus, ni la sollicitude du Livre de Jonas pour les habitants de Ninive.Allant encore plus loin en matière d'intégration, Rome institua peu à peu le principe d'une citoyenneté commune à tous les habitants de l'Empire. Les Grecs avaient inventé la notion de citoyen — de membre d'une cité ayant le droit de participer à la formation et à la conduite du gouvernement -, mais seuls pouvaient s'en réclamer ceux qui y étaient nés et leurs descendants, les autres ne pouvant aspirer au mieux qu'au statut de résident étranger. Les Romains adoptèrent cette conception de la citoyenneté et, progressivement, retendirent à toutes les provinces de l'Empire.Par leur ouverture au monde extérieur, la culture hellénistique, la religion juive et la communauté politique romaine facilitèrent l'essor et la propagation du christianisme, religion missionnaire dont les adeptes, persuadés de détenir

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l'ultime révélation divine, estimaient de leur devoir sacré de la transmettre au reste de l'humanité. Quelques siècles plus tard surgirait une autre religion universelle, l'islam, qui insufflerait à ses fidèles un élan comparable - malgré un contenu et des méthodes différents. Soutenues par la même conviction, mues par les mêmes ambitions, vivant côte à côte dans la même région, ces deux religions universelles ne pouvaient que se heurter de front un jour ou l'autre. Chapitre II Avant l'islamLa période qui va de la naissance du christianisme à la naissance de l'islam, soit, en gros, les six premiers siècles de notre ère, a été marquée par une succession d'événements majeurs.Le premier et, à bien des égards, le plus important fut justement l'avènement du christianisme, dont la diffusion progressive entraîna la disparition ou plutôt le lent dépérissement des cultes antérieurs, à l'exception du judaïsme et des religions perses. Le paganisme gréco-romain parvint à se maintenir pendant quelque temps et connut même un dernier sursaut sous le règne de l'empereur Julien (361-363), que les historiens chrétiens appellent Julien l'Apostat. Jusqu'au début du IVe siècle, le christianisme fut un mouvement de protestation contre l'ordre romain. Parfois toléré, plus souvent persécuté, il se développa, par la force des choses, comme une entité séparée de l'État et créa sa propre organisation : l'Église avec ses circonscriptions, sa direction, sa hiérarchie, ses lois, ses tribunaux qui, peu à peu, s'étendirent à l'ensemble du monde romain.Avec la conversion de l'empereur Constantin (311-337), le christianisme s'empara de l'Empire romain et, en un sens, devint son prisonnier. Il en résulta une christianisation progressive des rouages de l'État. A la persuasion vint s'ajouter la force de l'autorité, au point que, sous le règne du grand empereur chrétien Justinien (527-569), le pouvoir utilisa tous les moyens à sa disposition, non seulement pour établir la suprématie du christianisme sur les autres religions, mais aussi pour imposer la doctrine chrétienne déclarée orthodoxe par l'État. A cette date, en effet, il n'existait plus une, mais plusieurs Églises qui, outre des divergences théologiques importantes, étaient séparées par des loyautés personnelles, juridictionnelles, régionales et même nationales différentes.Le deuxième événement fut le déplacement du centre de gravité de l'Empire d'ouest en est, de Rome à Constantinople, la nouvelle capitale fondée par Constantin. Avant sa mort en 395, Théodose avait partagé l'Empire entre ses deux fils. Dans un laps de temps relativement court, l'Empire d'Occident, submergé par des vagues successives d'invasions barbares, cessa d'exister. En revanche, celui d'Orient repoussa les envahisseurs et vécut plus de mille ans.L'Empire romain d'Orient, plus couramment appelé Empire byzantin, tire son nom de Byzance, site sur lequel fut bâtie la ville de Constantinople. Ses habitants ne se disaient pas byzantins, mais romains ; ils étaient gouvernés par un empereur romain censé appliquer la loi romaine. En fait, il y avait quelques différences. L'empereur et ses sujets étaient chrétiens et non païens, et si les habitants de la capitale se disaient romains, c'était non pas en latin - romani - mais en grec -rhomaioi. Il en allait de même dans les provinces, comme en témoignent, ici et là, ces inscriptions en grec qui prient pour « la suprématie des Romains » — hegemonia ton Rhomaion — ou encore ce prince vassal de la principauté d'Edesse renversé par les Perses et réinstallé sur son trône par les Romains, qui se pare fièrement du titre grec de philorhomaios, « ami des Romains ». Lorsque Rome parvint à son apogée, le grec avait déjà le statut de seconde langue de l'Empire. Dans l'Empire romain d'Orient, il devint la première. Le latin résista quelque temps; des termes latins entrèrent dans le grec de Byzance et, quelques siècles plus tard, dans l'arabe du califat. Toutefois, le grec devint, et pour longtemps, la langue du gouvernement et de la culture. Même dans les provinces orientales, le copte, l'araméen et, plus tard, l'arabe seraient profondément influencés par la philosophie et la science hellénistiques.Le troisième bouleversement majeur, l'hellénisation du Moyen-Orient, avait commencé plusieurs siècles auparavant, d'abord sous Alexandre le Grand, puis sous les Séleucides et les Ptolémées, ses successeurs en Syrie et en Egypte. Imprégnés de culture grecque, l'État romain et les Eglises chrétiennes contribuèrent à sa diffusion. Inspirées des institutions d'Alexandre et de ses successeurs, les structures politiques de l'Empire romain d'Orient reflétaient une conception de la monarchie fort différente de celle des césars romains. De même, en matière de religion, les premiers chrétiens se complaisaient dans le genre de subtilités métaphysiques qui avaient longtemps préoccupé les Grecs, mais n'avaient jamais beaucoup passionné les Romains ou les Juifs. Le Nouveau Testament était rédigé dans une langue qui, bien que s'écartant de celle des poètes tragiques et des philosophes athéniens, était assurément du grec. Même l'Ancien Testament était disponible dans une traduction grecque établie des siècles plus tôt par la communauté juive d'Alexandrie.Un autre phénomène important, sans doute dû lui aussi à des influences antérieures, fut l'intensification de ce qu'on appellerait aujourd'hui le dirigisme économique. C'était assez logique dans des pays dont l'activité se concentrait autour de la vallée d'un fleuve, comme l'Egypte par exemple, où la planification étatique avait déjà atteint un stade avancé sous la dynastie des Ptolémées. Au cours des premiers siècles de l'ère chrétienne, et notamment à partir du IIIe, l'État se mit à jouer un rôle croissant dans l'industrie, le commerce et l'agriculture, s'efforçant de contrôler l'activité des rares entrepreneurs privés encore existants et d'imposer sa propre politique économique. Dans de nombreux domaines, il allait jusqu'à se substituer au secteur privé. Ainsi, pour son armement, son équipement et, à certaines périodes, pour ses uniformes, l'armée traitait avec des entreprises d'État. Son ravitaillement était en général assuré par des impôts en nature

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redistribués aux soldats sous forme de rations. L'intervention croissante de l'État laissait de moins en moins de place aux entrepreneurs, aux fabricants, aux fournisseurs, etc.Il en allait de même en agriculture. La législation impériale, dont une bonne partie a été conservée, témoigne à maintes reprises de l'inquiétude de l'État face à la diminution persistante des surfaces cultivées et de son désir d'inciter, par diverses mesures fiscales et autres, les paysans et les propriétaires à les remettre en culture. Il semble que cela ait constitué un grave problème, en particulier entre le IIIe et le VIe siècle, autrement dit depuis Dioclétien (284-305), fervent partisan de l'interventionnisme de l'État, jusqu'aux conquêtes musulmanes qui aboutiront à une restructuration des pouvoirs et des fonctions économiques.L'Empire byzantin et l'Empire perse furent tous deux submergés par l'islam dans les premières décennies du VIF siècle, mais sur un point au moins leur sort fut bien différent. Si les armées byzantines subirent d'écrasantes défaites et durent céder aux Arabes de vastes provinces, l'Asie Mineure resta grecque et chrétienne et, malgré plusieurs assauts, Constantinople, la capitale impériale, demeura inviolée derrière ses hautes murailles et ses digues. Bien qu'affaibli et diminué, l'Empire byzantin survécut encore sept cents ans, sa langue, sa culture et ses institutions continuant à se développer à leur propre rythme. Et lorsque le dernier bastion de cet empire grec chrétien s'effondra en 1453, il existait un monde chrétien auquel les Byzantins purent léguer leur histoire et le souvenir de leurs traditions.Tout autre fut le destin de la Perse. Non seulement ses provinces éloignées, mais sa capitale et l'ensemble de son territoire furent conquis et incorporés dans le nouvel empire arabo-musulman. Les notables byzantins installés en Syrie et en Egypte purent trouver refuge à Byzance; en revanche, les zoroastriens de Perse n'eurent pas d'autre choix que de se soumettre ou de s'enfuir dans le seul pays disposé à les accueillir, l'Inde. Au cours des premiers siècles de la domination musulmane en Iran, l'ancienne langue perse et son écriture tombèrent peu à peu dans l'oubli, sauf au sein d'une petite minorité en constante diminution. Sous l'effet de la conquête, même la langue se transforma, un peu comme l'anglo-saxon finit par devenir l'anglais. Ce n'est qu'à une époque relativement récente que les historiens ont commencé à exhumer et à déchiffrer textes et inscriptions en vieux perse, explorant ainsi l'histoire préislamique de l'Iran.Du Ier au VIe siècle, l'histoire de l'Empire iranien se divise en deux grandes périodes : celle des Parthes et celle des Sassanides. Le premier roi sassanide, Ardashïr (226-240), se lança dans une série de campagnes militaires contre Rome. Son successeur, Shapur Ier (240-271), réussit à capturer, sur le champ de bataille, l'empereur romain Valérien, exploit qui lui causa une telle fierté qu'il en fit graver des représentations sur plusieurs montagnes d'Iran, où l'on peut les contempler encore aujourd'hui. Elles montrent le shah à cheval, un pied posé sur la nuque du vaincu. L'empereur Valérien mourut en captivité.Cette rivalité perso-romaine puis perso-byzantine représenta le fait politique marquant de l'histoire de la région, jusqu'à l'apparition du califat musulman qui élimina l'un des rivaux et affaiblit considérablement l'autre. La succession apparemment interminable de guerres, ponctuées, à une exception près, de brefs intervalles de paix, contribua certainement à ce résultat.Unique exception, la Longue Paix dura plus d'un siècle. En 384, Shapur III (383-388) conclut une trêve avec Rome. Hormis quelques escarmouches aux frontières en 421-422, les hostilités ne reprirent qu'au début du VIe siècle et se poursuivirent de façon presque ininterrompue jusqu'en 628. A cette date, une nouvelle puissance était en train de naître, qui ne tarderait pas à éclipser les deux adversaires.Pour les historiens de l'époque et plus tard du Moyen Age, le principal enjeu de ces guerres était, comme on peut s'en douter, territorial. Les Romains revendiquaient l'Arménie et la Mésopotamie qui, pendant presque toute cette période, se trouvaient sous domination perse. Ils les revendiquaient parce que l'empereur Trajan les avait conquises, ce qui leur octroyait, selon un principe également partagé par les Perses et, plus tard, les musulmans, un droit permanent sur ces deux régions. Les Byzantins, quant à eux, pouvaient se prévaloir d'un argument supplémentaire, à savoir que leurs habitants, majoritairement chrétiens, devaient allégeance à l'empereur chrétien. Les Perses, de leur côté, revendiquaient la Syrie, la Palestine et même l'Egypte conquise en 525 avant J.-C. par Cambyse, le fils de Cyrus. Au fil des guerres, ils réussirent à envahir ces contrées et même à les conserver pendant de brèves périodes. Elles n'abritaient ni Perses ni zoroastriens, mais d'autres minorités non chrétiennes vinrent à leur aide.Les historiens contemporains ont montré que ces guerres avaient aussi d'autres enjeux, notamment le contrôle des routes commerciales entre l'Orient et l'Occident. Deux produits d'Extrême-Orient, la soie de Chine et les épices d'Inde et d'Asie du Sud-Est, étaient particulièrement prisés dans le monde méditerranéen. Leur commerce connut un essor considérable ; les édits romains révèlent un souci constant de le protéger contre toute ingérence. Grâce à lui, le monde romain et le monde byzantin entrèrent en contact avec les civilisations asiatiques de la Chine et de l'Inde. S'ils n'entretenaient pas de relations régulières et, pour autant qu'on sache, n'échangeaient que très peu de visiteurs, ils importaient de la soie et des épices en grande quantité, qu'ils payaient en pièces d'or, n'ayant quasiment pas d'autres marchandises à offrir en échange. C'est ainsi que des milliers de pièces d'or romaines partirent pour l'Extrême-Orient, mais aussi pour l'Orient où les Perses, jouant le rôle d'intermédiaires, prélevaient au passage de substantiels profits, surtout lorsqu'ils dominaient l'Asie centrale et contrôlaient le commerce de la soie à son point de départ. Bien qu'il s'en inquiétât à l'occasion, le monde romain paraît, dans l'ensemble, avoir remarquablement bien supporté ces ponctions de métal précieux.

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La voie la plus directe vers l'Extrême-Orient passait par la Perse ou divers territoires sous sa domination, mais les Romains et, plus tard, les Byzantins avaient naturellement intérêt, tant sur le plan économique que stratégique, à en chercher d'autres, hors de portée des armées perses. Ils avaient le choix entre, au nord, une route terrestre qui, partant de Chine, traversait les territoires turcs de la steppe eurasienne pour déboucher sur la mer Noire et l'espace byzantin, et, au sud, une voie maritime qui, partant de l'océan Indien, aboutissait au golfe Per-sique et en Arabie, ou bien en mer Rouge, et se poursuivait par voie terrestre à travers l'Egypte et l'isthme de Suez, ou encore empruntait les routes caravanières d'Arabie occidentale depuis le Yémen jusqu'aux frontières de la Syrie. De son côté, l'Empire perse entendait profiter de sa position stratégique pour avoir la haute main sur le commerce byzantin, en tirer des bénéfices en temps de paix et l'entraver en temps de guerre. D'où les perpétuelles luttes d'influence que se livrèrent les deux puissances impériales dans les pays qui leur étaient limitrophes. Leurs interventions - commerciales, diplomatiques et, plus rarement, militaires - eurent des répercussions considérables, notamment au nord, sur les tribus et les principautés turques, et au sud, sur les tribus et les principautés arabes. Ni les Turcs ni les Arabes ne semblent avoir participé de façon notable à l'essor des anciennes civilisations de la région. Toutefois, après plusieurs vagues d'invasions, ils seraient appelés, au cours du Moyen Age, à jouer un rôle éminent dans les pays situés au cœur du monde islamique.Durant les six premiers siècles de l'ère chrétienne, les uns et les autres vivaient de l'autre côté des frontières impériales, dans la steppe ou le désert. Même au plus fort de leur expansion, ni les Perses ni les Romains ne jugèrent utile de les conquérir et prirent même garde à ne pas s'y frotter de trop près. Au IVe siècle, l'historien romain Ammien Marcellin, originaire de Syrie, notait à propos des peuples de la steppe : « La population, dans toute cette contrée, est belliqueuse. A ses yeux, le suprême bonheur est de mourir en combattant; et la mort naturelle est quelque chose d'ignoble et de lâche» (XXIII, 5).Et il disait, à propos des habitants du désert: «Ces Sarrasins, que je ne nous souhaite ni pour amis ni pour ennemis... » (XTV, 4) *. Conquérir de tels voisins par la force eût été coûteux, difficile et risqué, pour des résultats aléatoires. Aussi, les deux empires adoptèrent-ils une politique qui deviendrait un classique du genre : ils courtisaient les tribus et s'efforçaient de s'attirer leurs bonnes grâces en leur octroyant des aides financières, militaires et techniques, des titres, des honneurs, etc. Très tôt, les chefs de ces tribus - appelés en grec phylarques - surent exploiter cette situation à leur avantage, penchant tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, tantôt des deux, tantôt d'aucun. La prospérité née du commerce caravanier leur permit à certains moments de créer des villes et des royaumes poursuivant leur propre politique, comme satellites ou même alliés des puissances impériales. Quand cela leur apparaissait sans risque, celles-ci tentaient parfois de les conquérir et de les annexer. Mais le plus souvent, elles préféraient avoir recours à une forme indirecte de domination, telle que le clientélisme.Remontant sans doute à la plus haute Antiquité, ces pratiques n'étaient pas nouvelles. En 65 avant J.-G, lorsque Pompée avait visité la capitale nabatéenne de Pétra (aujourd'hui en Jordanie), les Romains avaient eu l'occasion de s'y initier. Bien que de culture et de langue araméenne, les Nabatéens étaient apparemment des Arabes. Ils avaient fondé dans l'oasis de Pétra une florissante cité caravanière, avec laquelle Rome jugea opportun d'établir des relations amicales. Pétra servait d'État-tampon entre ses provinces orientales et le désert ; en outre, elle constituait un auxiliaire précieux pour atteindre l'Arabie du Sud et les routes commerciales de l'Inde. En 25 avant J.-G, l'empereur Auguste décida de changer de politique et envoya un détachement conquérir le Yémen. L'objectif était d'établir une base à l'extrémité sud de la mer Rouge, afin de contrôler directement la route des Indes. L'expédition se solda par un cuisant échec, qui ôta définitivement aux Romains l'envie de recommencer. Au lieu de pénétrer par la force en Arabie, ils préférèrent désormais s'appuyer sur les villes caravanières et les États du désert pour assurer leurs besoins commerciaux en temps de paix et stratégiques en temps de guerre.C'est cette politique qui permit l'essor d'une multitude de principautés arabes dont Pétra fut la première à l'époque romaine. D'autres suivirent, en particulier Palmyre, aujourd'hui Tadmor, dans le sud-est de la Syrie. Apparemment, cette oasis avait déjà été, en des temps plus anciens, un centre de peuplement et de commerce. Disposant d'un comptoir à Doura sur les bords de l'Euphrate, les Palmyréniens exploitaient la route transdésertique menant de la Méditerranée à la Mésopotamie et au golfe Persique, ce qui leur conférait une certaine importance commerciale et stratégique.Au nord de la mer Noire et de la mer Caspienne, où s'étendait la route terrestre traversant l'Asie centrale jusqu'en Chine, prévalait une situation à bien des égards similaire. Dans le dernier quart du Ier siècle, les tribus indigènes se révoltèrent contre la Chine qui revendiquait une suzeraineté assez vague sur l'ensemble de la région. Parmi elles se trouvait une tribu particulièrement farouche que les chroniqueurs chinois appellent les Xiongnu et dont sont apparemment issus les Huns de l'histoire européenne. Un général chinois, Ban Chao, réussit à écraser la rébellion et à écarter les Xiongnu de la route de la soie. Puis, continuant sur sa lancée, il conquit la région qui s'appellerait plus tard le Turkestan. Grâce à lui, la partie asiatique de la route de la soie tomba sous le contrôle de la Chine. Ce même général envoya en Occident une mission diplomatique chargée de prendre contact avec les Romains. Conduite par un certain Kang Ying, celle-ci atteignit le golfe Persique en l'an 97 de notre ère.Ces manœuvres militaires et diplomatiques, ainsi que quelques autres, expliquent peut-être l'ambitieux programme d'expansion que l'empereur romain Trajan entreprit au Moyen-Orient. En 106, renonçant à ses relations d'amitié avec les Nabatéens, il envahit et conquit Pétra. Réduite au rang de province romaine sous le nom de Provincia Arabia, celle-ci fut

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désormais gouvernée par un légat de la légion stationnée à Bosra. Reliant divers canaux et affluents du Nil, Trajan ouvrit également une voie navigable entre Alexandrie et Clysma, permettant ainsi aux bateaux romains d'aller de la Méditerranée à la mer Rouge. En 107, les Romains dépêchèrent une ambassade en Inde et, peu de temps après, tracèrent une nouvelle route entre la frontière orientale de la Syrie et la mer Rouge.Alarmés, les Parthes déclarèrent la guerre à Rome. Parti en campagne en 114, Trajan occupa l'Arménie, conclut un accord avec le prince d'Édesse, une principauté chrétienne indépendante, franchit le Tigre et, en été 116, s'empara de la grande cité perse de Ctésiphon, poussant jusqu'aux rives du golfe Persique. Au même moment, et sans doute n'est-ce pas une coïncidence, une grave révolte éclata en Judée. Après la mort de Trajan en 117, Hadrien, son successeur, se retira des territoires conquis à l'est, mais conserva la Province d'Arabie.Vers 100 après J.-C, c'est-à-dire à la veille de l'expansion romaine, la situation de la péninsule Arabique était en gros la suivante. L'intérieur n'était soumis à aucune autorité, locale ou extérieure ; tout autour, de petits États, ou plutôt des principautés, entretenaient des liens de nature diverse avec d'un côté les Parthes et de l'autre les Romains. Ils tiraient leur subsistance du commerce caravanier qui traversait l'Arabie et qui, du Yémen, se rendait par voie maritime en Afrique de l'Est ou en Inde.Véritable tournant politique, l'annexion de Pétra par les Romains rompit l'équilibre des forces qui existait jusqu'alors. Un peu plus tard, les Romains adoptèrent la même attitude à l'égard de Palmyre, avant finalement de l'annexer à leur empire. Bien que l'on ignore la date exacte de cette annexion, des sources du IIe siècle mentionnent une garnison romaine stationnée à Palmyre.L'avènement des Sassanides en Perse et l'instauration, dans ce pays, d'un gouvernement plus centralisé et beaucoup plus intransigeant bouleversèrent de nouveau l'échiquier politique. Au nord-est de l'Arabie, les Perses subjuguèrent et absorbèrent plusieurs petites principautés. Vers le milieu du IIIe siècle, ils détruisirent Hatra, une ancienne ville arabe, et s'emparèrent d'une partie du littoral du golfe Persique.Les historiens romains rapportent un épisode intéressant qui se déroula dans la seconde moitié du IIIe siècle. Refusant la tutelle de Rome, la reine Zénobie (nom probablement dérivé de l'arabe Zaynab) voulut redonner à Palmyre son indépendance. Inquiet, Auré-lien fit le siège de la ville et Palmyre, vaincue, fut de nouveau solidement amarrée à l'Empire.Entre-temps, l'extrême sud de la péninsule Arabique avait connu des bouleversements tout aussi grands. Contrairement au nord semi-désertique, le sud était cultivé et abritait des cités gouvernées par des monarchies héréditaires. La réunion de cinq d'entre elles donna naissance au royaume himyarite, qui devint rapidement le théâtre des luttes d'influence que se livraient, à l'ouest, les rois chrétiens d'Ethiopie, intéressés comme de juste par ce qui se passait de l'autre côté de la mer Rouge et, à l'est, les Perses qui n'avaient de cesse de contrer la pénétration romaine et chrétienne - ils ne faisaient guère de différence entre les deux.Ces lointains avant-postes de la civilisation méditerranéenne étaient eux aussi touchés par le déclin économique du monde antique et, surtout, par le tarissement du commerce qui s'était accentué à partir du IIIe siècle, comme en témoigne le nombre de plus en plus réduit de pièces de monnaie romaines retrouvées sur les sites archéologiques. Ainsi, en Inde, rares sont les pièces postérieures au règne de Caracalla, mort en 217. Entre le IVe et le VIe siècle, l'Arabie semble être retombée dans une sorte d'âge des ténèbres caractérisé par un appauvrissement général, une diminution des surfaces cultivées et un retour au nomadisme. Les premiers récits musulmans conservent un souvenir vivace de cette période qui a immédiatement précédé l'avènement de l'islam.L'une des raisons de ce déclin réside sans doute dans le fait que les deux empires rivaux avaient cessé de s'intéresser à l'Arabie. Durant la longue paix qui dura de 384 à 502, Rome et la Perse abandonnèrent, au profit d'autres parcours, les routes commerciales coûteuses et dangereuses qui traversaient ses déserts et ses oasis. Les revenus se tarirent, le trafic caravanier périclita et les villes se dépeuplèrent. Même les habitants des oasis allèrent s'installer sous d'autres deux ou revinrent à la vie nomade. L'abaissement du niveau de vie et l'étiolement de la culture qui s'ensuivit laissèrent l'Arabie plus isolée du monde civilisé qu'elle ne l'avait jamais été. Bien que plus développé, le sud fut lui aussi affecté, de nombreuses tribus nomades émigrant vers le nord, dans l'espoir de trouver de meilleurs pâturages. Le nomadisme, qui avait toujours occupé une place importante dans la société arabe, devint prédominant. Les musulmans appellent cette période Jâhiliyya, ou Temps de l'ignorance, par opposition à l'islam, ou Temps de la lumière. En fait, elle fut sombre, non seulement par rapport à celle qui suivit, mais aussi par rapport à celle qui l'avait précédée. En ce sens,l'avènement de l'islam peut être considéré comme une restauration, et c'est d'ailleurs ainsi qu'il apparaît dans le Coran, qui y voit un retour à la religion d'Abraham.Au VIe siècle, une fois de plus, la situation se renversa. L'événement le plus déterminant fut la reprise des hostilités entre la Perse et Byzance, après plus d'un siècle de tranquillité. Du coup, l'Arabie redevint l'enjeu de leurs rivalités, les deux adversaires s'efforçant de courtiser ses habitants, de les combler d'honneurs et parfois d'argent. En temps de paix, la route la plus commode reliant la Méditerranée à l'Extrême-Orient était celle qui passait par la vallée du Tigre et de l'Euphrate pour déboucher sur le golfe Persique. Mis à part une courte distance terrestre, le trajet s'effectuait par bateau, ce qui le rendait à la fois meilleur marché et plus sûr. Avec la reprise des hostilités, cette route devint trop incertaine, les Perses pouvant à tout moment la couper, soit en y envoyant des soldats quand les deux empires étaient en guerre, soit en

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exerçant des pressions économiques lorsqu'ils avaient conclu une trêve. Aussi, les Byzantins se mirent-ils en quête d'autres routes, hors de portée des Perses.Comme au temps des Romains, deux grandes options s'offraient à eux : la steppe au nord, le désert et la mer au sud. La réouverture de la route transasiatique donna lieu à une série de négociations amusantes entre les empereurs byzantins et les khans d'Asie centrale. Des émissaires turcs commencèrent à arriver à Constantinople, mais si l'on en croit les chroniqueurs byzantins, certains khans, plus malins que d'autres, prenaient aussi langue avec la Perse. Toutefois, le plus souvent, c'était eux qui accusaient les Byzantins de double jeu. L'historien byzantin Ménandre rapporte un incident survenu en 576. A une ambassade venue présenter ses lettres de créance, le khan, qui la soupçonnait de traiter simultanément avec lui et avec ses ennemis, rétorqua en enfonçant les deux mains dans la bouche :«Etes-vous de ces Romains qui ont dix langues et ne sont que duplicité?... Vous avez autant de langues que j'ai maintenant de doigts dans la bouche ; vous vous servez de l'une pour me tromper, d'une autre pour tromper [les Avars]... Vous flattez et vous abusez tout le monde avec vos paroles fourbes et vos arrière-pensées malveillantes, vous ne montrez qu'indifférence envers ceux qui tombent tête baissée dans le malheur, et vous vous empressez d'en tirer profit... Mentir n'est ni dans la nature ni dans les habitudes d'un Turc2. »En général, cependant, protecteurs et clients, au nord comme au sud, s'entendaient plutôt bien.Au VIe siècle, la route méridionale prit le pas sur la route du nord, d'une part parce qu'elle était plus éloignée de la Perse, d'autre part parce qu'elle offrait plusieurs trajets possibles. Les sources permettent de se faire une idée assez précise de la politique suivie par les trois principaux acteurs en présence. Les Byzantins voulaient disposer d'une voie de communication avec l'Inde à l'abri des incursions perses; les Perses faisaient tout pour s'y opposer ; et les différents peuples installés le long de cette voie s'efforçaient de la garder ouverte, puisque c'était à l'évidence leur intérêt, tout en empêchant les Byzantins d'en avoir le monopole, de façon à conserver leur rôle.Bien des événements survenus à cette époque trouvent là leur explication, comme, par exemple, la réapparition d'États vassaux aux frontières de Byzance et de la Perse. La principauté de Ghassan, qui couvrait à peu près le territoire actuel de la Jordanie, et celle, plus à l'est, de Hïra étaient toutes deux arabes, chrétiennes et de culture araméenne, mais l'une était l'alliée de l'Empire byzantin et l'autre de l'Empire perse.Vers 527, l'empereur Justinien poussa Ghassan à faire la guerre à Hïra. Ce conflit par États interposés devint un modèle du genre, les deux véritables protagonistes étant en l'occurrence Byzance et la Perse. Elevé au rang de patricien de l'Empire romain, le prince de Ghassan reçut un accueil fastueux à Constantinople, fut comblé d'honneurs et revint abondamment pourvu en conseillers militaires, en armes et en or. Du côté perse, les sources sont moins loquaces, mais on peut supposer qu'il en allait de même.Ainsi s'explique également la brève réapparition sur la scène de l'histoire de la petite île de Tiran, aussi appelée Yotabe. Située au milieu du détroit du même nom, à l'extrémité sud de la péninsule du Sinaï, elle s'adonnait depuis longtemps au commerce de transit. En 473, des chefs de tribu commencèrent à se rendre à Constantinople ; ils étaient perçus tantôt comme amis tantôt comme ennemis de l'Empire. A partir d'une certaine date, les habitants de cette île sont qualifiés de Juifs ; s'agissait-il de Juifs installés depuis longtemps, de convertis ou de nouveaux immigrants venus de Judée, les sources ne le disent pas. Ayant pour principale occupation le commerce vers le sud, ils étaient au départ indépendants et plutôt antibyzantins. Mais au VIe siècle, lorsque le commerce dans la mer Rouge devint un enjeu majeur, Tiran passa sous domination byzantine et fut confiée par commodité à un prince ghassanide.L'année 525 est intéressante à plus d'un égard. Les Juifs de Tiran-Yotabe perdirent leur indépendance, mais d'autres surgirent à la pointe sud de la mer Rouge où le roi d'Himyar se convertit au judaïsme, donnant ainsi naissance à une nouvelle monarchie juive, cette fois au sud-ouest de l'Arabie. Il existe certainement un lien entre ces deux populations juives, apparues de façon soudaine et quasi simultanée à chaque extrémité de la mer Rouge, l'une et l'autre engagées dans le commerce et poursuivant une politique pro-perse et donc antibyzantine.La politique de Byzance était bien entendu d'abord dirigée contre la Perse, mais pas uniquement. Antineutraliste, elle visait également à éliminer ou à subjuguer les dynasties locales, afin de s'assurer la suprématie dans la région et le monopole du commerce d'un bout à l'autre de la mer Rouge. Au nord, les Byzantins y parvinrent sans difficulté, s'appuyant à l'occasion sur leurs vassaux arabes ; au sud, où l'entreprise dépassait leurs capacités, ils relevèrent le défi en persuadant l'Ethiopie d'entrer en lice à leurs côtés. Allié aux Byzantins contre les Juifs du Yémen et les Perses qui les soutenaient, cet État chrétien était déjà une puissance commerciale internationale, avec ses navires faisant voile jusqu'en Inde et ses soldats stationnés en Arabie. Convertis de fraîche date, les Éthiopiens professaient un christianisme fervent et étaient tout prêts à répondre aux attentes byzantines.Malheureusement pour eux, ils ne furent pas en mesure d'accomplir la tâche qui leur était assignée. S'ils réussirent à vaincre le dernier État indépendant d'Arabie du Sud et à l'ouvrir aux influences extérieures, chrétiennes notamment, ils ne purent s'y maintenir de façon durable. Ils tentèrent également de progresser vers le nord et, en 507, attaquèrent La Mecque, un comptoir commercial yéménite sur la route cara-vanière. Mais ils furent vaincus et bientôt refoulés à la mer par les Perses débarqués au Yémen. Au moment de la naissance de Mahomet, le Yémen, entièrement soumis, devint une satrapie perse. Ce fut là une défaite majeure pour Byzance qui perdit ainsi le contrôle de sa route commerciale vers l'est. Toutefois, ironie du sort, un autre

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événement allait considérablement réduire l'importance de cet enjeu. Pendant des siècles, la fabrication de la soie était restée un secret étroitement gardé. En Chine, l'exportation de vers à soie était un crime passible de mort. En 552, deux moines nestoriens rapportèrent en contrebande à Byzance des œufs de bombyx; au début du VIIe siècle, la sériciculture était largement développée en Asie Mineure. Si la soie chinoise était encore appréciée pour sa beauté et sa qualité supérieure, la Chine avait perdu son monopole mondial.Le VIe siècle s'acheva avec le repli ou l'affaiblissement des deux adversaires. Les Ethiopiens furent évincés d'Arabie et leur État, même en métropole, commença à vaciller. Les Perses réussirent à se maintenir pendant quelque temps, mais eux aussi étaient minés par une crise de succession et des dissensions au sein du zoroastrisme. Les Byzantins avaient également leurs problèmes, dus entre autres aux interventions malheureuses de Justinien dans les affaires religieuses. Les principautés du sud, derniers États indépendants d'Arabie, disparurent, cédant la place à des envahisseurs étrangers.Tous ces événements transformèrent en profondeur la péninsule Arabique. Colons, réfugiés et autres émigrants apportèrent de nouveaux modes de vie, de nouveaux objets et de nouvelles idées. Le conflit perso-byzantin s'éternisant, les routes commerciales qui y transitaient s'étaient consolidées et connaissaient un trafic non négligeable en hommes et en marchandises. Même au nord, des États, vassaux mais conscients de leur arabité, avaient resurgi aux frontières des Empires.Les Arabes apprirent à manier les armes, à porter les armures et à appliquer les tactiques militaires de leur époque - savoir qui ne tarderait pas à se révéler utile. Percevant rapidement les avantages des produits qu'apportaient les marchands, ils les adoptèrent en même temps que certains des goûts des sociétés plus avancées. Sur le plan intellectuel et même spirituel, ils commencèrent à se familiariser avec la religion et la culture de leurs voisins, créèrent une écriture et y couchèrent leur propre langue. Plus important peut-être, ils prirent conscience des limites du paganisme primitif qu'ils professaient et se mirent en quête de réponses plus satisfaisantes.Plusieurs religions s'offraient à eux. Le christianisme avait enregistré des progrès considérables. La majorité des Arabes vivant aux frontières de la Perse et de Byzance étaient chrétiens, et l'on trouvait des colons chrétiens tout au sud, à Nadjrân et au Yémen. Il y avait également des Juifs, notamment au Yémen mais aussi en différents endroits du Hedjaz. Certains étaient sans doute des descendants des réfugiés de Judée, d'autres des convertis au judaïsme. Au VIIe siècle, chrétiens et Juifs d'Arabie étaient totalement arabisés et faisaient partie intégrante de la communauté arabe. Les religions de Perse n'avaient pas fait beaucoup d'adeptes - ce qui n'est pas surprenant car elles étaient trop fortement nationales pour séduire des non-Perses.Les anciennes chroniques musulmanes rapportent que vivaient à La Mecque des Arabes, appelés Hanifi qui tendaient au monothéisme sans adhérer à l'une ou l'autre des grandes doctrines religieuses qui se faisaient alors concurrence. Ils seraient parmi les premiers à se convertir à la nouvelle foi, l'islam.

TROISIÈME PARTIEAube et apogée de l'islam Chapitre III Les originesL'avènement de l'islam, la vie de Mahomet, celle de ses premiers compagnons et disciples ne sont connus qu'à travers le Coran, la Tradition (ou recueil de hadiths) et la mémoire collective des musulmans. Il fallut quelque temps pour que ces événements attirent l'attention du reste du monde et suscitent des témoignages de la part d'observateurs non engagés. A cet égard, l'islam pose à l'historien le même genre de problèmes que le judaïsme, le christianisme ou d'autres grandes religions de l'humanité. Dès le Moyen Age, tout en acceptant sans réserve la véridicité et la perfection de son message religieux, quelques érudits musulmans, plus rigoureux que d'autres, s'interrogèrent sur l'exactitude voire l'authenticité de telle ou telle tradition biographique ou historique. N'étant pas tenue par les exigences de la foi, la critique moderne a soulevé des questions plus nombreuses encore, mais tant que des sources indépendantes - inscriptions et autres documents datant de l'époque - n'auront pas été découvertes, l'histoire des débuts de l'islam telle que l'a léguée la Tradition restera forcément en grande partie problématique et l'historiographie moderne un ensemble de suppositions.Pour les musulmans, cette histoire, sauf détails mineurs, est limpide et bien établie. La mission du Prophète, ses combats et son triomphe, la formation de la communauté musulmane, les vicissitudes de ses disciples et de ses successeurs sont connus grâce au Coran et aux récits des différents protagonistes recueillis par les traditionnistes ; ensemble, ils constituent le noyau de la conscience historique de tous les musulmans dans le monde. Selon la Tradition, Mahomet, fils de 'Abdallah, aurait été appelé à la prophétie alors qu'il approchait de sa quarantième année. Une nuit du mois de Ramadan, l'ange Gabriel lui apparut sur le mont Hirâ', où il s'était retiré, et lui dit : « Lis ! » Mahomet hésita. L'ange dut s'y reprendre à trois fois en serrant l'étoffe autour du cou du dormeur, avant que celui-ci ne demande: «Que dois-je lire?» «Lis au nom de ton Seigneur qui a créé! Il a créé l'homme d'un caillot de sang. Lis ! Car ton Seigneur est le Très-Généreux qui a instruit l'homme au moyen du calame, et lui a enseigné ce qu'il ignorait. » Tels sont les quatre premiers versets de la quatre-vingt-seizième sourate du Coran. Le mot «Coran», qui signifie à la fois « lecture » et « récitation », désigne le livre renfermant les révélations que Dieu, selon la foi musulmane, a accordées à Mahomet. Cette première

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révélation fut suivie par bien d'autres, que le Prophète communiqua aux habitants de sa ville natale, les pressant d'abandonner leurs croyances et pratiques idolâtres, pour n'adorer qu'un seul dieu universel.Toujours selon la Tradition, Mahomet serait né vers 571 à La Mecque, une petite ville du Hedjaz en Arabie occidentale, au sein d'une famille de la tribu des Quraysh. A l'époque, l'Arabie n'était pour ainsi dire qu'un désert inhabité ponctué de rares oasis que traversaient quelques routes caravanières. Sa population se composait en majorité de nomades qui vivaient de l'élevage de moutons, de chèvres et de chameaux, et se livraient de temps à autre à des razzias contre des tribus rivales installées dans les oasis ou les principautés frontalières. Une minorité cultivait le sol, là où c'était possible ; d'autres faisaient du commerce lorsque la situation internationale ramenait les marchands sur les routes transarabiques. La reprise des hostilités entre Rome et la Perse au VIe siècle fut l'une de ces occasions favorables qui permit à plusieurs bourgades situées le long de la route caravanière reliant la Méditerranée à l'Orient de connaître un bref épanouissement. Tel fut le cas de La Mecque.Au cours des premières années de sa mission, Mahomet gagna à sa cause un certain nombre d'adeptes, d'abord au sein de sa propre famille, puis dans des cercles de plus en plus larges. Toutefois, ses enseignements ne tardèrent pas à éveiller la méfiance et l'animosité de l'oligarchie de La Mecque qui y voyait une menace non seulement pour la religion établie, mais aussi pour sa propre suprématie. Selon sa biographie, certains de ses fidèles, victimes de pressions et même de persécutions, finirent par se réfugier en Ethiopie, de l'autre côté de la mer Rouge. En 622, soit treize ans après la date traditionnellement retenue de sa première révélation, lui-même conclut un pacte avec des émissaires venus de Yathrib, une oasis située à 350 kilomètres au nord de La Mecque. Ceux-ci lui proposèrent de devenir l'arbitre de leurs querelles et s'engagèrent à le défendre, lui et ses compagnons, comme s'ils faisaient partie de leur propre peuple. Mahomet envoya en avant une soixantaine de ses disciples et leurs familles, qu'il rejoignit en automne de la même année. Connu en arabe sous le nom de Hijra, littéralement « émigration », l'installation du Prophète et de ses compagnons à Yathrib est considérée par les musulmans comme un tournant dans son apostolat. Par la suite, lors de l'établissement du calendrier musulman, c'est cette date qui marquerait le point de départ de la numération des années. Devenu le siège de la foi et de la communauté musulmanes, Yathrib s'appela bientôt tout simplement Al-Madina - la Ville. La communauté prit le nom d'umma, terme dont le sens allait évoluer en même temps que son objet.A La Mecque, Mahomet n'était qu'un simple citoyen en butte à l'indifférence puis à l'hostilité des notables. A Médine, il devint un chef doté d'une autorité religieuse, mais aussi politique et militaire. Très vite, la guerre éclata entre Médine et La Mecque. Au bout de huit ans de combats, Mahomet conquit la ville, abrogea le culte idolâtre des Mecquois et institua à la place la religion islamique.Les fondateurs des trois grandes religions monothéistes connurent donc un destin très différent. Moïse ne fut pas autorisé à entrer en terre d'Israël et s'éteignit, laissant son peuple poursuivre sa route. Jésus mourut sur la croix et le christianisme resta pendant plusieurs siècles une religion minoritaire persécutée, jusqu'au jour où un empereur romain, Constantin, s'y convertit et donna un statut à ceux qui la professaient. En revanche, Mahomet conquit sa terre promise, vainquit ses ennemis et, de son vivant, parvint au faîte du pouvoir où il exerça une autorité prophétique, mais aussi politique. En tant qu'envoyé de Dieu, il enseigna une religion révélée. Simultanément, en tant que chef de Yumma musulmane, il promulgua des lois, rendit la justice, leva des impôts, conduisit la diplomatie, fit la guerre et conclut la paix. De communauté, Yumma devint un État. Ce serait bientôt un empire.Lorsqu'il mourut le 8 juin 632, Mahomet avait accompli sa mission. Celle-ci avait pour but, d'une part, de restaurer le monothéisme des premiers prophètes qu'avec le temps ses adeptes avaient dénaturé ou abandonné; d'autre part, d'abolir le polythéisme et d'apporter aux hommes l'ultime révélation divine, incarnation de la loi et de la vraie foi. C'est pourquoi les musulmans appellent Mahomet le « sceau », le dernier, des prophètes. Par son intermédiaire, Dieu avait entièrement révélé son dessein. Après lui, il ne pouvait plus y avoir ni prophète ni révélation.Ayant rempli son office, la fonction spirituelle n'avait plus de raison d'être. En revanche, chargée de perpétuer la loi divine et de la faire connaître au reste de l'humanité, la fonction religieuse restait une nécessité. Son déploiement concret requérait l'exercice du pouvoir politique et militaire - autrement dit de la souveraineté - dans le cadre d'un État.Mahomet ne s'était jamais prétendu ni divin ni immortel ; il n'était que l'envoyé de Dieu et le chef de son peuple. « Mahomet, dit le Coran, n'est qu'un prophète ; des prophètes ont vécu avant lui. Retour-neriez-vous sur vos pas, s'il mourait, ou s'il était tué?» (III, 144).Mahomet était mort ; en tant que prophète, il ne pouvait être remplacé. En tant que chef de la communauté et de l'État musulman, il devait avoir un successeur. Devant l'urgence, le cercle étroit des disciples choisit l'un des siens, Abu Bakr, qui avait été parmi les premiers à embrasser la nouvelle foi et qui jouissait d'un très grand respect. La tradition historiographique rapporte qu'il prit le titre de khalïfa, vocable arabe qui, par un heureux hasard, signifie à la fois « successeur » et «lieutenant». Selon un hadith, il se fit appeler khalïfatu RasûlAllah, « successeur du Prophète de Dieu » ; selon un autre, khalïfat Allah, «lieutenant de Dieu» - une prétention aux conséquences considérables. Au moment de son accession, il est peu vraisemblable qu'Abû Bakr et ceux qui l'élirent en aient mesuré toute la portée. Mais de leur action improvisée naquit une grande institution, le califat, organe suprême du pouvoir souverain dans le monde musulman.Tout comme la vie du Prophète, les débuts du califat sont essentiellement connus au travers de sources musulmanes ; ce n'est que plus tard que des historiens d'autres pays commencèrent à faire état de ce nouveau pouvoir politique et

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religieux. Transmis oralement pendant des générations avant d'être couchés par écrit, les récits musulmans sont sujets à caution, non seulement à cause de la faillibilité de la mémoire humaine qui, certes, était moins grande dans les sociétés de tradition orale, mais aussi et surtout à cause des innombrables querelles personnelles, familiales, tribales, sectaires et partisanes qui divisaient les premiers musulmans et qui, de ce fait, marquent les différentes traditions historiographiques qui nous sont parvenues. Même des événements aussi simples que la succession chronologique de certaines batailles et leur issue diffèrent d'une version à l'autre.Selon les historiens musulmans, à la mort du Prophète, la religion qu'il avait fondée ne s'était pas répandue au-delà de certaines régions de la péninsule Arabique. Mis à part quelques incursions dans le Croissant fertile, les Arabes, à qui il l'avait fait connaître, n'avaient pas, eux non plus, encore franchi ces limites géographiques. Les vastes territoires situés en Asie du Sud-Ouest, en Afrique du Nord et ailleurs qui constitueraient la terre d'islam, le royaume des califes et, pour utiliser un langage moderne, le monde arabe, parlaient encore d'autres langues, professaient d'autres religions et obéissaient à d'autres maîtres. En l'espace d'un siècle environ, tous connaîtraient de profonds bouleversements, les plus rapides et les plus spectaculaires de l'histoire de l'humanité. A la fin du VIIe siècle, le monde fut obligé de constater qu'il existait une nouvelle religion doublée d'un nouveau pouvoir, l'empire musulman des califes qui s'étendait, à l'est, jusqu'en Asie, voire au-delà des frontières de l'Inde et de la Chine, à l'ouest, le long de la côte méridionale de la Méditerranée jusqu'à l'Atlantique, au sud, jusqu'aux contrées des peuples noirs d'Afrique et, au nord, jusqu'aux terres des peuples blancs d'Europe. Dans cet empire, l'islam était religion d'État et l'arabe supplantait rapidement les autres langues comme principal moyen de communication dans la vie publique.Aujourd'hui, plus de quatorze siècles après le début de l'ère musulmane, l'empire des califes n'est plus qu'un souvenir. Cependant, dans tous les pays conquis par les Arabes, exception faite de l'Europe à l'ouest, de l'Iran et de l'Asie centrale à l'est, l'arabe dialectal demeure la principale langue parlée, et l'arabe littéraire, celle du commerce, de la culture et du gouvernement. En tant que langue de la religion - du Coran, de la théologie et du droit — l'arabe est présent dans une aire encore plus vaste qui comprend des régions d'Asie et d'Afrique n'ayant jamais connu la domination arabe.La propagation de la foi musulmane et l'expansion de l'Empire arabe durent beaucoup aux peuples conquis qui, en nombre de plus en plus grand, se convertirent et se rallièrent au nouveau pouvoir. Après avoir opposé une farouche résistance aux envahisseurs, les Berbères d'Afrique du Nord se joignirent à eux pour conquérir l'Espagne, avant d'aller eux-mêmes coloniser et islamiser de nombreux peuples noirs au sud du Sahara. Une fois leur empire détruit et leur clergé réduit à l'impuissance, les Perses trouvèrent une nouvelle raison d'être dans l'islam et contribuèrent à sa propagation dans les populations iraniennes et turques d'Asie centrale. Longtemps sujets de l'Empire perse et de l'Empire byzantin, les chrétiens de langue araméenne du Croissant fertile et ceux de langue copte d'Egypte changèrent de maîtres et purent constater que les nouveaux étaient moins exigeants, pi-us tolérants et surtout mieux disposés à leur égard.Dans toutes ces contrées, le passage à l'islam et à l'arabisme fut relativement aisé. Les Arabes réclamaient des impôts moins lourds que les Byzantins, des musulmans bien sûr, mais aussi du reste de la population. Leur loi reconnaissait au même titre toutes les confessions chrétiennes, sans se soucier des querelles de doctrine qui avaient tant compliqué la vie des chrétiens non orthodoxes et de leurs Églises sous Byzance. Après avoir joui d'une relative tolérance sous les Parthes et les Romains, puis connu des moments difficiles sous les Sassanides et les Byzantins, les Juifs virent leur situation s'améliorer légèrement.Les chefs politiques et militaires arabes venaient en majorité des villes oasis de La Mecque et de Médine. Mais de même que le gros de leurs troupes qui sortait tout droit du désert, ils étaient encore proches de leurs origines nomades. Leur stratégie de conquête reposait essentiellement sur une habile utilisation du désert, tout comme, beaucoup plus tard, les puissances coloniales occidentales se serviraient de la mer pour bâtir leurs empires. Si pour leurs ennemis, le désert n'était qu'embûches et dangers, eux s'y mouvaient comme dans leur élément. Ils pouvaient aisément y faire transiter des messages, des approvisionnements et des renforts, y trouver refuge en cas de retraite précipitée ou s'en servir de tremplin vers la victoire en cas de succès des armes. L'Empire arabe possédait également son canal de Suez: la piste du désert qui reliait l'Asie à l'Afrique en passant par l'isthme de Suez.Dans les pays conquis, les Arabes établissaient leur principale base militaire et administrative à la limite du désert et des terres cultivées. Quand une ville bien située, comme Damas, existait déjà, ils en faisaient leur capitale. Sinon, ils en fondaient de nouvelles, plus adaptées à leurs besoins stratégiques et impériaux. Parmi les plus importantes, on peut citer Kufa et Bassora en Irak, Qom en Iran, Fustat en Egypte et Kairouan en Tunisie.Appelées amsâr (sing. misr) - ancien mot sémitique signifiant à l'origine frontière, limite et, plus tard, zone ou province frontière — ces villes de garnison furent pour l'Empire arabe à ses débuts autant de Gibraltar, de Singapour, de Bombay et de Calcutta. Entre parenthèses, c'est la même racine qui donna son nom à l'Egypte en hébreu biblique, en araméen et en arabe. Les amsâr jouèrent un rôle vital dans l'assujettissement des provinces conquises et leur arabisation. Au début, les Arabes constituaient une petite minorité, dominante mais isolée, au sein de l'empire qu'ils avaient créé. Dans les amsâr, ils étaient majoritaires et l'emploi de leur langue était de règle. Regroupés par tribus, ils vivaient dans des casernes situées au centre de la ville. Dans les faubourgs habitaient les artisans, les boutiquiers et tous ceux qui, issus de la population locale, pourvoyaient à leurs besoins et à ceux de leurs familles. Ces faubourgs s'agrandirent, prospérèrent,

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gagnèrent en importance et finirent par attirer quantité de fonctionnaires indigènes engagés au service de l'État. Par la force des choses, tous apprirent la langue des conquérants et furent influencés par leurs goûts, leurs comportements et leurs idées.On dit parfois que l'islam se propagea par la conquête. Ce n'est pas tout à fait exact, même si, dans une large mesure, il dut son expansion à un double processus de conquête et de colonisation. Le principal but de guerre des conquérants n'était pas d'imposer leur religion par la force. Sur ce point, le Coran est très explicite : « Pas de contrainte en religion!» (11,256). En vertu de l'interprétation couramment donnée à ce verset, ceux qui professaient une foi monothéiste et révéraient des Ecritures reconnues comme une étape antérieure de la révélation divine pouvaient pratiquer leur religion dans les conditions édictées par la loi musulmane. Les autres étaient soumis à un régime plus sévère, mais leur nombre était très faible, voire nul, dans les premières régions conquises. Divers avantages leur étaient proposés, comme, par exemple, une diminution du taux d'imposition pour les inciter à se convertir à l'islam, mais rien ne les y obligeait. En tout cas, l'État ne cherchait pas à les assimiler ou à en faire des Arabes. Au contraire, les premières générations de conquérants maintinrent de strictes barrières sociales entre eux et les non-Arabes, même quand ces derniers embrassaient la foi musulmane et adoptaient la langue arabe. Les mariages entre une Arabe et un non-Arabe - mais pas l'inverse — étaient fortement déconseillés. En fait, les nouveaux convertis ne bénéficieraient d'une complète égalité sociale, économique et politique qu'après les profonds bouleversements du IIe siècle de l'hégire qui mirent fin aux privilèges des Arabes et, du même coup, accélérèrent l'arabisation des populations.Plutôt que la conquête elle-même, c'est l'arabisation et l'islamisation des régions conquises qui forcent l'admiration. La période de suprématie politique et militaire des Arabes fut de courte durée. Très vite, ils furent obligés de céder à d'autres peuples le contrôle de leur empire et même de leur civilisation. Toutefois, leur langue, leur religion et leur droit restèrent - et restent encore - un monument durable de leur hégémonie d'antan.Ce grand changement s'accomplit, pour l'essentiel, grâce à un double processus de colonisation et d'assimilation. On admet généralement que l'un des moteurs de l'expansion arabe fut la pression démographique qui pesait sur les terres arides de l'Arabie; dès le début, ses habitants furent nombreux à aller s'installer dans les zones fertiles des empires conquis. Ils formaient alors une minorité dirigeante — une armée d'occupation composée de soldats, de hauts fonctionnaires et de propriétaires terriens. Ayant confisqué les terres domaniales, ainsi que celles des ennemis du nouveau régime et de tous ceux qui avaient pris la fuite devant les envahisseurs, l'État disposait d'immenses domaines qu'il pouvait offrir aux nouveaux colons ou leur louer à des conditions avantageuses. Les Arabes payaient moins d'impôts fonciers que les indigènes. Les plus gros propriétaires résidaient dan.s les villes de garnison et faisaient appel à la main-d'œuvre locale pour cultiver leurs terres.L'influence arabe rayonnait dans les campagnes environnantes; les vecteurs en étaient les Arabes eux-mêmes, mais aussi les convertis, dont beaucoup servaient dans l'armée. Bien que regardés de haut par les Arabes de souche et ne bénéficiant pas des mêmes avantages économiques et sociaux, les autochtones étaient de plus en plus nombreux à se convertir à la religion des conquérants et donc à adopter leur langue.Le prestige attaché au parler d'une aristocratie de conquérants, l'importance pratique que revêtait la langue du gouvernement et du commerce, la richesse et la diversité de la civilisation impériale et, plus que tout peut-être, la vénération que suscitait la langue sacrée dans laquelle était écrite la nouvelle révélation, tous ces facteurs contribuèrent également à accélérer l'assimilation des peuples soumis.Les bouleversements militaires et politiques du Ier siècle de l'hégire eurent d'importantes répercussions économiques et sociales. Comme toutes les conquêtes, la conquête arabe remit en circulation d'immenses richesses accumulées au fil du temps par des institutions privées, publiques ou religieuses. Les premiers historiens arabes rapportent quantité d'anecdotes faisant état de fabuleux butins et de dépenses somptuaires. Ainsi, al-Mas'ûdï, qui vivait au Xe siècle, décrit quelques-unes des grandes fortunes amassées par les conquérants. Le jour où le calife 'Uthmàn fut assassiné, écrit-il, «son trésorier avait en caisse 150 000 dinars [pièces d'or romaines et byzantines] et un million de dirhams [pièces d'argent perses]. Ses fermes... valaient 100 000 dinars, sans compter un nombre considérable de chevaux et de chameaux ». Al-Zubayr ibn d-'Awwâm, compagnon du Prophète et figure importante du début de l'histoire musulmane, possédait des maisons à Bassora et à Kufa en Irak, à Fustat et à Alexandrie en Egypte. «Il se fit bâtir à Bassora, dit al-Mas'ûdï, un hôtel qui, aujourd'hui (332 de l'hégire / 943), est encore bien connu et sert de demeure aux marchands, aux banquiers, aux négociants maritimes, etc. A sa mort, il laissa des propriétés valant 50 000 dinars, 1 000 chevaux, 1 000 esclaves des deux sexes et de vastes terrains dans les villes que nous venons de nommer. » Un autre compagnon du Prophète, Talha ibn 'Ubaydallâh al-Taymï avait une grande maison à Kufa «et ses terres d'Irak lui donnaient un revenu de 1 000 dinars, ou même davantage, par jour; son domaine d'al-Sharâh produisait plus encore. Il se fit construire à Médine une maison en plâtre, en brique et en bois de teck. De même, 'Abd al-Rahmân ibn 'Awf... avait au piquet cent chevaux et possédait mille chameaux et 10 000 brebis... Le quart de sa succession s'élevait à 84 000 dinars ». Lorsque Zayd ibn Thabit mourut, « il laissa des lingots d'or et d'argent qu'on fendit à coups de hache, indépendamment de ses terres et de ses fermes qui valaient 100 000 dinars ». Quant à Ya'lâ ibn Munya, il « laissa en mourant 500 000 dinars, de nombreuses créances, des immeubles et d'autres biens pour une valeur de 300 000 dinars1 ».

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Ces récits, et bien d'autres, exagèrent probablement les fortunes acquises par les conquérants ; néanmoins, ils brossent un tableau éloquent d'une aristocratie conquérante possédant d'immenses richesses, jouissant des commodités et des plaisirs des pays avancés où ils se trouvaient et dépensant sans compter.Il ne fait pas de doute que les Arabes ne furent pas les seuls à prospérer sous le nouvel ordre. Bien d'autres, cependant, y compris des Arabes, restèrent sur le bord du chemin ou n'en tirèrent pas autant de profit qu'ils l'espéraient. Les chroniques, la littérature et notamment la poésie reflètent les tensions sociales et politiques, et donc indirectement, économiques, de cette période, ainsi que le mécontentement de divers groupes ou individus. La conquête et l'instauration d'un nouveau régime lèsent inévitablement d'importantes catégories qui, jusque-là, avaient joui du monopole de la richesse et du pouvoir. Elles eurent certainement un impact beaucoup plus grand dans les provinces orientales, autrefois perses, que dans les provinces occidentales, autrefois byzantines. En Syrie et en Egypte, les notables byzantins, vaincus et dépossédés, avaient toujours la possibilité de se retirer dans la capitale byzantine et les provinces centrales, quitte à laisser leurs terres et leurs gens aux nouveaux maîtres. Ceux de l'Empire perse ne pouvaient en faire autant, leur capitale impériale étant tombée aux mains des Arabes ; sauf rares exceptions, ils restèrent où ils étaient et s'efforcèrent de se refaire une place au soleil sous le nouveau régime. Encore imbus de leur glorieux passé et possédant une expérience de l'administration impériale, ils contribuèrent de façon significative au développement du gouvernement et de la culture islamiques.Au début, cette ancienne classe dirigeante perse semble s'être accommodée du nouveau pouvoir et avoir conservé la plupart de ses fonctions et certains de ses privilèges. Mais avec la consolidation de l'État arabe, l'arrivée massive de tribus arabes, la montée en flèche des convertis revendiquant l'égalité des droits et surtout le développement des villes, de nouvelles réalités sociales se dessinèrent, et donc de nouveaux conflits. Dans les anciennes provinces byzantines, où l'urbanisation était plus avancée, il y eut relativement peu de changements. Dans l'ancien Empire perse, encore très rural, le développement soudain de cités musulmanes engendra des tensions et des antagonismes.Au début de l'ère islamique, les conflits les plus graves, entendez les plus dangereux pour la stabilité de l'État et la cohésion de Yumma, n'étaient pas ceux qui opposaient musulmans arabes et non arabes, encore moins musulmans et non-musulmans, mais les Arabes entre eux; à savoir, les tribus du nord de l'Arabie et celles du sud, les colons qui étaient arrivés les premiers et ceux qui étaient venus après, ceux qui avaient réussi et les autres, ceux qui étaient nés de parents arabes libres et ceux dont le père était un Arabe libre, mais la mère une concubine étrangère. L'exercice des droits immémoriaux des vainqueurs sur les vaincus accrut rapidement le nombre de ces demi-Arabes.La tradition historiographique arabe explique ces conflits surtout en termes tribaux, personnels ou parfois religieux. Ces facteurs jouèrent assurément un rôle important, mais à l'évidence ils ne furent pas seuls en cause. Souvent violents, ces conflits furent à l'origine de plusieurs guerres interarabes ; avec le temps, de plus en plus de musulmans non arabes s'y trouvèrent impliqués, si bien que les mécontentements et les revendications des différentes factions eurent tendance à revêtir une forme religieuse.La création de l'Empire arabe mit fin aux interminables rivalités entre Rome et la Perse qui se disputaient la maîtrise des routes commerciales et, pour la première fois depuis Alexandre le Grand, le Moyen-Orient, de l'Asie centrale jusqu'à la Méditerranée, se trouva réuni dans un seul et même système impérial et marchand. Pendant quelque temps, les pièces d'or byzantines et les pièces d'argent perses continuèrent à circuler. La régulation des taux de change devint un objet de réflexion des premiers juristes musulmans et le changeur une figure familière des foires et des marchés. L'unification de la région et 1 apparition d'une nouvelle classe dirigeante disposant d'importantes liquidités favorisèrent l'essor de l'industrie et du commerce. Comme les Vikings en Europe de l'Ouest, les conquérants arabes recherchaient des étoffes précieuses, prisées par la cour et l'aristocratie. La construction de palais royaux et de somptueuses demeures privées, de mosquées et d'autres édifices publics, ainsi que la satisfaction des besoins nombreux et variés de colons et de soldats bien payés donnèrent un coup de fouet à l'économie. Le mécontentement perceptible dans les villes en rapide expansion découlait sans doute davantage de frustrations diverses que de réelles difficultés matérielles. Les demi-Arabes, qui comptaient quantité d'hommes de talent, de richesse et même de pouvoir, supportaient mal d'être exclus des plus hauts échelons de la société et du gouvernement. Les convertis non arabes, notamment perses, considéraient comme un affront le statut inférieur qui leur était imposé et exigeaient l'égalité des droits promise par le message universel de l'islam. Par ailleurs, les moyens de subsistance augmentant moins rapidement que la population, une foule de paysans sans terre, de travailleurs non qualifiés, de vagabonds, de pauvres et de petits délinquants vivait dans des conditions précaires. Les sources arabes brossent un tableau pittoresque de ce monde relégué aux marges de la société.Venant s'ajouter aux tensions dues à la rapidité de l'expansion musulmane, ces antagonismes compliquèrent singulièrement la tâche des dirigeants de l'Empire, au point que les premiers califes se trouvèrent bientôt confrontés à des situations difficiles et à des problèmes finalement insurmontables.Connus sous le nom de ràshidûn, les « bien-dirigés », les quatre premiers califes accédèrent au pouvoir selon une procédure non pas héréditaire mais, pour reprendre la terminologie des juristes sunnites, élective. Par sa sainteté et l'exemple moral qu'il propose, leur règne représente pour les sunnites un âge d'or, seulement dépassé par la vie du Prophète lui-même. Bien que «d'inspiration droite», tous, sauf le premier, périrent de mort violente. Le deuxième, Omar ibn al-Khattâb, tomba sous les coups d'un esclave chrétien mécontent de son sort. Plus grave, le troisième et le

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quatrième, 'Uthman et Ali, furent assassinés par des rebelles arabo-musulmans. A peine un quart de siècle après la disparition de Mahomet, la communauté musulmane était déchirée par de profondes divisions et l'État secoué par des soulèvements et des guerres civiles opposant non pas conquérants et conquis, anciens et nouveaux musulmans, mais des Arabes entre eux.En 634, Omar ibn al-Khattâb succéda à Abu Bakr. Ses dix ans de règne jouèrent un rôle capital dans la formation de l'État islamique et, plus encore peut-être, dans la mémoire collective des musulmans. Selon une tradition historiographique largement acceptée, c'est sur son lit de mort qu'Abû Bakr aurait choisi Omar comme successeur. De fait, celui-ci fut immédiatement reconnu comme tel par la plupart des compagnons du Prophète et gouverna sans rencontrer d'opposition sérieuse. Il avait pour seuls adversaires les partisans d'Ali, cousin et gendre de Mahomet, dont les prétentions au califat reposaient, pour les uns, sur ses qualités personnelles et, pour les autres, sur une sorte de droit légitime à succéder au Prophète. Soutenu par la grande majorité des Arabes, Omar réussit non seulement à préserver l'unité de l'État, mais aussi à jeter les bases d'un système efficace de gouvernement impérial. A côté du titre de khalïfa, de lieutenant de Dieu sur terre, il prit, dit-on, celui de 'Amïr al-mu'minïn, de «Commandeur des croyants », qui exprimait de façon plus explicite le caractère tout à la fois politique, militaire et religieux de son autorité. Ce titre devint le plus communément utilisé par les califes et même une de leurs prérogatives tant que cette institution continua d'exister.Omar qui, selon la Tradition, n'avait que cinquante-trois ans quand il fut mortellement blessé, n'avait pris aucune disposition concernant sa succession. Sur son lit de mort, il réunit une shûrâ (ou «comité») composée de six des compagnons du Prophète, en leur enjoignant de choisir l'un d'eux comme nouveau calife. Leur choix s'arrêta sur 'Uthmân qui appartenait à la grande famille des Omeyyades et était le seul représentant de l'aristocratie mecquoise dans le petit cercle des convertis de la première heure.Les premiers califes ne disposaient ni de garde prétorienne ni même d'armée régulière, chaque tribu arabe fournissant, quand c'était nécessaire, un contingent de soldats ; pour régner, ils s'appuyaient avant tout sur leur prestige et leur autorité - sur le prestige dont ils jouissaient en tant que successeurs du Prophète et sur l'autorité que leur valaient leurs qualités personnelles.Faible de caractère, 'Uthmân n'inspirait pas le même respect que ses deux prédécesseurs. De plus, une décennie après la mort de Mahomet, le lien religieux commençait déjà à perdre de sa force, d'autant que 1 oligarchie mecquoise entendait profiter au maximum de l'accession de 1 un des siens à la plus haute charge de l'État. Enfin, l'existence d'une autorité supérieure, toujours mal acceptée par les nomades, leur paraissait désormais insupportable.'Uthmàn fut nommé calife en 644. A cette époque, la Syrie et l'Egypte à l'ouest, l'Irak et une bonne partie de l'Iran à l'est, étaient déjà tombés aux mains des musulmans. A la bataille des Mâts (654-655), la flotte musulmane à peine créée remporta une grande victoire sur les forces navales byzantines. L'Empire perse n'existait plus. Le moment était venu de faire une pause. L'interruption des combats donna aux hommes des tribus le loisir de méditer sur leurs griefs ; il s'ensuivit une série dévastatrice de guerres civiles entre Arabes.La première éclata le 17 juin 656, lorsqu'un groupe de mutins de l'armée d'Egypte venus à Médine pour présenter leurs doléances pénétrèrent dans les appartements du calife 'Uthmàn et le blessèrent mortellement. Ce meurtre et les luttes qu'il déclencha marquèrent un tournant dans l'histoire de l'islam. Pour la première fois - mais ce ne serait pas la dernière - un calife était assassiné par des coreligionnaires, et les armées musulmanes se livraient des combats sans merci. Les mutins installèrent Ali sur le trône de calife.Dans cette première guerre civile aux aspects multiples et complexes, Ali ibn Abï Tâlib, cousin et gendre du Prophète, occupa une position clé. En tant qu'époux de Fatima, fille de Mahomet, il ne pouvait s'attendre à un traitement de faveur, la parenté par alliance comptant peu dans une société polygame. En revanche, en tant que membre du même clan, il pouvait, selon les usages en vigueur dans l'Arabie préislamique, prétendre à la succession du Prophète et hériter d'une partie au moins de son autorité politique et religieuse. Ses qualités personnelles et sa réputation en faisaient d'ailleurs un candidat très sérieux. En outre, il s'était acquis le soutien de nombreux musulmans qui, déçus par les califes élus et leurs séides, espéraient qu'un régime conduit par un parent du Prophète entraînerait un retour au message originel de l'islam. Ces hommes formaient le parti d'Ali, shïatu Ali, d'où leur nom de shiites.En janvier 661, après cinq ans d'un règne particulièrement agité, Ali fut à son tour assassiné, non par des soldats mutins, mais par un membre d'une secte religieuse extrémiste. Un deuxième précédent avait été créé, dont les conséquences auraient une vaste portée.De toutes les factions impliquées dans la première guerre civile musulmane, ce fut celle conduite par Mu'âwiya ibn Abï Sufyân, gouverneur de Syrie, qui sortit victorieuse. A plus d'un titre, la position de Mu'âwiya était très forte. Appartenant à la famille mecquoise des Omeyyades et cousin de 'Uthmàn, le calife assassiné, il avait le droit, et même le devoir, en accord avec une vieille coutume arabe sanctionnée par le Coran, d'exiger une exacte compensation pour le meurtre de son parent. Il avait été nommé à son poste par le calife Omar, bien avant les querelles et les rivalités qui avaient secoué le règne des deux derniers califes. Gouverneur de la Syrie, province qui séparait le monde musulman du monde byzantin, il était à la tête d'une armée disciplinée et bien entraînée, tout auréolée de la gloire acquise dans la guerre sainte et disposant d'une solide expérience.

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Après l'assassinat d'Ali, son fils Hasan, en qui certains voyaient leur nouveau chef, renonça à ses prérogatives au profit de Mu'âwiya, lequel, proclamé calife en Syrie, fut bientôt reconnu sur toute l'étendue de l'empire. Ainsi s'ouvrit une nouvelle ère dans l'histoire musulmane : le califat omeyyade. La succession devint héréditaire, mais seulement dans les faits. Il n'y avait ni règle ni droit en la matière - d'ailleurs, les dynasties musulmanes ultérieures, sans nul doute intimidées par les forts sentiments antimonarchiques du Coran et des anciens hadiths, refuseraient toute règle précise, que ce soit par ordre de primogéniture ou autre. En choisissant, de son vivant, son fils Yazïd comme dauphin, Mu'âwiya créa un précédent que suivraient la plupart des califes. Cette anecdote, rapportée par un auteur du IXe siècle, illustre de manière imagée la portée de son geste :«Les gens se rassemblèrent en présence de Mu'âwiya et les orateurs se levèrent pour proclamer Yazïd héritier du calife. Certains ayant manifesté leur désapprobation, un homme de la tribu de 'Udhra... bondit sur ses pieds, dégagea son épée du fourreau et déclara en montrant Mu'âwiya:Voici le Commandeur des croyants ! S'il meurt, poursuivit-il en montrant Yazïd, ce sera celui-là. Et si quelqu'un n'est pas d'accord, conclut-il en montrant son épée, alors, ce sera elle !"Tu es le prince des orateurs", le complimenta Mu'âwiya2. »Ce califat dura un peu moins d'un siècle. En grande partie postérieure, la tradition historiographique arabo-musulmane est très sévère à son égard. Pour les shiites, les Omeyyades furent des usurpateurs et des tyrans : ils subtilisèrent le pouvoir à Ali et à son fils, chefs légitimes de la communauté musulmane, massacrèrent ou persécutèrent leurs descendants, abandonnèrent ou corrompirent les véritables enseignements de l'islam. Pour les sunnites, ils furent aussi des usurpateurs, mais pas forcément des tyrans ; trop attachés aux biens de ce monde, ils manquèrent de piété dans l'exercice du pouvoir. Qualifiant leur règne de «royauté temporelle» {mulk), les historiens classiques y voient un intermède entre le règne des califes « bien dirigés » et celui des califes de droit divin qui leur succéderaient. Globalement hostiles aux Omeyyades, ils rendent un hommage, il est vrai fort mitigé, à l'habileté politique et diplomatique de Mu'àwiya.Moins critiques dans leur ensemble, les historiens modernes saluent leurs qualités de dirigeants et soulignent en particulier qu'ils surent maintenir la stabilité et la continuité de l'État, à une époque où la société musulmane connaissait de graves dissensions.En effet, grâce à une série de compromis et d'arrangements provisoires, les Omeyyades réussirent à préserver un minimum d'unité qui leur permit de poursuivre la conquête, mais aussi de jeter les bases d'une administration, d'une société et d'une culture impériales. Toutefois, ce fut au prix d'une certaine dilution du message islamique originel. Le régicide et la guerre civile ayant considérablement affaibli le prestige de l'autorité religieuse et les liens de solidarité entre croyants, ils s'efforcèrent de créer un « royaume arabe » fondé sur l'ascendance. Seuls les vrais Arabes nés de parents arabes des deux côtés pouvaient accéder aux plus hautes sphères du pouvoir. Les demi-Arabes nés d'un père arabe et d'une mère non arabe, très souvent esclave, avaient la possibilité de gravir quelques échelons mais restaient exclus des postes les plus élevés. Ainsi, bien que fils de l'un des plus grands califes omeyyades et excellent chef militaire, le prince Maslama fut d'avance écarté de la succession, parce qu'il était né d'une esclave.Venaient ensuite, dans l'échelle sociale, les convertis non arabes, puis la masse des non-musulmans qui, à cette époque, formaient encore la vaste majorité de la population. Cependant, tout en étant exclus du pouvoir politique et militaire, les non-Arabes, convertis ou non, jouèrent un rôle important sous le califat omeyyade. Par un autre de ces compromis que la tradition historiographique lui reprocherait, certains préceptes coraniques, en matière d'impôt par exemple, furent tacitement abandonnés, et l'appareil administratif, dans la capitale comme dans les provinces, eut de plus en plus recours à l'organisation, aux méthodes et surtout aux fonctionnaires des empires que le califat musulman avait renversés.Ce phénomène, loin de passer inaperçu, suscita une opposition non seulement morale mais aussi armée. L'opposition armée fut notamment le fait de deux factions; leurs critiques à l'encontre du régime omeyyade s'exprimant en termes religieux, leur mouvement revêtit le caractère d'une secte. Durant la première guerre civile, les kharijites -littéralement «ceux qui font sécession» -, après avoir soutenu Ali, s'étaient retournés contre lui. C'était d'ailleurs l'un des leurs qui l'avait assassiné. Incarnant la forme la plus extrême d'indépendance tribale, ils refusaient toute autorité à laquelle ils n'avaient pas donné leur libre consentement, lequel était à tout moment révocable; selon eux, tout musulman, quel que fût son origine ethnique ou son rang, pouvait être élu calife par la communauté, à condition d'être moralement irréprochable. Professant un point de vue diamétralement opposé, les shiites soutenaient que le califat revenait de droit divin aux descendants du Prophète. Ces deux factions furent à l'origine de plusieurs rébellions qui entendaient renverser l'ordre établi et instaurer à la place un régime islamique plus authentique.La deuxième guerre civile fut déclenchée par l'une de ces révoltes qui, sur le coup, eut relativement peu d'implications politiques et militaires, mais dont le retentissement religieux, et donc historique, allait se révéler immense. En 680, Hussein, un autre fils d'Ali, prit la tête d'une insurrection en Irak. Le dixième jour du mois de Muharram, lui et ses partisans se heurtèrent, en un lieu nommé Karbala, à un détachement de soldats omeyyades qui les écrasa. Selon la tradition, cette bataille aurait fait environ soixante-dix morts du côté shiite et laissé un unique survivant, Ali, le fils de Hussein qui, malade, reposait sous une tente et put ainsi raconter le drame. Le massacre de Karbala occupe une place centrale dans la vision shiite de l'histoire musulmane et le dixième jour de Muharram représente l'une des grandes dates

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du calendrier shiite. Ce jour-là, les shiites du monde entier commémorent le martyre du petit-fils du Prophète et de sa famille, font pénitence pour ceux qui ne parvinrent pas à les sauver et dénoncent la perversité de leurs assassins, en se livrant à une série de rites spectaculaires, où dominent les puissants thèmes du sacrifice, de la culpabilité et de l'expiation. Leurs divergences doctrinales avec le sunnisme sont mineures, et en tout cas bien moindres que celles qui opposent les différentes confessions chrétiennes. Cependant, leur sensibilité au martyre et à la persécution, exacerbée par des siècles d'expérience minoritaire et de soumission à des souverains tenus pour des usurpateurs, modela leur comportement politique et religieux, et dressa entre eux et les sunnites d'insurmontables barrières psychologiques.Le massacre de Karbala accéléra la transformation du shiisme, au départ parti politique, en secte religieuse et conféra à la deuxième guerre civile une intensité particulière. Une fois encore, les terres du califat furent, pendant des années, ravagées par des luttes intestines, où - phénomène nouveau et inquiétant - se trouvaient mêlés des non-Arabes. Bien que lourde de conséquences à long terme, la révolte des Alides ne fut pas sur le moment la plus dangereuse pour l'ordre établi. Parmi les innombrables soulèvements et mouvements de contestation auxquels dut faire face le calife omeyyade cAbd al-Malik lors de son accession en 685, la révolte des frères Mus'ab et 'Abdallah ibn al-Zubayr fut certainement la plus sérieuse. S'étant proclamé calife en 683 dans le Hedjaz, 'Abdallah réussit pendant quelque temps à étendre son contrôle à l'Irak et à se faire plus ou moins reconnaître par d'autres provinces. Ce n'est qu'après sa mort en 692 que 'Abd al-Malik parvint à vaincre toute résistance, à restaurer et même à renforcer l'autorité d'un État aux tendances monarchiques de plus en plus accentuées.Sous son règne (685-705) et sous celui du plus notable de ses successeurs, Hishàm (724-743), l'appareil gouvernemental connut une phase «d'organisation et d'adaptation», pour reprendre les termes de l'historiographie arabe. Un nouvel ordre impérial remplaça les anciennes structures héritées des Byzantins et des Sassanides ; l'arabe supplanta le grec et le persan comme langue officielle de l'administration et de la comptabilité. Les historiens arabes attribuent ce train de réformes à 'Abd al-Malik et, sur ce point, la recherche leur donne raison. En 694, ce même calife créa une pièce d'or arabe, initiative aux implications considérables. Le monnayage en or était à l'époque un monopole byzantin hérité des Romains. Les Arabes se contentaient de fabriquer des pièces d'argent à l'imitation des pièces perses et byzantines - indiquant en surcharge le nom du nouveau calife - et importaient de Byzance les pièces d'or. Baptisées « dinars » - d'après le latin denarius - celles émises par 'Abd al-Malik furent considérées, à juste titre, comme une provocation par l'empereur byzantin qui, furieux, rouvrit les hostilités. Elles portaient en légende des versets du Coran exaltant le credo musulman :« Il n'y a de Dieu que lui, à l'exclusion de ce qu'ils lui associent. C'est lui qui a envoyé son Prophète avec la Direction et la Religion vraie pour la faire prévaloir sur toute autre religion» (IX, 31, 33). « Dieu est un. C'est le Dieu éternel. Il n'engendre pas ; il n'est pas engendré» (CXII, 1-3).Ces textes coraniques, qui se veulent un défi aux doctrines chrétiennes, figurent également sur le Dôme du Rocher, la mosquée que 'Abd al-Malik fit construire en l'an 72 de l'hégire (691-692) à l'emplacement du Temple de Jérusalem. L'édifice et les inscriptions qui l'ornent ont une fonction religieuse. Les routes, dont les bornes portent les noms des califes, ont une fonction impériale. La monnaie possède l'une et l'autre. Visiblement, un nouvel État universel et une nouvelle religion mondiale étaient nés, qui contestaient les prétentions de l'Empire byzantin et du message chrétien.Formant le premier grand ensemble architectural religieux de l'islam, le Dôme du Rocher et la mosquée voisine Al-Aqsà inaugurèrent une ère nouvelle. Le temps des emprunts, des adaptations et de l'improvisation était révolu. Le califat omeyyade n'était plus l'héritier de Rome ou de la Perse, mais un nouvel État universel. L'islam n'était plus seulement l'héritier du christianisme, mais une nouvelle religion elle aussi à vocation universelle. Le site, l'architecture et surtout l'ornementation du Dôme du Rocher révèlent sa finalité. Par son style et ses dimensions imposantes, il devait rivaliser avec l'église du Saint-Sépulcre, sinon l'éclipser. Le choix de Jérusalem, la ville la plus sainte de la terre aux yeux des deux religions antérieures, le judaïsme et le christianisme, n'était pas non plus le fait du hasard.Jérusalem n'apparaît nulle part dans le Coran et c'est en vain qu'on chercherait son nom dans les premiers écrits musulmans. Quand il lui arrive d'être mentionnée, comme, par exemple, sur les bornes érigées par Abd al-Malik, c'est sous le nom d'Aelia, imposé par les Romains, qui voulaient lui retirer tout caractère sacré et en effacer les résonances juives mais aussi chrétiennes. L'emplacement retenu pour le premier grand lieu de culte musulman est encore plus éloquent. En effet, le Mont du Temple avait été le théâtre d'événements majeurs de l'histoire sainte, tant juive que chrétienne. Plus précisément, le rocher qui lui sert de socle était, selon la tradition rabbinique, celui sur lequel Abraham s'était apprêté à sacrifier son fils et où, plus tard, avait reposé l'Arche d'alliance du premier Temple. Tout se passe comme si 'Abd al-Malik voulait dire: voici le sanctuaire de l'ultime révélation, le nouveau Temple consacré à la religion d'Abraham, qui remplace celui de Salo-mon, prolonge les révélations accordées aux Juifs et aux chrétiens, et redresse les errements dans lesquels ils sont tombés.Le caractère polémique de cette mosquée est accentué par le choix des versets coraniques et autres inscriptions qui en décorent l'intérieur. Un verset ne cesse de revenir: «Dieu est un, sans partenaire, sans compagnon. » Le rejet de la doctrine chrétienne de la Trinité est catégorique ; il est confirmé par d'autres inscriptions :«Loué soit Dieu qui n'engendre pas de fils, et qui n'a pas de partenaire dans son royaume ; qui n'a besoin de personne pour le protéger de l'humiliation ; oui, exaltez-le pour sa grandeur et sa gloire ! »

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Une autre inscription récurrente est la célèbre sourate CXII, reprise dans sa totalité: «Dis: "Lui, Dieu est un! Dieu! L'Impénétrable! Il n'engendre pas ; il n'est pas engendré ; nul n'est égal à lui !" » Une autre lance un avertissement sans équivoque aux chrétiens :« O gens du Livre ! Ne dépassez pas la mesure dans votre religion ; ne dites, sur Dieu, que la vérité. Oui, le Messie, Jésus, fils de Marie, est le Prophète de Dieu... Croyez donc en Dieu et en ses prophètes. Ne dites pas: "Trois" ; cessez de le faire ; ce sera mieux pour vous. Dieu est unique ! Gloire à lui! Comment aurait-il un fils?» (Coran, IV, 171).Une autre encore met en garde les récipiendaires des deux révélations antérieures :« Dieu témoigne et avec lui les anges et ceux qui sont doués d'intelligence : "Il n'y a de Dieu que lui ; lui qui maintient la justice. Il n'y a de Dieu que lui, le Puissant, le Sage!" La religion, aux yeux de Dieu, est vraiment l'islam... Quant à celui qui ne croit pas aux signes de Dieu, qu'il sache que Dieu est prompt dans ses comptes» (Coran, III, 18-19).L'objectif de tout ceci est à la fois politique et religieux. Seule la religion justifie l'existence de l'empire. Seul un empire peut assurer la pérennité de la religion. Par l'intermédiaire de son envoyé Mahomet et de son lieutenant le calife, Dieu a donné au monde une nouvelle révélation et un nouvel ordre. Par ce premier grand édifice religieux consacré à la nouvelle foi, le calife 'Abd al-Malik, son chef temporel, affirme le lien qui unit l'islam aux religions qui l'ont précédé, mais aussi que cette nouvelle révélation vient corriger leurs erreurs et les supplanter.Des considérations analogues ont sans doute inspiré la construction de la Grande Mosquée de Damas entreprise par le fils et successeur de 'Abd al-Malik, le calife al-Walïd. Un géographe du Xe siècle, al-Muqad-dasï, rapporte à ce propos une intéressante conversation :« Un jour, je dis à mon oncle : "[le calife al-Walîd] a eu tort de dilapider les richesses des musulmans pour construire la mosquée de Damas. Il eût été plus judicieux et plus méritoire de consacrer cet argent à entretenir les routes et les citernes et à réparer les forteresses." Ce à quoi mon oncle répondit: "Ne crois pas cela, mon garçon. Al-Walîd avait de bonnes raisons d'agir ainsi. Il voyait que la Syrie, terre chrétienne, était couverte d'églises magnifiques et prestigieuses, comme celles de la Résurrection [le Saint-Sépulcre], de Lydda et d'Édesse. Aussi offrit-il aux musulmans une mosquée capable de détourner leurs regards de ces églises et décida-t-il d'en faire l'une des merveilles du monde. De même, c'est en voyant l'immense coupole de l'église de la Résurrection que 'Abd al-Malik, de crainte qu'elle ne dominât le cœur des musulmans, fit édifier le Dôme que nous pouvons admirer sur le Rocher3."»C'est peut-être à cause de cette grande mosquée et de son emplacement rappelant le Temple de Salomon que Jérusalem prit pendant un temps le nom de Bayt al-Maqdis, calque évident de l'hébreu Beit ha-Miqdash, nom biblique du Temple. Par la suite, elle s'appela al-Quds, «la [Ville] sainte» (cf. Isaïe, LU, 1 ; Néhémie, XI, 1 ; XI, 18, etc.). Un verset du Coran (XVII, 1) raconte comment Dieu transporta de nuit le Prophète de la mosquée sacrée (La Mecque) à la mosquée « très éloignée» (en arabe, al-Masjid al-Aqsa). Selon une ancienne tradition exé-gétique, cette mosquée se situait au ciel ; selon une autre, à Jérusalem. C'est cette dernière interprétation qui prévalut. Pourtant, ce verset ne figure pas parmi les inscriptions qui ornent le Dôme du Rocher. En effet, une tradition opposée, aussi ancienne, niait le caractère sacré de Jérusalem pour l'islam. Seules La Mecque et Médine étaient des villes saintes et vénérer le Mont du Temple était une erreur judaïsante. Le débat se poursuivit pendant des siècles et ce n'est qu'à une époque relativement récente qu'il se conclut en faveur de la sainteté de la ville.Une fresque de Qusayr 'Amra, un pavillon de chasse situé dans le désert jordanien à environ quatre-vingts kilomètres à l'est d'Amman, livre un message encore plus ouvertement politique. Datant probablement du début du VIIIe siècle, elle représente le calife assis recevant les hommages des six grands souverains des infidèles. Leur nom apparaît à la fois en grec et en arabe. Quatre ont été identifiés : César, c'est-à-dire l'empereur byzantin, Rodéric, le dernier roi wisigoth d'Espagne battu par les Arabes en 711, Khosro, l'empereur perse, et le Négus d'Ethiopie. Les deux autres ont été défigurés au point d'être méconnaissables ; il pourrait s'agir de l'empereur de Chine et d'un prince turc ou indien. Fait remarquable, ces rois ne sont pas représentés comme des captifs humiliés, sort autrefois réservé aux ennemis vaincus, mais comme des vassaux rendant hommage à leur suzerain. Dans cette fresque, il n'est pas tant question de conquête et de sujétion - deux des pays, la Chine et l'Ethiopie, n'avaient pas été conquis — que de reconnaissance par les grands de ce monde de la supériorité de l'islam et de la prééminence du calife musulman, héritier des uns et seigneur de tous.A la fin de la période omeyyade, les califes et leurs conseillers s'efforcèrent d'unifier les différents systèmes fiscaux en vigueur en créant un mode d'imposition spécifiquement musulman. Une tradition histo-riographique postérieure attribue, dans ce domaine, un rôle décisif à 'Umar ibn Abd al-Azïz, le seul Omeyyade auquel elle accorde le titre de « calife », les autres ne méritant que celui de « roi ».Néanmoins, les griefs persistaient, et le clan des mécontents recevait le renfort des demi-Arabes et des musulmans non arabes dont le nombre augmentait rapidement. Même ceux qui n'opposaient pas de résistance armée ni ne proposaient d'autre doctrine avaient le sentiment croissant, comme en témoignent quantité de textes, que l'histoire de l'islam avait pris une mauvaise direction, que les chefs entraînaient la communauté vers le péché. Il en résulta un repli sur soi et une désaffection pour la chose publique, se mettre au service de l'État paraissant dégradant et indigne d'un homme imbu de ses devoirs religieux.Un changement radical s'imposait. De fait, l'avènement de l'islam avait déjà représenté une sorte de révolution. La nouvelle foi avait submergé les religions en place, apportant non pas un testament venant s'ajouter aux deux autres, mais

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un nouveau livre destiné à les supplanter. Portés au pouvoir par la conquête, les nouveaux dirigeants avaient renversé l'ordre ancien, politique, religieux et social, et en avaient instauré un autre. L'islam, dans sa version idéale, ne devait avoir ni prêtres ni Église, ni rois ni nobles, ni ordres ni castes privilégiés; il ne reconnaissait que l'évidente supériorité de ceux qui acceptaient la vraie foi sur ceux qui s'obstinaient à la rejeter et, bien sûr, celle, naturelle, de l'homme sur la femme et celle, sociale, du maître sur l'esclave. Cependant, même ces inégalités étaient adoucies et rendues plus humaines. L'esclave n'était plus, comme dans le monde antique, une chose, mais une personne dotée d'un statut juridique et moral reconnu. Bien qu'encore soumises aux règles de la polygamie et du concubinage, les femmes bénéficiaient de droits en matière de propriété que leurs sœurs d'Occident n'obtiendraient que des siècles plus tard. Enfin, malgré certaines incapacités fiscales et sociales, les non-musulmans jouissaient d'un degré de tolérance et de sécurité incomparablement plus grand que les non-chrétiens dans la Chrétienté médiévale et parfois même moderne.En principe, tous les guerriers arabes avaient droit à une part du butin et du tribut arrachés aux vaincus. Beaucoup s'efforçaient d'obtenir des avantages supplémentaires - parfois contradictoires. Les hommes des tribus réclamaient des pâturages, les habitants des oasis recherchaient des terres plus étendues et plus fertiles, les marchands mecquois entendaient tirer profit de l'activité commerciale des grandes villes. Les Omeyyades, et en particulier 'Uthmàn, le troisième calife, étaient souvent accusés d'être plus sensibles aux demandes de ces catégories qu'au bien général de l'islam.Habitués à la liberté des grands espaces désertiques, les Arabes étaient traditionnellement rétifs à toute forme d'autorité politique ; la puissance croissante de l'État et de ceux qui le contrôlaient leur paraissait un affront et une trahison de l'authentique message de l'islam.Aussi bien pour les dévots que pour les rebelles, le califat avait pour raison d'être de préserver et de transmettre ce message. Créé pour servir l'islam, il tenait son autorité du consentement, librement accordé et toujours révocable, de l'ensemble des musulmans. Or, aux yeux de beaucoup, l'État, loin de remplir sa mission, servait les intérêts de petits groupes de riches et de puissants, dont les méthodes — au sein du gouvernement et ailleurs — ressemblaient de plus en plus à celles des empires que l'islam avait renversés. Tous ces reproches se cristallisèrent dans le débat qui suivit l'assassinat de 'Uthmân. Selon les uns, il s'agissait d'un meurtre avec préméditation, d'un acte de rébellion contre l'autorité légitime, qui devait être puni avec toute la rigueur de la loi. Selon les autres, il s'agissait au contraire d'une exécution, d'un juste châtiment infligé à un homme qui avait mésusé de la plus haute charge au sein de la communauté islamique, qui l'avait pervertie - pire, qui l'avait usurpée, diraient les shiites. Pendant des siècles, cette polémique continuerait, sous diverses formes, d'agiter la pensée et la vie politique musulmane.Au début, les enjeux avoués en étaient, d'une part, le califat: qui devait régner et comment, d'autre part, la restauration - et la définition - d'un islam authentique.Par un tragique paradoxe, seul le renforcement de l'État pouvait maintenir la cohésion de la communauté, mais plus l'État se renforçait, plus il devait faire des concessions et transiger sur les principes sociaux et éthiques de l'islam. L'opposition à ce processus fut constante et vigoureuse, parfois couronnée de succès, lorsque les rebelles parvenaient à s'emparer du pouvoir, mais toujours vaine dans la mesure où la victoire, qu'elle revînt aux rebelles ou à leurs adversaires, entraînait invariablement un renforcement de l'autocratie et du centralisme étatique, plus proche des méthodes de gouvernement des anciens empires du Moyen-Orient que de l'idéal islamique. Ce phénomène favorisa l'apparition de sectes religieuses, différant par leur doctrine et leur recrutement social, mais semblables dans leur désir de retrouver l'élan originel des fondateurs de l'islam. Tant que « arabe » et « musulman » demeurèrent des termes quasiment synonymes, le combat prit la forme d'une guerre civile entre Arabes. Mais lorsque l'islam commença à se répandre parmi les peuples conquis, les convertis occupèrent une place grandissante, et parfois dominante, dans ces mouvements. Le fait qu'aucun des grands mouvements de contestation qui se développèrent au sein de l'islam ne se soit retourné contre lui témoigne avec éclat de la force de son message universaliste et révolutionnaire.Les quatre courts règnes qui suivirent la mort de Hishâm en 743 acheminèrent rapidement le califat omeyyade vers sa chute. Le retour des querelles tribales, l'exacerbation du sectarisme kharijite et shiite, ainsi que l'apparition d'une puissante opposition dans le Khorassan, une province de l'est de l'Iran, affaiblirent le pouvoir central qui se vit rapidement contesté en Syrie même et méprisé partout ailleurs. Bien que le dernier des Omeyyades, Marwân II (744-750) fut un souverain capable, il venait trop tard pour sauver la dynastie. Une nouvelle force, une nouvelle lignée et une nouvelle ère de l'histoire de l'islam étaient en train de naître plus à l'est. Chapitre IV Le califat abbassideLe 25 du mois de Ramadan 129 (9 juin 747), Abu Muslim, un esclave perse affranchi qui appartenait à une secte activiste, brandit l'étendard noir de la révolte dans le Khorassan. Depuis une trentaine d'années, lui et ses prédécesseurs fustigeaient les Omeyyades impies et soutenaient la cause des membres de la famille de Mahomet, en particulier les Abbassides qui descendaient d'al-Abbâs, un oncle du Prophète. Son appel rencontra un écho immédiat. Les Iraniens convertis supportaient de plus en plus mal la condition inférieure que leur réservait le régime omeyyade; les soldats et les colons arabes, déjà à demi iranisés, continuaient à s'entre-déchirer dans des querelles tribales, alors même que les rebelles s'approchaient de leur objectif. Fort du soutien des non-Arabes, mais aussi d'une fraction non négligeable de la

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population arabe, Abu Muslim s'empara du Khorassan, traversa l'Iran et ne tarda pas à atteindre l'ancienne province métropolitaine d'Irak. En 749, ses hommes franchirent l'Euphrate et écrasèrent une autre armée omeyyade ; la même année à Kufa, AbuVAbbâs, le chef de la secte, fut proclamé calife par ses troupes, sous le nom d'al-Saffah, « le Sanguinaire ». D'autres victoires en Irak puis en Syrie scellèrent le sort des Omeyyades. L'autorité du nouveau calife s'imposa rapidement sur toute l'étendue de l'empire musulman.Plus qu'un changement de dynastie, le remplacement du califat omeyyade par celui des Abbassides fut une révolution dans l'histoire de l'islam.Depuis longtemps reconnu tant par les orientalistes européens que par les historiens musulmans, le caractère révolutionnaire de la victoire abbasside a fait l'objet de bien des interprétations. Influencés par les théories nationales, et même raciales, de l'histoire, certains y ont vu une victoire des Perses sur les Arabes, la destruction du « Royaume arabe » des Omeyyades et l'instauration d'un nouvel empire perse sous couvert d'un islam iranisé.Certains faits semblaient confirmer cette thèse: par exemple, le grand nombre de Perses d'abord parmi les chefs de la rébellion, puis parmi les ministres et les dignitaires du nouveau régime, ou encore les fortes influences perses présentes dans la culture politique des Abbassi-des. Toutefois, des recherches plus poussées ont obligé les historiens à y apporter des correctifs sur plusieurs points importants. On a, en effet, pu montrer que le shiisme, considéré par certains spécialistes, occidentaux au XIXe siècle et iraniens au XXe, comme l'expression d'une « conscience nationale iranienne», avait en fait des origines arabes. Particulièrement bien implanté dans la population mélangée du sud de l'Irak, il fut introduit en Iran par des colons arabes qui pendant longtemps en furent les principaux tenants. La révolte d'Abù Muslim était dirigée, non pas contre les Arabes en tant que tels, mais contre le régime omeyyade et l'hégémonie syrienne. Le mouvement pro-abbasside comptait de nombreux Arabes, jusque dans les rangs de ses chefs politiques et militaires. Si les antagonismes ethniques jouèrent assurément un rôle et si les Perses occupèrent une place éminente parmi les vainqueurs, ce mouvement soutenait un candidat arabe. Lorsque celui-ci accéda au pouvoir, de nombreuses responsabilités gouvernementales restèrent réservées aux Arabes, l'arabe demeura la seule langue du gouvernement et de la culture, les terres arabes conservèrent leurs privilèges fiscaux et le principe de la supériorité arabe fut maintenu, au moins sur le plan social. Les Arabes avaient perdu, non pas, comme on le croyait naguère, la réalité du pouvoir - cela viendrait plus tard -, mais le droit exclusif de jouir de ses prérogatives, étant désormais obligés de les partager avec d'autres, notamment les demi-Arabes. Sous les Omeyyades, seuls les Arabes de souche pouvaient briguer les plus hautes charges de l'État. Sous les Abbassides, les demi-Arabes mais aussi les Perses et d'autres purent s'élever à la cour du calife, où la raveur du prince, plus que l'ascendance noble, constituait un passeport vers la puissance et la gloire. Si l'on veut fixer une date à la fin du Royaume arabe, c'est plus tard qu'il faut la situer, lorsque les guerriers arabes cessèrent de former une caste privilégiée, que les généraux turcs prirent le pouvoir dans la capitale et que des dynasties autonomes commencèrent à apparaître dans les provinces.Comme dans tant d'autres révolutions, les changements les plus profonds furent progressifs, précédant les changements politiques et se poursuivant après. Marwân II, le dernier calife omeyyade, était le fils d'une esclave kurde; en revanche, né d'une mère arabe libre, al-Saffâh, le premier calife abbasside, fut, pour cette raison dit-on, préféré à son frère, né d'une esclave berbère. Néanmoins, à sa mort, ce frère lui succéda sous le nom de règne d'al-Mansùr (754-775) et fut, à bien des égards, l'architecte de la grandeur abbasside. Sauf rares exceptions, presque tous les dynastes musulmans postérieurs naîtraient de pères célèbres, souvent royaux, et de mères esclaves, généralement étrangères.La portée de la victoire abbasside apparaît encore plus clairement si l'on considère, non pas le mouvement qui la rendit possible, mais les bouleversements qu'elle entraîna. Le premier fut le transfert de la capitale, de la Syrie où les Omeyyades avaient régné pendant un siècle, en Irak, centre de gravité des grands empires cosmopolites du Moyen-Orient ancien. Si al-Saffâh s'installa sur une rive de l'Euphrate, c'est son successeur, al-Mansûr, qui établit le siège définitif de la capitale abbasside dans une ville qu'il fit bâtir sur la rive ouest du Tigre, au carrefour de plusieurs routes commerciales, près du site de l'ancienne capitale sassanide, Ctésiphon. Un historien arabe du Moyen Age rapporte que lors de la construction de l'une de ses résidences, le calife — décision éminemment symbolique — ordonna aux maçons d'employer des briques récupérées sur les ruines du palais de Khosro.Cette nouvelle capitale reçut le nom officiel de Madïnat al-Salâm, « la cité de la paix » ; elle est aujourd'hui plus connue sous celui du village persan qui occupait le site auparavant : Bagdad. C'est de là que les califes de la maison des 'Abbâs régnèrent sur la presque totalité du monde musulman pendant cinq siècles - d'abord comme souverains effectifs de l'Empire et ensuite, après une période de rapide déclin politique, comme suzerains de nom, la réalité du pouvoir étant détenue par d'autres, le plus souvent des militaires.Comme beaucoup de dirigeants portés au pouvoir par un mouvement révolutionnaire, les Abbassides furent très vite obligés de choisir entre leurs idéaux et les impératifs de l'État. Ayant opté pour le consensus et la continuité, ils se heurtèrent à une vive opposition de la part de leurs partisans les plus intransigeants, qu'ils réprimèrent. Ainsi, Abu Muslim, le principal artisan de leur victoire, fut exécuté avec plusieurs de ses compagnons. Cette répression leur aliéna le soutien des éléments les plus extrémistes - ceux-ci trouveraient plus tard d'autres moyens d'exprimer leur mécontentement. En revanche, elle rassura la grande masse des musulmans modérés et permit à al-Mansûr de mener des

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guerres victorieuses à l'extérieur, de mater des rébellions à l'intérieur et, au cours d'un long règne particulièrement brillant, d'élaborer les institutions étatiques, juridiques, administratives et militaires de l'empire.Dans cette entreprise, il fut efficacement secondé par une famille qui jouerait un rôle éminent pendant les cinquante premières années du califat abbasside. On dit souvent que les Barmécides étaient des Perses. Plus précisément, ils étaient des Iraniens d'Asie centrale descendant d'une famille de prêtres bouddhistes de la ville de Balkh. Peu après la fondation de Bagdad, Khâlid al-Barmakï devint le grand vizir (wazïren arabe) d'al-Mansùr. Lui et ses descendants organisèrent et dirigèrent l'administration de l'Empire, jusqu'à leur destitution en 803, sous le règne d'Hârûn al-Rashîd.En se déplaçant vers l'est, la capitale se rapprocha des anciens centres de la civilisation iranienne. Les Arabes perdirent le monopole du pouvoir et les Iraniens islamisés s'intégrèrent dans l'élite dirigeante. Possédant une plus grande expérience des affaires de l'État, ils occupaient des postes à tous les niveaux de la fonction publique ; solidement installés à la tête de l'appareil administratif, les wazïrs ne devaient de comptes qu'au calife lui-même. Aussi n'est-il pas étonnant que l'influence iranienne ne cessât de croître. On se mit à traduire ou à adapter des textes sassanides en arabe, on fit revivre des traditions sassanides, le cérémonial de la cour et l'organisation des services gouvernementaux s'inspirèrent de ceux de la Perse sassanide. Tout cela représentait une profonde rupture avec les coutumes tribales des Arabes, lesquelles n'étaient d ailleurs plus adaptées à la situation. La création, pour la première fois dans un pays musulman, d'une armée régulière sur le modèle perse réduisit la dépendance de la dynastie à l'égard des tribus qui lui fournissaient des soldats et donc diminua encore davantage le poids des Arabes dans la capitale.Sur bien des plans, les premiers califes abbassides poursuivirent la même politique que leurs prédécesseurs ; en tous les cas, ils s'en écartèrent beaucoup moins qu'on ne l'a dit autrefois. Certaines évolutions, déjà apparentes sous les derniers Omeyyades, allèrent en s'accélérant. Le calife n'était plus un primus inter pares gouvernant avec le consentement à tout moment révocable des chefs tribaux. Autocrate sur le modèle des anciens despotes orientaux, il revendiquait une autorité de droit divin, s'appuyait sur armée régulière et disposait d'une bureaucratie tentaculaire. De ce point de vue, les Abbassides étaient plus puissants que les Omeyyades, mais plus faibles que les anciens despotes, dans la mesure où, d'une part, ils ne pouvaient pas se reposer sur une caste féodale et un clergé institutionnalisés et où, d'autre part, ils étaient soumis, en vertu d'un des principes fondamentaux de leur religion, à une loi divine qu'ils ne pouvaient ni abroger ni même modifier.Pour pallier cet inconvénient mais aussi l'affaiblissement de la cohésion ethnique des Arabes, les califes, soucieux d'imposer à leur vaste empire une même foi et une même culture, entreprirent d'exalter l'identité musulmane et le conformisme doctrinal. S'inspirant, là encore, des Sassanides, ils mirent en avant la dimension religieuse de l'autorité et de la fonction califales et, avec l'aide de théologiens autorisés et dociles, s'efforcèrent d'étayer leur régime sur une classe de clercs officiels - un clergé au sens, non pas sacerdotal, mais sociologique. Dans ce but, ils reconstruisirent les villes saintes de La Mecque et de Médine, y organisèrent des pèlerinages réguliers à partir de l'Irak et pourchassèrent les sectes musulmanes dissidentes, notamment les manichéens qui, à cette époque, attiraient apparemment beaucoup d'adeptes. Le calife al-Ma'mûn (813-833) et ses successeurs voulurent faire du mu'tazilisme la doctrine officielle de l'État et persécutèrent les tenants des autres écoles théologiques. Cependant, lorsque al-Muta-wakkil (847-861) eut besoin du soutien populaire pour lutter contre l'insubordination des mercenaires turcs, il dut revenir au sunnisme et réprima le mu'tazilisme. A cette date, le sunnisme et ses ulémas étaient suffisamment forts pour s'opposer efficacement à un souverain voulant leur imposer sa volonté en matière doctrinale, fut-il sunnite et légitime. L'expérience d'un islam érastien ne fut pas renouvelée. Après al-Muta-wakkil, les Abbassides adhérèrent, du moins officiellement, à l'orthodoxie la plus stricte, et plus aucune dynastie, à moins d'être ouvertement hérétique, ne tenta d'affirmer sa suprématie en matière de doctrine sur l'institution religieuse.Bien que généralement considéré comme l'apogée de la puissance abbasside, le règne d'Hârûn al-Rashïd (786-809) renfermait les germes de son déclin. Sous ses successeurs, l'autorité califale subit une rapide désagrégation dans les provinces. Depuis plusieurs décennies déjà, l'Espagne, le Maroc et la Tunisie étaient gouvernés par des émirs qui ne reconnaissaient aux Abbassides qu'une suzeraineté de pure forme. En 868, l'Egypte fit sécession: son gouverneur Ahmad ibn Tulun, un mercenaire turc envoyé de Bagdad, réussit à s'affranchir de la tutelle du calife, puis étendit sa domination à la Syrie. La chute des Tulunides fut suivie de l'avènement d'une autre dynastie, elle aussi d'origine turque. Mis à part un bref interrègne, l'Egypte ne fut plus jamais gouvernée depuis Bagdad. L'apparition d'un centre indépendant de pouvoir au Caire, qui souvent s'étendait jusqu'en Syrie, créa un nouveau no man jr land entre la Syrie et l'Irak et permit aux tribus bédouines vivant en lisière du désert de recouvrer leur autonomie. A certains moments, celles-ci parvinrent à étendre leur contrôle sur les terres cultivées de Syrie et de Mésopotamie, à s'emparer de villes et à fonder d'éphémères dynasties.A l'est, le morcellement politique de l'Empire revêtit une forme quelque peu différente. Des troubles intérieurs d'origine obscure affectèrent l'alliance des califes abbassides avec leurs partisans iraniens et finirent par entraîner la chute des Barmécides, Hârùn prenant lui-même les rênes du pouvoir. Après la mort du calife, les dissensions entre ses fils al-Amïn et al-Ma'mùn éclatèrent au grand jour et dégénérèrent en guerre civile. Les partisans du premier se recrutaient essentiellement dans la capitale et en Irak, ceux du second plutôt en Iran. Aussi crut-on voir dans cette guerre, qui se termina par la victoire des Perses, un conflit national entre Arabes et Iraniens. En fait, il s'agissait sans doute d'une

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vieille agitation sociale à laquelle vint se greffer une rivalité régionale - plutôt que nationale - entre l'Iran et l'Irak. Soutenu par les provinces orientales, al-Ma'mûn songea un moment à transférer la capitale à Merv, mais devant la farouche résistance des habitants de Bagdad et même de l'Irak, il y renonça. A la suite de ce conflit de succession, les aspirations des Iraniens trouvèrent un exutoire dans la formation de dynasties locales. En 820, Tâhir, un général iranien au service d'al-Ma'mùn dans le Khorassan, fonda dans cette province une dynastie quasi indépendante — précédent que beaucoup d'autres s'empressèrent d'imiter. Reconnaissant, pour la plupart, la suzeraineté du calife, chef suprême de l'islam sunnite, ils le dépouillèrent peu à peu de tout pouvoir dans les régions qu'ils contrôlaient.Dans les provinces éloignées, la fonction du calife se réduisait à entériner une situation de fait, en conférant après coup l'investiture aux dynastes locaux ; cependant, même dans la province métropolitaine d'Irak, son autorité ne cessait de décliner. Tant que Bagdad garda le contrôle des grandes routes commerciales qui y convergeaient, l'éclatement politique n'empêcha pas l'essor de la vie économique et culturelle, au contraire. Toutefois, d'autres dangers se profilaient à l'horizon. Le luxe effréné de la cour et le poids écrasant de la bureaucratie entraînèrent des crises financières à répétition, aggravées par la perte des recettes fiscales venant traditionnellement des provinces, l'épuisement des mines d'or et d'argent ou leur conquête par des envahisseurs. Les califes crurent trouver un remède à leurs difficultés de trésorerie en concédant à ferme les revenus de l'État, le plus souvent aux gouverneurs locaux. Ces gouverneurs-fermiers généraux devinrent rapidement les véritables maîtres de l'empire, surtout s'ils cumulaient aussi la fonction de commandant militaire, ce dernier étant le seul à avoir les moyens d'imposer l'obéissance. A dater du règne d'al-Mu'tasim (833-842) et d'al-Wâthiq (842-847), les califes ne furent plus que des jouets aux mains de leurs généraux qui pouvaient, à leur guise, les nommer ou les déposer.Au début du Xe siècle, l'autorité califale était en pleine décomposition. L'événement généralement retenu pour marquer son effondrement est la création, pour le gouverneur militaire de Bagdad, Ibn Rà'iq, du titre à'amîr al-umarâ', «commandant des commandants», dont la finalité immédiate était sans aucun doute d'affirmer sa primauté sur ses collègues de province. Toutefois, c'était aussi une façon de reconnaître officiellement qu'il existait, à côté du calife, une autre autorité suprême qui exerçait la réalité du pouvoir politique et militaire, le souverain ne conservant que la dignité de chef temporel et spirituel et le rôle de représentant de l'unité religieuse de l'islam. L'occupation, le 17 janvier 945, de Bagdad par la dynastie shiite des Buyides, qui régnait sur un État pratiquement indépendant dans l'ouest de l'Iran, sonna le glas de l'autorité califale. Le souverain n'était plus maître dans sa propre capitale. Pire, le chef suprême de l'islam sunnite se trouvait désormais sous la coupe d'un shiite, qui le laissait sur son trône, uniquement parce qu'il pouvait lui être utile. Par la suite, les shiites s'effaceraient devant des sunnites, mais le calife ne retrouverait pas pour autant ses prérogatives.Jusqu'à la prise de la ville par les Mongols en 1258, le califat ne fut plus qu'un symbole de l'unité de l'islam sunnite et une instance de légitimation des nombreux chefs militaires qui exerçaient la souveraineté de fait. A l'exception d'une brève période à cheval sur la fin du XIIe siècle et le début du XIIIe, les califes étaient à leur merci.L'arrivée des Buyides à Bagdad ne marqua pas seulement un tournant dans l'évolution politique du califat ; elle représenta également un moment important de ce qu'on a appelé l'«intermède iranien» dans l'histoire du Moyen-Orient. Entre le déclin de la puissance arabe au IXe siècle et l'instauration définitive de la puissance turque au XIe se produisit un renouveau perse, cette fois de caractère nettement national. Fortes du soutien de leurs sujets, des dynasties iraniennes indépendantes implantées sur le sol iranien encouragèrent une renaissance de l'esprit national et de la culture iranienne, au sein d'une autre religion, l'islam. A l'est, il y eut les Tahirides (821-873), les Saffarides (867-903) et les Samanides (875-999), au nord et à l'ouest, les Buyides (932-1055) et quelques autres. Encore imprégnés des idéaux arabo-musul-mans, certains de ces dynastes étaient, au départ, indifférents à la culture perse, mais le cours des événements et la nature des forces qui les soutenaient les obligèrent, bon gré mal gré, à se faire les artisans de cette renaissance. Les plus actifs furent les Samanides, dont la capitale, Boukhara, devint un haut lieu de la culture iranienne. Pendant la quasi-totalité de leur règne, la langue officielle fut le persan. Ils protégèrent les poètes et les savants. Au Xe et au XIe siècle, la littérature persane connut un nouvel essor; bien qu'utilisant l'alphabet arabe et subissant de profondes influences musulmanes, elle était foncièrement iranienne.Le règne des Buyides se caractérisa à la fois par une renaissance shiite et une renaissance iranienne, ce qui explique qu'on les ait souvent confondues. A tort, cependant. L'avènement des Abbassides avait considérablement modifié les prétentions shiites à exercer l'autorité suprême sur la communauté musulmane. Sous les Omeyyades, les prétendants shiites avançaient comme argument leur parenté avec le Prophète dans la lignée mâle: ils descendaient d'Ali, le cousin de Mahomet et non de Fatima, sa fille. Certains soutenaient donc des descendants d'Ali issus d'autres épouses que Fatima, ou même des descendants de la famille du Prophète par d'autres lignées, comme les Abbassides, dont la lutte pour le pouvoir commença au sein de la secte shiite. Après l'appropriation des revendications alides par leurs cousins abbassides, les shiites mirent l'accent sur la descendance en ligne directe du Prophète au travers de Fatima; avec le temps, celle-ci devint leur principal, puis leur seul argument. Ils donnèrent aux fils, petits-fils et autres descendants d'Ali et de Fatima le titre d'imam. Après la mort, en 765, du sixième calife fatimide Ja'far al-Sâdiq, ses partisans se scindèrent en deux groupes, l'un soutenant les prétentions de son fils Mûsâ, l'autre de son fils Ismà'il. Les premiers reconnurent Mûsâ et ses descendants comme imams légitimes du monde musulman jusqu'au douzième après Ali. Depuis la

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disparition de ce dernier dans d'obscures circonstances, les shiites duodécimains attendent son retour messianique. Sur le plan doctrinal, ils sont généralement modérés, ne s'écar-tant de l'islam sunnite que sur des points relativement mineurs.Les seconds, appelés ismaïliens parce que partisans d'Ismà'il, reprirent à leur compte les doctrines extrémistes et les méthodes insurrectionnelles du shiisme sous les Omeyyades et les appliquèrent à la nouvelle situation. L'essor du commerce et de l'industrie, le développement des villes, la bureaucratisation et la militarisation du gouvernement, la complexité et la diversification croissantes de la société soumirent les structures sociales encore très lâches de l'empire à de graves tensions et engendrèrent un mécontentement généralisé. L'enrichissement du débat intellectuel, ainsi que le choc des cultures et des idées, favorisèrent la montée de sectes religieuses, vecteurs naturels, dans une société théocratique, de la contestation de l'ordre établi. A la fin du IXe siècle et au début du Xe, les dirigeants de l'islam se trouvèrent confrontés à une succession de défis allant de l'insurrection armée des Qarmates dans l'est de l'Arabie et en Syrie-Mésopotamie à la prédication séditieuse des ismaïliens, sans compter la critique plus subtile et finalement plus efficace de paisibles moralistes ou mystiques à Bagdad même. Les califes finirent, non sans mal, par venir à bout des rebelles qarmates en Syrie et en Mésopotamie et à les isoler dans l'est de l'Arabie. Toutefois, au Yémen, les ismaïliens remportèrent une victoire plus durable et prirent le pouvoir.Du Yémen, les nouveaux dirigeants envoyèrent des émissaires en Afrique du Nord. En Tunisie, ceux-ci réussirent si bien dans leur mission qu'en 908, ils installèrent sur le trône le prétendant ismaïlien 'Ubaydallah, premier calife d'une nouvelle dynastie, appelée fatimide, parce que descendant du Prophète par sa fille Fatima. Les trois premiers califes fatimides étendirent leur autorité sur l'ensemble de l'Afrique du Nord; en 969, le quatrième, al-Mu'izz, conquit l'Egypte et se fit construire une nouvelle capitale, Le Caire.C'était la première fois qu'une puissante dynastie indépendante implantée au Moyen-Orient refusait de reconnaître l'autorité, ne serait-ce que nominale des Abbassides, et allait jusqu'à fonder son propre califat, contestant aux tenants du titre la direction du monde musulman et rejetant même les fondements théoriques du califat sunnite. Actifs sur le plan politique, militaire et religieux, les Fatimides poursuivirent également une habile politique économique, s'efforçant de détourner le commerce oriental du golfe Persique vers la mer Rouge, afin de favoriser le développement de l'Egypte au détriment de l'Irak.Ils étendirent rapidement leur emprise sur la Palestine, la Syrie et l'Arabie, surpassant de loin - pour un temps - la puissance et le rayonnement des califes sunnites de Bagdad. L'apogée de la période fatimide en Egypte fut le règne du calife al-Mustansir (1036-1094), dont l'empire engloba la totalité de l'Afrique du Nord, la Sicile, l'Egypte, la Syrie et l'Arabie occidentale. En 1056-1057, un général pro-fatimide réussit à s'emparer de Bagdad et à faire proclamer la souveraineté du calife fatimide dans les mosquées de la capitale abbas-side. Il en fut toutefois chassé l'année suivante, date à laquelle la puissance fatimide entama son déclin. Cet effritement affecta d'abord 1 administration civile et entraîna l'apparition d'une série de militaires autocrates qui exercèrent leur autorité au Caire, tout comme leurs homologues l'avaient fait à Bagdad quelque temps auparavant. Privés de tout pouvoir réel et réduits à l'état de fantoches, les califes perdirent progressivement le soutien des ismaïliens ; leur régime fut finalement renverse et l'Egypte revint dans le giron de l'islam sunnite.A son apogée en Egypte, le régime des Fatimides différait à plus d'un titre de ceux qui l'avaient précédé. Au sommet se trouvait l'imam infaillible, monarque absolu gouvernant par droit héréditaire en vertu de la volonté divine, laquelle avait sanctifié sa famille. Le gouvernement était centralisé, hiérarchisé et divisé en trois départements: religieux, militaire et administratif. Les deux derniers étaient confiés à un vizir, haut fonctionnaire civil directement responsable devant le calife. Le département religieux consistait en un réseau de missionnaires de différents grades placés sous l'autorité d'un missionnaire en chef, personnage politique extrêmement influent. Ce département contrôlait les établissements d'enseignement supérieur et l'organisation de la propagande ismaïlienne, ressemblant en cela au parti unique de certains États modernes. Le service de propagande disposait d'une vaste armée d'agents dans les provinces orientales restées sous la suzeraineté nominale des califes abbassides de Bagdad. L'efficacité de son action est visible dans plusieurs domaines. De l'Irak jusqu'aux frontières de l'Inde, des émeutes répétées attestent l'activité des agents ismaïliens, tandis que la vie intellectuelle de l'ensemble du monde musulman témoigne de l'attrait exercé par les doctrines ismaïliennes.La période fatimide fut aussi une époque d'épanouissement commercial et manufacturier pour l'Egypte. A l'exception de quelques famines dues aux irrégularités du Nil ou aux exactions de cliques militaires, ce fut un temps de grande prospérité. Très vite, les Fatimides comprirent l'importance du commerce à la fois pour le bien-être de leur empire et pour l'expansion de leur influence. Le vizir Ya'qûb ibn Killis lui donna une impulsion que les souverains postérieurs prolongèrent. Le commerce extérieur de l'Egypte préfatimide avait été peu actif et géographiquement limité. Les dirigeants de la nouvelle dynastie développèrent l'agriculture, multiplièrent les ateliers et encouragèrent les exportations de produits égyptiens. En outre, ils créèrent un vaste réseau de relations commerciales, notamment avec l'Europe et avec l'Inde. En Occident, ils resserrèrent leurs liens - dont certains remontaient à leur séjour en Tunisie - avec plusieurs Républiques italiennes. Leurs échanges maritimes avec l'Occident augmentèrent en volume; leur flotte s'imposa dans le bassin oriental de la Méditerranée. Plus à l'est, ils nouèrent d'importants contacts avec l'Inde, étendant graduellement leur souveraineté vers le sud, sur les deux rives de la mer Rouge.

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Une grande partie du commerce indien transitait par leur grand port de 'Avdhâb, sur la côte soudanaise. Partout où se rendaient les marchands 'zvotiens, arrivaient dans leur sillage des missionnaires ismaïliens, si bien qu'un même bouillonnement d'idées agitait tous les musulmans de l'Inde à l'Espagne.Toutefois, les Fatimides ne réussirent pas à remporter une victoire définitive sur les Abbassides. Après la mort du calife al-Mustansir en 1094, leur puissance déclina, et ils ne furent plus jamais en mesure de contester sérieusement la suprématie abbasside. Une des raisons de leur échec tient à l'énergie gaspillée dans le conflit qui opposait les ismaïliens aux duodécimains. Ces derniers disposaient d'importants soutiens, notamment auprès de plusieurs dynasties locales iraniennes. Ironie du sort, lorsque les Fatimides lancèrent leur grand défi à Bagdad, les califes abbassides eux-mêmes se trouvaient sous la coupe d'émirs buyides duodécimains. Bien que shiites, les Buyides ne cherchèrent pas à installer un Alide sur le trône - leur douzième imam avait disparu quelque soixante-dix ans plus tôt — mais préférèrent garder les Abbassides comme façade et comme instrument de leur politique dans le monde sunnite. Chapitre V L'arrivée des peuples de la steppeAu XIe siècle, le monde musulman présentait de nombreux signes de faiblesse. L'Empire était morcelé en plusieurs entités politiques autonomes ; jusque dans sa capitale, le calife avait beaucoup perdu de son pouvoir et de son prestige ; les structures politiques et administratives mises en place par l'État musulman sur des bases héritées de Byzance et de l'Iran sassanide s'effritaient. Si le pouvoir politique du calife était passé aux mains de chefs militaires autocrates, son autorité religieuse en tant que chef de l'islam sunnite était ravalée au plus bas niveau : des pans entiers de la société adhéraient à des sectes dissidentes et la presque totalité de l'Empire, de l'Iran à l'Egypte, y compris Bagdad, était gouvernée par des généraux et des princes shiites.Les signes d'une détérioration économique se manifestèrent un peu plus tard. Pendant un temps, en effet, les Buyides restaurèrent l'ordre et ramenèrent la prospérité dans les provinces centrales. De son côté, l'Egypte sous les Fatimides connaissait une période de prospérité exceptionnelle. Toutefois, les difficultés qui s'accumulaient en Orient finirent aussi par l'atteindre. Le commerce avec la Chine, naguère si lucratif, périclita, en partie à cause de la situation de ce pays. Les échanges avec la Russie et les pays Baltes, qui s'étaient multipliés au cours des VIIIe, IXe et Xe siècles, se tarirent, cependant que la raréfaction des métaux précieux étouffait le commerce intérieur de l'Empire et accélérait le développement d'une économie quasi féodale.Sur le plan culturel, les VIIIe, IXe et Xe siècles avaient été particulièrement fastes. L'expansion économique favorisait l'essor des villes où vivait une population curieuse, raffinée et disposant de loisirs. Tandis nue la traduction en arabe de traités scientifiques et philosophiques arecs inaugurait une «Renaissance de l'islam», l'islam sunnite traditionnel, en réaction contre les sciences grecques et la sagesse profane perse, renouvelait et enrichissait l'ancien héritage arabe auquel il s'identifiait de plus en plus. Cependant, cet épanouissement intellectuel fut fragile et de courte durée. Il reposait sur une culture des villes, limitée à d'étroites fractions des classes urbaines de loisirs. Ses liens avec la Tradition et, à travers elle, avec les aspects plus profonds de la vie religieuse musulmane étaient ténus et incertains.Au XIe siècle et au début du XIIe, attaqué presque simultanément de l'intérieur et de l'extérieur, l'Empire révéla l'ampleur de sa faiblesse. En Espagne et en Sicile, les armées chrétiennes progressaient, arrachant de vastes territoires aux musulmans dans un processus de reconquête qui culminerait avec le débarquement des croisés au Levant. Soutenus par un mouvement d'inspiration religieuse, les Berbères fondèrent un nouveau royaume au Maghreb et en Andalousie. Surgies de Haute-Egypte, deux grandes tribus bédouines, les Banu Hilàl et les Banu Sulaym, se répandirent en Libye et en Tunisie, semant la ruine et la terreur; de cette invasion, l'Afrique du Nord arabe ne se relèverait jamais vraiment. A la frontière nord du califat déjà affaiblie par les offensives byzantines et les raids khazars des siècles précédents, les Géorgiens chrétiens réunifièrent leur royaume, qui s'étendait désormais de la mer Noire aux contreforts du Daghestan, puis pénétrèrent en territoire musulman.Cependant, de toutes les invasions, la plus durable dans ses effets fut celle qui vint de l'est, des immenses steppes asiatiques où vivaient les peuples altaïques. Les musulmans, qui avaient déjà rencontré les Turcs sur les frontières orientales de leur Empire, les importaient depuis quelque temps comme esclaves, les formant dès l'enfance pour servir dans 1 armée ; on les appellerait plus tard mamelouks - « possédés » en arabe — pour les distinguer des autres esclaves utilisés comme domestiques ou dans les différents secteurs de la production. Les esclaves turcs nrent leur apparition dans l'Empire sous les Abbassides et même avant, mais le premier à y recourir massivement fut le calife al-Mu'tasim (833-842) qui, avant même son avènement, rassembla une puissante armée d esclaves militaires et s'arrangea ensuite pour en recevoir chaque année d importants contingents, au titre du tribut que lui devaient les provinces orientales. Sous ses successeurs, le califat dépendit de plus en plus des soldats et des généraux turcs qui finirent par s'emparer du pouvoir militaire, puis politique, et par en chasser les Arabes et les Perses. La caste militaire se trouvant peu à peu investie par les Turcs et les régimes du monde musulman allant en se militarisant, les Turcs furent en mesure d'établir une domination qui durerait un millénaire. Dès 868, un esclave turc fonda la première dynastie indépendante dans l'Egypte musulmane; la plupart des régimes ultérieurs auraient la même origine. En Iran, les dynasties autochtones se maintinrent un peu plus longtemps, mais la plus importante et la plus longue, celle des Samanides, tomba sous la coupe de soldats

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turcs avant d'être supplantée par l'une des plus remarquables dynasties turques, celle des Ghaznévides (962-1186), fondée par un ancien capitaine des gardes au service des Samanides.Cependant, il ne s'agissait encore que de soldats isolés ou de petits groupes qui, après être entrés au service des souverains musulmans comme esclaves ou mercenaires, parvenaient à les renverser. En 960, se produisit un événement d'une tout autre portée : installée de l'autre côté de la frontière du monde musulman, la dynastie des Karakhanides embrassa l'islam. C'était la première fois qu'un peuple turc tout entier, libre et comptant, selon un chroniqueur arabe, deux cent mille tentes, se convertissait, formant ainsi le premier des royaumes turcs musulmans au-delà du Iaxarte. Une fois convertis, les Karakhanides oublièrent, semble-t-il, leur passé turc préislamique et s'identifièrent complètement à la civilisation musulmane du Moyen-Orient.Cette façon de s'abandonner corps et âme à la nouvelle religion fut, dès le début, l'une des caractéristiques de l'islam turc. Parce que la foi qu'ils rencontraient à la frontière entre l'islam et le monde païen était simple et intense, parce que leur conversion les entraînait aussitôt dans une guerre sainte contre leurs frères demeurés païens, les Turcs convertis renoncèrent à leur identité nationale et se fondirent dans l'islam comme jamais les Arabes ni les Perses ne l'avaient fait. On ne trouve pas chez les Turcs de textes comparables aux épopées arabes exaltant les jours héroïques de l'Arabie païenne, ou de sentiments rappelant l'orgueil perse pour les splendeurs révolues de l'ancien Iran. Des civilisations, des royaumes, des religions et des littératures turcs préislamiques, il ne reste que quelques fragments de poèmes populaires et de légendes généalogiques. Pour les Turcs eux-mêmes comme pour les Occidentaux «turc» finit par devenir synonyme de musulman. Aucun autre peuple ne montra autant de fidélité et d'attachement à l'islam. Aussi n'est-il pas étonnant que ce soit sous l'égide de dynasties turques que se déploya le grand renouveau sunnite.Au début du XIe siècle, le califat fatimide, encore puissant, s'étendait de l'Egypte à la Syrie et à l'Arabie occidentale, où il devait cependant coexister avec plusieurs dynasties bédouines du désert. En Irak et dans l'ouest de l'Iran régnaient des dynasties iraniennes, la plus importante étant celle des Buyides établie dans les provinces centrales. A l'est, deux dynasties, celle des Ghaznévides installée au sud de l'Oxus et celle des Karakhanides installée au nord, se partageaient l'héritage des Samani-des. Bien que turques l'une et l'autre, elles ne se ressemblaient guère. La première avait mis en place un État musulman classique dirigé par un général turc à la tête d'une armée de mamelouks; la seconde un État turc gouverné par un khan entouré d'hommes libres de son clan.C'est vers cette époque que deux grandes migrations de peuples turcs changèrent la face du Moyen-Orient et même, pendant un temps, de l'est de l'Europe. Tout au nord, au-delà du Iaxarte vivaient les Turcs oghuz et plus loin, près de la rivière Irtych, les Kiptchaks. S'étant mis en mouvement vers le Iaxarte, ces derniers repoussèrent les Oghuz et poursuivirent leur route vers la Russie, puis l'est de l'Europe, où les Slaves les appelaient les Polovtses, et les Latins les Comans. Expulsés de leurs terres, les Oghuz pénétrèrent dans le territoire du califat, en plusieurs vagues de migration, la plus importante étant celle des Selju-qides, ainsi appelés d'après le nom de la tribu qui les dirigeait. Seljuq et sa famille entrèrent en terre musulmane vers la fin du Xe siècle, s'installèrent dans la province de Boukhara et embrassèrent l'islam. A la tête de petites armées, les fils du clan se mirent au service de plusieurs dynasties musulmanes, en dernier lieu, les Ghaznévides, contre lesquels ils finirent par se retourner et remporter une prompte victoire. Les petits-fils de Seljuq, Tughrul Beg et Tchagri Beg, conduisirent leur armée dans le Khorassan, écrasèrent les Ghaznévides et s'emparèrent des grandes villes.1res vite, ils commencèrent à agir pour leur propre compte. En 1037, ils firent réciter des prières en leur nom dans les mosquées de Merv et de Nichapur ; après avoir assujetti les autres provinces orientales de l'Iran, ils partirent à la conquête de l'ouest du pays. En 1055, Tughrul Beg entra dans Bagdad, chassant de la ville le dernier des émirs buyides. Un nouvel empire était né au sein du monde musulman. En 1079, les Seljuqides prirent la Syrie et la Palestine aux princes locaux et aux Fatimides affaiblis ; puis, réussissant là où les Arabes et les Perses avaient échoué, ils enlevèrent aux Byzantins une grande partie de l'Anatolie, terre désormais turque et musulmane.Les conquêtes seljuqides instaurèrent un nouvel ordre au Moyen-Orient. Pour la première fois depuis le début du califat abbasside, celui-ci se trouvait de nouveau réuni sous une seule et même autorité. Musulmans sunnites, les Seljuqides reconnurent la souveraineté nominale du calife, renforçant même sa position sur deux points importants: d'une part, en étendant la zone placée sous sa suzeraineté, d'autre part, en éliminant les régimes sectaires qui lui déniaient son titre de chef spirituel de l'islam. Les vrais maîtres de l'Empire étaient les grands sultans seljuqides qui avaient balayé les petites principautés, facteurs de division et qui, à l'ouest, avaient vaincu aussi bien les Byzantins que les Fatimides. Le titre de sultan adopté par Tughrul après sa conquête de Bagdad en 1055 est souvent attribué par les chroniqueurs à des dynastes antérieurs, comme les Buyides ou les Ghaznévides, qui n'exerçaient pas une souveraineté califale. Pourtant, ce sont les Seljuqides qui furent les premiers à se parer officiellement de ce titre et à le graver sur leur monnaie. C'est ce titre que porteraient désormais tous les détenteurs du pouvoir temporel suprême.Dans la seconde moitié du XIe siècle, les grands Seljuqides régnaient sur un empire unifié qui, outre l'Anatolie, englobait la presque totalité des territoires du califat en Asie du Sud-Ouest. Après la mort, en 1092, du troisième sultan Malikshah, une guerre civile éclata entre ses fils ; l'Empire se morcela de nouveau en plusieurs principautés dirigées, cette fois, par des branches de la famille seljuqide. Les plus importantes étaient les monarchies du Kerman, d'Irak, de Syrie et d'Anatolie, qui toutes rendaient hommage du bout des lèvres au grand sultan installé dans le Khorassan.

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C'est durant cette période de faiblesse et de division qu'en 1096 les croisés débarquèrent au Proche-Orient. Pendant les trois premières décennies, les envahisseurs progressèrent rapidement le long des côtes syriennes, pénétrèrent en Palestine et créèrent des principautés franques à Antioche, Édesse, Tripoli et Jérusalem. Cependant, malgré leurs succès initiaux, ils se limitèrent, pour l'essentiel, aux plaines et aux collines tournées vers le littoral méditerranéen et le monde occidental. A l'intérieur, dans le désert et en Irak, la contre-offensive se préparait. Les princes seljuqides d'Alep et de Damas n'étant pas en mesure de faire grand-chose, l'impulsion vint de territoires situés encore plus à l'est. En 1127, Zanki, un officier turc au service des Seljuqides, s'empara de Mossoul et, au cours des années qui suivirent, édifia un puissant État musulman dans le nord de la Mésopotamie et en Syrie. En 1154, son fils Nûr al-Dïn prit Damas, créant du même coup un seul État musulman unifié sur toute l'étendue de la Syrie et obligeant pour la première fois les croisés à affronter un adversaire réellement redoutable.Désormais, l'enjeu pour les deux camps était le contrôle de l'Egypte, où le califat fatimide s'acheminait lentement mais sûrement vers sa fin. Un officier kurde, Salâh al-Dïn - plus connu en Occident sous le nom de Saladin - fut envoyé en Egypte pour servir de vizir aux Fatimides tout en représentant les intérêts de Nûr al-Dïn. En 1172, il renversa le califat fatimide, restaura la suprématie en titre des califes abbassides et prit les rênes du pouvoir tout en proclamant son allégeance à Nûr al-Dïn. Profitant de la mort de ce dernier en 1174, il élimina tous ses rivaux en Syrie et, en 1187, déclara la guerre sainte aux croisés. A sa mort en 1193, il avait repris Jérusalem et une grande partie du territoire franc, ne laissant aux croisés qu'une étroite bande côtière. L'éclatement de l'empire syro-égyptien de Saladin en une constellation de petites principautés permit finalement aux royaumes latins de se maintenir tant bien que mal encore une centaine d'années, c'est-à-dire jusqu'à ce que la reconstitution, au XIIIe siècle, d'un État syro-égyptien sous l'égide des mamelouks ne scelle leur chute définitive, en même temps que celle des autres principautés syriennes.En Anatolie, l'occupation turque semble avoir été le fait de tribus engagées dans un mouvement de migration, plutôt que le résultat d'une action concertée des grands Seljuqides. Après la conquête, cependant, Suleymân ibn Kutlumush, un prince seljuqide, fut envoyé sur place pour organiser la nouvelle province; à la fin du XIIe siècle, ses successeurs y avaient édifié une puissante monarchie turque, avec pour capitale Konya (l'ancienne Iconion). Sous le règne des Seljuqides d'Anatolie, lequel, sous diverses formes, se prolongea jusqu'au début du XIVe siècle, le centre et Test de cette région devinrent progressivement des terres turques. D'innombrables immigrants venant de l'est y firent souche et une civilisation turque musulmane remplaça la civilisation grecque chrétienne.Pendant ce temps, les États seljuqides de l'est, affaiblis par d'incessantes querelles, étaient confrontés à de nouveaux ennemis, tant extérieurs qu'intérieurs. Au nord-est, un autre peuple de la steppe, les Kara-Khitaï avaient surgi aux frontières de l'islam. Présage d'un péril encore plus grand, ces nouveaux arrivants venus de Chine étaient d'origine mongole. Vers le milieu du XIIe siècle, ils enlevèrent la Transoxiane aux Karakhanides et constituèrent un vaste empire s'étendant de l'Oxus à l'Ienisseï et aux frontières de la Chine. La guerre sainte lancée contre ces envahisseurs infidèles se solda en 1141, lors de la bataille de Katvan, par la défaite et la fuite du sultan seljuqide Sanjar. Parvenue jusque dans la lointaine Europe chrétienne, la nouvelle de ce désastre infligé aux armées musulmanes redonna du courage aux croisés. Diverses révoltes de tribus turques nomades accélérèrent le déclin de la puissance seljuqide; après la mort, en 1157, de Sanjar, son royaume déjà chancelant éclata en plusieurs petits États, dirigés pour la plupart par d'anciens officiers seljuqides. Même le calife de Bagdad réussit, pendant un temps, à reprendre son indépendance, à réaffirmer son autorité spirituelle et à maintenir un semblant d'État califal dans l'ancienne capitale de l'islam sunnite. Plus à l'est, le gouverneur turc du Khorezm, une province située au sud de la mer d'Aral, fonda un nouvel empire qui, pendant sa brève existence, faillit hériter des territoires et de la puissance des grands Seljuqides.Cette période de migration des Turcs et de consolidation de leur suprématie politique et militaire vit aussi d'importants changements économiques, sociaux, culturels et religieux.Pour administrer leur empire, les Seljuqides s'appuyaient essentiellement sur des Perses et sur une bureaucratie iranienne solidement implantée. Personnage remarquable, le grand vizir Nizâm al-Mulk poursuivit et systématisa la pratique de la concession à ferme des impôts instituée sous les Buyides, accélérant ainsi l'évolution vers le féodalisme. Les abus d'autrefois devinrent la règle d'un nouvel ordre social et administratif fondé sur la terre et non plus sur l'argent. Des terres étaient cédées à des hauts fonctionnaires (ou prises d'office par eux) qui, en échange, devaient fournir un quota d'hommes en armes. Ces concessions donnaient droit, non seulement à une commission rémunérant la collecte des impôts, mais aussi à une part sur les recettes elles-mêmes, si bien que pour maintenir ses revenus l'État devait sans cesse augmenter le quota des hommes en armes et créer de nouveaux impôts, en plus de la capitation et des taxes foncières prévues par la sharia.Dans une période de changements aussi profonds, des troubles sociaux étaient inévitables. Évincée par la montée d'une nouvelle classe dirigeante composée de soldats turcs, l'aristocratie iranienne allait en s'appauvrissant. Les propriétaires terriens étaient directement lésés par l'apparition de nouveaux seigneurs résidant en ville. L'argent se faisant plus rare, les marchands et les artisans étaient gênés dans leur activité.Le principal mouvement d'opposition vint, une fois de plus, du shiisme ismaïlien, lequel, cependant, allait subir une transformation radicale. Après la mort, en 1094, du calife fatimide al-Mustansir, les ismaïliens se scindèrent en deux branches, l'une voyant dans son fils cadet le prétendant légitime au trône du Caire, l'autre proclamant son allégeance au

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fils aîné qui avait été écarté du pouvoir et qui, à la suite d'une révolte, serait exécuté à Alexandrie. Conduits par Hasan-i Çabbâh, les ismaïliens de Perse refusèrent de reconnaître le nouveau calife fatimide et rompirent tout lien avec Le Caire. Simultanément, ils repensèrent leur doctrine et entamèrent une nouvelle campagne d'agitation et de violences dans les possessions seljuqides. Les partisans de la « Nouvelle Prédication » - nom donné à l'ismaïlisme réformé d'Hasan-i Sabbâh - sont généralement appelés «Assassins». Ce terme, dérivé de 1 arabe hashish, faisait probablement allusion à la bizarrerie de leur comportement. Son sens européen moderne fait référence à leurs méthodes politiques.En 1090, Hasan-i Sabbâh s'était emparé d'Alamut, une forteresse inaccessible dans les montagnes du nord de la Perse. C'est de ce nid d aigle et d'autres places fortes établies en Syrie au cours du siècle suivant que les grands maîtres de la secte dirigeaient des commandos des partisans aveugles et fanatiques, chargés, au nom d'un mystérieux mam caché, de répandre la terreur en assassinant les rois et les princes de l'islam sunnite. Dans une série d'opérations audacieuses, ils éliminèrent d'éminents hauts fonctionnaires civils et militaires, dont Nizâm al-Mulk lui-même en 1092. Leurs actions de terreur ne cessèrent qu'avec les invasions mongoles au XIIIe siècle; par la suite, devenu une secte marginale, l'ismaïlisme se contenta de végéter.Les Assassins furent les derniers shiites à tenter sérieusement de renverser le califat et l'establishment religieux sunnite. Au même moment, le sunnisme connaissait un grand renouveau qui, au fil du temps, finirait par pénétrer tous les aspects de la vie, de la pensée et des lettres musulmanes. Ses racines remontaient loin dans le passé. S'étant depuis longtemps affranchie de l'État, l'institution religieuse défendait jalousement ses prérogatives en matière de doctrine, de droit, d'éducation et d'action sociale. Se développant selon sa propre logique, elle n'était qu'indirectement affectée par les impératifs de l'État et les pressions du pouvoir politique. Cette situation lui procurait certains avantages, mais recelait aussi un danger: l'absence de coordination. Les tensions entre la religion et l'État s'aggravèrent lorsque la victoire remportée par les chefs militaires dans la lutte pour le pouvoir suprême fit reposer le lien entre l'État et ses sujets uniquement sur la force et le réduisit à la seule perception de taxes. Le fossé se creusa encore davantage lorsque les militaires cessèrent d'être de la même origine ethnique que la population et devinrent une caste, et lorsque l'autorité politique suprême tomba entre les mains de sectes hostiles aux principes politiques de l'islam orthodoxe. La disparition des derniers liens moraux et personnels entre gouvernants et gouvernés dans une société conçue comme théocratique déclencha une profonde crise religieuse. Si le gouvernement se trouvait sous la coupe de généraux et de sectes, l'administration était tenue par une classe de scribes dont la mentalité et les méthodes s'enracinaient dans l'époque préislamique. Même dans le domaine religieux, les sectes dissidentes, dont les doctrines paraissaient plus séduisantes que les enseignements sunnites, gagnaient du terrain, en particulier dans les villes.Le renouveau sunnite commença au début du XIe siècle dans le Khorassan qui, sous le règne des Ghaznévides turcs, était la seule région importante du monde musulman à ne pas être contrôlée par des shiites. Ceux-ci ne ménagèrent pas leurs efforts pour gagner à leur cause Mahmûd de Ghazni (971-1030) qui finalement préféra apporter son soutien à la secte des karramites. Bien qu'accusés eux aussi d'hérésie, les karramites devinrent le fer de lance du combat sunnite contre les shiites. Après les Ghaznévides, les Seljuqides reprirent le flambeau de la lutte et le portèrent jusqu'à Bagdad et au-delà. La prise de la ville aux Buyides shiites fut accueillie par les sunnites comme une libération.Les objectifs, conscients ou non, du renouveau sunnite étaient, en gros, au nombre de trois : renverser les régimes shiites et restaurer le califat, relever le défi intellectuel posé par les doctrines shiites et diffuser l'orthodoxie sunnite, enfin, le plus difficile, intégrer l'institution religieuse dans la vie politique de l'islam.Le premier fut presque entièrement atteint. A l'est, les Buyides, ainsi que d'autres dynasties shiites, furent renversés et l'islam sunnite retrouva son unité politique. Après la disparition du califat fatimide en 1171, des prières furent récitées au nom du calife sunnite de Bagdad dans toutes les terres d'islam, depuis l'Asie centrale jusqu'au Maghreb. Bien que toujours actifs, les Assassins furent contenus dans leurs forteresses montagneuses et leurs menées subversives systématiquement contrées. La puissance militaire, la ténacité politique et l'engagement religieux des Turcs qui avaient permis ces succès donnèrent également au monde musulman la capacité d'affronter et de vaincre les infidèles, de conquérir l'Anatolie au bénéfice de l'islam et de repousser les attaques de l'Occident chrétien.La lutte contre l'hérésie shiite vola de succès en succès. Elle débuta dans le Khorassan sous la puissance tutélaire du sunnisme politique. Au début du XIe siècle, les théologiens et les juristes sunnites commencèrent à mettre sur pied des collèges - madrassa - sur le modèle des écoles missionnaires ismaïliennes du Caire et d'ailleurs, où les Fatimides avaient formé leurs propagandistes religieux. Après les conquêtes seljuqides, Nizâm al-Mulk fonda une madrassa à Bagdad; d'autres ne tardèrent pas à apparaître dans différentes villes de l'Empire. Saladin et ses successeurs étendirent le réseau des madrassa à l'Egypte. Dans ces collèges d'enseignement religieux, des théologiens élaboraient et propageaient des réponses sunnites aux doctrines répandues par les collèges et les missions fatimides et à celles, postérieures et plus radicales, des émissaires secrets des Assassins.La victoire du sunnisme fut presque totale. La faiblesse et le mauvais gouvernement des Buyides et des Fatimides discréditèrent le shiisme, dans ses deux versions. Sur le plan théologique, les thèses sunnites des écoles ach'arites et maturidites firent autorité et réduisirent les shiites purs et durs à de petites minorités. En ce qui concerne la piété populaire, une grande partie du contenu émotionnel du shiisme passa dans le soufisme qui, bien que représentant la foi

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intuitive et mystique des masses par opposition au dogmatisme froid de l'État orthodoxe et de la hiérarchie religieuse, resta dans le giron du sunnisme.Progressivement, l'institution religieuse retrouva sa vitalité; bien plus, elle se tailla au sein de l'État une position nettement meilleure que celle qu'elle avait occupée au début de l'ère musulmane. Une nouvelle bureaucratie sunnite, formée dans les madrassa, remplaça la classe des scribes; en devenant l'un des piliers de l'ordre social et politique, l'institution religieuse, dotée d'une hiérarchie incontestée et de prérogatives jalousement gardées, acquit pour la première fois un statut officiel et reconnu. L'ancienne dichotomie entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel, entre la religion et l'État, entre la rigueur de la loi et l'opportunisme, fut maintenue et même institutionnalisée dans les deux fonctions parallèles du calife et du sultan. Cependant, l'institution religieuse avait remporté des gains non négligeables.Voué dès son origine à la défense et au progrès de la foi musulmane, l'islam turc ne perdit jamais son caractère militant. Né sur les frontières orientales de l'Empire en réaction au paganisme, il se transporta jusqu'à sa frontière occidentale pour lutter contre le christianisme et s'empara du califat à un moment où le monde musulman devait faire face aux assauts simultanés des païens d'Orient, des chrétiens d'Occident et des hérésies internes. Ce long et âpre combat, finalement couronné de succès, ne pouvait manquer d'avoir des répercussions sur la société et les institutions musulmanes. Sous les Seljuqides, une profonde foi religieuse commença à imprégner les structures du gouvernement et de l'administration, comme en témoignent le pouvoir accru de la hiérarchie sunnite, son prestige et sa meilleure organisation, ainsi que l'importance croissante accordée à l'éducation religieuse et à la piété des serviteurs de l'État. Après avoir codifié ses doctrines, l'institution religieuse renforça sa cohésion et étendit son autorité aussi bien sur le peuple que sur les gouvernants. Son intégration définitive dans les structures du pouvoir politique se produirait sous les sultans ottomans.Pendant ce temps, un nouveau danger extérieur, plus redoutable que tous les précédents, se levait à l'est. Au fin fond de l'Asie orientale, après une féroce guerre intestine, Temujin, un prince mongol, avait unifié les tribus nomades et s'était rendu maître de la Mongolie sous le nom de règne de Gengis Khan. Au printemps 1206, il convoqua les tribus mongoles à une grande assemblée près des sources de l'Onon, déploya devant elles l'étendard blanc à neuf queues de cheval et leur demanda de renouveler leur serment de fidélité à sa personne. Ce qu'elles firent. Le puissant empire mongol était né.Au cours des années suivantes, il soumit par la force ou la terreur les autres peuplades mongoles, les Turcs païens et même les tribus sylvestres du sud de la Sibérie, puis lança les peuples de la steppe dans une vaste entreprise de conquête. En 1218, une fois la Chine pratiquement vaincue, il se tourna vers l'ouest. Sous le commandement du général Jebe Noyon, ses hommes envahirent le pays des Kara-Khitaï et s'avancèrent jusqu'à la frontière du sultanat, turc et musulman, du Khorezm. L'année suivante, à Otrar, une ville frontalière située sur le Iaxarte, le gouverneur du BChorezm donna l'ordre à ses troupes d'attaquer une caravane qui revenait de Mongolie; au nombre de quatre cent cinquante, les marchands, presque tous des musulmans, furent passés au fil de 1' epee.Terrible, la vengeance de Gengis Khan ne se fit pas attendre. En 1219, ses armées franchirent le Iaxarte et pénétrèrent en terre musulmane. En 1220, elles s'emparèrent de Boukhara, de Samarcande et de la Transoxiane. En 1221, après avoir franchi sans difficulté l'Oxus, elles déferlèrent sur Merv, Nichapur et tout l'Iran oriental.En 1227, la mort de Gengis Khan marqua une pause, mais très vite son successeur repartit à l'assaut. En 1230, les Mongols lancèrent une nouvelle offensive contre ce qui restait du Khorezm et de son armée. Uix ans plus tard, ils avaient conquis l'ouest de l'Iran et envahi la Géorgie, l'Arménie et le nord de la Mésopotamie. En 1243, ils avaient défait les forces du sultan seljuqide d'Anatolie.Vers le milieu du XIIIe siècle, ils reprirent leur avance vers l'ouest. Envoyé par le Grand Khan de Mongolie qui régnait alors depuis Pékin, un petit-fils de Gengis Khan, Hùlâgù, franchit l'Oxus avec ordre de -onquerir toutes les terres de l'islam jusqu'aux confins de l'Egypte. En quelques mois, les cavaliers aux cheveux longs traversèrent l'Iran, balayant tout sur leur passage, y compris les Assassins qui, retranchés dans leurs forteresses, avaient jusque-là repoussé tous leurs ennemis.En janvier 1258, les armées mongoles convergèrent vers Bagdad. Après une brève tentative de résistance, le dernier calife, al-Musta 'sim, demanda à négocier les termes de sa reddition. En vain. La ville fut prise d'assaut, pillée et incendiée. Le 20 février, le Commandeur des croyants et tous les membres présents de sa famille furent exécutés. Ainsi s'acheva le règne de la maison des Abbâs qui, pendant près de cinq siècles, avait présidé aux destinées de l'islam sunnite.L'anéantissement de la grande et vénérable institution du califat, qui même à l'époque de sa décadence était encore le centre légal de l'islam et le symbole de son unité, marqua la fin d'une ère ; non seulement les structures politiques de l'islam changèrent, mais aussi sa civilisation qui, après la dernière grande vague d'invasions des peuples de la steppe, emprunta de nouvelles directions. Toutefois, sur le coup, l'impact moral de la destruction du califat ne fut sans doute pas aussi grand qu'on l'a parfois prétendu. Depuis longtemps, le calife avait perdu tout pouvoir réel et les Mongols ne firent qu'enterrer le fantôme d'une institution déjà morte. Pour les véritables détenteurs du pouvoir politique et militaire, la disparition du califat ne changea pas grand-chose. Dans tous les États musulmans, le sultanat avait obtenu la reconnaissance des juristes et des autorités religieuses, et certains sultans s'arrogeaient déjà des titres et des prérogatives spirituelles auparavant réservés aux califes.

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De même, l'ampleur des destructions mongoles et leurs répercussions à long terme ont été surestimés. A une certaine époque, il était courant d'attribuer à la brutalité mongole le déclin de la civilisation islamique classique, voire tous les échecs, économiques, sociaux, culturels et politiques, subis depuis lors par le Moyen-Orient. La plupart des historiens modernes ont abandonné, ou fondamentalement modifié, cette vision des choses, une étude plus approfondie du passé et une expérience plus directe de la guerre et de la barbarie ayant adouci les jugements d'une époque plus innocente que la nôtre. Il est aujourd'hui admis que les effets destructeurs des conquêtes mongoles ne furent ni aussi catastrophiques, ni aussi durables, ni même aussi étendus qu'on l'a cru. Certes, les coups portés par les Mongols, qui aujourd'hui paraîtraient bien modestes, furent terribles, des régions entières furent ravagées, dépeuplées et ruinées. Cependant, l'Egypte qui, à cette éooque était devenu le principal foyer de culture arabe - et le resterait - ne fut jamais conquise et donc ne souffrit pas directement. Après la victoire décisive des armées mameloukes à la bataille de 'Ayn Jâlût (1260), la Syrie, qui n'avait essuyé que quelques raids, fut incorporée dans le sultanat d'Egypte et protégée des attaques mongoles. Bien que longtemps éclipsée par la monarchie mongole d'Iran, l'Anatolie fut peu touchée dans ses affaires intérieures et put même devenir le berceau du dernier et du plus grand des empires islamiques. Certes, l'Iran fut durement secoué, mais pas dans toutes ses provinces. Au sud, les dynasties locales se soumirent d'elles-mêmes aux Mongols, et leurs villes, épargnées par les envahisseurs, continuèrent à prospérer. Le Fars (l'ancienne Perside) redevint un haut lieu de la vie nationale perse, et la ville de Chiraz, à une cinquantaine de kilomètres du site de Persépolis, connut, après les Mongols, un brillant épanouissement culturel. Parmi les grandes figures de l'époque, il convient de citer Sa'dï (1213-1291) et Hâfiz (v. 1320-1389), deux poètes, l'astronome Qutb al-Dïn (mort en 1310) et Qawàm al-Dïn (mort en 1439), le bâtisseur de la mosquée Gawar Shâd à Meched, considérée comme l'une des merveilles de l'architecture iranienne.Même les régions d'Iran effectivement envahies se relevèrent rapidement. Après le choc initial de la conquête, les khans mongols inaugurèrent une période de relative stabilité politique, reconstruisirent les villes, encouragèrent le redémarrage de l'industrie et du commerce, soutinrent les sciences qu'ils jugeaient utiles et, après leur conversion à l'islam en 1295, protégèrent les lettres et les études musulmanes. Dès le XIVe siècle, ils se mirent à ériger de magnifiques lieux de culte musulmans. En fait, sur un plan au moins, les conquêtes mongoles insufflèrent une nouvelle vigueur à la civilisation languissante du Moyen-Orient. Tout comme les premiers conquérants arabes, en réunissant dans un même État les civilisations de l'Iran et de la Méditerranée orientale, avaient ouvert une nouvelle ère d'échanges sociaux et culturels, les Mongols, en rapprochant sous une même dynastie les civilisations du Moyen- et de l'Extrême-Orient, favorisèrent l'épanouissement du commerce et de la culture. En outre, ils permirent le développement de contacts avantageux pour tous avec l'Europe ; saisissant 1 occasion offerte par la présence de souverains non musulmans au Moyen-Orient, de nombreux Européens explorèrent les routes terrestres vers la Chine. La Somme des chroniques {Jâmi 'al-tawârïkh) de l'historien persan Rashïd al-Dïn (1247-1318) constitue un bon exemple de ces échanges fructueux entre différentes civilisations. Juif converti à l'islam, médecin, savant et vizir, Rashïd al-Dïn se vit confier par les khans Ghazan et Oljeitu la tâche de concevoir une histoire universelle. Avec l'aide d'une équipe comprenant, entre autres, deux savants chinois, un ermite bouddhiste du Cachemire, un spécialiste mongol des traditions tribales, un moine franc et plusieurs érudits persans, il rédigea une vaste histoire du monde, de l'Angleterre à la Chine. Notons entre parenthèses, qu'en se lançant dans cette entreprise qui ne se limitait pas à leur propre civilisation, Rashïd al-Dïn et ses mécènes étaient en avance sur l'Europe d'un demi-millénaire.Dans une région cependant, les invasions mongoles causèrent des destructions irréparables : Bagdad et l'Irak ne retrouvèrent jamais leur prééminence dans le monde islamique. Les invasions eurent pour effets immédiats l'effondrement du gouvernement civil et la ruine des ouvrages d'irrigation dont dépendaient le développement économique et même la survie du pays. Alors qu'en Iran l'ordre et la prospérité revinrent dès que le nouveau régime fut solidement installé, en Irak, tout resta à l'abandon. Les princes mongols d'Iran établirent leur capitale à Tabriz, une ville d'Azerbaïdjan qui se transforma en une grande cité florissante. L'Irak devint une province périphérique, livrée aux incursions destructrices des Bédouins qui s'engouffraient dans les brèches ouvertes par les Mongols, mais qui, contrairement à eux, en profitaient pour rester. Coupée des pays méditerranéens par une frontière de sable et d'acier, bordée à l'est par un centre de pouvoir iranien en plein essor auquel elle était assujettie, la vallée du Tigre et de l'Euphrate cessa d'être une voie de passage pour le commerce est-ouest. Celui-ci se déplaça au nord et à l'est vers l'Anatolie et l'Iran, à l'ouest et au sud vers l'Egypte et la mer Rouge, abandonnant l'Irak et l'ancienne ville des califes à des siècles de pauvreté et de déclin.Après la destruction du califat, le Moyen-Orient se divisa en deux grandes aires culturelles. Au nord, la zone de civilisation persane, qui avait pour centre le plateau iranien, s'étendait de l'Anatolie et des territoires conquis en Europe par les Turcs ottomans à l'Asie centrale et aux nouveaux empires musulmans de l'Inde. Dans ces pays, l'arabe demeurait la langue de la religion et de la théologie, du droit et de la tradition. En revanche, la littérature et les arts étaient dominés par les canons esthétiques de l'Iran musulman; nés pendant «l'intermède iranien », poursuivis sous les dynasties turques, ces derniers connurent une nouvelle renaissance sous les Mongols et leurs successeurs. En Iran même, le persan était à la fois la langue de tous les jours et celle de la culture. En Asie centrale et en Anatolie, de nouvelles langues turques apparurent, donnant naissance à des littératures fortement influencées par les classiques persans.

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Au sud de cette zone iranienne, se trouvaient les anciens foyers de civilisation arabophones, l'Irak, province à présent délaissée, et l'Egypte, nouveau centre de pouvoir qui se prolongeait à l'ouest et au sud dans le continent africain. Malgré quelques influences persanes dans les arts et notamment en architecture, la langue et les lettres persanes étaient peu connues dans ces pays, où la culture littéraire continuait de s'inspirer des anciennes humanités arabes.Politiquement, les Turcs et les Mongols occupaient partout une position dominante. Leurs dynasties régnaient de la Méditerranée à l'Asie centrale et à l'Inde. Même l'empire syro-égyptien des mamelouks était soutenu et défendu par une élite militaire d'origine turque et surtout kiptchak, importée du nord de la mer Noire. Par la suite, ceux-ci seraient épaulés, et parfois supplantés, par des Circassiens et d'autres peuples du Caucase.Alors que les différences culturelles et les antagonismes politiques entre ces deux aires ne faisaient que s'accentuer, le principal facteur d'unification était l'islam, et plus particulièrement le soufisme qui ne cessait de se répandre depuis qu'al-Ghazâlï avait réalisé, à l'époque des Seljuqides, une synthèse entre le mysticisme et l'islam officiel. Le renouveau sunnite du XIe siècle avait beaucoup fait pour redonner vigueur et unité à l'islam, mais son œuvre était restée inachevée. Les paysans et les nomades s'en tenaient éloignés ; ces derniers jouaient un rôle d'autant plus important que le gouvernement civil était en déroute et le monde musulman secoué par de grands mouvements de population. Les tribus turques furent les plus touchées par le soufisme. Elles avaient été converties à l'islam par des mystiques et des moines itinérants, turcs pour la plupart, qui prêchaient une foi bien différente de la subtile scolastique des théologiens. La synthèse d'al-Ghazâlï ouvrit lavoie à une interpénétration du mysticisme et de la théologie. Le choc de la conquête et de la domination païennes jeta les théologiens et le peuple dans les bras l'un de l'autre. Dès lors, les souris et les traditionalistes professèrent la même orthodoxie sunnite, avec cependant des différences de culte et de croyances et des conflits assez fréquents.A partir du XIIIe siècle, le soufisme devint la forme par excellence de la religiosité populaire, le ciment de l'unité musulmane, la principale expression de l'attachement à l'islam. Bientôt, il inspira également la vie intellectuelle et parfois même le pouvoir politique. Les dynasties qui régnèrent en Turquie et en Iran, ces deux puissances rivales qui se disputaient l'hégémonie sur le Moyen-Orient musulman au début de l'époque moderne, furent à l'origine profondément marquées par les idéaux et les institutions soufis. Chapitre VI Les lendemains de la conquête mongoleAu cours des siècles qui suivirent la conquête mongole et la destruction du califat, trois grands centres de pouvoir apparurent au Moyen-Orient musulman: l'Iran, la Turquie et l'Egypte. Le premier était dirigé par une dynastie de khans, d'abord païens puis convertis à l'islam mais conservant une forte identité mongole. Gouverné par des princes turcs musulmans, le deuxième, pendant un temps sous suzeraineté mongole, fut profondément marqué par la civilisation irano-mongole. Dirigé par des sultans mamelouks, presque toujours turcs, le troisième échappa à la conquête mongole, mais adopta sur bien des plans la culture des maîtres du monde d'alors. Deux autres khanats situés aux marges du Moyen-Orient, en Russie et en Asie centrale, jouèrent un certain rôle dans la politique de l'aire mongole et, notamment après leur conversion à l'islam, dans celle du Moyen-Orient.Le principal centre de pouvoir fut d'abord l'Iran. Après s'être emparé de Bagdad, Hùlàgù se retira dans le nord-ouest du pays d'où, pendant près de quatre-vingts ans, lui et ses descendants régnèrent sur l'Iran et les contrées limitrophes sous le nom de Il-Khans, en raison de leur subordination aux Grands Khans de Mongolie dont ils reconnaissaient la suprématie. Dans l'ensemble, l'Iran connut sous leur gouvernement une période de tranquillité, les Il-Khans, avant leur conversion à l'islam, accordant un égal degré de tolérance et de liberté à tous leurs sujets, sans distinction de religion. A l'extérieur, les Il-Khans s'efforcèrent d'étendre leurs conquêtes vers l'ouest. Après avoir soumis les sultans seljuqides, ils se contentèrent de leur vassalité et d'une zoned'occupation en Anatolie. D'une autre ampleur fut la lutte contre le sultanat mamelouk. En 1259, Hùlàgù partit de Tabriz pour une nouvelle campagne militaire. Après avoir conquis l'Arménie et la Haute-Mésopotamie, il se dirigea vers la Syrie, où il prit Alep et Damas. Toutefois, en septembre 1260, au lieu-dit 'Ayn Jâlùt, la source de Goliath, en Palestine, un régiment égyptien commandé par Baybars, un général mamelouk d'origine kiptchak, écrasa une colonne avancée mongole et, sur sa lancée, libéra la Syrie jusqu'à l'Euphrate. Toutes les tentatives ultérieures de réoccupation mongole seraient chaque fois repoussées par les mamelouks.Vers cette époque, les Mongols envoyèrent plusieurs missions diplomatiques en Europe, afin de persuader les chrétiens d'ouvrir un second front contre les musulmans, leur ennemi commun. Sans résultat. De son côté, Baybars, devenu sultan d'Egypte, contra cette manœuvre en s'alliant avec Berke, un descendant de Gengis Khan en Russie. Après avoir pris ses distances vis-à-vis des Grands Khans, Berke Khan avait embrassé l'islam et son royaume, plus tard connu sous le nom de Khanat de la Horde d'or, devenait un État musulman peuplé en majorité de Turcs kiptchaks.Le conflit entre l'Iran et l'Egypte se prolongea pendant plusieurs décennies, et même après la conversion de Ghazan Khan à l'islam. Une paix fut finalement conclue en 1323. A cette date, le royaume des Ilkhanides était soumis aux mêmes facteurs de déstabilisation que ses prédécesseurs ; après la mort, en 1336, du Il-Khan Abu Sa'ïd, l'Iran se morcela de nouveau. Cependant, Je règne des petites dynasties se partageant le pays serait éphémère. En effet, en 1380, après avoir abattu la puissance mongole en Asie centrale, un certain Timur Lang (Timur le Boiteux), plus connu en Europe

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sous le nom de Tamerlan, se fit proclamer roi de Transoxiane et du Khorezm, envahit l'Iran et s'en rendit maître en sept ans. Vainqueur à deux reprises du khan de la Horde d'or, il détruisit l'empire des Indes, annexa l'Irak, puis submergea la Syrie et força le sultan mamelouk à devenir son vassal. En 1394 puis en 1400, il envahit l'Anatolie et, en 1402, infligea une défaite écrasante aux Ottomans à la bataille d'Ankara, faisant prisonnier le sultan Bayazid. Il mourut en 1405, alors qu'il se disposait à attaquer la Chine.Timur Lang était né dans une tribu mongole turquisée et islamisée. D'origine modeste, il avait épousé une princesse appartenant à la famille de Gengis Khan, lettre de noblesse fièrement inscrite sur sa tombe à Samarcande. Il commandait une armée où les Mongols fournissaient l'encadrement et les Turcs le gros des troupes. A la différence des souverains mongols antérieurs, il était, ou prétendait être, un pieux musulman, prenant toujours soin de traiter les lieux de culte et leurs serviteurs avec tout le respect qui leur était dû. Plus destructrices encore que celles de Hiïlàgû, ses conquêtes furent les dernières convulsions dues aux invasions altaïques. Sa mort marqua l'arrêt des grandes migrations des peuples de la steppe qui, depuis le Xe siècle, avaient profondément transformé le Moyen-Orient; par la suite, des tribus continuèrent à s'infiltrer dans la région, mais, surtout, les nomades déjà sur place s'intégrèrent peu à peu dans la vie urbaine.Timur était un grand conquérant, mais pas un bâtisseur d'empire. Après sa mort, ses vastes possessions se disloquèrent. En Anatolie et en Syrie, les Ottomans et les mamelouks reprirent le dessus. Deux clans de Turkmènes, les Ak Koynlu (Moutons blancs) et les Kara Koynlu (Moutons noirs), s'arrogèrent le contrôle de l'ouest de l'Iran, de la Mésopotamie et de l'est de l'Anatolie. Les Timurides ne régnaient plus que sur l'Iran oriental et la Transoxiane. Leurs capitales, Bou-khara, Samarcande et surtout Herat, devinrent de magnifiques foyers de civilisation, où s'épanouirent les arts du livre, l'architecture, les sciences, mais aussi la littérature en persan et en turc oriental. Pour cette dernière, ce fut même un âge d'or: les œuvres écrites en tcha-ghataï à cette époque exerceraient une influence durable sur toutes les cultures turques de Constantinople à l'Inde et à l'Extrême-Orient.Dans les pays arabophones, le centre de gravité s'était finalement déplacé de l'Irak à l'Egypte. Désorganisé, affaibli et éloigné de la mer Méditerranée d'où viendraient les envahisseurs et les marchands, l'Irak pouvait difficilement servir de base aux forces musulmanes pendant les croisades. Autre voie de passage commerciale et vallée irriguée par un seul fleuve exigeant un gouvernement unique et centralisé, l'Egypte, en revanche, réunissait toutes les conditions. Elle servit de tremplin aux guerres de reconquête qui finirent par expulser les croisés du Proche-Orient, fournit aux mamelouks les ressources nécessaires pour repousser les armées des Il-Khans et préserver le monde arabe des invasions mongoles.Vers le milieu du XIIIe siècle, la dynastie ayyubide fondée par Saladin se voyait peu à peu dépouillée de son pouvoir par les mamelouks turcs. La mort du sultan en 1250 pendant la septième croisade commandée par Saint Louis lui porta un coup fatal. L'État musulman et son armée ne durent leur survie qu'à la présence d'esprit de la concubine du sultan défunt, Shajar al-Durr (littéralement, « l'arbre de perles »), qui garda sa mort secrète et continua de gouverner en son nom jusqu'à l'arrivée de son fils Turan Shah, alors en Mésopotamie. Turan Shah réussit à encercler les croisés, à les battre et à les faire prisonniers ; Saint Louis obtint sa libération et celle d'une partie de ses hommes contre rançon et cession de Damiette. Conduits par Baybars, les mamelouks se retournèrent alors contre Turan et l'assassinèrent. Voulant encore maintenir une façade de légitimité ayyubide, ils hissèrent Shajar al-Durr sur le trône du sultan. Ce geste ne suffit pas à calmer la colère des princes ayyubides de Syrie, qui se coalisèrent pour exiger la destitution de la «sultane». Bien qu'indirectement impliqué, le calife de Bagdad protesta, lui aussi, contre l'intronisation d'une femme - qui avait appartenu à son harem et dont il avait fait cadeau au sultan d'Egypte. Il apporta son soutien aux princes ayyubides de Syrie et ordonna aux mamelouks d'Egypte de se choisir un autre sultan : « Si vous n'avez plus aucun homme susceptible d'être nommé, leur aurait-il écrit selon un chroniqueur égyptien, faites-le-nous savoir et nous vous en enverrons un1.»En 1260, après une période de confusion suite à la mort du dernier Ayyubide, Baybars, encore tout auréolé de sa victoire sur les Mongols, se fit proclamer sultan. Comme Saladin, mais de façon plus durable, il réunit la Syrie et l'Egypte musulmanes sous une même autorité. Il vainquit ceux qui, à l'est et à l'ouest, voulaient envahir le pays et entreprit d'instaurer un nouvel ordre social. Saladin avait marqué de façon symbolique le retour de l'Egypte au sein du sun-nisme en reconnaissant officiellement la suzeraineté du calife abbas-side demeurant à Bagdad. En accueillant le dernier Abbasside rescapé de la destruction de Bagdad par les Mongols et en faisant de lui le premier d'une lignée de califes fantoches, Baybars transféra le califat au Caire. Les «califes» du Caire ne disposaient d'aucun pouvoir; entretenus par la cour, ils n'exerçaient que des fonctions honorifiques lors de l'avènement d'un nouveau sultan. Après la conquête de l'Éevpte par les Turcs ottomans en 1517, l'institution tomba rapidement dans l'oubli.Le système mamelouk de Baybars et de ses successeurs était une adaptation de l'ordre quasi féodal des Seljuqides, instauré en Syrie et en Egypte par les Ayyubides. Il s'inspirait également du système mongol et portait l'empreinte des Mongols venus de l'est pour faire carrière en Egypte. Même dans ce bastion de la résistance islamique, tout ce qui était mongol jouissait d'un très grand prestige ; pendant un certain temps, les mamelouks adoptèrent les armes et les tactiques militaires des maîtres de l'heure et même leur costume et leurs habitudes.En échange de ses services, un officier mamelouk recevait un domaine pour une durée déterminée ou à vie. En général, il ne résidait pas sur ses terres, mais au Caire ou au chef-lieu de district. Les revenus de son domaine l'intéressaient davantage que sa possession. Contrairement au système féodal européen, cette pratique n'engendra ni châteaux, ni

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manoirs ni puissances locales. On ne vit naître aucun lien d'inféodation secondaire et même le partage de l'Egypte en fiefs ne fut pas permanent : il était périodiquement procédé à une complète redistribution des terres.Les mamelouks étaient achetés comme esclaves, formés et élevés en Egypte. Ce furent d'abord des Turcs kiptchaks originaires des rives septentrionales de la mer Noire, auxquels vinrent s'ajouter ensuite des déserteurs mongols et des représentants d'autres races : des Circassiens surtout, mais aussi des Grecs, des Kurdes et même quelques Européens. Cependant, le turc et le circassien restèrent la langue des élites dirigeantes, dont beaucoup de membres, y compris des sultans, parlaient à peine l'arabe. L'État mamelouk édifié par Baybars et ses successeurs reposait sur une double administration, civile et militaire, assez développée ; des officiers mamelouks contrôlaient les deux hiérarchies avec l'aide de hauts fonctionnaires civils. Jusqu'en 1383, les sultans mamelouks se succédèrent régulièrement, de manière plus ou moins héréditaire. Après cette date, sous le sultanat des mamelouks circassiens, le trône revint au général le plus puissant. A la mort du sultan, son fils lui succédait pour un bref interrègne, le temps de choisir le nouveau souverain.Le commerce avec l'Europe, et plus particulièrement le commerce de transit entre celle-ci et l'Orient, était vital pour l'Egypte qui en retirait aussi de substantielles taxes douanières. Les gouvernements mamelouks protégeaient et encourageaient ces échanges, qui apportaient à l'Egypte une certaine prospérité. Toutefois, le péril mongol, repoussé par Bay-bars, n'avait pas totalement disparu. En 1400-1401, les armées turco-mongoles de Tamerlan ravagèrent la Syrie et mirent à sac Damas. Après leur départ, la peste, les invasions de sauterelles et les déprédations des Bédouins achevèrent de désoler le pays. De ce choc économique et militaire le sultanat mamelouk ne se relèverait jamais complètement. Au XVe siècle, les difficultés économiques et financières obligèrent le gouvernement à concevoir une nouvelle politique fiscale destinée à tirer le maximum de profit du commerce de transit. L'État imposa un monopole sur les principaux produits locaux et les marchandises en transit. La hausse des prix qui en résulta provoqua, de la part de l'Europe, des représailles dont l'économie égyptienne fit les frais.Sous les Seljuqides de Konya (ou de Rum), le centre et l'est de l'Anatolie devinrent partie intégrante de la civilisation musulmane du Proche et du Moyen-Orient. Les hommes des frontières et des tribus qui avaient conquis et colonisé le pays perdirent leur indépendance devant la centralisation progressive de la monarchie ; la conformité de leur adhésion à l'islam fut soumise au contrôle d'une hiérarchie de docteurs de la loi. Venus des villes où s'épanouissait la haute civilisation islamique classique, fonctionnaires et hommes de lettres, juristes et théologiens, marchands et artisans propagèrent le mode de vie musulman et veillèrent sur ses institutions politiques.L'arrivée des Mongols ébranla jusque dans ses fondements le sultanat seljuqide qui, après une agonie d'une cinquantaine d'années, finit par disparaître au début du XIVe siècle. L'effondrement de l'autorité centrale et l'irruption en Anatolie de nouvelles vagues de nomades turcs fuyant devant les Mongols entraînèrent une reprise de la guerre aux frontières. Dès la fin du XIIIe siècle et au XIVe, les derviches, sur le plan religieux, les soldats des marches, sur le plan militaire et politique, en vinrent à occuper une position dominante en Anatolie occidentale. Une autre vague d'expansion au détriment de Byzance étendit la domination turque musulmane à l'ensemble de la région.L'une des principautés qui se partageaient ces nouvelles conquêtes allait devenir un vaste et puissant empire. Elle doit son nom à son fondateur éponyme, Osman, dont la carrière et les exploits, selon la Tradition, couvrirent le premier quart du XIVe siècle. Située à l'extrême ouest de l'Anatolie, à la frontière de la Bithynie byzantine et au pied des défenses de Constantinople, elle se trouva investie de tâches plus grandes, recueillit de ce fait des soutiens extérieurs et sut tirer parti de sa position. Osman et son successeur menèrent une incessante guerre de harcèlement contre les Byzantins. En 1326, ils s'emparèrent de Brousse, dont ils firent leur capitale. En 1354, les Ottomans franchirent les Dardanelles et, en quelques années, conquirent les villes de Gallipoli et d'Andrinople, qui pendant près d'un siècle seraient leurs principales bases en Europe. Plusieurs victoires contre les Serbes et les Bulgares, notamment lors de la bataille de Maritza (1371) et du Kosovo (1389), firent passer une grande partie de la péninsule des Balkans sous leur domination et le reste sous leur suzeraineté. D'autres triomphes suivirent en Macédoine, en Bulgarie et en Serbie. Chaque guerre de conquête en Europe était précédée d'une expansion, parfois pacifique, en Anatolie, qui venait renforcer le siège de leur puissance.L'arrivée des Ottomans sur le théâtre européen n'eut pas qu'un aspect militaire. A peine installés, ils furent approchés par les Génois en guerre contre les Vénitiens, leurs principaux concurrents. En échange d'une aide militaire, «les Génois, rapporte Cantacuzène, un historien byzantin de l'époque, ... promirent une grosse somme d'argent et affirmèrent que cette bonne action resterait à jamais gravée dans la mémoire du Sénat et du peuple de Gênes2 ». La signature, en 1352, d'un premier traité commercial entre les Ottomans et les Génois consacra ce qui deviendrait l'un des grands leitmotive des rapports entre l'Europe et le Moyen-Orient.Le quatrième souverain ottoman, Bayazid Ier (1389-1401), hérita de possessions considérables en Europe et en Asie. Cet homme aux vastes ambitions voulait donner une autre dimension à son royaume. Tournant d'abord son attention vers l'est, il conquit un à un tous les émirats turcs et annexa l'ensemble de l'Anatolie. Depuis le début ou presque, les souverains ottomans utilisaient le titre de «sultan» dans un sens général. Bayazid lui en donna un plus précis, en demandant au « calife » du Caire de le reconnaître comme « sultan de Rum ». Par ce titre, qui avait autrefois appartenu aux Seljuqides d'Anatolie, il voulait montrer qu'il se considérait comme l'héritier de l'ancienne monarchie anato-lienne, voire de l'Empire musulman du Moyen-Orient. Une victoire éclatante remportée à Nicopolis en 1396 sur la fine fleur

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des chevaliers d'Occident venus libérer les Balkans ne fit que le renforcer dans ses ambitions. Toutefois, il se heurta — après, peut-être, l'avoir provoqué — à plus grand conquérant que lui. Vaincu et fait prisonnier par Tamer-lan à la bataille décisive d'Ankara en 1402, il se suicida en captivité. Réduit à ses premières dimensions, le territoire ottoman devint le théâtre d'une ruineuse guerre civile entre les fils de Bayazid, puis d'un soulèvement, probablement de caractère social, inspiré et conduit par les derviches. Ce n'est qu'en 1413 que Mehmed Ier réussit à évincer ses frères, mais pendant quelques années, lui et son successeur eurent encore à affronter des révoltes d'origines diverses.Le premier souci de Mehmed fut de restaurer et de consolider l'État ottoman. En revanche, son fils Murad II (qui régna de 1421 à 1444 et de 1446 à 1451) renoua avec l'expansion territoriale et remporta d'importantes victoires en Europe, contre les Grecs, les Serbes, les Hongrois et les croisés. En Anatolie, il récupéra la plupart des anciennes possessions de Bayazid. Par la suite, s'instaura une période de paix et de consolidation, durant laquelle les sultans ottomans s'entourèrent d'une véritable cour musulmane accueillant écrivains, savants et poètes. Chose intéressante, c'est à cette époque qu'apparaît dans la littérature le sentiment d'une conscience nationale turque. Murad y était favorable et, à l'occasion, composait lui-même des vers sur ce thème. Sous son règne, l'histoire et les légendes des Oghuz devinrent objets d'étude et entrèrent dans la tradition historiographique ; on découvrit que la famille royale ottomane appartenait au monde légendaire des tribus turques et descendait d'Oghuz Khan. Ces nouvelles conceptions de la cour et de la dynastie avaient le soutien d'un noyau de généraux et de conseillers convaincus de l'importance du principe d'un État musulman héréditaire et entièrement dévoués à la maison ottomane.Vers la fin du XIVe siècle et surtout à partir de 1430, elles reçurent un renfort considérable avec l'introduction du devshirme, ou «cueillette » de garçons chrétiens élevés dans la religion musulmane pour le seul exercice de la guerre et le service du prince. Voici la description qu'en donne Sadeddin, un historien ottoman du XVIe siècle connu sous le nom de Hoca Efendi : «Sa Très Gracieuse Majesté... entra en consultation avec ses ministres d'État ; il en ressortit que, pour les années à venir, il convenait de choisir, parmi les enfants des infidèles, de jeunes garçons valeureux et travailleurs, aptes au service, que la religion musulmane anoblirait; ce système leur permettrait de devenir riches et contribuerait peut-être aussi à réduire les bastions des infidèles. C'est ainsi que plusieurs personnes se virent confier cette tâche par le roi et reçurent l'ordre de collecter dans diverses régions plus d'un millier d'enfants infidèles à qui elles inculqueraient la discipline et qu'elles formeraient pour devenir des auxiliaires... d'abord au contact d'hommes pieux, puis au service des adorateurs du Dieu unique, puisse la lumière de l'islam pénétrer dans leur cœur et les laver de la souillure d'un culte trompeur ; puissent leurs désirs se fixer sur ce qui en est digne et leurs espoirs se placer sur les progrès de leur carrière ; puissent-ils accomplir avec loyauté leurs devoirs et leur service. Leurs gages furent fixés à un aspre par jour, pouvant éventuellement être augmentés selon leurs capacités et leurs mérites. Ils s'appelèrent les janissaires [nouvelle milice]. Ces hommes courageux se montrèrent si habiles dans les campagnes militaires et sur les champs de bataille que leurs très gracieuses Majestés en tirèrent grande gloire et renommée. Leurs précieux services les firent accéder à un rang éminent ; ce que voyant, de nombreux parents désirèrent de tout cœur que leurs enfants fussent enrôlés et en firent la demande ; tant et si bien qu'en peu de temps, plusieurs milliers d'infidèles connurent la gloire grâce à l'islam 3. »C'est ainsi que la vigueur des populations chrétiennes et l'esprit combattant des soldats guerroyant aux frontières furent mis au service de la dynastie ottomane et qu'une solution harmonieuse fut apportée aux problèmes soulevés par la coopération entre une armée encore imprégnée de traditions tribales et un État qui s'inspirait du modèle islamique orthodoxe, revu et corrigé par les Seljuqides et leurs successeurs.Sous les Ottomans, l'institution religieuse musulmane arriva à maturité et s'intégra définitivement dans l'État sunnite. Devenu une institution, l'islam était désormais doté d'une véritable organisation, d'une hiérarchie de cadres religieux aux fonctions et aux pouvoirs précis, de juridictions territoriales placées sous la direction d'une autorité religieuse suprême, reconnue comme la plus haute instance de la sharia. De tous les souverains qui régnèrent sur un État islamique présentant un haut degré de civilisation matérielle, les Ottomans furent peut-être les seuls à vouloir sérieusement faire de la Loi musulmane la loi du pays. Ils conférèrent à ses interprètes et à ses juges un statut, une autorité et un pouvoir dont ceux-ci n'avaient jamais joui auparavant. Lorsqu'en 1451, Mehmed II succéda à Murad, son père, l'Empire était encore divisé en deux. Vieille terre musulmane, l'Anatolie faisait désormais partie intégrante de la civilisation islamique du Moyen-Orient. Fraîchement conquise, la Roumélie restait imprégnée des idéaux et des coutumes des hommes des frontières, de la foi éclectique et mystique des derviches. Entre les deux - entre l'ancienne capitale, Brousse, et la nouvelle, Andrinople - un pont devait être jeté. Le 29 mai 1453, deux ans après l'avènement du sultan et sept semaines après le début du siège, les janissaires se lancèrent une nouvelle fois à l'assaut des murailles chancelantes de Constantinople. Le dernier des Constantin mourut au combat; le croissant fut hissé sur le dôme de Sainte-Sophie et le sultan établit sa résidence dans la ville impériale. Chapitre VII Les empires canonniersAvec la prise de Constantinople, objectif convoité depuis des siècles par les armées musulmanes, le puzzle était complet. Mehmed II, désormais appelé Fatih, le Conquérant, avait scellé l'union des deux continents composant son héritage, l'Asie et l'Afrique, et des deux traditions, l'islam et l'esprit des frontières, qui les avaient façonnés. La

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principauté de guerriers des marches était devenue un empire et son chef, un empereur. Cette victoire avait fait du sultanat ottoman le fer de lance de l'islam pointé vers l'Occident, et lui avait conféré un immense prestige au sein du monde musulman.Pendant le reste de son règne, Mehmed mena une série de campagnes militaires aussi bien en Europe qu'en Asie. En Europe, les armées ottomanes soumirent les derniers potentats grecs de Morée, annexèrent la Serbie et la Bosnie et conquirent plusieurs îles grecques. En Asie, elles prirent Amasya aux Génois, Sinope à l'émir musulman qui y régnait et Trébizonde à l'empereur byzantin. Fait révélateur, le sultan refusa de se laisser entraîner plus à l'est ou dans un combat contre d'autres souverains musulmans. Ainsi, en 1473, il écrasa Uzun Hasan, un dynaste turkmène d'Anatolie orientale et de Mésopotamie qui le défiait, mais ne chercha pas à pousser plus loin son avantage. Dans une conversation rapportée par Kemal Pacha Zadeh, un historien du XVIe siècle, le sultan donne ses raisons : il était juste et nécessaire de châtier Uzun Hasan pour sa témérité, mais il aurait été erroné d'anéantir sa lignée, car « chercher à détruire les anciennes dynasties des grands sultans de l'islam n'est pas de bonne pratique1 ». Plus précisément, cela l'aurait distrait d'une affaire autrement plus grave : la guerre sainte en Europe.Toutefois, les sultans ottomans ne pouvaient pas se permettre de négliger ce qui se passait dans les pays musulmans situés au sud et à l'est de leur empire. D'importantes transformations y étaient en cours ; ainsi, le sultanat mamelouk installé en Egypte et en Syrie depuis le milieu du XIIIe siècle connaissait un déclin manifeste. En un sens, il était devenu, sur la fin, une sorte de Byzance arabe. Au nord et à l'est, sur les plateaux d'Anatolie et en Iran, chez les Turcs et les Perses qui avaient pris la direction politique et culturelle de l'islam, un nouvel État se constituait, une nouvelle société se développait, porteuse d'une nouvelle civilisation ayant pour langue principale le persan d'un côté, le turc de l'autre. En Egypte et en Syrie, malgré des influences orientales de plus en plus fortes, l'ordre ancien se perpétuait. La première culture islamique de caractère arabe entamait son long âge d'argent. Les soldats mamelouks défendaient le royaume et préservaient la vallée du Nil des invasions. Les scribes et les savants syriens et égyptiens, pour beaucoup fils ou petits-fils de mamelouks, administraient l'État, tout en conservant, interprétant et enrichissant l'héritage de l'islam classique.Le sultanat syro-égyptien était affaibli par tout un ensemble de facteurs, à la fois internes et externes: guerre destructrice contre Tamerlan, tarissement des ressources dû à une mauvaise gestion des finances et à la désorganisation de l'économie, épidémies de peste, périodes de sécheresse, famines et effondrement de l'ordre social mamelouk.Les coups fatals vinrent du dehors, de l'ouest et du nord. Le premier fut économique. En effet, à la suite de la découverte de la route du Cap par les Portugais, l'Egypte perdit l'exclusivité du marché des produits indiens transitant vers l'Europe. A long terme, cela n'eut pas des conséquences aussi catastrophiques qu'on a pu le dire, puisqu'au XVF siècle les échanges passant par le Levant connurent un nouvel et considérable essor. A court terme, en revanche, cette perte se traduisit par une double crise, commerciale et financière. Poussé par les Vénitiens, le sultan mamelouk Qansuh al-Ghuri (1500-1516) dépêcha contre les Portugais en Inde une flotte qui, après quelques succès initiaux, fut détruite. Dès lors, les Portugais s'attachèrent à couler systématiquement les navires marchands musulmans qui se hasardaient dans l'océan Indien. Plusieurs de leurs vaisseaux pénétrèrent jusque dans le golfe Persique et la mer Rouge.Le second coup, mortel, fut militaire. Jusque-là relativement amicales, les relations entre le sultanat mamelouk et le sultanat ottoman se détériorèrent durant la deuxième moitié du XVe siècle. Entre 1485 et 1490, ils se livrèrent une guerre dans laquelle les mamelouks prirent légèrement le dessus, sans toutefois remporter de victoire décisive.Cependant, l'équilibre des forces tourna bientôt à l'avantage des Ottomans. Ceux-ci, en effet, introduisirent les armes à feu — mousquets et canons — à grande échelle. Les mamelouks, eux, n'étaient pas prêts à en faire autant. D'une part, leurs terres étaient pauvres en métaux, d'autre part, et c'était là un important facteur de résistance sociale et psychologique, les émirs refusaient d'abandonner les armes « licites » et « honorables » du passé, méprisant les armes à feu et reprochant à ceux qui en faisaient usage leur manque d'esprit chevaleresque et de sens de l'honneur. Dans les dernières années de leur règne, cependant, ils se résignèrent à en équiper des unités spéciales composées d'esclaves noirs et de fils de mamelouks, et même une sorte de milice comprenant des artisans locaux et des mercenaires étrangers de diverses origines. Ces efforts furent décevants. Fleurons de l'armée mamelouke, les lanciers, les sabreurs et les archers montés restaient désespérément inférieurs aux fantassins armés de mousquets et aux artilleurs ottomans.Toutefois, avant d'en finir avec les mamelouks, les Ottomans devaient se défaire d'un autre ennemi musulman, beaucoup plus dangereux. Un demi-siècle après la conquête de Constantinople, leur prééminence était contestée, non plus par des chrétiens, mais par une nouvelle dynastie, celle des Safavides en Iran. Portée au pouvoir par un mouvement shiite extrémiste, cette dynastie avait créé, pour la première fois depuis des siècles, un État unifié et puissant, contrôlant toute la région depuis les pays du pourtour méditerranéen jusqu'aux confins de l'Asie centrale et de l'Inde. L'instauration d'un pouvoir activiste à Tabriz s'inspirant de doctrines shiites radicales et situé aux frontières de l'Empire ottoman constituait aux yeux de la Turquie à la fois une menace et un défi, et conféra un caractère religieux à la rivalité qui avait toujours opposé les maîtres de l'Anatolie à ceux du plateau iranien. Des millions de musulmans sunnites résidaient encore en Iran, où ils formaient peut-être la majorité. Des centaines de milliers de shiites peuplaient les terres ottomanes et pouvaient être suspectés de sympathies pour le nouveau régime installé de l'autre côté de la frontière. Le sultan ottoman et le shah safavide se considéraient mutuellement comme des hérétiques et des usurpateurs. Pour les Ottomans, la

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menace iranienne était d'autant plus aiguë et immédiate que la dynastie safavide avait des origines turques et disposait d'un large soutien en Anatolie.La riposte ottomane ne se fit pas attendre. Dès 1502, le sultan Bayazid II ordonna la déportation en Grèce des shiites d'Anatolie et déploya ses troupes le long de la frontière iranienne. En 1511, une grave insurrection shiite se produisit en Anatolie centrale. L'année suivante, le sultan vieillissant abdiqua en faveur de son fils, Selim Ier (1512-1520), connu sous le nom de «Yavuz Selim» (Selim le Cruel). Bientôt, la rivalité entre Selim le Turc et Ismà'ïl Ier l'Iranien se transforma en guerre ouverte. Paradoxalement, la correspondance de plus en plus acerbe qu'échangèrent les deux monarques jusqu'au déclenchement des hostilités révèle que le sultan écrivait au shah en persan, langue des citadins cultivés, alors que le shah s'adressait au sultan en turc, langue de ses origines rurales et tribales.La guerre se solda provisoirement par une victoire ottomane. Le 23 août 1514, dans la plaine de Tchaldiran, à la frontière entre les deux Empires, les janissaires et l'artillerie ottomane mirent en échec les forces iraniennes, et le 7 septembre, le sultan occupa la capitale, Tabriz. Comme son prédécesseur Mehmed II, Selim renonça à pousser plus à l'est et se retira en Turquie, laissant le shah vaincu et affaibli, mais encore maître d'un État shiite en Iran. Les deux Empires poursuivirent un long et âpre combat dans lequel le sang des martyrs - shiites en Turquie et sunnites en Iran - alimentait leur haine et leur crainte réciproques.Ce combat, qui avait pour enjeux la direction de l'islam et le contrôle du Moyen-Orient, ne se déroula pas seulement sur les champs de bataille, mais prit aussi la forme d'une guerre de propagande entre le sunnisme et le shiisme dont le sultan ottoman et le shah safavide s'étaient faits respectivement les champions. Ayant finalement remporté une victoire limitée - l'arrêt de l'expansion de l'Empire iranien, mais pas sa destruction -, les Ottomans purent passer à l'étape suivante: l'absorption des pays arabophones situés au sud de leur empire. A l'issue d'une violente mais brève campagne (1516-1517), ils renversèrent le sultanat mamelouk qui régnait depuis deux siècles et demi sur l'Egypte, la Syrie et l'ouest de l'Arabie. Puis, partant de ces nouvelles possessions, ils étendirent leur souveraineté, ou leur suzeraineté, dans plusieurs directions, vers l'ouest, en Afrique du Nord jusqu'aux frontières du Maroc, vers le sud, le long des deux rives de la mer Rouge, en Afrique et en Arabie, vers l'est, dans l'océan Indien et, un peu plus tard, en Irak, qu'ils arrachèrent de haute lutte au shah d'Iran, prenant ainsi pied dans le golfe Persique. Les sultans ottomans régnaient désormais sur La Mecque et Médine, les deux villes saintes, ainsi que sur les pays arabes formant le cœur de l'islam, d'où un surplus de prestige, mais aussi de responsabilités.Une fois les Perses neutralisés et les mamelouks conquis, les Ottomans purent de nouveau se consacrer à leur principale entreprise: la guerre en Europe. Sous le règne de Soliman le Magnifique (1520-1566), l'Empire était à l'apogée de sa puissance. En 1526, à la bataille de Mohacs, ses soldats mirent en pièces l'armée du royaume de Hongrie. Kemal Pacha Zadeh célébra cette victoire dans une prose rimée quasi épique :«L'épée à la main, ils se précipitèrent en flammes brûlantes contre les infidèles au cœur dur. Ces glorieuses phalanges, qui ressemblaient à des montagnes semées de tulipes, se teignirent en un instant, dans le festin du combat, d'un sang rouge et vermeil comme les fioles remplies de vin. Les têtes devinrent semblables à la fleur de l'arbre de Judée, les yeux à la cornaline brillante, et les mains à la branche de corail... [La lutte se prolongea] jusqu'au moment où les extrémités de l'hippodrome du ciel se teignirent des couleurs sanglantes du crépuscule... Cependant, le kral, après avoir couvert d'acier tous les démons maudits qui le suivaient, s'était avancé sur le champ de bataille, au milieu d'un nuage de poussière qui voilait l'Orient et l'Occident... Sans se laisser intimider par les décharges de l'artillerie et de la mousqueterie, avec un cœur inaccessible à la crainte, il chargea à la tête de sa cavalerie impétueuse et se précipita d'un seul bond sur les janissaires, ces braves entre les braves... Il parvint ainsi jusqu'aux batteries. Là, il fut accueilli par les fusiliers qui, envoyant dans les airs un nuage de fumée, firent pleuvoir une grêle de balles si meurtrière, que les fleurs du parterre de l'existence de l'ennemi languirent et se fanèrent... » Après une longue bataille désespérée, le roi est finalement vaincu:« D'après l'ordre du sultan, les fusiliers des janissaires, dirigeant leurs coups contre l'ennemi... en firent tomber en enfer, dans l'espace d'un moment, des centaines ou plutôt des milliers... Le rouleau de sa vie étant arrivé à sa fin, la révolution des jours de sa puissance fut définitivement arrêtée. Le registre de son existence passagère fut clos par la perte de ce monde et de la félicité éternelle 2. »Les armées victorieuses de Soliman traversèrent la Hongrie et, en 1529, mirent le siège devant Vienne. Pendant ce temps, à l'est, la flotte ottomane harcelait les Portugais dans l'océan Indien, et à l'ouest, forte de ses bases en Afrique du Nord, faisait des incursions dans l'océan Atlantique, allant jusqu'à menacer les côtes européennes. Une fois de plus, l'expansion de l'islam faisait peser un danger mortel sur la Chrétienté. Les croisades avaient fait long feu, mais le djihad se rallumait. Quand il qualifiait l'Empire turc de présent Terror ofthe World, l'historien élisabéthain des Turcs, Richard Knolles, exprimait assurément le sentiment général des Européens.Au XVIe siècle, la marée turque atteignit sa plus haute amplitude, mais amorça également son reflux. En Europe centrale, le premier échec du siège de Vienne inaugura un siècle et demi d'engagements sanglants, mais vains, qui se termineraient, en 1683, par un second échec, cette fois définitif, devant la capitale autrichienne. A l'est, s'ap-puyant sur leurs bases en Egypte et plus tard en Irak, les Ottomans affirmèrent leur suprématie navale dans le golfe Persique et la mer Rouge, installant pendant quelque temps des gouverneurs au Yémen et dans la Corne de l'Afrique. Ils allèrent

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jusqu'à envoyer un contingent d'artilleurs en Asie du Sud-Est pour aider les souverains musulmans locaux à se défaire de leurs ennemis européens. Sans résultat. Leur flotte ne pouvait rivaliser avec les bateaux de guerre occidentaux, notamment portugais, et malgré l'appui de leurs alliés, ils durent abandonner la région aux puissances maritimes occidentales en pleine expansion.En Méditerranée, les Ottomans subirent leur première grande défaite à la bataille de Lépante en 1571. Le grand vizir Lûtfi Pacha raconte en quels termes il souleva la question de la puissance navale de l'Empire devant Soliman le Magnifique : « Sous les précédents sultans, lui dit-il, nombreux étaient ceux qui régnaient sur la terre, mais rares ceux qui régnaient sur la mer. Dans la conduite de la guerre navale, les infidèles nous sont supérieurs. Nous devons les vaincre3. » Ce n'est pas ce qui arriva, mais il fallut quelque temps avant que les conséquences de cette défaite ottomane ne se fassent sentir. La bataille de Lépante fut célébrée dans toute la Chrétienté comme une immense victoire. Pourtant, elle fut beaucoup moins décisive que la défaite et la destruction de la flotte ottomane en Asie. En effet, les Ottomans réussirent en peu de temps à reconstituer leurs forces en Méditerranée et à protéger leurs possessions européennes des attaques extérieures. Un chroniqueur turc rapporte une conversation entre Selim II (1566-1574) et son grand vizir Sokollu Mehmed Pacha à propos de la construction de nouveaux navires destinés à remplacer ceux perdus à Lépante. Au sultan qui lui demandait combien cela coûterait, le grand vizir répondit : « La puissance de l'Empire est telle que, si nous le voulions, nous pourrions équiper toute la flotte d'ancres en argent, de cordages en soie et de voiles en satin4. »La flotte fut effectivement reconstruite, il est vrai sans tout ce luxe, et jusqu'au XVIIe siècle, les musulmans continuèrent à dominer la Méditerranée et à s'aventurer dans l'Atlantique à partir de leurs bases du Proche-Orient et d'Afrique du Nord. Bien que le rapport de forces entre le monde islamique et l'Europe chrétienne eût déjà commencé à basculer en faveur de cette dernière, l'imposante puissance militaire ottomane masquait encore ce changement, aussi bien aux yeux des chrétiens que des musulmans.Vers le milieu du XVIe siècle, Ogier Ghiselin de Busbecq, ambassadeur du Saint Empire romain germanique à la cour de Soliman le Magnifique, se montrait très inquiet pour l'avenir de l'Europe chrétienne face à un Empire ottoman apparemment tout-puissant.« Seule la Perse, écrivait-il, s'interpose en notre faveur ; car l'ennemi, tout impatient d'attaquer, doit garder un œil fixé sur cette menace en son arrière... La Perse ne fait que reculer notre destin; elle ne peut nous sauver. Quand les Turcs se seront entendus avec la Perse, ils nous sauteront à la gorge, soutenus par la puissance de l'Orient tout entier ; combien nous sommes mal préparés, je n'ose le dire 5. »Toutefois, les Ottomans ne «conclurent pas d'entente avec la Perse ». Ils continuèrent à guerroyer contre leur voisin et rival oriental jusqu'au début du XIXe siècle, époque à laquelle ni la Turquie ni la Perse n'étaient plus en mesure de menacer l'Occident.Considérant avec mépris les armes à feu, les shahs d'Iran, comme les sultans mamelouks d'Egypte, négligèrent d'en doter leurs armées. Ils ne comprirent leur erreur que lorsqu'ils eurent à affronter les arquebusiers et les artilleurs ottomans sur le terrain. Toutefois, contrairement aux mamelouks, d'autres occasions leur furent données d'en tirer la leçon. A partir du XVIe siècle et surtout au XVIIe, ils se mirent à acheter des fusils et des pièces d'artillerie. D'une façon générale, les souverains musulmans n'eurent jamais de mal à trouver, dans l'Europe chrétienne, des fabricants, des marchands et des experts prêts à équiper et à entraîner leurs armées ou même des soldats disposés à louer ou vendre leurs services. Leurs principaux fournisseurs semblent avoir été Venise, le Portugal et l'Angleterre.Malgré leurs réticences premières, les Perses apprirent rapidement l'art de fabriquer et de manier des armes à feu portatives. Dans un rapport soumis au Conseil des Dix le 24 septembre 1572, un envoyé vénitien, Vincenzo di Alessandri, remarquait :« Ils se servent de sabres, de lances et d'arquebuses, dont tous les soldats connaissent le maniement; leurs armes sont également supérieures et mieux trempées que celles des autres nations. Le canon de leurs arquebuses mesure environ six empans et la balle qu'il contient pèse moins de trois onces. Ils les manient avec tant de dextérité que cela ne les empêche pas de tendre leur arc ou de brandir leur sabre, ce dernier restant fixé à l'arçon tant qu'ils n'en n'ont pas besoin. Ils font alors glisser l'arquebuse dans leur dos, de sorte qu'une arme ne gêne pas l'utilisation de l'autre 6. »Cette description d'un cavalier persan équipé de façon à pouvoir se servir presque simultanément d'un arc, d'un sabre et d'une arme à feu illustre bien la complexité des transformations qui étaient à l'œuvre. Au XVIe et au XVIIe siècle, les souverains perses, malgré leurs réticences, firent de plus en plus appel aux armes à feu portatives et en équipèrent un nombre non négligeable de leurs soldats. Comme les Ottomans, mais à beaucoup moins grande échelle, ils déployèrent également une artillerie de siège. En revanche, leur artillerie de campagne, de capacité limitée, se révéla dans l'ensemble peu efficace.'Abbâs Ier (1587-1629) fut sans aucun doute le successeur le plus remarquable du shah Ismâ'ïl. Il commença par moderniser l'infanterie et l'artillerie sur le modèle ottoman. Dans cette tâche, il fut grandement aidé par deux Anglais, les frères Anthony et Robert Shirley qui, débarqués en Iran en 1598 avec vingt-six compagnons, se mirent pendant plusieurs années au service de la Perse. Abbâs devait à tout prix arrêter les Ouzbeks d'Asie centrale qui s'étaient emparés de plusieurs villes dans l'est du pays. Afin d'avoir les mains libres, il fit la paix avec les Ottomans, leur abandonnant la Géorgie, l'Azerbaïdjan et même Tabriz, l'ancienne capitale des Safavides. Une fois les Ouzbeks vaincus et les provinces

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récupérées, il tourna de nouveau son attention vers l'ouest. En 1603, ses armées reprirent Tabriz, poursuivirent leur marche victorieuse, s'emparèrent de nouveaux territoires ainsi que d'une bonne partie de l'Irak tombé aux mains des Ottomans. C'est également sous son règne que naquit, en 1616, la Compagnie anglaise des Indes orientales, basée à Surat en Inde. Les Portugais, qui jusque-là jouissaient d'un quasi monopole du commerce occidental en Iran, essayèrent, sans succès, de s'opposer à la pénétration anglaise. En 1622, la Compagnie aida l'armée perse à reprendre Ormuz, port du golfe Persique tenu par les Portugais depuis 1514. Cette victoire perse fut célébrée dans un long poème épique composé pour la circonstance.Le règne de Abbâs le Grand marqua à bien des égards l'apogée de la période safavide. Les rivalités commerciales des puissances occidentales — Portugal, Pays-Bas, Angleterre - dans le golfe Persique et l'océan Indien ouvraient des perspectives que le shah s'empressa d'exploiter. En 1597, il transféra une fois de plus sa capitale. Après Tabriz et Qazvïn, il choisit le site plus central d'Ispahan d'où il pouvait mieux diriger les opérations contre ses ennemis, les Ouzbeks à l'est et les Ottomans à l'ouest. Les nombreux édifices qu'il fit reconstruire ou ériger durant son règne donnent jusqu'aujourd'hui à cette ville un éclat particulier et justifient la fierté de ses habitants qui la surnomment la «Moitié du Monde» {Isfahân nisf-ijehàri).Après sa mort, la dysnatie safavide connut un rapide déclin. Les Ottomans reprirent Bagdad et d'autres territoires conquis par Abbâs ; les Afghans et les Ouzbeks recommencèrent leurs incursions dévastatrices, mais surtout, plus inquiétant pour l'avenir, une première mission russe arriva à Ispahan en 1664, tandis que les Cosaques organisaient des raids aux frontières de la Perse et du Caucase.Entre-temps, d'importants bouleversements s'étaient produits plus au nord. En 1480, Ivan III, grand-prince de Moscou, avait finalement réussi à se libérer du « joug tatar », pour reprendre une expression des historiens russes, et à s'affranchir de toute forme de tribut et de dépendance. Comme les Espagnols et les Portugais avant eux, les Russes, après s'être défaits de la domination musulmane, se lancèrent à la poursuite de leurs anciens maîtres. En 1552, au terme d'un long et difficile combat, ils s'emparèrent de Kazan, la capitale des Tatars de la Volga, et en firent une terre russe. Continuant leur progression le long de la Volga, ils prirent le port d'Astrakhan en 1556. Ils contrôlaient désormais tout le cours de la Volga et avaient accès à la mer Caspienne. Ayant vaincu la plupart de leurs ennemis musulmans sur la route du sud, ils pouvaient maintenant songer à des actions directes sur les territoires ottoman et tatar de Crimée. Conscients du danger, les Ottomans essayèrent de contre-attaquer. Ils lancèrent une grande expédition contre Astrakhan. Leur objectif était de s'emparer du port et de percer un canal entre le Don et la Volga pour assurer la libre circulation de leurs navires entre la mer Noire et la mer Caspienne. Ce projet n'aboutit pas. Les Khans tatars de Crimée réussirent un temps à parer les attaques russes et à maintenir leurs liens avec le sultan ottoman dont ils avaient accepté la suzeraineté. La mer Noire resta pour l'heure sous le contrôle des Turcs et des Tatars et, entre la Crimée et Istanbul, se développa un commerce important, notamment de denrées alimentaires et d'esclaves originaires d'Europe orientale.Toutefois, la voie était désormais ouverte à l'expansion russe en Asie. Au cours du XVIIe siècle, partant d'Astrakhan, celle-ci se fit au détriment des États musulmans indépendants du nord du Caucase. Peu de temps après, Astrakhan devint la capitale administrative d'une province de l'Empire russe s'étendant de l'embouchure du Don à celle de la Volga. En 1637, agissant pour leur propre compte, les Cosaques du Don s'emparèrent d'Azov, la forteresse navale des Turcs non loin de la mer Noire. Après l'avoir défendue pendant plusieurs années contre les attaques terrestres et navales des Turcs, ils l'offrirent au tsar, lequel, après mûre réflexion, préféra refuser ce cadeau plutôt que de risquer une guerre généralisée avec l'Empire ottoman. Les Russes n'avaient pas encore accès à la mer Noire, mais la route était tracée.Dès 1606, le traité de Zsitva-Torok conclu entre l'Empire ottoman et l'Empire des Habsbourg révéla un autre changement de taille. Il ne s'agissait plus, comme par le passé d'une trêve octroyée par le vainqueur siégeant dans sa capitale, mais d'un traité négocié entre égaux à la frontière. Dans sa version turque, le sultan concède le titre de padishah, souverain suprême, à l'empereur habsbourgeois que, jusque-là, le protocole ottoman désignait dédaigneusement sous le titre de «roi de Vienne». Au début de leur avancée en Europe, les Ottomans ne se souciaient guère de conclure des traités, ni même de négocier. Conçu comme un devoir religieux permanent, l'état de guerre entre un monde musulman en expansion et ses ennemis infidèles était parfois interrompu par des trêves dictées d'Istanbul par le sultan victorieux. Ce changement sur le fond et dans la forme du traité de Zsitva-Torok reflétait, en fait, une nouvelle réalité sur le terrain.Après s'être ouvert sur la reconnaissance d'une égalité concédée à contrecœur, le XVIIe siècle s'acheva, pour les Ottomans, par un clair aveu de défaite. L'évolution du rapport de forces politique et militaire entre le monde musulman et le monde chrétien fut lente et graduelle, si bien qu'il fallut du temps pour en mesurer la portée. Les disparités économiques furent encore moins immédiatement apparentes; pourtant, elles furent plus profondes et plus décisives. Après les grands voyages d'exploration des océans, les principaux centres européens de commerce, et donc de pouvoir, se déplacèrent de la Méditerranée vers l'Atlantique, du centre et du sud de l'Europe vers les pays maritimes de l'ouest du continent.Dans leurs rapports avec les pays musulmans, les Occidentaux bénéficiaient d'avantages considérables. Conçus pour affronter les tempêtes de l'Atlantique, leurs bateaux étaient plus puissants, plus gros et plus facilement manœuvrables que ceux des puissances musulmanes de la Méditerranée et de l'océan Indien. Ils pouvaient transporter, en temps de

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guerre, davantage de canons et, en temps de paix, des cargaisons plus importantes, tout en parcourant des distances plus grandes à des coûts inférieurs. Lorsqu'elles commencèrent à installer des colonies dans les régions tropicales et semi-tropicales d'Amérique centrale et d'Asie du Sud et du Sud-Est, les puissances maritimes d'Europe occidentale furent en mesure de cultiver quantité de plantes jusque-là inconnues ou introuvables en Europe. Grâce à ces cultures, mais aussi grâce au développement interne de leur économie, à l'afflux d'or américain et à de nouveaux instruments de crédit, elles purent déverser sur les marchés du Moyen-Orient un large éventail de produits.Mais plus importante que la transformation des termes des échanges était la différence croissante d'attitude envers la production et le commerce. A partir du XVIe siècle, le développement du mercantilisme dans des sociétés tournées vers la production permit aux compagnies commerciales européennes et aux États qui les protégeaient d'atteindre un niveau d'organisation et de concentration économique inconnu dans l'Empire ottoman et les autres pays musulmans, davantage tournés vers la consommation. Leur activité commerciale s'élargit considérablement lorsque l'installation des Européens en Inde et en Indonésie, non plus seulement comme marchands mais aussi comme gouvernants, leur donna la possibilité, grâce à leur suprématie navale, de prendre de bout en bout le contrôle du commerce des épices et d'autres produits entre l'Asie et l'Europe.Toutefois, le renversement du rapport de forces économique entre les deux mondes ne peut être uniquement attribué à la montée en puissance de l'Occident. Le déclin relatif des pays musulmans s'explique également par des causes internes.Pendant la première moitié du XVIe siècle, le système ottoman classique était au sommet de sa gloire, au point que les observateurs européens de l'époque voyaient en lui le modèle par excellence d'un gouvernement absolu, centralisé et efficace. Hormis ceux qui, attachés aux privilèges immuables de l'ancien ordre européen, considéraient le sultanat comme un exemple redoutable de pouvoir arbitraire et capricieux, les autres attendaient avec impatience l'avènement d'une nouvelle ère faite d'États-nations placés sous un despotisme éclairé et voyaient dans la Turquie l'archétype d'une monarchie moderne et disciplinée.Ironie de l'histoire, au moment même où Machiavel et d'autres penseurs politiques européens opposaient la faiblesse du roi de France et la puissance du sultan turc, ces deux pays connaissaient des transformations qui finiraient par renverser les termes de l'équation. En France, les nobles devenaient des courtisans, les provinces indépendantes des divisions administratives et le roi étendait son autorité à l'ensemble de ses sujets et de son royaume au point de pouvoir déclarer : « L'État c'est moi. » Dans les empires musulmans, « sultan » avait toujours désigné à la fois l'État et le souverain ; mais progressivement, les courtisans devinrent de puissants personnages, les provinces, des principautés, les esclaves de la maison impériale, ses maîtres et le « seigneur du monde », le jouet de son armée, de sa fonction et de sa cour.En 1520, lorsqu'il fut ceint de l'épée d'Osman, Soliman le Magnifique hérita d'un parfait instrument de pouvoir absolu sur un empire qui s'étendait de la Hongrie aux frontières de la Perse, de la mer Noire à l'océan Indien. Certes, il devait se conformer aux prescriptions inaltérables de la Loi divine, mais celle-ci lui concédait un pouvoir quasi absolu, et ses interprètes autorisés représentaient le plus ferme soutien de l'autorité impériale auprès du peuple. Le gouvernement et l'armée — ceux qui administraient le pays et ceux qui le défendaient — étaient ses esclaves : dotés de privilèges et protégés des attaques de la population, ils étaient entièrement soumis à sa volonté. Le remplacement normal des anciens cadres par de nouveaux contingents d'esclaves d'humble origine empêchait le développement, dans les centres de pouvoir, d'une aristocratie héréditaire, même si la petite noblesse féodale, liée au sultan par des fiefs de fonction révocables, se sentait suffisamment installée dans ses biens pour assurer la prospérité de l'agriculture et le bien-être des campagnes.Le grand défi du XVIe siècle qui obligea l'Europe à chercher de nouveaux modes de développement économique et politique ne concernait pas vraiment l'Empire ottoman. La Turquie était le seul des pays européens à posséder déjà le territoire, les ressources humaines et matérielles, ainsi que le pouvoir centralisé nécessaires à l'édification et au financement d'un nouvel appareil militaire. Alors que les peuples d Europe entraient dans une ère bouillonnante de découvertes et de progrès, les Turcs pouvaient se reposer sur leurs lauriers et se contenter de rester immobiles ; mais l'immobilisme est le plus sûr chemin vers la régression.Les historiens ottomans font remonter le déclin de l'Empire à la mort de Soliman le Magnifique ; c'est, en effet, au cours de la seconde moitié du XVIe siècle que commencèrent à apparaître les premières failles dans les institutions impériales. Celles-ci font d'ailleurs l'objet de toute une série de remarquables mémoires historiques rédigés par des responsables politiques et des hauts fonctionnaires de la fin du XVIe siècle aux derniers jours de l'Empire.Ainsi, nombreux sont les mémorialistes qui évoquent le dépérissement de la classe des sipahi- la petite noblesse féodale, épine dorsale de l'État ottoman à ses débuts et, pendant longtemps, l'une de ses composantes essentielles. Plusieurs facteurs sont à mettre en cause. Tout d'abord, le fait que le sultan préférait, aux levées féodales, des armées de métier composées d'« esclaves », jugés plus efficaces et moins remuants. Ensuite, les progrès techniques de la guerre qui exigeaient la création de régiments de plus en plus spécialisés de canonniers, de bombardiers, de sapeurs, lesquels réduisaient l'importance de la cavalerie féodale.Le timar, ou fief militaire, était révocable, transférable et dépendait de l'accomplissement du service militaire. Si, en pratique, il était fréquent qu'un fils de sipahi hérite du fief de son père, ce n'était pas un droit et il devait, pour ce faire, servir dans l'armée. Les sipahi pouvaient être déplacés d'un fief à un autre ou d'une province à une autre - ce qui se

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produisait souvent. Vers la fin du XVIe siècle, il devint de plus en plus courant qu'à la mort ou à la mutation de leur détenteur, les terres perdent leur statut de timar et réintègrent le domaine du sultan. L'examen des cadastres montre, à partir du XVIe siècle, en Europe, mais surtout en Asie, une diminution régulière du nombre des fiefs et une augmentation correspondante des terres domaniales.Tandis que la cavalerie féodale périclitait, les effectifs de l'armée régulière, et donc le coût de son entretien, ne cessaient d'augmenter. Cet accroissement des dépenses explique sans doute en partie la saisie des fiefs vacants. Pour s'assurer des rentrées d'argent rapides et faciles, le sultan n'administrait pas directement les revenus de ces terres, mais les affermait selon différents types de baux ou de concessions, tous de nature monétaire, et non plus militaire. D'abord accordée à titre temporaire, cette dotation se transforma en concession à vie, puis, par abus, devint transmissible et aliénable. Le système se répandit rapidement sur toute l'étendue de l'Empire et ne concerna plus seulement les terres de la couronne. De nombreux fiefs furent distribués à des dignitaires ou des favoris de la cour qui les exploitèrent de la même façon, et quantité de sipahi finirent, eux aussi, par affermer les revenus de leur timar.Restant toujours entre les mêmes mains, les baux et les fermages des impôts donnèrent naissance, dans les provinces, à une nouvelle et puissante classe de propriétaires qui commencèrent bientôt à occuper une place de premier plan dans les affaires locales. Jouant le rôle d'intermédiaires entre le gouvernement et la masse des paysans, ils interceptaient une bonne part des recettes. En théorie, ils ne possédaient des terres qu'à titre de locataires à bail ou fermiers des impôts, mais plus le pouvoir central s'affaiblissait et perdait le contrôle des provinces, et plus ils augmentaient le volume de leurs biens et consolidaient leurs titres de propriété. Au XVIIe siècle, ils en vinrent même à usurper certaines des fonctions du gouvernement.Dans l'histoire ottomane, ils sont connus sous le nom de a'yàn, que l'on traduit généralement par «notables». Au début, ce terme était utilisé dans son sens général de notables locaux ou provinciaux, lesquels étaient souvent des marchands. Par la suite, il en vint à désigner une catégorie ou une classe sociale précise, celle des anciens et nouveaux propriétaires terriens exerçant d'importantes fonctions politiques. Ces derniers furent d'abord considérés comme des usurpateurs; mais, au XVIIIe siècle, confronté à des difficultés financières et administratives, le pouvoir central jugea plus utile de leurs déléguer de plus en plus de responsabilités dans la conduite des affaires provinciales et notamment des municipalités. C'est ainsi que les a'yàn devinrent des propriétaires fonciers libres de toute obligation.De son côté, l'élite esclave connaissait des transformations tout aussi profondes, que l'on date généralement de la seconde moitié du XVIe siècle, lorsque la politique de recrutement commença à se modifier. Très puissants et unis par un solide esprit de corps, les janissaires formaient une corporation fermée et privilégiée. Au début, ils étaient uniquement recrutés parmi les jeunes captifs et esclaves chrétiens, selon le système du devshirme. Membres de la confrérie mystique des bek-tashis, dont le corps des janissaires était proche depuis sa fondation, ces recrues constituaient une armée dévouée de célibataires, ayant pour foyer leur caserne et pour seule famille leurs camarades. Les officiers avaient le droit de se marier, de même que les soldats plus âgés à la retraite ou en garnison. Comme le déclarait le règlement {Kavânïn-i-Yenicheriyân) :« Depuis que cette institution existe, les janissaires n'ont pas le droit de se marier ; seuls peuvent le faire, après en avoir sollicité l'autorisation auprès du Sultan, les officiers mais aussi les simples soldats déjà âgés et définitivement inaptes au service. Etre janissaire, c'est être célibataire ; c'est pourquoi on leur a construit des casernes 7. »Le corps commença à décliner lorsque l'enrôlement se fit par héritage ou par achat. Ces nouvelles méthodes qui, au début, ne faisaient que compléter le devshirme, finirent par le supplanter entièrement. L'augmentation constante des mariages ouvrit une première brèche dans ce système rigide de recrutement. Déjà très répandu sous Soliman le Magnifique, le mariage fut reconnu comme un droit par Selim II à son avènement; dès lors, les janissaires, officiers ou simples soldats, furent de plus en plus nombreux à être des hommes mariés vivant en famille.Qui dit mariage dit enfants. Il était naturel que des pères appartenant à une catégorie privilégiée essaient d'obtenir les mêmes privilèges pour leurs fils. En 1568, Selim II, cédant à des demandes répétées, autorisa les fils de janissaires à émarger au budget de l'armée. D'abord cadets, ils recevaient des rations et une petite solde, puis devenaient membres à part entière du corps. Ces « fils d'esclaves », comme on les appelait pour les distinguer des vrais «esclaves», n'étaient ni aussi rigoureusement sélectionnés ni aussi soigneusement entraînés que les recrues du devshirme. En 1592, ils étaient devenus majoritaires.Une fois la brèche ouverte, d'autres s'y engouffrèrent. Pendant la guerre avec l'Iran vers la fin du XVIe siècle, le corps s'ouvrit à tous ceux qui, quel que fut leur origine ou leur statut, pouvaient acheter le droit de figurer sur ces registres. « Sous le règne de feu le sultan Murad Khan [1574-1595], rapporte l'historien Selaniki Mustafa,«... une vile foule d'intrus méprisables s'introduisit dans cette maison respectée et, la corruption aidant, les régiments de janissaires, d'armuriers et de canonniers s'ouvrirent aux journaliers, aux paysans qui avaient abandonné leur ferme, aux Tats, aux Chepnis, aux Tsiganes, aux Juifs, aux Lazes, aux Russes et au petit peuple des villes... Avec leur arrivée, le sens du respect et de la tradition disparut complètement ; le rideau de déférence qui entourait le gouvernement se déchira, et des hommes n'ayant ni les capacités ni l'expérience des affaires s'emparèrent des postes de pouvoir8... »Devenue fréquente, cette critique est reprise par le mémorialiste Koçu Bey (début du XVIIe siècle) qui regrette que la racaille se soit introduite dans le corps des janissaires: «Des hommes sans foi ni religion, des fils du bas peuple, des

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Turkmènes, des Tsiganes, des Tats, des Kurdes, des étrangers, des Lazes, des nomades, des muletiers, des chameliers, des porteurs, des vendeurs de sirop, des bandits de grand chemin, des coupe-jarrets et toutes sortes d'autres fripouilles, si bien que l'ordre et la discipline se sont évanouis, que la loi et la tradition se sont perdues9... »Recruté à Goritza (Macédoine) par le devshirme, Koçu Bey, consterné par cette situation, rappelle au sultan qu'il n'a pas besoin d'avoir recours à de tels vauriens pour remplir les rangs de son armée : « En Bosnie et en Albanie, il existe encore des hommes... dont les fils sont braves et intrépides...»Mais il était trop tard. Dans un laps de temps très court, ces méthodes hasardeuses de recrutement, dues aux difficultés militaires et financières de la fin du XVIe siècle, changèrent la nature même du corps des janissaires. Avec l'abandon du devshirme et l'entrée de musulmans nés libres, celui-ci devint une corporation héréditaire défendant jalousement ses privilèges, individuels et collectifs. On pouvait y accéder par héritage, mais aussi moyennant espèces sonnantes et trébuchantes : plus d'un marchand ou d'un artisan achetèrent pour eux, ou leurs descendants, le droit d'être inscrit dans les registres des janissaires. Bien que théoriquement esclaves du sultan, les janissaires étaient souvent ses maîtres ; bien que soldats de métier, ils devinrent des milices armées, prêtes à descendre dans la rue pour défendre leurs intérêts ou pour repondre à l'appel de chefs religieux ou de dignitaires du palais, mais de peu d'efficacité contre une armée ennemie disciplinée.L abandon du devshirme eut aussi de graves conséquences sur l'école des pages du palais, où se recrutaient les serviteurs du sultan et les hauts fonctionnaires de l'État. Jusqu'à un certain point, la diminution des captifs et des renégats d'Europe fut compensée par l'importation d'esclaves du Caucase. Les femmes de cette région étaient depuis toujours appréciées dans les harems du Moyen-Orient, et les hommes avaient joué un certain rôle, notamment en Egypte, à la fin du sultanat mamelouk. Dans l'Empire ottoman, ils étaient éclipsés, dans l'armée et ailleurs, par les esclaves importés des Balkans et d'autres régions européennes. Toutefois, vers la fin du XVIe siècle, Géorgiens, Circassiens, Tchétchènes et Abazins commencèrent à apparaître dans l'élite dirigeante de l'Empire. Le premier grand vizir d'origine caucasienne avérée semble avoir été un certain Hadim Mehmed Pacha : né en Géorgie et eunuque du palais, il occupa son poste pendant quatre mois entre 1622 et 1623. Par la suite, les Caucasiens se firent plus nombreux; au XVIIe et au XVIIIe siècle, on en compte beaucoup parmi les généraux, les gouverneurs et les ministres de l'Empire.Les luttes de factions dans la capitale revêtaient des formes multiples, les alliances se faisaient et se défaisaient sans cesse. Deux pôles, cependant, semblent se dégager: d'un côté, le grand vizirat, qui avait le soutien des hommes libres de l'administration et d'une grande partie de la hiérarchie religieuse, de l'autre, le palais et le harem, qui possédaient un vaste réseau d'influences et des représentants, libres ou esclaves, dans tout l'appareil administratif de l'Empire.On a souvent comparé le heurt entre l'Europe chrétienne et l'islam ottoman à celui, plus récent, entre le monde libre et l'Union soviétique. Ce rapprochement n'est pas dénué de fondement. Dans les deux cas, l'Occident était menacé par un État activiste aux visées expansionnistes, armé des deux attributs impériaux que sont la soif de puissance et le sentiment d'accomplir une mission, auxquels venait s'ajouter la croyance dogmatique en un combat perpétuel et une victoire inéluctable. Mais on aurait tort de pousser la comparaison trop loin. Dans le premier cas, l'exaltation et le dogmatisme existaient dans les deux camps, avec toutefois une plus grande tolérance du côté turc. Au XVe et au XVIe siècle, le déplacement des réfugiés, de ceux qui, selon l'expression de Lénine, « votent avec leurs pieds », se faisait d'ouest en est, et non comme aujourd'hui d'est en ouest. Le cas des Juifs expulsés d'Espagne en 1492 et trouvant refuge en Turquie est bien connu, mais il est loin d'être unique. Quantité de chrétiens dissidents persécutés par l'Eglise officielle dans leurs pays trouvèrent une terre d'accueil dans l'Empire ottoman. Quand les Ottomans se retirèrent d'Europe après des siècles de domination, les nations chrétiennes n'avaient perdu ni leur langue, ni leur culture, ni leur religion, ni même parfois leurs institutions; aussi purent-elles aussitôt renouer avec leur existence nationale indépendante. On ne peut en dire autant des communautés musulmanes qui restèrent dans les Balkans après le départ des Turcs, ou en Espagne après la fin de la domination arabe.Ces réfugiés ne furent pas les seuls Européens à éprouver les bienfaits de la domination ottomane. Les paysans des provinces conquises virent, eux aussi, leur sort s'améliorer de multiples façons. Le gouvernement impérial instaura l'ordre, la sécurité et l'unité. Sur le plan économique et social, les changements furent également de taille. Au cours des guerres de conquête, une grande partie de la noblesse terrienne fut détruite, et les domaines restés vacants attribués comme fiefs aux soldats ottomans. Dans le système ottoman cependant, un fief correspondait d'abord et avant tout au droit de collecter des revenus. Il était, en principe, accordé à vie, ou pour une période plus courte, et cessait lorsque son détenteur quittait les rangs de l'armée. Il n'impliquait aucun droit héréditaire, aucune juridiction seigneuriale. Les paysans, en revanche, jouissaient d'une sorte de propriété quasi héréditaire, dans la mesure où l'usage ottoman protégeait les terres aussi bien du partage que de la concentration. Leur liberté était donc plus grande que sous les souverains chrétiens. Les impôts dont ils devaient s'acquitter étaient plus modestes et collectés avec plus d'humanité que sous les régimes antérieurs, mais aussi voisins. Cette sécurité et cette prospérité contribuèrent à les réconcilier avec d'autres aspects, moins agréables, de la domination ottomane et expliquent, en grande partie, la longue période de calme que connurent les provinces ottomanes jusqu'à l'irruption déstabilisatrice des idées nationalistes venues de l'Occident.Encore au XIXe siècle, les voyageurs européens dans les Balkans s émerveillaient de trouver des paysans satisfaits de leur sort, lequel était souvent bien meilleur que dans l'Europe chrétienne. Le contraste était encore plus frappant au XVe

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et au XVIe siècle, époque où l'Europe était ravagée par de grandes révoltes paysannes. Même l'enrôlement de force de jeunes chrétiens, dénoncé avec tant de vigueur, n'était pas dénué d'avantages. Grâce au devshirme, le plus humble des villageois pouvait se hisser jusqu'aux plus hautes fonctions de l'État. Beaucoup prirent ce chemin et en firent profiter leur famille - forme de mobilité sociale impensable dans les sociétés aristocratiques de la Chrétienté d'alors.L'Empire ottoman eut des rapports variés avec l'Europe. Pendant longtemps, et même une fois le danger passé, il représenta un ennemi dont le seul nom suscitait l'effroi. Pour les marchands, les fabricants, et plus tard, les financiers, c'était un marché riche et de plus en plus ouvert; pour beaucoup d'autres - et, là encore, ce n'est pas sans rappeler le face à face contemporain évoqué plus haut - il exerçait une puissante fascination. Les mécontents et les ambitieux de tout poil étaient attirés par les chances qu'il semblait offrir ; ceux que l'Europe appelait des « renégats » et les musulmans des muhtadï (littéralement, « ceux qui ont trouvé la vraie voie ») firent souvent de brillantes carrières à son service. Des paysans opprimés se tournaient avec espoir vers les ennemis de leurs maîtres. Dans son « Appel à la prière contre les Turcs» publié en 1541, Martin Luther lançait cette mise en garde: écrasés par la cupidité des princes, des seigneurs et des bourgeois, les pauvres risquent de préférer vivre sous les Turcs que sous des chrétiens aussi indignes. Même les défenseurs de l'ordre établi ne cachaient pas leur admiration pour l'efficacité politique et militaire de l'Empire ottoman alors à son apogée. Une bonne partie de l'immense littérature européenne consacrée au péril turc rend hommage aux mérites de son système politique et souligne la sagesse qu'il y aurait à s'en inspirer.Dans la nuit du 5 au 6 septembre 1566, durant le siège de Szigétvâr en Hongrie, Soliman le Magnifique rendit l'âme sous sa tente. La bataille faisait encore rage, l'issue était incertaine, et l'héritier du trône se trouvait à des milles de distance. Redoutant une crise, le grand vizir décida de garder secrète la mort du sultan. Partiellement embaumé, le corps du défunt continua pendant trois semaines d'être transporté sur une litière, à l'abri des regards. Ce n'est que lorsque parvint la nouvelle que son successeur, Selim II, avait été couronné à Istanbul que la mort de Soliman fut annoncée.Le sultan mort, commandant encore ses armées de derrière les rideaux de sa litière, représentait un symbole. Incompétent et débauché, le nouveau sultan, que les annales turques surnomment «Selim l'Ivrogne», annonça le début du déclin de l'Empire. Ses armées s'étaient retirées de Vienne, sa flotte avait dû quitter l'océan Indien.Pendant quelque temps, sa puissance militaire continua à faire illusion, à masquer un incontestable recul. Dans la capitale, Murad IV (1623-1640), souverain capable mais féroce, puis deux grands vizirs, l'Albanais Mehmed Kôprùlù et son fils Ahmed, qui dirigèrent le pays de 1656 à 1678, réussirent à endiguer le processus de décomposition interne et même à remporter quelques victoires à l'extérieur. En 1683, sous la direction d'un autre grand vizir, Karamustafa Pacha, beau-frère d'Ahmed Kôprùliï, les Ottomans tentèrent, pour la seconde fois, de prendre Vienne.Mais il était trop tard. La défaite fut totale et définitive. Désormais, ce n'était plus la force, mais au contraire la faiblesse de l'État ottoman qui posait un problème à l'Europe, problème qui prendrait bientôt le nom de « question d'Orient ».

QUATRIEME PARTIETransversalesChapitre VIII L'État

D'Arabie où il vivait, rapporte la Tradition, le prophète Mahomet envoya des lettres aux rois et aux princes des infidèles, les informant de sa mission et les sommant d'embrasser l'islam. De nombreux souverains, gouverneurs et évêques auraient reçu de telles missives, en particulier « César » et « Khosro », entendez, l'empereur de Byzance et celui de Perse qui, à l'époque, se partageaient le Moyen-Orient.Naturellement, l'empereur de Constantinople portait le titre de «César», parce qu'il était le successeur des empereurs de Rome et, depuis Constantin, le chef d'un empire chrétien. La nature de la dignité impériale, telle que la concevait la nouvelle religion, est expliquée par Agapet, diacre de l'église Sainte-Sophie (en grec, Hagia Sophia), qui, vers 530, écrivait dans une adresse à l'empereur Justinien :«En exerçant une dignité que l'on place au-dessus de tous les honneurs, sire, vous rendez d'abord hommage à Dieu, qui vous l'a conférée ; Il vous a donné le sceptre du pouvoir temporel à l'image du royaume céleste, afin que vous ordonniez aux hommes de faire prévaloir la cause de la justice et de réprimer les rugissements de ceux qui se déchaînent contre elle ; étant vous-même sous la souveraineté de la loi de justice et roi légitime de ceux qui sont vos sujetsl. »Dans la Rome païenne, l'empereur était roi, prêtre et même, en un sens, dieu. Après sa conversion au christianisme, il cessa de revendiquer un caractère divin et finit par reconnaître l'existence d'une distinction -mais non d'une séparation - entre Yimperium et le sacerdotium, entre le pouvoir impérial et le pouvoir sacerdotal. Cette distinction entre le politique et le religieux — ou, pour employer un langage plus moderne, entre l'État et l'Eglise — est déjà implicite dans les Évangiles, où, comme il est dit, le fondateur du christianisme enjoint à ses disciples de rendre «à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu» (Matthieu, XXII, 21). C'est apparemment l'empereur Justinien qui la rendit explicite. Dans la préface à la sixième novella qu'il adressa au patriarche de Constantinople à propos de l'ordination des évêques et autres membres du clergé, on peut lire :

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«Les plus grands bienfaits de l'humanité sont les dons que Dieu nous a accordés du haut de sa grâce: le clergé et l'autorité impériale. Le clergé administre les choses divines ; l'autorité impériale gouverne et prend soin des choses humaines; mais tous deux procèdent d'une seule et même source, et embellissent l'existence humaine2. »Les premiers empereurs byzantins portaient encore des titres romains tels que imperator, caesar, augustus. Ceux qui suivirent étaient communément désignés par deux termes grecs, basileus (roi) et auto-krator. Afin de mettre en évidence la nature de sa souveraineté, l'empereur promulguait ses décrets « au nom du Seigneur Jésus-Christ », en onomati tou Despotou Iesou Khristou. Il était responsable en dernière instance de l'Église et de l'État ; il devait approuver et imposer l'« opinion droite » - orthe doxa, expression empruntée à Platon - telle que la définissaient les autorités ecclésiastiques.Il concevait sa mission comme universelle. A la tête d'un empire et de la seule vraie religion révélée, il avait pour devoir d'apporter la paix impériale et la foi chrétienne à l'humanité tout entière. Le cérémonial lui donnait le titre de kosmokrator, maître du monde, et même de khronokrator, maître du temps. De tous les insignes et emblèmes de sa souveraineté impériale et universelle, le plus éclatant était le solidus ou denarius; portant en empreinte le nom du césar romain ou de Xautokrator byzantin, cette pièce d'or eut cours et circula pendant des siècles dans tout le monde connu.Les troubles et les désordres du IIIe siècle laissèrent les empereurs byzantins à la tête d'un royaume singulièrement rétréci, d'une armée affaiblie et d'une administration appauvrie. Poursuivies et complétéesoar ses successeurs, les réformes de Constantin renforcèrent le gouvernement impérial et lui permirent d'affronter les dangers et les défaites que l'avenir lui réservait. L'administration centrale fut divisée en plusieurs départements, défense, sécurité de l'État, chancellerie, politique étrangère, etc., sans oublier les finances. Des provinces, plus petites mais plus nombreuses, remplacèrent les anciennes satrapies et furent regroupées en quatre préfectures, dirigées chacune par un préfet du prétoire. Ce dernier possédait des pouvoirs considérables et jouissait d'une grande autonomie en matière fiscale et militaire, mais il était personnellement responsable devant le souverain.L'efficacité de ce nouveau système reposait en grande partie sur l'appareil militaire. Dotée d'une grande mobilité et bien entraînée, l'armée régulière était attachée à la personne de l'empereur et servait aussi bien à réprimer les révoltes intérieures qu'à repousser les ennemis extérieurs.Le premier de ces ennemis était, bien entendu, le roi de Perse, seul autre prétendant à l'autorité impériale. Dans une inscription de 260 après J.-C. proclamant sa victoire sur les Romains, Shapur Ier se présentait ainsi :« Moi, seigneur Shapur, adorateur de Mazda, roi des rois d'Iran et de non-Iran, de la race des dieux, fils d'Ardashïr, adorateur de Mazda, roi des rois d'Iran, de la race des dieux, petit-fils de Papak... je règne sur le pays d'Iran3.»Shapur avait, en effet, remporté une grande victoire sur les Romains, mais aux siècles suivants, alors que l'Empire romain se réorganisait et gagnait en puissance, l'Iran n'avait cessé de s'affaiblir.Le règne de Khosro Ier, dit « Anosharvan » — « la Grande Ame » — (531-579), fut marqué par une recrudescence des troubles et par de profonds bouleversements. Sous son père et prédécesseur Qobad Ier (448-496; 499-531), Mazdak, un dissident probablement manichéen qui s était mis à prêcher une doctrine égalitariste et communisante, avait bénéficié pendant un temps de la protection du roi, qui y voyait, peut-être, une bonne façon de contrer les prétentions de la noblesse féodale. Khrosro ramena l'ordre et un certain calme. Tout en pourchassant les adeptes de Mazdak, il entreprit de réorganiser l'État, le gouvernement et l'armée. Il y réussit assez bien et vit sa force militaire augmenter.Toutefois, l'Empire était ébranlé dans ses fondements. L'ordre féodal se brisa et fut remplacé par un despotisme militaire, fondé sur une armée de métier. Les classes privilégiées continuèrent à être exemptées d'impôts et devinrent de plus en plus dépendantes du roi, la cour formant le centre de leur vie. Cependant, d'autres changements étaient à venir. L'ancien esprit d'indépendance restait vivace, si bien qu'après Khosro, les nobles se rebellèrent à nouveau contre la couronne. Pendant les guerres et les troubles civils du VIe siècle, même les commandements militaires eurent tendance à se transformer en fiefs. Un nouveau type de féodalisme dominé par les généraux commença à se développer, mais il n'eut pas le temps de se consolider.Au début du VIIe siècle, lorsque les Arabes musulmans envahirent l'Iran, l'autorité centrale était en pleine décomposition. Après la défaite des armées impériales, les princes furent vaincus un à un et leurs principautés, absorbées par le royaume des califes. La crise sociale et politique du dernier siècle sassanide s'accompagna de soulèvements religieux. Une succession d'hérésies zoroastriennes, dont le manichéisme et ses diverses variantes, contestèrent l'autorité royale et religieuse. Bien que vaincus à plusieurs reprises, ces mouvements sapèrent la cohésion et l'autorité des institutions zoroastriennes.Tel était le système politique que trouvèrent les musulmans en Iran et dont s'inspirerait le califat abbasside. Despotisme tempéré par la déposition et l'assassinat, il était soutenu par des rituels et des cérémonials compliqués qui firent forte impression sur les conquérants arabes. Il leur légua également un autre héritage, bureaucratique et clérical. Si l'ancienne noblesse féodale persane, ou ce qui en restait, avait perdu toute capacité militaire, les familles aristocratiques parvinrent à conserver leur pouvoir et leur influence en occupant les hauts postes de l'administration ; les idées et les compétences de cette classe patricienne de scribes marqueraient les institutions musulmanes.La conception persane de la royauté était fondamentalement religieuse. Contrairement aux Parthes, les Sassanides avaient instauré une sorte d'Église officielle qui, à son tour, sanctifiait le pouvoir royal et prenait une part active à la vie politique et sociale. Placée sous l'autorité suprême d'un grand prêtre et encadrée par un clergé très hiérarchisé, elle

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exerçait une autorité spirituelle mais aussi temporelle, possédait des terres, percevait des dîmes et jouissait de privilèges. Appartenant à l'aristocratie, ses hauts dignitaires formaient une sorte de noblesse de robe.La Perse sassanide était une société éminemment aristocratique, où n'avait un rang que celui qui appartenait aux classes supérieures les plus fermées. Ce système avait des défauts, mais aussi les qualités de sesdéfauts: en particulier, une tradition de chevalerie et de courtoisie, dont le monde gréco-romain était généralement dépourvu.Déjà gravement ébranlés par les soubresauts du VIe siècle, les fondements aristocratiques de l'État ne purent résister à la démocratisation apportée par l'islam.Une comparaison entre Byzance et la Perse, deux empires vaincus par les Arabes, serait sans doute instructive. Ils présentent une ressemblance frappante sur le plan géographique. En effet, l'un et l'autre occupaient un haut plateau, où la langue et la culture dominantes — grecque et chrétienne en Anatolie, persane et zoroastrienne en Iran — étaient celles du peuple impérial dominant. Ils contrôlaient des territoires limitrophes, habités par des peuples dont l'idiome et les croyances religieuses différaient des leurs. Les sujets byzantins en Syrie, et perses en Irak, étaient majoritairement des chrétiens orthodoxes de langue araméenne. En Syrie, les Byzantins étaient également confrontés à l'opposition de groupes dissidents à l'intérieur des Églises orthodoxes, groupes qui, peu à peu, se forgeraient une identité distincte, se doteraient d'un clergé et de leur propre liturgie.En revanche, les deux capitales impériales connurent un sort radicalement différent. Située à l'ouest du plateau anatolien, Constantinople était à l'abri derrière ses hauts murs. Toutes les tentatives des Arabes pour la conquérir se soldèrent par un échec ; l'Empire put chaque fois regrouper ses forces et survivre encore quelques siècles. Situé à l'ouest du plateau iranien, en Irak, Ctésiphon, la capitale sassanide, succomba au premier assaut en 637 ; dès lors, les princes perses n'eurent plus de base où se rallier, relever leur armée et préparer une contre-attaque.Au cours de leur expansion, les Arabes musulmans rencontrèrent deux empires très différents, le romain et le perse, qui, chacun à leur manière, exercèrent sur eux une profonde influence. En outre, ils se distinguaient nettement des autres conquérants, antérieurs et postérieurs, qui submergèrent de grands empires. Les peuples germaniques qui envahirent l'Empire romain d'Occident trouvèrent une entité politique et une religion - l'Empire romain et l'Eglise chrétienne — possédant leurs propres lois, leurs institutions, leur hiérarchie de fonctionnaires ou de prêtres. Ils les reconnurent, du moins en principe, et poursuivirent leurs objectifs à l'intérieur de cette double structure. L'empereur d'Occident devint un jouet aux mains de ses maîtres barbares, mais ce jeu leur convenait, et lorsque l'Empire d'Occident finit par mourir d'inanition, un nouveau Saint Empire romain germanique vit le jour quelques siècles plus tard en Allemagne. En Perse et à Byzance, les conquérants arabes se comportèrent tout autrement: de façon délibérée, ils abolirent l'ordre ancien et y substituèrent leurs propres institutions souveraines. En revanche, les conquérants venus de l'est qui envahiraient le monde de l'islam se comporteraient davantage comme les peuples germaniques en Europe. En effet, les Turcs et, après leur conversion, les Mongols préservèrent les institutions religieuses musulmanes, ainsi que le califat et le sultanat, et s'en servirent à leurs propres fins. Les Germains conservèrent le latin ; eux adoptèrent l'arabe et le persan, et même les cultivèrent.A l'instar d'autres peuples, les musulmans gouvernaient, levaient des impôts et faisaient la guerre. Mais, dans toutes ces activités, leur religion était infiniment plus présente. Les chrétiens et les musulmans, en particulier, avaient une expérience de l'histoire profondément différente. Pendant trois siècles, jusqu'à la conversion de Constantin, les chrétiens avaient constitué une minorité, toujours suspecte et souvent en butte aux persécutions de l'État. C'est à cette époque qu'ils s'étaient créé leurs institutions devenues l'Église. Mahomet, le fondateur de l'islam, fut son propre Constantin. De son vivant, l'islam devint une appartenance religieuse mais aussi politique, et la communauté du Prophète à Médine se transforma en un État ayant pour souverain le Prophète en personne. Le souvenir de son action en tant que maître d'un territoire et d'un peuple est pieusement conservé dans le Coran et dans les plus anciennes traditions narratives, lesquels forment le cœur de la mémoire collective des musulmans partout dans le monde.Ainsi, pour Mahomet et ses compagnons, le choix entre Dieu et César, ce piège dans lequel, non pas Jésus, mais tant de chrétiens s'empêtreraient, ne se posa pas. Selon la doctrine et la pratique musulmanes, il n'y avait pas de César. Dieu était à la tête de l'État et Mahomet son prophète enseignait et gouvernait en son nom. En tant que prophète, il n'eut pas - ni ne pouvait avoir - de successeur. En tant que chef suprême de la communauté politico-religieuse musulmane, il eut pour héritiers une longue succession de califes.On dit parfois que le calife était chef de l'État et de l'Église, qu'il unissait dans sa personne la dignité de pape et celle d'empereur. Cette formulation en termes occidentaux et chrétiens est trompeuse. En effet, il n'y avait pas, comme dans l'Empire chrétien, de distinction entre ïimperium et le sacerdotium, ni d'institution ecclésiastique indépendante, ni Église, ni clergé. Le califat représentait une fonction religieuse, et le calife avait pour première mission de sauvegarder l'héritage du Prophète et de faire prévaloir la Loi divine. Toutefois, il n'avait aucune fonction pontificale ni même cléricale et n'appartenait ni par formation ni par expérience professionnelle au corps des ulémas. On attendait de lui, non pas qu'il expose ou qu'il interprète la loi, mais qu'il la maintienne et la fasse respecter, afin que soient réunies les conditions permettant à ses sujets de mener une vie de bon musulman dans ce monde et de se préparer au monde à venir. Aussi devait-il perpétuer la Loi divine à l'intérieur des frontières de l'État musulman, mais également défendre et, si

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possible, étendre, ces frontières, de sorte qu'à la fin des temps, l'humanité tout entière s ouvre à la lumière de l'islam. Dans l'historiographie musulmane, les premières conquêtes sont désignées sous le nom arabe de futûh, littéralement « ouvertures ».Le calife porte plusieurs titres symbolisant les différents aspects de sa charge. Les théologiens et les juristes l'appellent généralement imam qui signifie «Guide suprême» de la communauté musulmane, avec pour sens premier «guide de la prière». Amïr al-mu'minîn, que l'on traduit généralement par «Commandeur des croyants», désigne ses fonctions politiques et militaires. C'était là son titre le plus fréquemment utilisé. Khalïfa était le terme communément employé par les Historiens ; il apparaît souvent sur les pièces de monnaie. En principe, mais aussi dans les faits durant les premiers siècles de l'hégire, il n'y avait qu'une seule communauté musulmane, regroupée dans un seul État, dont le calife était le seul chef. A la différence de la Chrétienté, la titulature de la souveraineté dans le monde musulman n'a normalement pas recours à des caractérisations géographiques ou ethniques. Des expressions telles que « roi d'Angleterre », « roi de France » ou « roi d'Espagne» n'y ont pas d'équivalent. Durant les grandes guerres qui opposèrent la Turquie et l'Iran au XVIe siècle, le sultan et le shah se traitaient mutuellement de rois, pour rabaisser l'autre. Chacun dans son propre royaume était le représentant de Dieu sur terre et le chef des musulmans. Son adversaire n'était qu'un dissident, un rebelle, au mieux un potentat local.Les grandes questions qui se posaient aux premiers musulmans au moment où le califat se cherchait une définition étaient les suivantes : qui peut être calife? Comment doit-on le choisir? Quels sont ses devoirs ? Quelles sont les limites de son pouvoir ? Peut-on le déposer ? Qui doit lui succéder ? Ces questions donnèrent lieu à d'intenses débats et, parfois, à de vives polémiques entre juristes et théologiens, chacun arguant des principes de la religion et du droit musulman, tout en s'appuyant sur la réalité historique des débuts du califat. Les shiites soutenaient que la fonction devait être héréditaire, que ses détenteurs devaient descendre du Prophète et donc que tous les califes, sauf Ali et son fils Hasan, dont le règne avait été fort bref, étaient des usurpateurs. Plus communément accepté, le point de vue des sunnites était que le califat devait être électif et que tout Qurayshite, ou membre de la tribu du Prophète, était éligible. Les juristes sunnites concevaient cette élection sur le modèle du choix d'un nouveau chef par les anciennes tribus arabes. Ni la composition de l'électorat, ni les procédures de vote ne furent jamais établies de façon autorisée. Certains juristes exigeaient la réunion de tous les électeurs compétents, sans préciser en quoi consistait leur compétence. D'autres souhaitaient la constitution d'un quorum de cinq électeurs, trois, deux, voire un seul. L'étape suivante fut d'accepter que ce seul électeur soit le calife en titre, afin qu'il puisse désigner son dauphin.Ces discussions montrent qu'érudits et pieux juristes finirent tant bien que mal par se résigner à la réalité politique. On peut distinguer quatre périodes dans l'évolution du califat. La première est celle que les historiens appellent le califat patriarcal, et les musulmans sunnites, le califat « bien dirigé ». Les quatre califes de cette première période furent tous, d'une manière ou d'une autre, choisis par leur prédécesseur ou leurs pairs; aucun n'arriva sur le trône par droit héréditaire. Cependant, le califat patriarcal, et avec lui l'expérience d'une souveraineté élective, s'achevèrent dans le régicide et la guerre civile. En pratique, sinon dans le principe, le califat devint alors héréditaire, au sein de deux dynasties successives, les Omeyyades et les Abbassides. L'idéal électif conserva suffisamment de force pour empêcher l'apparition de toute règle de succession, par exemple, par ordre de primogéniture, comme c'était le cas dans les monarchies européennes. Sur presque tous les autres plans, le système et le style de gouvernement ressemblèrent de plus en plus à ceux des anciens empires que les musulmans avaient conquis, et de moins en moins à la communauté du Prophète à Médine.Les pouvoirs dont disposaient les premiers califes n'avaient pas grand-chose à voir avec ceux des despotes qui les avaient précédés et qui leur succéderaient. Ils étaient limités par l'éthique politique de l'islam, par les mœurs et les traditions antiautoritaires de l'ancienne Arabie. Dans un vers qui lui est attribué, le poète arabe préislamique 'Abïd ibn al-Abras qualifie sa tribu de laqàh, vocable qui, selon les anciens commentateurs et lexicographes, s'applique à celle qui ne s'est jamais soumise à un roi. Comme le souligne 'Abïd avec fierté :« Ils refusaient de servir des rois et ne furent jamais gouvernés par aucun ; Mais lorsqu'on les appelait en renfort pour la guerre, ils acceptaient avec joie4.»Comme les anciens israélites décrits dans le Livre des Juges et dans Samuel, les anciens Arabes se méfiaient des rois et de la royauté. Certes, ils savaient que plusieurs pays voisins s'étaient dotés d'une monarchie, et certains d'entre eux furent même conduits à adopter cette institution. Il y avait des rois dans les États de l'Arabie du Sud et dans les principautés frontalières du Nord ; mais tous occupaient, à des degrés divers, une position marginale par rapport à l'Arabie. Les royaumes sédentaires du Sud parlaient une autre langue et appartenaient à une autre culture. Bien qu'authentiquement arabes, les principautés frontalières du Nord subissaient l'influence du système politique impérial perse et byzantin, et représentaient un élément quelque peu étranger à l'ancien monde arabe. Pourtant, le titre de roi n'était pas entièrement inconnu des tribus. En effet, la plus ancienne inscription en langue arabe qui nous soit parvenue - une inscription funéraire découverte à Namara, aux frontières de la Syrie, et datant de 328 après J.-C. -commémore Imru'1-Qays ibn 'Amr, «roi de tous les Arabes, qui porta le diadème et soumit Asad, Nizâr et leurs rois ». Cette épitaphe se clôt sur l'affirmation qu'aucun roi, jusque-là, « ne s'était élevé aussi haut5». Celui qu'elle honore ainsi régna probablement sur l'une des principautés frontalières.

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Encore mal connue, l'histoire préislamique de l'Arabie est entourée de toutes sortes de mythes et de légendes. La tradition historique conserve le souvenir d'une éphémère monarchie — le royaume de Kinda qui fleurit à la fin du Ve et au début du VIe siècle. Après sa désintégration, les habitants de l'Arabie, sédentaires comme nomades, eurent généralement une attitude hostile à l'égard de la monarchie. Même dans une oasis comme La Mecque, ils préférèrent être dirigés par des chefs consensuels, plutôt que commandés par des monarques. Cette méfiance vis-à-vis de la monarchie se retrouve dans le Coran et les traditions. Le mot malik (roi) y apparaît comme l'un des attributs de Dieu et, à ce titre, revêt un caractère sacré. Mais lorsqu'il est appliqué à des hommes, il revêt généralement une connotation péjorative. Ainsi, dans le Coran (voir, par exemple, X, 83 ; XXVIII, 4), il sert communément à désigner Pharaon, archétype du pouvoir injuste et tyrannique. Dans un autre passage (XXVII, 34), la reine de Saba dit au roi Salomon: «Quand les rois pénètrent dans une cité, ils la saccagent et ils font de ses plus nobles habitants, les plus misérables des hommes. C'est ainsi qu'ils agissent. » Connaissant d'assez près le pouvoir monarchique tel que l'exerçaient l'Empire perse et l'Empire byzantin, les premiers musulmans étaient convaincus que l'État fondé par le Prophète et ensuite gouverné par les califes, ses successeurs, représentait un système politique nouveau et différent. Aussi ne manquaient-ils pas de critiquer tout ce qui leur paraissait être une volonté de transformer la direction religieuse de l'islam en un nouvel Empire. Dans un pamphlet justifiant le renversement des Omeyyades par les Abbassides, l'écrivain arabe du IXe siècle, al-Jâhiz dénonce le comportement de Mu'âwiya : «Alors l'année qu'ils nomment "année de la réunion", Mu'àwiya s'installa au pouvoir et se proclama seul chef, contre la volonté des autres conseillers et de la communauté des musulmans, aussi bien les défenseurs [médinois] que les compagnons [mecquois]. Mais loin d'être l'année de la réunion, ce fut celle de la division, de la force, de l'oppression et de la violence, l'année où l'imamat revêtit les atours du royaume de Khosro et le califat ceux de la tyrannie de César6. »Lorsqu'il attribue ces changements à Mu'àwiya, al-Jâhiz devance un peu les événements. Néanmoins, il donne une description exacte d'une évolution qui commença à se faire jour sous le règne des derniers Omeyyades et, ironie de l'histoire, fut menée à son terme par les califes abbassides dont il défendait la cause.La mention des « conseillers », en arabe shûrà\ est révélatrice, car elle fait allusion à d'anciennes traditions islamiques et même préislamiques. Avant l'avènement de l'islam, le cheikh - l'ancien - ou le sayyid -seigneur ou maître — exerçait ses fonctions aussi longtemps qu'il disposait du consentement, librement accordé, de «ceux qui lient et délient», c'est-à-dire des hommes les plus âgés et les plus respectés de la tribu à qui il revenait de nommer le chef et, éventuellement, de le démettre. Primus interpares et arbitre des disputes, ce chef n'exerçait de véritable commandement que sur le champ de bataille. Dans l'exercice de ses fonctions, en temps de guerre comme en temps de paix, il était censé respecter les coutumes immémoriales de la tribu.Même si, en pratique, il se cantonnait souvent aux membres d'une même famille, le choix d'un nouveau chef n'était régi par aucune règle de succession. Ce nouveau chef était généralement choisi dans une famille considérée comme noble, voire sainte, dont les descendants recevaient par héritage la garde d'un sanctuaire ou d'un objet sacré. Le choix était individuel et se fondait sur les qualités personnelles du candidat, sur sa capacité à susciter et à conserver la loyauté de ses pairs. Il devait ses responsabilités davantage à son prestige qu'à son autorité. Avec l'avènement de l'islam, les sentiments antimonarchiques et anti-dynastiques se trouvèrent renforcés par un antiaristocratisme né de la croyance en l'égalité des fidèles et du rejet de toute primauté, sauf celle reposant sur la piété ou le mérite personnel. Malgré l'évolution de fait u cahfet, la doctrine de la succession élective resta inscrite dans le droit et la jurisprudence sunnites ; prenant de plus en plus la forme de la nomination par le souverain de son successeur, la fiction d'une élection se perpétua jusqu'aux dernières dynasties califales.Il ne fait pas de doute que les premiers musulmans considéraient le califat comme une variante élargie de l'autorité du cheikh, s'étendant non plus à une seule tribu, mais à toutes les tribus qui, réunies, formaient la communauté politique de l'islam; en elle, la religion et la loi musulmanes avaient successivement complété, modifié, incorporé et supplanté les traditions tribales. A l'époque de l'expansion, où l'état de guerre était quasi permanent, la fonction de commandant des armées, déjà présente dans l'ancien système, vit son importance s'accroître.Le chef d'une tribu avait aussi pour fonction de présider le majlis, parfois aussi appelé jamâ'a, ou conseil des notables. Dans leur sens premier, majlis signifie l'endroit où l'on est assis, et jamâ'a, réunion. Dans l'ancienne Arabie, le majlis semble avoir été une sorte de conseil oligarchique, où le chef, entouré de notables, dispensait la justice, prenait des décisions politiques, recevait des visiteurs, écoutait des poètes et dirigeait les débats sur des sujets d'actualité. Cette pratique se prolongea sous les premiers califes, avec cependant une étiquette et un cérémonial plus strictement réglés. Lorsque l'Empire s'agrandit et que sa vie politique devint plus complexe, le majlis à l'ancienne ne suffit plus à la tâche. Quand il décida de prendre son fils Yazïd pour dauphin, le calife Mu'âwiya envoya et reçut quantité de délégations (wafd), afin d'obtenir le soutien des chefs les plus influents des tribus arabes. Il y réussit suffisamment pour assurer sa succession, mais dut, pour la confirmer, remporter une guerre civile. L'exemple classique du choix d'un successeur par une forme de consultation est fourni par la fameuse shûrâ convoquée par Omar sur son lit de mort. Bien que réputée classique, cette procédure ne fut pas reprise.Deux versets du Coran (III, 159 et XLII, 38) sont souvent cités pour montrer que le chef a le devoir de consulter ses subordonnés. Les auteurs musulmans opposent la consultation au pouvoir personnel arbitraire, louant l'une et réprouvant

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l'autre. On trouve à l'appui de la consultation un vaste corpus de textes dus à des traditionnistes rapportant les enseignements et les actions du Prophète, à des commentateurs interprétant et développant les références à la consultation présentes dans le Coran, enfin à quantité d'auteurs ultérieurs écrivant en arabe, en persan ou en turc, et appartenant aussi bien à la classe des juristes qu'à celle des scribes. En général, les ulémas insistent sur le fait que le souverain doit consulter les ulémas, et les fonctionnaires ceux qui servent l'État. Mais si la consultation était recommandée et le pouvoir arbitraire condamné, l'une n'était pas obligatoire et l'autre pas interdit. Le cours des événements lui-même poussait vers un accroissement des pouvoirs du souverain et de ses représentants. Le caractère de plus en plus autoritaire du gouvernement et le désenchantement de ceux qui avaient soutenu la révolution abbasside contre les Omeyyades dans l'espoir d'un progrès ressortent avec force d'un passage souvent repris par les auteurs classiques. Un certain Sudayf, partisan des Abbassides, s'y répand en plaintes amères : « Par Dieu, notre butin, que nous partagions, est devenu la chasse gardée des riches. Notre gouvernement, qui était consultatif, est devenu arbitraire. Notre succession, qui était élective, est devenue héréditaire7. »Une forme ou une autre d'assemblée publique se perpétua sous les califes les plus autocrates. Durant ces réunions, des représentants des différents ordres sociaux étaient admis en la présence du souverain, ou d'un haut dignitaire agissant en son nom, et autorisés à présenter des pétitions. Des poètes et des savants en quête de protecteurs pouvaient aussi y assister et ainsi promouvoir leur carrière. Cette procédure augmenta l'influence et parfois même le pouvoir de ceux - chambellans et autres - qui contrôlaient l'accès au calife. A l'époque ottomane, le conseil impérial {divan-i humayuri) devint une institution. Au début du XVe siècle, sinon plus tôt, le sultan présidait régulièrement un conseil des pachas. Entre la mort d'un sultan et l'intronisation de son successeur, le divan pouvait, à titre exceptionnel, se réunir de sa propre autorité. Mehmed II semble avoir été le premier sultan à renoncer à la présidence du divan, et à l'abandonner au grand vizir. Si 1 on en croit une anecdote rapportée par les historiens ottomans, un jour un paysan se présenta avec une doléance et demanda aux dignitaires rassemblés : « Lequel d'entre vous est le sultan ? J'ai un grief à exprimer. » Le sultan s'en offensa ; le grand vizir saisit cette occasion pour lui suggérer de ne plus apparaître en personne au divan, afin d éviter un tel affront, et d'en suivre les débats derrière une grille ou un écran8.Vue cette anecdote soit vraie ou non, les règles de procédure promulguées par Mehmed II confirment le retrait du sultan. Il y est explicitement indiqué que celui-ci se tient assis derrière un écran. Il en fut ainsi jusqu'à Soliman le Magnifique, qui renonça définitivement à assister aux travaux de ce conseil. Au XVIe siècle, le divan se réunissait quatre fois par semaine, dès l'aube, pour examiner les affaires de l'État. La matinée était généralement réservée à des séances publiques et notamment à l'audition de requêtes et de doléances auxquelles répondait le conseiller concerné ou le grand vizir en personne. Vers midi, la masse des solliciteurs se retirait et le déjeuner était servi aux membres du divan qui examinaient alors les affaires en suspens. Les descriptions qui en sont faites montrent clairement que ce conseil n'avait qu'une voix purement consultative: la décision finale appartenait au grand vizir et, au-delà, au sultan. Face à un problème précis, le grand vizir pouvait demander de plus amples informations et, éventuellement, un avis à l'un ou l'autre des membres du divan, mais jamais au divan à titre collectif. Les affaires militaires étaient transmises à l'aga des janissaires, les affaires navales au grand amiral, kapudan pacha, les affaires juridiques aux hauts magistrats, et ainsi de suite.Si ce conseil nous apparaît plus complexe et plus institutionnalisé, c'est assurément parce que nous disposons de sources plus complètes et de meilleure qualité sur la période ottomane, mais c'est aussi le reflet d'une évolution générale. Après l'arrivée au Moyen-Orient des peuples de la steppe, les Turcs puis les Mongols, des textes attestent l'existence, pour la première fois dans l'histoire musulmane, de conseils consultatifs réguliers et permanents. Ainsi, les souverains mongols de Perse avaient l'habitude de réunir un conseil de hauts dignitaires, présidé par le vizir. Cette assemblée, appelée en persan le grand divan {dïvân-i buzurg), s'inspirait peut-être du kurultay, le conseil tribal mongol. Comme en témoignent des sources persanes et autres, elle continua d'exister après la fin de la domination mongole. De même, dans l'Egypte des mamelouks, il semble qu'il y ait eu une sorte de conseil suprême composé d'émirs de haut rang; toutefois, sous les derniers mamelouks, il y est fait de plus en plus rarement allusion.Dans l'Empire ottoman, à côté du dïvân-i humayun, dont la composition et les dates de réunion étaient fixes, et qui délibérait selon un ordre du jour établi à l'avance, il existait un autre type d'assemblée, appelée meshveret (consultation). Ce vocable arabe, de même racine que shûrà, ne s'appliquait pas au divan, mais à des réunions ad hoc de chefs militaires et autres dignitaires convoqués par le sultan ou le grand vizir pour débattre d'un problème déterminé. Il semble qu'elles aient été nombreuses durant les guerres balkaniques du XVe siècle. Elles se poursuivirent au XVIe et au XVIIe siècle, et devinrent très fréquentes durant les crises de la fin du XVIIIe. Une ancienne tradition historiographique ottomane va jusqu'à attribuer la fondation de la dynastie ottomane à un meshveret. Les beys se seraient réunis pour se donner un chef: « Après de longues discussions, ils choisirent Osman bey et lui demandèrent de devenir leur chef. Il accepta9.» Il est difficile de juger de l'authenticité de ce récit, mais à supposer que ce soit une légende, le fait que les premiers chroniqueurs l'aient retenue et enchâssée dans l'histoire de la naissance de l'État ottoman est en soi assez éloquent.Plus le pouvoir autocratique du califat abbasside se renforçait, plus celui, personnel, du calife installé à Bagdad se délitait; à partir du Xe siècle, le Commandeur des croyants, naguère chef incontesté du monde musulman, se trouva successivement dépouillé du contrôle de ses provinces, de sa capitale et, finalement, de son palais.

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Touchant d'abord les provinces les plus reculées, ce phénomène gagna peu à peu l'ensemble de l'Empire musulman, à l'exception des environs immédiats de la capitale. Dans un premier temps, les califes réussirent à maintenir l'autorité du gouvernement central dans les provinces grâce à une sorte de séparation des pouvoirs : l'administration, les finances et les communications étaient confiées à des hommes différents, directement responsables devant Bagdad. Le gouverneur de la province avait en charge les forces armées ; il faisait régner le calme aux frontières et veillait au maintien de l'ordre dans les zones urbaines. L'intendant des finances était chargé de la collecte des impôts et des tributs ; il remettait les sommes perçues au ministère des finances à Bagdad, soustraction raite des dépenses locales. Le maître des postes était responsable de 1 acheminement du courrier impérial et devait soumettre des rapports réguliers sur ce qui se passait dans son district au directeur des postes et du renseignement résidant dans la capitale. Toutefois, il arrivait souvent que I un de ces hauts fonctionnaires, en général le gouverneur, prenne le dessus sur les deux autres et s'arrange pour faire de son gouvernorat une principauté autonome, souvent héréditaire.Au Xe siècle, l'ancien Empire islamique était presque entièrement divisé en principautés héréditaires reconnaissant pour la forme la suzeraineté du calife, mentionnant son nom lors de la prière du vendredi, l'inscrivant parfois sur les pièces de monnaie, mais jouissant dans tous les domaines importants d'une totale indépendance. Lorsque les Fati-mides se déclarèrent califes et contestèrent aux Abbassides la direction du monde musulman, même ce semblant de suzeraineté disparut. Rétabli après la chute des Fatimides, il perdit le peu de contenu qu'il possédait encore lorsque les Mongols détruisirent les derniers vestiges du califat abbasside en 1258. Pendant un temps, les sultans mamelouks d'Egypte maintinrent une lignée de califes fantômes, qui prit fin avec la conquête ottomane en 1517.Les vrais détenteurs du pouvoir n'étaient plus les califes, mais les émirs, ou commandants militaires, et, à partir du Xe siècle, l'émir des émirs {amïr al-umarâ'). A lui seul, ce titre est révélateur; il rappelle l'Iran préislamique, où le commandant en chef s'appelait « commandant des commandants», le grand prêtre, «prêtre des prêtres», et l'empereur «roi des rois» {shâhanshàh). Vers le milieu du Xe siècle, des dynastes commencèrent à se parer du titre de roi (malik), comme l'attestent des inscriptions et des pièces de monnaie. Les premiers à le faire furent des Iraniens. La pratique fut reprise par les Seljuqides, puis par les descendants de Saladin et d'autres chefs de moindre importance. L'utilisation de ce titre n'impliquait pas, apparemment, une prétention à l'égalité avec le calife ou, plus tard, avec le sultan. Elle visait plutôt à affirmer une souveraineté locale placée sous la vague suzeraineté d'un souverain impérial. En ce sens, ce titre équivalait à peu près à celui de « roi » que se donnaient, à la même époque, les monarques européens sous la suprématie nominale de l'empereur germanique.Il n'est pas difficile de deviner la raison qui présida au choix de ce titre royal, parmi les multiples possibilités offertes par les abondantes ressources lexicales de la langue arabe. Les premiers à l'utiliser régnaient sur des pays de culture iranienne, où les traditions monarchiques de l'Iran ancien étaient encore très vivaces. Sous l'influence de hauts fonctionnaires d'origine iranienne, et par le biais de la traduction d'anciens traités, le cérémonial du palais, l'étiquette et même la titula-ture iranienne marquèrent de leur empreinte la dynastie abbasside. Ces influences se faisaient particulièrement sentir dans la capitale des nouvelles principautés qui se partageaient le territoire iranien. Le titre persan de «shah» était encore trop étranger et trop païen pour être repris par les dynastes musulmans, mais son équivalent arabe malik en tenait lieu. Le titre de malik al-mulûk, « roi des rois », qui apparut un peu plus tard, est à l'évidence un calque de l'ancien persan shâhanshâh. Bien qu'une ancienne tradition le condamne car, aurait déclaré le Prophète, seul Dieu peut se dire « roi des rois », ce titre fut repris par des Buyides, des Ayyubides et des souverains d'autres dynasties. Le message était clair. Si les maîtres d'une province étaient des rois, le maître de la capitale était forcément le roi des rois.C'est ainsi que, remontant des provinces jusqu'au centre, un nouveau système d'autorité impériale prit forme parallèlement à l'autorité du calife, mais usurpant la quasi-totalité de ses pouvoirs en matière politique et militaire. Cette évolution trouva son aboutissement vers le milieu du XIe siècle, avec la conquête de la plus grande partie de l'Asie du Sud-Ouest par les Turcs seljuqides et la création de ce qui deviendrait « le Grand Sultanat ».Sultan est, en arabe, un substantif abstrait signifiant à la fois « autorité » et « pouvoir ». A l'origine, il servit à désigner le gouvernement et, d'une façon plus générale, les autorités. Dans une société où l'État et son chef étaient souvent confondus, il en vint à s'appliquer non seulement à l'autorité politique mais aussi à ses détenteurs, ministres, gouverneurs et même à l'occasion califes, fatimides ou abbassides. Au Xe siècle, c'était devenu la façon courante de désigner un dynaste indépendant par opposition à celui qui était encore nommé et - de plus en plus rarement - démis par un supérieur. Toutefois, ce n'est quau XIe siècle que ce titre revêtit un caractère officiel, lorsque les Seljuqides en firent leur principal titre de règne. Sous cette dynastie, il acquit un nouveau sens et symbolisa une nouvelle revendication, celle au pouvoir politique suprême sur l'ensemble du monde musulman, parallèle et au moins égal à la primauté religieuse du calife. C'est ce que tient à faire savoir le sultan seljuqide Sanjar dans une lettre adressée en 1133 au vizir du calife :«Nous avons reçu du maître du monde... la royauté du monde; nous avons reçue de droit et par héritage, ainsi que du père et du grand-père au commandeur des croyants... nous sommes en possession d'un écrit et d'un pacte établissant notre droit10. » En d'autres termes, octroyée par Dieu et confirmée par le calife, la plus haute autorité religieuse, la souveraineté appartient à la dynastie des Seljuqides. De même qu'il n'y avait qu'un seul calife pour présider aux destinées religieuses

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de l'islam, de même il ne pouvait y avoir qu'un seul sultan, responsable de l'ordre, de la sécurité et du gouvernement de l'Empire islamique. Avec le temps, ce partage du pouvoir entre le califat et le sultanat devint si bien établi, qu'un sultan seljuqide et son porte-parole protestèrent vigoureusement lorsqu'un calife, profitant d'un moment de faiblesse du régime, voulut s'arroger une parcelle d'autorité politique. Il s'agissait là, affirmèrent-ils, d'un empiétement intolérable sur les prérogatives du sultan. Le calife devait se consacrer à ses devoirs d'imam, de guide de la prière, tâche la plus haute et la plus glorieuse, véritable bouclier des souverains du monde, et laisser au sultan, à qui il avait été confié, le soin de gouverner11.Les auteurs musulmans écrivant sur l'art de gouverner et la politique étaient parfaitement conscients de l'apparition d'une double souveraineté. Naturellement, cette conscience était encore plus nette chez ceux qui possédaient une expérience concrète de la politique. Toutefois, elle apparaît aussi chez les théologiens et les juristes. Ni les uns ni les autres ne la concevaient selon les termes de la vieille dichotomie chrétienne entre imperium et sacerdotium, et encore moins sur le modèle de la séparation moderne entre l'Eglise et l'État. Au même titre que le califat, le sultanat représentait une institution religieuse soutenue par la Loi divine et la perpétuant; sous les Seljuqides et leurs successeurs, les relations entre l'État et les ulémas devinrent beaucoup plus étroites qu'elles ne l'avaient jamais été sous les califes. En outre, le calife et les ulémas ne constituaient aucunement un clergé. Pour les auteurs musulmans du Moyen Age, surtout persans, la véritable distinction résidait entre deux espèces d'autorité, l'une prophétique, l'autre monarchique, mais toutes deux religieuses. Envoyé de Dieu, le Prophète a pour mission de promulguer et de faire prévaloir la Loi divine. La cité qu'il fonde est de nature divine. En revanche, la cité humaine doit être gouvernée par un monarque qui obtient son pouvoir, le conserve et l'exerce par des moyens politiques et militaires. Ce pouvoir l'autorise à donner des ordres et à châtier les transgresseurs, indépendamment de la Loi divine, encore qu'il ne puisse aller à son encontre. Toutes les époques n'ont pas besoin d'un Prophète ; d'ailleurs, il n'y en a pas eu depuis Mahomet, et il n'y en aura plus ; mais il doit toujours y avoir un monarque, sinon ce serait l'anarchie.Le lien entre orthodoxie religieuse et stabilité politique était bien compris. Il est tout entier contenu dans une maxime souvent citée par les auteurs musulmans, soit comme un exemple de l'ancienne sagesse persane, soit même comme un dit du Prophète : « L'islam (la religion) et le gouvernement sont des frères jumeaux. L'un ne peut prospérer sans l'autre. L'islam est fondation, et le gouvernement gardien. Ce qui n'a pas de fondation s'effondre, ce qui n'a pas de gardien périt. » Le sultan choisissait et nommait lui-même le calife, puis lui prêtait allégeance en tant que chef de la communauté et symbole de l'unité sunnite. La distinction entre les deux fonctions rappelle celle qu'établissait Walter Bagehot entre les parties « nobles » et les parties « efficientes » du gouvernement - entre celles qui « suscitent et entretiennent le respect de la population » et celles « par lesquelles il gouverne effectivement ». Bagehot décrivait la constitution britannique et les relations entre la monarchie et le Parlement, mais sa distinction s'applique parfaitement au système musulman en vigueur au Moyen Age. Le calife incarnait l'autorité ; le sultan, le pouvoir. Le sultan nommait le calife qui, en retour, le légitimait dans sa fonction. Le calife régnait mais ne gouvernait pas ; le sultan régnait et gouvernait.Pendant un temps, le sultanat seljuqide bénéficia du statut respecté d'institution sunnite, une et universelle. Lorsqu'il s'effondra, le titre de sultan commença à se répandre plus largement et, peu à peu, devint le titre habituel de tout souverain sunnite ne reconnaissant aucun suzerain. Au début du XVIe siècle, trois grands États se partageaient le Moyen-Orient. Deux d'entre eux, la Turquie et l'Egypte, étaient gouvernés par un sultan, et le troisième, l'Iran, par un shah. Après la conquête de l'Egypte par les Ottomans en 1517, le dernier des califes abbassides fantômes fut envoyé à Istanbul, et revint au Caire quelques années plus tard comme simple personne privée. Par la suite, il n'y eut plus de califes, et les sultans ottomans, de même que leurs pâles épi-gones ailleurs, régnèrent seuls, maîtres suprêmes dans leurs royaumes, chaque sultan étant son propre calife. « Calife » devint l'un des nom-reux titres que les sultans ajoutaient à leur titulature. Quasiment vidé <je tout contenu, il ne reprendrait vigueur qu'à la fin du XVIIIe siècle, dans des circonstances bien différentes.Dès leur début, le gouvernement du calife et celui du sultan reposèrent sur un appareil administratif de plus en plus étendu et complexe. Les sources montrent sans conteste que la conquête ne bouleversa pas l'administration, du moins en province, que les fonctionnaires, perses en Irak et en Iran, chrétiens en Syrie et en Egypte, continuèrent à administrer les différents services, à expédier les affaires courantes et à collecter les impôts à peu près comme avant. Seule différence, ils remettaient désormais le produit de leur collecte aux nouvelles autorités arabes. L'arabisation et la standardisation des procédures gouvernementales, de même que la création d'une administration impériale centrale semblent avoir été en grande partie l'œuvre des derniers califes omeyya-des. C'est au calife Omar que les historiens arabes attribuent la création d'un registre central ou dïwân, dont l'objectif premier était financier : enregistrer les recettes du Trésor, établir la liste de ceux ayant droit à des émoluments, s'assurer de la rapidité et du caractère équitable de la redistribution. Omar II, semble-t-il, aurait essayé de freiner le développement de la bureaucratie. Selon l'un des tout premiers historiens du gouvernement, à son secrétaire qui lui réclamait davantage de papyrus, il aurait répondu :« "Taille ta plume et écris moins. Tu seras d'autant plus vite compris." A un autre fonctionnaire qui, lui aussi, se plaignait du manque de papyrus, il écrivit: "Raccourcis ta plume et tes mots, et contente-toi de la quantité dont tu disposes12..." »

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Naturellement, l'introduction du papier accéléra la prolifération de l'administration. On ne dispose d'archives détaillées qu'à partir de la période ottomane, mais ce que nous savons des périodes antérieures, grâce aux chroniques, aux écrits administratifs et à quantité d'autres sources, permet de se faire une assez bonne idée de la façon dont elle fonctionnait.Comme dans les États d'aujourd'hui, l'administration était divisée en départements, appelés dïwân à l'époque abbasside, chacun ayant sa propre tâche. Les deux plus importants étaient la chancellerie, responsable de la correspondance (diplomatie et archives), et les finances chargées de fixer l'assiette des impôts et de les lever. Autres départements importants : l'armée, les travaux publics, la sécurité intérieure, les terres domaniales, les esclaves et les affranchis du souverain, les postes Cet l'espionnage), les fondations pieuses et les œuvres de charité. Leur organisation varia selon les régimes et les périodes. Ils étaient en général regroupés sous trois grandes rubriques : la correspondance, les ressources financières et les forces armées. Il existait également des dïwân de supervision, qui avaient pour fonction de contrôler les autres. Le dïwân des « doléances » jouait, un peu à la manière de la « cour de la chancellerie» dans l'Angleterre médiévale, le rôle d'une juridiction d'appel statuant sur les questions non traitées par la sharia.Sous le calife, et plus tard le sultan, le chef de l'appareil gouvernemental était le vizir (en arabe wazïr). Ce mot, qui signifie « celui qui est chargé d'un fardeau ou d'un devoir », est peut-être arabe d'origine, mais il se peut, également, qu'il soit dérivé d'un ancien terme persan. La fonction semble avoir été introduite par les Abbassides, au titre des nombreux emprunts faits aux Sassanides. Sous les califes, le wazïr dirigeait toute l'administration, chancellerie et finances comprises. A l'exception des temps les plus anciens où il était recruté au sein d'une seule et même famille noble d'origine est-iranienne, le wazïr venait de la classe des scribes et montait un à un les échelons de l'administration. Il était généralement choisi parmi les directeurs des différents dïwân. Sa charge étant essentiellement civile, il prenait rarement, sinon jamais, part aux opérations militaires.La montée en puissance des émirs s'accompagna d'un déclin de la fonction de wazïr. Les Buyides avaient aussi leur wazïr, premier secrétaire et intendant des finances, mais celui-ci, comme son maître, était aussi un commandant militaire. Le vizirat réapparut, transformé, sous les sultans et acquit une nouvelle importance. Hommes d'épée, les sultans étaient souvent analphabètes et ignoraient les langues du gouvernement, à savoir l'arabe et le persan. Cette situation donna à la fonction du wazïr un répit qui, cependant, prit fin avec le sultanat seljuqide. Peu à peu, en effet, le contrôle de l'administration, comme tout le reste, échut aux officiers de l'armée. Dans l'Egypte des mamelouks, le chef de l'administration était un haut fonctionnaire militaire, I dawâdâr (littéralement «encrier»). Sous sa direction, une vaste ureaucratie vit le jour, responsable de la conduite du gouvernement et aussi de sa longévité.^es sultans ottomans choisissaient, parmi leurs émirs, un certain nombre de leurs vizirs, dont le chef, connu en Europe nous le nom de grand vizir, exerçait des pouvoirs très étendus dans le domaine civil, militaire et même judiciaire. Ses émoluments étaient à la mesure de sa puissance et de ses responsabilités. Grand vizir sous Soliman le Magnifique, Lûtfi Pacha déclare que ses revenus annuels s'élevaient à environ deux millions et demi d'aspres, « ce qui, grâce à Dieu, permet de vivre largement dans l'Empire ottoman13 ». En tant que grand vizir, précise-t-il, il en dépensait un million et demi à la nourriture et à l'entretien de ses gens, un demi-million pour les donations aux œuvres de bienfaisance, si bien qu'il lui restait un demi-million pour sa cassette personnelle. Les shahs safavides d'Iran employaient, eux aussi, un haut dignitaire bénéficiant d'un statut et assumant des fonctions comparables.Les finances, à savoir les recettes et les dépenses de l'État, occupaient une grande partie de l'administration gouvernementale. On dispose, pour la période ottomane, notamment à partir du XVIe siècle, d'importantes collections d'archives, centrales et régionales; grâce à elles, on peut reconstituer avec précision la façon dont étaient gérées les finances. En revanche, en ce qui concerne les empires islamiques antérieurs, les archives, qui existaient certainement, ont disparu, si bien que les données dont dispose l'historien ne sont ni aussi détaillées ni aussi concrètes que pour le Moyen-Orient ottoman ou même l'Occident médiéval. Toutefois, grâce au nombre considérable de documents conservés dans de petites collections, que la chance ou le hasard ont préservés de la destruction, et aux innombrables informations que l'on peut glaner dans les écrits historiques, géographiques, juridiques et surtout administratifs, il est possible de se faire une idée relativement précise du fonctionnement des institutions financières de l'islam médiéval.Sous les premiers Abbassides, les finances, comme tous les autres départements de l'administration, relevaient de la responsabilité directe du vizir. Par la suite apparurent des fonctionnaires plus spécialisés s'occupant exclusivement des affaires financières. En Perse et en Turquie, on les appelait defterdâr, terme qui signifie littéralement «celui qui tient les registres » et que l'on peut traduire approximativement par « intendant des finances ».La loi musulmane et l'usage commun à pratiquement tous les gouvernements musulmans exigeaient la tenue de deux trésoreries distinctes l'une générale et l'autre «spéciale» (kbâssa), placées sous l'autorité de l'intendant des finances. Ce qui les séparait n'est pas toujours clair, mais il semblerait que la seconde servait parfois à combler le déficit de la première. La trésorerie générale avait deux missions principales: l'entretien des forces militaires stationnées dans la capitale et les dépenses de la cour. D'après un document datant du règne du calife al-Ma'mûn, cela lui coûtait six mille dinars par jour.Si la trésorerie générale couvrait donc les dépenses du souverain agissant en sa capacité de chef suprême, politique et militaire, la trésorerie «spéciale» couvrait celles qui lui incombaient en tant que chef religieux de la communauté musulmane. Ainsi, elle prenait à sa charge les frais occasionnés par le pèlerinage de La Mecque, l'entretien des

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forteresses construites aux frontières pour le djihad, les salaires des cadis et autres fonctionnaires religieux chargés de faire respecter la sharia, le service des postes et autres dépenses telles que le versement de rançons, la réception des ambassadeurs, la distribution de largesses aux poètes et autres protégés de la cour.En principe, les revenus de l'État provenaient d'impôts fixés par la sharia : la dîme (zakât ou 'ushr) due par les musulmans, la taxe foncière {kharâj) et la capitation {djizyd) dues par les non-musulmans. Les recettes de ces impôts étaient versées à la trésorerie générale. Vinrent s'y ajouter par la suite toute une série de taxes, de droits et autres contributions regroupés sous le nom de mukûs. Bien que critiqués et même condamnés par les juristes, ils étaient levés par tous les souverains musulmans. Les ressources de la trésorerie « spéciale » provenaient des domaines et des revenus du calife, ainsi que des amendes, des confiscations de biens et des déshérences.Les impôts étaient fixés et collectés aussi bien en espèces qu'en nature. En Irak et en Iran, anciens territoires sassanides, comme dans leurs prolongements en Asie centrale et en Inde du Nord-Ouest, l'unité monétaire était le dirham d'argent. Dans les anciens territoires byzantins, a savoir le Levant et l'Egypte, mais aussi dans l'ouest et le sud-ouest de l'Arabie, c'était le dinar, monnaie d'or. Bien entendu, le taux de change entre ces deux monnaies variait en fonction du cours de l'or et de 1 argent. En théorie, un dinar valait dix dirhams. Toutefois, les livres de comptes officiels révèlent que le dinar s'échangeait parfois contre vingt dirhams ou plus.Les archives contiennent plusieurs tableaux sur lesquels figurent les revenus nets encaissés par le Trésor impérial, une fois déduite la part revenant aux gouvernements locaux et provinciaux. Le plus ancien remonte au règne d'al-Hàdî (785-786) ; un autre, à celui d'Hârûn al-Rashïd (786-809). Ceux des derniers califes illustrent à la fois la continuité et le changement. Les chiffres montrent que le gouvernement central tirait des provinces orientales environ quatre cents millions de dirhams et cinq millions de dinars des provinces occidentales.Les registres conservés énumèrent, à côté des revenus en espèces, les impôts et les tributs fixés et collectés en nature. Ceux du Sind, par exemple, comprenaient trois éléphants, quatre mille ceintures, mille paires de sandales et quatre cents maunds de bois d'aloès. Ceux de Qûmis s'élevaient à deux mille lingots d'argent et quarante mille grenades. Ceux du Fars, à cent cinquante mille ratls de grenades et de coings, trente mille flacons d'eau de rose et quinze mille ratls de fruits confits. Ceux d'Ispahan, à vingt mille ratls de miel et autant de cire ; ceux du Sijistan, à trois cents vêtements à carreaux et vingt mille ratls de sucre; ceux d'Arménie, à vingt tapis brodés, cinquante-huit ratls d'étoffes diverses et vingt mille ratls (dix mille de chaque) de deux variétés de poisson salé. Habituées depuis les Romains et les Byzantins à régler leur dû en espèces, la Syrie et l'Egypte livraient de bien moins grandes quantités en nature. Il s'agissait essentiellement de denrées alimentaires et, secondairement, de vêtements et de tissus. Chevaux, mules, faucons et esclaves pouvaient également faire partie des livraisons en nature.Les registres ultérieurs font apparaître une baisse des recettes. Les versements en nature sont peu à peu supprimés, au profit de ceux en espèces. Mais ces derniers diminuent également, à cause des changements économiques, mais aussi parce que les gouverneurs de province, les émirs et les fermiers de l'impôt prélèvent au passage un pourcentage de plus en plus élevé des sommes collectées. Un récapitulatif pour l'année 918-919 du règne d'al-Muqtadir fait état d'un revenu net global des provinces de 14 501 904 dinars, dont 1 768 000 provenant des terres domaniales. Il énonce tous les revenus effectivement perçus, y compris les confiscations de biens et les droits qui ne figuraient pas dans les registres antérieurs.Avec le déclin du califat abbasside et l'effritement de son administration, les chiffres se font plus rares et perdent en fiabilité. Ce n'est qu'à la période ottomane que les données fiscales sont de nouveau systématiquement consignées sur toute l'étendue de l'Empire. Le budget établi pour l'année financière 1669-1670 constitue une bonne illustration. Les chiffres sont donnés en aspres {akçeen turc), à l'origine petite pièce d'argent correspondant à peu près au dirham de l'époque classique, puis monnaie de compte s'échangeant à des taux variables contre des devises fortes. Pour cette année-là, le revenu global de l'État ottoman s'élevait à 612 528 960 aspres, impôt foncier, capitation, redevances, contributions et droits divers, déshérences et recettes des affermages compris. De leur côté, les dépenses se montaient à 637 206 348 aspres, dont 398 392 602 pour l'armée et le matériel de guerre, 180 208 403 pour les palais, 5 032 512 pour la maison du sultan et l'administration centrale, et les 44 572 831 restants pour les dépenses diverses. Comme dans les anciens registres, les recettes sont ventilées selon les régions et le type d'impôt. En revanche, les paiements en nature n'y figurent pas au titre des recettes fiscales. Ce qui n'empêche pas l'existence de listes extrêmement détaillées indiquant le type, la quantité, etc. des denrées alimentaires livrées aux cuisines du palais et des matières premières fournies aux ateliers impériaux « en sus des versements en espèces ».Les musulmans ont envers l'État une attitude ambivalente. En effet, la doctrine religieuse veut que l'État soit une institution prescrite par Dieu et nécessaire au maintien de l'ordre et à l'accomplissement du dessein divin. Pourtant, il était généralement perçu comme un mal, contaminant ceux qui participaient à son œuvre et dangereux pour quiconque avait d'une façon ou d'une autre affaire à lui. Le gouvernement et le paradis, dit une maxime du Prophète (mais l'attribution est douteuse) ne vont pas de pair. Autrement dit, l'action du gouvernement s accompagne nécessairement d'actes répréhensibles et de péchés. 1 el est même, parfois, le point de vue attribué à ses membres. « Gouverner repose sur l'imposture. Si elle réussit et perdure, elle devient politique », aurait déclaré un vizir de Bagdad au IXe sièclel4. Au cours u une discussion sur la nature du bonheur, raconte une anecdote, quelqu'un demanda au calife al-Mansûr sa

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définition de l'homme véritablement heureux. Le calife répondit: «Je ne connais pas cet homme, et il ne me connaît pas. » Le sens est clair : moins on a affaire au gouvernement, mieux on se porte. La même ambivalence se retrouve dans l'image pastorale du gouvernement que l'islam partage avec d'autres religions. Ainsi, il existe de nombreux textes dans lesquels le calife ou le sultan apparaît comme le berger de ses sujets, comme celui qui doit répondre de son troupeau devant Dieu. En revanche, une remarque attribuée à 'Amr ibn al-'Âs, le conquérant arabe de l'Egypte, exprime une perception inverse. En effet, lorsque le calife 'Uthmàn lui proposa de le maintenir au poste de gouverneur militaire de l'Egypte et de confier à un autre la collecte des impôts, 'Amr refusa : « Ce serait comme si je devais tenir les cornes de la vache pendant qu'il la trait15. » Certaines maximes sur l'art de gouverner rassemblées par un lettré arabe du début du XIXe siècle illustrent la grande diversité des conceptions relatives à la nature et à la finalité du gouvernement que se faisaient les musulmans au Moyen Age :«L'islam assigne quatre tâches au gouvernement: la justice, le butin, la prière du vendredi et le djihad. »« L'islam, le gouvernement et le peuple peuvent se comparer à une tente.La toile est l'islam, le mât est le gouvernement, les cordes et les piquets sont le peuple. Aucun ne peut agir sans les autres. »« Khosro dit : "Ne restez pas dans un pays dépourvu de l'une de ces cinq choses: un pouvoir fort, un juge équitable, un marché réglementé, un médecin perspicace et une rivière abondante." »« [Le calife] Omar ibn al-Khattâb dit : "Seul est capable de gouverner celui qui est doux sans faiblesse et fort sans dureté16." »Enfin, cette remarque attribuée à un roi dont le nom n'est pas donné représente, peut-être, la formulation la plus éloquente de l'idéal islamique classique de l'art de gouverner: «J'ai engrangé dans le cœur de mes sujets un respect pur de toute haine, et un amour pur de toute irrévérence. » Chapitre IX L'économieEncore peu étudiée, l'histoire économique et sociale du Moyen-Orient à l'époque prémoderne est mal connue et pas toujours bien comprise. La principale raison de ce retard par rapport à d'autres domaines de l'historiographie réside dans l'état de la documentation. En Europe occidentale, par exemple, les États médiévaux se transformèrent progressivement en États modernes, et leurs archives, souvent utiles à des fins pratiques, furent conservées et constituent aujourd'hui une précieuse source d'informations pour l'historien. Au Moyen-Orient, tous les États médiévaux, sauf l'Empire ottoman, disparurent à la suite d'invasions ou de soulèvements internes ; ne répondant plus à aucune utilité, leurs archives furent laissées à l'abandon, dispersées et finalement perdues.Jusqu'à l'introduction de nouvelles méthodes administratives sous l'influence de l'Occident, l'Empire ottoman fut le seul à n'avoir pas connu, entre la fin du Moyen Age et le début du XXe siècle, de brutales discontinuités politiques et administratives. Ses archives sont donc plus ou moins intactes. Comme celles de nombreux pays et principautés en Europe, elles ont survécu à la dangereuse transition entre l'ère où les ronds ne sont conservés que pour des raisons utilitaires et celle où ils sont destinés à la recherche historique. Leur exploration a déjà jeté des nots de lumière sur l'histoire du Moyen-Orient sous le règne des ottomans, et même éclairé certaines zones d'ombre des siècles antérieurs. Immenses, ces archives sont d'une difficulté redoutable, si bien qu il reste encore beaucoup à faire avant que l'histoire de la région, et en particulier son histoire économique et sociale, atteigne un niveau considéré comme acceptable dans d'autres secteurs, plus favorisés.Néanmoins, grâce aux données déjà recueillies, il est possible de retracer, dans ses grandes lignes, l'évolution des économies et des sociétés du Moyen-Orient et, par la même occasion, celle des structures politiques qu'elles soutenaient.Dès les temps les plus anciens, l'agriculture était, et de loin, l'activité économique la plus importante - ce qui reste en grande partie vrai encore aujourd'hui. La vaste majorité de la population vivait du travail de la terre et l'État, jusqu'à une époque relativement récente, tirait l'essentiel de ses revenus de ce labeur.Il y avait traditionnellement deux types d'agriculture : celle pratiquée dans les vallées fluviales comme le Nil, le Tigre et l'Euphrate, l'Oxus et le Iaxarte — deux fleuves d'Asie centrale -, et celle qui dépendait des précipitations, comme dans les vallées de la Syrie, le long du littoral syro-palestinien, certaines régions d'Iran et l'essentiel de la Turquie actuelle. Plus délicate, cette dernière avait un rendement moins élevé. En outre, elle était pauvre et sous-développée, même comparée à d'autres parties du monde comme l'Europe occidentale et la Chine.Le Moyen-Orient dans son ensemble se caractérise par une absence de forêts, et donc de bois. Si, à l'époque biblique, les cèdres du Liban servirent à construire le temple de Jérusalem, au Moyen Age, le Moyen-Orient musulman était obligé d'importer du bois d'Afrique et, plus encore, de l'Inde et de l'Asie du Sud-Est où poussaient des essences dures, indispensables matériaux de construction.Les cultures les plus importantes étaient les céréales. Les plus anciennes semblent avoir été l'orge, le millet et certaines variétés primitives de blé. A partir du début du Moyen Age, le blé s'imposa, comme c'est encore le cas aujourd'hui. A une date difficile à déterminer, le riz arriva de l'Inde et se répandit en Iran et en Irak, puis en Syrie et en Egypte. Au VIIe siècle, les conquérants arabes le découvrirent en Irak et, si l'on en croit les anciennes chroniques, c'était vraiment une nouveauté pour eux. Un mémorialiste ayant participé à la conquête de la région de Bassora raconte :

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« Un détachement de cavaliers persans surpris par des soldats arabes dans les marais prit la fuite et laissa derrière lui deux paniers, l'un contenant des dattes, l'autre ce qui se révéla plus tard être du riz non décortiqué. L'officier arabe dit à ses hommes : "Mangez les dattes, mais ne touchez pas au reste, car c'est sans doute du poison que l'ennemi vous a préparé." Ils mangèrent donc les dattes et écartèrent l'autre panier. Mais, tandis qu'ils se sustentaient, l'un de leurs chevaux se dégagea de ses liens et se mit à manger le riz. Ils allaient abattre l'animal, afin de s'en nourrir avant que le poison ne contamine sa chair, lorsque le propriétaire leur dit d'attendre, qu'il le ferait lui-même le moment voulu. Le lendemain matin, constatant que le cheval était toujours en excellente santé, ils allumèrent un feu sous le riz et le débarrassèrent de sa balle. L'officier dit alors: "Prononcez la bénédiction au nom d'Allah et mangez-le." Ils obéirent et le trouvèrent fort à leur goût1.»Sous la domination arabe, la culture et la consommation du riz progressèrent vers l'ouest. Les sources mentionnent d'autres céréales, dont le sorgho. On cultivait aussi des plantes légumineuses — haricots, pois, lentilles, pois chiches, etc. — nourriture de base dans de nombreuses parties du Moyen-Orient jusqu'à nos jours, notamment en Egypte.Les plantes oléagineuses occupaient, bien entendu, une place très importante, puisqu'on avait besoin d'huile pour la cuisine, l'éclairage et les articles de toilette, en particulier le savon. La principale culture, d'est en ouest, était l'olivier. L'huile était également extraite d'une grande diversité de graines. Venue d'Extrême-Orient, la canne à sucre fit son apparition à l'époque arabo-musulmane. En Perse, elle possédait deux noms, sheker et qand, encore présents, sous une forme dérivée, dans la langue anglaise - et française - moderne. Très peu connu dans le monde gréco-romain, le sucre n'était utilisé qu'à des fins médicales, et encore. Le cas échéant, la nourriture et les boissons étaient adoucies avec du miel. Pendant le Moyen Age musulman, la culture et le raffinage du sucre gagnèrent l'Egypte et l'Afrique du Nord, tant et si bien que le sucre devint le principal produit d'exportation du Moyen-Orient islamique vers l'Europe chrétienne. D'Afrique du Nord, les techniques de plantation de la canne et sa culture passèrent avec les Arabes en Espagne, puis dans les îles de l'océan Atlantique et finalement débarquèrent dans le Nouveau Monde.Les épices étaient cultivées un peu partout au Moyen-Orient, mais aussi importées en grande quantité de l'Asie du Sud et du Sud-Est.Elles occupèrent une place de choix parmi les exportations vers le monde occidental, jusqu'au moment où les puissances maritimes européennes ouvrirent une route océanique vers l'Asie, puis en prirent le contrôle. Avant l'invention des méthodes modernes de réfrigération, la nourriture dans ces climats chauds se gâtait rapidement. Pour la conserver, on la salait ou on la faisait mariner de diverses façons, et il fallait beaucoup d'épices et de condiments pour la rendre agréable au goût.Dans des sociétés dépendant très largement de l'élevage pour le transport et la viande, les plantes fourragères avaient une importance vitale ; dans une région où la laine et le cuir, matières premières les plus communément utilisées ailleurs pour se protéger du froid, étaient souvent inadaptées, d'autres plantes industrielles servaient à la fabrication des vêtements. Ainsi, le lin était cultivé au Moyen-Orient depuis la plus haute Antiquité, notamment en Egypte, comme en témoignent les bandelettes enveloppant les momies. Originaire d'Extrême-Orient, le coton est d'abord attesté en Perse, d'où il se répandit continûment vers l'ouest. Nourrissant la chenille du ver à soie, le mûrier était cultivé au Moyen-Orient depuis le VIe siècle. Les soies de Perse et de Syrie étaient particulièrement appréciées. Diverses plantes tinctoriales et odoriférantes permettaient de parfaire la mise des élégants.Autre culture d'importance capitale, le papyrus, roseau des bords du Nil, constituait le principal support de l'écriture dans le bassin oriental de la Méditerranée, avant d'être supplanté par le parchemin, puis le papier.La culture des fruits et des légumes était également très développée. Dans des temps plus anciens, les fruits les plus consommés étaient le raisin, les figues et les dattes. La vigne n'était pas seulement cultivée pour le raisin, mais aussi pour le vin et semble avoir été beaucoup plus répandue avant l'avènement de l'islam qu'après. Les dattes constituaient une denrée de base dans les oasis et les régions semi-désertiques. La plupart des autres fruits présents au Moyen-Orient, tels que la pêche et l'abricot, venaient de Perse ou de contrées encore plus à l'est. Certains légumes comme les épinards, les aubergines et les artichauts ont gardé en Occident le nom persan ou arabe sous lequel ils ont été introduits.La culture des agrumes a une histoire étrange et quelque peu obscure. Dans la plupart des langues actuelles du Moyen-Orient, l'orange s'appelle « Portugal » — bortaqal en arabe, portakal en turc, et autres variantes dans des pays aussi à l'est que l'Afghanistan. En effet, l'orange douce, connue depuis longtemps en Inde et en Chine, fut introduite au début du XVIe siècle par des marchands portugais. Toutefois, les agrumes étaient présents dans l'Empire perse bien avant l'avènement de l'islam; ainsi, des sources persanes, mais aussi talmudiques, décrivent longuement le turunj, cédrat (d'où l'hébreu ethrôg et l'arabe utrûjd), ainsi qu'un petit fruit amer avec de jolies fleurs - nârang en persan, d'où l'arabe nâranj — qui était utilisé à des fins ornementales, cosmétiques et parfois culinaires, notamment pour la préparation de sorbets et d'assaisonnements. Au Portugal et dans d'autres pays d'Occident, c'est le fruit à la saveur douce qui porte des noms dérivés de celui-ci. Narang apparaît déjà sous la plume du poète arabe du IXe siècle Ibn al-Mu'tazz, qui le compare aux joues d'une jeune fille. Ce poète mentionne également le citron, qui arriva probablement des Indes vers cette époque. La culture du citron et du citron vert se répandit rapidement au Moyen-Orient et en Europe où, dans certains pays, ces deux fruits sont encore connus sous leur nom perso-indien. Originaires d'Extrême-Orient, ils furent sans aucun doute apportés

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au Moyen-Orient par des marchands caravaniers et, de là, en Europe par les croisés et les négociants qui les accompagnaient.C'est fort probablement à des Portugais et à d'autres Européens de l'Ouest que l'on doit l'introduction au Moyen-Orient de plantes américaines jusque-là inconnues, telles que le tabac, le maïs, la pomme de terre et la tomate. L'historien turc Ibrahim Pechevi rapportait vers 1635:«Le tabac à la fumée fétide et nauséabonde a été apporté en l'an 1009 [1600-1601] par des infidèles anglais qui le vendaient comme remède contre certaines maladies dues à l'humidité. Des hédonistes et des sensualités... y prirent goût, au point de ne plus pouvoir s'en passer et, bientôt, d autres suivirent leur exemple. Il n'est pas jusqu'aux grands ulémas et aux puissants qui n'aient succombé à cette dépendance2.»Deux autres plantes, introduites dans la région, auraient beaucoup plus tard d'importantes répercussions économiques et plus encore sociales. Décrivant à ses lecteurs les merveilles de la mystérieuse terre de Chine, un voyageur arabe du début du Moyen Age raconte cette curieuse histoire :«Au roi sont attribués en propre, comme sources importantes de revenus, le sel et une herbe qu'ils boivent avec de l'eau chaude et dont on vend dans chaque ville pour des sommes considérables : ils l'appellent sakh. Elle a plus de feuilles que le trèfle, est un peu plus parfumée que lui mais est amère : on fait bouillir de l'eau que l'on verse dessus... la totalité de ce qui entre au Trésor est constituée par l'impôt, le sel et cette herbe3. »Quelque temps après, un autre auteur du début du XIe siècle, le célèbre al-Bïrûnï, donne une description plus complète du thé, ainsi que quelques détails sur sa culture et son usage en Chine et au Tibet. Apparemment introduite dès le XIIIe siècle en Iran par les conquérants mongols, la consommation du thé végéta. L'engouement pour cette boisson ne date que du début du XIXe siècle, lorsqu'elle fut relancée par les Russes. Encouragée par les autorités iraniennes et turques, sans doute pour réduire les besoins en café que ces deux pays ne pouvaient satisfaire, la culture extensive du thé commença au XXe siècle. Néanmoins, elle occupa une place relativement restreinte, répondant essentiellement à la consommation intérieure et dégageant un léger surplus pour l'exportation. Une autre région de grande consommation est l'ouest du Maghreb, où le thé est mentionné pour la première fois vers 1700. Il y fut introduit et commercialisé par des marchands français et anglais qui voyaient dans l'Afrique du Nord un prolongement lucratif de leurs marchés européens. Infusé avec des feuilles de menthe, c'est devenu la boisson nationale du Maroc.Au Moyen-Orient dans son ensemble, le café demeurait une boisson beaucoup plus répandue. Originaire, selon toute probabilité, d'Ethiopie, il tire peut-être même son nom de la province de Kaffa, où le caféier pousse encore à l'état sauvage. Au XIVe ou au XVe siècle, il fit son apparition au Yémen. Comme l'écrit un auteur égyptien, « au début de ce siècle [XVIe], la nouvelle nous parvint en Egypte qu'une boisson appelée qahwa s'était répandue au Yémen, que des cheikhs soufis en buvaient pour rester réveillés pendant leurs exercices de dévotion... ». D'utilisation courante en Ethiopie, le café, précise-t-il, avait été apporté par un voyageur. « Tombé malade à son retour d'Aden, il se souvint de cette boisson, en but et se sentit mieux. Entre autres propriétés, elle chassait la fatigue et la torpeur, elle redonnait au corps tonus et vigueur. Lorsqu'il était devenu soufi à Aden, lui et ses compagnons s'étaient mis à en consommer... Cherchant soutien dans leurs études, leur métier ou leur art, les gens, instruits ou non, suivirent son exemple et c'est ainsi que le café continua à se répandre4.»Et comment ! Attesté dès 1511 dans la ville sainte de La Mecque, le café gagna, sans doute par le truchement de pèlerins et de marchands, l'Egypte, la Syrie, le centre de l'Empire ottoman et l'Iran, où il resterait la boisson la plus courante jusqu'au début du XIXe siècle. Contrairement au thé, que le monde occidental pouvait se procurer plus facilement, à des coûts moins élevés et en quantités plus abondantes en Inde et en Chine, le café demeura pendant un certain temps le monopole du Moyen-Orient.En Europe, les premières allusions au café, à ceux qui en boivent et aux lieux qui le servent sont assez méprisantes. Un envoyé vénitien, Gianfrancesco Morosini, décrit ainsi en 1585 le café qu'il visita à Istanbul :«Les clients sont plutôt de vile extraction, de pauvre mise et de très maigres compétences, si bien que la plupart passent leur temps plongés dans l'oisiveté. Ils sont là, assis, et pour se distraire, ont pris l'habitude de boire en public, dans des échoppes ou dans la rue, un liquide noir bouillant extrait d'une graine qu'ils appellent Cavee. »Un Anglais, George Sandys, qui visita la Turquie en 1610, tient des propos encore plus critiques: «Là [dans les cafés], ils restent assis presque toute la journée à bavarder en sirotant une boisson appelée Coffa... aussi brûlante qu'ils peuvent la supporter: noire comme la suie et guère plus agréable au goût... » Il n'empêche, les Européens s'entichèrent eux aussi du café et des établissements le servant; cultivé surtout au Yémen, le café devint l'un des premiers produits d'exportation du Moyen-Orient vers l'Europe. Pour les marchands égyptiens, son commerce remplaça avantageusement celui des épices qu'ils étaient en train de perdre. En Europe, le premier café s'ouvrit à Vienne, après second siège de la ville par les Turcs. Il appartenait à un Arménien qui avait obtenu l'exclusivité de ce commerce en récompense de services rendus à l'armée autrichienne derrière les lignes turques.On peut aisément comprendre pourquoi le thé et le café connurent un tel succès au Moyen-Orient, pourquoi les établissements qui les servaient devinrent des lieux privilégiés de sociabilité. A la différence du christianisme et du judaïsme, l'islam interdit toute boisson alcoolisée. Certes, cette interdiction était loin d'être partout et toujours respectée,

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comme en témoignent les nombreuses allusions aux plaisirs du vin et à l'ivresse que l'on trouve dans la poésie et la prose. Mais la consommation d'alcool devait, par nécessité, emprunter des voies clandestines ou, du moins, avoir la décence de se cacher derrière les hauts murs des demeures privées, y compris chez les non-musulmans. Dans la poésie classique arabe et persane, le monastère chrétien, les acolytes et les mages zoroastriens sont souvent une métaphore poétique pour taverne et cabaretiers. Cependant, ces écarts, même lorsqu'ils étaient tolérés, devaient se faire discrets ; il n'existait ni taverne ni estaminet dans les villes musulmanes médiévales. Les maisons de thé et les cafés remplirent ce vide. Très vite, des voix s'élevèrent, reprochant aux cafés d'être devenus des lieux propices à la calomnie, à la sédition et, pire encore, aux jeux de hasard.Les méthodes de culture étaient rudimentaires. Encore de nos jours, on trouve dans certaines parties de la région la simple charrue en bois, sans roue, héritée de l'Antiquité. Souvent dépourvue d'avant-train, elle est tirée par des bœufs ou des mules, parfois des buffles, exceptionnellement des chevaux. Dans les riches vallées fluviales, on obtenait sans trop de peine jusqu'à deux ou trois récoltes abondantes par an, ce qui n'incitait guère à chercher à améliorer les techniques, comme dans les contrées au climat plus rude et aux sols plus lourds.Ce retard s'explique peut-être aussi par l'absence, dans ces sociétés, de deux phénomènes typiquement européens, d'une part, le monastère où des hommes instruits se consacraient avec ferveur à l'agriculture, d'autre part, le fermier éclairé qui, comme le gentleman-farmer anglais, après avoir suivi des études supérieures, revenait diriger sa propre exploitation en mettant ses connaissances au service de la terre. A de rares exceptions près, un homme instruit, au Moyen-Orient, ne s'intéressait pas à l'agriculture. Les paysans étaient dépourvus d'instruction. Le mélange de discipline intellectuelle, de savoir-faire technique et d'intérêt pour cette activité si indispensable au progrès faisait défaut.Hormis l'irrigation, l'apport de l'islam classique aux méthodes agricoles fut mince ; en revanche, les paysans et les marchands du Moyen-Orient musulman enrichirent considérablement l'éventail des plantes cultivées, en particulier celles destinées à l'alimentation. La progression vers l'ouest de certaines productions originaires d'Asie de l'Est et du Sud avait déjà commencé avant l'avènement de l'islam ; ainsi, comme l'attestent des textes moyen-persans et talmudiques, on cultivait déjà diverses plantes asiatiques dans l'ancienne Perse et en Irak. Plus à l'ouest, elles étaient parfois connues, mais passaient pour un luxe aussi coûteux qu'exotique. A Rome, par exemple, on connaissait la pêche, dont le nom moderne dérive du latin persicum malum («pomme de Perse»). Avec l'avènement de l'islam, une aire s'étendant de l'Europe aux frontières de l'Inde et de la Chine se trouva, pour la première fois de l'histoire, politiquement et économiquement unifiée. Les soldats et les voyageurs musulmans en Asie centrale, les marins et les marchands qui sillonnaient les mers entre le golfe Persique et l'Inde jouèrent sans aucun doute un rôle déterminant dans la découverte et la propagation de nouvelles cultures. A cette époque progressèrent d'est en ouest - d'Iran et du Croissant fertile jusqu'en Afrique du Nord et en Europe - le riz, le sorgho, la canne à sucre, le coton, les pastèques, les aubergines, les artichauts, les oranges et les bananes, de nombreux épices et condiments, ainsi que quantité de plantes potagères, fourragères, textiles, médicinales et d'autres entrant dans la composition de produits de beauté. Dans leurs écrits, les voyageurs musulmans du Moyen Age font état d'une étonnante diversité d'espèces et de sous-espèces. Une description du littoral nord-africain rédigée vers 1400 cite soixante-cinq variétés de raisins, trente-six de poires, vingt-huit de figues et seize d'abricots.Cependant, c'est dans l'art de l'irrigation - dans la construction et 1 entretien de systèmes complexes de digues, de réservoirs et de canaux destinés à recueillir et distribuer les eaux de crue des grands neuves - que les habitants du Moyen-Orient déployèrent leur véritable talent. Bien entendu, ce fut l'œuvre des paysans, mais aussi de techniciens et d'administrateurs. Certains historiens ont vu dans les travaux d'irrigation entrepris par des sociétés bénéficiant d'une vallée fluviale l'origine de l'État moderne bureaucratique et de l'économie planifiée.La moisson s'effectuait généralement avec des faucilles, afin d'éviter toute perte, et le grain était broyé à la main dans un mortier ou entre des meules actionnées par des esclaves ou des bêtes de somme — spectacle que l'on peut encore voir aujourd'hui dans certaines parties de la région.En Egypte, les engrais étaient superflus, puisque chaque année les alluvions du Nil refertilisaient la terre. Ailleurs, ils étaient indispensables, mais manquaient le plus souvent, d'où de graves problèmes d'épuisement des sols. En Irak, des sédiments salins déposés par les rivières multipliaient les difficultés. En temps de paix, ils étaient drainés, mais en période de troubles, ils avaient tendance à s'accumuler. Sauf dans les vallées fluviales, où l'eau était suffisamment abondante, la terre était cultivée une année et restait en jachère l'année suivante.Déjà un problème dans l'Antiquité, l'érosion le redevint au Moyen Age et à l'époque moderne. Chaque fois que l'ordre civil s'effondrait, les nomades sortaient du désert et se répandaient dans les terres cultivées qui retournaient alors à l'état inculte.L'érosion avait plusieurs causes. Il fallait édifier des défenses pour empêcher le désert de gagner du terrain. Lorsque le pouvoir central vacillait, ces défenses s'effritaient et le désert reprenait ses droits. Il existait un autre facteur plus visible de destruction : la chèvre. Contrairement au mouton qui broute l'herbe, la chèvre l'arrache, enlevant en même temps la couche arable ou la rendant si fragile que le moindre déplacement d'air l'emporte. En outre, elle se nourrit volontiers de l'écorce des arbres, qui alors dépérissent et laissent les plaines ouvertes à tout vent. Ces raisons et quelques autres font que les sols se sont considérablement appauvris, au point que, lorsqu'on compare les zones cultivées aujourd'hui avec

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celles que révèlent les fouilles archéologiques, la différence est parfois saisissante. Historien et philosophe arabe du XIVe siècle, Ibn Khaldûn rapporte comment, déjà à son époque, l'Afrique du Nord n'était que « ruine et désolation », alors que dans le passé elle avait porté une « civilisation florissante, comme le montrent les édifices et les statues encore debout, les vestiges de villages et d'agglomérations 5 ».Les registres fiscaux et d'autres sources indiquent, à partir de la fin de l'époque romaine, un déclin généralisé des rendements et des revenus agricoles. Ce processus était apparemment déjà bien avancé au moment des invasions arabes. Après un bref répit, il se poursuivit pendant le Moyen Age musulman. Plusieurs indices en témoignent. Les découvertes archéologiques - puits et fermes abandonnés, terrasses effondrées, villages désertés dans de nombreuses régions du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord - sont confirmées par les sources littéraires et documentaires indiquant une réduction de la production et donc des revenus. Cette évolution s'accompagna d'une baisse de la population et d'un exode rural généralement attribués au poids des impôts, aux abus des prêteurs d'argent et autres causes de ce genre.Assurément, le déclin général de la production agricole était aussi dû au peu d'estime dans lequel les autorités, les classes supérieures et, dans une certaine mesure, la religion tenaient le travail de la terre et ceux qui s'y consacraient. L'islam était né dans une ville caravanière et son Prophète appartenait à une famille de marchands. Après la mort de Mahomet, ses disciples conquirent un vaste empire qu'ils dirigèrent et exploitèrent à partir d'un réseau de villes de garnison. Ces villes devinrent rapidement des foyers de culture et d'études musulmanes, alors que les campagnes restèrent longtemps fidèles aux anciennes religions préislamiques. Certes, avec le temps, elles finirent par se convertir à l'islam, mais les vieux préjugés persistèrent. Et lorsque les musulmans créèrent de nouveaux empires en Inde et dans les Balkans, le même schéma se reproduisit. Bien des traditions attribuées au Prophète font l'éloge du commerce, mais peu montrent de l'estime pour l'agriculture. De même, la sharia se préoccupe d'abord de la vie et des problèmes des citadins, qu'elle examine et règle dans leurs moindres détails. Elle accorde remarquablement peu d'attention à la condition des paysans, en dehors des taxes dont ils doivent s'acquitter. La situation se trouva certainement aggravée par la tendance croissante de l'État à diriger 1 économie et par le passage des terres agricoles sous le contrôle d'officiers de l'armée ignorant tout ou presque de l'agriculture et se souciant peu de l'enrichissement à long terme de leurs domaines.La région est constituée, pour l'essentiel, de terres semi-arides au sol trop pauvre pour être cultivé ou pour servir de pâturage au gros bétail, oeuls les moutons et les chèvres y trouvent de quoi se nourrir. Outre la viande, la laine et le cuir, ceux-ci fournissent du yogourt et du fromage, éléments de base du régime alimentaire des habitants du Moyen-Orient. Existant dans la région depuis des millénaires, une culture pastorale nomade associée aux premiers rudiments de l'agriculture permit la naissance de la civilisation. Remontant, lui aussi, à l'époque préhistorique, l'élevage de chameaux était au cœur de l'économie et du mode de vie bédouins et assurait l'un des principaux moyens de transport, en temps de paix comme en temps de guerre. Dans l'ancienne Arabie, les chevaux étaient rares, mais très prisés et connus par leur nom et leur pedigree. Après l'avènement de l'islam, tirant parti des immenses steppes, les éleveurs arabes accrurent leurs troupeaux dans des proportions considérables, grâce à des pur-sang byzantins, persans et, plus tard, berbères. Chez les peuples nomades de la steppe eurasienne, les chevaux et les poneys possédaient une importance vitale. Les animaux de ferme ou de compagnie étaient rares. Le porc, si présent dans l'économie rurale d'autres civilisations, était banni à cause du tabou que la religion musulmane partageait avec le judaïsme. Certains historiens sont allés jusqu'à affirmer que cet animal détermina les limites de l'expansion géographique de l'islam: malgré des siècles de domination, la religion de Mahomet ne réussit pas à s'implanter en Espagne, dans les Balkans et dans l'ouest de la Chine, contrées où les populations ont toujours été friandes de porc. Les animaux de basse-cour étaient élevés pour la viande et les œufs ; en Egypte (et peut-être ailleurs), les éleveurs mirent au point de nouvelles techniques qui étonnèrent les visiteurs occidentaux. Ainsi, le voyageur français Jean de Thévenot, qui visita l'Egypte en 1655, écrit:« La première de ces choses extraordinaires que j'ai vue au Caire, c'est la façon de faire éclore les poulets par artifice ; il semble d'abord que ce soit une fable de dire que l'on fait éclore des poulets, sans faire couver les œufs par des poules, et encore plus de dire qu'on vend ces poulets au boisseau, cependant l'un et l'autre est véritable, et pour faire cela, ils mettent des œufs dans des fours qu'ils chauffent d'une température si tempérée, et qui imite si bien celle de la nature, que les poulets s'y forment, et s'y éclosent... Ils les chauffent d'une chaleur fort tempérée avec seulement de la cendre chaude de fiente de bœufs, chameaux, et semblables, laquelle ils mettent à l'entrée de chaque four, et la changent chaque jour, y en mettant de nouvelle, et toute chaude... Plusieurs croient que cela ne peut se faire qu'en Egypte, à cause de la chaleur du climat, mais le grand-duc de Florence ayant fait venir chez lui un de ces gens-là, il en fit éclore aussi bien qu'en Egypte, et on m'a dit qu'on l'avait fait en Pologne6. »Comme le note Thévenot, l'Europe adopta cette méthode d'incubation et s'en servit largement.En Europe occidentale, l'agriculture et l'élevage étaient étroitement associés et, d'ailleurs, se trouvaient souvent entre les mêmes mains. Au Moyen-Orient, il existait un conflit immémorial entre le cultivateur sédentaire et le pasteur nomade. L'agriculture et l'élevage étaient des activités distinctes et généralement opposées. Si le paysan possédait parfois quelques animaux pour ses besoins personnels immédiats, l'élevage pour la nourriture ou le transport revenait au nomade. Une telle division du travail donnait fréquemment lieu à des conflits d'intérêts préjudiciables aux deux parties. Cet antagonisme apparaît déjà dans l'un des plus anciens récits historiques que nous possédons sur le Moyen-Orient: l'histoire de Caïn et d'Abel. Chacun des deux frères offrit à Dieu des produits de son industrie, qui de ses troupeaux, qui

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de ses récoltes. Dieu agréa l'offrande d'Abel, le pasteur nomade, et se détourna de celle de Caïn, le cultivateur sédentaire. Jaloux de la faveur dont bénéficiait son frère, Caïn tua Abel. Plus souvent dans l'histoire du Moyen-Orient, ce fut au contraire le paysan qui eut à pâtir des déprédations causées par les nomades. Dans la région, en effet, les terres cultivées ne sont jamais loin des déserts que sillonnent des nomades prêts à tirer parti de la moindre faille dans les défenses érigées par les autorités civiles. Et de l'autre côté de la frontière, au nord et au sud des pays civilisés, dans les steppes eurasiennes et le désert d'Arabie, des principautés et des royaumes nomades aspiraient à devenir des empires.L agriculture et l'élevage fournissaient des matières premières, notamment à l'industrie textile, principale activité manufacturière durant l'époque médiévale. Originaire du Moyen-Orient, le nom de nombreux tissus atteste la place qu'occupaient les exportations de ces produits vers l'Europe; citons, par exemple, mousseline (dérivé de Mossoul), damas (de Damas), gaze (de l'arabe qazz), mohair (de mu-khayyar), taffetas (du persan tâftah). Étaient exportés des tapisseries, des coussins, des tissus d'ameublement, ainsi que des vêtements. Les paysans fournissaient le lin et le coton, les nomades, la laine et les peaux. Le bois, autre matière première cruciale, était rare, importé et donc cher.Les minerais occupaient naturellement une place de choix. Roche, argile, etc. étaient exploitées dans des carrières ; les métaux, en revanche, devaient être extraits de mines. Des mines d'or, d'argent et de cuivre étaient déjà exploitées à l'époque préhistorique au Moyen-Orient. Le bronze était fabriqué en Mésopotamie orientale dès le IIIe millénaire avant J.-C. et dès le second en Egypte. L'étain était importé de Cornouailles, tandis que le fer venait d'Arménie, de Trans-caucasie et de l'est de la Turquie moderne. Au Moyen-Orient même, de nombreuses mines étaient déjà épuisées dans l'Antiquité, si bien que, pour satisfaire leurs besoins, les États musulmans durent importer de plus en plus de métaux du fin fond de leurs provinces et encore de plus loin.Les principales mines en activité se trouvaient en Arménie, en Iran, dans la Haute-Egypte et au Soudan ; il y en avait très peu dans les pays situés au cœur du Moyen-Orient, à savoir le Croissant fertile et l'Egypte. L'or et l'argent devaient être importés. La recherche de ces métaux et les voies par lesquelles ils étaient acheminés influèrent souvent sur le cours de l'histoire. Les mines d'Afrique, notamment celles de 'Allâqï au sud d'Assouan, représentaient, pour le monde musulman, l'une des plus riches sources d'approvisionnement en or. Il ne fait pas de doute que la quête d'or et d'esclaves fut l'un des principaux moteurs de l'expansion musulmane en Afrique subsaharienne. L'argent était exploité dans différents endroits, mais surtout dans les anciens territoires sassanides.Les techniques industrielles étaient rudimentaires. Sauf exception, la force animale et humaine constituaient l'unique source d'énergie. Quelques petits automates avaient été inventés, mais surtout comme jouets. Les seules machines étaient les moulins et les lanceurs de projectiles. A vent ou à eau, les moulins sont attestés dans la région depuis les temps les plus anciens et restent encore utilisés aujourd'hui. Toutefois, même comparés à l'Europe du haut Moyen Age, ils étaient très peu nombreux et ne servaient qu'à irriguer les terres et à broyer les céréales - jamais à des fins industrielles. Les catapultes et autres engins similaires étaient destinés, en temps de guerre, à projeter sur les villes ou les bateaux ennemis des chaudrons remplis d'un liquide incendiaire. En usage jusqu'à l'apparition, vers la fin du Moyen Age, de canons et de canonniers venus d'Europe, ils fonctionnaient par tension, torsion ou, dans leur version améliorée, par la mise en mouvement de poids et de contrepoids, méthode qui permettait d'envoyer des projectiles plus lourds, plus loin et avec plus de force. D'autres armes - épées, dagues, boucliers, armures et pièces d'artillerie (telles que mangonneaux et balistes) - occupaient une place non négligeable aussi bien dans l'industrie manufacturière que dans le commerce international.L'une des raisons de cet immobilisme dans le domaine de la production d'énergie résidait évidemment dans le manque de matières premières adéquates, comme en possédait l'Europe occidentale avec le charbon, le bois, le charbon de bois ou encore l'eau de ses innombrables rivières et cascades. Il y avait bien sûr du pétrole en abondance, mais le secret de son extraction et de son utilisation ne serait découvert que bien plus tard. Dans l'Antiquité et au Moyen Age, il était recueilli lorsqu'il jaillissait spontanément. Dans la Perse zoroastrienne, il servait à entretenir la flamme sacrée des temples. Dans l'Empire byzantin et l'Empire islamique, il entrait dans la composition de mélanges explosifs utilisés comme armes de guerre.De même que se vêtir, avoir un toit était un besoin universel; quantité d'industries se développèrent pour construire, meubler et décorer édifices publics et privés. Les habitants des villes avaient également besoin de marmites, de casseroles et autres ustensiles de cuisine, de savon, de parfums et d'onguents, sans oublier le nécessaire pour écrire: encre, parchemin, papyrus et, plus tard, papier.Les transports, qui dans d'autres civilisations contribuaient de façon notable à l'essor de la production industrielle, jouaient un rôle moindre en terre d'islam. La pénurie de bois et de métaux explique peut-être la rareté des véhicules à roues et donc des routes qui leur étaient destinées. De temps en temps, on trouve des descriptions et même des illustrations de charrettes, mais visiblement celles-ci sont considérées comme quelque chose de tout à fait inhabituel. Ainsi le géographe et historien marocain du XIVe siècle, Ibn Battûta, les jugea-t-il suffisamment remarquables, lors d'un voyage en Asie centrale, pour les inclure dans sa description des peuples turcs de la steppe. Encore au XVIIIe siècle, Volney, un voyageur français, écrivait : « Il est remarquable que dans toute la Syrie l'on ne voit pas un chariot ni une charrette ; ce qui vient sans doute de la crainte de les voir prendre par les gens du gouvernement, et de faire d'un seul coup une grosse perte7. »

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Le transport s'effectuait normalement par bêtes de somme ou par voie d'eau. Domestiqués au IIe millénaire avant J.-C, le chameau peut porter jusqu'à six cents kilos, parcourir trois cent cinquante kilomètres par jour et s'abstenir de boire pendant dix-sept jours. Toutefois, les chameaux ne peuvent être utilisés partout. Emmenés en grand nombre d'Anatolie et de Syrie pour transporter ravitaillement et matériel militaire, beaucoup ne supportèrent pas le climat humide des Balkans et périrent, retardant ainsi la progression des armées ottomanes. Sous le climat sec du Moyen-Orient, cependant, ces bêtes revenaient certainement moins cher que des routes et des charrettes. Même l'humble mule ou l'âne répondaient parfaitement aux besoins de transport de marchandises et de personnes sur de courtes distances. En revanche, le transport par voie d'eau était largement répandu depuis des temps immémoriaux et l'on construisait des bateaux capables de naviguer en Méditerranée, mais aussi dans les mers orientales et sur les rivières. Les historiens ont calculé qu'à l'époque romaine, il revenait plus cher de transporter du blé par chariot sur cent kilomètres que par mer d'un bout à l'autre de la Méditerranée. Il devait en être à peu près de même à l'époque musulmane.La forme de production la plus courante, notamment dans le textile, était domestique, l'artisan travaillant à domicile, parfois avec des membres de sa famille, ou dans de petits ateliers. La production répondait essentiellement aux besoins familiaux et locaux; seuls quelques produits, comme les tapis, étaient exportés à l'étranger. Parfois, l'industrie revêtait de plus amples dimensions. Ainsi, certains documents de l'Egypte médiévale montrent que les ouvriers du lin étaient employés par un entrepreneur et payés à la journée. On trouve une même organisation du travail pour le raffinage du sucre, autre industrie égyptienne importante. De son côté, l'État intervenait de multiples façons, soit en protégeant telle industrie, soit en y investissant de l'argent, soit en s'en arrogeant le monopole.C'est ce qui advint au tirâz. En arabe classique, ce terme désigne une pièce de brocart dont le port ou l'octroi représentait une prérogative royale. Seuls pouvaient s'en revêtir les souverains ou ceux qu'ils désiraient honorer. Le tirâz devint un système de récompenses et de décorations. A cause de son statut très particulier, sa fabrication était, dans les premiers siècles de l'hégire, un monopole jalousement gardé. Les ateliers appartenaient à l'État et leurs directeurs étaient des fonctionnaires. La production de guerre, comme, par exemple, la construction navale et la fabrication de certaines armes, était, elle aussi, parfois contrôlée par l'État.Il arrivait également que l'État intervienne dans la fixation des prix. Cette pratique remonte à l'Antiquité, en particulier à l'empereur Dioclétien, qui, semble-t-il, fut le premier à avoir voulu le faire à grande échelle. Malgré un hadith attribué au Prophète selon lequel « seul Dieu peut fixer les prix » - éloquente déclaration de laisser-faire économique -, les autorités musulmanes tentèrent souvent d'imposer ce que les économistes du Moyen Age appelaient « un juste prix ». Sans succès. Franchissant un pas de plus, certains souverains s'attribuèrent des monopoles. Estimant sans doute insuffisants les profits qu'ils retiraient de la taxation du commerce du poivre, plusieurs sultans, notamment en Egypte à la fin de l'époque mamelouke, décidèrent d'en prendre le contrôle. L'un d'eux, Bârsbây (1422-1438) étendit cette politique à d'autres marchandises. L'effondrement du commerce de transit qui en résulta fut l'une des principales raisons qui poussèrent les Portugais à entreprendre leur grand périple autour de l'Afrique.Dans l'industrie comme dans d'autres domaines, l'un des principaux apports de la période islamique résida dans l'harmonieux mélange de traditions et de techniques héritées des anciennes civilisations de la Méditerranée orientale et du monde iranien, comme en témoigne l'art de la poterie musulmane. Au XIIIe siècle, les invasions mongoles réunirent, pour la première fois dans l'histoire, l'est et l'ouest de l'Asie sous une même autorité politique et ouvrirent le Moyen-Orient, notamment la Perse, aux goûts et aux styles extrême-orientaux.La quête et l'extraction de métaux précieux encouragèrent et facilitèrent la création d'un système étendu de distribution et d'échange. L'emploi simultané de deux monnaies, l'or dans les anciens territoires byzantins et l'argent dans les anciens territoires sassanides, donna naissance à une économie bimétallique et entraîna le développement d'un système de change. Le grand commerce engendra, dans les principaux centres marchands, une classe de changeurs et favorisa ensuite l'apparition d'un système bancaire complexe et ramifié.Le monde musulman médiéval offrait des conditions idéales à l'essor du commerce sur de vastes distances. Pour la première fois, une immense région abritant de vieilles civilisations et s'étendant des rives de l'Atlantique aux frontières de l'Inde et de la Chine formait une seule entité politique et culturelle, qui plus est placée, pendant quelque temps, sous une même autorité centrale. Riche, subtile et sophistiquée, la langue arabe était comprise d'un bout à l'autre du monde musulman et servait de moyen de communication international et interrégional.« Dieu a permis la vente et il a interdit l'usure... Ceux qui retournent à l'usure seront les hôtes du feu où ils demeureront immortels », dit le Coran (II, 275). L'interdiction de l'usure, exprimée avec force par les Écritures, revient avec insistance dans les traditions et les commentaires, dont l'un va jusqu'à affirmer qu'un seul délit d'usure est pire que trente-trois actes de fornication. Prise très au sérieux par les musulmans, cette interdiction constitue encore aujourd'hui, pour les plus pieux, un obstacle aux activités bancaires et d'investissement. Selon l'écrasante majorité des théologiens et des juristes, elle s'applique à toute forme d'intérêt, et pas seulement à l'intérêt de taux excessif — règle qui, si elle avait été strictement appliquée, aurait empêché le développement du crédit et, donc, du commerce à grande échelle. Dans ce domaine, comme dans bien d'autres, marchands et juristes imaginèrent des procédures — appelées, en langage technique, hïla shar'iyya ou «stratagèmes juridiques» — qui, tout en respectant la lettre de la loi, leur permirent d'organiser le crédit, les investissements, de mettre sur pied des sociétés en commandite et même des services bancaires.

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Constituant l'un des « piliers de l'islam », le pèlerinage à La Mecque, que tout musulman doit accomplir au moins une fois dans sa vie, a grandement favorisé l'essor du commerce sur de longues distances. Se tenant chaque année, le hajj, qui rassemblait, dans le même lieu saint, des foules de croyants venus de tous les coins du monde musulman pour communier dans les mêmes rites, contribua certainement à créer et à perpétuer un sentiment d'identité commune.Le monde musulman avait des traditions locales, souvent très vigoureuses, mais développa, dès l'origine ou presque, un degré d'unité — reflété dans les valeurs, les normes et les mœurs de sa civilisation urbaine — sans équivalent dans le monde chrétien médiéval. «Les Francs, observait Rashïd al-Dïn, parlent vingt-cinq langues et aucun des peuples ne comprend la langue des autres8. » Cette remarque n'a rien de surprenant de la part d'un musulman habitué à l'unité linguistique du monde musulman, dans lequel deux ou parfois trois langues principales répondaient non seulement aux besoins d'une petite classe de clercs (comme le latin en Europe occidentale), mais servaient aussi d'instruments de communication universelle, supplantant les langues et dialectes locaux à tous les niveaux sauf les plus bas. Grâce à une mobilité géographique, mais aussi sociale et intellectuelle sans précédent dans l'Antiquité ou au Moyen Age, le monde musulman mit sur pied un vaste réseau de communication, sur terre et sur mer.Quel que fut l'élément choisi, voyager était périlleux, à cause des brigands et des pirates. De tels déplacements étaient lents et pénibles ; coûteux aussi, quoique beaucoup moins par bateau. Pour toutes ces raisons, le commerce sur de grandes distances se limitait, pour l'essentiel, à un petit éventail de produits dont les prix étaient suffisamment élevés pour justifier les risques.Ainsi, les denrées alimentaires, si importantes dans le commerce moderne, occupaient une place moindre à l'époque. Généralement bon marché et devant être transportées en quantité, leur commerce n'était pas rentable. Les coûts étaient trop élevés, les bénéfices trop faibles et les aléas trop grands. La consommation alimentaire reposait presque entièrement sur la production locale. Le grand commerce concernait trois principaux types de marchandises, dont la rareté et le coût justifiaient les risques et les rigueurs de longs voyages par bateau ou par caravane. Il s'agissait avant tout de minerais, d'esclaves et de produits de luxe.Produites en général localement, les denrées alimentaires dépendaient très peu des importations. En revanche, l'or, l'argent et le fer devaient être importés à tout prix.Le commerce, à grande échelle et sur de vastes distances, de personnes se développa pour l'essentiel durant la période islamique et ce, triste paradoxe, en raison des progrès humains apportés par la législation musulmane. Dans les anciens empires, et même au début de l'ère chrétienne, la nombreuse population servile se recrutait principalement sur place. Les sources d'approvisionnement se renouvelaient de diverses manières: par l'asservissement des criminels et des débiteurs, par l'« adoption » comme esclaves d'enfants abandonnés par leurs parents, par ceux qui vendaient leurs propres enfants ou se vendaient eux-mêmes. Tout changea avec les conquêtes islamiques et l'application progressive de la loi musulmane. Selon un principe fondamental énoncé par les juristes et généralement respecté par les souverains, la condition naturelle de l'homme est la liberté. Qu'ils fussent musulmans ou adeptes de l'une ou l'autre des religions autorisées, les sujets nés libres d'un État musulman ne pouvaient être asservis ni pour dettes ni pour crime hormis celui de révolte armée. Les enfants abandonnés devaient être présumés libres jusqu'à preuve du contraire. Les enfants d'esclaves naissaient et restaient esclaves, à moins d'être affranchis. Les seules personnes de condition libre pouvant être légalement réduites en esclavage étaient les infidèles capturés dans une guerre sainte. Butin licite, eux et leur famille devenaient la propriété des vainqueurs. L'augmentation naturelle de la population servile ne pouvant répondre aux besoins inextinguibles de la société musulmane, un vaste trafic d'esclaves infidèles se développa de l'autre côté des frontières de l'Empire. Bien que cette marchandise fut périssable, son prix élevé, surtout s'agissant de jeunes filles, compensait largement les risques. La castration pouvait considérablement augmenter le prix d'un jeune esclave mâle ; en effet, les eunuques étaient très recherchés par les propriétaires de palais et de riches demeures, mais aussi pour l'entretien et la protection de certains lieux de culte. La loi islamique interdisant la mutilation, les eunuques étaient « traités » à la frontière, avant de pénétrer en terre d'islam.L'Europe, la steppe eurasienne et l'Afrique représentaient les trois grandes zones d'approvisionnement. Certains esclaves venaient parfois de plus loin, de Chine, de l'Inde ou d'ailleurs, mais c'était exceptionnel. Du Moyen Age jusqu'à l'époque moderne, la majorité des esclaves se recrutaient dans trois populations principales. Les peuples slaves d'Europe centrale et orientale (d'où l'étymologie du mot «esclave») fournissaient d'importants contingents à l'Espagne et à l'Afrique du Nord musulmanes. Au Moyen Age, leur commerce était entre les mains de marchands et de commanditaires ouest-européens. Lors de leur propression dans les Balkans, les Ottomans court-circuitèrent ces intermédiaires et s'approvisionnèrent directement à la source. Un autre contingent, plus petit mais non négligeable d'esclaves d'Europe occidentale résultait des raids des pirates barbaresques qui, au XVIIe siècle, étendirent leurs activités des côtes de la Méditerranée à celles de l'Atlantique. En 1627, ils ramenèrent d'Irlande deux cent quarante-deux captifs qu'ils vendirent au marché des esclaves d'Alger. Le 20 juin 1631, ils lancèrent un raid contre le village de pêcheurs de Baltimore, en Irlande. Un rapport envoyé à Londres dresse la liste des habitants « emmenés » par les corsaires avec femmes, enfants et servantes, soit cent sept personnes, auxquelles venaient s'en ajouter quarante-sept « capturées dans d'autres endroits». Un témoin de l'époque, le prêtre français Pierre Dan, décrit leur arrivée à destination :

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«... Ils les menèrent en Alger, où ce fut une chose pitoyable de les voir exposer en vente : car alors on sépara les femmes d'avec les maris, et les enfants d'avec les pères. Alors, dis-je, on vendit le mari d'un côté, et la femme de l'autre, en lui arrachant la fille d'entre les bras, sans espérance de se revoir jamais plus 9. »A la même époque, les khans tatars d'Europe orientale razziaient les campagnes russes, polonaises et ukrainiennes et ramenaient chaque année des milliers de jeunes esclaves («la moisson des steppes») qui étaient expédiés à Istanbul et vendus dans les villes de l'Empire ottoman. Ce trafic se poursuivit jusqu'à la fin du XVIIIe siècle et s'arrêta, en 1783, avec l'annexion de la Crimée par les Russes.Le deuxième grand groupe d'esclaves était formé par les Turcs d'Eu-rasie qui, dès le début de l'ère musulmane, se recrutaient par capture ou par achat depuis le nord de la mer Noire jusqu'aux frontières de la Chine et de la Mongolie. Représentant, au Moyen Age, le gros des esclaves blancs du monde musulman oriental, ils étaient sunout employés dans l'armée. Après l'islamisation de la steppe turque, cette source d'approvisionnement devint illicite, mais une nouvelle se présenta avec le Caucase, d'où l'Empire ottoman et la Perse importèrent en grand nombre des esclaves géorgiens et circassiens des deux sexes. Elle se tarit à son tour dans le premier quart du XIXe siècle, lorsque les Russes s'emparèrent du Caucase.Le troisième groupe se composait des esclaves noirs de l'Afrique subsaharienne, dont le trafic serait le dernier à disparaître. Si leur présence était déjà attestée à l'époque romaine, notamment en Egypte où ils existaient depuis la plus haute Antiquité, ils constituaient en général une rareté. L'importation massive d'esclaves noirs date de l'avancée des armées musulmanes sur le continent africain. Les esclaves empruntaient trois grandes routes : d'Afrique de l'Est, ils traversaient la mer Rouge et le golfe Persique, débarquaient en Arabie et poursuivaient leur route jusqu'en Iran et au-delà; du Soudan, ils gagnaient l'Egypte par caravane en longeant la vallée du Nil; de l'Afrique de l'Ouest, ils remontaient vers le nord, traversaient le Sahara et arrivaient dans les pays du Maghreb et en Egypte. La colonisation européenne en Afrique tropicale interrompit un moment ce trafic. Les esclaves noirs étaient employés à différentes tâches - agricoles, industrielles, commerciales, mais surtout domestiques. Malgré leur présence dans l'agriculture, par exemple, dans les travaux de drainage en Irak, dans les mines, notamment de sel et d'or en Nubie et au Sahara, et dans certains secteurs de la production industrielle, l'économie du monde musulman médiéval, contrairement à celle du monde antique, ne reposait pas sur le travail servile.Enfin, il y avait le commerce des produits de luxe, objets peu encombrants, légers, coûteux et très recherchés.Au premier rang venaient les textiles, en particulier la soie et les brocarts. A la fin de l'époque romaine, byzantine et persane, ainsi qu'au début de l'ère islamique, la soie joua un très grand rôle commercial, mais aussi politique. Son importation et, plus tard, sa fabrication étaient souvent des monopoles royaux. Lorsqu'un roi voulait honorer un prince barbare, il lui offrait parfois un manteau fait de cette étoffe précieuse; ainsi la soie revêtait-elle également une importance diplomatique. Son importation d'Extrême-Orient constitua pendant un temps l'un des principaux leitmotive de l'histoire politique et militaire des contrées par où elle transitait.Autre produit recherché, l'encens qui, avec d'autres plantes aromatiques, venait du sud de l'Arabie et de régions plus à l'est. Abondamment utilisé dans les temples du monde gréco-romain et, plus tard, dans les églises chrétiennes, l'encens occupait une place de premier plan dans le commerce. Certains historiens modernes ont été jusqu'à comparer son rôle à celui du pétrole aujourd'hui : il faisait tourner la machine - au sens figuré.Après l'avènement de l'islam, dont les rites et le culte ne nécessitent pas d'encens, ce produit perdit de son importance dans le monde musulman, tout en continuant à être demandé dans l'Europe chrétienne. Le commerce des épices, notamment du poivre en provenance de la côte de Malabar, s'y substitua en partie. Poivre, épices et condiments représentaient un marché lucratif en terre musulmane et ailleurs; ceux qui en faisaient le négoce formaient une classe de marchands prospères et respectés.Les pierres précieuses avaient, elles aussi, l'avantage de peser peu et de valoir beaucoup. Cela était vrai également de l'ivoire, des bois rares et précieux, et même de certains animaux exotiques que les Romains importaient en grand nombre pour les jeux du cirque.Au début du Moyen Age, le commerce du Moyen-Orient musulman était à tous égards plus avancé que celui de l'Europe : il était plus riche, plus étendu et mieux organisé, il disposait d'un réseau de relations plus ramifié, les produits offerts à la vente étaient plus nombreux, l'argent plus disponible pour les acheter. Vers la fin du Moyen Age, la situation se renversa. Les voyages de découverte et l'arrivée des Portugais en Asie ne mirent pas fin, contrairement à ce qu'on a cru, au commerce moyen-oriental: on sait aujourd'hui que celui-ci se poursuivit pendant plus d'un siècle après que Vasco de Gama débarqua aux Indes. De même, son déclin ne peut être attribué aux découvertes transocéaniques, dont les répercussions économiques furent une des conséquences et non la cause des changements que connut le Moyen-Orient. Fait remarquable, les Portugais, petit peuple vivant dans un petit pays de l'ouest de l'Europe, réussirent à affirmer en Extrême-Orient une présence - et même pendant un temps une suprématie - navale et commerciale, alors que, plus étonnant encore, les grandes puissances du Moyen-Orient - l'Egypte des mamelouks, la 1 urquie ottomane et l'Iran safavide - se montrèrent incapables de se mobiliser, soit économiquement pour leur faire concurrence, soit militairement pour les vaincre. Les découvertes ont sans doute accéléré le déclin du commerce moyen-oriental, mais elles ne l'ont pas provoqué ; historien doit en rechercher les causes ailleurs.

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Ce déclin n'affecta d'ailleurs pas seulement les pays musulmans. Il toucha également ce qui restait de territoires byzantins et même, à un moindre degré, l'Europe méditerranéenne, en particulier l'Italie, où les grands États commerciaux se virent supplantés par la montée en puissance des pays du nord-ouest de l'Europe. De même, on ne saurait attribuer ce déclin aux attitudes religieuses et aux dispositions de la loi musulmane. Leur existence n'avait pas, dans le passé, entravé l'essor du commerce ; leur inexistence ailleurs ne sauva ni Byzance ni l'Italie.Plusieurs causes matérielles sont faciles à identifier. L'épuisement, ou la conquête par des envahisseurs, de mines et de réserves de métaux précieux laissa les pays musulmans à court d'argent au moment précis où leurs concurrents européens découvraient de nouveaux gisements d'or et d'argent dans les Amériques. La peste noire et quelques autres fléaux avaient aussi cruellement frappés la Chrétienté que l'islam, mais les pays musulmans avaient, en plus, eu à pâtir d'invasions destructrices, en particulier celles des Mongols à l'est et celles des Banu Hilâl, ces tribus bédouines qui dévastèrent l'Afrique du Nord.Peut-être encore plus déstabilisateurs sur le long terme furent les changement politiques internes et l'accaparement de l'État par des aristocraties militaires indifférentes au commerce et à la production. Même le commerce maritime en Méditerranée tomba aux mains des cités italiennes — sans conquête, sans pression d'aucune sorte, simplement grâce à des méthodes commerciales plus dynamiques et plus efficaces. Mis à part quelques denrées telles que le sucre et, plus tard, le café, l'agriculture et l'industrie moyen-orientales cessèrent de produire des surplus exportables, si bien que les marchands dépendirent de plus en plus du commerce de transit entre l'Europe et l'Extrême-Orient. Aussi le détournement de ce commerce porta-t-il un coup particulièrement dur à la région. Pendant ce temps, les progrès techniques, financiers et commerciaux réalisés à l'Ouest donnaient aux marchands européens les instruments et les ressources pour dominer les marchés du Moyen-Orient, dont l'accès leur était pour le moins facilité par l'unité et la stabilité de l'Empire ottoman. Les armées de l'Empire l'emportaient sur terre, sa flotte était maîtresse des mers ; pendant ce temps-là, les marchands européens s'emparaient pacifiquement et sans mot dire de ses marchés. Chapitre X Les élitesComme toutes les civilisations, l'islam établissait une distinction entre de petits groupes plus ou moins privilégiés et le reste de la population. En arabe classique, ces deux catégories étaient le plus souvent désignées par khâssa et 'âmma, deux termes signifiant « particulier» et «général». Égalitaire sur le plan des principes, l'islam ne reconnaissait, entre ses fidèles, aucune supériorité liée à la naissance, à la race, à la nationalité ou au statut social. A l'instar des autres religions monothéistes, il admettait l'existence d'une inégalité fondamentale entre hommes et femmes, hommes libres et esclaves, fidèles et infidèles, et imposait à ces derniers un statut inférieur conformément aux préceptes de la loi divine. En dehors de ces inégalités établies et reconnues, la doctrine et le droit traitaient sur le même pied tous les croyants. Surpassant en mérite la richesse, le pouvoir et la naissance, seules la piété et les bonnes actions pouvaient conférer rang et honneurs.Dans les faits, cependant, ceux qui avaient la chance de posséder des richesses, du pouvoir ou même de l'instruction souhaitaient en général transmettre ces atouts à leurs enfants, d'où une tendance inévitable à 1 apparition de classes privilégiées héréditaires. Jusqu'à l'époque ottomane, peu de régimes politiques vécurent suffisamment longtemps pour engendrer une aristocratie durable veillant jalousement sur ses prérogatives; la plupart succombèrent sous le coup de soulèvements internes ou, plus souvent, de conquérants venus de l'extérieur. Les nouveaux dirigeants, entourés de leur parentèle, de leurs hommes de mains et de leurs partisans, fondaient à leur tour une nouvelle aristocratie de l'argent et du pouvoir. Bien entendu, la conquête favorisait ceux qui étaient de même origine ethnique que les conquérants, mais ce privilège était de courte durée. Deux cas font exception : les Arabes qui créèrent la communauté musulmane et la gouvernèrent pendant quelque temps; les Turcs qui, de la fin du Moyen Age jusqu'aux Temps modernes, eurent le quasi-monopole de la souveraineté politique et du commandement militaire. Avec le temps, et chacun à leur manière, ils perdirent leur identité ethnique d'origine — les Arabes en se fondant dans les populations autochtones arabisées, les Turcs en s'inté-grant dans les élites gouvernementales et administratives pluriethniques de l'Empire ottoman.Les docteurs de la loi ne se penchent sur la notion de classe sociale que dans un seul contexte, celui où sont examinées les règles de la kafiz'a, en gros de l'égalité de naissance et de statut social dans le mariage. Ce principe ne constitue en aucune façon la reconnaissance de privilèges aristocratiques. Il n'interdit pas les mariages inégalitaires, les juristes étant d'ailleurs loin de s'entendre sur la notion d'inégalité. Il a pour objet de protéger l'honneur des familles respectables en leur donnant la possibilité, si elles le souhaitent, de s'opposer à un mariage inopportun. Il peut être invoqué par le père ou le tuteur légal d'une femme pour l'empêcher de contracter un mariage sans autorisation, ou l'annuler s'il a déjà eu lieu ou si l'autorisation a été obtenue par tromperie; cela à condition qu'il n'y ait ni enfant ni grossesse en cours. Il peut également être invoqué pour empêcher une femme d'épouser un homme de condition sociale inférieure, ce qui déshonorerait la famille. En revanche, un homme pouvait épouser une femme de rang social inférieur, puisque, aux yeux des juristes, une femme était de toute façon inférieure et que, par conséquent, un tel mariage n'avait rien d'une mésalliance.Les juristes proposent des définitions très différentes de la kafi'a. Pour certains, ne concernant que la religion, elle est destinée à protéger une femme pieuse que l'on veut donner en mariage, contre sa volonté, à un homme aux mœurs dissolues. Sinon, comme l'affirme le grand juriste Màlik ibn Anas, « tous les peuples de l'islam sont égaux entre eux,

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conformément à la Révélation divinel ». Mais pour une autre école juridique, peut-être influencée par la société hiérarchisée de la Perse préislamique, outre la piété et les mœurs, elle concerne l'extraction sociale, la profession, la situation financière et, pour les enfants et petits-enfants de convertis ou d'esclaves affranchis, la date à laquelle leur famille a embrassé l'islam ou est devenue libre.A l'évidence, la distinction entre khàssa et 'âmma n'était pas simplement de nature économique - entre les nantis et les autres. Le jeune homme pauvre mais méritant et le riche parvenu sont des personnages bien connus de la littérature musulmane. Cependant, il est clair qu'être pauvre depuis des générations ne permettait pas d'appartenir à la khàssa. Ce qui distinguait ces deux catégories n'était pas non plus la naissance, l'origine ethnique ou le statut, même si ces critères entraient aussi en ligne de compte. Être né d'un père khàssa et être élevé dans un foyer khàssa entraînait au moins une présomption de statut khàssa. Comme sous d'autres deux et en d'autres temps, les distinctions sociales avaient tendance à se perpétuer, alors qu'avaient disparu les conditions économiques et politiques qui les avaient engendrées. Quand on a perdu pouvoir et richesses, on garde parfois un sentiment de supériorité sociale. Naturellement, l'activité constituait un autre critère ; les auteurs musulmans médiévaux s'attachent à classer les différents métiers, artisanats et professions, indiquant leur place dans l'échelle sociale.L'instruction revêtait également une importance particulière dans cette société qui accordait un statut divin à ses Ecritures, vénérait la langue dans laquelle elles étaient couchées et tenait en haute estime ceux qui savaient la manier avec élégance. Une langue, puis deux et finalement trois - l'arabe, le persan et le turc - modelèrent l'identité culturelle des principales régions du Moyen-Orient musulman et conférèrent aux classes cultivées une remarquable unité culturelle et spirituelle. Si 1' 'àmma parlait une multiplicité d'idiomes et de dialectes, la khàssa était unie par une même langue littéraire, une même tradition classique et scripturaire et, à travers elles, par les mêmes règles de conduite et de savoir-vivre. Au début de l'ère islamique, notamment a Bagdad sous les Abbassides et au Caire sous les Fatimides, il n'était pas indispensable d'appartenir à la religion dominante pour faire partie des élites. Des poètes, des savants, des érudits chrétiens et juifs fréquentaient les mêmes cercles que leurs homologues musulmans - pas seulement en tant que collègues, mais aussi comme amis, associés, élevés et maîtres. Par la suite, surtout à cause des combats religieux menés à l'intérieur et à l'extérieur, les attitudes se durcirent et les nonmusulmans, bien que bénéficiant toujours de la tolérance prescrite par la sharia, se virent peu à peu relégués aux marges de la société musulmane. A la fin du Moyen Age et au début des temps modernes, si les médecins et autres spécialistes non musulmans occupaient encore des positions parfois très élevées, les contacts sociaux et même intellectuels entre gens de religion différente se réduisirent comme peau de chagrin.Les sources littéraires et documentaires sur les débuts de l'ère islamique proviennent presque tous de la khâssa; aussi n'est-il pas étonnant que ces témoignages du passé, ainsi que la recherche historique moderne qui s'appuie dessus, reflètent avant tout les centres d'intérêt, les activités et les préoccupations de cette couche sociale. Ce n'est que depuis quelques années que les historiens ont commencé à étudier la vie du menu peuple : les paysans, les artisans et les pauvres des villes. Bien qu'on dispose d'un certain nombre de documents passionnants remontant au Moyen Age, cette étude porte principalement sur la période ottomane, qui, seule, offre des archives en quantité suffisante.Les sources littéraires pour l'étude de l'histoire du monde musulman - livres, correspondances et autres écrits - proviennent essentiellement de deux grands groupes sociaux, les scribes et les religieux. La fonction administrative existe depuis des temps immémoriaux et est même peut-être née au Moyen-Orient, où elle est apparue pour répondre à divers impératifs concrets, notamment la création et l'entretien de systèmes d'irrigation dans les riches vallées fluviales. Dès la seconde moitié du IVe millénaire avant J.-G, les pharaons de l'ancien royaume d'Egypte asséchèrent des marais, développèrent l'irrigation, construisirent des villes et organisèrent le commerce par voie terrestre et maritime, afin de procurer au pays le bois et les métaux qui lui faisaient défaut. L'essor du gouvernement et de l'administration, la construction de palais et de temples requéraient la tenue de registres et de comptes. Ainsi naquit le « mystère » de l'écriture et, avec lui, une classe spécialisée de scribes et d'employés, ainsi que la possibilité révolutionnaire de consigner des connaissances, de les accumuler et de les transmettre. La bureaucratie s'épanouit en Egypte, malgré de nombreux changements de régimes et de civilisations qui virent se succéder les pharaons, les souverains hellénistiques, les Romains, les Byzantins, les Arabes et leurs divers héritiers musulmans. Un même phénomène se produisit en Irak et en Iran où des traditions bureaucratiques remontant à Babylone et à l'ancienne Perse se perpétuèrent sous les Sassanides, puis sous les califes et sultans musulmans. Leur modèle était Ezra le scribe, dont les compétences et les responsabilités sont décrites dans le livre de la Bible qui porte son nom.Un certain nombre de traits caractérisent toutes ces bureaucraties. Le plus important et le plus persistant peut-être est la continuité et le fait que cette forme de gouvernement passe par l'écrit. Courrier et comptes représentent une part essentielle du travail administratif; ceux qui s'y consacrent doivent obligatoirement savoir écrire et compter. Une proportion considérable de la littérature islamique classique a été rédigée par des scribes pour des scribes et reflète aussi bien leur ethos que leurs intérêts et leurs préoccupations professionnelles. Elle fait apparaître une organisation hiérarchisée et différenciée selon les fonctions. Chaque employé y remplit une tâche pour laquelle il a été mandaté par un supérieur. Sa fonction est précisément définie, son mandat limité. Ce système possède une chaîne de commandement, qui est aussi une échelle d'avancement. Chacun sait à peu près ce que l'avenir lui réserve et ce qu'il doit faire pour

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obtenir la promotion convoitée. Ce type d'organisation hiérarchisée implique également la notion de supervision et de contrôle, et fait intervenir un principe important, celui de responsabilité.Autre trait caractéristique de la bureaucratie : ses modes de recrutement et de rémunération. Typiquement, le scribe est un employé salarié. Il ne tire pas ses gains d'un héritage, de la possession d'un bien ou d'un titre. Il n'est pas propriétaire de sa source de revenus ni titulaire d'une concession. Il perçoit un salaire en échange d'un travail donné. Dans les bureaucraties les mieux organisées et les plus efficaces, son salaire lui est versé en espèces. En période de difficultés financières, les gouvernants rétribuaient leurs fonctionnaires en leur accordant des faveurs - recette assurée d'une décomposition de l'administration.Malgré de nombreux changements de gouvernement, de religion, de culture et même d'écriture et de langue, les bureaucraties moyen-orientales ont fait preuve, au cours des millénaires, d'une remarquable longévité, ainsi que d'une grande continuité. Durant les sept siècles qui séparent l'avènement du christianisme de celui de l'islam, la région eut un système administratif hellénistique sur son versant occidental, et persan sur son versant oriental. A l'ouest de l'Irak, dans les pays sous domination romaine puis byzantine, l'administration avait hérité de la langue — le grec — et des pratiques des monarchies hellénistiques. Par bonheur pour l'historien, les conditions particulières de l'Egypte - une administration centralisée, une relative stabilité et un climat sec — ont permis la conservation, jusqu'à nos jours, d'un grand nombre de documents administratifs. Grâce à eux, on peut reconstituer, avec un degré de précision impossible ailleurs, le fonctionnement, et éventuellement l'évolution, de l'administration romaine, byzantine et musulmane. Bien qu'on ne possède pas de sources aussi abondantes pour la Syrie, tout laisse penser que les mêmes processus y étaient à l'œuvre. Là aussi, une administration romaine puis byzantine utilisait le grec comme langue quotidienne, tenait ses comptes et rédigeait son courrier en grec. La plupart des fonctionnaires se recrutaient parmi les autochtones hellénisés. A la veille de la conquête musulmane, ils étaient dans leur écrasante majorité chrétiens.Dans l'Empire perse, les aléas climatiques et les bouleversements politiques ont empêché la préservation d'un fonds de documents aussi important. Néanmoins, des témoignages extérieurs émanant de la Bible ou des auteurs grecs décrivent une chancellerie affairée et professionnelle travaillant sous l'autorité du shah, et les sources musulmanes ultérieures attestent l'existence d'un système complexe d'enregistrement des opérations financières, fiscales et autres. Les volumes reliés sous forme de codex, dans lesquels les données étaient copiées et conservées pour consultation future, sont probablement une invention de l'administration persane. Le papyrus, couramment utilisé dans l'administration romaine et byzantine, ne se prêtait pas à la fabrication de codex ; les registres comme les livres se présentaient généralement sous la forme de rouleaux. Plus commodes et plus solides, le parchemin et le vélin servaient communément, au début de l'ère chrétienne, à fabriquer des livres qui peu à peu revêtiraient l'aspect que nous leur connaissons. Dans l'Empire perse, ils servaient aussi de support à des documents d'archives qui, par la suite, seraient souvent consultés par les nouveaux maîtres arabes. L'introduction du papier généralisa la tenue de registres en terre d'islam.La situation qui prévalut après les conquêtes arabo-musulmanes du VIF siècle offre peut-être l'exemple le plus étonnant de continuité bureaucratique. L'Empire perse cessa d'exister et de vastes territoires, enlevés aux Byzantins, furent incorporés dans le nouvel Empire arabo-musulman. Pourtant, malgré ces bouleversements, les papyrus administratifs égyptiens montrent clairement qu'au moins en ce qui concerne le fonctionnement quotidien du gouvernement, rien ne changea. Les fonctionnaires chrétiens d'Egypte continuèrent à recouvrer les mêmes impôts selon les mêmes règles et à rédiger les mêmes documents administratifs, toujours datés selon l'ancien calendrier chrétien égyptien. Seule changea la destination ultime des recettes; pour le reste, tout continua à l'identique. Il fallut plus d'un siècle pour que de réels changements commencent à se produire. Les papyrus bilingues, rédigés à la fois en grec et en arabe, ne firent que tardivement leur apparition. Puis, avec le temps, les documents en arabe prirent le pas sur ceux en grec, qui finirent par disparaître à la fin du VIIIe siècle. Les sources écrites montrent qu'un phénomène analogue se produisit en Syrie et en Irak, et aussi plus à l'est où l'arabe supplanta l'écriture et la langue persanes.Pour autant, les anciens fonctionnaires ne perdirent pas leurs postes. Encore longtemps après l'arrivée des Arabes, les vieilles familles de scribes conservèrent les secrets de leur art, en particulier ceux relatifs à la comptabilité. De nombreuses chroniques arabes racontent comment les conquérants essayèrent de prendre les rênes de l'administration, mais étant incapables de lire les comptes et de traiter le courrier, ils durent y renoncer. Bien qu'ils fussent, politiquement et militairement, les maîtres incontestés de l'Empire, ils n'eurent d'autre choix que de laisser les fonctionnaires continuer d'assumer leur travail. Au IIe siècle de l'hégire, après de longs efforts, ils réussirent enfin à imposer la langue arabe aux serviteurs de l'État et une certaine uniformisation des procédures aux différentes provinces. Pour ne pas être écartées, les anciennes familles de scribes se mirent à apprendre l'arabe et, à cette occasion, beaucoup d'entre elles, mais pas toutes, embrassèrent l'islam. Encore au XIIIe et au XIVe siècle en Egypte, on peut voir de pieux musulmans se plaindre amèrement de ce que les coptes tiennent l'administration et recouvrent les impôts, alors qu'un honnête musulman reste exclu de ces fonctions.Cette extraordinaire persistance des traditions bureaucratiques s'explique par l'existence de grandes familles de scribes qu'elles contribuèrent a perpétuer. L'historiographie traditionnelle fait la part belle aux califes et aux sultans, aux émirs et aux gouverneurs, aux grandes figures politiques et militaires. Pourtant, ceux dont les noms sont rarement mentionnés par les chroniqueurs et que seule l'étude des sources permet d'identifier, parfois avec difficulté, mériteraient au moins

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autant d'attention, qu'il s'agisse des responsables de départements, des chefs de chancellerie, des intendants des finances, des inspecteurs et des percepteurs de l'impôt, et de leurs divers collaborateurs qui, de génération en génération et siècle après siècle, assurèrent le bon fonctionnement de l'État, créant des traditions dynastiques qui firent d'eux une sorte d'aristocratie de la fonction publique. Dans une lettre adressée à ses collègues, un fonctionnaire du début du VIIIe siècle parle avec fierté de leur rôle dans la pérennité de l'État et de la société :«Dieu... a fait de vous des secrétaires élevés aux plus hautes fonctions, des hommes de culture et de vertu, de savoir et de discernement. Grâce à vos talents, les institutions du califat sont bien ordonnées et ses affaires honnêtement gérées. Au travers de vos conseils, Dieu adapte le gouvernement au peuple et le pays prospère. Le calife ne peut se passer de vous et c'est seulement parmi vous que l'on peut trouver des gens compétents. Vous êtes les oreilles grâce auxquelles les rois entendent, les yeux grâce auxquels ils voient, les langues avec lesquelles ils parlent, les mains avec lesquelles ils frappent2.»Le désir naturel qu'avaient les fonctionnaires, comme tous ceux qui détenaient une parcelle de pouvoir, de transmettre leurs privilèges à leurs enfants eut d'importantes répercussions dans le domaine de l'éducation. Pour recruter leurs serviteurs, les empires musulmans ne disposaient pas d'un système d'examens publics — de même que l'imprimerie et la poudre, cette invention chinoise ne ferait son apparition qu'avec l'arrivée des puissances coloniales occidentales. Le recrutement s'effectuait par l'apprentissage. Au moment opportun, un fonctionnaire faisait entrer son fils, son neveu ou son protégé, qui commençait à travailler en bas de l'échelle, généralement sans salaire, avant de gravir tous les échelons. Cette méthode faite de protection et de népotisme prévalut jusqu'aux temps modernes; pouvoir nommer ou même recommander quelqu'un représentait l'un des plus puissants leviers politiques. Là comme ailleurs, le clientélisme régnait en maître.Cependant, contrairement à ce qui se passait dans d'autres secteurs d'activité, recommandation et protection ne suffisaient pas pour faire carrière dans l'administration. L'apprenti devait posséder un niveau suffisant d'instruction pour pouvoir acquérir les compétences qu'on attendait de lui. Ainsi se créa un lien entre la classe des scribes et celle des lettrés - pas aussi étroit que dans la Chrétienté médiévale, mais qui alla en se renforçant au cours du Moyen Age.Possédant deux classes instruites distinctes, le monde islamique médiéval donna naissance à deux types de littérature et de savoir. Vadab englobait la poésie, l'histoire, les belles-lettres et une grande diversité d'ouvrages illustrant ce qu'un homme cultivé était censé connaître et apprécier. Vilm (littéralement «connaissance») était le territoire des ulémas et s'intéressait avant tout aux questions religieuses : le Coran et ses interprétations, la vie et les traditions du Prophète, les précédents institués par lui et ses compagnons, ainsi que les sciences qui en découlaient, à savoir le droit et la théologie.Avec le temps, les administrations byzantine et persane se modifièrent, s'adaptèrent, s'assimilèrent, bref, s'arabisèrent et s'islamisèrent. Une nouvelle étape s'ouvrit avec les invasions des peuples de la steppe, lorsque les Turcs puis les Mongols établirent leur domination sur le Moyen-Orient et que le monde musulman se trouva déchiré par des conflits religieux, opposant sunnites et shiites, Abbassides et Fati-mides, ainsi que modérés et radicaux à l'intérieur de chaque camp. Durant cette période, un changement perceptible se fit jour dans la formation des élites bureaucratiques, leur ethos et leur conception générale des choses. L'islam, et en particulier le droit et la jurisprudence, occupa une place croissante dans leurs études et eux-mêmes devinrent de plus en plus le produit d'une éducation religieuse dispensée par la classe des ulémas.Les fonctionnaires, ou scribes (en arabe, kâtib), formaient une catégorie sociale nombreuse, puissante et consciente de ses particularités. Ils portaient un vêtement distinctif, le darrâ'a, avaient leur propre chef, le vizir, qui dirigeait l'administration sous l'autorité du calife ou du sultan. Avant que le gouvernement ne se militarise, le vizir avait la préséance sur tous les autres dignitaires de l'Empire ; lors des cérémonies officielles, il était précédé de l'emblème de sa charge : un encrier.On dit souvent que l'islam n'a pas de clergé. C'est vrai sur le plan theologique. Il n'existe ni ordination, ni fonction sacerdotale, ni sacrements que seul un prêtre ordonné peut administrer. En principe, tout fidèle possédant les connaissances requises peut conduire la prière, prêcher à la mosquée, officier à un mariage ou à un enterrement. Il n'y a pas non plus d'intercession sacerdotale entre Dieu et les croyants. Puisqu'il n'y a pas de clergé, il n'y a pas de hiérarchie cléricale, ni d'évêques ni de cardinaux, ni de synodes ni de conciles. Certains se consacraient à l'étude des questions religieuses, mais ils étaient censés gagner leur vie par d'autres moyens, en exerçant une profession honorable, dans l'artisanat ou le commerce, par exemple. Sur ce point, la position de l'islam, très différente de celle du christianisme, se rapprochait de celle du judaïsme qui, depuis la destruction du Temple et la dissolution de son clergé, n'en reconnaissait aucun et considérait les rabbins uniquement comme des maîtres et des juristes. Dans Les Maximes des Pères, ouvrage rabbinique compilé vers le IIIe siècle après J.-C, un célèbre aphorisme met en garde ceux qui étudient et enseignent la Torah : « N'en faites ni une couronne pour briller, ni une bêche pour creuser. » On trouve des admonestations du même ordre dans les écrits musulmans.Naturellement, la réalité était quelque peu différente et, avec le temps, rabbins et ulémas devinrent des professionnels de la religion. Le droit s'étendant et se compliquant, il fallait des experts à plein temps pour l'énoncer et l'appliquer. Plus la littérature religieuse ajoutait des commentaires et des interprétations aux Écritures, plus son étude exigeait des spécialistes, eux aussi à plein temps. Il n'existait pas d'ordination, mais les musulmans, comme les Juifs, mirent au point

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un système d'habilitation, en vertu duquel, après avoir suivi un cursus obligatoire, un étudiant pouvait recevoir de son ou de ses maîtres un certificat attestant qu'il était un érudit accompli et un expert en sciences religieuses. Comme les théologiens, et même les étudiants en théologie, devaient manger, il fallut imaginer un système capable de subvenir à leurs besoins matériels. Certes, il n'y avait pas de clergé en islam, mais il se forma une classe d'hommes de religion professionnels et dûment formés, que l'on peut effectivement qualifier de clergé. Comme les scribes, ces hommes portaient un vêtement distinctif, dont la pièce la plus caractéristique était le turban. Celui-ci devint leur emblème et leur privilège.La classe des ulémas englobait aussi bien le modeste officiant de village ou d'une mosquée de quartier que de hauts dignitaires, tels que le cadi et le mufti. En islam, rappelons-le, il n'y a en principe qu'une seule loi, la loi révélée par Dieu. Le droit relève donc des sciences religieuses et ses interprètes appartiennent à la catégorie des ulémas. Le cadi est un juge nommé par le souverain pour faire appliquer la loi divine ou sharia; le mufti est un jurisconsulte chargé de trancher ou de donner son avis sur des problèmes de droit controversés; le muhtasib est un fonctionnaire du gouvernement responsable de la police des marchés et des mœurs, dont la tâche consiste «à commander le bien et à interdire le mal», selon cette injonction si souvent répétée dans le Coran (III, 104, 110; XXII, 41, etc.) et à laquelle doit obéir tout musulman. Jusqu'au XIXe siècle, il n'y avait pas d'avocats - leur fonction et leur profession étant inconnues de la jurisprudence musulmane.Durant les premiers siècles de l'histoire de l'islam, les relations entre l'État et les ulémas étaient faites de distance, parfois même de méfiance réciproque. Pour les plus pieux, l'État était un mal nécessaire, avec lequel toutefois un homme de bien ne devait pas frayer. Servir l'État était une activité dégradante et même pécheresse ; en effet, l'État assurant ses revenus par l'extorsion, quiconque percevait un salaire de lui se rendait complice de ce péché. Se voir offrir un emploi rémunéré par l'État et le décliner devint un lieu commun des biographies consacrées aux pieux érudits. L'offre confirmait la célébrité du héros, le refus son intégrité. Certes, le cadi était un fonctionnaire de l'État, mais le folklore musulman et la religion populaire en firent un personnage ridicule. Indépendant, le mufti jouissait d'une plus grande considération. Il était coopté par ses prédécesseurs, et ses émoluments provenaient d'honoraires ou de fondations pieuses. D'une façon générale, les ulémas et leurs institutions dépendaient principalement des subsides que leur accordaient les fondations pieuses - en arabe, waqf, biens de mainmorte à usage pieux.Aux termes de cette tacite séparation des pouvoirs, l'État concédait généralement aux ulémas une compétence exclusive pour tout ce qui concernait la loi divine. Cette reconnaissance, ainsi que leur distance vis-à-vis de l'État, conféra aux ulémas une immense autorité morale, surtout s'ils ne détenaient aucune fonction publique. La sharia réglant presque tous les aspects de la vie sociale et personnelle, ses interprètes autorisés exerçaient une influence omniprésente sur la société. La masse des croyants s'adressaient à eux pour être guidés dans leur conduite ou pour obtenir des décisions dans toutes sortes de domaines, notamment en matière de mariage, de divorce ou de problèmes de succession.Cette relation, ou plutôt cette absence de relation, entre les hommes de religion et le pouvoir politique soulevait de sérieuses difficultés d'ordre pratique. Les ulémas avaient élaboré leur propre conception des droits et devoirs envers l'État, que les souverains, pour des raisons politiques, jugeaient, à bien des égards, irréaliste. Souvent, ces derniers avaient besoin du soutien des ulémas ; quand ils le sollicitaient, ils se voyaient demander en retour d'appliquer une doctrine idéale fondée sur un passé sacralisé et hissé au rang de mythe. Pour les ulémas sunnites, cette doctrine comprenait les précédents institués par les quatre califes «bien dirigés», ainsi que ceux du calife omeyyade Omar IL Pour les ulémas shiites, seuls étaient valides les précédents du Prophète et du calife Ali, les califes « bien dirigés » ne l'ayant nullement été.Bien entendu, les ulémas ne se tinrent jamais complètement à l'écart de la vie politique et une sorte de trêve ou de modus vivendi s'instaura progressivement entre les deux parties. Le souverain reconnaissait la primauté de la loi divine, évitait de contrevenir ouvertement à ses préceptes, surtout en matière de culte et de mœurs, et, de temps en temps, consultait les ulémas ou les élevait à de hautes fonctions. De leur côté, les ulémas évitaient d'entretenir des liens trop étroits avec les autorités publiques. Lorsqu'ils acceptaient une charge, ils le faisaient avec toutes les réticences requises et au risque d'être regardés de travers par leurs collègues plus pieux.En conséquence, les ulémas avaient tendance à se scinder en deux groupes : d'un côté, les vrais dévots, considérés par leurs pairs et par la masse des croyants comme les gardiens intransigeants et intègres de la vérité; de l'autre, les dociles ou les pragmatiques qui avaient accepté une charge publique et, de ce fait, perdu une bonne part de leur autorité morale. Cette situation, où les moins consciencieux et les moins scrupuleux entraient au service de l'État, tandis que les plus honnêtes et les plus pieux s'en abstenaient, avait des effets pernicieux aussi bien pour l'État que pour la religion. Les sympathies du peuple allaient nettement aux ulémas qui refusaient de devenir fonctionnaires, et bien des recommandations de la littérature pieuse appellent quasiment à un boycott du service public.D'importants changements se produisirent au XIIe et au XIIIe siècle. Ce fut une époque de grands conflits religieux qui, un temps, parurent menacer la survie même de la foi et de la communauté musulmanes. L'islam était confronté à des ennemis intérieurs, mais aussi extérieurs venus d'Occident et d'Orient. Devant le danger, les rangs se resserrèrent et certaines composantes, jusque-là distinctes ou même opposées, de la société musulmane se rapprochèrent. Les

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serviteurs de l'État, civils ou militaires, s'intéressèrent davantage à la religion; les hommes de religion devinrent moins hostiles à l'État.Dans ce rapprochement entre le gouvernement et la religion et entre ceux qui les servaient, la madrassa, sorte de séminaire ou de collège devenu le haut lieu de l'enseignement supérieur musulman, joua un rôle déterminant. Au début de l'hégire, l'instruction primaire et secondaire était dispensée par les mosquées ou en association avec elles ; au IXe et au Xe siècle, quelques mosquées avaient même des établissements d'enseignement supérieur, où l'on pouvait apprendre les sciences religieuses, mais aussi certaines matières profanes. Ces établissements recevaient des subsides du souverain et des dons de personnes privées. Les plus grands possédaient des bibliothèques ouvertes aux étudiants et aux spécialistes. Il y avait également des bibliothèques semi-publiques qui abritaient des livres relatifs à des disciplines non religieuses, telles que les mathématiques, la médecine, la chimie, la philosophie et la musique. Au début du IXe siècle, le calife abbasside al-Ma'mûn fonda, à Bagdad, la célèbre «maison de la sagesse». Cette académie, qui ferait de nombreux émules, avait sans doute pour modèle celle, plus ancienne, de Gondeshapur en Perse, ce haut lieu des sciences hellénistiques et surtout des études médicales fondé par des chrétiens nesto-nens persécutés par Byzance et réfugiés dans l'Empire sassanide, qui s étaient eux-mêmes inspirés des écoles grecques d'Alexandrie et d'An-tioche.La madrassa, dans sa forme classique, remonte au XIe siècle. Il s'en construirait sur tout le territoire du monde musulman. Les madrassas etait tantôt liées à une mosquée, tantôt indépendantes; dans ce cas, elles possédaient un petit lieu de prière - une sorte de chapelle – ouvert aux professeurs et aux étudiants. Par la suite, elles s'organiseraient en collèges, se dotant d'un programme et d'un calendrier d'études, d'un corps enseignant permanent et appointé, de locaux et de bourses pour les étudiants. Comme les écoles cathédrales qui voyaient le jour en Europe, elles enseignaient principalement la religion et le droit, qui en islam sont deux aspects d'un même tout. Par la suite, cependant, à l'image des collèges et des universités en Occident, elles en vinrent à jouer un rôle décisif dans la formation des élites cultivées en général.De même que les serviteurs de l'État commencèrent à manifester un engagement religieux plus profond, de même les hommes de religion acceptèrent plus volontiers d'entrer à son service. Dans l'Empire ottoman, sans doute sous l'influence des institutions chrétiennes en vigueur dans les territoires conquis, les professionnels de la religion musulmane devinrent partie intégrante de l'appareil de gouvernement. Fonctionnaires de l'État, le cadi et le mufti étaient envoyés dans le district qui se trouvait placé sous leur juridiction et qu'on pourrait, sans forcer le trait, appeler un diocèse. Le corps des ulémas devint, à côté de l'administration et de l'armée, le troisième pilier du gouvernement impérial ; il avait sa propre hiérarchie coiffée par le sheykh al-islam, le grand mufti d'Istanbul, que l'on pourrait également, sans trop d'abus de langage, qualifier de primat de l'Empire ottoman.Par la force des choses, en se rapprochant de l'État, les ulémas perdirent une grande partie de leur influence auprès du peuple. Ils furent remplacés par les cheikhs soufis qui incarnaient une forme assez différente de religiosité. A la fin du Moyen Age, les soufis s'organisèrent en confréries se réclamant de diverses traditions mystiques. Parfois appelés « derviches », les chefs et les membres de ces confréries venaient combler des besoins que l'islam officiel ne parvenait plus à satisfaire. Les rassemblements et les rites derviches apportaient communion et réconfort spirituel et, le cas échéant, aide et solidarité dans les difficultés de la vie quotidienne.Les auteurs musulmans du Moyen Age divisent souvent la société — par quoi ils semblent plutôt entendre ceux qui la dirigent — en deux groupes principaux : les hommes d'épée et les hommes de plume. Les premiers étaient, bien sûr, les militaires, les seconds les fonctionnaires et les religieux. Cependant, d'autres vivaient aussi de leurs talents intellectuels ou littéraires mais ne rentraient pas vraiment dans l'une ou l'autre de ces catégories. Par exemple, les médecins qui occupent une place de choix dans les chroniques historiques et les biographies, tantôt comme conseillers médicaux du prince, tantôt en raison de leur pratique dans les nombreux hôpitaux dont s'enorgueillissait le monde musulman, tantôt encore en raison de leurs travaux de recherche ou de leurs livres. L'art de la médecine s'appuyait sur des sources hellénistiques. Grâce aux apports des musulmans, il atteignit dès le haut Moyen Age un niveau infiniment supérieur à celui qui prévalait en Europe.Toutefois, au début des Temps modernes, la médecine moyen-orientale accusait un très sérieux retard. Seuls quelques traités médicaux européens avaient été traduits. Au XVe et au XVIe siècle, des médecins européens, juifs pour la plupart, vinrent exercer leur art dans le monde musulman. Au XVIIe et au XVIIIe siècle, quelques chrétiens ottomans partirent se former en Europe et revinrent s'installer dans leur pays. Mais ce n'est qu'au XIXe siècle que des souverains, particulièrement attachés aux réformes, envoyèrent des étudiants dans les facultés de médecine européennes ou en créèrent sur place avec l'aide de professeurs étrangers, arrachant ainsi cette discipline aux vieilles pratiques hellénistico-musulmanes qui s'étaient perpétuées sans grand changement depuis le Moyen Age.Parmi les hommes de plume - ou plutôt de la parole -, il y avait également les poètes. Même le plus modeste des potentats en entretenait au moins un pour chanter ses louanges dans des vers faciles à mémoriser. Les plus puissants s'entouraient d'une armée de poètes de cour qui jouaient en quelque sorte le rôle d'un ministre de la propagande. Certains poètes mettaient leurs talents au service de riches particuliers, célébrant naissances, mariages et autres événements familiaux. A une époque où les moyens de communication de masse n existaient pas, la poésie et les poètes remplissaient un rôle important dans la diffusion des nouvelles et la construction d'images positives.

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Si le poète avait pour tâche de soigner l'image du souverain aux yeux de ses sujets, l'historien était responsable de celle qu'il convenait de transmettre à la postérité. Au Moyen Age, les historiens, à la différence °-es poètes, n'étaient ni des chercheurs indépendants ni des employés du palais. Ils appartenaient pour la plupart à la classe des scribes ou des ulémas. Sans doute est-ce la raison pour laquelle, sous les califes, ils purent conserver une assez grande liberté d'expression. Par la suite, les souverains prirent l'habitude d'avoir, à côté de leurs poètes, des historiens de cour. Sous l'Empire ottoman, cette pratique s'institutionnalisa et donna naissance au poste d'historiographe impérial. Nommé par le sultan, le détenteur de cette charge avait pour première mission de poursuivre l'œuvre de ses prédécesseurs en tenant les annales de l'Empire. Cette fonction se perpétua jusqu'au début du XXe siècle, le dernier historiographe impérial devenant le premier président de la Société d'histoire ottomane.Il existait naturellement d'autres professions supérieures ; cependant, au fil du temps, astronomes et astrologues, artistes et calligraphes, architectes et ingénieurs devinrent de plus en plus liés à l'institution qui les employait. Ainsi, à l'époque ottomane, l'architecture et l'ingénierie étaient des activités presque exclusivement militaires.Au Moyen-Orient, comme ailleurs, les souverains entretenaient des armées, parfois pour repousser des envahisseurs, toujours pour maintenir l'ordre dans le pays et défendre l'autorité de l'État.Du temps de Rome, la défense de l'Empire et le maintien de l'ordre public étaient assurés par des légions romaines, secondées par des forces supplétives recrutées sur place. Leur nombre était étonnamment faible. Alors qu'il y en avait huit dans les provinces germaniques frontalières, en temps de paix il n'en stationna jamais plus de quatre en Syrie, province limitrophe de la Perse et la plus étroitement surveillée de la région. En temps de guerre, naturellement, le gouvernement augmentait leur nombre, les déplaçait ou les renforçait, selon les besoins. Les guerres d'Arménie (58-66) et la révolte juive (66-70) entraînèrent divers changements importants : en particulier, la Xe légion, Fretensis, fut transférée du nord de la Syrie à Jérusalem, pour servir de garnison permanente dans la province nouvellement constituée de Judée.Les légions n'acceptaient dans leurs rangs que des citoyens romains ; avec l'extension progressive de la citoyenneté romaine, de nombreux habitants des provinces purent s'y enrôler. En Asie Mineure et au Levant, comme ailleurs dans l'Empire, les légionnaires recrutés sur place servaient parfois dans la région, mais jamais dans leur pays d'origine. Des troupes auxiliaires prêtaient main-forte aux légions, surtout pour le maintien de l'ordre. Certaines, plus ou moins romanisées, appartenaient aux princes vassaux de Rome ; d'autres, plus spécialisées,comme les Alae Dromedariorum et les archers montés, étaient directement recrutées et formées par les Romains. Les Arabes issus des tribus du désert qui servaient dans ces unités se familiarisèrent avec des techniques guerrières qui leur seraient fort utiles lors des conquêtes musulmanes. Les missions de police étaient en général confiées à des cohortes de supplétifs. Leur nom survécut dans le vocable arabe shurta> qui désignait les forces de police du califat et des régimes musulmans ultérieurs.L'Empire perse était une formidable puissance militaire et un digne rival de Rome. Si son infanterie, recrutée par les seigneurs féodaux dans la paysannerie, n'inspirait pas trop de crainte, ses mercenaires montés et ses auxiliaires issus des peuples guerriers des frontières passaient pour de redoutables combattants. Les nobles formaient le noyau dur de l'armée ; composées de cavaliers en cotte de mailles armés de lances et d'arcs, les cataphractes persanes comptaient parmi les unités militaires les plus effrayantes de l'époque. Passés maîtres dans les attaques éclairs, les célèbres archers montés parthes semaient la terreur. Autre invention des Perses, l'étrier redoublait la force du lancier en armure, ce « char d'assaut » des armées du début du Moyen Age.

Sous le règne de Khosro Ier (531-579), l'Empire perse connut d'importantes transformations, notamment dans son organisation militaire qui devint moins féodale et plus professionnelle. Les soldats étaient soumis à un long et difficile entraînement, ainsi qu'à une stricte discipline ; ils recevaient une solde et des indemnités d'équipement. L'armée elle-même n'était plus placée sous l'autorité unique d'un commandant suprême, V eranspahbadh, qui cumulait les fonctions de ministre de la défense, de chef d'état-major et, le cas échéant, de négociateur, mais sous une hiérarchie d'officiers, de gouverneurs et de généraux. L'armée de Khosro remporta certaines victoires : elle mit fin à la guerre civile, pacifia les zones frontalières, chassa les Éthiopiens du Yémen, vainquit les Huns hephtalites et, pendant la guerre contre Byzance, envahit la tyne et mit à sac Antioche. En revanche, elle ne put résister aux assauts des Arabes musulmans. La notion d'une armée régulière et de métier, distincte du reste de la population adulte mâle, comme celle de monarchie à laquelle elle était associée, était étrangère à l'Arabie préislamique et lui répugnait. Dans es pays frontaliers du Nord régnaient des roitelets, dont les sujets servaient parfois dans les troupes auxiliaires de Byzance ou de Perse. Sans doute les États sédentaires plus avancés du Sud avaient-ils, eux aussi, des soldats de métier, d'un genre ou d'un autre. Mais dans presque tout le reste de l'Arabie, l'armée était tout simplement la tribu en armes, mobilisée pour une razzia ou une guerre.Les récits des premiers chroniqueurs musulmans montrent que l'avènement de l'islam modifia assez profondément cette situation. Mahomet et ses successeurs étaient à la tête d'une tribu, mais surtout d'une communauté politico-religieuse regroupant des hommes d'origines très diverses, issus parfois de tribus ou de pays jadis ennemis. Ils étaient presque continuellement en guerre — Mahomet contre les tribus païennes du Quraysh, ses successeurs pour conquérir d'immenses territoires. Longues et couvrant une vaste zone, ces guerres de conquête favorisèrent une spécialisation et

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une professionnalisation croissantes. Les sources arabes montrent qu'on distinguait de plus en plus nettement - et c'était nouveau, surtout dans le centre et le nord de l'Arabie - combattants et non-combattants et, chez les premiers, soldats spécialisés servant de longues périodes et auxiliaires ou soldats d'occasion mobilisés pour une opération ponctuelle. Selon le principe formulé plus tard par les juristes, le djihad était un devoir sacré qui incombait, dans la défensive, à chaque musulman valide, et dans l'offensive, à la communauté tout entière. Telle était sans doute la situation au moment des conquêtes, lorsque chaque tribu devait fournir son quota de combattants, lesquels étaient en général des volontaires.Même ceux qui servaient de longues périodes n'étaient pas des soldats de métier à plein temps. Quand ils ne faisaient pas la guerre, la plupart d'entre eux s'adonnaient à d'autres activités. Sauf exception, ils ne vivaient pas dans des casernes, séparés de leur famille. Néanmoins, la guerre constituait leur principale occupation et leur première source de revenus. Le butin pris à l'ennemi durant les guerres de conquête assurait généreusement leur entretien.Sauf en Syrie qui, sous les califes omeyyades, devint la province métropolitaine de l'Empire, les armées arabes étaient installées dans des camps, dont certains se transformeraient en villes de garnison comme Bassora et Kufa en Irak, Fustat en Egypte, Kairouan en Tunisie et Qom en Perse. La Syrie était divisée en districts militaires - du nord au sud: Homs, Damas, Jordanie et Palestine - correspondant aux anciennes divisions territoriales byzantines. Les troupes arabes de Syrie participaient aux campagnes saisonnières contre Byzance, mais aussi à des expéditions de plus grande envergure, comme le siège de Constantinople. Plus expérimentées, plus compétentes et aussi mieux payées, elles se transformèrent peu à peu en une armée permanente, l'armée régulière des califes omeyyades établis en Syrie. Aucune organisation comparable n'existait en Irak et en Egypte, où les armées arabes retrouvaient leur statut de milices tribales, hostiles au service militaire régulier.Les Abbassides conservèrent le même système, à cette seule différence près qu'ils remplacèrent l'armée régulière syrienne par une armée recrutée au Khorassan, la province de l'Est iranien qui leur avait servi de tremplin vers le pouvoir et qui resterait longtemps leur principal soutien militaire.Un changement de première importance s'ensuivit. Au début, les armées du califat étaient composées, dans leur écrasante majorité, d'Arabes; rien n'était fait pour recruter dans la population locale de Syrie ou d'Egypte, laquelle, d'ailleurs, après des siècles de domination romaine puis byzantine, avait perdu toute disposition ou goût pour les armes. Tel n'était pas le cas dans les provinces orientales de l'Empire, autrefois iraniennes. Contrairement à leurs voisins, les Iraniens n'avaient pas seulement troqué un maître pour un autre. Gardant un souvenir vivace de leur grandeur impériale et de leurs traditions martiales, il était naturel qu'après avoir embrassé l'islam, ils se sentent en droit de jouer un rôle de premier plan dans son gouvernement et son armée. C'est aussi ce qui se produisit, quoique de façon un peu différente, avec les populations berbères insoumises des anciennes provinces romaines d'Afrique du Nord, lorsqu'elles passèrent sous domination arabe.Très tôt, les chefs de guerre arabes commencèrent à enrôler leurs mawàlï, des non-Arabes convertis à l'islam et clients de leurs tribus. Bien qu'occupant des postes subalternes, ces derniers virent leur rôle s accroître, notamment aux marches de l'Empire, où les peuples guerriers des frontières contribuèrent de façon non négligeable à la progression des forces musulmanes. Les armées arabo-musulmanes qui conquirent l'Espagne étaient en grande partie composées de Berbères d'Afrique du Nord. Les peuples d'Asie centrale et du nord de l'Iran participèrent activement à la propagation de leur nouvelle foi chez les peuples apparentés qui vivaient de l'autre côté des frontières de l'Empire.Cependant, tous ces hommes, même au temps glorieux de leurs plus grandes victoires, n'étaient que des auxiliaires qui ne faisaient pas partie intégrante de l'armée impériale et étaient tenus à l'écart de la capitale. L'arrivée en Irak des soldats du Khorassan marqua un tournant. En principe, ils étaient d'origine arabe, mais vivant depuis des générations dans le Khorassan, ils avaient épousé des Iraniennes et adopté de nombreuses coutumes du pays. Très vite, leurs régiments comptèrent dans leurs rangs d'authentiques Iraniens de l'Est.Peu à peu, les Abbassides cessèrent de verser automatiquement une solde aux Arabes inscrits sur les rôles de l'armée. A partir du Xe siècle, ne furent payés que les hommes étant effectivement en service. Il existait deux catégories de soldats: les soldats de métier à temps complet qui touchaient une solde et les volontaire engagés pour une campagne dont la rétribution était prélevée sur le butin.La garde prétorienne du Khorassan instituée par les califes abbassides n'eut pas une existence plus longue que l'armée régulière syrienne des Omeyyades, leurs prédécesseurs ; après un siècle à peine de domination abbasside, elle fut remplacée par un nouveau type d'armée recrutée sur des bases entièrement différentes — armée qui façonnerait l'avenir militaire, et donc politique, des États musulmans pendant un millénaire ou plus.L'esclave soldat et le supplétif barbare étaient des personnages déjà connus dans l'Antiquité. A la fin du Ve siècle et au début du IVe avant J.-C, la police d'Athènes était assurée par un corps d'esclaves scythes armés, propriété de la ville. A Rome, certains dignitaires avaient pour gardes du corps des esclaves armés, en général d'origine barbare. Lorsqu'ils se mirent à recruter des soldats dans les « races martiales » vivant aux confins de l'Empire ou au-delà de ses frontières, les souverains musulmans adoptèrent une pratique que les Romains, les Perses et les Chinois avaient utilisée bien avant eux et que reprendraient les puissances coloniales occidentales des siècles plus tard. Toutefois, l'histoire militaire des pays musulmans fait apparaître un phénomène nouveau et tout à fait particulier : l'esclave soldat faisant partie d'une armée

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formée d'esclaves, commandée par des généraux esclaves et finissant - ultime paradoxe - par servir des rois et des dynasties d'origine servile.La logique du système est bien expliquée par Paul Rycaut, un Anglais qui visita la Turquie au milieu du XVIIe siècle. Contrairement aux princes des pays occidentaux qui s'entourent d'hommes devant leurs fonctions à leur «famille, leur lignage et leur condition», écrivait-il,« [le Turc]... aime être servi par des gens à lui, qu'il a élevés et éduqués et qui sont obligés de mettre à son service les bienfaits qu'il leur a dispensés ; [des gens] qu'il a nourris et dont il a fortifié l'âme en leur inculquant sagesse et vertu, et qui, arrivés à l'âge d'homme, lui rendent les intérêts de ses soins et de ses dépenses ; sont à son service ceux dont il peut promouvoir la carrière sans susciter de jalousies et qu'il peut détruire sans danger. Ainsi, les jeunes garçons destinés aux hautes charges de l'Empire... doivent-ils avoir été capturés à la guerre ou provenir de régions éloignées... La Politique [qui préside à ce choix] est claire: ayant été éduqués selon d'autres principes et d'autres coutumes, ils prendront leurs parents en aversion ; ou bien, venant de contrées éloignées, ils ne connaîtront personne, si bien que, de l'école au gouvernement, ils n'auront d'autres relations ou dépendance utiles que celles de leur Maître, auquel l'éducation et la nécessité leur commandent d'être fidèles3 ».A l'évidence, cette institution avait pour but de résoudre l'un des problèmes fondamentaux du souverain autocrate: comment trouver des serviteurs, civils et militaires, de qualité et dignes de confiance, sans créer, au sein de l'État, un corps puissant et uni susceptible de limiter son pouvoir ou même de le renverser. L'histoire montre que les solutions varièrent selon les époques et les pays. Celle adoptée très tôt par les souverains musulmans fut de créer une armée de métier composée de soldats d'origine étrangère qui, capturés et asservis à un âge très tendre, ne devaient allégeance ou fidélité qu'à celui qui avait veillé à leur formation. Originaires de provinces lointaines ou de pays limitrophes, ils n'entretenaient pas de liens de parenté ou d'amitié avec les populations locales, avec lesquelles, d'ailleurs, ils pouvaient à peine communiquer. Géographiquement et culturellement coupés de leur ramille et de leur milieu, ils n'avaient ni cousins ni proches sur qui compter. Et comme à chaque génération, ils étaient remplacés, non pas par leurs fils, mais par de nouveaux contingents d'esclaves venus de loin, ils étaient dans l'impossibilité de former une aristocratie militaire susceptible de contester le pouvoir absolu du souverain autocrate.Ce système avait ses failles. Parfois les esclaves se regroupaient par affinités ethniques ou même formaient des régiments cantonnés dans leur pays ou territoire tribal d'origine. Parfois, notamment dans l'Empire ottoman, ils restaient en contact avec leurs parents et alliés, et lorsqu'ils accédaient à des postes de pouvoir et d'argent, ils les faisaient venir afin qu'eux aussi profitent de ces avantages. Comme tout un chacun, ils souhaitaient assurer l'avenir de leurs fils, et si, sauf exception, ils ne pouvaient pas les faire entrer dans l'armée, ils pouvaient du moins en faire des fonctionnaires ou des hommes de religion. C'est d'ailleurs ainsi que naquirent certaines des grandes familles de scribes et d'ulémas de la fin du Moyen Age.Dans l'ensemble, toutefois, ce système se révéla extraordinairement efficace. Il créa de puissantes armées qui permirent au Moyen-Orient musulman de chasser les croisés et d'arrêter l'avance d'ennemis encore plus dangereux, les Mongols. Sur un point, cependant, les régiments d'esclaves ne donnèrent pas entièrement satisfaction aux monarques qui les possédaient et les entretenaient. En théorie, un esclave soldat ne devait fidélité qu'à son souverain. Dans les faits, sa fidélité allait à son régiment et aux officiers qui le commandaient. Egalement d'origine esclave, ces commandants militaires ne tardèrent pas à devenir les véritables maîtres des provinces de l'Empire, voire de la capitale, où régnaient des califes sans pouvoir. A la fin, certains prendraient la place du monarque et fonderaient des dynasties éphémères ou, comme dans l'Egypte de la fin du Moyen Age, étendraient au sultanat le principe du recrutement et de la succession serviles.Il y avait déjà des esclaves soldats au début de l'ère musulmane, mais il s'agissait de cas individuels, la plupart du temps d'affranchis « recrutés » par leurs maîtres ou leurs anciens maîtres. La création d'un régiment esclave est généralement attribuée au calife abbasside al-Mu'tasim qui régna de 833 à 842. Ce régiment se composait de Turcs capturés dans les steppes d'Eurasie et formés depuis l'enfance à l'art militaire. En un temps remarquablement court, les unités combattantes et les forces de garnison de presque tous les souverains musulmans ne comptèrent plus que des esclaves, turcs dans leur majorité. En Afrique du Nord et en Espagne, un petit nombre d'entre eux étaient des Slaves d'Europe, mais cette source finit par se tarir. Au Maroc et en Egypte notamment, il y avait aussi des Noirs. Toutefois, jusqu'à leur islamisation qui rendit légalement impossible leur asservissement, les Turcs représentèrent l'écrasante majorité des soldats esclaves. Une fois au pouvoir, ceux-ci recrutèrent leurs soldats chez les peuples non musulmans du Caucase et des Balkans.Avec l'évolution des techniques militaires et surtout l'introduction des armes à feu, les anciennes armées d'esclaves devinrent obsolètes. La dernière de ces grandes armées, le corps ottoman des janissaires, continua d'exister jusqu'au début du XIXe siècle, mais cessa de recruter des esclaves dès le début du XVIIe. Pour autant, cette coutume ne disparut pas entièrement. Encore au XIXe siècle, les souverains égyptiens avaient largement recours aux esclaves soldats noirs. Ainsi, le corps expéditionnaire envoyé en 1863 à Mexico par Sa'id Pacha pour soutenir son ami Napoléon III était-il majoritairement composé de Noirs enlevés lors de razzias dans le haut Nil.

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Sur le plan économique, la terre et le commerce représentaient les deux principales sources de richesses et, accessoirement, de pouvoir. En général, les membres des différentes élites — administrative, militaire, religieuse et même royale - investissaient au moins une partie de leur capital dans l'un de ces secteurs ou les deux.Dès son avènement, l'islam considéra le commerce d'un œil favorable, comme en témoignent certains passages du Coran qui approuvent cette activité et interdisent l'usure. D'autres versets déclarent licites les échanges honnêtes, prescrivent de donner le poids et la mesure exacts, de rembourser ses dettes à l'échéance et d'honorer ses contrats (Coran, II, 275 sq., 282 sq, IV, 33, VI, 152). Cette approbation coranique est confirmée par un grand nombre de traditions attribuées au Prophète et à certains de ses compagnons qui font l'éloge de l'honnête marchand.Plusieurs hadiths prennent même la défense des produits de luxe -tels que soieries, brocarts, pierres précieuses et esclaves des deux sexes -achetés ou vendus par cet honnête marchand. Selon l'un d'eux, le A rophète aurait dit : « Quand Dieu accorde la richesse à un homme, H veut que cela se voie. » Encore plus frappante est cette anecdote que rapporte l'un des premiers ouvrages shiites sur l'imam Ja'far al-Sâdiq. A un disciple qui lui reprochait ses élégants atours alors que ses ancêtres s'étaient contentés de vêtements simples et grossiers, l'imam aurait répondu que ses ancêtres avaient vécu à une époque de pauvreté, que lui vivait à une époque d'abondance et que chacun devait se conformer à son temps4.A l'évidence, ces traditions vraisemblablement apocryphes visaient à justifier le luxe et son commerce, face aux tendances à l'ascétisme qui reviennent si souvent dans les écrits musulmans. Pour Muhammad al-Shaybànï (mort en 804), la sharia ne se contente pas d'autoriser un musulman à gagner sa subsistance ; elle lui en fait obligation. Le premier devoir de l'homme, explique-t-il, est de servir Dieu. Mais pour ce faire, il doit être convenablement nourri, logé et vêtu, ce qui suppose qu'il travaille et gagne de l'argent5. En outre, fait-il remarquer, un musulman n'est pas obligé de se satisfaire du minimum vital, il peut aussi acquérir et consommer des produits de luxe. L'idée mise en avant par al-Shaybànï et divers auteurs ultérieurs est que l'argent gagné en s'adonnant au commerce ou à l'artisanat est plus agréable à Dieu que celui reçu du gouvernement en échange de services rendus, civils ou militaires. Al-Jâhiz (mort en 869), un des plus grands auteurs arabes classiques, va encore plus loin. Dans un essai intitulé « Éloge des marchands et condamnation des fonctionnaires », il oppose la sécurité, la dignité et l'indépendance des premiers à l'insécurité, à l'humiliation et à la flagornerie qui sont le lot des serviteurs du prince ; exaltant leur piété et leur érudition, il prend la défense des marchands contre leurs détracteurs. En choisissant une famille de marchands pour transmettre son ultime révélation prophétique, affirme-t-il, Dieu lui-même a montré qu'il approuvait le commerce. De même, le grand théologien al-Ghazâlï (mort en 1111) brosse un portrait du marchand idéal et estime que le commerce est un moyen de se préparer au monde à venir.Dans une économie essentiellement agraire, la propriété ou le contrôle de la terre revêt une importance sociale et politique capitale. Et de fait, dans la société islamique classique, les propriétaires fonciers formaient une catégorie influente. Toutefois, il convient de définir plus précisément ce qu'il faut entendre par propriété. En effet, si le petit propriétaire indépendant tel qu'on le connaît en Europe occidentale et ailleurs existe aujourd'hui au Moyen-Orient, il était autrefois rare et exceptionnel. Là où l'agriculture dépend de grands travaux d'irrigation, planifiés et contrôlés par l'État, la petite propriété a du mal à se développer. Dans la plupart des pays de la région, c'est la grande propriété, sous diverses formes, qui domine. Les études modernes sur l'organisation agraire, passée et présente, du Moyen-Orient parlent souvent de « fief» et de « féodalité », mais ce sont là des termes appartenant à l'histoire de l'Europe occidentale, dont l'application rigide aux réalités de la région ne peut qu'induire en erreur.Il existait plusieurs régimes de propriété foncière. L'un, appelé milk dans le droit musulman, correspond grosso modo à la propriété privative. Sous les Ottomans — première période pour laquelle nous disposons d'archives détaillées -, on la trouvait surtout dans les villes et leurs environs immédiats. Outre les terrains bâtis, elle concernait essentiellement des vignobles, des vergers et des jardins maraîchers.Cette forme de propriété était rare dans les campagnes, où la plupart des terres agricoles, regroupées en grands domaines, représentaient, en théorie du moins, des concessions accordées par l'État. Sous les premiers califes, elles consacraient l'attribution à un individu de terres acquises au cours des conquêtes par le nouvel État arabe. Elles provenaient principalement de deux sources : les terres domaniales des pays conquis, à savoir Byzance et la Perse, et les terres abandonnées par leurs propriétaires. Quand les Arabes envahirent le Levant, l'Egypte et l'Afrique du Nord, de nombreux princes et riches byzantins prirent la fuite, et leurs domaines revinrent à l'État, au même titre que les terres domaniales. Pouvaient être également concédées les terres dites « mortes », c'est-à-dire en friche ou inutilisées.Concédées à titre permanent et irrévocable, ces terres devenaient aliénables et transmissibles ; en outre, elles ne dépendaient pas de la fonction ou du statut du concessionnaire. Toutefois, celui-ci devait payer au trésor public les taxes dues sur ces terres, lui-même étant chargé de prélever l'impôt auprès des paysans. La différence entre ce qu'il collectait et ce qu'il versait à l'État représentait les revenus de cette concession.Ce système, proche et sans doute inspiré de l'emphytéose byzantine, prit fin avec l'arrêt des conquêtes pour être remplacé par un autre, beaucoup plus courant, revêtant la forme d'une délégation par l'État de ses droits fiscaux sur la terre. Ainsi, au lieu de lui verser un salaire pour son travail, l'État accordait à un individu - fonctionnaire civil et de plus en plus fréquemment chef militaire - le droit de collecter des impôts dans une région. L'État était censé payer ses agents

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en argent, mais la pénurie de liquidités entraîna une généralisation de ce système. Le récipendiaire de cette délégation devait s'arranger pour collecter les impôts. Lui-même en était exempt, et ce qu'il collectait lui servait de salaire.En principe, ce droit était octroyé en échange d'un service rendu. Si le récipiendaire cessait de servir l'État, ce droit prenait fin. A la différence de celles octroyées par les premiers califes, ces concessions n'étaient ni irrévocables ni permanentes. Elles étaient, au contraire, temporaires, limitées, révocables et personnelles, c'est-à-dire inaliénables et intransmissibles. Cependant, en contravention avec la loi, beaucoup finirent par devenir permanentes, aliénables et transmissibles ; ou encore, leurs détenteurs les conservaient même après avoir cessé de servir l'État. C'est alors que ce système commença à ressembler au régime féodal de l'Europe médiévale.Toutefois, les différences l'emportèrent toujours sur les ressemblances. Le concessionnaire avait tous les droits d'un propriétaire, mais aucun droit de « seigneur ». Ainsi, il n'avait aucun droit sur les paysans résidant sur ses terres, autre que celui de collecter l'impôt, ce qui, bien sûr, impliquait le droit de recourir à la force en cas de besoin. Il ne dispensait pas la justice, ne pouvait octroyer de petits fiefs à l'intérieur de son domaine, ni entretenir une armée choisie parmi les gens de son entourage - même si cette dernière pratique se répandit par la suite. Contrairement au seigneur féodal européen, il ne résidait pas sur son domaine et ne le dirigeait pas comme une principauté quasi autonome.Selon un autre type d'arrangement, l'État se dessaisissait des recettes fiscales dues par une région, un domaine ou une catégorie sociale, en échange d'une somme globale fixée à l'avance. Lui et ses agents n'étaient plus directement impliqués dans la répartition et la collecte des impôts. Ces tâches étaient déléguées à un intermédiaire, chef tribal, chef d'une communauté religieuse ou personne privée qui achetait une charge dans un but lucratif. Ce type de charges pouvait être acquis directement auprès de l'État, ou auprès de ceux, civils ou militaires, qui les détenaient. Le fermier de l'impôt était obligé de remettre la somme fixée au trésor ou à celui avec qui il avait passé contrat. Le montant qu'il collectait et la façon dont il s'y prenait ne regardaient que lui.Quand il se faisait représenter, ce qui n'arrivait pas souvent, l'État dépêchait un inspecteur qui se contentait de surveiller les opérations, sans y participer. Seul l'État ou un propriétaire privé aurait pu se soucier de la prospérité à long terme d'un domaine. Le fermier des impôts cherchait d'abord et avant tout à récupérer son investissement et, éventuellement, à réaliser un bénéfice. Les affermages étaient généralement concédés sur une base annuelle.En période d'incertitude et de troubles - invasion, guerre civile, affaiblissement du pouvoir central, etc. -, la taille des concessions foncières et fiscales avait tendance à s'accroître. Ainsi, un grand propriétaire pouvait étendre sa protection à des voisins plus petits et trop faibles pour défendre leurs biens. Inversement, un petit propriétaire en difficulté pouvait rechercher l'aide d'un puissant voisin et, en échange d'un revenu garanti, lui céder ses droits. Ce type de protection se transforma peu à peu en une quasi-dépossession des petits propriétaires par les gros. Parfois, les changements étaient beaucoup plus radicaux. Lorsqu'un régime tombait et qu'un autre le remplaçait, les concessions foncières et fiscales passaient entre de nouvelles mains ou, plus souvent encore, retombaient sous le contrôle de l'État, étaient redécoupées et octroyées à d'autres bénéficiaires.D'une façon générale, la distinction entre terres privées et terres concédées par l'État était loin d'être nette. Lorsqu'il était puissant, l'État avait tendance à s'étendre aux dépens de la propriété privée. Lorsqu'il était faible politiquement et se décentralisait, les propriétaires privés avaient tendance à usurper le pouvoir de l'État et parfois même à empiéter sur ses biens. Alors, comme par exemple à la fin du XVIIe siècle et au XVIIIe, les concessions foncières pouvaient se transformer en propriétés héréditaires, que rien dans les faits ne distinguait de la propriété privative. Le terme d'« usurpation » était parfois utilisé aussi bien lorsque les terres domaniales devenaient privées que lorsque des terres privées tombaient dans l'escarcelle de l'État.Tout comme le terme occidental de « féodalisme », ceux de gentry et de « noblesse » conviennent mal à la société moyen-orientale, même si, a certaines époques, il semblerait que se soit effectivement constituée une classe héréditaire de propriétaires fonciers détenant, à titre privatif, de concession ou même d'affermage, des terres qu'ils se transmettaient de génération en génération. La plupart des souverains musulmans s'efforcèrent d'empêcher, de freiner ou de renverser ce processus, préférant une situation dans laquelle tout le pouvoir, toutes les richesses et toute l'autorité émanaient directement de l'État, et non d'un legs ou d'un statut social assuré et reconnu. Le plus souvent, les monarques absolus cherchèrent à détruire ou à affaiblir ceux qui, au lieu de dépendre de leurs faveurs, bénéficiaient d'un héritage — par exemple, les gros propriétaires terriens — ou encore ceux qui jouissaient du respect et de la reconnaissance de la population - par exemple, les ulémas ou, à certaines époques, les hobereaux de province. Quand, pour une raison ou pour une autre, l'autorité royale s'affaiblissait, ces catégories sociales, qui ne dépendaient que d'elles-mêmes, se formaient et parvenaient à se maintenir; quand l'autorité royale se renforçait, notamment après une nouvelle conquête, elles perdaient de leur influence, se voyaient remplacées, ou étaient purement et simplement détruites.Cet affrontement parcourt toute l'histoire du monde musulman. A l'époque moderne, semble-t-il, la balance a finalement penché en faveur de l'État autocratique, au détriment des forces sociales qui auraient pu en limiter le pouvoir. Une des raisons en est l'apparition des techniques modernes, en particulier l'armement et les communications. Grâce à elles, l'autocratie centralisée a fini par vaincre les obstacles matériels qui l'empêchaient de s'épanouir. Dans les sociétés traditionnelles, le pouvoir du souverain, bien qu'en principe absolu, était en fait limité par toute une série de corps et de pouvoirs intermédiaires. Depuis la disparition des premiers et l'élimination des seconds, l'État jouit d'un pouvoir illimité,

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au point que le plus modeste des dictateurs modernes a plus d'autorité que le plus puissant des califes arabes, des shahs de Perse ou des sultans turcs. Les barrières traditionnellement élevées contre la tyrannie se sont effondrées. La quête de nouveaux instruments pour tenter de la brider se poursuit. Chapitre XI Le peupleL'islam est souvent décrit comme une religion égalitaire ; à bien des égards, il l'est effectivement. Si, au moment de son avènement, on compare sa doctrine et, dans une large mesure, ses pratiques à celles des sociétés qui l'entouraient - le féodalisme rigide de l'Iran, le système des castes en Inde, les privilèges aristocratiques en Europe byzantine et latine -, c'est bien un message d'égalité qu'apporta la révélation islamique. L'islam ne reprit pas à son compte de tels systèmes de différenciation sociale ou tribale ; bien plus, il les rejeta avec force. Le Coran est tout à fait explicite à ce sujet :« O vous, les hommes ! Nous vous avons créés d'un mâle et d'une femelle. Nous vous avons constitués en peuples et en tribus pour que vous vous connaissiez entre vous. Le plus noble d'entre vous auprès de Dieu est celui qui Le craint le plus» (Coran, XLIX, 13).La Tradition rassemblant les actions et les dits du Prophète, ainsi que les précédents institués par les premiers califes, condamne avec vigueur les privilèges liés à la naissance, au statut, à la fortune ou même à la race, et répète avec insistance que le rang et les honneurs doivent être conditionnés par la piété et le mérite.De telles idées n'étaient pas entièrement nouvelles. « Il n'y a ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme ; car vous êtes tous un en Jésus-Christ », affirme un verset bien connu du Nouveau Testament (Gai., III, 28 ; voir également I Cor., XII, 13 ; Col., III, 11).Plus ancien encore, le Livre de Job proclame la commune appartenance du maître et de l'esclave à l'humanité (Job, XXXI, 15).Cependant, cette commune appartenance n'empêche pas l'existence de distinctions fondamentales entre les hommes. Ainsi, les exégètes chrétiens n'ont jamais pensé que ce passage de l'Epître aux Galates niait l'importance des différences ethniques, sociales ou de sexe, ou même proposait leur abolition, mais simplement que celles-ci ne conféraient aucun privilège en religion. Quant à la fin du verset, elle établit très nettement une ligne de partage entre le croyant et l'incroyant. Les trois religions insistent sur la valeur et l'autonomie de l'individu, sur l'unicité de chaque créature aux yeux de Dieu. Toutes trois affirment que la piété et les bonnes actions l'emportent sur la richesse, le pouvoir et la naissance. Néanmoins, si, dans le principe, elles s'accordent à reconnaître l'égalité de tous, historiquement, elles en limitèrent le plein exercice à ceux qui possédaient quatre qualités indispensables: être libre, adulte, de sexe masculin et professer une même religion. Autrement dit, toutes trois partaient du postulat que l'esclave, l'enfant, la femme et l'incroyant étaient, d'un certain point de vue, des êtres inférieurs. Et toutes expliquaient d'où procédaient ces inégalités et selon quelles modalités il était éventuellement possible d'y mettre fin. L'esclave pouvait être affranchi par son maître ; l'incroyant pouvait se libérer de son incroyance en embrassant la vraie foi ; l'enfant, en son heure, devenait un adulte. Seule la femme, selon la conception religieuse et traditionnelle du monde, était irrémédiablement condamnée à rester inférieure.Aux yeux des Juifs, des chrétiens et des musulmans, les incroyants l'étaient par choix. Toutefois, des différences importantes distinguaient les trois religions dans leur définition et leur conception de l'incroyance et du statut de l'incroyant non encore converti. Ces différences étaient moindres concernant les autres catégories. Les femmes et les enfants naissant tels, rien ne permettait d'acquérir leur statut. Un enfant né d'un parent esclave était esclave. Se conformant en cela aux pratiques de l'Antiquité, le judaïsme et le christianisme admettaient que des individus libres pussent être réduits en esclavage. Très tôt, l'islam imposa des restrictions à l'asservissement de personnes libres, le limitant aux non-musulmans conquis ou faits prisonniers lors d'une guerre.Ces quatre formes d'inégalité sociale comportaient également des catégories intermédiaires, définies différemment selon les religions. Entre l'homme libre et l'esclave, il y avait l'affranchi, l'ancien esclave qui, bien que juridiquement libre, restait encore lié par un ensemble de devoirs et d'obligations à son ancien maître. Entre l'enfant et l'adulte, il y avait l'adolescent, catégorie dont la portée était limitée sur le plan juridique, mais considérable sur le plan social. Entre l'homme et la femme, il y avait l'eunuque qui, seul, pouvait se mouvoir librement entre l'espace masculin et l'espace féminin. Enfin, entre le croyant et l'incroyant, il y avait ceux qui détenaient une partie, mais une partie seulement, de la vérité divine.C'est à l'égard de cette dernière catégorie que l'attitude des trois religions différait le plus. Pour le Juif, l'autre, l'étranger, était le gentil - notion plus proche du concept grec de barbare que de celui, chrétien et musulman, d'incroyant. Les barrières n'étaient pas infranchissables : un barbare pouvait s'helléniser et un gentil devenir juif; dans ce cas, ils étaient acceptés comme membres à part entière de la communauté (Lév. XIX, 33-34). Mais cette transformation n'était pas attendue d'eux, encore moins exigée. Les Juifs comme les Grecs estimaient que des étrangers pouvaient tendre au bien, y compris selon leur propre définition, sans nécessairement devenir juifs ou grecs. Les Justes de toutes les nations, dit la tradition rabbinique, ont une place au Paradis. Pour les chrétiens et les musulmans, en revanche, ceux qui ne partageaient pas leurs croyances et restaient réfractaires à la conversion niaient la parole de Dieu, en tout ou en partie.

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C'est pourquoi ils étaient soumis ici-bas à des pénalités et à des incapacités juridiques et voués, dans l'au-delà, à la damnation éternelle.Les trois catégories d'inférieurs adultes - l'esclave, la femme et l'incroyant — étaient considérées comme nécessaires, ou au moins utiles, et chacune avait sa place et sa fonction au sein de la société musulmane, même si de temps à autre des doutes surgissaient à propos des incroyants. C'est de son plein gré - ou plutôt, dirait un musulman, sous 1 effet d'un fol entêtement - que l'incroyant consentait à son statut d infériorité, puisqu'il avait, à tout moment, la faculté d'y mettre fin en adoptant l'islam; après quoi, toutes les portes s'ouvraient devant lui. Un esclave pouvait, lui aussi, changer de statut et devenir un homme libre, mais cela exigeait une procédure légale et, de plus, dépendait de la seule volonté du maître. Pour les femmes, la situation était sans issue, puisqu'il leur était impossible de changer de sexe.Une autre différence importante distinguait ces trois catégories d'inférieurs. En terre d'islam, les esclaves étaient plus souvent utilisés aux tâches domestiques que dans la production, si bien qu'ils avaient, comme les femmes, leur place dans la famille et la maison de leur maître. Les lois relatives à l'esclavage faisaient donc partie du droit régissant le statut personnel - cœur de la sharia. Le statut du non-musulman, en revanche, relevait de la sphère publique et était, par conséquent, différemment perçu. Les restrictions qui pesaient sur lui ne visaient pas, comme dans le cas de l'esclave et de la femme, à protéger la sainteté du foyer musulman, mais à maintenir la suprématie de l'islam dans l'État et la société que les musulmans avaient édifiés. Tenter d'amoindrir et, a fortiori, d'abolir la subordination légale de ces trois catégories aurait atteint l'homme libre et musulman en deux points sensibles : son autorité dans sa propre maison, et sa primauté, en tant que communauté, au sein de l'État musulman. Tout au long de l'histoire, de nombreux mouvements sociaux ou religieux cherchèrent à renverser les barrières qui, périodiquement, surgissaient entre les bien-nés et les autres, entre les riches et les pauvres, les Arabes et les non-Arabes, les Blancs et les Noirs, puisque toutes étaient contraires à l'esprit véritable de la fraternité musulmane. Mais, fait remarquable, aucun d'eux ne remit jamais en question les trois sacro-saintes distinctions établissant le statut subordonné de l'esclave, de la femme et de l'incroyant.Deux facteurs limitèrent les progrès humains apportés par l'islam : les usages romains et perses en vigueur dans les provinces conquises par les Arabes, mais surtout l'augmentation rapide du nombre des esclaves acquis grâce aux conquêtes, au tribut ou à l'achat. D'importantes incapacités juridiques frappaient les esclaves. Ainsi, ils étaient exclus de toute fonction entraînant un pouvoir de juridiction sur des hommes libres. Ils ne pouvaient témoigner en justice. En droit pénal, ils pesaient moins qu'un homme libre, la peine encourue pour un délit commis contre eux étant moitié moins lourde. Ils jouissaient, cependant, d'un petit nombre de droits civils en matière de propriété et d'héritage. En outre, la loi stipulait qu'ils avaient droit à des soins médicaux, à une alimentation convenable et à un soutien dans leur vieil âge. Si un maître manquait à ces obligations, un cadi pouvait lui ordonner d'affranchir son esclave. La loi recommandait de traiter les esclaves avec humanité et de ne pas les épuiser au travail. Un esclave pouvait se marier, mais seulement avec le consentement de son maître. En théorie, rien ne s'opposait à ce qu'il épouse une femme libre, mais c'était chose plutôt rare. Un maître pouvait épouser une esclave, à condition de l'avoir affranchie. La loi musulmane offrait quantité de voies et de moyens pour affranchir les esclaves.En l'an 31 de l'hégire (651-652) selon la tradition historiographique musulmane, les armées arabes d'Egypte conclurent avec les Nubiens un armistice au terme duquel les deux belligérants s'engageaient à cesser leurs razzias sur le territoire de l'autre. En outre, les Nubiens étaient tenus de fournir chaque année trois cent soixante esclaves aux musulmans, contre une quantité fixée de viande et de lentilles. Dans sa version définitive, ce traité comportait la clause suivante :«Chaque année, vous livrerez trois cent soixante esclaves à l'Imam des musulmans. Ces esclaves devront être de votre pays, de bonne qualité, sans défaut, des deux sexes, d'un âge ni trop avancé ni trop tendre. Vous les remettrez au gouverneur d'Assouan. Si vous recueillez un esclave fugitif appartenant à un musulman, si vous tuez un musulman ou un dhimmï [non-musulman bénéficiant de la protection de l'État musulman], si vous cherchez à détruire la mosquée que les musulmans ont édifiée dans le centre de votre ville ou si vous livrez moins de trois cent soixante esclaves, la trêve et la tranquillité seront rompues et nous reprendrons les hostilités, jusqu'à ce que Dieu nous départage, car il n'est pas de meilleur juge1.»Selon d'autres sources, les Nubiens devaient aussi fournir quarante esclaves à l'usage personnel du gouverneur. Bien que d'authenticité douteuse, ce traité fut reconnu par la plupart des juristes et permit d'entériner un accord où les deux parties trouvaient leur compte: la Nubie restait indépendante, mais devenait tributaire de l'Empire musulman. Interdisant l'asservissement et la mutilation sur tout le territoire musulman, la loi islamique restreignait les sources d'approvisionnement internes en esclaves et en eunuques. Toutefois, elle n'interdisait pas leur importation, d'où l'intérêt de cet arrangement avec la Nubie.Les esclaves occupaient de multiples emplois. A la différence du monde gréco-romain, l'économie du monde musulman n'était pas fondée sur une main-d'œuvre servile. L'agriculture dépendait essentiellement de paysans libres ou semi-libres, l'industrie d'artisans libres. Il y avait néanmoins des exceptions. Ainsi, de nombreux esclaves, en majorité des Noirs d'Afrique, participèrent à de grands travaux ; par exemple, au drainage, dès le début de l'ère islamique, des marais salants du sud de l'Irak, où les dures conditions de travail donnèrent lieu à plusieurs révoltes, mais aussi à l'exploitation des mines d'or de Haute-Egypte et du Soudan, ou encore à celle des mines de sel au Sahara.

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Pour l'essentiel, cependant, les esclaves étaient employés à des tâches domestiques ou militaires. Généralement originaires d'Afrique, les premiers servaient dans les palais et les maisons privées, les boutiques et les marchés, les sanctuaires et les mosquées. Blancs pour la plupart, les seconds servaient, en nombre sans cesse croissant, dans les armées de l'islam.Des femmes esclaves, de toute origine ethnique, peuplaient les harems du monde musulman, soit comme concubines, soit comme servantes — ces deux fonctions n'étant pas toujours bien distinctes. Les filles qui manifestaient quelque talent recevaient une éducation et devenaient chanteuses, danseuses ou musiciennes. Quelques-unes occupèrent même une place distinguée dans la littérature musulmane. Mais elles appartenaient davantage à l'élite qu'au peuple, tout comme ces femmes cloîtrées dans les harems royaux ou impériaux qui, en tant que favorites ou mères du sultan, exerçaient parfois une influence discrète mais décisive sur les affaires de l'État.L'esclavage se perpétua et prospéra jusqu'à l'époque moderne. Dans les empires coloniaux, il fut aboli au XIXe siècle et seulement au XXe dans les États indépendants de la région.En Arabie, l'avènement de l'islam améliora considérablement la condition de la femme, en lui donnant certains droits, en particulier de propriété, et en la protégeant, jusqu'à un certain point, contre les mauvais traitements que pouvaient lui infliger son mari ou son propriétaire. L'infanticide des filles, admis par la coutume dans l'Arabie païenne, fut interdit. Pourtant, le sort des femmes resta précaire et s'aggrava lorsque, dans ce domaine comme dans bien d'autres, le message de l'islam perdit de sa force et céda du terrain devant les mœurs et les habitudes héritées du passé. Bien que limitée à quatre épouses, la polygamie demeura légale. Concrètement, elle se rencontrait surtout chez les riches et les puissants. En revanche, tout aussi légal, le concubinage était une pratique courante. Une esclave célibataire était à la disposition de son propriétaire. Toutefois, une femme libre ne possédait pas de tels droits sur ses esclaves de sexe masculin. Les juristes définissaient sa place dans la société par sa fonction au sein de la famille : une femme était d'abord fille, sœur, épouse ou mère, et non une personne à part entière. Maigre consolation, elle était, dans certains cas, l'égale de l'homme en matière de propriété et encourait des sanctions moins sévères si elle désobéissait aux lois religieuses; ainsi, le crime d'apostasie lui valait emprisonnement et flagellation, au lieu de la peine de mort. Mais les juristes y voyaient davantage une marque d'infériorité qu'un privilège. Enfin, comme le dhimmï et l'esclave, elle était aussi inférieure devant la loi: son témoignage dans un procès pesait deux fois moins que celui d'un homme et, dans une succession, sa part était deux fois moindre.Termes juridiques, dhimmï ou ahl al-dhimmay désignaient les communautés non musulmanes — chrétiennes, juives et zoroastriennes - qui bénéficiaient de la tolérance et de la protection de l'État musulman. Perçue comme un pacte passé entre le souverain musulman et ces communautés, la dhimma, qui fixait leur statut, avait une valeur contractuelle. Les dhimmï reconnaissaient la suprématie de l'islam, ainsi que le primat de l'État musulman, et acceptaient une position de subordination symbolisée par diverses contraintes sociales et par le paiement d'une capitation {djizyd) à laquelle les musulmans n'étaient pas assujettis. En contrepartie, l'État assurait la sécurité de leur personne et de leurs biens, les protégeait des envahisseurs étrangers, leur accordait la liberté de culte et une large autonomie dans la conduite de leurs affaires internes. Les dhimmï jouissaient donc d'un statut bien plus enviable que celui des esclaves, mais nettement inférieur à celui des musulmans libres. Concernant les femmes, les communautés dhimmï suivaient leurs propres règles. Ainsi, la loi juive, telle qu'elle était interprétée et appliquée en terre d'islam, autorisait la polygamie, mais interdisait et punissait le concubinage. La loi chrétienne - sous toutes ses variantes - interdisait l'un et l'autre, les contrevenants s'exposant à diverses peines, dont l'excommunication.Les dispositions juridiques réglant le statut d'infériorité de l'esclave, de la femme et de l'incroyant n'étaient pas toujours à la hauteur des grands principes moraux et religieux de l'islam. Cependant, force est de reconnaître que leur condition était parfois meilleure que ne le laisserait penser le simple énoncé de ces règles. Ainsi, les dhimmï étaient inférieurs aux musulmans, mais certains d'entre eux devinrent fort riches et occupèrent des postes d'influence, dans l'économie ou même, plus rarement, dans la politique. Les femmes étaient inférieures aux hommes, mais certaines d'entre elles jouèrent un rôle de premier plan dans la maison, au marché ou au palais. Les esclaves étaient inférieurs aux hommes libres, mais au cours des siècles, ils furent de plus en plus nombreux à être soldats, commandants, gouverneurs et même monarques.A presque toutes les époques de l'histoire islamique prémoderne, le statut et la condition des sujets non musulmans furent sensiblement meilleurs que ceux prescrits par la loi. A elle seule, la fréquence avec laquelle la loi était réaffirmée montre que les restrictions qu'elle édictait n'étaient pas toujours strictement appliquées. D'une façon générale, les souverains sunnites se montrèrent les plus bienveillants à l'égard des dhimmï. Sous la plupart des califes et des sultans, les Juifs et les chrétiens participèrent au fonctionnement de l'État, notamment en travaillant dans ses services administratifs. Il ne semble pas que cela ait soulevé une vive opposition. S'il y eut çà et là des campagnes contre les fonctionnaires chrétiens, voire quelques émeutes, c'est généralement parce qu'on estimait qu'ils avaient commis un abus de pouvoir.Pour autant, les dhimmï n'étaient pas des égaux devant la loi et on ne leur laissait guère le loisir de l'oublier. Leur témoignage n'était pas recevable devant un tribunal musulman, et comme les esclaves et les femmes, ils touchaient moins d'indemnités en cas de dommages subis. Ils ne pouvaient pas épouser une femme musulmane sous peine de mort,

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alors qu'un musulman était libre d'épouser une chrétienne ou une Juive. Ils étaient soumis à diverses restrictions en matière vestimentaire et devaient en outre arborer des signes distinctifs sur leurs habits ; ils ne pouvaient se déplacer à cheval, seuls l'âne et la mule leur étant autorisés ; ils avaient le droit de réparer leurs lieux de culte, mais pas d'en construire de nouveaux. Même si elles n'étaient pas toujours appliquées avec rigueur, ces règles discriminatoires pouvaient toujours être invoquées. S'il arrivait souvent que des dhimmï possèdent une assise financière et économique considérable, ne pouvoir tirer profit des avantages sociaux et politiques que celle-ci procurait généralement les obligeait à recourir à l'intrigue pour atteindre leurs fins politiques — pratique dommageable aussi bien pour eux-mêmes que pour l'État et la société musulmane.En terre d'islam, l'homme libre musulman jouissait de facilités considérables. Porteuse d'un message révolutionnaire condamnant tout privilège héréditaire et même la monarchie, la révélation islamique entraîna d'immenses bouleversements sociaux dans les pays conquis. Bien qu'il évoluât et s'affadît avec le temps, son égalitarisme originel demeura suffisamment fort pour empêcher la formation d'une caste sacerdotale comme les brahmanes ou d'une classe sociale comme la noblesse, et pour inspirer une société où le mérite et l'ambition pouvaient encore espérer trouver récompense. Vers la fin de l'époque ottomane, cet égalitarisme connut quelques restrictions. L'interdiction de recruter des esclaves dans la fonction publique mit fin au principal moyen de s'élever dans la société, tandis que l'apparition et la persistance, dans la plus longue des monarchies que connut l'islam, de catégories farouchement attachées à leurs privilèges, telles que les notables et les ulémas, fermèrent bien des portes aux nouveaux postulants. Il n'en reste pas moins qu'encore au début du XIXe siècle, un homme pauvre et d'humble origine avait plus de chances de devenir riche, puissant et respecté dans l'Empire ottoman que dans n'importe quel pays de l'Europe chrétienne, y compris la France d'après la Révolution.On accuse souvent les historiens de ne s'intéresser qu'à ceux qui possèdent richesses, pouvoir et savoir, de prétendre écrire l'histoire d'une nation, d'un pays, d'une époque, alors qu'en réalité ils ne traitent que de quelques milliers de privilégiés et ignorent la grande masse du peuple. Ce reproche est en grande partie justifié. Pourtant, la faute ne leur en revient pas. Contrairement aux auteurs de romans et autres œuvres de fiction, l'historien est limité dans son travail par les documents dont il dispose. Jusqu'à une époque relativement récente, et dans certains pays encore aujourd'hui, écrire était l'apanage des puissants, des riches et des lettrés, ou de ceux qu'ils employaient. Ce sont eux, et quasiment eux seuls, qui nous ont laissé des livres, des documents, des inscriptions ou autres traces à partir desquels l'historien s'efforce de reconstruire le passé.Cependant, la situation n'est pas aussi sombre. Ces dernières années, rassemblant avec peine des bribes d'information éparpillées, des historiens ont effectué une plongée dans l'histoire des masses silencieuses. Concernant le monde gréco-romain, l'Europe chrétienne et, dans une certaine mesure, l'Empire ottoman, l'étude des couches inférieures de la société a enregistré quelques progrès. Mais, pour l'islam médiéval, les recherches ont tout juste commencé. Certains ont étudié la ville et diverses composantes de sa population — sous un angle plus économique que social, il est vrai. De brefs articles ici ou là, quelques chapitres de livres essentiellement consacrés à d'autres sujets constituent la maigre bibliographie relative à la vie quotidienne des gens ordinaires dans l'islam médiéval. A partir de la fin du XVe siècle, les archives ottomanes, impériales et provinciales, fournissent une étonnante abondance de documents sur la vie dans les villes et même les villages. Pour l'époque médiévale, la tâche, quoique plus ardue, n'est pas impossible. Si les archives sont loin d'être aussi fournies que celles de l'Empire ottoman ou des pays européens, un fonds relativement important de documents a été préservé, notamment en Egypte. Ces sources, complétées et interprétées à la lumière de divers témoignages littéraires, permettent de se faire une idée de la vie du peuple ( 'âmma), par opposition aux élites (khâssa).Le tableau qui s'en dégage est celui d'une population urbaine, extrêmement diverse et active. Les boutiquiers et les artisans en formaient le substrat. Regroupés par quartiers, maîtres, apprentis, compagnons, ouvriers étaient organisés en guildes, selon leur métier, parfois aussi selon leur appartenance ethnique ou religieuse. Les classes politique, militaire et religieuse comptaient des membres de rang inférieur, employés dans des tâches subalternes moins bien payées; par leur mentalité et leur niveau de vie, ceux-ci appartenaient davantage aux couches populaires qu'à l'élite. Le maintien de l'ordre était assuré par plusieurs forces de police, les unes rattachées à l'armée, les autres, une majorité, recrutées sur place dans la population des villes. Ainsi, il y avait la garde de nuit ( 'osas) et Yahdàth, sorte de milice principalement composée de jeunes apprentis.Ces forces de l'ordre n'avaient pas la tâche facile. Quelques textes arabes nous font pénétrer dans les activités, les mœurs et même la langue des habitants des bas-fonds. Il y avait la pègre composée de voleurs, d'escrocs, de truands et d'assassins. Il y avait les amuseurs publics — acrobates, jongleurs, danseurs, etc., auxquels on peut ajouter les prédicateurs itinérants et les conteurs professionnels. Il y avait les charlatans, qui jouaient tout à la fois le rôle de médecin, dentiste, pharmacien, psychiatre, et dont les soins étaient les seuls auxquels avait accès la masse des gens. Il y avait les magiciens, les astrologues, les vendeurs d'amulettes. Et aussi les colporteurs, qui proposaient des marchandises simples et bon marché. Les marchands ambulants et les charlatans remplissaient auprès du menu peuple la même fonction économique et sociale que les commerçants et les médecins auprès des couches privilégiées. Comme en témoignent les sources, les mendiants occupaient une place à part. En permettant aux pieux musulmans d'accomplir leur devoir de charité, ils remplissaient une fonction religieuse indispensable. Dans l'exercice de leur art, ils faisaient preuve

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d'une étonnante habileté, utilisant toutes sortes d'artifices et de ruses que les textes littéraires se plaisent à décrire. Certes, les vagabonds de l'Europe médiévale ont fait l'objet d'études plus documentées et plus approfondies, mais ceux du Moyen Age musulman méritent aussi quelque attention.Dans la culture arabe, même les mendiants avaient leurs poètes. Un texte du Xe siècle proclame dans le grand style classique : « C'est nous les gars, les seuls qui vaillent, sur terre ou sur mer.De la Chine jusqu'en Egypte et à Tanger, nous soutirons un tribut à tous les hommes ; nos coursiers sillonnent le vaste monde. Quand ça chauffe de trop dans une province, nous en gagnons une autre. Terre d'islam ou terre de l'incroyance, le monde nous appartient, avec tout ce qu'il renferme. Nous passons l'été dans les contrées neigeuses et migrons l'hiver vers celles où poussent les dattes. Nous sommes la confrérie des mendiants, personne ne peut nous ravir notre auguste fierté3. »Autre catégorie à part, les brigands et les bandits qui, bien entendu, prospéraient chaque fois que de riches caravanes s'aventuraient dans des régions isolées, traversant déserts et montagnes par des pistes difficiles. Certains étaient de simples criminels; perçus comme tels, ils étaient aussi traités en conséquence. D'autres, parce qu'ils incarnaient une forme de contestation sociale, suscitaient l'admiration et faisaient parfois l'objet, comme les «poètes-brigands» {su'lùk, plur., sa'âlïk) de l'Arabie ancienne, d'un véritable culte populaire et même littéraire. Les sa'âlïk étaient des hors-la-loi vivant en marge du système tribal et ne bénéficiant pas de la protection qu'il offrait. Très particulière, leur poésie occupe une place éminente dans l'histoire de la littérature. Tout autres étaient les bandes de brigands (jelâli) qui ravagèrent l'Anatolie ottomane au XVIe et au XVIIe siècle notamment. Composées de soldats démobilisés, de paysans sans terre, de diplômés des écoles religieuses n'ayant pas trouvé d'emploi et d'autres mécontents, elles connurent la célébrité ; encore aujourd'hui, le folklore et la poésie populaire d'Ana-tolie chantent les exploits de certains de leurs chefs.La mémoire collective s'est montrée moins indulgente à l'égard d'autres formes de contestation, qu'elle a préféré condamner ou oublier. Tel est le cas, par exemple, des révoltes d'esclaves. Les Noirs d'Afrique de l'Est qui travaillaient, au début du Moyen Age, dans de grands travaux agricoles en Irak se soulevèrent à maintes reprises. La plus longue de leurs révoltes dura quinze ans, de 868 à 883. Ils réussirent à tenir en échec plusieurs régiments de l'armée impériale et, pendant un temps, semblèrent même menacer le pouvoir califal de Bagdad. En 1446 se produisit en Egypte une curieuse révolte d'esclaves contre d'anciens esclaves. Cette année-là, rapportent les chroniqueurs, près de cinq cents Noirs qui gardaient les chevaux de leurs maîtres mamelouks dans des pâturages aux environs du Caire prirent les armes et fondèrent un mini-État. Se faisant appeler « sultan », leur chef s'installa sur le trône et, imitant les usages de la cour des mamelouks, gratifia ses principaux partisans du titre de vizir, de commandant en chef et même de gouverneur. Ils vécurent en s'attaquant aux caravanes, jusqu'au jour où, profitant de dissensions internes, le pouvoir central écrasa leur rébellion.Beaucoup plus dangereuses pour l'ordre politique et social du monde musulman furent les révoltes populaires, dont les revendications, généralement exprimées en termes religieux, reflétaient souvent un mécontentement de nature économique et sociale. Dénonçant le caractère de plus en plus autocratique de l'État musulman, les kharijites trouvèrent un large soutien auprès des nomades, des Arabes, de ceux pour qui toute forme d'autorité représentait une atteinte à leur liberté et à leur dignité. Soutenant les prétentions au califat des descendants du Prophète et, donc, contestant la légitimité du calife en place, les shiites exprimaient les revendications des opprimés ou des laissés-pour-compte et servaient d'exutoire à leur colère. Certains de ces mouvements - les Abbassides au VIIIe siècle, les Fatimides au Xe, les Safavides au XVIe - réussirent à s'emparer du pouvoir, mais devant leur incapacité — somme toute prévisible — à répondre aux attentes placées en eux, les plus déçus de leurs partisans allèrent grossir les rangs de mouvements encore plus extrémistes. Il n'est pas jusqu'aux confréries soufies, généralement plus pacifiques, qui ne participèrent à de vastes soulèvements bénéficiant du soutien populaire.Contrairement à une idée communément répandue, l'islam médiéval fut une civilisation urbaine, et non rurale ou du désert. Ses historiens, ses écrivains, ses juristes traitent des problèmes des villes et reflètent les conditions qui y régnaient. Ce n'est qu'à partir de l'époque ottomane que les archives permettent d'étudier la vie quotidienne du monde paysan; jusqu'à une époque toute récente, on ne trouve pas d'ouvrages décrivant les conditions de vie dans les campagnes - et encore moins de littérature paysanne. Si l'on sait pas mal de choses sur les techniques agricoles et les systèmes d'irrigation, sur l'utilisation des terres et les régimes de propriété, on ignore quasiment tout des paysans qui, au long des siècles ou presque, constituèrent l'immense majorité de la population du Moyen-Orient.Les paysans - à savoir ceux qui cultivent réellement la terre et non ceux qui recueillent les fruits de leur labeur - sont les grands oubliés de l'histoire. Leurs idées, leurs sentiments ne trouvent guère d'échos dans la littérature et les documents qui forment les principales sources d'informations pour l'historien. De temps en temps, des hommes d'origine paysanne sortaient de l'ombre, devenaient marchands, ulémas, propriétaires terriens, fonctionnaires ou officiers et se frayaient un chemin dans les couches supérieures de la société ; mais alors, ils cessaient, pour la plupart, d'être des paysans et de refléter les mentalités de leur milieu d'origine. Seuls quelques bandits ou chefs de révolte semblent être restés proches du peuple, mais, là encore, les archives sont quasiment muettes. Même aujourd'hui, avec tous les moyens de communication dont nous disposons, il reste extrêmement difficile de savoir ce que les paysans pensent vraiment dans ces pays. Le folklore, les contes, la littérature populaire et les proverbes offrent probablement le meilleur témoignage sur la façon dont ils voyaient le monde. Renfermant d'interminables procès-verbaux de doléances, de querelles,

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d'enquêtes et de décisions, les archives ottomanes constituent pour ainsi dire l'unique moyen d'explorer leurs conditions de vie.Au-delà des campagnes - mais dans la plupart des pays du Moyen-Orient, la distance n'était jamais grande - s'étendait le désert. Là vivaient des tribus nomades qui tiraient tant bien que mal leur subsistance de l'élevage et complétaient leur ordinaire en se livrant à des razzias. Produisant de la viande, des peaux et des animaux pour le transport, les Berbères du Maghreb, les Bédouins d'Afrique septentrionale et d'Asie du Sud-Ouest, les tribus turques et iraniennes des plateaux d'Anatolie, d'Iran et d'Asie centrale jouaient un rôle économique important et parfois aussi politique. Remplissant, dans une région où l'agriculture et l'élevage étaient des activités séparées, une fonction économique indispensable, les nomades purent conserver leur mode de vie, malgré les efforts répétés des autorités centrales régnant sur les villes et les campagnes pour les soumettre à leur contrôle. Quand le pouvoir était fort, les nomades se tenaient relativement tranquilles; quand il montrait des signes de faiblesse, ils s'affirmaient plus nettement, reprenaient de l'indépendance, pillaient les oasis et les villages, s'attaquaient aux caravanes et faisaient paître leurs troupeaux sur des terres autrefois cultivées. Emmenés par des chefs religieux prêchant un retour à la vraie foi des origines, certains d'entre eux quittèrent le désert, envahirent des contrées fertiles et fondèrent de nouveaux royaumes et de nouvelles dynasties. Chapitre XII La religion et le droitDepuis le milieu du VIF siècle et la création de l'Empire islamique, l'islam est la religion dominante au Moyen-Orient. Au début, seule une petite minorité de conquérants, de colons et de dirigeants s'en réclamait, les habitants des anciennes provinces perses et byzantines restant, dans leur immense majorité, attachés à leur foi traditionnelle. Au fil du temps - il est difficile de préciser exactement quand et comment - les musulmans devinrent majoritaires au sein de la population ; dans la plupart des pays de la région, ils le sont encore, et même dans des proportions plus importantes. Une contrée était interdite aux non-musulmans. Selon la tradition, en effet, le calife Omar aurait décrété qu'en Terre sainte - entendez l'Arabie, patrie du Prophète -une seule religion, l'islam, avait droit de cité ; chrétiens et Juifs furent donc obligés de partir. Néanmoins, cette interdiction ne s'appliqua pas au sud de l'Arabie, où le christianisme se perpétua pendant quelques siècles, et où le judaïsme reste présent jusqu'à l'heure actuelle.Ailleurs, le sort des communautés non musulmanes sous domination ou sous influence musulmane fut très variable selon le temps et le lieu. Aux confins de l'Empire islamique, certains pays - la Géorgie et l'Arménie au nord, l'Ethiopie au sud - demeurèrent chrétiens, et certains conservèrent aussi leur indépendance. En Egypte et dans le Croissant fertile, les Églises chrétiennes, malgré une lente érosion de leurs effectifs, continuèrent à prospérer, d'autant que Byzance n'était plus là pour leur imposer une stricte orthodoxie. En Afrique du Nord, au contraire, le christianisme finit par s'éteindre. Bien implantées un peu partout, lescommunautés juives se virent accorder un statut similaire à celui des communautés chrétiennes — ce qui représentait un progrès considérable par rapport à ce qu'elles avaient connu sous domination chrétienne. Ne bénéficiant pas, comme les chrétiens, du soutien de puissants amis à l'étranger et n'ayant pas appris, comme les Juifs, l'art amer de la survie dans des conditions extrêmes, les adeptes du zoroastrisme tombèrent dans le découragement et le déclin. Certains trouvèrent refuge en Inde, où leurs descendants, les parsis, forment encore une petite communauté. En Iran même, les zoroastriens orthodoxes virent leur nombre chuter de façon dramatique. Moins dépendantes du pouvoir de l'État et de la discipline imposée par un clergé constitué, les sectes dissidentes s'en tirèrent mieux et jouèrent un rôle non négligeable dans la vie sociale, culturelle et même politique de l'Iran pendant les premiers siècles de domination musulmane. Parmi elles, il faut mentionner les manichéens qui, bien que persécutés par les zoroastriens, les musulmans et les chrétiens, au Moyen-Orient comme en Europe, réussirent à se maintenir et continuèrent à recruter des disciples dans les trois religions.En Asie du Sud-Ouest et en Afrique du Nord, dans les pays formant le cœur du califat à l'époque classique, se développa une civilisation profondément marquée par les anciennes cultures de la région et considérablement enrichie par l'apport des différentes minorités non musulmanes. Pourtant, cette civilisation était d'abord et avant tout islamique, comme en témoignent sa philosophie, sa science, sa littérature, son art, son mode de vie - et même l'influence qu'elle exerça jusque dans les affaires internes des communautés non musulmanes.«Islam» signifie en arabe «soumission» et, plus précisément, soumission du croyant à Dieu. Dérivé de la même racine, le participe «musulman» désigne celui qui accomplit cet acte de soumission. A l'origine, il semblerait que ce terme véhiculait aussi une autre notion, bien attestée en arabe et dans les autres langues sémitiques, celle de complétude. Le musulman était ainsi celui qui s'abandonnait complètement à un seul Dieu, à l'exclusion de tous les autres, et qui, en tant que monothéiste, se distinguait des polythéistes de l'Arabie païenne du VIF siècle.Pour la tradition musulmane, la prédication de Mahomet ne constitue pas une innovation mais la continuation, et même le point d'orgue, d'un long combat entre le monothéisme et le polythéisme. Venant après Moïse, David et Jésus, Mahomet était le « sceau des prophètes » (Coran, XXXIII, 40), le dernier d'une longue succession d'apôtres envoyés par Dieu qui, tous, avaient apporté aux hommes un livre révélé : la Torah, les Psaumes et l'Evangile. Mahomet était le dernier et le plus grand d'entre eux; son livre, le Coran, complétait et supplantait toutes les révélations antérieures. Ainsi, dans la perspective musulmane, le judaïsme et le christianisme, authentiques religions au moment de leur avènement, représentaient deux maillons antérieurs d'une même chaîne de missions prophétiques et de révélations. Toutefois,

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l'apostolat de Mahomet les avaient rendues périmées. L'islam avait préservé ce que leurs Ecritures renfermaient de vrai. Le reste n'était qu'ajouts et distorsions introduits par leurs indignes dépositaires.«Islam» s'entend dans plusieurs sens. Stricto sensu, il désigne la seule religion authentique qui existe depuis la création du monde ; en ce sens, Adam, Moïse, David, Jésus, etc. étaient tous musulmans. Plus communément - étant donné que ceux qui sont restés fidèles aux anciennes Révélations divines continuent à exister sous d'autres appellations -, il ne s'applique qu'à la dernière, celle de Mahomet et du Coran. Mais là encore, il possède plusieurs acceptions. En premier lieu, il qualifie la religion enseignée par le Prophète au travers du Coran, mais aussi au travers de ses préceptes et de ses actes, tels que les ont recueillis et transmis les générations ultérieures. Peu à peu, il en est venu à désigner ce corpus complexe de théologie, de droit et de coutumes, élaboré au fil des siècles à partir des enseignements du Prophète et de tout ce qui lui était attribué. En ce sens, il englobe la loi islamique, ou sharia, et la théologie musulmane, appelée kalàm. Dans un sens plus général encore, il est souvent employé, notamment par les non-musulmans, comme un équivalent non pas de christianisme mais de chrétienté, pour désigner cette riche civilisation qui s'est développée sous les auspices de la religion et de la société musulmanes. Il recouvre alors non pas ce que les musulmans croient ou sont censés croire, mais ce qu'ils font - autrement dit, la civilisation islamique, telle que l'histoire nous la révèle et telle qu'elle existe encore aujourd'hui.Le mot «mosquée», sous diverses formes et par différentes voies, s'est frayé un chemin dans toutes les langues de la Chrétienté pour désigner le lieu consacré au culte de la religion musulmane. Dérivé de l'arabe masjiei, il signifie littéralement « lieu de prosternation », endroit où les fidèles se prosternent, ou plus précisément s'agenouillent devant Dieu. Toutefois, on ne saurait y voir un équivalent de l'église chrétienne ou ecclesia. La mosquée est un édifice, un lieu de culte, souvent aussi de réunion et d'études, mais pas davantage. Elle n'a jamais renvoyé à une institution dotée d'une organisation, d'une hiérarchie, de lois et d'une juridiction qui lui seraient propres. Au début de l'ère islamique, c'était même rarement un édifice - juste un endroit où les croyants se rassemblaient pour prier ensemble. Ces prières communautaires pouvaient être récitées dans une demeure privée, un lieu public, en plein air ou, comme au tout début des conquêtes, dans des lieux de culte consacrés à d'autres religions. C'est ainsi que les conquérants arabes commencèrent par partager avec les chrétiens la basilique Saint-Jean-Baptiste de Damas, avant de se l'approprier et de l'adapter à leurs besoins ; et c'est ainsi que, bien des siècles plus tard, ils transformèrent la grande cathédrale Sainte-Sophie à Constantinople en mosquée impériale. A l'extérieur, ils surmontèrent le dôme d'un croissant et ajoutèrent aux quatre coins de l'édifice un minaret, du haut duquel un muezzin proclamait l'unité de Dieu et la mission de Mahomet ; à l'intérieur, ils retirèrent les images et les symboles chrétiens, ou les recouvrirent de versets du Coran et d'autres textes traditionnels.L'intérieur d'une mosquée est simple et austère. L'islam n'ayant ni sacrements ni clergé ordonné, elle ne comprend ni autel ni sanctuaire. L'imam n'a pas de fonction sacerdotale ; il ne fait que guider la prière. Tout musulman connaissant le rituel peut remplir cet office, même si, avec le temps, l'imamat est devenu une charge permanente, réservée à des professionnels. Les deux éléments saillants de l'intérieur d'une mosquée sont le minbar et le mihràb. Le premier est une sorte de chaire surélevée utilisée lors de la prière du vendredi. Le mihràb est une niche {qibld) pratiquée dans l'un des murs et indiquant la direction de La Mecque, vers laquelle doivent se tourner tous les musulmans en prière. Généralement placé au centre du mur, il détermine l'axe de symétrie de l'édifice. La prière publique musulmane est un acte discipliné et collectif de soumission au Créateur, au Dieu unique, universel et immatériel. Mystère et dramaturgie, musique et poésie liturgiques n'y ont aucune place, a fortioril'art votif. La sculpture, en particulier, est condamnée comme un sacrilège confinant à l'idolâtrie. En lieu et place, les artistes musulmans ont recours à des dessins abstraits et géométriques, et fondent leur programme décoratif sur l'utilisation généralisée et systématique d'inscriptions. Les noms de Dieu, du Prophète et des premiers califes, la profession de foi musulmane, des versets ou même des sourates entières du Coran ornent les murs et le plafond. Pour les musulmans, le texte coranique est divin ; l'écrire ou le lire est en soi un acte de foi. Pratiqué par de grands maîtres, l'art de la calligraphie, avec ses nombreux styles d'écriture, peut atteindre une beauté subtile et énigmatique. Ces textes décoratifs sont les hymnes, les fugues et les icônes de la dévotion musulmane, et l'une des clés de la piété et de l'esthétique musulmanes.L'élément extérieur le plus familier et le plus caractéristique de la mosquée est son minaret, généralement une construction séparée, du haut de laquelle le muezzin (en arabe mu 'adhdhiri) appelle les fidèles à la prière. Le minaret incarne à la fois l'unité et la diversité du monde musulman. Partout, il remplit la même fonction religieuse et sociale, se dressant au-dessus de l'animation des ruelles et des marchés, comme un rappel et un avertissement aux croyants. Dans le même temps, chaque grande région du monde musulman possède son propre style de minaret, souvent inspiré de monuments plus anciens, pas toujours religieux : en Babylonie, les ziggourats ; en Syrie, les clochers d'église ; en Egypte, les phares.Considérée sous un autre angle, la mosquée, centre de la vie politique et sociale musulmane, notamment dans les nouvelles villes de garnison, était l'héritière du forum romain et de l'agora grecque. Le minbarservait de tribune non seulement au prédicateur et au chef de la prière, mais aussi pour annoncer d'importantes nouvelles, telles que la nomination ou la révocation d'un haut fonctionnaire, l'intronisation d'un souverain, l'arrivée d'un nouveau gouverneur, une victoire militaire, la conquête d'un territoire. Dans les villes de garnison, la mosquée, les services administratifs —

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alors encore réduits — et les quartiers militaires formaient une sorte de citadelle, et c'était souvent le gouverneur en personne qui montait en chaire pour faire connaître les événements importants. Dès les temps les plus anciens, la coutume voulait que l'orateur tienne à la main une épée ou un bâton, symbolisant la suprématie de l'islam : une épée si la ville avait été prise de force, un bâton si elle avait négocié sa reddition.Avec la complexité croissante du gouvernement et de la société musulmane, la fonction politique de la mosquée diminua mais ne disparut jamais entièrement. Les changements importants, par exemple l'accession au trône d'un nouveau calife, étaient encore proclamés du haut de la chaire, et le prône du vendredi {khutbd) continuait à citer le nom du prince et celui du gouverneur. Etre mentionné dans le sermon hebdomadaire était, en effet, l'un des signes reconnus de l'autorité politique en terre d'islam - du pouvoir suprême du calife et de l'allégeance de ses vassaux. Omettre le nom du suzerain constituait une déclaration d'indépendance.Un verset du Coran, fréquemment repris, exhorte les musulmans à «obéir à Dieu, à obéir au Prophète et à ceux [...] qui détiennent l'autorité» (Coran, IV, 59). S'appuyant sur ce verset, les docteurs de la loi ont conféré une autorité égale au Coran et aux traditions, hadiths, relatives aux paroles et aux actes du Prophète, lequel, selon la croyance musulmane, était divinement inspiré non seulement comme messager de la Révélation mais aussi dans tout ce qu'il dit et fit. D'abord orale, cette tradition se transmit de génération en génération, avant d'être finalement consignée par écrit dans de grands recueils, dont certains font autorité pour les musulmans. Dès le Moyen Age, des docteurs de la loi s'interrogèrent sur l'authenticité de certaines de ces traditions ; la critique moderne a été encore plus sévère. Néanmoins, aux yeux des musulmans, les grands recueils de hadiths revêtent un caractère presque aussi sacré que le Coran. Ensemble, ils constituent le fondement de la sharia. Ce magnifique corpus de lois, élaboré amoureusement par des générations de juristes et de théologiens, est l'une des grandes réalisations intellectuelles de l'islam, celle qui, peut-être, témoigne le plus parfaitement de la spécificité et du génie de la civilisation islamique.En voyage en Angleterre vers la fin du XVIIIe siècle, un musulman, Mïrzâ Abu Tâlib - l'un des premiers à avoir laissé un récit de ses impressions - décrit sa visite à la Chambre des communes et son étonnement lorsqu'on lui expliqua que celle-ci avait, entre autres, pour fonction de promulguer des lois et de déterminer des peines pour ceux qui y contrevenaient. Contrairement aux musulmans, explique-t-il à ses lecteurs, les Anglais, n'ayant pas reçu une révélation divine, en sont réduits à faire leurs propres lois « selon les circonstances et les nécessités de l'heure, selon les conditions présentes et l'expérience des juges! ».Dans son principe, le système juridique musulman était totalement différent de celui que notre voyageur découvrit en Angleterre. Pour les musulmans, la seule loi recevable était celle que Dieu avait révélée aux hommes, celle-là même que le Coran et le hadith renfermaient, et que les théologiens et les juristes avaient interprétée et prolongée. Là où le droit est dit par Dieu et promulgué par le Prophète, juristes et théologiens appartiennent à deux branches d'une même profession. Ces spécialistes de la sharia étant des personnes privées, et non des fonctionnaires de l'État, leurs décisions n'avaient pas force de loi et pouvaient même varier. Nommé par l'État, le cadi rendait la justice dans son tribunal. Il avait pour tâche d'appliquer la loi. L'interprétation de celle-ci incombait au mufti, jurisconsulte dont les opinions ou les décisions juridiques, appelées fatwas — terme dérivé de la même racine — pouvaient être invoquées comme faisant autorité, mais non comme ayant force de loi.En principe, la sharia embrassait tous les aspects, public et privé, communautaire et individuel, de l'existence. Certaines de ses dispositions, notamment celles relatives au mariage, au divorce, à la propriété, aux successions et autres affaires relevant du statut personnel, revêtirent la forme d'un code de lois normatif auquel le fidèle devait se soumettre et que l'État se chargeait de faire appliquer. Dans d'autres domaines, la sharia ressemblait davantage à un ensemble d'idéaux auxquels chaque individu et la communauté dans son ensemble devaient tendre. Les dispositions d'ordre politique ou constitutionnel réglant la conduite du gouvernement se situaient quelque part entre les deux, à distance variable de l'un ou de l'autre selon le temps et le lieu.Les juristes musulmans distinguent dans la sharia deux grands versants : le premier s'occupe de l'esprit et du cœur du croyant, autrement dit de doctrine et de morale; le second de ses relations avec Dieu et avec son prochain, autrement dit du culte, d'un côté, du droit civil, pénal et public, de l'autre. Le droit a pour fin de définir un système de règles, dont l'observance permettra au croyant de mener une vie droite ici-bas et de se préparer à la félicité éternelle dans l'au-delà. La fonction principale de l'État et de la société est d'assurer l'application et la pérennité de ces règles.En réalité, le fonctionnement du droit dans le monde musulman et en Occident n'était pas aussi différent que les observations de Mïrzâ Abu Tâlib le laissent penser. Si la sharia ne reconnaissait à l'homme aucun pouvoir législatif dans l'État musulman, en pratique, les souverains et les juristes, au cours des quatorze siècles qui s'écoulèrent depuis la prédication de Mahomet, furent confrontés à une foule de problèmes auxquels la Révélation ne fournissait pas de solution explicite, et qu'ils durent résoudre. Les solutions apportées n'étaient pas perçues ni présentées comme des décrets ou des lois. Celles qui venaient d'en bas étaient baptisées coutumes, celles qui venaient d'en haut, règles. Si, comme c'était le cas le plus fréquent, elles émanaient de juristes, elles étaient baptisées interprétations, et les jurisconsultes de l'islam se montrèrent aussi habiles que les théoriciens du droit dans d'autres sociétés à réinterpréter les textes sacrés. Sur un point, cependant, Mïrzâ Abu Tâlib avait certainement raison. L'élaboration d'une nouvelle loi, fait pourtant courant et fort répandu, revêtait toujours des formes déguisées, presque secrètes, si bien qu'il n'y avait pas place

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pour des commissions ou des assemblées législatives, semblables à celles qui donnèrent naissance à la démocratie de type européen.Malgré les contraintes imposées par le caractère intangible du texte coranique et du corpus reconnu de hadiths, mais partant du principe édicté par les juristes selon lequel « les règles changent avec le temps », les musulmans réussirent à modifier et à enrichir leurs lois de façon remarquable. Deux facteurs jouèrent un rôle particulièrement important: les pouvoirs discrétionnaires du souverain et le consensus des savants.Pour les juristes sunnites, l'État musulman était une théocratie, Dieu étant la seule source de souveraineté, de légitimité et du droit, et le prince son instrument et son représentant - ou, pour reprendre un titre dont se paraient les califes et les sultans, «l'ombre de Dieu sur terre ». Cependant, les musulmans s'aperçurent très vite que, pour faire fonctionner l'État, même le plus pieux des souverains devait exercer des pouvoirs, édicter des règles et infliger des peines allant au-delà de ceux fixés par la loi divine. C'est ce qu'expriment le terme arabe siyâsa et ses équivalents dans les autres langues du monde musulman. Signifiant à l'origine « dresser un cheval, le faire manœuvrer», et aujourd'hui «art de gouverner» ou encore «politique», siyâsa désignait au Moyen Age et à l'époque ottomane les pouvoirs discrétionnaires dont disposait un souverain, outre ceux que lui conférait la loi divine, et plus particulièrement les peines, y compris la peine capitale, qu'il pouvait prononcer en vertu de ces pouvoirs. Les docteurs de la loi finirent par reconnaître le caractère indispensable de ces deux formes d'autorité, si bien qu'à l'époque ottomane les sultans en vinrent à promulguer des ensembles structurés de règles, kânùn, régissant les affaires d'une province, d'un service ministériel ou même de la monarchie et du gouvernement central. S'il ne pouvait en aucun cas supplanter ou abroger la sharia, un kânûn pouvait prolonger et mettre à jour ses prescriptions en s'appuyant sur le droit coutumier et sur les édits royaux antérieurs.Pour promulguer et faire appliquer ces règles, les souverains, surtout les plus dévots et les plus soucieux du bien public, comme les Ottomans, avaient besoin du soutien ou du moins de l'accord tacite des ulémas. Au début, les plus pieux et les plus respectés des ulémas se tenaient à l'écart des affaires de l'État et évitaient de le servir, de crainte de se souiller moralement. Mais, à partir du XIe siècle, de nouveaux périls, intérieurs comme extérieurs, rapprochèrent les deux parties. Sous les Seljuqides et plus encore sous les sultans ottomans et leurs contemporains dans le reste du monde musulman, les ulémas, notamment les juristes, s'impliquèrent beaucoup plus dans les affaires de l'État et, à certains égards, devinrent partie intégrante de l'appareil de gouvernement.Néanmoins, ils ne formèrent jamais une Eglise, et l'islam ne produisit jamais une orthodoxie, au sens chrétien du terme. En terre d'islam, il n'y a ni conciles ni synodes chargés de statuer sur le dogme et de dénoncer l'erreur, ni papes ni prélats ni inquisiteurs pour annoncer, mettre à l'épreuve et imposer la croyance juste. En tant que membres d'une école ou qu'agents de la fonction publique, les ulémas, les théologiens et les juristes peuvent, à titre individuel, formuler un point de doctrine et interpréter les Ecritures, mais ils ne forment pas une autorité ecclésiastique constituée ayant pour tâche de décider de la doctrine et de l'interprétation orthodoxe, dont toute déviation représenterait une hérésie. Il n'y eut donc jamais d'Église pour imposer un ensemble de croyances officielles. Certes, l'État s'y essaya, mais rarement et sans grand succès.Il existe, cependant, pour déterminer la justesse d'une croyance, un critère universellement accepté, Yijmâ\ ou consensus unanime de la communauté en ses représentants qualifiés, ce qu'en termes plus modernes, on pourrait rendre par l'opinion dominante des milieux éclairés et des puissants. Cette notion de consensus a pour fondement théorique un hadith attribué au Prophète : « Ma communauté ne tombera pas d'accord sur une erreur. » Selon l'interprétation qui en fut donnée, il signifie qu'après la mort de Mahomet, la guidance divine est passée à la communauté musulmane tout entière, et donc que ce que la communauté pense et fait constitue précisément la doctrine et la pratique musulmanes correctes. Les juristes sunnites admettaient généralement que des hommes pieux et savants pussent, en toute bonne foi, avoir des opinions divergentes, à condition bien entendu que ces divergences n'excèdent pas certaines limites. C'est ainsi qu'ils justifiaient la coexistence et la tolérance mutuelle de différentes écoles juridiques. Quatre d'entre elles, celle des hanafites, des shafiites, des malikites et des hanbalites, existent encore aujourd'hui et se partagent l'ensemble de l'islam sunnite. Cette doctrine de Xijma permit et même facilita la diversité et l'adaptation.Variant avec le temps et le lieu, ce type de consensus peut sembler vague et inconstant comparé à d'autres systèmes plus structurés et plus autoritaires. Au tout début de l'islam, il l'était effectivement, si bien qu'une large place était laissée au raisonnement et au jugement personnel, ijtihâd selon la terminologie de la sharia. Peu à peu, cependant, les possibilités de divergences se réduisirent, avant d'être finalement limitées aux questions d'importance secondaire, de portée locale ou, exception de taille, aux questions nouvelles. A partir du Xe siècle, les juristes sunnites — mais pas les shiites — s'accordèrent à penser que tous les grands problèmes avaient été résolus et donc, selon l'expression consacrée, que «les portes de Y ijtihâd étaient désormais fermées». Toutefois, de nouveaux problèmes ne cessaient de se poser. Par exemple, à propos du café, du tabac et des armes à feu, pour ne prendre que le début de l'époque moderne. Aujourd'hui, ils sont bien plus nombreux encore. Aussi, certains juristes ne manquèrent-ils pas de plaider en faveur d'une réouverture des portes. Les shiites n'ayant jamais admis qu'elles s'étaient fermées, leurs ulémas s'appelaient des mujtahidun — littéralement, ceux qui pratiquent Xijtihâd. Pour autant, ils ne se montrèrent guère plus innovants que leurs collègues sunnites.

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Grâce au consensus et à l'exercice indépendant du jugement, un ensemble considérable de règles fixant la conduite et la croyance justes - fondement du droit et de la théologie musulmane - vit le jour et obtint une reconnaissance quasi universelle. Un principe guida son élaboration: le respect de la Tradition ou sunna. Dans l'ancienne Arabie, celle-ci englobait le droit coutumier et les précédents institués par les ancêtres de la tribu. Au tout début de l'ère islamique, la sunna représentait encore une tradition vivante, non plus de la tribu mais de la communauté, que venaient enrichir les actes des premiers califes, des compagnons et des successeurs de Mahomet. Vers le IIe siècle de l'hégire, cependant, une vision plus traditionaliste prévalut. La sunna fut restreinte aux pratiques et aux préceptes du Prophète tels que les avaient transmis les collecteurs de traditions authentiques, et passa pour l'emporter sur tout, sauf le Coran. Avec l'acceptation généralisée de cette vision et du corpus de traditions présentées, avec des degrés divers de vraisemblance, comme rapportant les précédents institués par le Prophète, le rôle de l'opinion et donc du consensus se réduisit, même s'il ne disparut jamais entièrement. Au lieu de Xijtihâd, les ulémas invoquèrent de plus en plus le taqlïd l'acceptation sans réserve des doctrines établies. Ainsi naquit une sorte d'orthodoxie musulmane, par où il faut entendre, non pas un corps de doctrines déclarées comme vraies par une autorité ecclésiastique constituée, mais plutôt un ensemble généralement accepté de doctrines et de pratiques traditionnelles, par rapport auquel tout écart ou déviation peut être dénoncé, selon les circonstances, comme une erreur, un crime ou un péché.Ceux qui adhéraient à cette orthodoxie s'appelaient sunnites, terme qui exprime la fidélité à une communauté et à ses traditions, plus que la croyance en un dogme officiel et la soumission à une autorité ecclésiastique. Les mêmes connotations communautaires et sociales se retrouvent dans les divers termes techniques qui désignent l'écart par rapport à la sunna.Bid% innovation, est peut-être celui qui se rapproche le plus du concept chrétien d'hérésie. La conformité à la tradition est bonne, et c'est par elle que se définit l'islam sunnite; tout écart constitue une bid'a et est mauvais, jusqu'à preuve du contraire. Un hadith attribué au Prophète résume bien la position la plus conservatrice : « Il n'y a rien de pire que les nouveautés. Chaque nouveauté est une innovation, chaque innovation est une erreur, et chaque erreur mène aux feux de l'enfer. » Le premier reproche adressé à une doctrine qualifiée de bid'a n'était pas qu'elle était fausse, mais nouvelle - qu'elle constituait une infraction à la coutume et à la Tradition, au respect qui leur était dû et que venait renforcer la croyance dans le caractère définitif et parfait de la Révélation musulmane.Il existe donc une différence importante entre la notion chrétienne d'hérésie et celle de bid'a. L'hérésie est une erreur théologique, une altération de la doctrine. L'innovation est moins une erreur théologique qu'une faute envers la société. Il en va de même de deux autres accusations: la déviation (du droit chemin), ilhâd, et l'excès, ghuluww, terme dérivé d'une racine arabe signifiant «outrepasser», «dépasser les limites ». Ce dernier apparaît dans un verset du Coran qui s'adresse d'abord aux Juifs et aux chrétiens : « O gens du Livre ! Ne dépassez pas la mesure dans votre religion ; ne dites, sur Dieu, que la vérité » (Coran, IV, 171). Ici, il est fait clairement allusion aux croyances chrétiennes que l'islam juge « excessives ». Par la suite, ghuluww servira plus couramment à désigner les erreurs au sein de l'islam.Une certaine diversité d'opinions est considérée comme sans danger, voire bénéfique. «La différence d'opinions dans ma communauté est une bénédiction divine», dit une maxime attribuée au juriste Abu Hanïfa, le fondateur de l'école hanafite, et plus tard au Prophète en personne. Les différentes écoles d'interprétation de la sharia avaient chacune leurs principes, leurs manuels et leurs organisations judiciaires, mais se montraient tolérantes les unes envers les autres. Si la plupart de leurs divergences portaient sur le rituel, quelques-unes concernaient des points de doctrine. Toutefois, il y avait des limites à ne pas franchir. Ceux qui poussaient leurs divergences jusqu'à l'excès, ghuluww, étaient des ghulât (s'mg. ghâlï) ou des déviationnistes, malàhida (sing. mulhid). Pour beaucoup de théologiens, ils ne pouvaient plus être considérés comme musulmans.Mais où tracer la frontière ? De façon caractéristique, les théologiens n'étaient pas d'accord entre eux. La plupart voulaient exclure de la communauté les sectes shiites les plus extrémistes et radicales, les ismaïliens par exemple. Cependant, les société musulmanes étaient, en général, prêtes à les tolérer et même à accorder le statut de musulman à leurs membres, à condition qu'ils ne se livrent pas à des activités mettant en danger l'ordre social ou politique. Encore aujourd'hui, cette forme peu orthodoxe de tolérance s'applique à des sectes aussi marginales que les alaouites et les druzes au Levant, les ismaïliens dans plusieurs pays musulmans. La situation des shiites « modérés », lesquels ont de tout temps constitué la plus importante communauté non sunnite dans le monde musulman, est un peu plus complexe.L'hérésie n'étant pas une catégorie de la théologie musulmane, elle ne fait pas partie du droit. Le musulman qui ne répond pas aux exigences minimales des théologiens est passible d'une accusation beaucoup plus grave, celle d'incroyance, voire d'apostasie. S'ils n'hésitaient pas à dénoncer les doctrines qu'ils désapprouvaient en les accusant d'innovation, d'excès ou de déviation, les théologiens répugnaient, le plus souvent, à pousser ce genre d'accusation jusqu'à sa conclusion logique. Qualifier une doctrine de non musulmane signifiait que ses tenants étaient des apostats et devaient donc subir la loi dans toute sa rigueur. Bien qu'avec le temps, le consensus pût exclure certaines de ses croyances du courant principal de l'islam, le membre d'une secte restait un musulman et continuait de bénéficier du statut et des privilèges sociaux que cela impliquait en matière de propriété, de mariage, d'héritage, de témoignage et d'accès à la fonction publique. S'il était fait prisonnier dans une guerre, ou arrêté lors d'une insurrection, il devait être traité comme un musulman: il ne pouvait être sommairement exécuté ou vendu en esclavage ; sa famille et ses biens

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restaient protégés par la loi. Il était un pécheur, mais pas un incroyant, et pouvait même aspirer à une place dans le monde futur. La frontière passait, non pas entre le sunnite et le membre d'une secte, mais entre ce dernier et l'apostat. L'apostasie était un péché, mais aussi un crime ; celui qui s'en rendait coupable était damné dans ce monde-ci et dans l'autre. Il avait trahi et déserté la communauté à laquelle il appartenait et à laquelle il devait fidélité. Sa vie était perdue, et ses biens confisqués. Membre gangrené, il devait être amputé sans pitié.Les accusations d'apostasie n'étaient pas rares, et au début de l'histoire musulmane, « incroyant » et « apostat » revenaient souvent dans la polémique religieuse. «La piété pour un théologien, déclare al-Jâhiz (mort en 869), consiste à s'empresser de dénoncer les dissidents comme incroyants2. » Ghazâlï (mort en 1111) parle avec mépris de ceux « qui voudraient limiter l'immense miséricorde de Dieu à ses seuls serviteurs et faire du paradis l'enclos réservé (waqf) d'une petite clique de théologiens3 ». Concrètement, ces accusations étaient peu suivies d'effet. En général, les victimes n'étaient pas inquiétées et certaines occupaient même parfois de hautes charges publiques. Avec la codification du droit musulman et l'application plus systématique des sanctions, les accusations d'apostasie devinrent moins fréquentes. Peu de théologiens avaient à la fois la volonté et la capacité de requérir les peines prévues pour l'apostasie contre ceux qui professaient des doctrines différentes des leurs. Même un aussi farouche adversaire de l'innovation que le juriste syrien Ibn Taymiyya (mort en 1328) penchait pour une sorte de mise en quarantaine des sectes ou des individus suspects, suivie si nécessaire d'une sévère mise en garde et, dans les cas les plus graves, de mesures coercitives. Ce n'est que lorsqu'une bid'a revêtait une forme excessive, persistante et agressive que ses adeptes étaient chassés de la communauté musulmane et mis hors la loi.Cette absence d'un dogme unique et imposé d'en haut ne devait rien au hasard ; elle était au contraire le fruit d'une volonté délibérée de ne pas s'enfermer dans un carcan que les sunnites jugeaient étranger au génie de leur religion et dangereux pour les intérêts de leur communauté. Mais, tout comme les fidèles des autres religions, les musulmans faisaient parfois des entorses à leurs principes et ne respectaient pas toujours leurs Écritures. Ainsi, on trouve dans l'histoire classique et ottomane des exemples de souverains qui cherchèrent à imposer une forme particulière d'islam ou même à convertir par la force leurs sujets non musulmans. A certaines époques, les «déviationnistes» étaient contraints à résipiscence, et torturés ou tués s'ils persistaient dans l'erreur. En général, cependant, intégrées dans la loi religieuse, tolérance et intolérance étaient en quelque sorte des catégories structurelles. La tolérance ne s'appliquait pas à ceux qui niaient l'unicité ou l'existence de Dieu. Lorsqu'ils étaient conquis, les athées et les polythéistes avaient le choix entre la conversion ou la mort, cette dernière pouvant être commuée en esclavage. En revanche, elle devait être accordée à ceux qui manifestaient le minimum de croyance exigé, autrement dit qui professaient l'une des religions reconnues par l'islam comme étant révélées et comme possédant des Ecritures authentiques. En retour, ils devaient accepter certaines contraintes, de nature fiscale et autre. Cependant, la tolérance ne pouvait en aucun cas s'appliquer à l'apostat, au musulman reniant sa foi, qui, lui, méritait la mort. Certaines autorités se prononçaient en faveur d'une rémission lorsque le fautif se rétractait, d'autres, au contraire, estimaient qu'il méritait quand même la peine capitale. Dieu lui pardonnerait peut-être dans l'autre monde, mais ici-bas, il n'était pas question de transiger avec la rigueur de la loi.On connaît deux versions des dernières paroles d'al-Ashcarî (mort en 935-936). Selon l'une, ce grand théologien musulman du Moyen Age aurait déclaré: «J'atteste que je ne tiens pour infidèle aucun de ceux qui prient vers La Mecque. Tous, en priant, tournent leurs pensées vers le même objet. Ils ne diffèrent que par l'expression4. » Selon l'autre, il serait mort en maudissant les mu'tazilites. Il est difficile de déterminer laquelle de ces deux versions est vraie, mais il ne fait pas de doute que la première exprime de façon plus authentique l'attitude de l'islam sunnite à l'égard de la croyance juste. « Dieu est un et Mahomet est son Prophète », tel est le credo musulman gravé sur les pièces de monnaie, proclamé du haut des minarets et repris dans les prières quotidiennes. Tout le reste n'est que littérature.La shahâda, ou profession de foi (littéralement « témoignage ») est le premier des cinq piliers de l'islam. Le deuxième est la prière, et plus particulièrement la prière rituelle, salât, que le fidèle doit réciter, avec des paroles et des gestes déterminés, cinq fois par jour: au lever du soleil, au milieu du jour, dans l'après-midi, au coucher du soleil et le soir. Il peut aussi à tout moment réciter une prière personnelle, duâ\ dont la forme n'est soumise à aucune règle, à aucun rite. Tous les musulmans adultes, hommes et femmes, sont tenus d'observer la salât. La prière ne peut se faire que dans un lieu rituellement pur. Le fidèle doit d'abord se mettre, lui aussi, en état de pureté rituelle, puis tourner son visage dans la direction de La Mecque. Le texte de la prière se compose de la shahâda et de plusieurs passages tirés du Coran.Comme les Juifs et les chrétiens, les musulmans ont fait d'un jour de la semaine un jour à part, consacré à la prière publique (Coran, LXII, 9-11). Comme le samedi pour les Juifs et le dimanche pour les chrétiens, le vendredi est le jour de la prière communautaire et officielle. Cependant, ainsi que le précise le Coran et que l'histoire le confirmera, c'était non pas un jour de repos, mais plutôt d'intense activité sur les marchés et autres lieux publics. La notion de repos hebdomadaire n'était pas totalement inconnue. La pratique est mentionnée de temps à autre au Moyen Age, mais elle ne deviendra courante qu'à l'époque ottomane; aujourd'hui, c'est une institution dans presque tous les pays musulmans.Le troisième pilier de l'islam est le pèlerinage, hajj. Tout musulman qui le peut doit, au moins une fois dans sa vie, accomplir le pèlerinage à La Mecque et à Médine. Contrairement au pèlerinage à Jérusalem pour les Juifs et les chrétiens, il ne s'agit pas seulement d'un acte méritoire, mais d'une obligation religieuse. Le pèlerinage se déroule chaque année entre le septième et le dixième jour du mois de Dhu'l-hijja, et culmine dans la grande fête des sacrifices et

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les sept déambulations autour de la Ka'ba. Renfermant la Pierre noire, cet édifice cubique, qui se trouve au centre de la grande mosquée de La Mecque, est aussi appelé la Maison de Dieu {Bayt Allah) et représente pour les musulmans le lieu le plus sacré de la ville sainte.Le pèlerinage de La Mecque a eu, tout au long de l'histoire musulmane, d'immenses répercussions sociales, culturelles et économiques. Chaque année, des fidèles venus du monde entier, appartenant à des milieux et à des peuples très différents, quittaient leur foyer et parcouraient des distances considérables pour participer à un même rite. Ces voyages n'avaient rien de commun avec les migrations en masse de tribus et de peuples dans l'Antiquité et au Moyen Age. Le pèlerinage, en effet, est un acte volontaire, résultant d'une décision personnelle et l'occasion de vivre un moment unique, riche d'expériences. Sans équivalent dans les sociétés prémodernes, cette grande mobilité géographique a, dès le début, eu d'importantes incidences sociales, intellectuelles et économiques. S'il était fortuné, le pèlerin se faisait accompagner par des esclaves qu'il pouvait vendre en chemin pour couvrir ses frais. S'il était marchand, il pouvait profiter de ce déplacement pour acheter et vendre des marchandises dans les lieux qu'il traversait, et ainsi se familiariser avec les produits, les marchés, les négociants, les mœurs et les coutumes de nombreux pays. Si c'était un savant, il pouvait en profiter pour assister à des séminaires, rencontrer des collègues, acheter des livres, et participer ainsi à la diffusion du savoir et à l'échange des idées.Le pèlerinage — les commandements de la foi allant dans le même sens que les intérêts du gouvernement et du commerce — contribua au développement de réseaux de communication entre les contrées musulmanes les plus éloignées. Il engendra également une riche littérature de voyage qui faisait connaître des terres lointaines et, surtout, donnait le sentiment d'appartenir à une vaste communauté. Cette conscience d'une identité commune était renforcée par la participation aux rituels et aux cérémonies collectives du pèlerinage et par la communion avec des coreligionnaires d'autres pays et d'autres peuples. La mobilité géographique, et donc sociale, de quantité d'hommes, et souvent de femmes, faisait de l'islam médiéval un monde très différent de l'Europe chrétienne, hiérarchisée, rigide, compartimentée et comparativement plus petite. Bien qu'immense et divers, le monde musulman parvint à un degré d'unité, à la fois subjectif et objectif, que n'atteignit jamais la Chrétienté médiévale - et encore moins moderne. S'il ne fut pas le seul facteur d'unité culturelle, le pèlerinage fut certainement l'un des plus efficaces. Première cause de mobilité volontaire et individuelle avant l'ère des grandes découvertes européennes, il transforma en profondeur les communautés d'où venaient les pèlerins, celles qu'ils traversaient et celles où ils retournaient.Le quatrième pilier de l'islam, selon le décompte traditionnel, est le jeûne. Pendant le ramadan, neuvième mois du calendrier islamique, tous les adultes, hommes et femmes, sont tenus de s'abstenir de manger et de boire de l'aube jusqu'au coucher du soleil. Peuvent en être dispensés, les personnes âgées, les malades et les plus jeunes. Ceux qui sont en voyage ou combattent dans le djihad ont la possibilité de le repousser à plus tard.Le cinquième et dernier pilier est la zakât, contribution financière versée par chaque musulman à la communauté ou à l'État. A l'origine, il s'agissait d'un don charitable collecté à des fins pieuses ; par la suite, la zakât se transforma en une sorte d'impôt ou de tribut, par lequel un musulman exprimait de façon concrète son appartenance à l'islam. En tant que devoir religieux, elle conserve son sens d'aumône.Les cinq piliers de la foi sont des obligations positives, des devoirs qui incombent à tout musulman. Mais il existe également toute une série de commandements négatifs, d'actes dont la commission constitue un péché. Beaucoup d'entre eux - l'interdiction de tuer ou de voler, par exemple — ne font qu'énoncer des règles élémentaires de vie en société. D'autres, comme l'interdiction de manger du porc, de boire de l'alcool, de forniquer et de prêter à intérêt, ont une signification plus spécifiquement religieuse. De même que le judaïsme et le christianisme, l'islam se préoccupe des délits sexuels et financiers, tout en en donnant une définition différente. Si l'interdiction du porc est également présente dans le judaïsme, celle qui touche l'alcool lui est propre. Encore aujourd'hui, ces quatre interdits marquent en profondeur la vie sociale et économique des pays musulmans.Autre commandement positif, le djihad est, pour tout musulman, un devoir religieux, collectif dans l'offensive, individuel dans la défensive. Généralement traduit par « guerre sainte », il signifie littéralement « effort » et plus précisément, selon l'expression coranique, « effort dans la voie de Dieu» (fi sabïl Allah). Certains théologiens musulmans, notamment au XIXe et au XXe siècle, donnent à cet «effort» un sens moral et spirituel. Toutefois, s'appuyant sur divers passages du Coran et de la Tradition, l'écrasante majorité des auteurs classiques interprétaient la notion de djihad dans un sens militaire. Pratiquement tous les manuels de droit musulman comportent un chapitre consacré au djihad, où sont énoncées dans leurs moindres détails les règles régissant l'ouverture, la conduite, l'interruption et la cessation des hostilités, ainsi que l'affectation et la répartition du butin. Ces règles exhortent également les combattants d'une guerre sainte à épargner la vie des femmes et des enfants, sauf en cas de légitime défense, les engagent à ne pas torturer ou mutiler les prisonniers, à ne pas reprendre les hostilités sans l'avoir officiellement annoncé et à respecter les accords conclus. Si elle recommandait de bien traiter les non-combattants, la sharia accordait aux vainqueurs des droits étendus sur les biens, les personnes et les familles des vaincus ; ceux-ci pouvaient être réduits en esclavage et les femmes données en concubinage.L'idée de guerre sainte, d'une guerre menée au nom de Dieu et de la foi, n'était pas nouvelle au Moyen-Orient. On la trouve dans le Deu-téronome et le Livre des Juges, et c'est elle aussi qui inspira les Byzantins dans leur combat contre la

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Perse, puis contre les envahisseurs arabes et turcs. Mais ces guerres avaient des objectifs précis : conquérir la Terre promise, défendre la Chrétienté contre les attaques des infidèles. Même les croisades, que l'on compare souvent à la guerre sainte musulmane, ne furent qu'une réaction à retardement et d'ampleur limitée au djihad. Si elles s'en inspirèrent effectivement, elles avaient pour principal but la défense ou la reconquête de terres chrétiennes. Sauf exception, elles se contentèrent de reprendre la péninsule Ibérique et s'efforcèrent, sans succès, de délivrer la Terre sainte et d'arrêter l'avance ottomane dans les Balkans. Le djihad, en revanche, ne connaissait pas de limites spatiales ou temporelles ; devoir religieux, il devait se poursuivre jusqu'à ce que le monde entier ait rallié l'islam ou se soit soumis à l'autorité de l'État musulman. Dans ce dernier cas, ceux qui professaient une religion considérée comme révélée avaient le droit de continuer à la pratiquer, à condition d'accepter diverses contraintes, juridiques, fiscales, etc. Les autres, à savoir les idolâtres et les polythéistes, avaient le choix entre la conversion, l'asservissement ou la mort.Le droit musulman autorise la guerre contre quatre catégories d'ennemis : les infidèles, les apostats, les rebelles et les bandits. Toutes les quatre sont légitimes, mais seules les deux premières relèvent du djihad; les règles qui s'y appliquent sont différentes, de même que les droits accordés aux vainqueurs. La distinction est importante, puisque des non-musulmans peuvent être asservis, mais pas des rebelles ou des bandits s'ils sont musulmans. Le djihad a pour fin d'amener toute l'humanité sous la loi musulmane, non pas de la convertir de force, mais de supprimer les obstacles qui empêchent sa conversion. A propos des croisades, saint Thomas et saint Bernard n'avaient pas des vues très éloignées.Aux combattants du djihad, le Coran promet des récompenses dans l'un et l'autre monde : une part du butin ici-bas, les plaisirs du Paradis dans l'au-delà. Ceux qui trouvent la mort « sur la voie de Dieu » sont des martyrs. Shahïd, en arabe, a le même sens étymologique que le grec martus, « témoin », mais une connotation différente. Ayant très tôt pris conscience que le djihad risquait d'être détourné de ses vrais buts, notamment par les pillards et les trafiquants d'esclaves, les juristes et les théologiens insistent sur la piété de la motivation, sans laquelle il ne peut y avoir de guerre sainte. D'anciens hadiths tirés des chapitres consacrés au djihad permettent de se faire une idée de la façon dont était perçu ce devoir au début de l'hégire : « Le Paradis se tient à l'ombre des épées. »«Le djihad vous incombe sous tous les princes, qu'ils soient bons ou mauvais. »« Un martyr redoute davantage la piqûre d'une fourmi que les coups et les blessures d'une arme : ceux-ci lui sont plus doux qu'un peu d'eau fraîche par une chaude journée d'été. »Un autre hadith, souvent repris, évoque ainsi les cohortes sans cesse plus nombreuses d'infidèles qui se convertissaient à l'islam après avoir été vaincus et asservis : « Dieu se réjouit de voir tous ces gens amenés dans des chaînes au paradis5.»La guerre sainte est un phénomène récurrent, et parfois dominant, dans l'histoire de l'islam. Elle conservait toute sa force aux confins du monde islamique, où les habitants, souvent des convertis de fraîche date, s'efforçaient de répandre leur nouvelle foi, par la guerre ou la prédication, auprès des peuples apparentés de l'autre côté de la frontière. Ces djihads localisés, menés par des dynastes de principautés frontalières, se poursuivirent jusqu'à l'époque moderne, notamment en Asie centrale et en Afrique.Dans les pays formant le cœur de l'islam, où vivaient des peuples plus avancés culturellement et politiquement, la notion de djihad évolua avec le temps. Sous les premiers califes et les Omeyyades, alors que l'expansion arabe battait son plein, les armées de l'islam étaient mues par l'idée qu'elles réalisaient le dessein de Dieu - rallier Je monde entier à l'islam - et croyaient, non sans raison à l'époque, que cette grande entreprise serait achevée dans un avenir prévisible. Premiers chrétiens à être confrontés à un djihad, les Byzantins considéraient avec mépris ces combattants et attribuaient leur ardeur guerrière à leur soif de butin. Mais tous ne partageaient pas ce point de vue. Dans son traité intitulé Taktika, l'empereur Léon VI manifeste un certain respect pour la doctrine de la guerre sainte, souligne sa valeur militaire et conclut que les chrétiens seraient bien avisés de s'en inspirer.En 846, une flotte arabe partie de Sicile fît son apparition à l'embouchure du Tibre et débarqua des soldats qui mirent à sac Ostie et Rome. Un synode réuni en France lança un appel à tous les rois de la Chrétienté, leur demandant de rassembler leurs forces pour repousser «les ennemis du Christ » ; le pape Léon IV promit le paradis à ceux qui mourraient en combattant les Sarrasins. De même, le pape Jean VIII (872-882) promit la rémission des péchés à ceux qui défendraient, les armes à la main, la sainte Église de Dieu et le monde chrétien, et garantit la vie éternelle à ceux qui trouveraient la mort sur le champ d'honneur. Provoquées par l'irruption de soldats arabes dans la capitale de la Chrétienté, ces réactions portaient manifestement l'empreinte de la conception musulmane du djihad et annonçaient les futures croisades.Cependant, dans les pays où il était né, le djihad avait perdu sa force d'entraînement. Malgré de nombreuses tentatives, les Arabes n'avaient pas réussi à conquérir l'Anatolie ni à s'emparer de Constantinople ; à partir du IXe siècle, les califes musulmans se résignèrent à vivre à l'intérieur de frontières plus ou moins stables avec, de l'autre côté, une puissance qui leur résistait mais avec laquelle ils pouvaient envisager des relations commerciales, diplomatiques, voire culturelles. L'interruption des hostilités qui, selon la sharia prise au sens strict, ne pouvait être qu'une trêve, un bref intermède dans le combat permanent pour islamiser le monde, se transforma en accord de paix, tout aussi durable que les traités de paix éternelle signés entre les pays européens. L'idée de djihad avait à ce point disparu de la conscience musulmane qu'à la fin du XIe siècle, lorsque les croisés occupèrent la Palestine et s'emparèrent de Jérusalem, les pays limitrophes ne

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réagirent pas. Certains dirigeants musulmans furent même prêts à nouer des relations amicales avec eux. D'autres allèrent jusqu'à s'allier avec des princes chrétiens contre leurs rivaux musulmans.Ce n'est que près d'un siècle plus tard que le djihad, revêtant la forme d'une contre-croisade, revint en force sous la conduite de Sala-din. La guerre fut précipitée par les provocations réitérées du chef croisé Renaud de Châtillon qui, en 1182, en violation du traité signé entre le roi de Jérusalem et Saladin, s'attaqua à des caravanes musulmanes composées de marchands mais aussi de pèlerins en route pour La Mecque et, pire encore, envoya une flotte dans la mer Rouge piller les côtes de l'Afrique et de la péninsule Arabique. Ces pirates brûlèrent des bateaux à Al-Hawra et Yanbu', les deux ports de Médine et, en 1183, poussèrent jusqu'à Al-Râbigh, l'un des ports de La Mecque. Comme les Sarrasins aux portes de Rome trois siècles plus tôt, les croisés arrivés devant La Mecque représentaient un défi qu'aucun souverain musulman digne de ce nom ne pouvait tolérer. Dépêchée en toute hâte d'Egypte, une flotte musulmane infligea une défaite presque totale aux intrus. La contre-croisade avait commencé. Saladin écrasa le royaume de Jérusalem et défit la nouvelle croisade envoyée d'Europe pour sauver ce qui pouvait encore l'être.Le djihad mené par Saladin avait des objectifs limités et fut de courte durée. Ses successeurs rétablirent des relations pacifiques avec les Francs, y compris ceux qui occupaient encore le Levant; en 1229, le sultan d'Egypte al-Malik al-Kâmil céda Jérusalem à l'empereur Frédéric II dans le cadre d'un accord global.Si les souverains et les peuples musulmans ne réagirent que très mollement à l'arrivée et à la présence des croisés, c'est parce que, à leurs yeux, un danger beaucoup plus grand pesait sur l'intégrité de l'islam et l'unité de la communauté musulmane. Pendant les deux siècles que dura leur présence au Levant, les historiens arabes n'accordèrent aux croisés que très peu d'attention, et c'est à peine si les écrivains, les théologiens et les théoriciens de la politique les mentionnent dans leurs écrits. En revanche, tous se montrent très inquiets des dissensions religieuses qui divisent alors le monde musulman. La plus grave menace leur semblait venir des shiites ismaïliens. Au Xe siècle, après avoir fondé un puissant mouvement révolutionnaire, les disciples de l'imam caché avaient réussi à instaurer le califat fatimide - sorte d'anti-califat dissident qui contestait aux Abbassides la direction du monde musulman et professait une doctrine qui s'écartait sur des points importants de l'islam sunnite. Pour les sunnites, le grand mérite de Saladin n'était pas d'avoir arrêté l'avance des croisés et repris une partie des territoires qu'ils avaient conquis, mais d'avoir détrôné les Fatimides et restauré en Egypte la légitimité abbasside et le rite sunnite.Le djihad contre la Chrétienté fut repris par les Ottomans - de toutes les grandes dynasties musulmanes, celle qui montra le plus de ferveur et de constance à défendre la foi musulmane et à veiller à l'application de la sharia. Dès le début, le djihad occupa une place centrale dans la vie politique, militaire et intellectuelle de l'Empire, et au moins jusqu'à l'époque de Soliman le Magnifique, les sultans ottomans furent indubitablement animés par de profondes convictions morales et religieuses.Le djihad des Ottomans contre la Chrétienté finit par se briser contre les murs de Vienne, en 1683; depuis lors, aucun État musulman, malgré quelques tentatives ici ou là, n'a été en mesure de mettre en danger la Chrétienté. Le djihad expansionniste à l'ancienne se poursuivit par intermittence aux frontières du monde musulman. En 1896, par exemple, l'émir d'Afghanistan entreprit de conquérir une région montagneuse jusque-là politiquement indépendante et habitée par des non-musulmans, d'où son nom de Kafiristan, «pays des incroyants». Après sa conquête et son islamisation, celui-ci prit le nom de Nuristan, «pays de la lumière». A l'autre extrémité du monde musulman, en Afrique de l'Ouest, des chefs musulmans proclamèrent le djihad contre les païens et les musulmans relapses, et vers la fin du XIXe siècle contre les colonisateurs européens. A la fin du XIXe siècle et au début du XXe, alors qu'un pays musulman après l'autre tombait aux mains des puissances européennes, le djihad contre les forces impérialistes prit le dessus sur les autres formes de guerre sainte.La conception classique du djihad est celle d'un combat sur le champ de bataille contre un ennemi étranger. Cependant, l'idée d'une guerre sainte dirigée contre un régime infidèle, renégat ou illégitime pour toute autre raison existait également. Elle était bien sûr connue des différents courants shiites aux yeux de qui les dirigeants sunnites de l'islam étaient tous des usurpateurs et, pour la plupart, des tyrans. Elle trouva un écho auprès des sunnites vivant sous la férule de Mongols païens, ou de princes et de protégés mongols en principe musulmans, mais dont l'attachement à l'islam leur semblait suspect. Elle reprit de la vigueur à l'époque moderne dans les mouvements d'opposition aux dirigeants réformateurs, accusés de trahir l'islam de l'intérieur.Même la guerre sainte classique, à savoir contre les infidèles, ne recueillit pas toujours une adhésion universelle. En 1690, pendant la guerre contre l'Autriche, rapporte l'historien ottoman Esad Efendi qui vécut au début du XIXe siècle, un derviche bektashi«... se rendit de nuit au camp des troupes musulmanes et passant d'un soldat à l'autre leur dit: "Idiots, pourquoi gaspillez-vous votre vie pour rien ? Honte à vous ! Tous les discours que vous entendez sur les vertus de la guerre sainte et sur le martyre dans la bataille ne sont qu'un tissu d'inepties. Pendant que l'empereur ottoman jouit des délices de son palais, et que le roi des Francs batifole dans son pays, pourquoi devriez-vous perdre la vie en combattant dans ces montagnes!"6».Ce récit, rédigé à une époque où un décret impérial venait d'interdire l'ordre bektashi, est peut-être apocryphe, mais il reflète la méfiance dans laquelle étaient tenues les confréries derviches, souvent accusées de manquements aux principes et aux devoirs fondamentaux de l'islam.

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L'essentiel de nos informations concernant les confréries derviches date de la période ottomane ; à cette époque, elles occupaient une place éminente et reconnue dans la société, mais leurs origines remontaient aux premiers temps de l'islam, et nombre de leurs croyances et de leurs rites s'enracinaient dans une antiquité encore plus lointaine. De même que les païens christianisés du sud et du nord de l'Europe intégrèrent dans les célébrations de Noël certains rites des saturnales romaines et du Yule viking, de même les peuples convertis à l'islam conservèrent quantité de rites et de coutumes hérités des anciennes civilisations du Moyen-Orient. Les croyances et les rites des différents ordres derviches sont apparentés aux danses cultuelles de la civilisation égéenne, aux cérémonies célébrant le retour des saisons en Egypte, en Babylonie et en Perse, aux extases chamaniques des Turcs d'Asie centrale et à la philosophie mystique des néo-platoniciens.Au début de l'islam, les convertis trouvaient dans cette nouvelle religion une réponse à leur quête spirituelle et se laissaient volontiers guider par ses porte-parole autorisés. Mais devenant tout à la fois plus versés dans les sciences religieuses et plus distants, ces derniers cessèrent bientôt de satisfaire les besoins spirituels et sociaux d'un nombre croissant de musulmans, qui se mirent à chercher ailleurs. Pendant plusieurs siècles, beaucoup d'entre eux se tournèrent vers des sectes musulmanes dissidentes, en particulier les différents courants du shiisme, lesquels s'accordaient au moins sur un point: sous le règne des califes et des sultans et sous la férule des ulémas sunnites, la communauté islamique s'était égarée et devait donc être ramenée dans le bon chemin. Cependant, toutes les tentatives de révolution shiite échouèrent, les unes parce qu'elles furent étouffées dans l'œuf, les autres, parce que, après avoir conquis le pouvoir, elles ne changèrent rien à la situation. Avec le reflux du shiisme, un autre mouvement, celui des soufis, prit son essor et étendit peu à peu son influence.Expérience mystique purement individuelle à l'origine, le soufisme devint un mouvement de masse, organisé en confréries {tarïqa en arabe, tarikat en turc). A la différence des shiites, les soufis ne rejetaient pas officiellement les doctrines sunnites et, pour la plupart, acceptaient l'ordre politique établi. Certains entrèrent même au service de l'État ou collaborèrent avec ses différents organes. En Turquie, par exemple, les Bektashis entretinrent, depuis sa naissance jusqu'à sa dissolution, des liens étroits avec le corps des janissaires. Les confréries soufies tempéraient l'austérité du culte sunnite et le légalisme plutôt froid des ulémas. Leurs saints et leurs chefs s'efforçaient de combler le fossé entre l'homme et Dieu institué par la doctrine sunnite. Contrairement aux ulémas, ils jouaient le rôle de pasteurs et de guides spirituels. Possédant une foi mystique et intuitive, ils donnaient dans leurs pratiques rituelles une place à l'émotion et à l'extase. Pour réaliser l'union mystique avec Dieu, ils n'hésitaient pas à recourir à la musique, au chant et à la danse. Alors que les ulémas étaient devenus partie intégrante de l'appareil de gouvernement, les soufis, restés proches du peuple, surent sauvegarder leur autorité et leur prestige.Malgré ses aspects populaires et mystiques, le soufisme trouva un écho grandissant auprès des intellectuels musulmans, et parfois même non musulmans. Ses enseignements se frayèrent un chemin dans l'islam officiel, grâce au génie de l'un des plus grands théologiens et philosophes du Moyen Age musulman, Muhammad al-Ghazâlï (1059-1111), dont les œuvres, rédigées en persan mais surtout en arabe, eurent une influence déterminante sur l'évolution des sciences religieuses. Né à Tus, dans le Khorassan, al-Ghazâlî poursuivit des études de droit et de jurisprudence à Nichapur puis à Bagdad, où en 1091, il devint professeur à la madrassa Nizâmiyya fondée par Nïzâm al-Mulk, le grand vizir persan du sultan seljuqide. Quatre ans plus tard, il démissionna brusquement de son poste, renonça à toutes ses fonctions publiques et se retira du monde pour réfléchir dans la solitude aux grands problèmes religieux. Pendant les dix ans que dura cette crise intérieure, il entreprit une étude approfondie de la théologie, de la philosophie et du droit, tout en parcourant le monde musulman. Ses voyages Je conduisirent à La Mecque, à Jérusalem, à Damas et à Alexandrie. Encore aujourd'hui, les visiteurs de la grande mosquée de Damas peuvent voir l'endroit où il s'asseyait pour méditer. Dans un remarquable ouvrage autobiographique, al-Ghazàlï explique comment, après avoir vainement cherché une réponse à sa soif de vérité dans la théologie scolastique, la philosophie rationnelle et même les doctrines shiites, il la trouva finalement dans le soufisme. En 1106, il retourna dans sa ville natale où il créa une loge soufie.Al-Ghazâlï n'était pas un extrémiste. Il consacra plusieurs traités à la défense des thèses sunnites, à la fois contre l'ésotérisme du shiisme et le rationalisme des philosophes. Il s'en prit également à divers courants intellectuels de l'époque, dénonçant avec véhémence leur intellectualisme, leur esprit scolastique, leur obsession des « systèmes et des classifications, des mots et des raisonnements sur les mots » ; il s'efforça de donner une plus grande place à l'expérience religieuse subjective et d'intégrer une partie au moins des enseignements et des rites soufis dans l'islam officiel. «Revivificateur de la religion» (Muhyïl~Dïn), ce glorieux surnom que lui conférèrent les générations ultérieures donne une mesure de la réussite de son entreprise.Néanmoins, certaines doctrines et pratiques soufies demeuraient suspectes, notamment l'indifférence manifestée par une poignée de maîtres soufis à l'égard du credo musulman, du droit et même des nécessaires barrières séparant la vraie foi des autres. Ce relativisme, comme on dirait aujourd'hui, trouve une illustration exemplaire dans l'œuvre de Jalâl al-Dïn Rùmï (1207-1273). Né à Balkh en Asie centrale, ce très grand poète soufi s'installa avec sa famille à Konya en Turquie, où il passa le reste de sa vie. Il écrivit en turc et même en grec, langue qui était encore largement utilisée en Anatolie, mais surtout en persan. Ses poèmes expriment ce que les théologiens détestaient le plus dans le soufisme :« Dans le temple des idoles, si je possède l'image de mon aimée,

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C'est une erreur d'aller à La Mecque pour le pèlerinage. Si la Ka'ba n'a pas son parfum, c'est une synagogue.Et la synagogue, qui garde son odeur, c'est notre Ka'ba7. »Un autre de ses poèmes est encore plus explicite : « Que faire, ô musulmans ? Car je ne me reconnais pas moi-même. Je ne suis ni chrétien ni juif, ni guèbre, ni musulman ; je ne suis ni d'Orient ni d'Occident, ni de la terre ni de la mer; je ne proviens pas de la nature, ni des deux en leur révolution. Je ne suis pas de terre ni d'eau, ni d'air ni de feu,Je ne suis ni d'Inde, ni de Chine, ni de la Bulghar, ni de Saqsin, je ne suis pas du royaume d'Iraq ni du pays de KhorassanMa place est d'être sans place, ma trace d'être sans trace,Ce n'est ni le corps ni l'âme, car j'appartiens à l'âme du Bien-Aimé8.»On comprend pourquoi les ulémas sunnites, notamment ceux qui administraient la justice, considéraient les soufis avec la plus extrême méfiance. Selon les époques, ils les accusèrent de professer des doctrines panthéistes, niant ainsi l'unité et la transcendance de Dieu, de vénérer des saints et des lieux sacrés, alors que l'islam interdit l'idolâtrie, de se livrer à des pratiques magiques et de répandre des méthodes douteuses pour atteindre l'extase. Toutefois, le reproche qui leur était le plus communément adressé était que, poursuivant un impossible idéal d'union avec Dieu, ils négligeaient l'observance des préceptes divins et incitaient les autres à faire de même.Mais on craignait aussi, sur un plan plus politique, ces dangereuses forces populaires que les derviches pouvaient à leur guise contenir ou, au contraire, déchaîner. Sous les sultans seljuqides, et plus tard ottomans, se produisirent plusieurs révoltes derviches, dont certaines faillirent renverser le pouvoir en place. C'est sans doute pour se mettre à l'abri d'un tel danger que les princes adoptaient parfois un ordre derviche et accordaient à ses chefs une place éminente. Ce fut le cas, par exemple, du plus conformiste des ordres ottomans, la confrérie des Mevlevis fondée par Jalâl al-Dïn Rûmï. Les Mevlevis, plus connus en Occident sous le nom de derviches tourneurs, appartenaient pour la plupart à la classe moyenne ou supérieure des villes; relativement complexes, leurs doctrines ne s'écartaient que très peu de l'islam officiel. Dès la fin du XVIe siècle, ils gagnèrent les faveurs des sultans ottomans et en 1648, lors de la cérémonie officielle d'intronisation, leur chef ceignit le nouveau sultan de l'épée d'Osman. Cette tradition se perpétuerait quelque temps.Très différents les uns des autres, les ordres derviches menaient parfois de longues batailles entre eux. A l'occasion, ils se faisaient les défenseurs de l'innovation; ainsi, dans l'Empire ottoman du XVIIe siècle, ils se prononcèrent en faveur de la licite du café et du tabac, produits que les ulémas sunnites condamnaient, au même titre que la musique et la danse, comme des innovations blâmables. Vers la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, lorsque les Russes, les Britanniques et les Français occupèrent la Transcaucasie, l'Inde et l'Algérie, ce furent des ordres derviches qui prirent la tête de la résistance populaire à l'impérialisme. Ayant développé au cours des siècles une doctrine prêchant la soumission à toute autorité capable de s'emparer du pouvoir et de s'y maintenir, les ulémas ne bougèrent pas.Une vieille anecdote turque illustre de façon caricaturale les griefs des derviches envers la société musulmane et la méfiance de celle-ci à leur égard. Un derviche se rendit un jour chez un homme riche pour lui demander l'aumône. Peu convaincu de la piété du derviche, le riche le pria d'énumérer les cinq piliers de l'islam. Le derviche récita la profession de foi: «Je témoigne que point de divinité si ce n'est Dieu ; je témoigne que Mahomet est l'apôtre de Dieu » et se tut. « Et le reste? s'étonna l'homme riche. Que fais-tu des quatre autres?» A quoi le derviche répliqua: «Vous, les riches, vous avez abandonné le pèlerinage et la charité, et nous, les pauvres derviches, la prière et le jeûne; que reste-t-il donc sinon l'unité de Dieu et l'apostolat de Mahomet ? »Pour les musulmans, et par conséquent pour les minorités, principalement juives et chrétiennes, qui vivaient sous l'autorité d'un État musulman et faisaient partie d'une société majoritairement musulmane, la religion ne représentait pas seulement un système de croyances, un ensemble de pratiques rituelles et une organisation communautaire. C'était aussi le fondement de l'identité, le premier objet de fidélité, l'unique source d'autorité légitime. Le monde musulman comprenait de nombreuses nations - arabe, persane, turque, pour ne citer qu'elles — et des États physiquement ancrés dans un territoire — par exemple, le royaume du sultan égyptien, celui du sultan ottoman ou encore celui du shah de Perse. Mais à aucun moment de l'histoire de ces États musulmans traditionnels, ces deux notions ne revêtirent l'importance politique et culturelle qu'elles eurent en Europe; de même, jamais les souverains de ces États et les dirigeants de ces nations ne cherchèrent à récuser, ni même à limiter l'autorité de la religion et de ses représentants dûment accrédités. Chapitre XIII La cultureLe Moyen-Orient est une civilisation millénaire, l'une des plus anciennes du monde. Toutefois, si nous la comparons à d'autres, l'Inde ou la Chine par exemple, on s'aperçoit immédiatement qu'elle s'en distingue par deux traits qui lui sont propres.Le premier est la diversité, le second la discontinuité. L'histoire chinoise depuis ses origines jusqu'à une époque très récente présente un indiscutable élément de continuité. Par-delà tout ce qui les sépare, la Chine moderne et la Chine ancienne parlent des variantes aisément identifiables d'une même langue, utilisent des variantes d'une même écriture et

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adhèrent à des variantes d'un même système philosophico-religieux. Depuis les témoignages les plus anciens jusqu'à l'actuelle République populaire de Chine, l'aire de civilisation chinoise, malgré ses nombreux particularismes locaux, se reconnaît dans une même identité. Cela vaut aussi de l'Inde. Bien qu'elle ne soit ni aussi exclusive ni aussi homogène que celle de la Chine, la civilisation indienne reste une force de cohésion et d'unification. La religion hindoue, l'écriture nâgarie, les textes classiques et religieux en sanscrit ont toujours occupé une place de premier plan dans la conscience que l'Inde peut avoir de sa permanence depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours.Le Moyen-Orient ancien n'a jamais connu une telle unité, et son histoire depuis ses origines jusqu'à l'époque moderne ne manifeste pas semblable continuité. Très diverses, les civilisations du Moyen-Orient ancien ne possédaient pas de facteurs d'unification comparables à l'écriture chinoise ou nâgarie, à la philosophie confucéenne ou à la religion hindoue. Elles naquirent en des lieux différents et empruntèrent des chemins séparés. Même si elles finirent par se rapprocher, culture, religion et mode de vie conservèrent des caractères distincts.Mais surtout la différence la plus spectaculaire réside dans l'absence de continuité dont témoigne l'histoire culturelle de la région. Alors que l'Inde et la Chine chérissent leur passé et n'ont cessé de l'étudier, le Moyen-Orient ancien disparut, sombra dans l'oubli et fut littéralement enterré. Ses langues s'éteignirent et ses écrits demeurèrent scellés dans des écritures que plus personne ne savait déchiffrer. Ses dieux et ses rites ne furent bientôt plus connus que par une poignée d'historiens et autres spécialistes. Bien plus, la région n'a pas de nom propre. C'est d'ailleurs pourquoi, au XXe siècle, d'abord l'Occident, puis d'autres parties du monde et finalement ses habitants eux-mêmes en vinrent à la désigner sous le nom de Moyen- ou de Proche-Orient, appellations ternes, sans saveur et pour le moins relatives, qui sont loin d'avoir la dignité, la stature et le pouvoir évocateur de vocables comme l'Inde ou la Chine.Une fois cette différence cernée, les raisons en apparaissent d'elles-mêmes. Une succession de bouleversements cataclysmiques, dont les plus importants ont été l'hellénisation, la romanisation, la christianisa-tion et l'islamisation, ont submergé l'essentiel de la culture écrite du Moyen-Orient ancien. Ces bouleversements ont laissé une empreinte visible jusqu'aujourd'hui; depuis le VIIe siècle, l'islam n'a cessé de façonner la région. Les langues les plus anciennes — l'égyptien, l'assyrien, le babylonien, le hittite, le vieux-persan, etc. — ont été abandonnées et oubliées, jusqu'au jour où des orientalistes les ont exhumées, déchiffrées, interprétées et rendues à l'histoire, ou plutôt aux historiens, et finalement aux peuples de la région. Longtemps, ce travail a été l'œuvre exclusive de chercheurs étrangers à la région ; aujourd'hui, ce sont toujours eux qui dominent la discipline. Le lien qui unit les habitants du Moyen-Orient à leur passé préislamique est encore ténu, d'autant qu'il s'est récemment heurté à un puissant mouvement de renouveau islamique.Un autre rapprochement, cette fois avec l'Europe, serait sans doute instructif. Les peuples barbares qui déferlèrent sur l'Empire romain d'Occident s'efforcèrent de préserver au moins ses formes et ses structures. Ils adoptèrent sa religion, le christianisme, se plièrent à sa langue, le latin, et, soucieux de se donner une légitimité, reprirent tant bien que mal à leur compte son droit et ses institutions. Lorsque, au VIIe et au VIIIe siècle, ils conquirent une grande partie de l'Empire romain d'Orient, les Arabes suivirent une voie bien différente. Ils apportèrent leur religion, l'islam, leur langue, l'arabe, leurs Écritures, le Coran, et créèrent leur propre gouvernement impérial. Bien qu'il subît inévitablement l'influence de ses prédécesseurs et de ses voisins non musulmans, l'Empire islamique inaugura un nouveau type de société et surtout d'organisation politique, où l'islam n'était pas seulement le fondement de l'identité, mais aussi la source de la légitimité et de l'autorité. L'arabe y occupa la place du grec dans le monde hellénistique, du latin en Europe, du sanscrit dans le sous-continent indien et du chinois en Extrême-Orient. Pendant quelque temps, il fut pratiquement la seule langue du gouvernement, du droit et de l'administration, mais aussi du commerce, de la culture et de la vie quotidienne. Et même lorsque d'autres langues littéraires, notamment le persan et le turc, apparurent ou réapparurent dans le monde musulman, elles adoptèrent son alphabet et puisèrent abondamment dans son vocabulaire, tout comme les langues occidentales avaient puisé dans le latin et le grec.Certes, quantité de vestiges de l'ordre ancien - du passé préarabe et préislamique - se perpétuèrent dans les pays conquis par les musulmans. Cependant, contrairement à ce qui se passait dans la Chrétienté, ils n'étaient pas reconnus en tant que tels et ne conféraient aucun prestige. On retrouve dans la langue arabe musulmane des emprunts lexicaux à l'arabe préislamique. Comme on pouvait s'y attendre, ils sont les plus nombreux dans les divers dialectes qui conservent certains éléments des langues parlées auparavant. Mais il y en a également dans l'arabe littéraire, et même quelques-uns dans le Coran. Les vestiges identifiables de langues encore plus anciennes sont rares et controversés, et datent pour la plupart de la période qui précéda immédiatement la montée de l'islam. Il s'agit pour l'essentiel de termes empruntés au vocabulaire théologique du syriaque et de l'hébreu, au vocabulaire scientifique et philosophique du grec, au vocabulaire juridique et administratif du latin, enfin, au vocabulaire culturel et social du moyen-persan.S'ils jouèrent un rôle relativement mineur dans l'évolution de l'arabe classique et des autres langues musulmanes influencées par le parler arabe, ces emprunts témoignent d'une adaptation à l'environnement culturel. Certains, comme kïmiyà(chimie) etfalsafa (philosophie), sont immédiatement reconnaissables. D'autres sont légèrement déguisés, comme shurta (force de police), du latin cohors, cohortis qui désignait à l'époque romaine les forces auxiliaires chargées du maintien de l'ordre, ou encore 'askar (armée), du latin exercitus. Citons également « la voie droite », al-Sirat al-mustaqïm, que doivent suivre les musulmans, ainsi que les y exhorte la première sourate du Coran. Sirât n'est autre, évidemment, que la route romaine, ou strata. Certains emprunts sont indirects. Ainsi, kharâj, terme juridique désignant

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la taxe foncière imposée par la loi musulmane, vient de l'araméen préislamique keraga, qui lui-même dérive du grec khoregia, dépenses prises en charge par un citoyen pour couvrir les frais du chœur dans une représentation théâtrale.De temps en temps, ces emprunts se font à partir d'une traduction. Pour prendre un exemple moderne, d'origine persane, le mot kahrabâ' en arabe littéraire désigne l'électricité. A l'origine, il signifiait « ambre » et son évolution sémantique reflète, à l'évidence, celle du mot grec désignant l'ambre, elektron. Pour prendre un exemple plus classique, l'épithète appliquée à La Mecque dans le Coran, umm al-qurà\ «la mère des villes », pourrait bien être un calque du grec metropolis.A la fin du Moyen Age, la carte religieuse et linguistique du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avait revêtu les contours qui, à quelques exceptions près, resteraient les siens jusqu'à l'époque actuelle. Les trois principales langues étaient l'arabe, le persan et le turc, chacune connaissant des variantes et étant utilisée dans plusieurs pays. Présentant une même forme écrite mais un large éventail de dialectes, l'arabe n'était plus seulement la langue dominante de la péninsule Arabique, son lieu d'origine, mais aussi du Croissant fertile - qui couvre aujourd'hui l'Irak, la Syrie, le Liban, la Jordanie et Israël - et du littoral nord-africain - de l'Egypte au Maroc -, sans compter divers prolongements vers le sud, dans l'Afrique subsaharienne.Le persan - zabân-i Fârsï, la langue de la province de Fars, ou Pars, d'où dérivèrent le nom grec puis les noms occidentaux du pays — était parlé et écrit en Iran (ancien nom de la Perse), ainsi que dans une aire s'étendant jusqu'en Asie centrale et couvrant des régions qui forment aujourd'hui l'Afghanistan et la république du Tadjikistan. Le tadjik, de même que le dari, l'une des deux langues officielles de l'Afghanistan (l'autre est le pashto, également de la famille des langues iraniennes), sont des variantes du persan.Les langues turques ou turco-tatares - ensemble très cohérent dont le turc ottoman est le représentant le plus occidental - sont parlées dans une vaste zone géographique qui couvre l'Asie depuis les rives septentrionales et méridionales de la mer Noire jusqu'au Pacifique.A côté de ces trois grandes langues subsistaient çà et là plusieurs autres langues. Héritées de cultures plus anciennes, certaines, comme l'araméen et le copte, étaient parlées par des non-musulmans, principalement des minorités chrétiennes qui allaient en s'amenuisant ; d'autres, comme le berbère et le kurde, sont encore très répandues, mais, ne possédant pas de forme écrite standard, elles manquent de stabilité et de continuité. Après avoir survécu comme langue religieuse, savante et littéraire parmi les minorités juives, l'hébreu est redevenu une langue parlée et même une langue nationale.A l'époque classique, seule la littérature comptait au nombre des arts ; à ce titre, ceux qui s'y consacraient méritaient estime et admiration. Les musiciens — compositeurs et interprètes — se recrutaient parmi les esclaves ou appartenaient aux couches inférieures de la société ; la musique servait essentiellement d'accompagnement à la poésie. Si les noms de quelques musiciens nous sont parvenus, c'est parce qu'ils sont mentionnés à propos d'oeuvres littéraires. Les arts plastiques - surtout aux époques où l'art figuratif était vivement condamné — relevaient de l'artisanat. Au tout début, les artisans étaient dans leur écrasante majorité des non-musulmans issus des populations conquises. Avec les progrès de l'islamisation, il y eut de plus en plus d'artistes et d'architectes musulmans, mais pendant presque tout le Moyen Age, l'anonymat fut leur lot le plus courant. Ce n'est que quelques siècles plus tard, dans la Turquie ottomane et l'Iran safavide, que les peintres acquirent un statut respecté à la cour des princes. Pour beaucoup, leur nom, leurs œuvres et même leur vie nous sont connus. Certains dirigeaient des écoles et formaient des élèves. Les architectes — en général des militaires à l'époque ottomane — constituaient une catégorie à part. Ils n'étaient pas seulement des artistes, mais aussi des organisateurs et des administrateurs ; à la tête de grosses entreprises, ils construisaient des palais et des forteresses pour les sultans, des mosquées, des couvents et des madrassas pour les religieux, des ponts, des bains publics, des marchés, des auberges et des logements pour les habitants des villes. Les plus grands sont connus par leur nom; historiens et même biographes n'omettaient pas de les citer.Les palais ou les demeures privées ne comportaient que peu de mobilier. Très utilisées dans l'Antiquité, les tables et les chaises avaient disparu au Moyen Age. A la place, on trouvait des tapis, des matelas et des coussins, en laine ou en cuir, matières premières produites par les nomades. Des objets en métal, en verre et en terre cuite, tels que plateaux, lampes, bols, assiettes et ustensiles divers, venaient agrémenter les lieux. Les arts du métal, de la céramique et du verre connurent un essor considérable dans l'islam médiéval. Objets ciselés, gravés, émaillés ou peints côtoyaient tissus et broderies, paravents et moucha-rabiehs en bois finement sculpté - le bois était traité avec autant de respect qu'un métal rare et précieux.Les plus anciennes peintures conservées avaient, elles aussi, une fonction décorative. Les fresques qui ornent encore certains palais omeyyades témoignent d'une certaine continuité culturelle; par leur technique, leurs motifs ornementaux et leurs conventions iconographiques, elles sont très proches des traditions artistiques, alors encore vigoureuses, de Byzance et de la Perse préislamique. Cependant, dans ce domaine comme dans tant d'autres, les artistes intégrèrent ces anciennes traditions et en firent un art totalement neuf qui, comme la civilisation qu'il exprimait, correspondait aux goûts et aux valeurs d'une société politique créée par des Arabes et vouée à la foi musulmane.Si, avec leurs nus féminins, elles peuvent difficilement être qualifiées d'islamiques, les premières fresques commencent très tôt à adapter d'anciens thèmes à des fins nouvelles, comme le montre ce portrait d'un calife musulman représenté

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dans la posture que les artistes byzantins donnaient au kosmokrator chrétien. Cependant, ces nus et même toutes les figures humaines ne tardent pas à disparaître, pour être remplacés par des décors floraux, géométriques et surtout calligraphiques. Ce n'est que quelques siècles plus tard que l'on retrouve des peintures murales dans certains palais et salles d'audience de la Perse safavide, et plus tard encore de la Turquie ottomane. L'étape suivante, et à bien des égards la plus importante, de la peinture islamique est marquée par l'enluminure qui connaîtra un extraordinaire épanouissement chez les Arabes et, plus encore, chez les Perses et chez les Turcs. Les fortes préventions contre la représentation du visage et de la figure humaine semblent avoir disparu. A partir de la fin du Moyen Age, dessins et peintures, en général sur papier, sortent des livres, notamment en Turquie et en Iran, ainsi que dans les pays sous leur domination ou leur influence. La sculpture continue de faire l'objet de stricts interdits et même la représentation en ronde bosse d'êtres vivants reste suspecte, bien qu'elle apparaisse ici ou là.Plusieurs sultans ottomans se firent portraiturer par des artistes turcs ; d'autres, moins nombreux, par des artistes européens. Un célèbre portrait de Mehmed le Conquérant dû à Bellini est accroché à la National Gallery de Londres. A sa mort, il fut vendu, avec d'autres tableaux, par son fils plus pieux, le sultan Bayazid. Si certains souverains ottomans de la fin de l'Empire et d'autres dynastes se faisaient parfois faire leur portrait en privé, cette pratique restait officiellement condamnée. Hormis de rares exceptions, totalement atypiques, les souverains ottomans ne créèrent jamais de pièces de monnaie, ni plus tard de timbres-poste, à leur effigie. Envoyé du sultan ottoman à Paris en 1721, Yirmisekiz Çelebi Mehmed Efendi note dans sa relation d'ambassade: «La coutume en France est que le roi donne aux ambassadeurs son portrait garni de diamants, mais comme je dis qu'il ne nous était point permis d'avoir des portraits, on me donna en échange une ceinture de diamants... » Il décrit longuement et amoureusement les présents qu'il a préparés pour le roi, mais rapporte seulement en deux lignes sa visite dans la galerie de tableaux où le conduit le jeune Louis XV. Les peintures accrochées aux murs ne faisaient pas partie de sa culture. En revanche, il se passionne pour la tapisserie, un art avec lequel il se sent plus en harmonie. Le réalisme et la puissance expressive des tentures des Gobelins lui font une forte impression :« On a donné à l'un un air riant pour témoigner sa joie et à un autre un air triste pour témoigner sa tristesse. L'un est représenté tremblant de peur, l'autre pleurant, et l'autre abattu de quelque maladie. Ainsi, du premierabord, vous connaissez l'état de chaque personnage. Il n'y a point de description qui puisse exprimer la beauté de ces ouvrages. Elle est au-dessus de tout ce qu'on peut imaginer1. »Le culte musulman, à l'exception de quelques ordres derviches, ne recourant pas à la musique, les musiciens en terre d'islam n'étaient pas aussi bien lotis que leurs collègues européens protégés par l'Eglise et ses hauts dignitaires. Quoique bienvenue, la protection du souverain ou de riches particuliers était intermittente, épisodique et soumise aux caprices du mécène. Les musiciens musulmans n'ayant pas inventé de système de notation standard, leurs œuvres ne nous sont connues que grâce à la mémoire des hommes, cette faculté inconstante et faillible. Aucun corpus de musique classique musulmane comparable à celui de l'Europe chrétienne n'a été conservé. Seuls subsistent des écrits théoriques en assez grand nombre, quelques descriptions d'événements musicaux et portraits de musiciens par des écrivains ou des artistes, divers instruments anciens en plus ou moins bon état et, bien sûr, le souvenir encore vivace de concerts que gardent certains auditeurs.Selon la Tradition, la poésie arabe classique serait née au VIe siècle, lorsque les tribus de la péninsule Arabique se dotèrent d'une langue littéraire commune et perfectionnèrent la qasïda, cette ode bédouine qui pendant très longtemps allait rester la forme par excellence de la poésie arabe.De nombreux spécialistes, aussi bien arabes qu'occidentaux, ont, à l'époque moderne, remis en cause l'authenticité de presque toute la production poétique de l'ancienne Arabie. Les textes cxui nous sont parvenus contiendraient tout au plus un fonds de matériaux authentiques et seraient l'œuvre - sans doute en fonction de la qualité poétique qu'on leur attribue - de poètes ou de philologues ayant vécu au VIIIe siècle, période de renaissance qualifiée selon les uns de néoclassique et selon les autres de romantique. La poésie attribuée au début de l'ère islamique a fait l'objet des mêmes critiques; ce n'est qu'à partir des califes omeyyades en Syrie que l'on dispose d'un ensemble de poèmes dont l'authenticité est établie avec certitude.Pour la plupart, il s'agit de qasïda dues à des poètes de cour ou à des califes-poètes. Les uns voient dans la qasïda omeyyade l'héritière directe de la qasïda préislamique, les autres un modèle que les poètes néoclassiques auraient projeté dans un mystérieux passé. A l'évidence, la qasïda de la période omeyyade se réfère à une tradition qui était déjà ancienne et revêt une forme stéréotypée. A l'origine, c'était un poème de louanges où le poète vantait les vertus de sa tribu, les prouesses de ses coursiers et ses propres exploits. Traditionnellement, elle était composée pour être déclamée en public, lors des joutes poétiques qui se déroulaient pendant les festivités précédant la levée du camp, au moment des migrations saisonnières des nomades. La qasïda commence par un prélude erotique dans lequel le poète, contemplant les ruines d'un campement abandonné, se souvient des jours heureux où sa tribu et celle de sa bien-aimée occupaient des sites voisins. Puis suivent les louanges de la tribu. A partir des Omeyyades, la qasïda de cour se transforme en panégyrique, où le poète encense, non plus sa tribu, mais son souverain ou son mécène.Le prélude comprend un petit nombre de thèmes fixes et récurrents. Le poète s'approche du campement déserté et s'abandonne aux plaisirs ambivalents du souvenir. Il prend à témoin ses compagnons et pleure son bonheur perdu. Ses

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amis s'efforcent de le consoler ou lui reprochent sa vaine tristesse. Il maudit la longue nuit de séparation et interpelle l'aube qui tarde à venir. Le fantôme de sa bien-aimée lui apparaît parfois en rêve et lui adresse même quelques mots qui le laissent encore plus affligé au réveil. En général, le poète évoque ses propres visites nocturnes à sa bien-aimée, du temps où leurs tribus campaient côte à côte. Occasion de remuer le couteau dans la plaie et de se vanter de son propre courage. En effet, sa bien-aimée appartenant à une autre tribu, peut-être hostile, c'est au péril de sa vie qu'il se glisse entre les tentes ennemies pour la rejoindre chez elle ou derrière une dune. Les deux amoureux sont conscients des dangers qui les menacent, qu'ils viennent du protecteur de la dame — mari, père ou frère - qui entend défendre son honneur, ou du calomniateur (wâshï), qui répand des rumeurs malveillantes et cherche à semer la discorde entre les amants. Plus tard, ces deux personnages seront rejoints par un troisième, le censeur {raqïb) qui, animé en apparence de mauvais sentiments envers les amants, incarne en fait le gardien des bonnes mœurs.Le thème de la séparation est lié à celui de la levée du camp. La saison des pâturages de printemps prend fin, les tribus reprennent leur errance. Le crieur appelle les hommes à se préparer, les chameaux sont chargés, les tentes démontées, et les tribus partent chacune de leur côté, laissant l'amoureux inconsolé seul avec ses souvenirs. Ce jour tant redouté a été précédé d'augures et de prémonitions, par exemple le vol d'un corbeau, cet oiseau symbole de la séparation, dont les cris rauques annonçaient le départ imminent de l'aimée.La poésie amoureuse est peut-être le meilleur exemple que l'on peut donner de la poésie classique. Son thème universel la rend plus facile d'accès pour ceux qui appartiennent à une autre culture. Le cadre où se déroule l'action change avec le temps et offre donc un aperçu de l'évolution sociale et culturelle du monde musulman.A côté de la qasïda, l'époque omeyyade vit naître un autre genre de poésie amoureuse, la poésie erotique du Hedjaz. Les conquêtes arabes avaient fait affluer d'immenses richesses vers l'Arabie; dans des villes comme Médine, une nouvelle société se forma — prospère, cultivée, libre de préjugés et aimant les plaisirs. Au grand dam des milieux les plus pieux, la ville sainte devint le lieu de rencontre d'une aristocratie brillante menant grand train, les esclaves, les chanteuses et les danseuses disputant aux femmes arabes de condition libre les faveurs des rejetons dissolus des guerriers de la foi.Seule une faible partie de l'immense production poétique du Hedjaz nous est parvenue, et son étude présente des difficultés particulières. Quelques poètes sont connus par leur nom et ont laissé des recueils -dïwàn — complets. Tous les autres ne sont connus que par des fragments ou des citations figurant dans des anthologies ou des histoires littéraires compilées bien plus tard. Le halo romantique dont la tradition a entouré les héros et les aventures de cette époque rend l'authen-tification de ces fragments particulièrement délicate. Il est souvent impossible de dire si l'on est en présence d'un poème entier ou d'un extrait, et certains semblent être des fragments de qasïda, par ailleurs disparues. Leurs thèmes sont repris du prélude de l'ode bédouine, avec quelques variations. Le désert a laissé la place à la ville et l'idylle se noue avec une dame d'une autre maison. Comme dans la qasïda, le poète se montre discret lorsque son aimée est une femme arabe de condition libre. En général, il tait son nom et fait l'éloge de sa vertu. Vis-à-vis des esclaves et des filles de cabaretiers, il est plus disert.Généreuse à l'égard des besoins sexuels de la gent masculine, la loi musulmane condamne avec vigueur les amours illicites. Peu à peu, elle imposa des restrictions au mode de vie plus libre des tribus préislamiques et contint certains débordements de leur poésie amoureuse. Le calife Omar, dit-on, serait allé jusqu'à interdire la poésie erotique. La chasteté devenant un idéal, les souffrances de l'amour non récompensé se font de plus en plus insistantes. A côté du séducteur vantard et insensible, nous trouvons l'amoureux chaste et soumis, professant une passion éthérée, que les historiens du siècle suivant baptiseront 'udhrïs d'après la tribu d"Udhra dont les fils, dit la légende, se mouraient d'amour. Fidèle à la tradition, le poète 'udhrï se rend, lui aussi de nuit, dans la tente de sa belle, mais se contente d'un sourire, d'une pression de la main ou de quelques mots, louant et blâmant à la fois la vertu cruelle de son aimée. Jusqu'à quel point cet amour « platonique » reflétait la réalité est une autre affaire. Pour l'orientaliste français Régis Blachère, il n'y aurait quasiment pas de différence entre les poètes libertins auteurs de qasïda classiques et les 'udhrïs. Le spécialiste arabe, Kinànï, a probablement raison lorsqu'il considère la poésie 'udhrie comme un compromis entre l'amour charnel et la nouvelle morale religieuse.Le renversement des Omeyyades par les Abbassides et le transfert de la capitale de Syrie en Irak inaugurèrent une nouvelle ère non seulement pour l'histoire du monde musulman mais aussi pour la poésie arabe. Une élite cosmopolite de fonctionnaires et de propriétaires remplaça peu à peu à la tête de l'Empire l'aristocratie tribale des conquérants arabes. Au lieu d'un chef exerçant son autorité sur plusieurs tribus, un souverain à la mode orientale régnait à Bagdad sur une cour de plus en plus hiérarchisée. Bien que la dynastie au pouvoir fut arabe, et que l'arabe demeurât la seule langue du gouvernement, de la société et de la culture, les goûts et les traditions de l'Arabie cessèrent de donner le ton. Dans la grande ville et à la cour, la dame perdit son rang, sa liberté, et disparut derrière les murs du harem. Les gardes et les eunuques firent des visites clandestines une entreprise périlleuse sinon impossible. Les esclaves et les hétaïres les rendirent superfétatoires. Pendant quelque temps, les anciennes modes littéraires perdurèrent: des citadins qui n'avaient jamais mis les pieds en Arabie continuèrent de regretter d'imaginaires campements et de célébrer la beauté des héroïnes fictives de leurs amours littéraires. Certains essayèrent d'adapter ces thèmes à la réalité de leur temps. Un poète de Bagdad, rapporte un chroniqueur, écrivit une ode dans les formes les plus classiques à une dame de la ville, la suppliant

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de lui apparaître en rêve pour le consoler de ses nuits de solitude et de souffrance. La dame répondit qu'elle y consentirait volontiers, en échange de trois dinars d'or.Cependant, un vent nouveau soufflait sur la poésie arabe. Parmi les multitudes de convertis à l'islam se trouvaient de nombreux Persans qui, tout en ayant adopté la foi et la langue des conquérants, n'avaient que mépris pour leurs coutumes et leurs traditions. Les poètes persans, mais pas seulement eux, introduisirent de nouveaux thèmes et de nouvelles tendances dans la poésie arabe, y compris amoureuse. Désormais, le poète s'adresse à une jeune esclave, souvent une de ces hétaïres cultivées qui constituaient l'élément féminin de la société urbaine. La clandestinité n'est plus de mise, et c'est dans un autre contexte qu'apparaît le thème du rendez-vous secret. Si la prohibition de l'adultère a cessé d'être un sujet brûlant, celle de l'alcool reste la hantise du bon vivant ; ce n'est plus sa dame que le poète rencontre et quitte à l'aube dans le plus grand secret, mais sa bouteille.Bien que l'islam l'interdise, le vin occupe une place éminente dans la poésie musulmane, arabe, mais surtout persane et turque. Sa fabrication, sa vente et sa consommation étaient interdites aux musulmans, mais pas aux dhimmï. Pour s'en procurer, les musulmans étaient donc obligés de s'adresser à des infidèles. Dans la poésie arabe, le couvent chrétien, et dans la poésie persane, la loge zoroas-trienne sont presque toujours à comprendre au sens de tavernes. Souvent entrelacés, les thèmes de l'amour et du vin revêtent parfois une signification religieuse, notamment dans la poésie persane et turque. Les poètes soufis ont souvent recours aux images bachiques et erotiques pour symboliser l'union mystique avec Dieu. Cette utilisation de métaphores erotiques à des fins spirituelles avait d'illustres précédents, par exemple, le Cantique des Cantiques propre à la tradition j udéo-chrétienne.Un autre genre, riche en informations sur l'histoire des mentalités, est la poésie de chasse qu'accompagne parfois, notamment en Perse et en Turquie, une superbe iconographie. Longtemps après avoir cessé d'être une source indispensable de nourriture, la chasse continua à assumer une importante fonction sociale, culturelle et même militaire. Avec l'avènement de l'islam, les jeux et les concours athlétiques du monde hellénistique disparurent presque totalement. Les courses de chevaux et de chameaux, les combats de coqs, de chameaux et de lutteurs servaient à distraire le peuple, tandis que les arts martiaux, tels que le tir à l'arc et l'équitation, entretenaient les capacités guerrières des soldats. Cependant, jusqu'au développement extraordinaire du sport et des loisirs à l'époque moderne, la chasse était de loin l'activité la plus prisée associant exercice physique, divertissement et apprentissage. Par leur ampleur, les grandes chasses royales étaient particulièrement formatrices; à l'instar des jeux de guerre et des manœuvres militaires qui préparent les armées modernes au combat, elles fournissaient l'occasion de se familiariser avec l'organisation et l'administration, l'équipement et l'intendance, la tactique et le commandement, voire, à leur façon, les méthodes de combat.Dans la vaste littérature qui y est consacrée, les poètes rivalisent d'éloquence pour décrire, souvent avec un luxe de détails, leurs montures (cheval, chameau ou même éléphant), leurs armes (épée, arc, lance), leurs auxiliaires (faucon, chien, léopard) et leurs proies. Ils célèbrent la camaraderie, l'émulation et parfois les amours des chasseurs, l'excitation de la poursuite, la joie virile de la mise à mort et, bien entendu, les festivités subséquentes.La poésie jouait également un important rôle social, public et même politique. Le panégyrique et la satire étaient le fonds de commerce de nombreux poètes, le premier constituant une source de revenus assurés. A une époque où le journalisme, la publicité, la propagande et les relations publiques n'existaient pas, les poètes pouvaient s'avérer fort utiles. Déjà, l'empereur Auguste, pour ne citer que lui, entretenait des poètes qui, entre autres, effectuaient un travail de relations publiques pour l'Empire romain en général et l'empereur en particulier. L'art de l'éloge atteignit son apogée au Moyen Age musulman: les poètes chantaient les louanges de leur maître dans des vers faciles à mémoriser - sorte de refrains repris par tous - afin de répandre à travers le pays une image flatteuse du souverain.La poésie à des fins de propagande pouvait encenser, mais aussi dénoncer. Ce n'est certainement pas un hasard si hijâ\ le mot arabe pour « satire » est apparenté au mot hébreu hegeh, que l'on trouve dans la Bible et qui signifie « magie» ou encore «jeter un sort». L'attaque et la moquerie ne sont jamais gratuites. Les chefs tribaux de l'époque préislamique étaient déjà la cible des satiristes. Comme le rapportent les traditionnistes, Mahomet avait parfaitement conscience de l'efficacité et des dangers de la poésie de propagande. Malgré la méfiance qui entourait la poésie - Imr al-Qays, l'un des plus grands poètes de l'Arabie ancienne, était surnommé « leur chef sur le chemin de l'Enfer» -, il employait un panégyriste et veillait à contrer ceux qui le critiquaient ou le tournaient en ridicule. Un jour, il fit exécuter non seulement l'auteur d'une satire, mais aussi la chanteuse qui l'avait interprétée.Dès le Ier siècle de l'hégire, les califes omeyyades s'entourèrent de poètes de cour et, après eux, tous les souverains musulmans. Ils n'étaient d'ailleurs pas les seuls. Des personnages de moindre envergure faisaient aussi appel aux poètes pour soigner leur image et entretenir leur réputation. Etre poète devint une profession reconnue ; on trouve chez les chroniqueurs et les historiens de la littérature quantité de détails sur les modes et les niveaux de rémunération. Naturellement, celle-ci dépendait de la position sociale du mécène et des talents de son protégé. Les mêmes matériaux étaient parfois réutilisés. Après modification, un poème pouvait être revendu à un nouveau maître. Certains souverains étaient célèbres pour le soutien qu'ils accordaient aux poètes — entendez, pour leurs massives opérations de propagande. Le prince hamdanide Sayf al-Dawla, qui vécut en Syrie du nord au Xe siècle, avait à son service un nombre considérable de poètes qui, en un sens, continuent jusqu'aujourd'hui à travailler pour lui et ont induit en erreur plus d'un

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historien trop crédule. Comme on peut s'en douter, les califes fatimides employaient des poètes idéologues qui exposaient la vision fatimide du monde et plaidaient leur cause contre les Abbassides. Certains chroniqueurs nous ont laissé des listes de poètes officiels. Selon un encyclopédiste égyptien de la fin du Moyen Age, ceux qui étaient attachés à la chancellerie des Fatimides se répartissaient en deux groupes : les sunnites qui faisaient l'éloge du sunnisme et les ismaïliens qui usaient des plus serviles flatteries pour contenter leur imam.Les factions politiques, les rebelles et les sectes en tout genre avaient, eux aussi, recours à la poésie de propagande. La poésie pouvait même servir des intérêts privés, comme le montrent ces deux anecdotes tirées du Kitab al-Aghânï {Livre des chansons), oeuvre écrite en arabe au IXe siècle. La première se passe au VIIIe siècle, en Irak. Voulant entreprendre des travaux d'irrigation, un gouverneur confisqua d'autorité un terrain. S'exprimant au nom du propriétaire exproprié, le célèbre poète Farazdaq composa un poème dans lequel il accusait le gouverneur d'abus de pouvoir. L'histoire ne dit pas qui eut gain de cause. La seconde mérite d'être citée en entier :« Un marchand de Kufa se rendit un jour à Médine avec un chargement de voiles. Il les vendit tous, sauf les noirs qui lui restèrent sur les bras. Il alla s'en plaindre à son ami al-Dârimï. A cette époque, celui-ci avait abandonné la poésie et la musique pour mener une vie d'ascète. "Ne t'en fais pas, dit-il au marchand, je vais t'en débarrasser; tu les vendras jusqu'au dernier." Il composa alors ces vers :Demande à celle qui porte un voile noir : Qu'as-tu fait à ce moine dévot ?Il s'était déjà préparé à la prièreLorsque tu es apparue à l'entrée de la mosquée.Il mit son poème en musique, Sinân le scribe le recopia et la chanson remporta un vif succès. Les gens disaient : "Al-Dârimï a repris du service et renoncé à l'ascétisme." Toutes les femmes de qualité voulurent un voile noir et le marchand irakien écoula son stock. Lorsqu'il l'apprit, al-Dârimï redevint un ascète, passant de longues heures dans la mosquée2. »Ainsi naquit peut-être le premier refrain publicitaire de l'histoire.Au Moyen Age, la poésie narrative n'était pas beaucoup pratiquée par les Arabes. Hormis quelques longues romances mêlant prose et poésie, qui ne faisaient d'ailleurs pas partie de la haute littérature, et hormis quelques brefs récits de batailles, elle ne peut se comparer aux épopées ou aux ballades de l'Antiquité classique et de l'Europe médiévale. L'épopée connut un renouveau en Perse qui, avant l'islam, possédait une ancienne tradition épique. Ce renouveau s'inscrivait dans le réveil de la culture nationale perse et l'apparition d'une langue perso-musulmane. Écrit au Xe siècle par Firdusi, le Shah-name, ce long poème narratif racontant les aventures des dieux et des héros de l'ancien Iran, occupe, dans la culture persane et turque, la même place que l'Iliade, Y Odyssée et Y Enéide dans la culture occidentale. Quantité de poètes persans et turcs s'efforcèrent de l'imiter, avec plus ou moins de talent. Parmi toutes les œuvres qui s'en inspirèrent, on peut notamment citer les poèmes épiques des peuples turcs d'Asie centrale. Les Persans et les Turcs s'adonnaient aussi à un autre genre narratif, la romance qui, comprenant souvent plusieurs milliers de vers, racontait les aventures (en général malheureuses) d'un couple d'amants. Ces épopées et ces romances donnèrent l'occasion aux arts musulmans du livre (illustration, calligraphie, etc.) de s'épanouir.La maqâma (mot qui signifie « séance ») est une création originale de la littérature arabe. Il s'agit d'une œuvre relativement courte rédigée en prose assonancée {saf) où viennent s'insérer des poèmes. La maqâma fait généralement partie d'un recueil mettant en scène deux personnages imaginaires, le narrateur et le héros. Prose, poésie, récits de voyage, dialogues, sermons et raisonnements s'y côtoient, agrémentés de remarques souvent humoristiques sur les mœurs du temps. Certains de ces recueils peuvent être rangés parmi les chefs-d'œuvre de la littérature arabe. Tout en gardant sa forme caractéristique, le genre donna lieu à des imitations en persan et en hébreu.La poésie persane et la poésie turque sont entièrement d'inspiration musulmane. La poésie arabe est aussi le fait d'un nombre non négligeable de chrétiens, notamment au tout début de son histoire et aujourd'hui. Certains poètes juifs écrivaient en arabe, mais la plupart, auteurs d'œuvres essentiellement lyriques et religieuses, s'exprimaient en hébreu, la langue de la religion, de l'étude, de la littérature et même de la poésie profane. La poésie hébraïque en terre d'islam adhère étroitement à la prosodie, aux structures, aux thèmes et aux conventions de la poésie arabe.La maqâma n'était pas le seul genre de littérature distrayante en arabe classique. L'art de l'essai atteignit un haut degré de sophistication. Plus légères, les œuvres d'imagination — des apologues plutôt que des romans - pouvaient aller de la simple anecdote au long récit construit. Si beaucoup d'entre elles ressortent du merveilleux et du fantastique, certaines présentent un tableau très vivant de la vie quotidienne au temps des califes dans diverses couches de la société ou diverses régions.L'humour occupe une place de choix dans cette littérature. Les auteurs arabes du Moyen Age avaient une prédilection particulière pour l'anecdote caustique et les reparties acérées. Ils cultivaient également la parodie et se moquaient gentiment de tous les genres littéraires, y compris les plus sacrés. Qu'on nous permette de citer deux exemples. Sous les califes, comme ailleurs dans le monde, les fonctionnaires étaient connus pour leur style ampoulé et redondant. Un recueil de «gaffes cocasses» datant du XIe siècle rapporte cet échange entre un prince d'Alep et son gouverneur à Antioche qui avait pour secrétaire un homme stupide. Sur ordre de son maître, celui-ci écrivit au prince pour lui annoncer que deux galères musulmanes s'étaient perdues corps et biens : « Au nom d'Allah, celui qui fait miséricorde, le Miséricordieux. Qu'il soit porté à la connaissance du Prince - que Dieu le garde - que deux galères, j'entends deux

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bateaux, ont sombré, autrement dit coulé, par suite des turbulences de la mer, c'est-à-dire de la puissance des vagues et que tous ont trépassé, je veux dire péri. » Le prince d'Alep répondit à son gouverneur: «Votre lettre est arrivée, autrement dit nous est parvenue, et nous l'avons comprise, je veux dire lue. Châtiez votre scribe, c'est-à-dire frappez-le, et débarrassez-vous-en, autrement dit trouvez-en un autre, car c'est un faible d'esprit, je veux dire un crétin. Au revoir, entendez, cette lettre est finie3. »Un jour, raconte une autre histoire, quelqu'un reprocha à Ash'ab, un célèbre conteur de récits comiques qui vécut au Ier siècle de l'hégire, de se complaire dans des frivolités: «Pourquoi ne déclames-tu pas des hadiths, comme il sied à tout bon musulman?» «J'ai aussi un répertoire de hadiths », répliqua Ash'ab. « Alors, raconte m'en un. » Ash'ab commença à la manière traditionnelle, en citant le rapporteur et la chaîne des transmetteurs qui garantissaient l'authenticité du texte: «J'ai appris de Naii', qui le tenait d'Ibn 'Umar, que l'Apôtre de Dieu a dit : "Il existe deux qualités qui font qu'un homme qui les possède toutes deux compte parmi les plus chers amis de Dieu." » Après avoir fait observer que c'était en effet une intéressante tradition, son interlocuteur lui demanda quelles étaient ces deux qualités. Sur quoi, Ash'ab répondit: «Nafi' a oublié la première, et moi la seconde4.»La littérature de divertissement, comme d'autres genres arabes classiques, pénétra dans la culture persane et turque, non sans subir quelques transformations. Le conte et l'apologue connurent un grand épanouissement, mais l'essai et la maqàma, reflets d'une société plus austère et plus puritaine, se firent plus didactiques et moralisateurs.Sans doute parce qu'il était lié aux rites païens de l'Antiquité, le théâtre disparut du Moyen-Orient musulman, pour ne réapparaître que bien des siècles plus tard. Certaines de ses composantes, comme le conteur usant d'effets théâtraux, le mime, le clown, le danseur, continuèrent à exister pour elles-mêmes. Divers témoignages laissent penser que des comédiens improvisaient de courtes scènes comiques. Celles-ci s'adressaient surtout au menu peuple, même si, à l'occasion, la cour ne dédaignait pas ce genre de divertissement, lorsqu'il était un peu plus relevé. Mais le raffinement pouvait aussi avoir des fins plus cruelles. Au milieu du XIIe siècle, la princesse byzantine Anne Comnène raconte comment des acteurs à la cour seljuqide se moquaient de son père, Alexis, qui souffrait de la goutte :«Ces barbares, improvisateurs de talent, singeaient ses souffrances. La goutte devint un sujet de comédie. Ils jouaient le médecin et ses assistants, représentaient le basileus en personne, étendu sur un lit, et s'amusaient à ses dépens. La cour hurlait de rire devant ces enfantillages 5. »Dans le récit qu'il fit de sa visite à la cour du sultan ottoman Bayazid au début du XVe siècle, un autre empereur byzantin, Manuel II Paléo-logue, déclare y avoir vu des troupes d'acteurs, de danseurs, de musiciens et de chanteurs.La notion de pièce de théâtre — de représentation s'appuyant sur une intrigue et un texte plus ou moins préparé — est attestée pour la première fois au XIVe siècle, notamment en Egypte et en Turquie. Des marionnettes ou des ombres projetées sur un écran incarnaient les personnages, dont les répliques étaient dites par le marionnettiste. Comédies ou farces, ces pièces contenaient souvent un élément de vive critique sociale ou même politique. Le texte de certaines d'entre elles nous est parvenu, parfois avec le nom de son auteur.Les marionnettes étaient connues depuis l'Antiquité. Beaucoup plus populaire, notamment dans les pays situés au cœur du monde musulman, le théâtre d'ombres, originaire d'Extrême-Orient, est sans doute apparu à l'époque des Turcs ou des Mongols.L'art scénique proprement dit, avec des acteurs vivants jouant une suite d'événements selon un texte écrit à l'avance, date de la période ottomane. Ce sont presque certainement des Juifs réfugiés d'Europe, et surtout d'Espagne, qui l'apportèrent avec eux à la fin du XVe siècle et au XVIe. Des troupes composées de Juifs et plus tard aussi de chrétiens —Arméniens et Grecs — se produisaient à la cour ou lors de festivités particulières ; on suppose qu'ils jouaient en turc.Toutefois, ce n'est qu'au XIXe siècle, sous l'influence européenne, que le théâtre comme art à part entière s'installa véritablement au Moyen-Orient.Possédant un impact beaucoup plus fort, la ta'ziya, sorte de «mystère de la passion » shiite, commémorait, le dixième jour du mois de Muharram, le martyre de Hussein et de sa famille à Karbala. Bien qu'elle occupe une place centrale dans les cérémonies religieuses shiites modernes, la taziya est une forme théâtrale relativement récente, les premières descriptions ne remontant qu'à la fin du XVIIIe siècle.Dans l'ensemble, cependant, la littérature classique en prose ne visait pas tant à distraire qu'à instruire et, en particulier, à conserver et à transmettre le passé: l'histoire, la vie des grands hommes, l'histoire littéraire. Pratiquement dès ses débuts, l'islam comme religion et comme civilisation manifesta un sens aigu de l'histoire. Dieu lui-même, déclare un lettré égyptien du XVe siècle, parle des peuples d'autrefois et le Coran abonde en leçons tirées de l'histoire. « Tous les récits que nous te rapportons concernant les prophètes sont destinés à affermir ton cœur. Ainsi te parviennent, avec la Vérité, une exhortation et un Rappel à l'adresse des croyants» (Coran, XI, 120). Les premiers hadiths montrent des hommes profondément conscients de la place du Prophète dans la chaîne des révélations et du destin de l'humanité depuis la création jusqu'au Jugement dernier. La mission de Mahomet est un événement inscrit dans l'histoire, dont la fin et la signification sont précieusement conservées par la tradition orale et écrite. La doctrine du consensus (ijmâ'), selon laquelle, après la mort du Prophète, la guidance divine se transmit à l'ensemble de la communauté musulmane, conféra aux actes et aux vicissitudes de celle-ci une importance particulière.

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L'autorité et le prestige dont jouissaient les compagnons de Mahomet et ses successeurs immédiats poussèrent leurs descendants, au cours des combats qu'ils eurent à mener, à établir la vérité - ou à y revenir, quitte à l'adapter — sur les circonstances qui entourèrent l'avènement de l'islam et l'instauration du califat.Très tôt, les souverains musulmans comprirent leur place dans l'histoire et s'inquiétèrent du souvenir que les générations futures garderaient de leur règne. Ils s'intéressaient également aux exploits de leurs prédécesseurs et veillaient à ce que les leurs fussent transmis à la postérité. L'historiographie commence avec les biographies de Mahomet et de ses compagnons, mais aussi avec les sagas héroïques des tribus d'Arabie. Par bonheur pour l'historien, presque toutes les dynasties qui régnèrent ensuite en terre d'islam, y compris dans les régions les plus reculées, laissèrent des sortes d'annales ou de chroniques. D'ailleurs, dans de nombreux pays de la région, l'écriture de l'histoire naquit avec l'avènement de l'islam. Pour les sunnites - les shiites avaient une autre conception —, la communauté musulmane incarnait le dessein conçu par Dieu à l'intention de l'humanité, et son histoire, guidée par la Providence, révélait l'intervention du Créateur dans le monde. Il était donc capital d'avoir une connaissance précise de l'histoire, puisqu'elle pouvait fournir des réponses autorisées aux grandes interrogations religieuses et aux problèmes plus concrets du droit.Par histoire, il faut bien sûr entendre l'histoire musulmane. N'offrant pas les mêmes enseignements, celle des pays et des peuples qui ne reconnaissaient pas la dernière des révélations divines ni n'obéissaient à ses lois ne méritait pas qu'on s'y arrêtât. Et le fait est que les historiens musulmans se penchèrent rarement sur l'histoire de leurs voisins en Europe chrétienne ou ailleurs, ni sur celle de leurs ancêtres s'ils n'étaient pas musulmans, mais chrétiens, zoroastriens ou autres. Ce qu'il fallait retenir du monde antique était conservé dans le Coran et la Tradition. Le reste tomba peu à peu dans l'oubli, quand il ne fut pas littéralement enfoui.L'historiographie du Moyen-Orient musulman est d'une étonnante richesse: elle recouvre l'histoire locale, régionale, impériale et universelle, l'histoire ancienne et contemporaine, sans oublier la biographie, avec des vies de poètes et de savants, de soldats et d'hommes d'État, de ministres et de scribes, de juges, de théologiens et de mystiques. On peut également distinguer plusieurs catégories d'écrits historiques. Le récit héroïque trouve sa source dans l'Arabie préislamique, dans les légendes célébrant les guerres et les razzias des Arabes païens. Sous une forme renouvelée, il racontera les campagnes du Prophète et les immenses conquêtes des premiers musulmans. Par la suite, le genre tendra à dégénérer, à sombrer dans le panégyrique et la propagande, même si parfois il atteint encore une dimension quasi épique, comme, par exemple, dans la biographie en arabe de Saladin ou dans le récit en turc des guerres et des conquêtes de Soliman le Magnifique.D'autres écrits historiques ressortissent au droit ou même à la théologie. Ils ont pour objet de conserver ou, si nécessaire, de retrouver les traces des actes et des paroles du Prophète, ainsi que les décisions des califes « bien guidés », autant de précédents devant servir à l'élaboration de la sharia et notamment de ses dispositions réglant les affaires publiques. L'époque abbasside vit naître une forme plus littéraire et plus sophistiquée d'écrits historiques, apparemment destinée à familiariser une classe sans cesse plus nombreuse de fonctionnaires, avec des précédents gouvernementaux plus axés sur les problèmes concrets que sur la religion et parfois tirés de sources non musulmanes, perses en particulier.Pendant un temps, l'arabe fut l'unique langue de l'historiographie islamique. Puis, lorsque de nouvelles langues littéraires se développèrent au sein de la civilisation musulmane, de nouvelles identités culturelles trouvèrent leur expression dans la littérature, mais surtout la poésie et l'histoire. Du Xe au XIIIe siècle, les sunnites menèrent, le plus souvent avec succès, un combat acharné contre trois ennemis: les shiites, qui furent écrasés ou réduits à l'impuissance, les croisés, qui furent repoussés, et les Mongols qui se convertirent et s'assimilèrent. Ces combats s'accompagnèrent d'un grand renouveau sunnite qui transforma le gouvernement, la société, la culture et la civilisation musulmane. La littérature et surtout les ouvrages d'histoire se font l'écho de ces bouleversements. Certes, l'histoire occupait encore une place essentielle dans la formation des serviteurs de l'État et était d'ailleurs écrite en partie pour répondre à ce besoin. Toutefois, le pieux fonctionnaire de l'époque post-seljuqide qui avait fait ses études dans une madrassa n'avait plus grand-chose à voir avec le scribe élégant et mondain de l'époque abbasside. Fait révélateur, bon nombre des grands historiens arabes de la fin du Moyen Age étaient, de leur vivant, surtout connus pour leurs travaux dans d'autres disciplines, notamment les sciences religieuses. L'histoire ne fit jamais partie du cursus des madrassas ; en revanche, de plus en plus d'historiens étaient d'anciens élèves de ces établissements.Changement dont on ne saurait minimiser la portée. Sous les monarchies plus stables qui s'instaurèrent par la suite, notamment dans l'Empire ottoman et en Iran, l'histoire devint une préoccupation directe de l'État et l'historien, un protégé ou même un employé de celui-ci. Du coup, l'historien s'éloigna quelque peu des idéaux qui animaient ses prédécesseurs chargés de collecter et d'authentifier les hadiths, de vérifier l'exactitude des faits et l'honnêteté de leur interprétation. Néanmoins, les vieilles traditions se perpétuèrent, notamment dans l'Empire ottoman où se succédèrent des générations d'éminents historiens qui, bien qu'historiographes officiels, dépeignaient avec autant de franchise les faiblesses et les échecs de leurs maîtres que leurs qualités et leurs réalisations. L'attitude des historiens ottomans face aux défaites enregistrées par l'Empire à partir du XVIIe siècle constitue un modèle de probité intellectuelle.Quantité d'autres disciplines virent le jour durant le Moyen Age musulman. A la différence des chrétiens, les musulmans n'encouragèrent pas la traduction de leurs Écritures. Certaines autorités y voyaient même une entreprise impie, voire sacrilège. C'est pourquoi on ne trouve pas de traductions autorisées en persan, en turc ou en toute autre langue

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musulmane, comme il en existe de la Bible en syriaque (Peshitta), en latin (Vulgate), en allemand (Bible de Luther) ou en anglais (King James Version). Des commentaires en langue vernacu-laire proposaient des traductions, mais tout musulman, quelle que fut sa langue maternelle, était tenu d'étudier le Coran et de le réciter en arabe. C'est à cet impératif que la grammaire et la lexicographie arabes durent leur formidable essor. Ayant pour premier objectif de rendre les Écritures accessibles au croyant, elles permirent un développement sans précédent des sciences du langage. Les autres langues musulmanes se mirent au diapason, de même qu'au moins une autre langue non musulmane. En effet, les Juifs en terre d'islam se lancèrent à leur tour dans l'étude de l'hébreu biblique, afin de faciliter la lecture de la Torah.Les grands dictionnaires arabes du Moyen Age qui énumèrent les différents sens des mots en les illustrant à l'aide d'exemples tirés des textes classiques constituent un travail remarquable et sont à la base du développement ultérieur de la philologie. Ils inspirèrent d'autres ouvrages de référence présentés par ordre alphabétique, en particulier des dictionnaires ou répertoires géographiques qui comprenaient souvent de longues notices sur des villes, des pays ou des régions, ou encore des dictionnaires biographiques présentés par pays, par siècle ou par profession.Les traducteurs apportèrent une contribution importante au développement du savoir et plus particulièrement des sciences. A partir du IXe siècle, de grands traités grecs de mathématiques, d'astronomie, de physique, de chimie, de médecine, de pharmacologie, de géographie, d'agronomie, mais aussi de philosophie apparaissent dans des traductions arabes qui feront date. Certains de ces ouvrages étaient conservés par des communautés non musulmanes autochtones ; d'autres furent spécialement importés de Byzance. De façon significative, ce mouvement de traduction laissa de côté les historiens grecs ; en effet, les vaines agitations des païens de l'Antiquité étaient, aux yeux des musulmans, dépourvues de sens. De même, il écarta les poètes, puisque les musulmans possédaient une très riche tradition poétique et que, de toute façon, la poésie passait pour intraduisible.Les choix des traducteurs et, bien entendu, des souverains ou des riches familles qui les protégeaient, étaient dictés par l'utilité. Par bonheur pour les générations ultérieures, la philosophie était considérée à l'époque comme une science utile, puisqu'elle pouvait aider l'homme à résoudre ses problèmes en ce bas monde et à se préparer, dans l'autre, au Jugement dernier. De nombreux ouvrages grecs fondamentaux que l'Occident barbare ou indifférent avait oubliés ou définitivement perdus firent l'objet de traductions en arabe, lesquelles serviraient plus tard de base à des traductions en latin. En général, ces traducteurs n'étaient pas des musulmans, mais des chrétiens, des Juifs et, plus souvent encore, des membres de la mystérieuse secte des Sabéens; eux seuls, en effet, possédaient les connaissances linguistiques requises. Les traductions se faisaient soit directement du grec, soit à partir de versions syriaques. Si, dans leur immense majorité, les œuvres traduites appartenaient à l'héritage grec, quelques-unes provenaient d'autres sources, notamment l'Inde et la Perse préislamique. Pour autant qu'on sache, un seul livre fut traduit du latin: la chronique tardive d'Orose qui fournissait de précieux renseignements sur l'Espagne avant la conquête musulmane.Par la suite, l'intérêt pour l'Occident s'estompa. Il ne renaîtrait que quelques siècles plus tard, stimulé par des motivations fort concrètes, ainsi que l'illustrent les deux exemples suivants. En 1570 fut achevée une traduction en turc d'une histoire de France des origines à 1560, commandée par le premier secrétaire responsable, au sein du cabinet du grand vizir, des affaires étrangères. On ne possède qu'un seul manuscrit de cette traduction, à ce jour non publiée. Semblable incursion dans l'histoire de l'Occident ne se reproduira pas avant plusieurs siècles. Le médecin persan Bahâ' al-Dawla (mort vers 1510) avait, lui aussi, de bonnes raisons de s'intéresser à l'Occident. Dans un ouvrage intitulé Khulâsat al-Tajârib {La Quintessence de l'expérience), il consacre quelques pages à une nouvelle maladie, qu'il appelle le « mal arménien » ou «vérole franque ». Cette maladie, à l'évidence la syphilis, était, selon lui, originaire d'Europe, d'où elle avait ensuite migré vers Istanbul et le Proche-Orient. Apparue en 1498 en Azerbaïdjan, elle avait gagné l'Irak et l'Iran. Connue en turc et dans la plupart des autres langues musulmanes sous le nom de jirengi, «mal franc», elle fit l'objet, au XVIIe siècle, d'une description plus approfondie, largement inspirée de traités médicaux européens.La science médiévale musulmane ne se contenta pas de préserver l'héritage grec ni d'y mêler divers éléments appartenant à un Orient plus ancien ou plus éloigné. Elle y apporta sa propre contribution. La science grecque avait une prédilection pour la théorie. Plus pratique, la science musulmane enrichit l'héritage classique par des observations et des expériences dans de nombreux domaines, tels que la médecine, la chimie, l'astronomie, l'agronomie et les mathématiques. Les chiffres appelés « arabes » — la numérotation décimale incluant le zéro — étaient d'origine indienne, mais ce furent des savants du Moyen-Orient qui, au IXe siècle, sinon plus tôt, en firent le point de départ d'une nouvelle arithmétique. Fondée sur des postulats grecs et divers développements indiens, la géométrie musulmane innova aussi bien dans le domaine de la théorie que dans celui des applications : arpentage, construction et balistique. La trigonométrie connut un essor sans précédent et l'algèbre fut une invention du Moyen-Orient médiéval. L'un des plus grands algébristes fut Omar Khayyam (mort en 1131), célèbre en Orient pour ses traités mathématiques et en Occident pour les quatrains qu'il composait à ses heures perdues. Parmi ces savants, et surtout les médecins, figurait un nombre non négligeable de chrétiens et de Juifs nés au Moyen-Orient ou réfugiés d'Europe à cause des persécutions. Ils formaient avec leurs collègues musulmans une même communauté scientifique ; leurs travaux font partie intégrante de la civilisation islamique médiévale. Plusieurs musulmans dont les œuvres étaient traduites en latin et étudiées en Europe apportèrent une contribution essentielle au développement des sciences modernes. Citons notamment MuYham-mad ibn Zakariyâ al-Râzï (né à Ray, dans le Khorassan, vers 860, mort en 920), plus connu en Europe sous le nom de Rhazes,

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qui fut sans doute le plus grand médecin de tout le Moyen Age et l'auteur d'un célèbre traité sur la variole. Ou encore l'illustre Ibn Sînâ (né à Bouk-hara en 980, mort en 1037), plus connu en Europe sous le nom d'Avicenne, dont le maître ouvrage, le Canon de la médecine, fut traduit en latin par Gérard de Crémone au XIIIe siècle et constitua, pendant longtemps, l'une des bases de l'enseignement médical européen.La contribution du Moyen-Orient à la médecine occidentale ne fut pas que scientifique. Se trouvant à Edirne en 1717, Lady Mary Wortley Montagu, décrit dans sa correspondance comment les Turcs se vaccinaient contre la variole :«A propos de maladies, je vais vous raconter quelque chose qui vous donnera, j'en suis sûre, le désir d'être ici. La petite vérole, si fatale et si fréquente chez nous, est dans ce pays rendue inoffensive par la découverte de l'inoculation (c'est ainsi qu'on la nomme). Il y a un groupe de vieilles femmes spécialisées dans cette opération. A l'automne, en septembre, quand la grande chaleur est tombée, les gens se demandent entre eux qui est disposé à avoir la petite vérole. Ils se réunissent à cet effet et quand ils sont rassemblés (habituellement à quinze ou à seize), la vieille femme vient avec une coquille de noix remplie de meilleure matière varioleuse. Elle demande quelle veine on a choisie. Elle pique aussitôt celle que vous lui présentez avec une grosse aiguille (cela ne fait pas plus mal qu'une vulgaire écorchure), introduit dans la veine le venin qui peut tenir sur la pointe d'une aiguille et panse la petite blessure avec un morceau de la coquille vide; elle pique de cette manière quatre ou cinq veines... Alors la fièvre les saisit et ils gardent le lit deux jours, très rarement trois... et en huit jours, ils vont aussi bien qu'avant leur maladie... Chaque année, des milliers de gens subissent cette opération; l'ambassadeur de France dit plaisamment qu'on prend ici la petite vérole en matière de divertissement comme on prend les eaux dans d'autres pays6. »Lady Mary fut si impressionnée que l'année suivante elle fit vacciner son jeune fils. Cette méthode d'inoculation fut par la suite introduite en Angleterre et, plus tard, dans le reste du monde occidental.Deux inventions, l'une et l'autre originaires d'Extrême-Orient, donnèrent une impulsion sans précédent au savoir, à l'écrit et, plus généralement, à l'instruction. On date habituellement l'introduction du papier, une invention chinoise, de 751, année où les conquérants arabes firent prisonniers, en Asie centrale, des Chinois, fabricants de papier. Ceux-ci transmirent leur art au monde musulman. Après s'être répandues au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, l'utilisation et la fabrication du papier atteignirent l'Espagne dès le début du Xe siècle. Le remplacement de matériaux aussi peu commodes que le papyrus ou le parchemin eut d'importants retentissements. D'une part, il permit la production rapide et bon marché de livres, ce qui eut des effets bénéfiques sur l'instruction et l'érudition; d'autre part, il encouragea et facilita la prolifération de la paperasserie dans l'administration et le commerce. Le calife Hârùn al-Rashïd, rapporte un chroniqueur arabe, ordonna à tous ses fonctionnaires d'utiliser le papier, car ce qu'on y écrivait ne pouvait être effacé ou modifié sans laisser de traces.En revanche, la société musulmane du Moyen-Orient opposa de fortes résistances à une autre invention extrême-orientale, l'imprimerie. L'invention ou la réinvention de l'imprimerie grâce à des caractères mobiles en Europe au XVe siècle ne passa pas inaperçue dans l'Empire ottoman, où un décret du sultan Bayazid II l'interdit en 1485. Quelques années plus tard, des Juifs d'Espagne apportèrent avec eux cette nouvelle technique de fabrication des livres. En l'espace de quelques décennies, ils ouvrirent une imprimerie à Istanbul, à Salonique et dans plusieurs autres villes turques. Cependant, ces établissements n'étaient autorisés qu'à la stricte condition de ne pas imprimer de livres en turc ou en arabe, sans doute parce qu'il aurait été sacrilège d'imprimer des textes musulmans en arabe ou même dans d'autres langues musulmanes. Il est vraisemblable aussi que les puissantes corporations de scribes et de calligraphes ne furent pas étrangères à cette interdiction. Les Juifs se contentèrent donc d'imprimer des livres en hébreu et dans quelques langues européennes. En 1567, un certain Abgar Tibir, un Arménien de Tokat qui avait étudié la typographie à Venise, ouvrit une presse à Istanbul et en 1627, Nicodème Metaxas, un Grec né en Céphalonie et diplômé du Balliol Collège d'Oxford, fit de même avec des machines et des caractères importés d'Angleterre. Les imprimeurs arméniens et grecs étaient soumis à la même condition restrictive que les Juifs.C'est en Italie, au début du XVIe siècle, que les premières polices de caractères arabes furent créées et que les premières imprimeries arabes virent le jour. Elles produisaient essentiellement des bibles, des livres de prières et autres textes religieux à l'intention des chrétiens d'Orient arabophones. Le plus ancien texte imprimé en arabe qui soit parvenu jusqu'à nous est un livre d'heures, un horologium brève, sorti en 1514 des presses de Fano, dans les États du pape. Quelques textes non religieux et même non chrétiens furent également imprimés, notamment le Canon de la médecine d'Avicenne, des traités de géographie et, vers 1538 à Paris, une grammaire arabe. Avec l'essor de l'orientalisme, de plus en plus de classiques arabes furent publiés. Certains se frayèrent un chemin jusque dans des bibliothèques privées du Moyen-Orient.Toutefois, ce n'est qu'au début du XVIIIe siècle que l'impression d'ouvrages en caractères arabes fut officiellement autorisée au Moyen-Orient. L'initiative en revint au jeune Saïd Efendi qui, en 1721, accompagna son père en mission diplomatique à Paris. Durant son séjour, il se passionna pour l'art de l'imprimerie et acquit la conviction de son utilité. Se proposant à son retour en Turquie d'établir une imprimerie dans la capitale, il sollicita l'appui du grand vizir et parvint à ses fins, malgré l'opposition des conservateurs et des scribes. Il trouva un allié de valeur dans la personne d'Ibrahim Mùteferrika, le véritable fondateur et directeur de la première imprimerie turque. Né en Hongrie et probablement unitarien, Ibrahim se convertit à l'islam et entra au service de la Porte. En collaboration avec Saïd Efendi,

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il rédigea un mémoire sur l'utilité de l'imprimerie, qui fut soumis au grand vizir. Un soutien inattendu vint du grand mufti de la capitale et chef religieux de l'Empire, qui se laissa convaincre de publier une fatwa autorisant l'impression de livres en langue turque - laquelle s'écrivait alors en caractères arabes - sur des questions ne relevant pas de la religion. L'impression du Coran, d'ouvrages d'exégèse coranique, de hadiths, de théologie et de droit musulman restait interdite. Finalement, le 5 juillet 1727, un firman impérial autorisa l'installation d'une presse turque et l'édition de livres turcs dans « la noble ville de Constantinople protégée de Dieu». Des imprimeurs juifs et chrétiens fournirent les presses et les polices de caractères; des fondeurs typographes et des compositeurs juifs apportèrent leur savoir-faire. Par la suite, machines et caractères furent importés d'Europe, notamment de Leyde et de Paris, où des presses arabes existaient de longue date. Le premier ouvrage, un dictionnaire en deux volumes, vit le jour en 1729. Il commençait par une introduction de l'éditeur, suivie du texte intégral du décret impérial, de la fatwa du grand mufti et de l'autorisation certifiée de deux juges suprêmes de l'Empire et de quelques autres dignitaires. Venait ensuite un traité sur l'utilité de l'imprimerie.A la mort d'Ibrahim Mùteferrika en 1745, cet établissement avait imprimé dix-sept livres traitant de grammaire, de tactique militaire, de géographie, de mathématiques et surtout d'histoire. Ce qui était peu, d'autant que les tirages étaient faibles : un millier d'exemplaires pour les deux premiers ouvrages, douze cents pour le troisième, et cinq cents pour les autres. Néanmoins, la vie intellectuelle musulmane était entrée dans une nouvelle ère.La civilisation islamique du Moyen-Orient offrait, à son apogée, un tableau impressionnant et représentait, à bien des égards, le summum de la civilisation humaine. Certes, il existait d'autres civilisations brillantes - en Inde, en Chine et, à un moindre degré, en Europe - qui, sur certains plans, étaient peut-être plus avancées. Mais toutes gardaient un caractère local ou, au mieux, régional. En outre, l'islam n'était pas la première religion à prétendre que son message était non seulement universel mais aussi exclusif, que ses représentants étaient les seuls gardiens de l'ultime révélation divine et avaient pour mission de la propager partout dans le monde. Mais les musulmans furent les premiers, en créant une civilisation religieuse dépassant les bornes d'une seule race, d'une seule région, d'une seule culture, à réaliser en partie leur objectif. Le monde musulman du haut Moyen Age était cosmopolite, multiracial, pluriethnique et l'on peut même dire intercontinental.Selon l'heureuse expression du regretté S. D. Goitein, l'islam fut une « civilisation médiatrice », à la fois dans l'espace et dans le temps. Ayant pour limites extrêmes le sud de l'Europe, le centre de l'Afrique, le sud, le sud-est et l'est de l'Asie, il absorba des traits caractéristiques de ces trois continents. Partageant le même héritage hellénistique et judéochrétien que l'Europe, il l'enrichit d'éléments empruntés à des pays et des cultures plus éloignés et jeta ainsi un pont entre l'Antiquité et la modernité. Tout laissait penser que l'islam était mieux placé que la Chrétienté, grecque ou latine, pour devenir une civilisation moderne et universelle.Pourtant, ce fut l'Europe chrétienne, à la culture provinciale, mono-colore et appauvrie, qui vola de succès en succès, alors que, de son côté, la civilisation islamique du Moyen-Orient perdait sa créativité, son énergie et sa puissance. La suite de son histoire serait marquée par une conscience de plus en plus aiguë de son affaiblissement, une volonté d'en comprendre les causes et un désir passionné de retrouver sa gloire d'antan. CINQUIÈME PARTIELe choc de la modernitéChapitre XIV DéfiOn a l'habitude de faire coïncider le début de l'histoire moderne du Moyen-Orient - et d'autres parties du monde, d'ailleurs - avec l'irruption de l'Occident, ou plus précisément de l'impérialisme européen et des profondes transformations qu'il engendra. Pour les uns, tout aurait commencé en 1798 avec l'expédition de Bonaparte en Egypte; pour d'autres, avec le désastreux traité de Kùçùk-Kaynarca que la Russie victorieuse imposa en 1774 à la Sublime Porte; pour d'autres encore, avec la défaite définitive de la Turquie sous les murs de Vienne en 1683.La civilisation musulmane se définissait elle-même en termes religieux. Le Dur al-islâm, la Maison de l'islam, autrement dit le monde civilisé, comprenait tous les pays où prévalait la loi musulmane et où régnait un pouvoir musulman. Il était encerclé par le Dur al-harb, la Maison de la guerre, où vivaient des infidèles qui ne s'étaient pas encore convertis ou n'avaient pas encore été soumis. Cependant, comme en témoignent de nombreux traités d'histoire et de géographie, les musulmans établissaient une nette distinction entre les différentes régions qui s'étendaient au-delà de leurs frontières. A l'est et au sud, vivait une grande variété de peuples, les uns barbares, les autres civilisés, dont on pouvait apprendre quantité de choses utiles. Toutefois, aucun n'était un sérieux rival pour l'islam comme religion, ni pour le califat comme puissance mondiale. Civilisés ou barbares, ces infidèles pouvaient être éduqués à la vraie foi et venir renforcer les rangs du monde musulman, ce qui fut d'ailleurs le destin de myriades d'entre eux.Les grandes civilisations de la Chine et de l'Inde ne posèrent jamais un sérieux défi au Dâr al-islàm. Malgré ses immenses répercussions, la seule grande invasion païenne venue de l'est, celle des Mongols, finit par être absorbée, lorsque les conquérants se convertirent et s'assimilèrent pour devenir une composante importante du monde musulman.La situation était toute différente à la frontière ouest et, plus précisément, nord-ouest, de l'islam. Les musulmans voyaient à juste titre dans la Chrétienté, grecque et latine, une rivale, une religion universelle qui, elle aussi, s'estimait

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investie d'une mission, une religion dont les adeptes croyaient être les détenteurs de l'ultime révélation divine et avoir pour devoir de la transmettre à l'humanité tout entière. Comme dans le monde musulman, cette conviction se chercha une assise politique et militaire dans la création de puissants royaumes et, plus tard, de grands empires qui n'hésitèrent pas à utiliser la force des armes, ou d'autres méthodes, pour promouvoir leur cause. Le chrétien ne tarda pas à devenir l'infidèle par excellence, et l'Europe chrétienne l'archétype de la Maison de la guerre. Les musulmans considéraient avec un certain respect les Byzantins, en qui ils voyaient les héritiers de la Grèce ancienne et de la Rome chrétienne. Ils les respectaient, mais ne les craignaient pas car, pour l'essentiel, leurs longues relations furent marquées par le reflux continu de l'Empire romain d'Orient, qui allait culminer dans la prise de Constantinople par les Turcs en 1453. En revanche, durant les premiers siècles de l'hégire, ils n'éprouvaient ni crainte ni respect envers les barbares infidèles de l'Europe du Nord et de l'Ouest, ces sauvages tout juste bons à être réduits en esclavage. Leur attitude commença à changer, lorsque la Chrétienté occidentale entreprit de contre-attaquer, reprit le sud de l'Italie ainsi que la péninsule Ibérique et lança des expéditions militaires au Levant dans l'espoir de délivrer ses lieux saints.Le long combat qui, pendant mille ans, opposa ces deux systèmes totalisants tourna plutôt à l'avantage des musulmans. Certes, ceux-ci connurent des revers, temporaires avec l'arrivée des croisés au Levant, plus durables avec la perte de l'Espagne, du Portugal et de la Sicile. Mais tout cela fut largement compensé par l'avance des armées turques dans les Balkans et l'instauration d'un pouvoir musulman en terre chrétienne qui, pendant un temps, menaça le cœur même de l'Europe.S'ils ont existé très tôt, c'est à partir des croisades que les échanges sociaux et culturels entre l'Europe et le monde musulman devinrent massifs et multiformes. L'apport du monde musulman à l'Europe est considérable, qu'il s'agisse de ses propres créations ou de ses emprunts — retravaillés et adaptés — aux anciennes civilisations de la Méditerranée orientale et à celles d'une Asie plus lointaine. La science et la philosophie grecques, les chiffres indiens et le papier de Chine, les oranges et les citrons, le coton et le sucre, ainsi que leurs techniques de culture, ne sont que quelques exemples parmi bien d'autres de ce que l'Europe médiévale reçut du monde musulman méditerranéen dont la civilisation était bien plus avancée que la sienne.L'Europe apporta, elle aussi, sa contribution au développement du monde musulman. Mais, pendant longtemps, celle-ci se cantonna au domaine matériel et technique. Les arts, les lettres, les sciences et la philosophie européennes n'avaient guère de quoi exalter les musulmans, lesquels d'ailleurs avaient tendance à rejeter tout ce qui venait d'une religion à leurs yeux dépassée et d'une société qu'ils jugeaient primitive. Néanmoins, les Européens étaient habiles de leurs mains ; ils savaient fabriquer toutes sortes d'objets utiles. Ainsi, montres et horloges pour mesurer le temps, verres à lunettes et télescopes pour améliorer la vision furent adoptés par les musulmans dès le XVe siècle. De même, quelques fruits et légumes européens firent leur apparition au Moyen-Orient, comme par exemple les petits pois qui, jusqu'aujourd'hui, sont connus en arabe et en turc sous leur nom italien. Peu nombreuses comparées à celles qui firent le chemin inverse, les plantes importées d'Occident se multiplièrent après la découverte de l'Amérique et l'introduction en terre d'islam du maïs, de la pomme de terre, de la tomate et celle, beaucoup plus lourde de conséquences, du tabac. Toutefois, les armes furent certainement la contribution la plus importante et la plus mortifère de l'Occident. Dès les croisades, des prisonniers de guerre francs participèrent à la construction de fortifications et transmirent une partie de leur savoir-faire à leurs maîtres. Dans une lettre au calife de Bagdad, Saladin justifiait ainsi sa politique d'encouragement à la présence des marchands chrétiens dans les ports qu'il avait reconquis aux croisés : ils sont, écrivait-il, « toujours prêts à nous vendre des armes, à leur détriment et à notre avantage' ». Cette pratique se poursuivit sans interruption sous les croisades, pendant l'avance puis la retraite ottomane, et a encore cours aujourd'hui.Périodiquement, des hommes d'État et des hommes d'Église essayaient de mettre fin à ce commerce prospère. Les gouvernements européens s'accusaient mutuellement de fermer les yeux sur ce trafic, voire d'y participer activement. L'Église le condamnait de façon formelle. Au XVIe et au XVIIe siècle, par exemple, plusieurs bulles papales prononcent l'excommunication et l'anathème contre «tous ceux qui apportent aux Sarrasins, aux Turcs et aux autres ennemis de la Chrétienté, chevaux, armes, fer, fil de fer, étain, cuivre, bandaraspata, laiton, soufre, salpêtre, et tout ce qui convient à la fabrication de l'artillerie, instruments, armes et machines destinés à l'offensive et qu'ils utilisent pour se battre contre les chrétiens, ainsi que les cordes, les bois et autres fournitures nautiques et produits interdits2». Décrets d'excommunication et menaces ne réussirent cependant pas à décourager ce commerce très lucratif.Les armes à feu - artillerie de siège et de campagne et armes portatives en tous genres - occupaient une place de choix dans les importations militaires en provenance de l'Occident. Si, au début, l'utilisation de ces engins infidèles et si peu chevaleresques suscita quelques résistances, les Ottomans les adoptèrent à grande échelle, se taillant ainsi un énorme avantage sur les autres puissances musulmanes qui briguaient le contrôle du Moyen-Orient.Il est difficile de déterminer le moment précis où le rapport des forces entre l'islam et la Chrétienté se renversa. Comme toujours dans ces cas-là, on peut discerner les prémices du nouvel ordre bien avant que des événements spectaculaires ne le rendent visible. De même, l'ordre ancien continue de fonctionner bien après son abrogation officielle. Parler de renversement a souvent quelque chose d'arbitraire et d'artificiel ; c'est un moyen commode inventé par les historiens plus qu'un fait historique. De tous les grands événements qui jalonnèrent l'évolution des relations entre l'Europe et le monde musulman, ceux qui se produisirent dans les dernières années du XVIIe siècle sont sans doute les plus éloquents.

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Le 12 septembre 1683, après soixante jours de siège, les armées turques qui campaient aux abords de Vienne commencèrent à battre en retraite. C'était la seconde fois qu'elles essayaient de s'emparer de la ville, et la seconde fois qu'elles échouaient. Mais la ressemblance s'arrêtait là. Quand, en 1529, ils avaient atteint les murs de Vienne, les soldats de Soliman le Magnifique étaient au plus haut d'une vague de conquêtes qui, au cours des siècles précédents, avait submergé tout le sud-est de l'Europe et menaçait désormais le cœur même de la Chrétienté. Si Soliman dut finalement renoncer à s'emparer de la capitale impériale, son échec n'était ni décisif ni définitif. Les Turcs se replièrent en bon ordre et leur retraite inaugura un siècle et demi de paralysie réciproque, au cours duquel les deux empires - celui des Habsbourg et celui des Ottomans - se disputèrent le contrôle de la Hongrie, c'est-à-dire, en fait, l'Europe centrale. La seconde fois, l'échec fut net et sans ambiguïté ; qui plus est, dans leur retraite, les Turcs subirent plusieurs défaites écrasantes, perdirent des villes et des provinces entières, et finalement assistèrent à la destruction de leur armée.Le traité de Karlowitz, signé le 26 janvier 1699, marqua un tournant crucial dans les relations entre les deux empires et, plus profondément, entre la Chrétienté et l'islam. Ce tournant est visible aussi bien dans les termes du traité que dans la façon dont il fut négocié. Pour les Ottomans, il s'agissait d'un type de diplomatie entièrement nouveau. Tant qu'ils avaient progressé en Europe, ils ne s'étaient pas donné la peine de signer des traités au sens propre du terme, se contentant de dicter leurs conditions aux vaincus. En 1606 à Zsitva-Torok, pour la première fois de leur histoire, ils avaient négocié avec leur ennemi d'égal à égal. Beaucoup plus dramatique, à Karlowitz, ils furent contraints de signer un traité mettant fin à une guerre qu'ils avaient indiscutablement perdue sur le terrain, et ce, aux conditions imposées par les vainqueurs. Dans l'espoir de minimiser les conséquences de leur défaite, ils s'efforcèrent de gagner les bonnes grâces d'autres pays occidentaux, notamment l'Angleterre et la Hollande, afin qu'ils interviennent en leur faveur et fassent contrepoids à leurs voisins plus proches. Ce début de politique étrangère, fondé sur un nouveau rapport de forces militaires, allait se développer au cours des siècles suivants. La défaite enregistrée à Vienne et scellée par le traité de Karlowitz inaugurait une longue période de repli presque ininterrompu du monde musulman devant les puissances chrétiennes.Parfaitement conscients de ce qui venait de leur arriver, les Ottomans ne se faisaient aucune illusion. Comme l'écrivait un chroniqueur turc de l'époque : « Ce fut une défaite calamiteuse, comme il n'y en eut jamais depuis la naissance de l'État ottoman3.» Fait révélateur, la recherche des causes de ce désastre commença presque aussitôt. Analyser ce qui n'allait pas dans le pays et dans le monde était chose courante dans la littérature musulmane, religieuse et même politique, depuis les premiers jours de gloire de l'islam. Mais cette fois, la discussion tournait autour de « nous » et « les autres » : pourquoi ces misérables infidèles, que les armées de l'islam avaient toujours vaincus, tenaient-ils le haut du pavé? comment les armées musulmanes avaient-elles pu se laisser infliger une telle défaite ? Le débat s'engagea d'abord dans les rapports officiels de l'administration ottomane et, pendant longtemps, resta confiné à un petit cercle de fonctionnaires, d'officiers et d'intellectuels, le reste de la population, notamment dans les provinces éloignées de l'Empire, demeurant dans une heureuse ignorance des transformations intervenues sur la scène internationale. Peu à peu cependant, des couches supérieures, il gagna l'ensemble de la société et, après l'Empire ottoman - longtemps l'épée et le bouclier de l'islam dans sa confrontation avec la Chrétienté -, il s'empara du reste du monde musulman. La progression régulière des armées européennes, d'abord russes puis ouest-européennes, et le passage sous leur domination de nombreux pays musulmans, mais aussi un renversement spectaculaire des flux commerciaux exacerbèrent cette prise de conscience. Dotés de méthodes de production efficaces et bon marché, l'Occident et ses possessions coloniales submergèrent le Moyen-Orient de leurs produits, textiles et autres. Peu à peu, même le café, le sucre et le coton, qui figuraient parmi les principales exportations du Moyen-Orient vers l'Occident, finirent par être produits dans les colonies et vendus au Moyen-Orient par des marchands occidentaux.Bien qu'ayant été vaincue par les Ottomans au début du XVIe siècle, la dynastie safavide continua de régner sur l'Iran pendant plus de deux cents ans. Cette période fut marquée par plusieurs bouleversements majeurs: l'imposition et l'acceptation par l'ensemble des Iraniens du shiisme comme religion dominante et finalement majoritaire ; l'irruption en Iran du commerce européen et, avec lui, des rivalités commerciales et politiques entre les pays européens ; la poursuite du combat politique, militaire et religieux contre les Ottomans ; enfin, le développement de nouvelles relations avec les États musulmans situés plus à l'est, en Asie centrale et en Inde. Sous les Safavides, les arts, notamment l'architecture, la peinture et les arts décoratifs connurent un grand épanouissement. Mais, derrière cette brillante façade, le déclin de la dynastie et de la société safavides avait déjà commencé. Celui-ci devint patent au début du XVIIIe siècle, lorsque l'Iran se trouva envahi à l'est par les Afghans, à l'ouest par les Ottomans et au nord par les Russes.De plus en plus, les rivalités entre les différents pays musulmans du Moyen-Orient passaient au second plan face à la nouvelle menace que faisaient peser sur leurs frontières septentrionales deux grandes puissances chrétiennes. Dans une succession de guerres, l'Autriche et la Russie remportèrent des gains considérables, territoriaux et autres, aux dépens de la Turquie ottomane et de l'Iran. Les Autrichiens tenaient d'abord à récupérer les anciens territoires autrichiens et hongrois que leur avaient jadis arrachés les Turcs, et éventuellement à en conquérir d'autres. Si leur percée dans la péninsule Balkanique resta modeste, ils obtinrent le droit, capital à leurs yeux, de libre navigation sur le Danube jusqu'à son embouchure et pénétrèrent pour la première fois dans la vallée de la Morava, qui ouvrait la route vers Istanbul.

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Beaucoup plus inquiétante fut la progression vers le sud de la puissante Moscovie. Au cours du XVIIIe siècle, en effet, l'expansion impériale russe franchit une nouvelle étape. Au début, les choses ne se passèrent pas très bien. En 1710, après avoir traversé la rivière Prut et atteint les marches de l'Empire ottoman, les forces russes durent se retirer et abandonner leurs conquêtes. En 1723, profitant du chaos qui régnait en Iran, elles effectuèrent une seconde percée dans la région du Caucase, où elles occupèrent les villes de Derbent et de Bakou. Cette fois, les Russes avaient agi plus ou moins de concert avec les Ottomans, qui voulaient empêcher une présence russe sur leurs frontières nord mais aussi est et s'assurer une part du gâteau au cas où l'État iranien s effondrerait. Leurs victoires et leurs conquêtes furent de courte durée. Placé sous le commandement d'un brillant chef militaire, Nadir Khan, l'Iran se ressaisit. Menant campagne aussi bien à l'est qu'à l'ouest, Nadir, qui se proclama shah de Perse à la mort d'Abbâs III en 1736, réussit à chasser les Afghans, les Ottomans et les Russes du sol iranien et même à conquérir de nouveaux territoires.Malgré ces victoires ottomanes et iraniennes, le rapport des forces entre les pays musulmans et leurs adversaires européens se modifiait inexorablement. Au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, la chose devint claire pour les deux camps. En 1768, la Russie lança une nouvelle offensive contre la Porte. Disposant cette fois d'une très nette supériorité, ses armées écrasèrent tout sur leur passage; contournant l'Europe et faisant irruption dans la Méditerranée, ses escadres navales arrivèrent en vue des côtes d'Anatolie et de Syrie.Signé en 1774, le traité de Kùçùk-Kaynarca, qui mit fin à cette première guerre russo-turque, consacra la défaite humiliante des Ottomans et, plus généralement, marqua un tournant dans les relations entre l'Europe et le Moyen-Orient. L'impératrice de Russie Catherine II put dire, à juste titre, qu'il représentait une victoire « telle que la Russie n'en avait jamais eue de pareille ».Les gains que la Russie retira de ce traité peuvent être classés en trois catégories : territoriaux, commerciaux et politiques. Bien que de faible étendue, les territoires cédés avaient une importance stratégique décisive. Avec l'annexion d'Azov au début du XVIIIe siècle, la Russie avait déjà pris pied sur la rive septentrionale de la mer Noire, jusque-là entièrement sous contrôle turco-musulman. Le traité de Kùçtik-Kay-narca accordait aux Russes deux bases supplémentaires : d'une part, les ports de Kertch et Yenikale à l'extrémité orientale de la Crimée, là où se rejoignent la mer d'Azov et la mer Noire, d'autre part, la forteresse de Kinburn à l'embouchure du Dniestr. Quant à la péninsule de Crimée elle-même qui, pendant des siècles, avait été le siège d'un khanat tatar, vassal du sultan ottoman, elle était déclarée indépendante ; le khan et les territoires qu'il possédait sur la côte nord de la mer Noire, à l'est et à l'ouest de la Crimée, étaient désormais soustraits à toute autorité ou même influence ottomane. Ces dispositions facilitèrent une autre étape de l'expansion russe, notamment l'annexion de la Crimée en 1783.La perte de la Crimée eut encore une autre portée. Au cours des guerres qui les avaient opposés aux Autrichiens, les Turcs avaient dû céder plusieurs de leurs provinces européennes. Cependant, il s'agissait dans la plupart des cas de régions conquises depuis peu et peuplées en majorité de chrétiens. En Crimée, la situation était toute différente. La population se composait de musulmans de langue turque - appelés à tort Tatars — dont la présence remontait aux conquêtes mongoles du XIIIe siècle, sinon plus loin encore. Pour la première fois, les Ottomans perdaient, au profit des chrétiens, une vieille terre musulmane, habitée par des musulmans. Le coup était rude pour l'orgueil musulman. Une clause destinée à sauver la face atténuait quelque peu l'humiliation. Les Tatars de Crimée ne passaient pas sous domination russe, mais devenaient indépendants et le sultan, bien qu'il ne fut plus leur suzerain, conservait, en sa capacité de calife ou chef de l'islam, son autorité religieuse sur eux. Toutefois, l'indépendance des Tatars, de même que la juridiction religieuse des Ottomans eurent une existence éphémère.Le deuxième avantage que la Russie retirait du traité de Kiiçùk-Kaynarca était de nature commerciale. Elle obtenait le droit de libre navigation et de libre commerce dans la mer Noire et dans les Détroits - donc, l'accès à la Méditerranée - ainsi que, sur terre, la faculté de commercer dans toutes les provinces de l'Empire ottoman, asiatiques comme européennes. Ce fut là une étape marquante de la pénétration commerciale de l'Empire, pénétration à laquelle toutes les puissances européennes allaient participer au XIXe siècle.Enfin, troisième avantage, la Russie acquérait, dans les territoires ottomans eux-mêmes, des positions d'influence et de pouvoir. Dans l'immédiat, le fait le plus important était que ce traité lui reconnaissait un statut spécial dans les principautés danubiennes de Moldavie et de Valachie - qui forment aujourd'hui la Roumanie. Tout en restant officiellement sous suzeraineté ottomane, celles-ci obtenaient une large autonomie interne qui, en fait, les ouvrait à l'influence russe. En même temps, la Russie recevait le droit d'installer, à son gré, des consulats dans les villes ottomanes — privilège que les puissances occidentales cherchaient depuis longtemps à obtenir; enfin, dans ce qui pouvait paraître une concession mineure, elle se voyait accorder le droit de construire une église russe à Istanbul et de « faire en toutes circonstances diverses représentations à la Porte en faveur de cette nouvelle église» (article VII).Si l'autorité religieuse du souverain ottoman sur les Tatars de Crimée se révéla vite inefficace, il en alla tout autrement de la concession accordée en contrepartie à l'impératrice de Russie. Bien que limité à l'origine à l'église russe de la capitale, ce droit de remontrance se transforma, par le moyen d'interprétations systématiquement abusives, en un droit d'intervention en faveur de tous les sujets chrétiens orthodoxes du sultan ottoman.L'annexion de la Crimée en 1783 marqua une nouvelle étape de l'expansion territoriale russe. Après quoi, les Russes avancèrent rapidement sur les côtes nord de la mer Noire, vers l'est comme vers l'ouest, annexant et colonisant des

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territoires jusque-là habités et contrôlés par des Turcs, des Tatars ou d'autres peuples musulmans. A l'est, ils créèrent en 1785 une province impériale dans le Caucase et renforcèrent leur emprise sur les peuples et les princes indigènes de la région. S'ensuivit une guerre avec la Turquie, à l'issue de laquelle les Turcs durent, en 1792, reconnaître l'annexion des khanats tatars par les Russes et accepter que le Kouban, en Circassie, devienne la frontière entre les deux Empires. En 1795, les Russes fondèrent, en ancien territoire tatar, le port d'Odessa et, en 1812, après une autre guerre contre la Turquie, annexèrent la province ottomane de Bessarabie -aujourd'hui la Moldavie. Les Russes mettaient ainsi fin à des siècles de domination musulmane sur la mer Noire et menaçaient les frontières de l'Empire ottoman à ses deux extrémités, est et ouest.Ils menaçaient également l'Iran où, depuis 1794, régnait une nouvelle dynastie, celle des Qadjars. Après avoir redonné une certaine unité au pays et restauré l'autorité de l'État, les Qadjars tentèrent, sans succès, de récupérer les territoires conquis par les Russes dans le Caucase. L'occupation de l'ancien royaume chrétien de Géorgie par les Perses poussa certains de ses habitants à solliciter la protection de la Russie contre les envahisseurs musulmans. La réponse du tsar ne se fit pas attendre. En janvier 1801, il proclama l'annexion de la Géorgie à l'Empire russe. L'année suivante, la Russie faisait du Daghestan — ensemble de petits territoires situés entre la Géorgie et la mer Caspienne - un protectorat et, en 1804, complétait son œuvre en annexant l'Imérétie, un autre petit royaume géorgien.Dès lors, plus rien ne pouvait empêcher les Russes de se lancer à la conquête de l'Iran proprement dit. A la suite de deux guerres (1804-1813, 1826-1828), ils ravirent à la Perse et à divers princes locaux les provinces qui formeraient plus tard les Républiques soviétiques d'Arménie et d'Azerbaïdjan.En 1828, un mois après avoir signé un traité de paix avec l'Iran, la Russie déclara la guerre à la Turquie, afin de soutenir les Grecs qui, depuis 1821, luttaient pour leur indépendance. Arrivés en septembre 1829 à Edirne, c'est-à-dire à deux ou trois jours de marche de la capitale turque, ils purent imposer un traité de paix qui leur donnait des avantages considérables. Outre des gains territoriaux dans les Balkans et le Caucase à la frontière des deux empires, la Russie étendait son influence dans les affaires intérieures des principautés danubiennes et réaffirmait les droits de sa flotte marchande et de ses entreprises commerciales.Tandis que les Russes continuaient à gagner du terrain au Moyen-Orient, une autre menace se profilait à l'ouest. En effet, à la fin du XVe siècle, les Européens avaient entamé un vaste mouvement d'expansion, terrestre à partir de la Russie, maritime à partir de l'Europe occidentale. A l'est comme à l'ouest, cette avancée contre l'islam commença par une reconquête - de la Russie sur les Tatars, de l'Espagne et du Portugal sur les Maures. Puis, à la conquête succéda la contre-attaque, qui porta la guerre en territoire ennemi. Alors que les Russes progressaient vers le sud et l'est en Asie, les Espagnols et les Portugais, après avoir repris aux Arabes et aux Maures la péninsule Ibérique, pourchassaient leurs anciens maîtres jusque dans les terres d'où ils étaient venus, en Afrique et au-delà.Aux yeux de beaucoup d'Européens, les grands voyages de découverte s'inscrivaient dans une guerre religieuse; ils constituaient un prolongement des croisades et de la Reconquête contre un même ennemi, les musulmans. Quand ils abordèrent aux rivages asiatiques, les Portugais eurent pour principaux adversaires les souverains musulmans de la Turquie, de l'Egypte, de l'Iran et de l'Inde qui tentèrent, en vain, d'arrêter leur avance. Après les Portugais vinrent les Espagnols, les Français, les Hollandais et les Anglais. A eux tous, ces peuples maritimes d'Europe occidentale établirent une hégémonie en Afrique et en Asie du Sud qui se perpétua jusqu'au XXe siècle.Après la première impulsion donnée par les Portugais, les activités des Européens occidentaux en Asie du Sud furent essentiellement commerciales et maritimes et ne débouchèrent que progressivement sur une domination politique. Celle-ci d'ailleurs se limita pour l'essentiel à l'Inde, à l'Asie du Sud-Est et à l'Afrique orientale, n'affectant qu'indirectement le Moyen-Orient. Dans cette région, en effet, les intérêts des puissances occidentales continuèrent à être de nature surtout commerciale. Fait révélateur, jusqu'au début du XIXe siècle, l'ambassade britannique à Istanbul était entièrement financée par la Compagnie du Levant, qui était alors le principal instrument du commerce anglais dans la région.Lorsque les Anglais et les Hollandais eurent consolidé leur implantation en Asie, le Moyen-Orient se trouva confronté à des Européens à l'est et à l'ouest. C'est davantage cette nouvelle situation que la circumnavigation de l'Afrique par les Portugais qui provoqua un rapide fléchissement du commerce des épices transitant par la mer Rouge et le golfe Persique. Si elle n'empiétait pas encore directement sur le Moyen-Orient, l'expansion européenne en Asie et en Afrique éveilla l'intérêt des pays occidentaux pour les routes stratégiques qui le traversaient. Le caractère global des guerres révolutionnaires et napoléoniennes augmenta encore le poids de ces considérations. Les rivalités franco-anglaises et celles qui opposaient ces deux pays à la Russie entraînèrent une intervention occidentale au cœur même du Moyen-Orient. Dès lors, les Turcs n'avaient plus deux, mais quatre puissances en face d'eux : à l'Autriche et la Russie étaient venues s'ajouter la Grande-Bretagne et la France.C'est de France que, pour la première fois depuis les croisades, fut lancée une expédition militaire contre un pays situé au cœur du Moyen-Orient. En 1798, un corps expéditionnaire conduit par le général Bonaparte débarqua en Egypte, alors province ottomane, et l'occupa sans grande difficulté. Puis il tenta d'envahir la Palestine, mais l'entreprise échoua et, en 1801, les Français se retirèrent d'Egypte. Ils n'en furent chassés ni par les Egyptiens ni par leur suzerain turc, mais par les soldats britanniques, avec l'aide toute relative de troupes locales. La présence française fut de courte durée et l'Egypte retourna sous domination musulmane. Mais l'épisode servit de révélateur. L'arrivée des Français montra à quel

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point il était facile pour un petit corps expéditionnaire européen de conquérir un pays situé au cœur du Moyen-Orient. Leur départ montra que seule une autre puissance occidentale pouvait les en déloger. Cette double leçon ne serait pas perdue.Pendant presque toute la première moitié du XIXe siècle, les intérêts occidentaux au Moyen-Orient continuèrent à se limiter pour l'essentiel au commerce et à la diplomatie, chaque pays veillant à ne pas se laisser supplanter par les autres. Bien que leurs activités les amenassent souvent à s'ingérer dans les affaires intérieures de la région, ils s'abstinrent d'attaquer le centre, préférant ouvrir des brèches à la périphérie. En 1830, un an après le traité d'Andrinople entre la Russie et la Turquie ottomane, la France conquit l'Algérie, où régnait jusque-là une dynastie autonome sous suzeraineté ottomane. A la même époque, les Britanniques s'installaient sur les côtes de l'Arabie, occupant en 1839 Aden, relais charbonnier sur la route des Indes. Ce même type de considérations commerciales et stratégiques les conduisit peu à peu à imposer leur suprématie navale dans le golfe Persique, que viendrait entériner le traité signé en 1853 avec les dynastes locaux.Vers le milieu du siècle, les Russes recommencèrent à exercer de fortes pressions sur l'Empire ottoman. En juillet 1853, en plein imbroglio diplomatique, ils envahirent les principautés moldo-valaques. La France et la Grande-Bretagne apportèrent leur soutien à la Turquie et, en mars 1854, formèrent avec elle une alliance contre la Russie. La guerre dite de Crimée prit fin deux ans plus tard avec le traité de Paris, par lequel la Russie faisait quelques concessions territoriales et autres, tandis que les puissances occidentales admettaient la Turquie dans le concert des nations européennes et s'engageaient à respecter son indépendance et son intégrité territoriale. C'était la première fois que la Turquie combattait aux côtés d'alliés européens ; la présence de leurs soldats sur son sol et les contacts directs avec l'Occident qui en résultèrent seraient à l'origine d'immenses bouleversements.Arrêtés dans leur progression au Moyen-Orient par la guerre de Crimée, les Russes jetèrent leur dévolu sur l'Asie centrale. Depuis des siècles, la région s'étendant de la mer Caspienne à la frontière chinoise était divisée en trois États turco-musulmans : l'émirat de Boukhara et les khanats de Kokand et de Khiva. Au cours d'une série de campagnes éclairs, ils passèrent sous contrôle russe. Certains territoires furent annexés; les autres restèrent aux mains de «princes indigènes», sous protection russe.Le traité de paix de 1856 avait limité les activités russes dans la mer Noire. En 1870, profitant du trouble causé en Europe occidentale par la guerre franco-prussienne, les Russes dénoncèrent ces restrictions, augmentèrent leurs pressions sur la Turquie et finirent par lui déclarer la guerre le 25 avril 1877. Aux prises avec une crise constitutionnelle et une révolte dans les provinces, les Turcs furent incapables de résister à l'avance des armées russes, qui atteignirent San Stefano (aujourd'hui Yesjlkoy) situé à quelques kilomètres à peine de la capitale et dictèrent au sultan un traité draconien. Seule l'intervention de la diplomatie occidentale, surtout britannique, sauva la Turquie d'un complet désastre. Signé en 1878, le traité de Berlin fixait de nouveau des limites à l'expansion russe en territoire ottoman.Une fois de plus les Russes se tournèrent vers l'est et, en 1881, lancèrent une nouvelle campagne qui se termina par l'annexion officielle de territoires transcaspiens. Au cours de la même décennie, ils pacifièrent la région située entre la mer Caspienne et l'Oxus. Après la prise de Merv en 1884, la puissance impériale russe s'étendit sur toute l'Asie centrale jusqu'aux frontières de l'Iran et de l'Afghanistan.Là encore, l'avance de la Russie s'accompagna d'une expansion de l'Europe occidentale. En 1881, les Français occupèrent la Tunisie et, en 1882, les Britanniques débarquèrent en Egypte. Comme les Russes en Asie centrale, les Occidentaux ne touchèrent pas - ou très peu - aux monarchies et aux systèmes politiques en place, mais soumirent le pays à l'occupation militaire et prirent le contrôle de sa politique et de son économie.Soucieuse de protéger la route des Indes contre toute menace extérieure, la Grande-Bretagne fondait sa diplomatie au Moyen-Orient sur un principe : « maintenir l'intégrité et l'indépendance de l'Empire ottoman». En vain. Les Russes et plus encore les Français ne cessaient d'accroître leur influence dans l'Empire ottoman, tandis qu'à partir de 1880 l'Allemagne, devenue la principale rivale de la Grande-Bretagne, manifestait un intérêt croissant pour la région. Au grand dam des Britanniques, les gouvernements ottomans successifs semblaient ouverts aux propositions allemandes. Des financiers et des industriels allemands obtenaient des concessions ; des officiers entraînaient et réorganisaient l'armée ottomane ; des savants et des archéologues exploraient les territoires asiatiques de l'Empire. En 1889 commençait la construction du fameux chemin de fer de Bagdad qui devait relier Berlin au golfe Persique via Istanbul, Alep, Bagdad et Bassora.Cette menace allemande fut l'une des raisons qui poussèrent les Anglais à prolonger leur occupation de l'Egypte qui, au départ, devait être temporaire. Ce sont des considérations analogues qui, en 1907, l'amenèrent à signer avec la Russie un accord partageant l'Iran en deux sphères d'influence, l'une russe l'autre britannique. Il fallait à tout prix empêcher l'Allemagne, solidement implantée en Irak, de poursuivre son expansion vers l'est et le sud.En 1911, l'invasion des provinces septentrionales de la Perse par les Russes inaugura une nouvelle phase de conquêtes. Malgré sa résistance, le pays se trouva de fait sous domination russe jusqu'au déclenchement de la Première Guerre mondiale. Pendant ce temps, les Français étendaient leur influence au Maroc et, en 1912, instauraient un protectorat. Frustrée par l'occupation de la Tunisie par la France et inquiète de ses succès au Maroc, l'Italie déclara la guerre à

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l'Empire ottoman en septembre 1911 et proclama l'annexion des provinces de Tripolitaine et de Cyrénaïque, qui devinrent colonies italiennes.Entamé au XVIe siècle, le mouvement d'expansion européen prenait désormais le Moyen-Orient musulman en tenaille. Venus du nord, les Russes menaçaient la Turquie et la Perse. Après avoir contourné l'Afrique et traversé la Méditerranée, les Européens de l'Ouest pénétraient dans le monde arabe. Chapitre XV MutationsAu cours de la même période, l'influence économique de l'Europe au Moyen-Orient s'accrut dans des proportions considérables. Comme dans le domaine politique et militaire, c'était surtout la conséquence d'un rapport de forces qui allait en se détériorant, au point qu'au XIXe siècle, le Moyen-Orient serait beaucoup plus faible par rapport à l'Europe, orientale et occidentale, qu'il ne l'avait été à son apogée, au XVIe siècle. Il y a même des raisons de penser, bien qu'avec moins de certitude, que son déclin économique n'était pas seulement relatif, mais absolu.Plusieurs facteurs contribuèrent à ce retournement de situation. Dans ses rapports avec l'Europe, le Moyen-Orient pâtissait de la complexité croissante des armements et des opérations de guerre, qui en augmentait le coût. A l'intérieur, son économie subissait le contrecoup de la grande inflation des XVIe et XVIIe siècles et d'une hausse des prix continue. Son commerce extérieur était mis à mal par l'essor des routes maritimes qui, de l'Atlantique aux mers de l'Asie du Sud en passant par l'Afrique australe, détournaient une bonne partie du commerce de transit et réduisaient l'importance relative de la région. Simultanément, la balance des échanges entre l'Empire ottoman et les pays situés plus à l'est ne cessait de se dégrader, entraînant une fuite importante d'or et d'argent vers l'Iran et l'Inde. A tout cela venait s'ajouter une absence de progrès technique dans l'agriculture, l'industrie et les transports.D'autres changements étaient également à l'œuvre. Par exemple, la transformation du régime de propriété foncière. Ayant besoin de plus en plus de liquidités pour couvrir les dépenses croissantes du gouvernement et de la guerre, l'État remplaça le système traditionnel du timar par l'affermage des impôts, ce qui eut des effets adverses, aussi bien dans les campagnes que dans la capitale. Citons également le déclin rapide, surtout au XVIIIe siècle, de la population, rurale notamment. Ainsi, il semblerait qu'en 1800 la Turquie, la Syrie et l'Egypte comptaient moins d'habitants qu'en 1600.Apparemment, les prix commencèrent à augmenter brutalement au Moyen-Orient dans la seconde moitié du XVIe siècle. Cette hausse s'inscrivait dans un mouvement plus général dû, entre autres, à l'afflux d'or et d'argent en provenance des Amériques. Le pouvoir d'achat de ces métaux précieux était plus grand dans l'Empire ottoman qu'en Occident, mais moindre qu'en Iran et en Inde. Les produits de Perse, en particulier la soie, étaient très recherchés dans l'Empire et en Europe ; en revanche, la demande européenne en produits ottomans n'avait ni la même ampleur ni la même stabilité. Les céréales et les textiles représentaient les deux principales exportations vers l'Europe. Cependant, les exportations de tissus se réduisirent peu à peu, pour ne plus concerner que les cotonnades. C'était désormais au tour de l'Europe de déverser des produits manufacturés, y compris les étoffes indiennes, sur le Moyen-Orient et d'importer des matières premières, telles que le coton, le mohair et surtout la soie, notamment d'Iran. Aussi n'est-il pas surprenant que, malgré un afflux d'or et d'argent en provenance de l'Occident, les archives ottomanes révèlent une pénurie chronique de métaux précieux, même pour frapper de nouvelles pièces de monnaie.Si l'agriculture tira quelque profit de l'introduction de nouvelles cultures importées d'Occident, sa situation générale se caractérisait par un retard technique et une stagnation économique. Contrairement à l'Europe, les pays du Moyen-Orient ne connurent pas de révolution agricole et encore moins de révolution industrielle. L'industrie, qui était pour l'essentiel artisanale, fleurit jusqu'à la seconde moitié du XVIIIe siècle, mais ne s'ouvrit guère aux progrès techniques.Ce retard était surtout important dans le domaine de la construction navale et celui des armements. Dès le XVIIIe siècle, l'Empire ottoman avait fait appel à des ingénieurs européens et importé de Suède, mais aussi des États-Unis, des bateaux pour sa marine marchande et militaire. A l'intérieur de l'Empire, rien ne fut vraiment entrepris pour améliorer le réseau de routes et de canaux. Au début du XIXe siècle, les véhicules à roues étaient très rares dans presque tout le Moyen-Orient. Mis à part les calèches d'une poignée de dignitaires dans les villes et quelques charrettes de fermiers dans les villages, surtout dans les terres turques, les transports s'accomplissaient presque uniquement à dos de bête ou par voie d'eau.Les termes des échanges se modifiaient eux aussi, au détriment de l'Empire ottoman et des autres pays du Moyen-Orient. L'ouverture et l'exploitation des routes océaniques réduisaient l'importance commerciale de la région; même le commerce de la soie persane, qui avait constitué une source si importante de matières premières et de revenus sous forme de taxes pour la Turquie, était désormais presque entièrement entre les mains des marchands ouest-européens. De même, les Turcs virent leur position s'affaiblir dans la mer Noire. L'arrivée des Russes sur ses rives septentrionales entraîna un fort accroissement du commerce est-européen dans les pays riverains. Les privilèges commerciaux obtenus par la Russie en vertu du traité de Kùçùk-Kaynarca permirent à ses marchands et à ses armateurs de traiter directement avec les sujets du sultan et d'envoyer des bateaux en Méditerranée à travers les Détroits, sans passer par la capitale turque. D'autres puissances européennes ne tardèrent pas à réclamer les mêmes privilèges et les obtinrent, si bien que la Turquie perdit en grande partie le contrôle du commerce en mer Noire, au profit des Européens et surtout des Grecs.

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D'une manière générale, la part de la Turquie dans le commerce européen connut une chute spectaculaire. Avec la France, elle passa de cinquante pour cent à la fin du XVIe siècle à seulement vingt pour cent à la fin du XVIIIe ; avec la Grande-Bretagne, elle passa de dix pour cent au milieu du XVIIe à seulement un pour cent à la fin du XVIIIe. Dans le même temps, la Turquie augmenta ses importations, notamment de France et d'Autriche, et les produits européens — moins chers, et parfois de meilleure qualité — évincèrent de nombreux produits locaux.Néanmoins, de nouveaux marchés européens s'ouvrirent aux produits agricoles ottomans, en particulier à ceux des provinces balkaniques à majorité chrétienne. Ce qui eut des incidences sociales non négligeables. Le déclin de l'artisanat traditionnel appauvrit les artisans qui, pour la plupart, étaient des musulmans, et les ravala au rang de main-d'œuvre non qualifiée. En revanche, les minorités chrétiennes trouvèrent de nouveaux débouchés dans l'agriculture, le commerce et le transport maritime. Bénéficiant de la faveur et des encouragements des puissances européennes avec lesquelles elles commerçaient, elles s'enrichirent, s'instruisirent et acquirent bientôt pouvoir et influence. C'est ainsi que, peu à peu, presque tout le commerce de l'Empire ottoman avec l'Europe passa entre les mains des Européens ou des minorités autochtones, juives mais surtout chrétiennes.Le déclin de l'économie semble avoir été encore plus accentué dans les provinces arabes de l'Empire qu'en Turquie même. En Irak, en Syrie et même en Egypte, les surfaces cultivées ainsi que la population enregistrèrent une chute considérable. En Egypte, par exemple, le nombre des habitants, selon certaines estimations, serait passé de huit millions à l'époque romaine à environ quatre millions au XIVe siècle et trois et demi en 1800. Si cette baisse démographique toucha surtout les campagnes, les villes ne furent pas non plus épargnées. L'industrie cessa de se développer et même régressa. Le nombre des artisans et la qualité de leur travail se mit à décliner dans la plupart des villes et plusieurs grands ports perdirent toute activité.Ces changements étaient dus en partie à des facteurs politiques, parmi lesquels il convient de citer l'effondrement de l'autorité centrale, l'apparition de dirigeants locaux plus ou moins indépendants, les ravages infligés aux provinces par les nomades du cru et la soldatesque de passage. Dans l'ensemble, ni les militaires ni les fonctionnaires ne se souciaient de développer l'économie locale et leurs rares tentatives étaient facilement contrecarrées par les intérêts européens. Cependant, ce déclin était également dû à des facteurs économiques plus profonds, tels que l'insuffisance endémique de bois, de minerais et d'eau. La pénurie de combustible et d'énergie empêchait le développement des transports, de l'industrie et, plus généralement, du progrès technique. Même d'aussi vieilles inventions que le moulin à eau, le moulin à vent et le harnais améliorant l'efficacité de la traction animale eurent peu d'impact au Moyen-Orient, très en retard sur l'Europe dans ce domaine. Tous ces facteurs, ajoutés aux immenses ressources européennes en bois, en minerais, en énergie hydraulique et en moyens de transport, contribuèrent à affaiblir le Moyen-Orient par rapport à l'Europe et permirent à celle-ci d'instaurer sa domination économique sur la région.Le déclin de l'Empire ottoman fut dû, non pas tant à des bouleversements internes qu'à son incapacité à rattraper les formidables progrès de l'Occident, que ce soit dans les sciences ou les techniques, les arts de la guerre ou de la paix, le gouvernement ou le commerce. Conscients du problème, les dirigeants turcs avaient même quelques bonnes solutions à proposer, mais ils furent incapables de triompher des énormes pesanteurs institutionnelles et idéologiques qui faisaient obstacle aux nouvelles idées. Comme le dit un éminent historien turc, « le courant scientifique né à l'époque de Mehmed le Conquérant se brisa contre les digues de la littérature et de la jurisprudencel ». Faute de pouvoir s'adapter à un monde nouveau, l'Empire ottoman s'effondra, un peu à la manière de l'Empire soviétique aujourd'hui.Ceux qui comparent le destin de l'Empire ottoman et celui de l'Union soviétique se sont surtout arrêtés sur les aspects politiques et idéologiques : le caractère explosif du nationalisme et du libéralisme, la faillite des anciennes idéologies, la décomposition des structures politiques. Sur tous ces plans, les Russes ont, effectivement, marché sur les traces des Turcs. Avec un peu de chance, ils trouveront un Kemal Atatûrk qui ouvrira un nouveau chapitre de leur histoire nationale.Toutefois, le déclin ottoman présente un autre caractère qui atténue la force de ce rapprochement. A la différence de l'Union soviétique, en effet, la faiblesse économique du Moyen-Orient ne venait pas d'un excès de planification centralisée, mais au contraire, d'une quasi-absence de planification et de contrôle. S'il existait quelques réglementations en matière de corporations et de marché intérieur, l'économie ottomane, en termes de mobilisation et de capacités, accusait un net retard par rapport à l'Europe occidentale. De plus, elle était essentiellement tournée vers la consommation.En Occident, où la société était davantage orientée vers la production, le développement du mercantilisme permit aux compagnies commerciales et aux États qui les protégeaient d'atteindre un niveau d'organisation et de concentration économiques inconnu au Moyen-Orient, où - par habitude plus que par principe - les «forces du marché » opéraient sans véritables restrictions. Soutenues par des gouvernements animés d'une volonté d'entreprendre, les entreprises de négoce occidentales ne tardèrent pas à devenir une force avec laquelle il fallait compter. Profitant de cette disparité croissante, les marchands, puis les fabricants et, finalement, les gouvernements occidentaux en vinrent à dominer presque complètement les marchés du Moyen-Orient et même nombre de ses grands secteurs manufacturiers.Ainsi, le commerce des étoffes souffrit de l'expansion de l'Occident, les marchands anglais déversant dans les ports de l'Empire ottoman et de la Perse d'énormes quantités de cotonnades indiennes et autres tissus. Longtemps très appréciées

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en Occident, les étoffes du Moyen-Orient se trouvèrent évincées d'abord des marchés étrangers, puis même de leur marché intérieur, par des produits occidentaux moins chers et commercialisés avec des méthodes plus agressives. La tasse de café, ce faible des Orientaux, illustre de façon pittoresque ce renversement des relations commerciales. Le café, comme le sucre servant à l'adoucir, avait été introduit en Occident par le Moyen-Orient. Vers la fin du XVIIe siècle, le café figurait parmi ses principales exportations vers l'Europe. Dans la deuxième décennie du XVIIIe siècle, les Hollandais en cultivaient à Java pour le marché européen et les Français exportaient jusqu'en Turquie celui de leurs colonies antillaises. En 1739, le café des Antilles est mentionné à Erzurum en Turquie orientale. D'un prix de revient inférieur à celui produit sur les rives de la mer Rouge, le café des colonies occidentales en réduisit considérablement la part sur les marchés du Moyen-Orient.De même, le sucre venait à l'origine d'Orient. D'abord raffiné en Inde et en Iran, il fut importé d'Egypte, de Syrie et d'Afrique du Nord par les Européens et acclimaté en Sicile et en Espagne par les Arabes. Là encore, les colonies antillaises fournirent une opportunité que les Occidentaux s'empressèrent de saisir. En 1671, Colbert fit construire à Marseille une raffinerie qui exportait sa production vers la Turquie. La consommation de sucre augmenta en flèche lorsque, sans doute en raison de l'amertume de la variété antillaise, les Turcs prirent l'habitude d'adoucir leur café. Jusque-là, ils s'approvisionnaient surtout en Egypte ; toutefois, moins cher, le sucre antillais ne tarda pas à s'imposer. A la fin du XVIIIe siècle, quand un Turc ou un Arabe dégustait une tasse de café, il y avait toutes les chances pour que le café et le sucre aient été importés d'une colonie européenne par des marchands européens. Seule l'eau chaude était de provenance locale. Au XIXe siècle, on ne pourrait même plus en dire autant, les compagnies occidentales ayant pris en main le développement des infrastructures dans les villes du Moyen-Orient.L'Occident étayait sa domination économique de plusieurs manières. Tandis que les exportations du Moyen-Orient en Europe étaient limitées et parfois écartées par des droits protectionnistes, le commerce occidental au Moyen-Orient s'abritait derrière le système des capitulations qui, en fait, équivalait à un droit d'entrée, libre et sans restriction. Le terme de « capitulations » (du latin capitula, chapitres, clauses) désignait à l'époque les privilèges accordés par les souverains ottomans et autres chefs musulmans aux États chrétiens, dont les ressortissants étaient ainsi autorisés à résider et à commercer en pays musulman sans être soumis aux servitudes fiscales et autres imposées aux dhimmï. Les premiers à en bénéficier furent les États maritimes italiens aux XIVe et XVe siècles. Au XVIe, ces privilèges furent étendus à la France (1569), à l'Angleterre (1580) et à d'autres pays. La capitulation anglaise de 1580 comprend les clauses suivantes:«Nous, Empereur musulman très sacré... très puissant prince Murad Khan, en signe de notre amitié impériale, déclarons par la présente qu'à compter de ce jour, la Reine Elisabeth d'Angleterre... son peuple et ses sujets peuvent, en toute sécurité, se rendre dans nos possessions princières, avec leurs biens et leurs marchandises, leurs cargaisons et autres effets, par mer, dans des embarcations petites ou grandes, par terre, avec leurs voitures et leur équipage, que personne ne les molestera, qu'ils peuvent acheter et vendre en toute liberté et continuer à observer les lois et les coutumes de leur propre pays...Item, si un Anglais vient ici pour résider ou pour commercer, qu'il soit marié ou non, il n'aura à payer ni taxe ni capitation... Item, si un différend ou un litige surgit entre des Anglais et qu'ils en appellent à leur consul ou à leur gouverneur, personne ne les empêchera ; ils sont libres de le faire, de sorte que leur différend se règle selon leurs propres usages...Item, si des navires de guerre de notre Altesse impériale prennent la mer et croisent des navires anglais chargés de marchandises, aucun d'eux ne les arrêtera; au contraire, ils les traiteront amicalement et ne leur causeront aucun dommage, car au même titre que nous avons accordé des garanties et des droits particuliers aux Français, aux Vénitiens et aux autres Rois et princes nos confédérés, nous les accordons aux Anglais : que nul ne s'avise d'aller à l'encontre de cette loi divine et de ce privilège. ... et aussi longtemps que la Reine d'Angleterre, de son côté, respectera les termes de cette alliance et de cette sainte paix énoncés dans ce privilège, nous, de notre impérial côté, ferons de même et veillerons à ce qu'ils soient strictement observés 2. »Les relations ne se limitaient pas au domaine commercial. Dans une lettre adressée en juin 1590 à la reine Elisabeth Ire - les archives de Grande-Bretagne en conservent de nombreuses -, le sultan Murad III déclarait en conclusion :«Quand vous vous retournerez contre les infidèles espagnols, auxquels vous oppose un irréductible conflit, vous aurez, avec l'aide de Dieu, la victoire. N'hésitez pas à faire de ceux qui vous tombent sous la main de la nourriture pour vos épées et des cibles pour vos flèches. Veillez à nous tenir informés des affaires qui nous concernent. Quant à nous, si Dieu veut - que son nom soit exalté - nous ne resterons pas inactifs ; nous prendrons le moment venu les mesures qui s'imposent, pourchasserons les infidèles espagnols et, en tout état de cause, vous apporterons aide et assistance. Sachez-le bien3.»Avec l'affaiblissement progressif des États musulmans, les capitulations en vinrent à conférer des privilèges beaucoup plus étendus que ceux initialement prévus. A la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, la protection d'une puissance européenne procurait des avantages commerciaux et fiscaux considérables ; outrepassant les droits qui leur étaient accordés, les missions diplomatiques européennes distribuaient de plus en plus largement des berats ou certificats de protection. Réservés, à l'origine, aux employés et aux agents recrutés localement par les consulats européens, ces

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documents étaient vendus ou délivrés à un nombre croissant de marchands locaux qui acquéraient ainsi le statut enviable de protégé. Les autorités ottomanes essayèrent en vain de mettre un terme à ces abus. Finalement, incapable de faire entendre raison aux consuls étrangers, le sultan Selim III décida d'octroyer, lui aussi, des berats aux marchands chrétiens et juifs de son Empire. En leur conférant le droit de commercer avec l'Europe, en leur accordant des exemptions fiscales, des privilèges juridiques et des avantages commerciaux, il entendait leur permettre de concurrencer, sur un pied d'égalité, les marchands étrangers. Ces documents eurent aussi pour effet d'engendrer une nouvelle classe de privilégiés au sein de laquelle les Grecs, grâce à leurs talents de navigateurs et leurs liens maritimes, ne tardèrent pas à occuper une place éminente. Au début du XIXe siècle, ces mêmes droits furent étendus aux marchands musulmans, mais peu en usèrent.Il existe dans l'histoire d'autres exemples d'une économie stimulée par ses relations commerciales avec un pays plus actif et techniquement plus avancé. Cependant, fait exceptionnel, au Moyen-Orient, les agents et même les premiers bénéficiaires du changement, à l'intérieur comme à l'extérieur, furent des « étrangers », des Européens, bien entendu, mais aussi des membres de minorités religieuses qui, sans être vraiment étrangers, ne faisaient pas partie intégrante de la nation. En Turquie, on se plaisait à distinguer les « Francs », c'est-à-dire les Européens, des « Francs d'eau douce », à savoir les Levantins plus ou moins européanisés.Au début du XXe siècle, les étrangers et les minorités étaient surreprésentés dans le monde de la finance. En 1912, on comptait à Istanbul quarante banquiers privés. Pas un seul n'était un musulman turc ; parmi ceux qu'on peut identifier d'après leur nom, douze étaient grecs, douze arméniens, huit juifs et cinq levantins ou européens. Dans le même temps, une liste de trente-quatre agents de change comprenait dix-huit Grecs, six Juifs, cinq Arméniens — mais, là non plus, pas un Turc.Les Grecs, les Arméniens et les Juifs de Turquie se distinguaient de leurs compatriotes non seulement par la religion mais aussi par la langue. Ce n'était pas le cas dans les pays arabophones, où ils parlaient l'arabe comme leurs voisins musulmans. Grâce à cette communauté de langue, la classe de commerçants chrétiens qui se forma autour du port de Beyrouth vers les années 1830 put donner naissance, vers le milieu du siècle, à un phénomène nouveau: une bourgeoisie arabophone instruite et prospère. Bien que leur identité chrétienne les empêchât de jouer un rôle social ou politique de premier plan, ils apportèrent une contribution majeure au renouveau arabe.Les minorités religieuses participaient aussi à une autre forme de pénétration occidentale : l'acquisition de positions de pouvoir et d'influence. Après le traité de Kiiçùk-Kaynarca, les Russes avaient instauré un quasi-protectorat sur les communautés chrétiennes orthodoxes de l'Empire ottoman. Les orthodoxes représentaient l'essentiel de la population dans les provinces grecques et balkaniques, et formaient d'assez grosses minorités en Anatolie et en Syrie. En tant que protecteur de la religion orthodoxe, le tsar exerçait donc une influence considérable sur une fraction importante de la population de l'Empire. La France s'adjugea un semblable protectorat sur les sujets catholiques romains du sultan. Bien que moins nombreux que les chrétiens orthodoxes, les catholiques et, en particulier, les maronites uniates du Liban, représentaient une force non négligeable. Dans cette quête de minorités religieuses à protéger, la Grande-Bretagne était relativement désavantagée. En effet, malgré les efforts d'évangélisation de missionnaires anglais, allemands et américains, les communautés protestantes restaient insignifiantes. Divers secrétaires d'État au Foreign Office caressèrent l'idée d'étendre la protection britannique à d'autres minorités, par exemple, les Juifs et les Druzes, dont le droit à une telle protection était sans doute contestable, mais dont les services pouvaient se révéler utiles. Pays protestant, l'Allemagne partait, elle aussi, avec un handicap, mais elle trouva le moyen de le contourner en octroyant sa protection à l'ensemble de l'Empire ottoman.Cette protection religieuse revêtait de multiples formes. Bien entendu, l'un de ses principaux soucis était de veiller aux intérêts et au bien-être des sujets ottomans se réclamant de la même foi. Au XIXe siècle, étant donné la puissance de l'Europe consacrée par le système des capitulations, cela revenait à un droit d'ingérence quasi illimité dans presque toutes les affaires intérieures de l'Empire. Par ailleurs, un réseau de plus en plus étendu de missions, d'écoles et autres institutions sociales et culturelles pourvoyait aux besoins religieux et éducatifs des chrétiens et des Juifs ottomans. Les établissements scolaires, chrétiens pour la plupart, mais aussi juifs ou « laïques », attiraient un nombre croissant de musulmans. Une fois diplômés, les élèves poursuivaient leurs études en Occident; à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, des universités occidentales s'ouvrirent dans plusieurs villes du Moyen-Orient. Pour les grandes puissances, l'éducation devint un moyen privilégié d'accroître leur influence culturelle et, par ce biais, leur influence économique et politique. Pionnière dans ce domaine, la France fut ensuite imitée par l'Italie, puis la Grande-Bretagne, l'Allemagne et les États-Unis. L'impact de la Russie, quoique important chez les chrétiens orthodoxes, n'eut pas la même ampleur. Les missionnaires occidentaux réussirent à convertir quelques musulmans - tel était leur principal objectif, mais l'apostasie était passible de mort selon la sharia ; ils eurent plus de succès auprès des chrétiens : un petit nombre d'orthodoxes et de chrétiens orientaux adoptèrent une forme ou une autre de protestantisme ou de catholicisme romain.Autre préoccupation religieuse des grandes puissances : la protection des lieux saints chrétiens à Jérusalem et, plus généralement, en Palestine. Pendant des siècles, les Églises locales se les étaient âprement disputés, les autorités turques jouant avec condescendance, mais non sans efficacité, le rôle de médiateur. L'arrivée des grandes puissances protégeant

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chacune son Église eut pour effet de transformer de petits différends locaux en conflits internationaux et fut en partie à l'origine de la guerre de Crimée.Cette protection s'exerçait par le biais des ambassades et des consulats qui, grâce au système des capitulations, disposaient de grandes juridictions et de pouvoirs étendus au sein de l'Empire ottoman. Ils avaient leurs propres lois, leurs tribunaux, leurs prisons et même leur service postal.Dans cette politique européenne en faveur de l'éducation au Moyen-Orient, l'instruction militaire occupait une place capitale. L'épreuve du feu ayant montré que les arts de la guerre européens étaient désormais supérieurs à ceux de l'islam, les pays musulmans devaient se mettre à l'école de l'Europe. Depuis quelque temps déjà, des Européens étaient allés chercher fortune en Turquie comme experts ou conseillers militaires, et certains avaient, en effet, accompli de belles carrières. Mais à la fin du XVIIIe siècle, l'initiative individuelle ne suffisait plus. A l'automne de 1793, le sultan envoya à Paris une liste d'officiers et de techniciens qu'il souhaitait recruter en France. Deux ans plus tard, une liste semblable mais plus longue parvint au Comité de salut public. En 1796, le nouvel ambassadeur de France arriva à Constanti-nople avec une cohorte d'experts. Interrompue par la guerre de 1798-1802 - la Turquie et la France étant dans des camps opposés - cette coopération militaire reprit lorsque les deux pays redevinrent alliés et atteignit un point culminant lors de l'attaque anglo-russe contre la Turquie en 1806-1807.Une nouvelle étape s'ouvrit dans les années 1830, lorsque le sultan réformateur Mahmud II, soucieux de moderniser son armée, décida de faire appel aux gouvernements occidentaux. Inaugurant une relation qui se poursuivrait tout au long du XIXe siècle et même au XXe, une mission militaire prussienne arriva en 1835 et une mission navale britannique en 1838.Semblable démarche avait déjà été entreprise par Muhammad Ali Pacha, gouverneur d'Egypte, qui cherchait à s'affranchir du sultan ottoman. Lui aussi avait commencé par recruter, à titre individuel, des experts militaires et des techniciens étrangers, notamment français ; puis, en 1824, il avait fait venir tout un groupe d'officiers français, dont beaucoup se trouvaient sans emploi depuis 1815 et l'ultime défaite de Napoléon. Cette mission fut la première d'une longue série.En Iran, pays plus éloigné de l'Europe, le changement fut plus lent à s'installer. L'Iran commença à s'impliquer dans la politique européenne au temps de Napoléon; en 1807-1808, la France, puis, en 1810, la Grande-Bretagne envoyèrent des missions militaires pour former les soldats iraniens. Par la suite, des officiers russes, français et italiens arrivèrent comme instructeurs, mais leurs efforts n'eurent pas les résultats escomptés. La modernisation de l'armée iranienne ne débuta véritablement qu'au XXe siècle.L'instruction militaire fut essentiellement l'œuvre de l'Europe occidentale - de l'Angleterre, de la France, de la Prusse et, plus tard, de l'Allemagne. Quelques Italiens offrirent leurs services et, après la guerre de Sécession, des officiers américains en quête de nouvelles aventures firent carrière en Egypte. Sauf en Iran, les Russes n'arrivèrent au Moyen-Orient comme enseignants ou conseillers qu'au XXe siècle.L'instruction militaire eut des retombées considérables. Des cadets allèrent s'instruire en Occident dans des académies navales et militaires, des officiers occidentaux furent invités à enseigner dans des écoles supérieures de guerre au Moyen-Orient, d'autres furent recrutés comme conseillers et parfois comme commandants; naturellement, l'Occident fournit aussi des armes, des équipements et des connaissances techniques. Bien qu'il n'atteignît jamais l'ampleur ni le poids qu'il aurait dans les années 1950 et après, ce phénomène joua, au XIXe et au début du XXe siècle, un rôle non négligeable dans le jeu politique des grandes puissances.Au cours du XIXe siècle, les puissances européennes prirent également une part plus active à la vie économique du Moyen-Orient, lequel, du coup, se trouva davantage impliqué dans les échanges mondiaux et les marchés financiers internationaux. Les répercussions furent multiples.L'une des premières fut l'augmentation des surfaces cultivées, grâce à la mise en valeur de terres abandonnées depuis des siècles. L'amélioration des conditions de sécurité, le défrichement et, dans certaines régions, la construction de vastes systèmes d'irrigation facilitèrent ce processus. Destinées à l'exportation, des cultures de rapport, telles que le coton, la soie, le tabac, les dattes, le pavot, le café, le blé et l'orge, furent introduites ou considérablement développées. Survenant au même moment que l'occidentalisation du droit, le passage d'une agriculture de subsistance à une agriculture industrielle entraîna d'importants changements dans le régime foncier qui, globalement, se traduisirent par un déclin de la propriété communale ou tribale au profit d'un système à l'européenne. L'agriculture dut son essor en partie aux pouvoirs publics, en partie à une nouvelle classe de propriétaires terriens. Toutefois, les capitaux nécessaires vinrent pour l'essentiel de l'étranger sous forme de prêts ou d'investissements ; à l'abri des contrôles gouvernementaux grâce aux privilèges extraterritoriaux que leur accordaient les capitulations, les compagnies européennes purent ainsi prendre une place de plus en plus importante dans l'exploitation des ressources du Moyen-Orient.Ce sont également des sociétés et des techniques étrangères qui jouèrent un rôle décisif dans le développement des communications et des infrastructures, qu'il s'agisse du télégraphe, des principaux ports de la Méditerranée orientale, du chemin de fer en Egypte, en Turquie, en Syrie et en Irak, sans oublier, dans bien des grandes villes, l'eau, le gaz, les transports publics et, plus tard, l'électricité et le téléphone.

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Des services locaux de bateaux à vapeur reliaient Istanbul à la mer Noire et à la mer Egée, mais ce furent des compagnies étrangères qui établirent les premières liaisons avec l'Europe. Une compagnie de navigation autrichienne commença à opérer en 1825; très vite, d'autres lignes, françaises, anglaises, russes et italiennes, assurèrent le trafic entre des ports ottomans et européens, mais aussi entre différentes régions de l'Empire. Puis, en 1837, une compagnie anglaise ouvrit un service régulier, d'une part, entre l'Europe et Alexandrie, d'autre part, entre l'Inde et Suez, avec entre les deux ports, une liaison terrestre transportant le courrier et, plus tard, marchandises et passagers. Cette liaison combinait bateaux sur les voies d'eau intérieures et chariots sur des routes nouvellement tracées. La construction du chemin de fer égyptien, commencée en 1851, et surtout l'ouverture du canal de Suez en 1869 firent de nouveau de l'Egypte un carrefour entre l'Europe et l'Asie du Sud. Durant la même période, le développement de la navigation à vapeur sur la mer Caspienne et le golfe Persique rapprocha l'Iran de la Russie et de l'Europe occidentale.La guerre de Crimée fournit à l'Europe l'occasion d'accentuer sa pénétration financière au Moyen-Orient. A la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, le gouvernement ottoman avait à plusieurs reprises levé de l'argent sur le marché intérieur. Pour faire face aux dépenses de la guerre de Crimée, il demanda et obtint de ses alliés des prêts d'un nouveau genre, indexés sur les marchés financiers européens. Le premier, d'un montant de trois millions de livres sterling, à six pour cent d'intérêt, fut négocié à Londres en 1854; le second, signé l'année suivante, portait sur cinq millions à quatre pour cent. Entre 1854 et 1874, les emprunts à l'étranger se succédèrent presque chaque année, pour atteindre un total d'environ deux cents millions de livres sterling. Simultanément, l'activité bancaire connut un rapide développement dans la région. Depuis une trentaine d'années, des Britanniques et autres banquiers privés étaient installés dans les principaux ports de la Méditerranée. Soudain, les choses s'accélérèrent, avec la multiplication d'établissements tels que la Banque d'Egypte (1855), la Banque ottomane (1856), la Banque anglo-égyptienne (1864) et l'ouverture de succursales par la plupart des grandes banques anglaises, françaises, allemandes et italiennes. Entièrement européens, ces établissements contrôlaient les finances de la région. Ce n'est qu'après la Première Guerre mondiale, que des banques turques, iraniennes, égyptiennes et arabes verraient le jour, et après la Seconde qu'elles prendraient le contrôle d'une partie de l'activité financière du Moyen-Orient.La Turquie étant considérée comme un pays à risque, les prêts lui étaient généralement consentis à des conditions très défavorables. L'argent servait surtout à couvrir les dépenses ordinaires de l'État ou à financer des investissements non productifs. La crise était inévitable. Le 6 octobre 1875, le gouvernement ottoman annonça qu'il cessait de rembourser les intérêts et le capital. Des négociations avec les représentants européens des porteurs d'obligations débouchèrent sur un accord incorporé dans le décret du 20 décembre 1881, lequel instituait un «Conseil de l'administration de la dette publique». Placé sous la haute autorité des créanciers étrangers, ce conseil avait pour mission de faire en sorte que le gouvernement ottoman assure le service de sa dette consolidée. En conséquence, celui-ci dut lui céder une partie de ses revenus « de façon absolue et irrévocable... jusqu'à complète extinction de la dette». En 1911, ce conseil employait 8 931 personnes, plus que n'en comptait le ministère ottoman des finances. En Egypte, un même engrenage d'endettement, de faillite et de règlement judiciaire aboutit, en 1880, à une «loi de remboursement» par laquelle la moitié des recettes du pays revenait au gouvernement et le reste, hormis un fonds d'amortissement, au service de la dette. Au début du XXe siècle, les deux pays contractèrent de nouveaux emprunts, mais cette fois, soucieux de protéger leurs investissements, les organismes créanciers veillèrent à ce que la totalité du capital, ou du moins une grande partie, soit utilisée à des fins productives.Malgré tous ces bouleversements et malgré l'intensification de l'action européenne et de ses bénéficiaires étrangers ou dhimmï, les conditions de vie de la population n'avaient quasiment pas évolué, même si, après des siècles de stagnation voire de baisse, le nombre des habitants commença à enregistrer de fortes augmentations. Citons quelques chiffres parmi tous ceux dont on dispose. De 6 500 000 en 1831, la population d'Istanbul, d'Anatolie et des Iles passa à 11 300 000 en 1884 et à 14 700 000 en 1913. En Egypte, elle passa, selon certaines estimations, de 3 500 000 en 1800 à 4 580 000 en 1846, 6 800 000 en 1882, 9 710 000 en 1897 et 11 290 000 en 1907. Néanmoins, le niveau de vie des ouvriers et des paysans ne s'améliorait guère, ou même se dégradait. Sans parallèle dans les couches moins favorisées, l'occidentalisation des classes supérieures affaiblit le système complexe de loyautés, d'obligations et de valeurs communes qui cimentait la société sous l'ordre ancien, ouvrit la voie à de nouveaux conflits et engendra de nouveaux mouvements de contestation.Diverses raisons ont été avancées pour expliquer l'infériorité militaire, politique et économique de l'Empire ottoman vis-à-vis de l'Europe chrétienne. Il y a bien sûr le prodigieux bond en avant du monde occidental après les grandes découvertes, qui se traduisit par toute une série de progrès techniques, économiques, sociaux et politiques sans équivalent dans le monde musulman. Mais cela n'explique pas tout. En effet, l'Empire ottoman présentait, de son côté, de nombreux signes de faiblesse. Au moment même où, en Europe, les États acquéraient la richesse et la puissance nécessaires pour remplir leur nouveau rôle, le sultan perdait tous ses pouvoirs: dans la capitale, au profit de ses ministres et de ses courtisans ; dans les provinces, au profit de dynastes plus ou moins indépendants dans le cadre d'une suzeraineté en grande partie symbolique.

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Ce transfert d'autorité s'accompagna de profondes transformations dans le régime de propriété et de taxation foncières. Le sipahi ou cavalier détenant un fief ou timar constituait l'épine dorsale de l'organisation militaire, agraire et fiscale de l'Empire.Cette organisation connut son apogée dans la première moitié du XVIe siècle. Après quoi, elle entra en décadence, mais ne disparut qu'au début du XIXe. Peu à peu, les sipahi furent remplacés, à la guerre, par des troupes régulières et, dans les campagnes, par des fermiers de l'impôt. Quand un sipahi mourait ou quittait la cavalerie, son timar, au lieu d'être attribué à un autre cavalier, était de plus en plus souvent intégré dans le domaine impérial, où il pouvait rapporter davantage au Trésor public. Toutefois, ces recettes n'étaient en général pas collectées directement par un fonctionnaire, mais cédées à ferme contre une redevance forfaitaire annuelle, le fermier payant à l'avance le droit de percevoir les impôts pendant un an. Peu à peu, cette période d'un an s'allongea et finit par donner naissance au système du malikâne, en vertu duquel cette concession en principe limitée dans le temps devint une sorte de possession viagère, transmissible et aliénable. A la fin du XVIIe siècle, ce système avait gagné de nombreuses provinces de l'Empire et, au cours du XVIIIe, il se généralisa malgré diverses tentatives pour l'abolir.Le malikâne formait l'assise économique des a'yân, qui devinrent les véritables maîtres des campagnes. Profitant de l'affaiblissement du pouvoir central, les a'yân acquirent un poids politique grandissant, au point de devenir parfois des seigneurs provinciaux autonomes. Un fermage pouvait s'acquérir de diverses manières : par achat, par concession du gouvernement, par usucapion, ou encore par usurpation au mépris de la loi.Les a'yân venaient de différents milieux. Il y avait de riches propriétaires, des commerçants, des sipahi qui trouvaient ce système plus avantageux et moins dangereux que le timar et, avec le temps, de plus en plus de fonctionnaires de la cour ou du harem qui agissaient pour leur propre compte ou par l'intermédiaire d'agents. Les a'yân commencèrent à ressembler à une aristocratie foncière, dont les chefs et les représentants n'étaient plus nommés par le gouvernement mais reconnus par lui après coup.De plus en plus puissants économiquement, ils en vinrent à assurer également le maintien de la loi et de l'ordre. Entretenant des armées privées, certains régnaient de père en fils sur de petits territoires. A un certain moment, le gouvernement d'Istanbul jugea commode de déléguer aux a'yân la conduite des affaires provinciales et même la direction de certaines villes. En 1786, les estimant trop puissants, le sultan et son gouvernement les écartèrent des municipalités et nommèrent des prévôts, mais ils durent vite faire machine arrière et rendre aux a'yân leur autorité.En effet, ceux-ci n'étaient plus seulement une aristocratie et une magistrature de province. En Anatolie, des derebey, ou seigneurs des vallées, dirigeaient depuis le début du XVIIIe siècle de vastes territoires. Certains avaient commencé comme fonctionnaires provinciaux du gouvernement central, d'autres étaient issus de grandes familles de notables locaux. Tolérés et parfois même reconnus par les autorités centrales, ils avaient fondé des principautés autonomes et héréditaires, entretenant avec le sultan une relation de vassalité plus que de subordination. En temps de guerre, ils servaient avec d'autres contingents dans les armées du sultan, dont les effectifs dépendaient de plus en plus de ce type de recrutement quasi féodal. La Porte leur octroyait le titre de gouverneur ou d'intendant, mais en fait ils étaient maîtres chez eux. Au début du XIXe siècle, à l'exception de deux provinces, Karaman et Anadolu, restées sous administration directe d'Istanbul, l'Anatolie était entièrement aux mains de familles de derebey.Le même phénomène se produisit dans la péninsule des Balkans. La réalité du pouvoir était détenue par des dignitaires locaux, tels que le célèbre Ali Pacha de Tebelen, gouverneur de Ioannina, ou Osman Pacha de Pasvanoglu, gouverneur de Vidin, qui avaient leur propre armée, levaient des impôts, battaient monnaie et même entretenaient des relations diplomatiques avec des puissances étrangères. L'entourage militaire et civil d'Ali Pacha se composait de nombreux Grecs qui eurent ainsi l'occasion d'acquérir le goût de l'indépendance et les qualités pour la conquérir. La situation n'était guère différente dans les provinces arabophones de l'Empire. L'Egypte était devenue pratiquement autonome ; en Irak, de même qu'en Syrie centrale et méridionale, des gouverneurs officiellement nommés par le pouvoir central se comportaient comme des dynastes indépendants et même empiétaient sur les pouvoirs des chefs locaux, tribaux ou féodaux. Dans la péninsule Arabique, où les Ottomans n'avaient jamais réussi à vraiment imposer leur autorité, une nouvelle dynastie, la famille des Sa'ùd, inspirée par un mouvement de renouveau religieux, le wahhabisme, défiait ouvertement le sultan.Au XVIIIe siècle, les esclaves du Caucase fournissaient l'essentiel des effectifs de l'Ecole des pages au palais du sultan, d'où sortait encore un grand nombre de gouverneurs et d'administrateurs de l'Empire. Cependant, les élites dirigeantes esclaves comprenaient toujours beaucoup d'éléments originaires des Balkans et, au palais comme ailleurs, le recrutement s'était également ouvert aux sujets musulmans nés libres, en vertu d'un abus peu à peu entériné par la coutume. L'acquisition d'esclaves d'origine caucasienne ne compensait que partiellement le dépérissement et finalement la disparition du devshinne. La pénurie de candidats adéquats au service de l'État supprima les barrières qui existaient entre ses différents départements, si bien que des postes, comme celui de gouverneur de province ou même de grand vizir, autrefois chasse gardée de l'élite esclave, militaire et administrative, commencèrent à être occupés par des hommes libres.Il y avait deux secteurs où l'on pouvait faire une carrière de fonctionnaire civil: l'administration de l'État, souvent composée des descendants de recrues du devshinne, et la hiérarchie religieuse, ou corps des ulémas. Dans les deux cas,

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les charges et les fonctions avaient tendance à se transmettre de père en fils. C'était particulièrement frappant chez les ulémas qui, en ces temps d'insécurité générale, utilisaient la loi musulmane sur les fondations pieuses pour préserver leur patrimoine familial et le transmettre à leurs descendants. Dès 1717, cette pénétrante observatrice de la réalité ottomane qu'était Lady Mary Wortley Montagu écrivait :« Cette sorte d'hommes peut faire carrière aussi bien dans la magistrature que dans l'Église, car la science des lois et celle de la religion ne font qu'une: le même mot désigne le juriste et le prêtre. Ce sont les seuls personnages réellement importants dans l'Empire ; tous les emplois lucratifs et tous les revenus ecclésiastiques sont entre leurs mains. Le Grand Seigneur, bien que légataire universel de son peuple, ne se permet jamais de toucher à leurs terres ou à leur argent, qui passe directement à leurs enfants. Il est vrai qu'ils perdent ce privilège s'ils acceptent une place à la cour ou le titre de pacha ; mais ils donnent rarement l'exemple d'une telle folie. Vous jugez aisément du pouvoir de ces hommes qui ont le monopole du savoir et de presque toute la richesse de l'Empire. Ce sont eux les auteurs véritables des révolutions, dont les acteurs sont les soldats4. »Ainsi, au moment où il perdait le contrôle des provinces au profit d'une nouvelle aristocratie, le sultan se voyait également obligé de partager le pouvoir central avec une nouvelle catégorie sociale, ou même plusieurs, composée d'hommes détenant une autorité à titre héréditaire. Bien qu'initialement couronné de succès, le long combat des sultans ottomans pour empêcher la formation d'une classe héréditaire de propriétaires et même de dynastes se solda finalement par un échec; profitant de leur faiblesse, des hommes possédant la terre, collectant les impôts et dispensant la justice se disputaient le contrôle des provinces et finiraient par se disputer la mainmise sur la capitale et le souverain lui-même.Si l'état actuel des recherches ne permet pas de définir avec précision ces différents clans et groupes d'intérêts, on peut cependant en deviner les contours ; ce sont eux dont les querelles et les alliances déterminèrent, à la fin du XVIIe et au XVIIIe siècle, le cours des événements à Istanbul.Alors que le pouvoir effectif du sultan et du conseil impérial déclinait, le bureau du grand vizir, plus tard connu sous le nom de Sublime Porte, devint le véritable siège de l'autorité et du gouvernement. Le grand vizir avait sous ses ordres une hiérarchie de hauts fonctionnaires et un nombreux personnel administratif doté d'un puissant esprit de corps. Beaucoup appartenaient à de grandes familles d'administrateurs originaires des Balkans. Cependant, les services du grand vizir offraient également la possibilité aux musulmans libres et instruits de la capitale ou de province de faire carrière.Grand rival du vizirat, le palais impérial commençait, lui aussi, à former une caste sociale héréditaire, même s'il continuait à recruter des esclaves du Caucase et d'Afrique. Ces derniers étaient généralement employés à des tâches subalternes, mais les eunuques pouvaient accéder à des postes d'influence. Ainsi, le chef des eunuques noirs, appelé kizlar agasi, « aga des filles », était l'un des personnages les plus puissants de la cour ottomane. Immense avantage, les gens du palais contrôlaient l'accès au souverain; à plusieurs reprises, ils exercèrent un immense pouvoir dans l'Empire et réussirent à faire nommer leur propre candidat au grand vizirat. Lorsque le palais avait le dessus, les chroniqueurs proches du vizirat parlaient de « règne des odalisques et des eunuques » et ne manquaient pas de dénoncer l'égoïsme, la cupidité et l'irresponsabilité des courtisans et de leurs alliés.Toutefois, il serait trop simple de croire que la lutte pour le pouvoir n'opposait que la Porte et le Palais, les bureaucrates et les courtisans. Les uns et les autres étaient divisés en de multiples clans et factions qui, par-delà leur appartenance, pouvaient nouer des alliances provisoires. D'autres groupes d'intérêts entraient également en jeu : les janissaires, les ulémas, les diverses corporations, les administrations centrales et provinciales, les notables et les princes de province dont les agents à Istanbul savaient se montrer généreux, les marchands et les financiers, grecs pour la plupart, qui, bien qu'en principe exclus de la vie politique, ne manquaient pas d'entregent tant à la cour qu'à la Porte; même la cavalerie féodale, dont les effectifs et l'importance ne cessaient de diminuer, réussit dans certains moments critiques à peser sur le cours des événements.Pendant que les courtisans et les fonctionnaires, les esclaves et les hommes libres, les Caucasiens et les Rouméliens se battaient pour prendre le contrôle de l'appareil de gouvernement et de la pompe à finances, l'Empire, aux yeux de beaucoup, semblait à l'agonie. Pourtant, il n'expira pas. Et dans les pires moments, il réussit à se ressaisir et à conserver la plupart de ses provinces musulmanes convoitées par des ennemis extérieurs ou intérieurs. Plus remarquable encore, il disposait encore de serviteurs suffisamment loyaux et intègres dans la capitale et dans les provinces pour lui épargner les ultimes conséquences de ses divisions et de ses désordres.Toutefois, à la fin du XVIIIe siècle, le sultan et ses conseillers étaient parfaitement conscients de la gravité de la crise. S'ils étaient momentanément parvenus à rétablir l'autorité de l'Empire sur plusieurs provinces rebelles, ils n'avaient plus les moyens d'empêcher la désintégration de son territoire et l'affaiblissement du sultanat. Ils savaient aussi qu'ils devaient leurs modestes succès militaires contre la Russie et l'Autriche, non pas tant à leurs mérites qu'à la désunion de leurs ennemis, aux craintes suscitées par les ambitions prussiennes et à la menace que faisaient peser les événements révolutionnaires en France. Chapitre XVI Réaction et riposte

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Depuis des siècles, les musulmans s'étaient accoutumés à une certaine conception de l'histoire : porteurs de la vérité divine, ils avaient pour devoir sacré de la transmettre au reste de l'humanité. Leur communauté était l'incarnation du dessein de Dieu sur terre. Héritiers de Mahomet et gardiens de son message, les souverains qui la gouvernaient avaient pour mission de préserver la sharia, de la faire respecter et d'étendre son aire de juridiction. En principe, cette expansion ne se reconnaissait pas de limites. Évoquant au XVIe siècle la découverte et la conquête du « Nouveau Monde » par les Européens, l'auteur turc du premier et, pendant longtemps, du seul ouvrage musulman sur l'Amérique formait le pieux espoir de voir celle-ci, le jour venu, embrasser l'islam et rejoindre le monde ottoman.Entre l'État musulman et ses voisins infidèles existait, de façon nécessaire et obligatoire, un état de guerre perpétuel auquel seuls le triomphe inéluctable de la vraie foi et l'entrée de tous les hommes dans la Maison de l'islam pouvaient mettre un terme. En attendant, l'État et la communauté islamiques étaient les seuls dépositaires de la civilisation et de la vérité, au milieu d'un océan de barbarie et d'incroyance. Depuis l'époque du Prophète, Dieu manifestait son amour pour la communauté musulmane en lui accordant la victoire et le pouvoir.Héritée du Moyen Age, cette vision du monde s'était trouvée confortée, au XVe et au XVIe siècle, par les éclatants succès militaires de l'Empire ottoman, dont les armées avaient pénétré jusqu'au cœur de la Chrétienté, et connut, au XVIIIe siècle, un regain de faveur après les victoires éphémères, mais parfois impressionnantes, des forces musulmanes. Un jour, cependant, les musulmans durent s'adapter à une situation totalement différente, où le cours des événements n'était plus déterminé par leur État, mais par leur ennemi chrétien et où la survie même de cet État dépendait de l'aide, voire de la bonne volonté, des puissances occidentales.La défaite sur le champ de bataille est un argument auquel il est difficile de résister. Après la signature du traité de Karlowitz entérinant la première grande défaite des Ottomans, les cercles dirigeants commencèrent à regarder du côté de l'Occident pour voir s'ils n'avaient pas intérêt à s'en inspirer.Le problème paraissant de nature militaire, les premiers remèdes proposés furent également militaires. Les armées chrétiennes s'étant révélées supérieures sur le terrain, sans doute était-il judicieux de se doter des mêmes armes qu'elles, d'adopter leurs méthodes d'entraînement et leurs techniques de combat. A diverses reprises au cours du XVIIIe siècle, on fît donc venir d'Europe des instructeurs, on ouvrit des écoles techniques, des officiers et des cadets turcs se familiarisèrent avec l'art européen de la guerre. Ce fut un modeste début, mais sa portée se révélerait immense. Pour la première fois, de jeunes musulmans, loin de mépriser ces Occidentaux mal dégrossis, les acceptaient pour guides et pour enseignants, apprenaient leurs langues et s'instruisaient dans leurs livres. A la fin du XVIIIe siècle, l'élève officier qui avait étudié le français pour lire son manuel d'artillerie pouvait avoir accès à des lectures plus percutantes et autrement plus dangereuses.D'autres brèches ne tardèrent pas à s'ouvrir dans le rempart qui séparait les deux mondes. En 1729, après des années de résistance contre cette innovation, la première imprimerie turque vit le jour à Istanbul. En 1742, lorsqu'elle ferma ses portes, elle avait imprimé dix-sept livres, dont un traité sur les techniques militaires en vigueur dans les armées européennes et une description de la France due à un ambassadeur envoyé en mission dans ce pays en 1721.Sur le plan culturel, l'influence de l'Occident restait très faible. Les livres traduits n'étaient qu'une poignée, et la plupart avaient une portée pratique, d'ordre politique ou militaire. Néanmoins, les importations en provenance d'Europe commençaient à modifier le goût turc et, jusque dans les mosquées impériales, l'architecture religieuse trahissait des influences occidentales. L'architecture est un bon révélateur de l'état d'un pays et de la façon dont il se perçoit. Comme les pyramides et les temples de l'ancienne Egypte ou, aujourd'hui, les gratte-ciel de New York, les grandes mosquées impériales d'Istanbul exprimaient la force et la confiance en soi d'une société florissante et en plein essor. A l'instar de ses prédécesseurs au Moyen-Orient, l'Empire ottoman était avant tout un État musulman ; ses édifices les plus caractéristiques et les plus somptueux sont tous, sans exception, des lieux de culte. A côté, le palais Topkapi, résidence des sultans pendant des siècles, semble presque ridicule. Certes, il occupe un vaste terrain et renferme quantité de trésors, mais il se compose, pour l'essentiel, d'une série de petits bâtiments, dont aucun n'est particulièrement imposant. C'est sans doute dans le même esprit qu'à l'accession d'un nouveau sultan, les foules en liesse le saluaient en criant : « Sultan, ne sois pas trop orgueilleux, Dieu est plus grand que toi. »Le premier signe d'un profond changement d'état d'esprit apparaît dans la mosquée Nuruosmaniye, construite en 1755 à l'entrée du grand bazar. Sa structure générale est celle d'une mosquée ottomane impériale de grand style, mais son ornementation rappelle immanquablement le baroque italien. Cet élément étranger dans un édifice si emblématique de l'État et de la société ottomane est aussi surprenant que pourraient l'être des arabesques dans une cathédrale gothique. Il trahit un début de perte de confiance en soi.Au XIXe siècle, ces signes se multiplieront, le plus frappant étant sans doute le palais Dolmabahçe, construit en 1853. Deux remarques s'imposent. D'une part, ce n'est plus avec des mosquées, mais avec des palais que les sultans et leurs architectes cherchent à impressionner le monde extérieur, et c'est désormais pour ces édifices qu'ils mobilisent toutes leurs ressources. D'autre part, on assiste à un effondrement presque complet des principes traditionnels, des valeurs, et l'on pourrait même dire du bon goût, qui caractérisaient autrefois l'architecture ottomane. Gâteau de mariage posé sur les rives du Bosphore, le palais Dolmabahçe, avec son avalanche d'argent, d'or et de cristaux, son incroyable mélange de

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styles et de thèmes importés d'Europe, illustre de façon spectaculaire le caractère à la fois ambitieux et confus des réformes du XIXe siècle.Dans l'ensemble, cependant, l'influence occidentale demeurait faible, notamment parce que les idées européennes n'atteignaient qu'une mince frange de la population. Pourtant, si faible qu'elle fut, elle était contenue et parfois même contrecarrée par des mouvements réactionnaires, comme celui qui, en 1742, entraîna la destruction de la première presse turque. Si la défaite militaire fut la principale raison qui poussa les Ottomans à s'ouvrir aux idées occidentales, son incidence diminua au cours du XVIIIe siècle, l'Empire réussissant à se maintenir sur ses positions, et même à remporter quelques victoires. Toutefois, une série d'événements allait lui redonner toute sa force, à savoir successivement, le traité de Kuçùk-Kaynarca, la perte de la Crimée et la conquête de l'Egypte par les armées de Bonaparte.A partir du début du XIXe siècle, un autre genre de menace commença à peser sur l'intégrité territoriale de l'Empire. Outre les puissances étrangères qui se rapprochaient de ses frontières, des chefs et des mouvements locaux s'efforçaient de conquérir leur autonomie ou même leur indépendance. Certains s'inscrivaient dans un processus déjà apparent au XVIIIe siècle, lorsque les a'yân, les derebey et autres pachas insoumis avaient réussi à se tailler des principautés dans les provinces qu'ils étaient censés gouverner au nom du sultan. Les efforts du pouvoir impérial pour restaurer son autorité se heurtèrent à de vives résistances. Au début, les opposants marquèrent des points ; en 1808, par exemple, une assemblée composée d'a'yân, de derebey et de dignitaires du régime se réunit à Istanbul et rédigea une charte dans laquelle les signataires exposaient leurs griefs et s'engageaient à se soutenir mutuellement. Contraint et forcé, le nouveau sultan Mahmud II ratifia le document. Ce faisant, il reconnaissait l'existence de privilèges féodaux et de territoires autonomes au sein de son empire.Si, dans les provinces centrales, le sultan réussit progressivement à restaurer et à renforcer son autorité, dans les provinces éloignées, l'entreprise se révéla plus difficile. Dans les pays arabophones notamment -en Arabie, en Irak, au Liban et surtout en Egypte -, toutes sortes de dirigeants prétendaient exercer la réalité du pouvoir et ne reconnaissaient au sultan qu'une suzeraineté symbolique. Gouverneur d'Egypte de 1805 à 1848, le célèbre Muhammad Ali Pacha mena contre la Sublime Porte un combat diplomatique et même militaire, qu'il aurait sans doute remporté sans l'intervention des puissances européennes. Ayant fait de l'Egypte une principauté autonome et héréditaire, il la lança sur la voie de la modernisation. Ses successeurs régnèrent sur le pays jusqu'à la moitié du XXe siècle. A plusieurs reprises, ils changèrent de titre, prenant celui de khédive pour marquer leur statut quasi monarchique au sein de l'Empire, puis celui de sultan et ensuite de roi, afin d'affirmer leur indépendance et de proclamer leur égalité, d'abord avec le souverain ottoman puis avec le roi d'Angleterre.Entre la fin du XVIIIe et le milieu du XXe, le siècle et demi d'influence et de domination occidentales au Moyen-Orient entraîna, dans tous les domaines, d'immenses bouleversements. Certains furent dus à l'intervention directe de chefs d'État occidentaux et de leurs conseillers. Dans l'ensemble, cependant, ces hommes préféraient mener une politique prudente et plutôt conservatrice. Aussi, les changements les plus cruciaux furent-ils l'œuvre, non pas tant des Occidentaux que de leurs partisans locaux.Sur le plan économique, l'action des dirigeants du Moyen-Orient resta relativement modeste. En Turquie et en Egypte notamment, le gouvernement lança plusieurs programmes centralisés de développement, en grande partie fondés sur une industrialisation accélérée, clé apparente de la richesse et de la puissance de l'Occident. Bien que d'assez grande ampleur, ces programmes mis en place pendant la première moitié du XIXe siècle eurent peu d'effets durables. Le demi-siècle suivant, les pouvoirs publics firent davantage porter leurs efforts sur les infrastructures — travaux d'irrigation, transports, communications, etc. — abandonnant les secteurs plus directement productifs à l'initiative privée, ce qui, hormis l'agriculture, revenait en général à les laisser entre les mains des étrangers et des groupes minoritaires.Les pays du Moyen-Orient poursuivaient deux objectifs principaux : la modernisation de l'armée et la centralisation administrative. Liés entre eux, ceux-ci étaient destinés à restaurer l'autorité du gouvernement, à l'intérieur, contre les séparatistes et autres dissidents, à l'extérieur, contre des ennemis chaque jour plus puissants. A cette fin, un vaste ensemble de réformes fut mis en route.Au début, ces réformes se cantonnèrent au domaine militaire: il s'agissait de se donner les moyens de survivre dans un monde dominé par une Europe partout en expansion. Cependant, créer une armée moderne ne se réduisait pas à un problème d'entraînement et d'équipement que l'on pouvait résoudre en empruntant quelques instructeurs et en s'approvisionnant aux bonnes sources. Une armée moderne avait besoin d'officiers capables de l'encadrer — et donc d'une réforme de l'éducation —, d'organismes pour la gérer — et donc d'une réforme de l'administration —, d'usines pour l'approvisionner — et donc d'une réforme de l'économie -, d'argent pour l'entretenir - et donc de nouveaux montages financiers dont les conséquences seraient immenses.Dans la digue qui séparait l'islam de la Chrétienté, les réformateurs militaires pensaient ouvrir une vanne autorisant un flux limité et régulier. En fait, ils laissèrent entrer un flot bouillonnant qu'ils furent incapables de contenir. Avec les armes et les techniques européennes, avec les hommes qui les apportaient, arrivèrent de nouvelles idées, tout aussi destructrices pour l'ordre ancien. La multiplication des contacts personnels par le biais de l'instruction, de la diplomatie, du commerce et d'autres formes de mobilité géographique accéléra leur propagation. De plus en plus de Moyen-Orientaux se mirent à étudier les langues étrangères, quantité de livres firent l'objet de traductions dont la diffusion était

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facilitée par l'imprimerie; enfin, dans les années 1820, commencèrent à apparaître des journaux, d'abord périodiques puis quotidiens.Le choc des armes occidentales brisa le sentiment immémorial de supériorité qu'entretenait la société musulmane et fut à l'origine d'un profond malaise. Celui-ci déboucha dans un premier temps sur un mouvement de réformes, destiné à moderniser l'armée, et donc l'État musulman, par l'adoption d'un petit nombre d'inventions de la civilisation occidentale censées être purement techniques. Mais, très vite, la pénétration des idées et, plus encore, des puissances étrangères provoqua de très vives réactions.Celles-ci revêtirent d'abord un caractère religieux. Déjà au XVIIIe siècle, deux mouvements islamiques importants étaient nés, exprimant chacun à leur façon leur hostilité à la puissance grandissante de l'Occident. Entendant lutter à l'origine contre la décadence de l'islam qui, selon eux, avait perdu sa pureté originelle, ils en vinrent inéluctablement à dénoncer les menées et les pressions étrangères.La confrérie réformée des Naqshbandiyya était une société d'inspiration soufie. Venue de l'Inde, elle se répandit dans les pays arabes, puis en Turquie et finalement dans le Caucase. En Egypte, un membre indien de la confrérie participa activement au renouveau des études arabes et jeta les bases d'une renaissance égyptienne, mais celle-ci tourna court à cause de l'invasion française. En Arabie, un autre Indien naqshbandi louait la grandeur des anciens Arabes, détenteurs d'un islam authentique, que des ajouts ultérieurs avaient altéré. Ces idées contribuèrent peut-être à l'apparition, en Arabie centrale, du deuxième grand mouvement religieux de l'époque, le wahhabisme. Toutefois, les wahhabites étaient farouchement opposés au mysticisme des soufis qui, selon eux, était en partie responsable de la dégénérescence et de la corruption de la vraie foi. Rigoristes et très actifs, ils conquirent une grande partie de la péninsule Arabique et, à la fin du XVIIIe siècle, arrivèrent jusqu'aux frontières du Croissant fertile, d'où ils défièrent le sultan ottoman. Si, en 1818, l'Empire wahhabite fut détruit, le wahhabisme survécut, connut plus d'un renouveau et exerça une influence considérable, quoique indirecte, bien au-delà des frontières de l'Arabie. Prise globalement, sa doctrine trouva peu d'adeptes au Moyen-Orient, mais le réveil religieux qu'il prônait toucha de nombreux pays et insuffla aux musulmans un nouveau militantisme dans le combat qui se préparait contre les envahisseurs européens.Lorsque ceux-ci débarquèrent, la résistance fut conduite, non pas par le sultan ou ses ministres, par des militaires ou des ulémas, mais par des chefs religieux qui, issus de l'un ou l'autre de ces mouvements réformistes, réussirent à galvaniser le peuple et à mobiliser son énergie.C'est au sein des empires coloniaux que la phase suivante de la réaction musulmane à l'Occident - phase d'adaptation et de collaboration — se perçoit le mieux. Aussi bien en Asie centrale sous domination russe, qu'en Inde sous domination britannique et en Afrique du Nord sous domination française, de nouveaux leaders exhortèrent leurs compatriotes à apprendre la langue des colonisateurs et, ainsi, à s'ouvrir aux sciences modernes indispensables au progrès. Les pays situés au cœur du Moyen-Orient n'étaient pas encore occupés par des forces étrangères, mais des dirigeants et des intellectuels partisans des réformes et de la modernisation tenaient le même langage.On peut distinguer, dans le mouvement de réformes du XIXe siècle, deux grands courants en continuelle opposition. Né en Europe centrale, le premier véhiculait des idées relativement familières que les autocrates réformateurs étaient prêts à faire leurs. Comme les souverains qu'ils prenaient pour modèle, ils savaient ce qu'exigeait le bien du pays et n'entendaient pas être distraits de leur tâche par de prétendus gouvernements populaires. Habituées depuis des siècles à obéir passivement, les masses n'étaient pas encore aptes à prendre en main leur destin; elles devaient suivre ceux dont la fonction historique était d'enseigner et de commander, à savoir les intellectuels et les soldats. Né en Europe occidentale, le second courant se réclamait du libéralisme politique et, accessoirement, économique. Pour ses disciples, apparus d'abord en Turquie puis dans d'autres pays, le peuple avait des droits que seul pouvait garantir un gouvernement représentatif et constitutionnel. La liberté leur paraissait être la clé de la puissance, de la richesse et de la grandeur de l'Occident.La liberté s'entend en plusieurs sens. Au début du XIXe siècle, après l'arrivée des idées politiques européennes mais avant le début de la colonisation, ce terme ne désignait pas, pour les habitants du Moyen-Orient, un attribut collectif, à savoir l'absence de domination étrangère ou, mieux, l'indépendance, mais, selon son acception en Occident, la condition d'un individu au sein d'une collectivité : était libre le citoyen qui ne faisait pas l'objet de mesures arbitraires et illégales de la part des autorités et pouvait, dans ces conditions, exercer son droit à participer à la formation et à la conduite du gouvernement. L'importation, l'adaptation et, dans une certaine mesure, l'application de ces notions comptent parmi les événements majeurs du XIXe siècle et du début du XXe.Les premières tentatives d'assemblées ou de conseils consultatifs, tous nommés, remontent au début du XIXe siècle; en Turquie comme en Egypte, ces conseils se réunissaient une fois Fan pour discuter de sujets tels que l'agriculture, l'éducation et les impôts. En 1845, le sultan ottoman Abdùlmecid prit lui aussi l'initiative de consulter son peuple en formant une assemblée de notables provinciaux, chaque province de l'Empire devant envoyer dans la capitale deux représentants, «hommes d'intelligence et de savoir, choisis parmi ceux qui jouissent du respect et de la confiance, qui connaissent les exigences de la prospérité et les caractéristiques de la population1 ». Malgré les hautes qualifications exigées, l'expérience ne donna aucun résultat et fut abandonnée. Une expérience similaire, elle aussi sans suite, fut tentée en Iran peu de temps après.

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Tandis que le sultan, le shah et le pacha essayaient de mettre sur pied des corps consultatifs nommés, certains de leurs sujets commençaient à caresser des idées autrement plus radicales. Ceux qui visitaient l'Europe portaient aux nues les mérites du gouvernement parlementaire et, bientôt, des exilés politiques vinrent rejoindre les étudiants et les émissaires officiels qui, jusque-là, formaient le gros des voyageurs du Moyen-Orient en Occident. Dans les années 1860 et 1870, le gouvernement constitutionnel parut faire de grands pas en avant au Moyen-Orient. En 1861, le bey de Tunis, souverain d'une monarchie autonome sous suzeraineté ottomane, promulgua la première constitution à voir le jour dans un pays musulman. Celle-ci fut suspendue en 1864, mais l'élan était donné. En 1866, le khédive d'Egypte institua une assemblée consultative comprenant soixante-quinze délégués élus pour trois ans au suffrage indirect par collèges. Pendant ce temps, le mouvement constitutionnel prenait de l'ampleur en Turquie; après avoir connu quelques revers qui, en 1867, obligèrent ses militants les plus actifs à s'exiler en Angleterre et en France, la cause sembla triompher, lorsqu'en 1876 le nouveau sultan Abdùlhamid II annonça, à grands sons de trompe, la promulgation d'une constitution ottomane.L'existence de cette constitution fut brève. Des élections générales se tinrent à deux reprises, mais dès que le Parlement manifesta trop de vigueur, le sultan le dissolut sans autre forme de procès. Le premier Parlement ottoman avait siégé pendant deux sessions, soit environ cinq mois au total; trente ans s'écouleraient avant qu'il ne se réunisse de nouveau.Après sa prorogation par Abdùlhamid, l'Egypte resta le seul pays du Moyen-Orient à posséder des institutions parlementaires. Plusieurs assemblées furent élues et se réunirent, même après 1882 et l'occupation du pays par les Britanniques. Promulguée en 1883, une «loi organique» prévoyait la mise en place de deux instances quasi parlementaires, élues par un électorat restreint, dotées de pouvoirs limités et se réunissant pour des sessions brèves et peu fréquentes. En 1913, ces deux instances fusionnèrent pour constituer une Assemblée législative aux pouvoirs accrus, mais, en 1914, l'ouverture des hostilités mit fin à cette expérience ; il n'y aurait plus ni élections ni assemblées jusqu'à la fin de la Première Guerre mondiale.Entre-temps, cependant, des événements beaucoup plus considérables s'étaient produits ailleurs dans le monde. La victoire, en 1905, du Japon constitutionnel sur la Russie autocratique, première victoire depuis des siècles remportée par une puissance asiatique sur une puissance européenne, délivrait un message irréfutable. Celui-ci fut entendu jusqu'en Russie où, sous la pression populaire, une forme de régime parlementaire vit le jour. Il fallait sans plus tarder administrer une dose de cet élixir de vie qu'était devenu le constitutionnalisme. En Iran, durant l'été 1906, une révolution constitutionnelle contraignit le shah à réunir une Assemblée nationale et à accepter une constitution libérale. Deux ans plus tard, des officiers ottomans appartenant au mouvement jeune-turc obligèrent le sultan à restaurer, contre son gré, la constitution de 1876, inaugurant ainsi un second intermède de gouvernement constitutionnel en Turquie qui serait un peu plus long que le premier, et bien plus décisif.Ces premières réformes constitutionnelles ne visaient pas seulement à imiter l'Europe, afin de pouvoir s'y confronter sur un pied d'égalité. Elles avaient également un caractère propitiatoire: il s'agissait de se qualifier pour obtenir des prêts ou d'autres faveurs, mais aussi de se prémunir contre une intervention ou une ingérence extérieure. Sur tous ces plans, elles rencontrèrent des succès limités. Ni l'éphémère constitution tunisienne ni l'expérience parlementaire un peu plus longue de l'Egypte ne parvinrent à empêcher la banqueroute, les troubles et l'occupation par des forces étrangères. Certains observateurs allèrent même jusqu'à estimer qu'elles y avaient concouru.Pendant ce temps, l'Europe occidentale et orientale continuait son expansion. Une fois de plus, la riposte des musulmans du Moyen-Orient s'exprima en termes religieux. Le panislamisme — l'idée que les musulmans devaient constituer un front commun contre les menées agressives des puissances chrétiennes — apparut vers les années 1860-1870. Il puisait son inspiration, du moins en partie, dans les succès remportés par les partisans de l'unification en Allemagne et en Italie. En Turquie, certains estimaient que l'Empire ottoman, le plus grand des États musulmans indépendants encore existants, devait faire pour les peuples qui l'habitaient ce que la Prusse avait fait pour les Allemands et le Piémont pour les Italiens. Fait révélateur, ils avaient en vue la solidarité et l'unité de tous les musulmans — c'est-à-dire d'hommes se définissant par la religion, ou plutôt comme une communauté — et non des seuls Turcs ou de toute autre collectivité ethnique, linguistique ou territoriale, notions qui n'auraient guère rencontré d'échos auprès des musulmans de cette époque.Sous le règne d'Abdùlhamid II (1876-1909), une forme de panislamisme étroitement contrôlé devint la politique ottomane officielle et un précieux instrument aux mains de l'État. A l'intérieur, il permit au sultan de battre le rappel des musulmans contre les adversaires de son régime autocratique ; à l'extérieur, il servit à rallier à la cause ottomane les musulmans non ottomans et surtout les sujets musulmans des empires coloniaux européens. Cette seconde entreprise exigeait une forme de panislamisme plus radicale et plus militante que celle, officielle, prônée par le sultan. Y pourvoiraient quantité de leaders, dont certains exerceraient une influence considérable. En attendant, cependant, le panislamisme n'occupait pas une place de premier plan dans les programmes politiques des élites radicales, qui lui préféraient les idéologies libérales venues d'Europe en même temps qu'une nouvelle notion, celle de pays ou de nation. Chapitre XVII Idées nouvelles

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En septembre 1862, dans une lettre à son ambassadeur à Paris, Ali Pacha, alors ministre des Affaires étrangères de l'Empire ottoman, se livrait, comme le disent les diplomates, à un tour d'horizon. Passant en revue, pays par pays, la situation politique de l'Europe, il finissait par l'Italie, alors dans les affres du combat pour son unité nationale :« L'Italie, qui n'est habitée que d'une seule race parlant la même langue et professant la même religion, éprouve tant de difficultés à effectuer son unification. Pour le moment, elle n'a gagné de son état actuel que l'anarchie et le désordre. Jugez ce qu'il arriverait en Turquie si on donnait libre cours à toutes les aspirations nationales... Il faudrait un siècle et des torrents de sang pour établir un état de choses quelque peu stable1. »Ali Pacha était perspicace, même si son estimation d'un siècle avait quelque chose d'excessif. En fait, il était davantage un prophète qu'un observateur avisé de son époque, car le virus du nationalisme qu'il craignait tant - sans doute à juste titre - avait déjà pénétré dans le corps politique et déclenché les mécanismes qui enflammeraient l'Empire ottoman, l'affaibliraient et finiraient par le détruire.La source, le mode et le moment de la contamination peuvent être déterminés avec une précision que les études historiques atteignent rarement. Tout commença avec les idées de la Révolution française, activement promues par les Français eux-mêmes et accueillies avec enthousiasme par une fraction de la population ottomane qui, minuscule au début, ne cessa de grossir et exerça à certains moments une influence déterminante. Les contacts entre le Moyen-Orient musulman et l'Europe chrétienne ne dataient pas d'hier. Depuis des siècles, ces deux mondes échangeaient, parfois à grande échelle, des marchandises, et même des savoir-faire. Autrefois, c'était le Moyen-Orient qui avait introduit en Europe de nouveaux goûts et de nouvelles techniques. Depuis la montée en puissance de l'Europe, aussi bien sur le plan militaire qu'économique, le mouvement s'était inversé, mais ne concernait que des objets matériels. Au Moyen Age, les idées avaient surtout voyagé d'est en ouest, les pays pauvres et arriérés d'Europe s'étant mis à l'école du monde islamique, que ce soit en médecine ou en mathématiques, en chimie ou en astronomie, en philosophie ou en théologie. A la fin de ce que les historiens occidentaux appellent le Moyen Age, l'Orient musulman n'avait plus rien à apprendre à l'Europe, et l'Europe plus besoin de maître. En peinture, en littérature et dans les autres arts, quelques influences, à vrai dire mineures, continuèrent à s'exercer. Ainsi, Daniel Defoe emprunta-t-il sans doute le thème de Robinson Crusoé à un roman philosophique arabe du Moyen Age, dont une traduction anglaise venait de paraître quelques années auparavant. Publiée entre 1704 et 1717, une traduction de l'arabe en français du grand recueil de contes des Mille et une Nuits allait donner naissance à quantité d'adaptations et d'imitations dans presque toutes les langues d'Europe. La musique des Maures d'Espagne et des Turcs des Balkans marqua de son empreinte la musique populaire, et plus tard la musique classique, des pays européens limitrophes. La visite d'un ambassadeur ottoman et de sa suite dans une capitale européenne ne manquait pas de provoquer un engouement pour les turqueries en architecture, dans la décoration intérieure et, parfois, dans la mode vestimentaire.La circulation des idées en sens inverse était pratiquement inexistante. Au Moyen Age, l'Europe n'avait pas grand-chose à offrir aux sociétés musulmanes bien plus développées et raffinées. Et lorsque le rapport des forces intellectuel et matériel se modifia, le monde musulman avait perdu sa réceptivité. En particulier, il était réfractaire à tout ce qui venait de la Chrétienté, c'est-à-dire d'une société qui, selon lui, représentait une étape antérieure et dépassée de la civilisation religieuse, alors que l'islam en incarnait l'ultime perfection. Les transferts de connaissances concernaient, pour l'essentiel, l'art militaire, domaine dans lequel les compétences européennes avaient été très tôt reconnues.Il s'agissait de données de nature géographique et cartographique, dont une ancienne description du Nouveau Monde, accompagnée d'une carte. Mais ces connaissances ne semblent pas avoir eu d'impact sur la vie intellectuelle, pas plus que le maigre savoir historique indispensable au gouvernement ottoman pour traiter avec les puissances européennes. Les ouvrages sur l'histoire européenne se comptaient sur les doigts d'une main. De grands bouleversements tels que la Renaissance, la Réforme, les Lumières et la révolution scientifique n'eurent aucune répercussion dans le monde islamique, qui ne les remarqua même pas. Quelques siècles plus tôt, l'islam avait eu sa propre Renaissance, dont les effets s'étaient fait sentir jusqu'en Europe. La Renaissance et la Réforme ne suscitèrent aucun écho en terre d'islam. Perçus comme chrétiens, ces mouvements d'idées et d'autres qui les avaient suivis étaient discrédités par avance et ne pouvaient présenter le moindre intérêt pour des musulmans.La Révolution française, en revanche, affecta plus ou moins profondément toutes les couches de la société islamique. L'une des raisons de son succès se comprend immédiatement. C'était la première fois qu'un mouvement européen de cette ampleur ne s'exprimait pas en termes chrétiens et se présentait même parfois comme ouvertement anti-chrétien. La laïcité en soi n'offrait aucun attrait pour les musulmans; c'était plutôt le contraire. Toutefois, une idéologie affranchie de toute trace d'une religion rivale et combattue par tous les ennemis traditionnels des Ottomans en Europe pouvait être examinée sur ses propres mérites et, qui sait, livrer le secret insaisissable de la puissance et de la richesse de l'Occident, lesquelles inquiétaient de plus en plus les musulmans.La Révolution française se distinguait aussi des autres mouvements européens en ce sens que les Français ne ménageaient pas leurs efforts pour répandre leurs idées parmi les peuples du Moyen-Orient. Au début, la propagande révolutionnaire ne rencontra que des échos limités et essentiellement dans les communautés chrétiennes. Mais là, ses doctrines se diffusèrent très vite et ne tardèrent pas à ébranler aussi bien les maîtres que les sujets de l'Empire. Pour

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reprendre une comparaison utilisée par plusieurs observateurs ottomans de l'époque, ces nouvelles idées franques se propagèrent aussi rapidement que le mal du même nom.La liberté, l'égalité et la fraternité n'étaient pas des idées totalement nouvelles pour les peuples musulmans. Appliquées aux croyants, la fraternité et l'égalité représentaient deux des principes fondamentaux de l'islam. Certes, comme ailleurs, des privilèges liés à l'origine ethnique ou à la fortune étaient apparus au cours de l'histoire, mais, nés en dépit et non à cause des enseignements de l'islam, ils n'avaient jamais acquis la même stabilité ni la même reconnaissance qu'en Europe.L'égalité entre croyants et incroyants était une tout autre affaire. Cependant, cette inégalité auto-imposée pouvait à tout moment être abolie par un simple acte de conversion. Il n'était pas aussi facile de se débarrasser du statut d'infériorité de l'esclave et de la femme, mais celui-ci ne soulevait guère d'opposition. Les esclaves affranchis pouvaient accéder à de hautes fonctions et, à bien des égards, les esclaves du sultan étaient les véritables maîtres de l'Empire. Quant aux femmes, leur statut d'infériorité - instauré par la Révélation divine et inscrit dans la sharia - n'était pas remis en question. La loi musulmane n'avait d'ailleurs pas que des effets négatifs, puisqu'elle accordait aux femmes certains droits, par exemple en matière de propriété, que les Occidentales ne possédaient pas, comme ne manquèrent pas de l'observer plusieurs voyageuses européennes en visite au Moyen-Orient.Conséquence de l'intervention plus ou moins directe de l'Occident, l'abolition de l'esclavage ne suscita guère d'intérêt ou de débat. En revanche, bien qu'inspirée par des idées occidentales, l'émancipation des femmes ne dut rien aux pressions ou aux ingérences de l'Occident ; les progrès réalisés dans ce domaine vinrent d'initiatives internes à la région et s'accompagnèrent de débats vigoureux et passionnés. Pourtant, ces maigres avancées sont devenues l'une des principales cibles des militants islamiques traditionnels ou extrémistes. Le retour de l'islam a eu, entre autres, pour résultat d'obliger les femmes, mais non les hommes, à revenir au costume traditionnel. En Iran, depuis la Révolution islamique, les hommes marquent leur rejet de l'Occident en portant des vêtements à l'occidentale mais pas de cravate. Bien davantage fut exigé des femmes.Contrairement à l'égalité et à la fraternité, la liberté, du moins dans son sens politique, était une idée nouvelle. Dans les langues de l'islam, «libre» et «liberté» avaient un contenu juridique et, accessoirement, social. Était libre celui qui n'était pas esclave. Dans d'autres contextes, était libre celui qui bénéficiait de certains privilèges ou exemptions, par exemple, qui n'était pas soumis aux corvées ou autres contraintes. «Liberté» n'était pas un terme qui apparaissait dans les très longues discussions politico-philosophiques sur la nature du gouvernement et sur ce qui distingue le bon gouvernement du mauvais. Selon la tradition musulmane, le contraire de la tyrannie n'était pas la liberté mais la justice, celle-ci étant plutôt conçue comme un devoir du souverain que comme un droit de ses sujets. La notion occidentale de citoyenneté et celles, connexes, de participation et de représentation, apparurent au Moyen-Orient sous l'influence de la France révolutionnaire et, plus encore, de son action.Très tôt, l'ambassade française à Istanbul devint un haut lieu de la propagande révolutionnaire. Traduits dans les différentes langues de l'Empire - en turc, en arabe, en grec et en arménien -, pamphlets et proclamations étaient importés de France ou imprimés dans l'enceinte de l'ambassade. En 1793, lorsque pour la première fois on hissa le drapeau républicain, ce fut l'occasion d'une cérémonie solennelle qui culmina dans le salut de deux vaisseaux français mouillés sous la pointe du Sérail. Ceux-ci hissèrent les pavillons de l'Empire ottoman, des Républiques française et américaine «et ceux de quelques puissances qui, comme devait l'écrire l'ambassadeur français, n'avaient pas souillé leurs armes dans la ligue impie des tyrans2». Après quoi, les invités dansèrent la carmagnole autour d'un arbre de la liberté planté en sol turc dans les jardins de l'ambassade.Cette agitation suscita quelques inquiétudes, non pas tant chez les Turcs eux-mêmes que dans les ambassades des grandes puissances européennes. Comme le rapporte un historien ottoman, à la requête soumise conjointement par les envoyés autrichien, prussien et russe demandant d'interdire le port de la cocarde tricolore et autres insignes révolutionnaires aux Français se trouvant en Turquie, le premier secrétaire de la Sublime Porte répondit :«Mes amis, nous vous avons plusieurs fois répété que l'Empire ottoman est un État musulman. Nul parmi nous ne prête attention à ces insignes. Les marchands des pays amis sont nos invités. Ils sont libres de porter le couvre-chef de leur choix et d'y attacher les insignes qu'ils veulent. Ce n'est pas l'affaire de la Sublime Porte de leur en demander la raison. Vous vous faites du souci inutilement3.»Selon une autre version, le responsable ottoman aurait répondu que la Porte ne s'intéressait pas à ce que ses hôtes étrangers portaient sur la tête ou aux pieds. Ce document et quelques autres montrent qu'apparemment les Turcs étaient convaincus que leur religion continuait à les protéger des maladies occidentales.Ils durent rapidement déchanter. En octobre 1797, l'empereur Habsbourg était contraint de faire la paix avec la France révolutionnaire et signait le traité de Campo-Formio. Entre autres clauses, ce traité mettait fin à la longue histoire de la République de Venise et partageait ses possessions entre l'Autriche et la France. Les îles Ioniennes, les côtes voisines d'Albanie et de Grèce, ainsi que le port de Preveza devinrent français. La présence des Français dans la région ne dura que de 1797 à 1799, puis de 1807 à 1814, mais eut des répercussions considérables. Les transformations révolutionnaires qu'ils introduisirent dans ces territoires peuplés de Grecs ne pouvaient manquer d'impressionner les Grecs qui vivaient de l'autre côté de la frontière, dans la province ottomane de Morée.

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Ce rapprochement géographique entre la France et l'Empire ottoman entama leur vieille amitié. Très vite, des rapports alarmants en provenance de la Grèce ottomane commencèrent à affluer dans la capitale : dans les territoires sous leur juridiction, les Français dépouillaient la noblesse de ses privilèges, abolissaient les corvées dans les campagnes, organisaient des élections et, d'une façon générale, se répandaient en discours sur la liberté et l'égalité. Plus grave encore, selon un historien ottoman, «par leurs évocations des États de l'ancienne Grèce, ils cherchaient à rallier les orthodoxes à l'idéal républicain et à pervertir les sujets ottomans des provinces voisines4».Le danger parut encore plus sérieux lorsque, après avoir conquis l'Egypte, province ottomane musulmane, avec une facilité et une rapidité déconcertantes, les Français se mirent à tenir les mêmes discours subversifs exaltant l'antique splendeur du pays et la liberté.Le mélange de ces deux idées, en proportions variables selon le contexte, se révéla irrésistible. Peu familière et acquise, la liberté entendue comme citoyenneté eut, au début, une force d'attraction réduite.Mais son pouvoir s'accrut lorsque vinrent s'y agréger deux autres concepts importés d'Europe: le patriotisme et le nationalisme, autrement dit l'idée que ce n'était plus la religion, mais le pays ou la nation qui étaient source d'identité et de loyauté, et donc de légitimité et d'allégeance.Le danger de ces doctrines ne passa pas inaperçu et ne resta pas sans réponse. Dans une proclamation rédigée en turc et en arabe, le gouvernement du sultan mettait ainsi en garde les musulmans :«Les Français... ne croient pas en l'unité du Seigneur du ciel et de la terre... Ils ont abandonné toute religion... Ils... prétendent qu'il n'y a... ni résurrection ni comptes à rendre, ni jugement ni rétribution, ni question ni réponse... Ils affirment... que tous les hommes sont égaux en humanité et semblables par le fait qu'ils sont hommes ; qu'aucun n'a de supériorité ou de mérite par rapport aux autres, que chacun dispose de son âme et organise... sa propre vie ici-bas. Sur cette croyance illusoire et cette opinion absurde, ils ont érigé de nouveaux principes, créé des lois, établi ce que Satan leur soufflait, détruit le fondement des religions, déclaré licites des choses illicites, autorisé tout ce que leurs passions leur font désirer, entraîné dans leur iniquité le petit peuple et l'ont rendu fou furieux; ils ont semé la sédition parmi les religions et provoqué la discorde entre les rois et les États. Avec des livres trompeurs et des paroles mensongères, ils s'adressent à chaque groupe en disant : "Nous appartenons à votre religion et à votre communauté"... Unis sous la bannière de Satan, ils s'abandonnent à l'infamie et à la débauche, chevauchent le coursier de la perfidie et de la présomption et s'enfoncent dans l'océan de l'erreur et de l'impiété 5. »La référence constante à Satan pour désigner ce danger est révélatrice. Comme on peut le lire dans la dernière sourate du Coran (CXIV, 5), Satan est « le tentateur qui se dérobe, celui qui souffle le mal dans le cœur des hommes». Ce thème réapparaîtra à la fin du XXe siècle, lorsque le monde musulman tentera de lutter contre la force de séduction des idées et du mode de vie américains.L'ordre social et politique traditionnel tel qu'il se développa dans l'Empire ottoman et, avec quelques modifications, dans le royaume de Perse plongeait ses racines dans la loi et la coutume musulmanes et, au-delà, dans les civilisations plus anciennes encore du Moyen-Orient. Comme dans d'autres cultures religieuses, il reposait ouvertement sur l'inégalité, vu qu'il eût été inapproprié et même absurde d'accorder une égalité de statut à ceux qui acceptaient la révélation définitive de Dieu et à ceux qui la rejetaient avec obstination. Faisant à juste titre l'éloge de la tolérance religieuse des régimes musulmans traditionnels, certains apologistes modernes y voient un système assurant l'égalité des droits. Il n'en était rien et, d'ailleurs, l'octroi d'une telle égalité aurait été considéré, non pas comme une action méritoire, mais comme un manquement au devoir. En refusant d'accorder l'égalité aux incroyants, l'État musulman se conformait aux pratiques habituelles des religions au pouvoir. Il en différait, cependant, en ce qu'il accordait à ces mêmes incroyants un statut social reconnu, défini et garanti par la loi musulmane et accepté par l'ensemble des musulmans. Il faisait ainsi preuve d'un degré de tolérance qui, dans d'autres pays, ne serait atteint que lorsque la religion serait séparée de l'État ou, du moins, privée d'une bonne partie de son emprise sur la vie publique. Bien entendu, cette tolérance ne s'appliquait qu'aux monothéistes qui se réclamaient de révélations antérieures reconnues par l'islam, à savoir aux chrétiens des différentes confessions, aux Juifs et, en Iran, également aux zoroastriens. Dans l'Empire ottoman, ces minorités constituaient des millet.Un millet était une communauté politico-religieuse définie par son adhésion à une religion. Ses membres obéissaient aux règles et même aux lois de cette religion et choisissaient leurs propres chefs, à condition naturellement de ne pas contrevenir aux lois et aux intérêts de l'État. Les millet non musulmans bénéficiaient donc d'une relative liberté de culte et d'une certaine autonomie interne ; en contrepartie, ils devaient faire allégeance à l'État et accepter les contraintes et les incapacités attachées au statut de dhimmï.Dans l'Empire ottoman, il y avait quatre grands millet : par ordre d'importance, les musulmans, les Grecs, les Arméniens et les Juifs. Tous quatre étaient exclusivement définis en termes religieux. Le millet musulman ou « millet dominant » (millet-i-hakime) regroupait des populations parlant le turc, l'arabe, le kurde, l'albanais, le grec ou l'une des nombreuses langues balkaniques ou caucasiennes.Le millet grec était tout aussi composite. Outre les Grecs, il comprenait les fidèles de l'Eglise orthodoxe de bien d'autres origines: des Serbes, des Bulgares, des Roumains et des Albanais en Europe; des arabophones et des turcophones en Asie que les catégories occidentales désignent sous le terme de Turcs et d'Arabes chrétiens.

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Beaucoup plus homogène, le millet arménien se composait, pour l'essentiel, de membres de la nation arménienne adeptes de l'Église arménienne. Il comprenait, cependant, un nombre considérable de turcophones qui utilisaient l'alphabet arménien et aussi, à certaines époques, les coptes d'Egypte et les jacobites de Syrie qui, par leur monophysisme, étaient proches de l'Église arménienne. On notera que ni les Grecs ni les Arméniens uniates, catholiques ou plus tard convertis au protestantisme, n'appartenaient au millet grec ou arménien.Le millet juif comprenait les Juifs hispanophones qui avaient fui l'Espagne avant ou après l'édit d'expulsion de 1492, les communautés juives arabophones de Syrie et d'Irak, celles grécophones de Morée et d'autres, plus petites, parlant diverses langues.Ainsi, le millet, de nature d'abord religieuse, regroupait-il des communautés ethniques et parfois même des tribus fort différentes. Ces distinctions internes n'étaient pas sans importance. Elles étaient à la base de groupes de solidarité en compétition sur le plan politique, administratif, commercial et social. Elles engendrèrent des stéréotypes et des préjugés véhiculés pendant des siècles par la littérature, et encore familiers aujourd'hui. Mais tant que le système du millet fonctionna selon sa propre logique, ces solidarités ethniques ne définissaient pas en dernière instance l'identité et l'allégeance. Ce n'est qu'à une époque relativement récente que ceux que nous nommons Turcs ou Arabes ont commencé à se présenter comme tels. Bien que parlant le turc, les habitants d'Istanbul et des autres villes réservaient cette désignation aux paysans et aux nomades d'Anatolie. De même, les arabophones d'Egypte et du Croissant fertile ne se disaient pas arabes, laissant cette qualification aux Bédouins du désert. Il faudra attendre l'apparition de l'idée européenne de nation pour que les couches instruites des villes revendiquent ces catégories ethniques.Naturellement, le nationalisme, cette idéologie nouvelle et puissante, trouva d'abord un écho auprès des populations chrétiennes de l'Empire ottoman, les Grecs, les Serbes, puis les autres peuples des Balkans et, finalement, les Arméniens. Même les Juifs qui formaient la plus petite, la plus faible et la plus fidèle des minorités non musulmanes élaborèrent leur propre nationalisme. En 1843, un rabbin de Sarajevo, YehudaAlkalaï, avançait dans un opuscule cette idée tout à fait nouvelle selon laquelle les Juifs devaient, sans attendre l'arrivée du Messie, retourner en Terre sainte et reconstruire le pays par leurs propres efforts.Tout au long du XIXe siècle, les minorités chrétiennes de l'Empire ottoman poursuivirent trois objectifs, différents et finalement inconciliables. En premier lieu, elles aspiraient à une citoyenneté à part entière, c'est-à-dire à une égalité des droits avec la majorité musulmane. Les puissances européennes, parfois en contradiction avec leurs propres pratiques chez elles, faisaient pression sur les Turcs pour qu'ils instituent l'égalité des droits, sans distinction de religion. Les libéraux et les réformateurs ottomans étaient entièrement acquis à cette idée. Pour l'opinion éclairée de l'époque, tout statut moindre eût été humiliant et inacceptable.Ce n'était pas seulement les idées nouvelles qui rendaient les vieilles inégalités insupportables, mais aussi l'apparition d'une nouvelle prospérité. Pendant les guerres révolutionnaires et napoléoniennes, ainsi qu'au début du XIXe siècle, les communautés non musulmanes connurent un essor relativement important. Ayant, dans l'ensemble, un niveau d'éducation supérieur à celui des musulmans et plus de facilités pour entrer en contact avec le monde extérieur, elles se développèrent et s'enrichirent. Le statut d'infériorité sociale et politique que leur imposait l'ordre ancien leur devint de plus en plus difficile à supporter. L'égalité des droits fit l'objet d'une série de grands édits de réformes promulgués par le gouvernement ottoman. S'ils ne se montrèrent pas tout à fait à la hauteur des attentes, les résultats ne furent nullement négligeables.Poursuivi avec de plus en plus de vigueur, le second objectif des chrétiens ottomans était l'indépendance ou, du moins, l'autonomie à l'intérieur d'un territoire national. Au XIXe siècle et au début du XXe, les Serbes, les Grecs puis d'autres peuples des Balkans parvinrent à créer des États indépendants et souverains dans ce qu'ils considéraient être une partie de leur territoire national - tous ayant des prétentions irrédentistes sur leurs voisins et sur d'autres terres ottomanes. Dispersés dans presque toutes les possessions ottomanes d'Asie et ne formant nulle part une majorité, les Arméniens se trouvaient dans une situation beaucoup plus complexe. Le caractère tragique de leur combat venait en grande partie du fait que, contrairement aux peuples des Balkans et, plus tard, aux Arabes et aux Juifs, ils ne réussirent pas à se doter d'un État souverain — du moins, jusqu'à l'effondrement de l'Union soviétique et la proclamation d'indépendance par l'ex-République soviétique d'Arménie.Rarement avoué mais poursuivi avec ténacité, le troisième objectif visait à sauvegarder les privilèges et l'autonomie que leur garantissait le système des millet sous l'ordre ancien, à savoir le droit de suivre leurs propres lois religieuses, d'éduquer leurs enfants dans leur langue et, plus généralement, de conserver leur culture. L'introduction au XIXe siècle, entre autres innovations européennes, de la conscription ajouta une autre revendication à celles qu'ils avaient déjà ; en effet, ce qui était autrefois une humiliation, l'interdiction de porter des armes, devint un immense privilège : la possibilité d'être dispensé de la conscription obligatoire. Rebaptisée taxe d'exemption du service militaire, la capitation semblait un faible prix à payer pour en bénéficier.A terme, ces trois objectifs étaient contradictoires. Cependant, dès le départ, ils recelaient aussi quelques inconvénients. L'égalité des droits pouvait améliorer une situation, mais également entraîner un nivellement par le bas. Comme le notait un observateur ottoman de l'époque, Cevdet Pacha, à propos de la promulgation du grand édit de réforme de février 1856:

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«Les patriarches... étaient mécontents... Alors qu'autrefois, les communautés vivant dans l'Empire ottoman étaient classées par ordre d'importance, les musulmans venant en premier, puis les Grecs, puis les Arméniens et les Juifs, désormais, toutes sont placées sur le même plan. Certains Grecs n'ont pas manqué d'objecter: "Le gouvernement nous a mis dans le même sac que les Juifs. La suprématie de l'islam nous convenait parfaitement6."»Cette réaction de la part de « certains Grecs » était compréhensible. Depuis le XVIIe siècle, l'aristocratie grecque de la capitale avait noué des liens quasi symbiotiques avec l'État ottoman. Ainsi, les Phanariotes, les familles patriciennes du quartier du Phanar, situé non loin du patriarcat grec, monopolisaient un certain nombre de postes de la haute administration, comme, par exemple, celui de grand drogman de la Sublime Porte. Officiellement simple interprète, ce fonctionnaire était, en fait, responsable au jour le jour des relations étrangères de l'Empire. Chaque ambassadeur ottoman envoyé en Europe était accompagné de son interprète grec dépendant du bureau du grand drogman qui, de même, dirigeait en grande partie l'activité diplomatique de l'ambassade. Les Phanariotes détenaient aussi le gouvernorat des deux principautés danubiennes qui, plus tard, formeraient le royaume de Roumanie.L'aspiration et, plus encore, la lutte pour l'indépendance mettaient immanquablement en cause la loyauté et la fiabilité des sujets et surtout des fonctionnaires non musulmans. Le changement se fit progressivement. Au début de la révolte hellénique qui se transformerait en guerre d'indépendance, accusé, probablement sans fondement, d'intelligence avec les rebelles, le grand drogman de la Porte fut sommairement exécuté. Encore en 1840, lorsqu'ils ouvrirent leur première mission diplomatique à Athènes, les Ottomans nommèrent un Grec du Phanar, Kostaki Musurus, qui deviendrait ambassadeur de l'Empire à Londres. Néanmoins, la communauté grecque dans son ensemble perdit à jamais les postes de confiance et de pouvoir qu'elle avait détenus jusque-là dans la haute administration ottomane.La position relative des autres minorités changeait également. Au XVIe siècle, lorsque les Juifs étaient les seuls à posséder des connaissances et des techniques européennes et qu'ils ne pouvaient être soupçonnés de collusion avec les puissances chrétiennes, plusieurs sultans ottomans jugèrent utile d'avoir recours à leurs services aussi bien sur le plan économique que politique. Toutefois, plus encore que les autres minorités religieuses, les Juifs eurent à souffrir du déclin de l'Empire ottoman. Contrairement aux chrétiens, ils n'avaient pas à compter sur la bienveillance des marchands européens ni sur la protection de leurs gouvernements. En outre, jusqu'à la seconde moitié du XIXe siècle, ils ne connurent pas de renouveau intellectuel analogue à celui qui avait revitalisé les communautés chrétiennes. Dans les affaires comme dans l'administration, ils furent peu à peu évincés par des chrétiens, autrement dit des Grecs, des Arméniens et, élément nouveau important, par des chrétiens arabophones du Levant.Si les Grecs paraissaient de plus en plus suspects, ces chrétiens arabophones, confinés dans une province plutôt reculée de l'Empire, n'avaient pas encore atteint la prééminence et l'influence qui seraient les leurs par la suite. Les principaux bénéficiaires de cette évolution furent les Arméniens. Appelée depuis longtemps le « millet loyal » (millet-i-sadika), la communauté arménienne était considérée, non seulement par les Turcs mais aussi par les observateurs occidentaux, comme la minorité la plus fidèle à l'État ottoman. Suivant les traces des Grecs, les Arméniens, tirant profit de leur éducation à l'européenne et de leurs liens commerciaux avec l'Occident, s'étaient enrichis. Encore au tout début du XXe siècle, des dirigeants arméniens aideraient les Jeunes-Turcs à renverser le pouvoir despotique du sultan Abdiilha-mid II et à mener à bien la révolution de 1908. Le premier gouvernement jeune-turc aurait même, pendant un temps, un Arménien pour ministre des Affaires étrangères.Mais, aux yeux des Arméniens comme des Grecs, la symbiose avec l'État ottoman n'était plus possible. Leur prospérité les faisait accéder à une meilleure instruction et favorisait un renouveau culturel qui les rendait plus réceptifs aux idées nouvelles du monde extérieur. Venant de l'ouest et de l'est, celles-ci étaient souvent porteuses de messages contradictoires : d'un côté, l'indépendance nationale, la démocratie libérale et, par le truchement d'un réseau de plus en plus ramifié d'écoles missionnaires, une réaffirmation de l'identité chrétienne; de l'autre, la protection offerte par le tsar, mais aussi les doctrines et les techniques subversives des révolutionnaires russes. Toutes ces idées trouvèrent des disciples parmi ceux qui estimaient que le statut de dhimmï, même bien appointé, n'était plus tolérable.Le déclin manifeste de l'Empire ottoman souleva de nouveaux espoirs. La crise bulgare de 1876, suivie par la défaite du gouvernement ottoman et l'ingérence des grandes puissances dans les affaires intérieures de l'Empire, semblait montrer comment on pouvait les réaliser. L'article 61 du traité de Berlin (1878) reprenant l'article 16 du traité de San Stefano devenu caduc était à la fois vague et précis. Le gouvernement ottoman s'y engageait « à mettre en oeuvre sans délai les transformations et les réformes exigées par l'état des provinces peuplées d'Arméniens, et à garantir leur sécurité contre les Circassiens et les Kurdes ». Il devait aussi « informer régulièrement les puissances [européennes] chargées de veiller à l'application des mesures prises à cet effet ».Les événements se chargèrent de conférer une force accrue au message contenu dans la dernière clause. Comme les Grecs, les Bulgares avaient conquis leur indépendance en empruntant une voie douloureuse mais efficace, qui avait vu se succéder insurrection, répression et intervention étrangère. Le même processus, pensait-on à l'époque, pourrait conduire à l'indépendance de l'Arménie. L'agitation engendra l'insurrection armée et ralluma de vieux conflits ethniques et religieux. A partir de 1890 et surtout en 1895-1896, le terrible engrenage de la révolte et de la répression, de la terreur et du massacre se déchaîna en Turquie de l'Est et atteignit même, brièvement, la capitale. Quantité d'Arméniens trouvèrent la mort, en particulier aux mains de la Hami-diye, une milice recrutée localement avec la bénédiction du

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sultan Abdûlhamid II pour réprimer les insurgés et tous ceux soupçonnés de les aider, de les cacher ou de sympathiser avec leur cause. Cela ne fit que renforcer les mouvements révolutionnaires dans leur détermination. Raids et affrontements armés entre les villageois chrétiens, c'est-à-dire arméniens, et musulmans, c'est-à-dire turcs, circassiens et kurdes, devinrent endémiques.Dans leur lutte pour l'indépendance, les Arméniens souffraient de plusieurs handicaps par rapport aux chrétiens des Balkans. Les villes et les régions de l'Empire où ils étaient majoritaires étaient disséminées et ne formaient plus un territoire national continu comme la Grèce ou la Bulgarie. Ailleurs, ils étaient devenus une minorité au milieu d'une majorité musulmane de plus en plus inquiète de leurs aspirations et de leurs menées subversives. Le tsar, qui avait annexé leur ancienne capitale, Erevan, et une partie de leur territoire, leur offrait à l'occasion aide et encouragements, mais n'avait aucun intérêt à une Arménie indépendante.Avec le temps, même les peuples musulmans de l'Empire - Turcs, Arabes et autres - furent contaminés par les nouvelles idées européennes : le libéralisme, le patriotisme et le nationalisme.Ces idées, qui contribuèrent largement à saper le système traditionnel de légitimité et d'allégeance, et donc à déstabiliser l'ordre politique ancien, se présentèrent en deux vagues successives, d'abord d'Europe occidentale, sous la forme du patriotisme, puis d'Europe centrale et orientale, sous la forme du nationalisme.Dans le monde musulman traditionnel, comme dans la Chrétienté, les nations et les pays possédaient souvent une forte identité nationale et régionale. Les trois principaux peuples du Moyen-Orient musulman, les Arabes, les Perses et les Turcs, étaient conscients et fiers de leur héritage national : de leur langue et de leur littérature, de leur histoire et de leur culture, de leurs traditions et de leurs coutumes, ainsi que de leurs origines présumées communes. Ils étaient également attachés à leur terre natale: l'amour, la fierté et la nostalgie qu'ils ressentaient pour elle sont des thèmes fréquents dans la littérature musulmane. Mais, jusqu'à l'intrusion des idéologies occidentales, ces sentiments ne véhiculaient aucun message politique, et l'idée qu'une nation ou qu'un territoire national pût constituer une entité politique souveraine était inconnue. Pour les musulmans, leur identité s'enracinait dans leur foi et leur allégeance allait au souverain ou à la dynastie qui les gouvernait au nom de cette foi.Le patriotisme et le nationalisme étaient des idéologies étrangères au monde musulman. Aussi bien dans la titulature des monarques que dans les écrits des historiens, la souveraineté et l'identité reposaient sur d autres concepts que ceux de nation et de pays. Comme le notait Ali Pacha, l'introduction au Moyen-Orient de ces idées allait avoir un effet dévastateur.Remontant à la Grèce et à la Rome antiques, le patriotisme -entendu non seulement comme l'amour naturel d'un individu pour son pays natal, mais aussi comme un devoir politique et, si nécessaire, militaire dont il doit s'acquitter quand le gouvernement le lui demande - est profondément enraciné dans la civilisation occidentale. En Grande-Bretagne, en France et, plus tard, aux États-Unis, deux autres idées vinrent s'y associer : d'une part, l'unification des diverses composantes de la population en une seule entité nationale, d'autre part, la conviction de plus en plus impérieuse que le peuple, et non l'Eglise ou l'État, était la seule et unique source légitime de souveraineté.En Grande-Bretagne et en France, le patriotisme intégra les nombreux peuples — parfois de langues et de religions différentes — qui y vivaient pour en faire de puissantes nations unifiées. Certains observateurs ottomans crurent discerner dans cette idée un instrument utile pour unir les multiples communautés ethniques et religieuses de l'Empire dans une même fidélité à leur patrie et, comme il se doit, à l'État qui en conduisait le destin.Ce n'est qu'un peu plus tard que l'Egypte, qui disposait de nombreux atouts pour le réaliser, s'empara de cet idéal patriotique. Plus qu'aucun autre au Moyen-Orient, l'Egypte était un pays remarquablement défini par son histoire et sa géographie. Centrée autour d'un grand fleuve et de son delta, elle possédait, malgré l'arabisation et l'islamisation, une identité millénaire, ainsi qu'un degré d'homogénéité et de centralisation unique dans la région. Le patriotisme, l'idée d'une identité enracinée dans un pays, y reçut le soutien de la dynastie khédivale qui régnait sur un État pratiquement autonome, placé sous la suzeraineté symbolique du sultan ottoman. Les khédives avaient tout intérêt à encourager une idéologie qui faisait de l'Egypte une entité à part entière devant s'exprimer dans une nation et un État distincts. Leur pays pouvait plus facilement être considéré comme une nation au sens occidental du terme, que l'Empire ottoman du XIXe siècle, polyglotte et pluriethnique. Cependant, même en Egypte, le patriotisme ne s'imposa que lentement et progressivement, et se trouve, encore aujourd'hui, contesté par certains Égyptiens.A partir du milieu du XIXe siècle, le patriotisme fut suivi et, dans une large mesure, supplanté par une idéologie tout à fait différente: le nationalisme. Le patriotisme avait rendu d'éminents services en Europe occidentale, où pays, État et nation étaient devenus quasiment synonymes. Il en allait tout autrement en Europe centrale et orientale : l'Allemagne était fragmentée en de multiples principautés, l'Autriche-Hongrie tiraillée entre de nombreuses ethnies et l'Empire des tsars qualifié de «prison des peuples». Dans de pareilles conditions, le patriotisme apparaissait comme un soutien apporté au statu quo — lequel soulevait une opposition de plus en plus déterminée. L'idée de nation ancrée, non pas dans un pays, mais dans une langue, une culture et une origine prétendument commune correspondait beaucoup mieux à la situation de l'Europe centrale et orientale. Elle correspondait aussi beaucoup plus étroitement aux réalités du Moyen-Orient, où le nationalisme ethnique d'Europe centrale et orientale était plus immédiatement intelligible et recevable que le patriotisme libéral de type ouest européen.

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Lorsqu'ils pénétrèrent au Moyen-Orient, le patriotisme et le nationalisme trouvèrent l'un et l'autre un écho dans les mouvements libéraux et d'opposition. En général, le patriotisme avait tendance à renforcer l'ordre politique en place et le nationalisme à le subvertir. Pour le patriote, en effet, ce qui prime est l'indépendance de son pays, la liberté étant conçue comme individuelle. Pour le nationaliste, l'État peut être étranger et oppresseur, le pays et la nation soumis à une domination étrangère, parfois double. La liberté signifie la fin de ces aberrations, l'accès à l'indépendance et à l'unité nationales.Plus ouverts aux nouveautés européennes et se laissant plus facilement persuader que le pouvoir qui les gouvernait était une tyrannie étrangère, les sujets non musulmans de l'Empire furent les premiers à accueillir ces nouvelles idées. C'est ce qui se produisit au sein du millet grec qui, sous l'ordre ancien, regroupait tous les chrétiens orthodoxes de l'Empire. Au XIXe siècle, certains d'entre eux commencèrent à remettre en cause l'autorité de leur Église, dont la hiérarchie se composait presque uniquement de Grecs. Les peuples balkaniques, puis, avec un peu moins de succès, les Arabes chrétiens de Syrie revendiquèrent une plus grande autonomie communautaire et religieuse. Après avoir déstabilisé le millet grec, le ferment nationaliste finirait par détruire l'Empire ottoman.En Iran, pays plus éloigné de l'Europe et protégé du choc direct de l'Occident par l'Empire russe et l'Empire ottoman, la pénétration des idées occidentales fut plus lente, plus tardive et plus faible. A certains égards, le terrain était également moins favorable. Comme le sultan, le shah régnait sur des peuples parlant des langues et professant des religions différentes. Toutefois, ces minorités linguistiques et religieuses jouaient un rôle beaucoup moins important que dans l'Empire ottoman ; et, à aucun moment, elles ne constituèrent un danger aussi grand pour l'ordre social et politique établi. Les minorités non musulmanes y étaient moins nombreuses, moins prospères et plus soumises. Ne parlant que le persan et déjà présents à l'époque préislamique, les Juifs et les zoroastriens étaient intégrés culturellement ; mais ils étaient juridiquement et socialement marginalisés et politiquement impuissants. Les Arméniens étaient les seuls à former une communauté de quelque importance. Sur presque tous les plans, leur situation était meilleure que celle des Juifs et des zoroastriens. Toutefois, ils se distinguaient des Iraniens, non seulement par la religion, mais aussi par un puissant attachement à leur identité ethnique, linguistique et culturelle. Les non-musulmans d'Iran étaient, eux aussi, organisés en communautés jouissant d'une certaine autonomie, mais leur force était négligeable comparée à celle des millet de l'Empire ottoman.On aurait pu penser que les minorités musulmanes, ethniques et religieuses joueraient un plus grand rôle. Les sunnites formaient une petite minorité, et les bahais, adeptes d'une nouvelle religion, une communauté beaucoup plus importante et active. Mais les premiers étaient passifs et les seconds soumis à des contraintes très strictes. Les persophones représentaient à peine un peu plus de la moitié de la population, le reste se composant de diverses minorités ethniques: des Azéris et des Kurdes au nord-ouest, des Kashkaïs et des Arabes au sud-ouest, des Turkmènes au nord-est et des Baloutches au sud-est. La plupart parlaient des langues turques apparentées à celles pratiquées dans l'Empire ottoman et dans les possessions russes de Trans-caucasie et d'Asie centrale. Toutefois, les différences ethniques étaient secondaires. Tous ces peuples étaient musulmans, shiites pour la plupart, et se sentaient liés par des liens religieux et des affinités culturelles bien plus forts que le nouveau concept de nationalité importé d'Europe.Pourtant, à bien des égards, l'Iran était un pays qui aurait pu aisément accueillir ces idées nouvelles - sinon le nationalisme, du moins le patriotisme. Contrairement aux habitants du Croissant fertile, de l'Egypte et de l'Afrique du Nord qui formeraient le monde arabe, les Iraniens avaient conservé le souvenir de leur passé préislamique et étaient plutôt fiers de ses réalisations. S'il devait davantage au mythe et à la légende qu'à la réalité historique, ce passé occupait une place importante dans la littérature, dans les arts et dans l'image qu'ils se faisaient d'eux-mêmes. Ils avaient également conservé leur langue, le persan, qui s'écrivait en caractères arabes et comportait de nombreux emprunts à l'arabe. Depuis le XVIe siècle et l'arrivée au pouvoir de la dynastie safavide, ils formaient un royaume indépendant, uni sous une même autorité royale; ils se distinguaient de leurs voisins par leur langue et leur culture et, plus encore, par leur foi devenue d'abord la religion officielle, puis dominante, du pays. Entourés de puissances sunnites — l'Empire ottoman, les États musulmans d'Asie centrale, d'Afghanistan et de l'Inde —, ils se percevaient comme un bastion de l'islam shiite. Apparu tardivement en Iran, le patriotisme exerça un attrait irrésistible, y compris sur les dirigeants des mouvements shiites extrémistes opposés à l'Occident, à la modernisation et à la laïcité.Le 9 janvier 1853, au cours d'une réception à Saint-Pétersbourg, Nicolas Ier, le tsar de toutes les Russie, échangea quelques propos avec l'ambassadeur de Grande-Bretagne, Sir George Hamilton Seymour. «Nous avons sur les bras, lui dit-il en parlant de l'Empire ottoman, un homme très malade. Ce serait un grand malheur s'il venait à trépasser, surtout avant que toutes les dispositions nécessaires soient prises7. » Le diplomate anglais était d'avis de traiter ce malade avec douceur et de l'aider à se rétablir. Ce n'était pas d'un chirurgien mais d'un médecin dont il avait besoin.Les médecins ne manquaient pas, aussi bien dans l'Empire qu'à l'étranger; malgré leurs désaccords parfois violents, ils semblaient bien partis pour lui rendre la santé. Avec du temps et de la sérénité, ils y seraient peut-être parvenus, mais ni l'un ni l'autre ne leur furent accordés. Chapitre XVIII De guerre en guerre

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Pendant plus d'un siècle jusqu'à son démembrement, l'Empire ottoman fut, presque sans interruption, en guerre contre des ennemis intérieurs et extérieurs. L'un de ces conflits (1821-1823) l'opposa à l'Iran : ce fut le dernier d'une longue série d'affrontements mettant aux prises, depuis le début du XVIe siècle, ces deux puissances qui se disputaient la suprématie sur le Moyen-Orient musulman et contestaient le tracé de leur frontière commune. Cette frontière finit par se stabiliser et faire l'objet d'un accord bipartite. Elle deviendrait plus tard la frontière orientale de la République turque et de l'Irak, même si, avec ce pays, tous les différends frontaliers n'étaient pas encore résolus. Cette lutte pour l'hégémonie régionale se termina par l'éclipsé des deux adversaires au profit de puissances étrangères, dont les rivalités et les affrontements, au sein ou en dehors de la région, dominèrent son histoire politique pendant près de deux siècles. Contre ces puissances extérieures et leurs protégés locaux, l'Empire ottoman mena un long et âpre combat, qu'il finirait par perdre.L'Empire eut aussi à affronter des ennemis de l'intérieur: d'un côté, des chrétiens nationalistes qui réclamaient l'indépendance — la plupart réussirent à atteindre leur objectif, grâce à une aide extérieure ; de l'autre, d'ambitieux pachas qui, profitant de son affaiblissement, essayaient de se tailler un fief dans la province qu'ils gouvernaient. Ainsi, tout en restant officiellement sous suzeraineté ottomane, Muhammad Ali Pacha fonda une nouvelle dynastie qui régnerait sur une Egypte quasi indépendante. D'autres pachas l'imitèrent en Irak et en Syrie, mais leur territoire fut plus petit et leur règne plus bref.Bien que régnant sur des terres arabes, ces pachas n'étaient en général pas des Arabes, mais des turcophones originaires des Balkans ou du Caucase. Dans deux régions seulement, des chefs arabophones réussirent à conquérir une certaine autonomie. Dans les montagnes du Liban, des chrétiens et des druzes fondèrent une principauté, qui par la suite formerait le noyau de la République du Grand Liban. C'est là et dans les territoires voisins encore sous domination ottomane que, vers le milieu du XIXe siècle, apparurent les premiers signes d'une renaissance arabe, culturelle et économique.Les Arabes étaient également actifs dans la péninsule Arabique, et surtout dans la région du Golfe que se disputaient les Ottomans, les Iraniens et les Britanniques dont la présence ne cessait de se renforcer. Depuis la fin du XVIIIe siècle, les chefs des tribus locales avaient appris à profiter de ces rivalités pour s'assurer un assez grand degré d'autonomie. On peut signaler en particulier la principauté du Koweit - diminutif arabe d'un mot indien signifiant « forteresse » -, où la famille des Sabâh s'empara du pouvoir vers 1756.Un seul mouvement arabe alla jusqu'à remettre en cause la légitimité du pouvoir ottoman: le wahhabisme. Son fondateur, un théologien originaire du Nedjd, Muhammad ibn 'Abd al-Wahhâb (1703-1787), prêchait un retour à la pureté originelle de l'islam, réclamait la suppression des ajouts - superstitions, doctrines erronées et pratiques idolâtres - qui l'avaient corrompu et appelait à la lutte contre les régimes qui défendaient ces innovations impies. D'après certains récits, il ne se contentait pas d'instruire religieusement ses disciples, mais leur apprenait aussi le maniement des armes à feu. Parmi eux se trouvait Muhammad ibn Sa'ûd, l'émir de Dar'iyya. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, guidés par les pieux enseignements d'Ibn 'Abd al-Wahhâb et placés sous la conduite de leur habile chef militaire Ibn Sa'ûd, ces nouveaux combattants de la foi conquirent une grande partie de l'Arabie, allant jusqu'à menacer la Syrie et l'Irak. Leur combat purificateur se présentait comme un retour à l'époque du Prophète et de ses premiers successeurs, lorsque l'islam, à peine né, commençait son expansion. Bien que déjà très affaibli, l'Empire ottoman réussit là où Byzance et la Perse avaient échoué et repoussa sans trop de difficulté leurs assauts. Au VIIe siècle, assaillants et défenseurs étaient plus ou moins équipés des mêmes armes. Au XVIIIe et au XIXe, les Ottomans disposaient d'une artillerie.Assez fortes pour écraser des Bédouins rebelles, les armées ottomanes se révélèrent incapables de repousser les puissances européennes. Certaines guerres extérieures furent dues à l'intervention de puissances étrangères dans des révoltes intérieures; d'autres à des rivalités entre ces puissances. Entre 1806 et 1878, la Russie entra à quatre reprises en guerre contre les Ottomans qui, chaque fois, perdirent d'importants territoires. Sans l'intervention diplomatique des pays occidentaux qui obligèrent les Russes à renoncer à une partie de leurs conquêtes, ces défaites eussent été encore pires.Un changement capital était en train de se produire : préoccupés, les diplomates ne parlaient plus de recul ottoman, mais de «question d'Orient». L'Empire ne devait plus sa survie à la farouche résistance de ses armées, mais à deux nouveaux facteurs : l'intervention des puissances européennes inquiètes de l'expansionnisme russe et l'habileté croissante de la Porte à tirer parti de leurs rivalités.En 1699 déjà, après l'échec du second siège de Vienne, les Ottomans, obligés pour la première fois de négocier la paix en position de vaincus, avaient bénéficié de l'aide des ambassadeurs d'Angleterre et de Hollande, dont les gouvernements cherchaient à contenir la progression autrichienne. Au cours du XIXe siècle, l'intervention étrangère, diplomatique mais aussi militaire, devint la norme. Pendant les guerres révolutionnaires et napoléoniennes, les Turcs reçurent l'aide de la Grande-Bretagne contre la France, puis celle de la France contre la Russie. En 1829, ce fut un médiateur prussien qui persuada les Russes victorieux de modérer leurs exigences. Pendant la guerre de Crimée, les Anglais et les Français se battirent aux côtés des Ottomans, leurs alliés, contre les Russes. En 1878, l'intervention diplomatique de la Grande-Bretagne permit d'atténuer les conséquences politiques de la défaite militaire ottomane et de repousser au siècle suivant la dislocation de l'Empire. Ce qui n'empêchait pas les alliés occidentaux de commencer à se partager une partie de l'héritage de « l'Homme malade », en s'oc-troyant, non pas des provinces directement

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administrées par le pouvoir central, mais des terres relativement périphériques gouvernées par des potentats locaux plus ou moins vassaux du sultan.Au XIXe siècle et au début du XXe, les Iraniens étaient confrontés à peu près aux mêmes défis que les Ottomans. Bien que tout aussi risquée, leur tâche était finalement plus simple. En 1806-1807, l'Iran se trouva brièvement engagé dans le jeu politique et militaire des puissances européennes, lorsque Napoléon envoya une mission à Téhéran pour proposer au shah de l'aider, au nord, à récupérer les provinces que les Russes lui avaient prises et, au sud, à lancer une attaque contre les Britanniques en Inde. Après la signature, en 1807, du traité de Tilsit avec les Russes, les Français se désintéressèrent de l'Iran. Ce ne fut pas le cas des Russes et des Britanniques: pendant plus d'un siècle, les rivalités opposant les deux plus grands empires européens en Asie domineraient l'histoire du pays. Grâce à ses conquêtes sur des princes locaux et sur le shah, la Russie acquit une frontière commune avec l'Iran, d'abord du côté ouest de la mer Caspienne, puis du côté est. Grâce à la consolidation de sa domination en Inde, la Grande-Bretagne devint voisine de l'Iran sur son flanc sud-est et étendit son influence bien au-delà. Plus les armées russes progressaient vers le sud et plus l'influence de la Russie se faisait sentir à Téhéran, plus les Britanniques, inquiets pour leur empire, augmentaient leurs empiétements.Les Français s'étaient retirés ; les Allemands n'apparaîtraient en force qu'au moment de la Première Guerre mondiale, pénétrant en Iran à partir du territoire de leur allié ottoman. Contrairement aux Turcs, les Iraniens n'avaient à faire face qu'à deux puissances impériales, la Russie au nord et la Grande-Bretagne au sud.A certains égards, ils étaient en meilleure position que les Ottomans. Trop petites, surtout après la perte des provinces arméniennes au bénéfice de la Russie, leurs minorités religieuses ne présentaient aucun danger ; bien que parfois récalcitrantes, leurs minorités ethniques ne cherchaient ni à créer leur propre État ni à s'unir à un autre. Autant d'avantages qui n'étaient pas minces.Les shahs adoptèrent une politique similaire à celle des sultans et, en partie, modelée sur elle : ils entendaient moderniser et centraliser l'armée et, par voie de conséquence, l'administration et l'enseignement ; se doter, en faisant éventuellement appel à l'aide extérieure, d'infrastructures modernes, surtout dans le domaine des communications ; adopter un minimum de techniques et de méthodes occidentales ; enfin, préserver leur indépendance en jouant les deux puissances impériales l'une contre l'autre.Toutefois, disposant d'une moins grande marge de manœuvre, ils obtinrent, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, des résultats plus mitigés. Leurs réformes militaires et civiles furent moins profondes ; leurs mesures de centralisation se virent contrariées et parfois annulées par les particularismes tribaux et régionaux. Ce qui, finalement, les rendit incapables de s'opposer à la progression des deux empires coloniaux.Principalement militaire, la pression russe fut jalonnée par une succession de traités entérinant conquêtes et annexions. Surtout économique et diplomatique, la pénétration britannique fut marquée par une série d'accords et de concessions. Ce qui n'empêchait pas chaque puissance de recourir à l'occasion aux méthodes de sa rivale. Décidée à imposer sa volonté, la Grande-Bretagne fit plus d'une fois appel à ses troupes stationnées en Inde ; de leur côté, les hommes d'affaires et les diplomates russes ne ménageaient pas leurs efforts pour étendre l'influence de leur pays. En 1864, une compagnie britannique installa la première ligne télégraphique en Iran, dans le cadre d'une liaison avec l'Inde. En 1872, la concession Reuter accorda à une société britannique le droit exclusif d'exploiter les ressources minières de l'Iran, de créer une banque, de construire un réseau de lignes télégraphiques et d'ouvrir des lignes de chemin de fer. En guise de paiement, le gouvernement iranien concéda ses recettes douanières, mais dut renoncer à cet arrangement à cause des difficultés techniques qu'il comportait et aussi à cause de la vive opposition qu'il soulevait chez les Russes. En 1879, ceux-ci remportèrent un succès non négligeable avec l'envoi d'une brigade de Cosaques qui, bien que devant servir de garde impériale au shah, était entraînée, armée, équipée et, en partie, commandée par des Russes. Grâce à ses conquêtes en Asie centrale, la Russie put consolider sa présence dans le nord de l'Iran et disposer d'un tremplin pour s'étendre vers le sud. La concession, en 1901, d'un gisement pétrolifère à la Grande-Bretagne constitua la seule brèche importante dans une suite continue de victoires et de succès russes.1905 fut l'année d'un bouleversement majeur, non seulement pour l'Iran mais pour l'ensemble de la région. La Russie venait de subir une défaite humiliante face aux Japonais : pour la première fois, une puissance impériale européenne était vaincue par une nation asiatique. Les graves troubles qui s'ensuivirent en Russie conduisirent, en octobre 1905, à la promulgation d'une constitution instituant, pour la première fois, un gouvernement représentatif et parlementaire. Certains, en Iran, en tirèrent la leçon. Le régime despotique des tsars avait été incapable de relever le défi. En revanche, les vainqueurs s'étaient dotés d'une constitution dès 1889. A présent, même les Russes suivaient leur exemple, démontrant ainsi la supériorité de la démocratie libérale.La révolution constitutionnelle iranienne commença en décembre 1905; en octobre 1906, la première Assemblée nationale (Majlis) se réunit à Téhéran et élabora une constitution que le shah accepta de signer.Toutefois, la situation internationale allait subir de profondes transformations, au désavantage de l'Iran. Craignant la montée en puissance de l'Allemagne, Russes et Britanniques se rapprochèrent, pour signer, en août 1907, un accord qui, en fait, divisait l'Iran en deux zones d'influence, russe au nord, britannique autour du golfe Persique, laissant au centre une zone intermédiaire ouverte aux deux puissances. Les affrontements se multiplièrent - entre le shah et le Majlis, entre

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les libéraux et les forces conservatrices et bientôt, de nouveau, entre les Russes et les Britanniques. Lorsque la guerre éclata en 1914, les Russes occupaient déjà une bonne partie du nord de l'Iran.La révolution constitutionnelle ottomane de 1908 commença sous de meilleurs auspices et semblait même annoncer l'aube d'une ère nouvelle. Après le renversement du régime despotique du sultan Abdûlhamid, la constitution, suspendue depuis trente ans, fut de nouveau proclamée; des élections se préparaient. Turcs et Arméniens, musulmans, chrétiens et Juifs s'embrassaient dans les rues. L'heure de la liberté et de la fraternité avait sonné. Dans un ouvrage publié en 1940, un historien turc dirait de cette révolution : « Il y a très peu de mouvements au monde qui aient donné naissance à d'aussi grands espoirs... ; de même, il y a très peu de mouvements dont les espérances ont été si rapidement et si complètement déçues K »Y voyant un progrès majeur, les chrétiens ottomans et les puissances européennes accueillirent la révolution jeune-turque avec enthousiasme. Toutefois, il était hors de question qu'elle fasse obstacle à leurs autres projets, d'autant qu'elle leur semblait offrir une occasion à ne pas laisser passer. L'Autriche-Hongrie s'empressa d'annexer la Bosnie et l'Herzégovine, la Bulgarie proclama son indépendance et la Crète, qui depuis la guerre gréco-turque de 1896 bénéficiait d'un statut autonome au sein de l'Empire, annonça son union à la Grèce. En 1909, le gouvernement jeune-turc écrasa dans le sang une insurrection contre-révolutionnaire.En septembre 1911, inaugurant une nouvelle série de conflits, les Italiens attaquèrent Tripoli. A cette date, Français et Britanniques se partageaient déjà presque tout le littoral nord-africain, depuis l'Egypte jusqu'au Maroc. Seules la Cyrénaïque et la Tripolitaine étaient encore des sandjaks ottomans. Tard venue sur l'échiquier colonial, l'Italie était décidée à obtenir au moins une petite part de l'héritage de l'Homme malade ; avec l'accord préalable des autres puissances européennes, elle lança une attaque terrestre et navale. Au début, ses forces se heurtèrent à une résistance plus forte que prévue, mais dès le mois d'octobre, celle-ci céda, les Ottomans se trouvant confrontés à un nouveau danger, plus proche et autrement plus inquiétant.La première guerre balkanique éclata le 18 octobre 1912 et prit fin le 30 mai 1913. Alliées, la Bulgarie, la Serbie et la Grèce remportèrent de substantiels gains territoriaux au dépens de l'Empire ottoman et l'Albanie vint s'ajouter à la liste des États ayant déclaré leur indépendance. En juin et juillet 1913, une seconde guerre des Balkans mettant aux prises les anciens alliés fournit aux Ottomans l'occasion de reprendre quelques-uns des territoires qu'ils avaient perdus, en particulier la région d'Edirne jusqu'au fleuve Maritza qui, encore aujourd'hui, marque la frontière européenne de la Turquie.Née au milieu de tant d'espoirs, la fragile démocratie des Jeunes-Turcs ne résista pas à tous ces chocs ; en janvier 1913, un coup d'État installa une dictature quasi militaire. L'année suivante, les Jeunes-Turcs entraînèrent l'Empire ottoman dans une guerre mondiale aux côtés des Empires centraux et se jetèrent dans un combat mortel où leurs amis et leurs ennemis traditionnels étaient unis contre eux.La guerre de 1914-1918 fut la dernière que les Ottomans livrèrent en tant que grande puissance. A la fin du mois d'octobre 1914, des navires de guerre turcs escortés par deux croiseurs allemands bombardèrent les ports russes d'Odessa, de Sébastopol et de Féodossia en mer Noire. Le sultan-calife proclama la guerre sainte contre tous ceux qui porteraient les armes contre lui et ses alliés. Les pays de la Triple Entente - France, Angleterre et Russie - régnaient sur de vastes populations musulmanes, en Afrique du Nord, en Inde et en Asie centrale. Les Turcs et leurs alliés allemands espéraient que, répondant à l'appel au djihad, ces musulmans se soulèveraient contre leurs maîtres coloniaux. Il n'en fut rien et les Ottomans se retrouvèrent seuls face aux Empires russe et britannique qui les menaçaient sur leurs frontières est et sud.Au début, le sort des armes parut sourire aux Turcs. En décembre 1914, ceux-ci lancèrent une offensive en Anatolie, reprirent Kars, conquise par la Russie en 1878, et occupèrent un moment Tabriz, en Iran, où les Russes se comportaient comme chez eux ; en effet, le shah avait proclamé la neutralité de son pays, mais n'avait pas les moyens de la faire respecter. Dans les premiers mois de 1915, les forces ottomanes de Palestine traversèrent le désert du Sinaï et attaquèrent le canal de Suez occupé par les Britanniques.Mais ces succès furent de courte durée. A l'est, les Russes contre-attaquèrent en force et, avec l'aide d'une partie de ses habitants, entrèrent dans Van. Au sud, les Britanniques repoussèrent l'attaque contre le Canal et, le 22 novembre 1914, un corps expéditionnaire venu des Indes s'empara du port, alors ottoman, de Bassora, dans le golfe Per-sique. Les Anglais avaient pour principal objectif de protéger leur pipeline en Iran, mais enhardis par ces premiers succès, ils se mirent à caresser des projets plus ambitieux. Durant l'année 1915, ils occupèrent plusieurs localités le long du Tigre et de l'Euphrate et commencèrent à progresser vers Bagdad.Pendant ce temps, les Ottomans avaient à faire face à une offensive beaucoup plus dangereuse, à quelques kilomètres seulement de leur capitale. En février 1915, les Anglais avaient, en effet, envoyé une expédition navale dans les Dardanelles et établi une base dans l'île de Lemnos. Au printemps et en été, des soldats anglais et australiens débarquèrent dans la péninsule de Gallipoli, afin de forcer les défenses ottomanes dans les Détroits et d'établir une jonction avec les Russes dans la mer Noire.A la fin de 1915 et au début de 1916, le vent tourna de nouveau en faveur des Ottomans. Ils chassèrent les Russes de Van, vainquirent les Britanniques en Irak et lancèrent une seconde attaque contre le canal de Suez. Au début de 1915,

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après d'âpres combats et de lourdes pertes, les Anglais et les Australiens se retirèrent de Gallipoli et renoncèrent à forcer les Détroits.Néanmoins, militairement supérieurs, les Alliés finirent par l'emporter. Si, après la révolution de 1917, les Russes relâchèrent leur pression, l'avance des troupes britanniques par le sud devint irrésistible.Durant toute cette tourmente, les sujets de l'Empire ottoman, quelle que fut leur identité ethnique ou religieuse, restèrent, dans leur immense majorité, fidèles au pouvoir en place. A deux exceptions près. Si les Arméniens d'Anatolie et les Arabes du Hedjaz se tinrent tranquilles - les uns et les autres servant même en masse dans les armées du sultan, certains de leurs leaders nationalistes crurent voir dans la guerre l'occasion rêvée de se libérer du joug ottoman et d'accéder à l'indépendance nationale. Mais pour cela, il leur fallait l'aide des puissances européennes, devenues entre-temps les ennemies du sultan. En 1914, les Russes créèrent quatre unités de volontaires arméniens, et trois autres l'année suivante. Bien qu'essentiellement recrutées en Arménie russe, ces unités comprenaient des Arméniens ottomans, au nombre desquels on comptait des déserteurs mais aussi des personnalités publiques. L'une de ces unités était commandée par un ancien député au Parlement ottoman. Des bandes armées entretenaient un peu partout l'agitation ; en Anatolie orientale et en Cilicie, la population arménienne prit les armes, notamment à Van et à Zeytoun.Au printemps 1915, alors que les rebelles arméniens avaient repris le contrôle de Van, que les Russes attaquaient à l'est et que les Britanniques étaient non seulement dans les Dardanelles mais avançaient sur Bagdad, le gouvernement décida de déporter la population arménienne d'Anatolie, selon une pratique hélas familière dans la région depuis les temps bibliques. Mis à part certaines catégories qui en furent exemptées, telles que les catholiques, les protestants, les ouvriers des chemins de fer et les hommes servant dans les armées du sultan, ainsi que leurs familles, cet ordre s'abattit sur l'ensemble des Arméniens d'Anatolie, bien au-delà de ceux qui vivaient dans des régions contestées, ou qui appartenaient à des groupes suspects.Les déportés subirent d'effroyables épreuves. A feu et à sang, combattant sur tous les fronts, l'Empire ne disposait ni de soldats ni de gendarmes pour les escorter ; cette tâche fut confiée à des détachements hâtivement recrutés sur place. Les estimations varient considérablement, mais il ne fait pas de doute qu'au moins des centaines de milliers d'Arméniens, plus d'un million peut-être, trouvèrent la mort. Beaucoup moururent de faim, de maladie ou des rigueurs du climat; quantité d'autres furent sauvagement assassinés en chemin par des villageois et des nomades, leurs gardiens, sans solde, sans nourriture et indisciplinés, fermant les yeux ou participant eux-mêmes aux massacres.Le gouvernement ottoman semble avoir essayé de contenir de tels excès. Les archives contiennent de nombreux télégrammes où les plus hautes autorités centrales manifestent leur souci de prévenir et de punir les violences commises à l'encontre des Arméniens. On y trouve également les minutes de mille trois cent quatre-vingt-dix-sept procès en cour martiale de civils et de militaires ottomans inculpés de voies de fait contre les déportés et condamnés à la réclusion ou parfois à mort. Mais ces interventions eurent peu d'effets, d'autant que des décennies d'antagonismes ethniques et religieux entre les Arméniens et leurs voisins jadis pacifiques avaient généré une grande amertume. Istanbul et Izmir n'étaient pas concernés par l'ordre de déportation, de même que la plus grande partie des provinces ottomanes de Syrie et d'Irak, où les survivants furent contraints de s'installer.Plus favorablement située d'un point de vue géographique, mieux préparée et déclenchée à un moment plus propice, la révolte des Arabes contre le joug ottoman bénéficia également d'un plus large soutien que celle des Arméniens. Les Arméniens vivaient en Asie, au cœur de la Turquie, au milieu d'une population en majorité musulmane; la révolte arabe prit naissance dans la province quasi autonome du Hedjaz en Arabie ; celle-ci était alors gouvernée par un dynaste arabe, le chérif Hussein, sa population était purement arabe et musulmane, et là se trouvaient La Mecque et Médine, les deux villes les plus saintes de l'islam. Elle avait en outre l'avantage d'être loin des centres de pouvoir ottomans et facile d'accès pour les Britanniques stationnés en Egypte. A ces derniers d'ailleurs, les rebelles pouvaient rendre des services; en 1917, après de longues et prudentes négociations secrètes, le chérif déclara l'indépendance du Hedjaz et, peu de temps après, se proclama « roi des Arabes ». Le Foreign Office qui, dans un précédent échange de correspondance, s'était engagé, en termes vagues, à soutenir un État arabe indépendant, donna à chaque fois son aval.Le poids militaire de quelques milliers de Bédouins dans des combats mettant aux prises d'immenses armées régulières était peut-être faible, mais la portée symbolique d'une armée arabe se mesurant aux Turcs et, plus encore, d'un serviteur des lieux saints contestant la légitimité du sultan et de sa prétendue guerre sainte fut énorme, et se révéla bien utile aux Britanniques, mais aussi aux Français, soucieux de maintenir leur autorité sur les sujets musulmans de leur empire. Tombant également à un meilleur moment, la révolte arabe coïncida avec le repli des armées ottomanes de toutes les provinces arabes. Et surtout, les Arabes surent mieux choisir leurs protecteurs. N'étant pas, comme les Russes, paralysés par une révolution, les Britanniques leur apportèrent une aide militaire sans faille. Si, par la suite, ils ne remplirent pas toutes leurs promesses politiques, du moins permirent-ils à leurs protégés d'échapper aux représailles des Ottomans.A la fin de 1916, les forces britanniques stationnées en Egypte commencèrent à pénétrer dans la Palestine ottomane et un autre contingent débarqua en Irak pour poursuivre l'avance vers le nord. Au printemps 1917, les Anglais occupèrent Bagdad et Gaza ; en décembre, ils s'emparèrent de Jérusalem et, en octobre 1918, de Damas. Le 29 octobre, après trois jours de négociations préalables, une délégation ottomane monta à bord de YAgamemnon, un vaisseau de guerre britannique ancré au large de Mudros, dans l'île de Lemnos, et signa un armistice le lendemain.

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La Première Guerre mondiale représenta le plus haut point de reflux de l'islam devant l'Occident en expansion. Bien qu'officiellement neutre, l'Iran fut envahi par des troupes étrangères, aidées de supplétifs. Dans les terres ottomanes, cette guerre, comme celle de Crimée, accrut les contacts avec l'Europe et accéléra des mutations déjà bien entamées. A cette différence près que, cette fois, la guerre se solda par une défaite qui obligea les Turcs à abandonner leurs provinces arabes aux Anglais et aux Français. Ce n'est que dans leur patrie anatolienne qu'ils réussirent à tenir en échec les vainqueurs et, après de rudes combats, à instaurer une république turque indépendante.Dans l'histoire européenne, la période qui s'étend de 1918 à 1939 est généralement appelée l'entre-deux-guerres, même si certains préfèrent y voir un long armistice entre deux étapes d'un même conflit.Dans le contexte du Moyen-Orient, ni l'une ni l'autre de ces caracté-risations ne conviennent. Cette période de paix instable et troublée représente plutôt, dans l'histoire de la région, une sorte d'intermède, ou même d'intervention, au sens chirurgical du terme. Et sans doute ne peut-on la séparer des deux guerres mondiales qui la bornent.Elle commença avec l'effondrement ou, plus précisément, la destruction de l'ordre ancien qui, pour le meilleur et pour le pire, avait régné sur une grande partie du Moyen-Orient pendant quatre siècles, sinon davantage. S'appuyant sur l'œuvre de leurs prédécesseurs, les Ottomans avaient érigé un système politique efficace, doté de solides institutions. Ils avaient également créé une culture politique, où chacun connaissait ses droits et ses devoirs, ainsi que les limites à ne pas franchir. Par la suite, bien qu'affaibli et confronté à quantité de difficultés, ce système avait continué à fonctionner. S'il avait perdu l'allégeance de la plupart des minorités chrétiennes, il était encore reconnu comme légitime par la quasi-totalité des musulmans. Dans les dernières décennies, il commençait même à montrer des signes de redressement, voire de progrès. Toutefois, cette évolution fut contrariée, et finalement arrêtée, par l'entrée des Ottomans dans la Première Guerre mondiale qui aboutit à la chute de l'Empire, à la dissolution de son pouvoir politique et au dépeçage de ses territoires.Depuis l'arrivée, vers la fin du XVIIIe siècle, du général Bonaparte en Egypte, l'histoire du Moyen-Orient était profondément marquée et, en temps de crise, dominée par les intérêts, les ambitions et les menées des grandes puissances européennes. Quand finalement les Ottomans se replièrent et que les Occidentaux devinrent, sans doute possible, les maîtres de la région, leurs rivalités prirent un tour encore plus direct et brutal.On peut y distinguer trois grands moments. Dans un premier temps, alors que les Français et les Anglais étaient quasiment seuls en lice, la concurrence qu'ils se livraient devint le principal enjeu des relations internationales. Dans les années 1930 et 1940, leur domination sur la région se vit contestée d'abord par l'Italie fasciste, puis par l'Allemagne nazie. Enfin, au cours de la Seconde Guerre mondiale, l'Allemagne et l'Italie furent éliminées du jeu. Mais par la suite, trop affaiblis, les Français, puis les Britanniques durent renoncer à jouer un rôle de premier plan. Se profilait déjà une nouvelle confrontation entre deux puissances étrangères plus éloignées, l'Union soviétique et les États-Unis, qui, encore une fois, bouleverserait l'échiquier.Lorsque la fumée des combats et les brouillards de la diplomatie qui avaient enveloppé la scène moyen-orientale se dissipèrent au lendemain de la Première Guerre mondiale, chacun put voir que de grands changements s'étaient produits. De nouveaux espoirs naquirent parmi les peuples des empires européens de l'Est comme de l'Ouest. En Russie, la révolution et le relâchement de l'autorité centrale qui s'ensuivit permirent l'instauration de régimes musulmans nationalistes et libéraux, aussi bien en Asie centrale qu'en Transcaucasie ; plus au sud, la Grande-Bretagne et la France promettaient l'autodétermination et, à plus lointaine échéance, l'indépendance aux peuples arabes passés sous leur domination. En Afrique du Nord, des leaders nationalistes proclamèrent, en novembre 1918, la naissance d'une République tripoli-taine, que les Italiens se déclarèrent prêts à reconnaître.Mais ces espoirs furent vite balayés. En Asie centrale et en Transcaucasie, l'Armée rouge restaura le contrôle de Moscou, mit fin à ces tentatives d'indépendance et obligea tous les pays de la région à réintégrer le giron russe. De même, en Tripolitaine et en Cyrénaïque, les Italiens évincèrent les dirigeants locaux et imposèrent leur autorité. En janvier 1934, ces deux provinces seraient réunies et formeraient la colonie italienne de Libye.En Asie du Sud-Ouest, les accords de paix, sans répondre complètement aux attentes des Arabes, constituèrent un net progrès. Mandatées par la Société des Nations, la France et la Grande-Bretagne partagèrent le Croissant fertile, non pas comme autrefois en colonies et en protectorats, mais en deux nouveaux États, auxquels elles donnèrent un nouveau nom et de nouvelles frontières. Censées les préparer à l'indépendance, elles y instaurèrent des régimes calqués sur le leur. D'abord appelé Mésopotamie, puis Irak, le bras oriental du Croissant fertile devint une monarchie placée sous mandat britannique et gouvernée par le roi Fayçal, l'un des fils du chérif Hussein. Le bras occidental, jadis appelé Syrie ou Levant, fut divisé en deux : le centre et le nord furent attribués à la France, et le sud, sous le nom de Palestine, à la Grande-Bretagne. Pour diverses raisons, les deux puissances mandataires décidèrent de subdiviser les régions sous leur contrôle. Après quelques tâtonnements, les Français instaurèrent deux républiques : à l'une, ils donnèrent le nom de Liban, tandis que l'autre continua de s'appeler Syrie. De même, les Britanniques créèrent, à l'est du Jourdain, un émirat arabe qu'ils baptisèrent TransJordanie et placèrent sous la conduite d'Abdallah, un autre fils de Hussein, tandis que, dans les régions situées à l'ouest du fleuve, auxquelles était désormais réservé le nom de Palestine, ils prenaient eux-mêmes les rênes du gouvernement.

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En Arabie, les événements empruntèrent un cours très différent. Mis à part Aden, colonie puis protectorat britannique, et les émirats du golfe Persique, qui pour la plupart étaient depuis quelque temps déjà plus ou moins sous contrôle britannique, la péninsule bénéficia d'une réelle indépendance. La période fut surtout marquée par un retour en force du wahhabisme et de la dynastie des Sa'ûd qui soutenait cette doctrine. En 1914, à la veille des hostilités, 'Abd al-'Azïz ibn Sa'ûd avait étendu son emprise sur une bonne partie de l'Arabie orientale et pris contact avec les Britanniques dont il souhaitait l'aide contre les Turcs. Après la guerre, il poursuivit sa politique de conquêtes, annexant d'autres territoires au nord et au sud de l'Arabie, déposant ou chassant leurs princes.Analysant parfaitement les intérêts de l'Empire britannique, il se garda bien d'attaquer les émirats de l'est de la péninsule, préférant concentrer ses efforts sur l'ouest et le sud-ouest, où seuls deux États pouvaient encore lui faire ombrage : d'une part, le royaume du Hedjaz, dirigé par Hussein, le héros de la révolte arabe contre les Turcs ; d'autre part, l'imamat du Yémen, à l'extrémité sud-ouest de la péninsule.En 1924, Ibn Sa'ûd déclencha une série d'opérations contre le Hedjaz. En 1925, La Mecque, Médine et Djedda étaient en sa possession. Le roi Hussein avait abdiqué en faveur de son fils Ali, lequel se verrait bientôt contraint de quitter son pays. Le 8 janvier 1926, Ibn Sa'ûd se fit proclamer roi du Hedjaz et sultan du Nedjd, titres qu'il conserva jusqu'en septembre 1932, lorsque son royaume prit le nom d'Arabie Saoudite. Durant la période de paix et de consolidation qui suivit, il signa des traités d'amitié avec la Turquie, l'Iran, l'Irak et, après de longues et âpres querelles, avec la TransJordanie.Une nouvelle guerre éclata au printemps de 1934, cette fois contre le Yémen. Malgré leur victoire sur le champ de bataille, les Saoudiens durent accepter la médiation britannique et se contenter d'un traité de paix qui, tout en leur accordant certaines rectifications frontalières, entérinait l'indépendance du Yémen.A la fin de 1918, l'Empire ottoman et l'Iran qui, pendant des siècles, s'étaient disputé ou partagé l'hégémonie de la région étaient directement menacés dans leur indépendance. Le premier gisait terrassé par la défaite, sa capitale occupée, alors que les vainqueurs et leurs satellites se répartissaient ses dépouilles. Bien qu'officiellement neutre, le second avait servi de champ de bataille aux belligérants - Turcs, Russes, Allemands et Britanniques opérant en toute impunité sur son sol. A première vue, rien ne semblait pouvoir les protéger du sort qu'avaient connu d'autres pays d'Asie et d'Afrique, écrasés par un Occident de plus en plus puissant. Pourtant, l'un et l'autre, par des voies différentes, échappèrent à ce destin. Le tournant survint en 1919, lorsque, au cœur de l'Anatolie, un officier turc, Mustafa Kemal, prit la tête d'un mouvement de résistance contre les envahisseurs et les occupants étrangers. Volant de victoire en victoire, celui qu'on surnommerait Atatiirk réussit à débarrasser le pays des forces étrangères, à abroger le traité de paix draconien que les Alliés avaient imposé au gouvernement du sultan et, comme celui-ci refusait de s'aligner sur les nationalistes, à abolir le sultanat et à instaurer une république. Sous sa direction, la République turque s'engagea dans un vaste programme de modernisation et, cas unique dans le monde musulman, de laïcisation.La même année, la Perse et la Grande-Bretagne signaient un traité qui, tout en reconnaissant l'indépendance et l'intégrité de l'Iran, permettait aux Anglais d'exercer une influence prédominante. Le parlement iranien refusa de le ratifier et la réapparition, dans le nord du pays, de la puissance russe, devenue entre-temps bolchevique, ne fit que compliquer la situation. Après une période d'anarchie, un certain Reza Khan, officier de la division « Cosaque », s'empara du pouvoir en février 1921 et instaura une quasi-dictature, qu'il consolida en 1925, en déposant le shah et en se faisant décerner la couronne royale. Sous le nom de Pahlavi, la dynastie qu'il fonda régna jusqu'en 1979, date à laquelle elle fut renversée par une révolution islamique. A l'instar d'Atatiirk, Reza Shah poursuivit une politique de centralisation et de modernisation mais, contrairement à lui, il n'essaya pas de séparer la religion de l'État.Il n'existait désormais de pays musulmans indépendants que dans trois régions du Moyen-Orient. Pendant un temps, rien ne semblait pouvoir ébranler la position de la France et de la Grande-Bretagne, si ce n'est leurs querelles. Mais, entre les deux guerres, leur volonté de domination commença à faiblir. Confrontées à des difficultés économiques, envahies par le doute et la lassitude, elles avaient perdu l'énergie et la belle assurance des bâtisseurs d'empires.Alors qu'à Paris comme à Londres ce n'étaient qu'incertitudes et atermoiements, un nouveau vent de révolte soufflait sur les peuples qu'elles avaient assujettis. Au début du siècle, lorsqu'ils avaient vaincu la Russie, les Japonais avaient apporté la preuve de la puissance régénératrice de la démocratie constitutionnelle, de la modernisation et du développement industriel ; en s'affranchissant des accords imposés par les vainqueurs, les Turcs faisaient à présent la démonstration des vertus du nationalisme. Sous le commandement de Mustafa Kemal, les armées turques menèrent la première révolution nationaliste couronnée de succès en Asie et en Afrique. Leur victoire souleva de nouveaux espoirs parmi les musulmans, mais aussi parmi d'autres peuples qui voyaient enfin qu'il était possible de vaincre l'Occident avec ses propres armes. Comme autrefois l'Empire ottoman, la Turquie républicaine et moderne semblait montrer la voie à l'ensemble du monde musulman. Cependant, Kemal Atatùrk ne caressait pas de telles ambitions. Son offensive contre la théocratie, sa sécularisation de l'État et du droit, ainsi que sa volonté souvent déclarée d'intégrer la Turquie dans l'Europe suscitèrent l'hostilité de nombreux musulmans, y compris parmi ceux qui avaient d'abord applaudi ses exploits.Des émeutes dans presque tous les pays arabes ne tardèrent pas à mettre en évidence l'inadéquation d'une administration de type colonial. Les puissances mandataires adoptèrent donc une autre politique, dont l'essentiel consista à créer des

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États arabes dotés d'un certain degré d'indépendance et à conclure avec eux des traités garantissant leur position privilégiée et leur droit à maintenir des forces armées.Dans l'ensemble, cette politique fut un échec. Toujours trop tardives et trop modestes, les concessions accordées aux revendications nationalistes étaient perçues comme des marques de faiblesse et non de bonne volonté. Les traités, quand il y en avait, étaient signés soit par des gouvernements non représentatifs ne bénéficiant pas du soutien des milieux politiquement actifs, soit sous la pression d'une grave menace extérieure, comme ce fut le cas en 1936, lorsque la Grande-Bretagne et l'Egypte, se sentant menacées par les Italiens qui venaient de débarquer en Ethiopie, conclurent hâtivement un traité.Déçus, les Arabes cherchèrent une issue dans de vigoureux mouvements nationalistes. Long et acharné, le combat qu'ils menèrent finit par atteindre ses objectifs, du moins politiques. Abolissant le protectorat de l'une et le mandat de l'autre, la Grande-Bretagne reconnut l'indépendance de l'Egypte et de l'Irak, tout en y maintenant une présence militaire - bases aériennes en Irak, bases terrestres dans la zone du canal et ailleurs en Egypte. Exigeant une réelle indépendance, les nationalistes poursuivirent leur action jusqu'au retrait définitif des forces étrangères et l'abrogation des traités inégaux.Dans les pays du Levant, le système mandataire resta beaucoup plus longtemps en place. Les Français demeurèrent en Syrie et au Liban, et les Britanniques continuèrent à administrer directement la Palestine, tout en accordant une certaine autonomie à l'émir de TransJordanie.Dans ces deux régions, plusieurs facteurs venaient compliquer la situation. Contrairement aux autres États nés des ruines de l'Empire ottoman d'Asie, le Liban n'était pas une création entièrement nouvelle, mais une entité distincte possédant une longue tradition d'autonomie qui s'était perpétuée, parfois dans des conditions difficiles, malgré des siècles de domination ottomane. Les autorités mandataires françaises créèrent le Grand Liban en adjoignant au mont Liban la plaine de la Bekaa et le littoral. Essentiellement peuplé de chrétiens et de musulmans non sunnites, le mont Liban avait, du temps des Ottomans, toujours servi de refuge et de citadelle aux dissidences sociales, intellectuelles et même politiques. Au nord de Beyrouth, des paysans chrétiens avaient fondé une communauté de petits propriétaires indépendants, phénomène alors quasi unique dans tout le Moyen-Orient et, au XIXe siècle, une bourgeoisie chrétienne prospère s'était développée dans le port de Beyrouth et ses environs. Grâce à leur esprit d'entreprise et à leurs talents, les chrétiens contribuèrent activement à la renaissance arabe, économique, mais aussi politique et intellectuelle. Si la montée du nationalisme musulman réduisit considérablement leur rôle, le Liban continua pendant quelque temps encore à être le seul exemple de pluralisme culturel et religieux, le seul foyer de liberté économique et politique dans le monde arabe.Si le bastion chrétien libanais faisait figure d'exception dans le monde arabo-musulman, un peu plus au sud, un autre cas à part, encore plus surprenant, était en train de voir le jour. Les Juifs étaient présents en Palestine depuis la plus haute Antiquité, mais à la fin de l'époque romaine ils avaient cessé de former la majorité de la population. Périodiquement, des Juifs, généralement animés par des motifs religieux, venaient s'y installer. Un tournant se produisit dans le dernier quart du XIXe siècle: mus par une idéologie, le sionisme, de jeunes Juifs d'Europe orientale se mirent à émigrer en Palestine. Ce mouvement, qui s'inspirait de la tradition religieuse juive, mais aussi des doctrines nationalistes européennes, voulait apporter une solution au rejet et aux persécutions dont les Juifs étaient victimes en Europe. Les colonies qu'ils fondèrent formeraient le noyau du futur État d'Israël.A la fin de la Première Guerre mondiale, la communauté juive, ancienne et plus récente, atteignait une taille non négligeable. En novembre 1917, par la déclaration Balfour, le gouvernement britannique avait exprimé son soutien au projet d'établissement d'un « Foyer national juif», reconnaissant ainsi officiellement l'entreprise sioniste. Ce principe fut incorporé au texte du mandat de la Société des Nations confiant l'administration de la Palestine à la Grande-Bretagne. Sa mise en œuvre exacerba le combat des Arabes contre l'occupant britannique et la présence des Juifs.A partir des années 1930, un péril d'un nouveau genre commença à peser sur la suprématie franco-anglaise au Moyen-Orient ; il venait non pas des peuples en révolte, mais de deux nouveaux prétendants à la puissance impériale : l'Italie fasciste et l'Allemagne nazie.A peu près à la même époque, les institutions libérales et constitutionnelles commencèrent à perdre l'attrait dont elles jouissaient dans la région. Comme on pouvait s'y attendre, elles ne fonctionnaient pas très bien. Ne concernant qu'une minuscule élite occidentalisée, elles ne disposaient d'aucun réel soutien au sein de la population. Etrangères par leur forme et leur contenu, elles brillaient surtout par leur inefficacité, incapables qu'elles étaient de nouer des liens avec le passé du pays, de répondre à ses besoins présents et de préparer son avenir. Pis encore, dans l'esprit de beaucoup d'Arabes, elles étaient associées aux puissances coloniales d'Europe occidentale désormais haïes.L'Allemagne et l'Italie offraient une séduisante alternative. L'une et l'autre n'avaient réalisé leur unité que récemment, en libérant et en rassemblant par la force une kyrielle de petites entités. Pour certains leaders qui analysaient la situation de leur peuple dans les mêmes termes, ces deux pays apparaissaient comme des exemples dignes d'être suivis.Mais surtout, ils étaient les adversaires, tout à la fois politiques, stratégiques et idéologiques de la France, de la Grande-Bretagne et de la colonisation juive en Palestine.Dès 1933, juste après l'accession de Hitler au pouvoir, Hadj Amïn al-Husaynï, le mufti de Jérusalem nommé par les Britanniques, prit contact avec le consul allemand pour lui déclarer son soutien et lui offrir son aide. Après des années

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d'une lutte implacable contre les Britanniques et les Juifs, le mufti quitta la Palestine, se rendit à Beyrouth, à Bagdad, à Téhéran et atteignit finalement Berlin en 1941. L'étape la plus importante de son voyage fut Bagdad où, en avril 1941, le Premier ministre irakien, Rashïd Ali al-Gaylânï, fomenta un coup d'État avec l'appui des militaires et instaura un régime ouvertement pro-allemand. Malgré une certaine aide venue de la Syrie, alors sous le contrôle des autorités de Vichy, les forces de l'Axe ne purent empêcher les troupes britanniques et jordaniennes de renverser le nouveau régime. En Syrie s'était formé un comité de soutien à Rashïd Ali, noyau du futur parti Baath, dont deux branches rivales gouverneraient la Syrie et l'Irak.Rashïd Ali prit la fuite et, quelque temps après, rejoignit le Mufti à Berlin. Parmi ceux qui étaient favorables aux puissances de l'Axe, certains devinrent ensuite célèbres : Nasser, qui exprima sa sympathie pour les Allemands et regretta leur défaite, Sadate qui, si l'on en croit ses Mémoires, se mit volontairement au service de l'espionnage allemand. Même Rashïd Ali fut élevé, à titre posthume, au rang de héros dans l'Irak de Saddam Hussein.A première vue, tant d'enthousiasme pour la cause nazie peut paraître étrange. En effet, l'idéologie raciste du IIIe Reich ne pouvait guère avoir d'attrait pour un peuple qui, selon ces classifications pseudoscientifiques, appartenait à une race inférieure. Pourtant, dans la mesure où elle était spécifiquement dirigée contre les Juifs et non contre les sémites en général, cette propagande rencontra un écho considérable. Par ailleurs, c'était la persécution des Juifs, en Allemagne par les nazis et ailleurs par leurs émules, qui était la principale cause de l'émigration juive en Palestine, et donc, du renforcement de la présence juive dans ce pays. Bien plus, jusqu'à l'ouverture des hostilités, les nazis encourageaient cette immigration, alors que les Britanniques, croyant se gagner la bonne volonté des Arabes, y imposaient de plus en plus de restrictions. Il n'empêche, quantité d'Arabes préféraient les Allemands qui envoyaient des Juifs en Palestine, aux Britanniques qui faisaient tout pour leur en restreindre l'entrée.Les puissances de l'Axe cherchèrent à tirer parti de cet état d'esprit. L'Italie, puis l'Allemagne, lancèrent de vastes campagnes de propagande et de pénétration dans le monde arabe, dont l'impact fut particulièrement grand sur la nouvelle génération de militants et de penseurs politiques. En prêchant la haine des Juifs, les Allemands de leur côté surent exploiter un problème qu'ils avaient, en grande partie, eux-mêmes créé.Ce mouvement en faveur de l'Axe était également dicté par la prudence. Au début de la guerre, et surtout en 1940-1941, entre la défaite de la France et l'invasion de la Russie, et à un moment où la Grande-Bretagne était la seule à résister, beaucoup pensaient qu'une victoire allemande était inéluctable et, donc, qu'il était judicieux d'ouvrir des canaux de communication avec les futurs vainqueurs - d'autant plus que la population, dans son ensemble, ne se sentait aucun devoir de fidélité envers les puissances coloniales. Ainsi, même des personnalités politiques acclamées — ou dénoncées — pour leurs liens avec l'Occident, telles que Nahâs Pacha en Egypte, Nûri al-Sa'ïd en Irak et Ibn Sa'ùd en Arabie, essayèrent d'entrer en contact avec Berlin. Leurs efforts échouèrent, car les nazis avaient déjà reçu plus d'offres de service qu'ils ne jugeaient utile d'en accepter. Fondé en partie sur l'idéologie, le soutien aux forces de l'Axe devait davantage au vieux principe toujours valable qui veut que «les ennemis de mes ennemis sont mes amis». L'Axe possédait cette qualité essentielle d'être l'implacable ennemi de l'Occident. Plus tard, ce principe jouerait en faveur d'une puissance fort différente, l'Union soviétique, qui parviendrait à mobiliser un énorme soutien et, parfois, les mêmes partisans.Finalement, aucun des deux camps en présence ne répondit aux espoirs de ceux qui s'étaient rangés de leur côté, et réciproquement. L'un comme l'autre réussirent à obtenir un certain concours militaire. Créée par la Grande-Bretagne en TransJordanie, la Légion arabe joua un rôle important dans le renversement de Rashïd Ali et le maintien de l'autorité alliée au Moyen-Orient. De leur côté, les Allemands formèrent des « Légions d'Orient », dont les volontaires se recrutaient parmi les prisonniers de guerre alliés — Arabes d'Afrique du Nord, Indiens de l'Empire britannique, soldats de l'Armée rouge originaires des Républiques d'Asie centrale et de Transcaucasie - ainsi que dans la diaspora de ces peuples en Europe occupée. Toutefois, leur rôle fut minime. Créée en Palestine après bien des hésitations de la part du gouvernement britannique, la Brigade juive participa à diverses campagnes en Afrique du Nord et en Italie, mais son poids militaire fut, lui aussi, relativement modeste.Territoires, ressources et infrastructures, telles furent les principales contributions des pays du Moyen-Orient à la cause alliée. Dans les pays placés sous leur mandat ou leur protectorat, les Alliés installèrent des garnisons et des bases militaires; en 1941, les Russes et les Anglais envahirent simultanément l'Iran, pays officiellement neutre. Seule, la Turquie réussit à préserver sa neutralité jusqu'au jour où, quelques semaines avant la fin des hostilités, elle déclara la guerre afin de pouvoir s'asseoir à la table des vainqueurs. Comme le dirait un homme politique turc: «Nous voulions être sur la liste des invités, pas sur le menu. »Les résultats furent tout aussi décevants pour les peuples et les gouvernements du Moyen-Orient. Les Allemands déçurent leurs partisans et leurs courtisans arabes. Relativement généreuses, leurs déclarations se faisaient parfois ambiguës et étaient loin d'apporter un soutien sans réserve aux objectifs arabes. Le regard fixé sur l'Europe, les nazis ne portaient pas un réel intérêt au Moyen-Orient; plus d'une fois, ils montrèrent qu'ils étaient prêts à sacrifier leurs protégés moyen-orientaux pour faire plaisir à leurs amis européens, l'Italie fasciste, la France de Vichy et, d'août 1939 à juin 1941, l'Union soviétique.

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Malgré les promesses d'indépendance et de retrait, lorsque la guerre prit fin, les armées alliées étaient encore massivement présentes dans la plupart des pays arabes. Certains de ces pays, comme en Afrique du Nord, étaient toujours des colonies; d'autres avaient des gouvernements qui, bien que considérés comme peu sûrs par les Alliés, étaient haïs du peuple qui voyait en eux de simples marionnettes. Même les Juifs de Palestine, qui naturellement n'avaient aucune sympathie pour le IIIe Reich, en voulaient aux Anglais qui, encore après la fin des hostilités, faisaient tout pour empêcher les rescapés du génocide d'atteindre les rivages de la Palestine.Pendant la guerre, deux requêtes furent, à de nombreuses reprises, présentées aux belligérants: l'une émanant des organisations juives anglaises et américaines pressant Londres et Washington de bombarder les camps de la mort d'Auschwitz ; l'autre, émanant du bureau du mufti à Berlin, pressant le gouvernement allemand de bombarder Tel-Aviv. Ni l'une ni l'autre ne furent entendues, non pas par malveillance d'un côté ou bienveillance de l'autre, mais pour une seule et unique raison : bombarder ces cibles n'aurait servi aucun objectif militaire ni contribué à gagner la guerre. Par conséquent, en termes purement militaires, rien ne justifiait les risques et le coût de telles opérations.Les années de guerre 1939-1945 apportèrent donc peu de satisfactions aux deux camps en présence au Moyen-Orient. Malgré leurs efforts et la sympathie générale dont elles jouissaient, concrètement, les puissances centrales ne retirèrent que de minces avantages. Les seuls gains réellement tangibles concernèrent l'utilisation par les Allemands de certaines installations en Syrie, alors occupée par les troupes de Vichy, et l'arrivée au pouvoir en 1941 d'un gouvernement pro-alle-mand en Irak. L'un et l'autre furent éphémères. Les efforts des Britanniques pour s'assurer l'amitié des nationalistes arabes rencontrèrent encore moins de succès. Les Alliés pouvaient au mieux compter sur une neutralité résignée, due à une présence militaire massive. La défense de l'Egypte, d'abord contre les Italiens, puis contre les Allemands, incomba aux seules forces britanniques, la libération de l'Afrique du Nord, aux Américains.Une fois de plus, l'engagement dans un conflit majeur entraîna une série de profonds bouleversements. Les propagandistes des deux bords encouragèrent à qui mieux mieux les aspirations des mouvements nationalistes. Les armées alliées et celles de l'Axe campèrent et combattirent sur le sol arabe, provoquant les tensions et les fractures inhérentes à une guerre moderne. Plusieurs pays arabes bénéficiaient désormais d'un degré plus ou moins grand d'indépendance et commençaient à poursuivre leur propre politique étrangère. Fondée en 1945, la Ligue arabe regroupa tous les États arabes souverains de la région autour d'objectifs politiques communs. Création anglaise au départ, elle s'affranchit rapidement de cette tutelle et se développa selon les ambitions parfois contradictoires de ses membres.La découverte de gisements de pétrole et leur exploitation entraînèrent elles aussi des bouleversements considérables. Tout commença dans les provinces russes du Moyen-Orient, où le premier forage eut lieu en 1842 dans la péninsule d'Apchéron. Le développement de l'industrie pétrolière en Azerbaïdjan fut à peu près contemporain de celui de la Pennsylvanie aux États-Unis. La première raffinerie vit le jour en 1863 à Bakou et, à partir de 1878, un pipeline la relia aux gisements d'Apchéron. A la veille de la révolution d'Octobre, Bakou représentait quatre-vingt-quinze pour cent de la production russe. Pendant ce temps, Européens et Américains s'efforçaient d'obtenir des concessions en Iran et dans l'Empire ottoman. Au début du XXe siècle, un homme d'affaires britannique, ou plutôt néo-zélandais, William Knox D'Arcy, se vit octroyer la première concession d'importance par le shah d'Iran. Cette concession D'Arcy fut ensuite rachetée par l'Anglo-Persian Oil Company (qui prendrait plus tard le nom de Anglo-Iranian Oil Company). En vertu d'arrangements similaires, le pétrole du Moyen-Orient serait exploité, moyennant le versement de royalties aux gouvernements des pays possédant des gisements, par des sociétés concessionnaires, britanniques, françaises, hollandaises et américaines pour la plupart. D'importants gisements furent découverts en Iran, en Irak, puis en Arabie et ailleurs, si bien que le Moyen-Orient devint l'un des premiers producteurs d'or noir dans le monde.Les conséquences pour la région furent multiples. L'invention du moteur à combustion interne bouleversa les transports terrestres. Désormais, on pouvait transporter des personnes, des marchandises, des textes imprimés et des idées à une échelle et une rapidité inconcevables seulement quelques décennies auparavant. Le remplacement du cheval, de l'âne et du chameau par la voiture, l'autobus et le camion venant s'ajouter à un important essor économique et au développement d'autres moyens de communication, tels que la presse, le cinéma, la radio et la télévision, entraînèrent de profondes transformations dans la société moyen-orientale et les rendirent visibles à tous.Mais, demandera-t-on, qu'attendaient les Français et les Britanniques de leur présence au Moyen-Orient et qu'en retirèrent-ils ? Aujourd'hui, tout le monde s'accorde à penser que la principale raison qui les y conduisit et les y maintint pendant plus de vingt-cinq ans était d'ordre stratégique. Militairement, ils voyaient dans cette région un rempart contre d'éventuels ennemis, un nœud de communications entre les autres parties de leur empire et une base en cas de conflit armé. A l'évidence, leur objectif stratégique était double : empêcher des puissances rivales de s'y installer, mais aussi consolider leur mainmise sur d'autres colonies qu'ils jugeaient plus cruciales, à savoir l'Inde pour les Britanniques et l'Afrique du Nord pour les Français. Les uns comme les autres estimaient impératif de protéger ces possessions des forces déstabilisatrices qui risquaient de se propager à partir du Moyen-Orient musulman, si celui-ci ne restait pas fermement sous leur contrôle ou, du moins, dans leur sphère d'influence.Naturellement, d'autres facteurs entraient aussi en ligne de compte. Les défenseurs de la présence française ne manquaient pas d'invoquer la mission religieuse et civilisatrice de la France, à savoir la protection des minorités

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chrétiennes et surtout catholiques, ainsi que le rayonnement de la culture française. Les Britanniques faisaient moins de cas de ce genre de considérations.Contrairement à une idée communément répandue autrefois, leur politique n'était pas dictée par des considérations économiques et ils n'escomptaient pas tirer des avantages sur ce plan. Leurs principales préoccupations étaient plutôt d'atteindre leurs objectifs politiques et stratégiques au moindre coût. Ce n'est que relativement tard que le pétrole devint un facteur important. Mais, même à ce moment-là, son importance était sans commune mesure avec ce qu'elle deviendrait plus tard. Entre les deux guerres, leur intérêt pour le pétrole était au moins autant stratégique qu'économique.Avec le recul, il apparaît clairement que la position de la France et de la Grande-Bretagne présentait plusieurs faiblesses fondamentales. Les deux puissances refusaient d'assumer les coûts nécessaires au maintien de leur domination et étaient réticentes à employer la force en cas d'opposition. A Paris comme à Londres, ce n'étaient qu'atermoiements, incertitudes et mollesse. Presque dès le début, certains exprimèrent des doutes quant à l'intérêt ou à la faisabilité de l'entreprise. Winston Churchill se serait un jour demandé s'il ne valait pas mieux « rendre toute la région aux Turcs » - cadeau que la République turque aurait certainement refusé.Alors que leur position s'affaiblissait au Moyen-Orient, les Britanniques et les Français se trouvèrent confrontés à d'autres forces hostiles, des nations, des régimes possédant encore ce mélange particulier de convoitise, d'arrogance et de brutalité qui constitue la matière essentielle de la mentalité coloniale et qui, chez eux, avait cédé la place à la lassitude, à la satiété et au doute. Pendant un temps, la France et l'Angleterre furent tout à fait conscientes de la menace que l'une faisait peser sur l'autre. Cependant, toutes deux ne montrèrent que faiblesse et irrésolution face aux autres défis, beaucoup plus graves, qui venaient soit de ceux qui, dans la région, cherchaient à renverser leur hégémonie, soit de ceux qui, en dehors, cherchaient à les supplanter.Leur position était en outre affaiblie par de constantes querelles, ou plutôt chamailleries, opposant les Français aux Britanniques, les Français et les Britanniques aux autres puissances, ainsi que les Français et les Britanniques entre eux — ce qui se traduisait par d'innombrables frictions entre la métropole et les autorités locales, mais aussi entre une multiplicité de clans, de départements et de services aux intérêts et aux objectifs contradictoires, autant de facteurs qui retardaient et faussaient ce qu'on appelle aujourd'hui le processus de prise de décision.Pendant des siècles, l'Empire ottoman avait protégé le Moyen-Orient des nombreux dangers qui le menaçaient de l'extérieur. D'autres structures le remplacèrent, mais elles échouèrent et finalement s'effondrèrent. Les écrans protecteurs ne manquaient pas, mais ils servaient surtout à protéger les puissances européennes les unes des autres, piètre consolation pour la vaste majorité des habitants de la région.Quel fut, en fin de compte, le bilan pour les Français et les Anglais d'un côté, les peuples du Moyen-Orient de l'autre ? Quelles furent les réalisations de la domination anglo-française jusqu'à son piteux départ, après l'une des plus grandes victoires militaires de l'histoire moderne ? En résulta-t-il quelque chose de positif pour les puissances occidentales ou pour le Moyen-Orient et ses habitants ?A ce stade, on ne peut que proposer des hypothèses et apporter des réponses préliminaires à certaines de ces questions. Dans l'ensemble, les résultats les plus positifs concernent le domaine auquel, à l'époque, on accordait le moins d'importance, à savoir l'économie et la civilisation matérielle. Il ne fait assurément pas de doute qu'au Moyen-Orient, les gens vivaient mieux en 1939 qu'en 1918, ou même en 1914. Toutes les couches de la population, ou presque, bénéficiaient d'un niveau de vie plus élevé. Le confort s'était amélioré, ainsi que l'espérance de vie. Les infrastructures s'étaient multipliées et offraient quantité de services.Ces améliorations étaient moins sensibles au Moyen-Orient qu'en Inde ou en Afrique du Nord, régions directement administrées par la puissance coloniale. A cet égard, les habitants du Moyen-Orient eurent moins de chance : ils subirent la plupart des inconvénients du colonialisme sans bénéficier, ou à peine, de ses avantages. Malgré cela, ce peu ne fut pas négligeable, si bien qu'en 1939 leurs conditions matérielles étaient nettement meilleures.Autre avantage très important, la langue. Autrefois, sauf en Egypte et au Liban, très peu connaissaient l'anglais et le français. L'acquisition de ces langues leur donna accès à la science et à la culture du monde moderne. Il est généralement admis que l'introduction de la science occidentale, ou plus précisément moderne, bénéficia aux peuples de la région. La culture occidentale, envisagée notamment sous l'angle de ses répercussions sociales, reçut un accueil plus mitigé. Si certains l'adoptèrent avec enthousiasme, d'autres y virent un bienfait à double tranchant et d'autres encore une véritable malédiction.La domination française et britannique apporta également au Moyen-Orient une période d'économie libérale et de liberté politique. Bien que toujours limitée et parfois suspendue, cette liberté fut, dans l'ensemble, plus grande que ce que la région avait jamais connu. Abandonnées, voire dénoncées, la plupart des institutions à l'occidentale ont désormais disparu. Depuis peu, on constate un regain d'intérêt pour les idées et les politiques libérales; souhaitons seulement que l'évolution récente de certains pays leur fournisse enfin des conditions plus favorables.Pour les puissances occidentales, et peut-être même pour les habitants du Moyen-Orient, le résultat le plus positif de cette période de domination franco-anglaise réside probablement dans le fait qu'elle a atteint son objectif stratégique premier, comme le montre le rôle joué par la région dans la Seconde Guerre mondiale. Le plus grand service que le

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Moyen-Orient a rendu à l'Occident a été de lui fournir des bases militaires et des infrastructures dans sa guerre contre les puissances de l'Axe. En retour, le plus grand service que l'Occident a rendu au Moyen-Orient a été de lui épargner une domination directe par les puissances de l'Axe. Chapitre XIX D'une liberté à l'autreLa défaite de l'Axe et la victoire des Alliés en 1945 n'apportèrent pas aussitôt la paix dans le monde. La pénétration de l'Empire soviétique en Europe centrale et orientale, ainsi que le retrait des puissances coloniales occidentales de l'Asie et de l'Afrique entraînèrent de graves problèmes dans ces régions. Engendrant des millions de réfugiés, la perte de souveraineté pour les uns, l'accès à l'indépendance pour les autres réveillèrent d'anciennes haines et en suscitèrent de nouvelles. Le Moyen-Orient eut, lui aussi, sa part de bouleversements liés à la guerre et à la décolonisation. Capricieuse et difficile, la paix fut fréquemment interrompue par des conflits intérieurs et, parfois, extérieurs. Dans l'ensemble, la région connut moins de soubresauts que l'Europe centrale et orientale tombant sous la coupe soviétique ou que l'Asie du Sud et du Sud-Est se libérant de la domination britannique. Cependant, bien que de moindre ampleur, ceux-ci se révéleraient plus aigus et plus réfractaires aux solutions politiques et diplomatiques.Comme dans toutes les régions colonisées, l'accès à l'indépendance constitua le premier, et pendant un temps, le seul enjeu du débat public.Au lendemain de la Première Guerre mondiale, trois pays, la Turquie, l'Iran et l'Afghanistan, étaient des États souverains et possédaient une longue expérience de l'indépendance. Entre 1918 et 1939, quatre pays arabes, l'Arabie Saoudite, le Yémen, l'Irak et l'Egypte, accédèrent à leur tour à l'indépendance ; les deux premiers bénéficiant effectivement d'une large autonomie, les deux autres restant liés à la Grande-Bretagne, à la fois diplomatiquement par des traités inégaux et militairement par le maintien de bases militaires. Après le départ forcé des Français du Levant, la Syrie et le Liban vinrent s'ajouter à la liste des États arabes souverains. En mars 1945, l'Egypte, l'Irak, la Syrie, le Liban, l'Arabie Saoudite, le Yémen, ainsi que la TransJordanie, qui n'accéderait à l'indépendance qu'un an plus tard sous le nom de Jordanie, constituèrent la Ligue des États arabes.Leur objectif était de transformer leur indépendance formelle en indépendance réelle, grâce à l'abrogation des traités et à l'évacuation des forces étrangères. Ce processus s'acheva vers le début des années 1950, lorsque les puissances coloniales occidentales se retirèrent de presque toutes leurs possessions.Simultanément, le processus s'étendit au reste du monde arabe. La Libye devint indépendante en 1951, le Soudan, la Tunisie et le Maroc en 1956, la Mauritanie en 1960, le Koweit en 1961, l'Algérie en 1962, Aden, rebaptisé Sud-Yémen, en 1967 et, enfin, les principautés du Golfe en 1971. Tous adhérèrent à la Ligue arabe. Certains, comme le Sud-Yémen et l'Algérie, acquirent leur indépendance après un long et âpre combat ; les autres par des moyens plus ou moins pacifiques, ou à l'issue de dures négociations.A l'exception d'Israël, fondé en 1948, lorsque les Britanniques renoncèrent à leur mandat sur la Palestine, tous les pays qui devinrent indépendants après la Seconde Guerre mondiale étaient arabes. Tout changea au début des années 1990. Avec l'éclatement de l'Union soviétique en 1991, les territoires de Transcaucasie et d'Asie centrale, annexés par les tsars au XIXe siècle et conservés par les Soviétiques au XXe, se virent soudain confrontés à une indépendance à laquelle ils étaient mal préparés. Historiquement, ils avaient toujours fait partie du Moyen-Orient. Bien que chrétiens, deux d'entre eux, l'Arménie et la Géorgie, avaient pendant des siècles appartenu aux grands empires, turc ou perse, de l'islam. Les autres, l'Azerbaïdjan et les cinq Républiques d'Asie centrale, étaient peuplés en majorité de musulmans parlant des langues proches du turc ou du persan, et liés à leurs voisins du sud par l'histoire, la religion et la culture. Parmi ces cinq Républiques, le Tadjikistan est de langue et de culture persanes, alors que les quatre autres - le Kazakhstan, l'Ouzbékistan, la Kirghizie et le Turkménistan — parlent des langues apparentées au turc. Hormis le kazakh, ces langues ne diffèrent pas plus entre elles que les dialectes arabes parlés de l'Irak jusqu'au Maroc. Cependant, contrairement aux Arabes, les Turcs ne disposent pas d'une langue écrite commune. La naissance d'un ensemble de pays turcs comparable au monde arabe qui a, pendant si longtemps, dominé et dans une large mesure façonné le Moyen-Orient constitue un événement inédit et lourd d'incertitudes. Par leur histoire, ces nouveaux États ne sont guère préparés à gérer leur indépendance nationale et à développer les libertés individuelles. En outre, il est apparu rapidement que, malgré la disparition de l'Union soviétique, la Russie avait toujours des intérêts dans ces républiques et donc le désir d'y maintenir une forme ou une autre de présence. A bien des égards, le monde turc devra, semble-t-il, passer par les mêmes expériences que le monde arabe, lorsque celui-ci, il y a quelques décennies, s'affranchissait de ses colonisateurs.Toutefois, l'accès à l'indépendance et à la souveraineté n'a pas mis fin aux conflits politiques dans la région. D'anciens antagonismes persistent, d'autres — internes, intrarégionaux ou internationaux — voient le jour. Des pays arabes récemment indépendants, seuls quelques-uns, comme l'Egypte et le Maroc, formaient depuis longtemps une entité séparée, dotée d'une forte identité historique. D'autres sont des créations entièrement nouvelles. Constituée par la conquête à partir de différents groupes tribaux et régionaux, l'Arabie Saoudite a, au moins, l'avantage de l'homogénéité, étant entièrement arabe, entièrement musulmane et, mis à part sa province orientale, majoritairement sunnite. Les autres sont déchirés par des rivalités et des querelles internes. Parfois, celles-ci dégénèrent en conflits armés, qualifiés, selon le point de vue où l'on se place et selon leur gravité, de révolte, de révolution ou de guerre civile.

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Les plus récurrents et les plus destructeurs de ces conflits se sont déroulés au Liban, mettant aux prises des communautés religieuses, ethniques, tribales ou régionales, quand ce n'étaient pas des factions rivales à l'intérieur de ces communautés. L'intervention des puissances étrangères n'a fait que compliquer et prolonger ces guerres civiles qui ont secoué le pays en 1958, en 1975-1976 et - quelques cessez-le-feu mis à part-de 1983 à 1991.Le sud de l'Arabie est une autre région où les conflits se sont révélés persistants. En 1962, un mouvement révolutionnaire bénéficiant du soutien de l'Egypte renversa l'imamat et proclama la république. Il s'ensuivit une guerre civile de sept ans entre les républicains appuyés par l'Egypte et les royalistes partisans du rétablissement de l'imamat, soutenus par l'Arabie Saoudite. Formé en 1990 par la réunion des territoires de l'ancien imamat et des anciennes possessions britanniques centrées autour d'Aden, l'État yéménite unifié fut, en 1994, de nouveau en proie à une guerre fratricide entre le nord et le sud. Les Yéménites luttaient également aux côtés des habitants du Dhofar qui, depuis 1965, s'efforçaient de se séparer du sultanat d'Oman. La rébellion fut finalement écrasée en 1975 avec l'intervention d'un corps expéditionnaire iranien envoyé par le shah. Ce conflit dépassa le cadre régional car, à l'époque, le Sud-Yémen était un État marxiste aligné sur Moscou.Bien d'autres pays du Moyen-Orient n'hésitèrent pas à utiliser la force contre leurs minorités ou leurs provinces irrédentistes. La Turquie et l'Irak furent confrontés à l'agitation et, parfois, à l'insurrection des Kurdes. L'Irak eut également recours à l'armée contre les shiites du centre et du sud — qui, en fait, sont majoritaires dans le pays. Au Soudan, les musulmans arabophones du nord sont souvent en guerre contre les animistes non arabophones du sud. En Jordanie, des dissensions entre la direction palestinienne et la monarchie hachémite atteignirent leur paroxysme en septembre 1970, lorsque l'OLP défia ouvertement l'autorité de l'État avant de subir une défaite sanglante. Plus inquiétante encore est peut-être la guerre civile qui déchire l'Algérie depuis le début des années 1990, depuis qu'un puissant mouvement musulman intégriste remet en question la légitimité du gouvernement en place.L'un des principes fondamentaux adoptés par la Ligue arabe interdit à ses membres de prendre les armes pour régler leurs différends. Or, ceux-ci ne manquent pas. Ainsi, il arrive parfois qu'un État réclame la totalité du territoire d'un pays voisin qu'il considère comme faisant partie intégrante du sol national, même si la colonisation l'en a détaché. Tel était le cas, en particulier, des prétentions marocaines sur la Mauritanie, égyptiennes sur le Soudan, syriennes sur le Liban et irakiennes sur le Koweit. En 1953, les Égyptiens ont renoncé à leurs prétentions sur le Soudan et reconnu sa souveraineté. En 1970, les Marocains ont fait de même avec la Mauritanie. En novembre 1994, le gouvernement irakien a été finalement obligé de reconnaître la souveraineté et l'intégrité territoriale du Koweit.Les prétentions de l'Irak portaient tantôt sur une rectification de frontières, tantôt sur l'ensemble du Koweit. En 1961, l'Irak massa ses troupes à la frontière de son voisin, mais l'envoi immédiat d'un contingent britannique eut un effet dissuasif. Les Irakiens se retirèrent, sans pour autant renoncer à leurs ambitions. Les prétentions syriennes sur le Liban et, de façon plus générale, sur l'ensemble de l'ancienne Palestine mandataire restent toujours d'actualité. Quelques différends frontaliers ont éclaté - entre le Maroc et l'Algérie en 1963, entre la Libye et le Tchad en 1980 et, de nouveau, en 1986-1987 -, mais ils n'ont jamais dépassé le cadre local et n'ont en rien modifié l'organisation politique globale de la région. La première grave violation du principe de la Ligue arabe s'est produite en 1990, lorsque l'Irak a envahi, occupé puis annexé l'État souverain du Koweit. De conflit interarabe, cette guerre s'est rapidement transformée en une crise internationale de première grandeur.Mus par l'idéal du panarabisme, certains États arabes souverains ont tenté de former des entités plus vastes. Ainsi, en 1958, la République arabe unie naquit de la fusion de l'Egypte et de la Syrie. Après quelques années de difficile cohabitation, la Syrie décida, en 1961, de quitter la RAU et de revenir à une existence autonome. D'autres tentatives, dues le plus souvent à l'initiative de la Libye, restèrent sans suite.Sauf rares exceptions, les États arabes de l'ère post-coloniale doivent leur existence à des forces étrangères à la région et ont un côté artificiel ; néanmoins, ils ont remarquablement su préserver leur indépendance étatique et leur intégrité territoriale. Jusqu'à présent, aucun État arabe n'a fait sécession, et jamais deux États arabes, sauf le Yémen et encore, n'ont formé une union durable.De tous les conflits armés qu'a connus la région depuis la Seconde Guerre mondiale, deux ont été particulièrement durs et sanglants: d'une part, le conflit israélo-arabe qui a commencé en 1948 et s'est peut-être terminé en 1994, d'autre part, la longue guerre qui a opposé l'Irak et l'Iran entre 1980 et 1988.Le conflit israélo-arabe plonge ses racines dans des événements bien antérieurs à la création de l'État d'Israël ; il remonte au moment où les Arabes de Palestine s'efforçaient d'empêcher la construction d'un Foyer national juif dans ce pays. A l'époque, la Palestine, que ses habitants n'appelaient pas encore comme cela, faisait partie de l'Empire ottoman. Le conflit se durcit avec l'instauration du mandat britannique, dont les termes impliquaient une reconnaissance officielle d'un Foyer national juif en Palestine. Dans les années 1930 et 1940, il prit un caractère aigu avec l'arrivée des nazis au pouvoir en Allemagne et la propagation de leur doctrine, par la force ou autrement, dans de nombreux autres pays. Le triomphe de l'antisémitisme au cœur de l'Europe semblait confirmer l'analyse sioniste de la condition des Juifs ; les anciens pays d'immigration ayant fermé leurs portes à cause de la crise, de plus en plus nombreux, les réfugiés juifs d'Europe n'avaient nulle part ailleurs où aller.

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En 1945, la majorité des Juifs de l'Europe occupée avaient disparu, et les quelques centaines de milliers de rescapés se trouvaient dans des camps de « personnes déplacées ». Ceux qui venaient d'Europe occidentale retournèrent chez eux sans trop de difficulté. Il n'en alla pas de même pour ceux qui venaient d'Europe centrale et orientale, de pays occupés par des troupes étrangères et en proie à des bouleversements internes ; bien souvent, ils eurent à faire face à l'hostilité et à la violence de leurs anciens voisins. Plutôt que d'être à nouveau opprimés et persécutés par leurs compatriotes, beaucoup préférèrent prendre le risque d'émigrer en Terre promise.Ce soudain afflux d'immigrants juifs posa un problème insoluble aux Britanniques qui s'efforçaient tant bien que mal d'étayer les piliers vermoulus de leur empire et ne voulaient pas s'attirer les foudres des Arabes de Palestine et d'ailleurs. Pendant près de deux ans, ils firent tout ce qui était en leur pouvoir - usant de moyens diplomatiques dans les pays d'origine et de transit, lançant des opérations navales en haute mer et des opérations de police dans les territoires sous leur mandat -pour arrêter, détourner ou repousser cette marée humaine. Mais leur action navale et policière était d'une efficacité limitée, et, à une époque où le monde occidental, encore sous le choc des révélations concernant l'Holocauste, éprouvait de la sympathie pour les Juifs et où le bloc soviétique, pour des raisons qui lui étaient propres, avait pris le parti des Juifs contre la Grande-Bretagne, leurs efforts diplomatiques restaient sans résultat ou même se retournaient contre eux.Entre-temps, l'Inde accéda à l'indépendance. Dès lors, la Grande-Bretagne, épuisée et à bout de ressources après six ans de guerre contre l'Allemagne, n'avait, à l'évidence, plus guère de raison de poursuivre une politique difficile à mettre en œuvre, inefficace et de plus en plus impopulaire en Angleterre comme à l'étranger. Le 2 avril 1947, elle annonça donc qu'elle entendait rendre aux Nations unies le mandat qu'elle avait reçu de la défunte Société des Nations et se retirer de Palestine. Quelques mois plus tard, la date de son retrait était fixée au samedi 15 mai 1948.Pendant plus d'un an, les Britanniques continuèrent à expédier les affaires courantes, la responsabilité de l'avenir des anciens territoires sous mandat incombant aux Nations unies. Le 29 novembre 1947, à la suite de longues et complexes négociations, l'Assemblée générale adopta une résolution prévoyant le partage de la Palestine en trois entités, un État juif, un État arabe et un corpus separatum placé sous régime international, la ville de Jérusalem. La résolution recueillit la majorité nécessaire des deux tiers, mais ne contenait aucune disposition relative à sa mise en application.Le 17 décembre, le Conseil de la Ligue arabe déclara qu'il s'opposerait au partage, au besoin par la force. Les Palestiniens reprirent leur lutte armée contre le gouvernement mandataire et contre le Foyer national juif. Les Juifs de Palestine approuvèrent le plan de l'ONU. Le mandat expirant un samedi, dès le vendredi, à savoir le 14 mai 1948, ils proclamèrent la création de l'État d'Israël dans les territoires que leur accordait le plan de partage. Les Palestiniens, qui avaient déjà pris les armes, reçurent le renfort des pays voisins et de quelques États arabes plus éloignés.Durant les années de guerre, les combats entre Juifs et Arabes en Palestine avaient diminué en intensité. Ils reprirent de plus belle en 1947 et se poursuivirent jusqu'à la fin du mandat et après. Les Palestiniens étaient aidés par un corps de volontaires de Syrie, appelé Armée de libération arabe. Avec la création de l'État d'Israël - aussitôt reconnu de facto par les États-Unis et de jure par l'Union soviétique - et l'intervention des États arabes voisins, le conflit revêtit une dimension internationale. Le combat pour la Palestine se transforma en guerre israélo-arabe.Contre une telle coalition, le nouvel État avait, à première vue, peu de chance de survivre. Pourtant, après quelques semaines de combats désespérés, la situation militaire se retourna du tout au tout. Coincés entre leurs ennemis et la mer, les Israéliens déployèrent une force inattendue, tandis que les Arabes, trop sûrs d'eux et affaiblis par des rivalités dynastiques et nationales, se voyaient obligés de céder du terrain.Ponctuée de fragiles cessez-le-feu négociés sous l'égide des Nations unies, cette première guerre se prolongea pendant plusieurs mois, au cours desquels Israël réussit non seulement à conserver ses territoires, mais aussi à en acquérir de nouveaux. Le reste de la Palestine était contrôlé par les pays voisins : la bande de Gaza par les Egyptiens, la Cisjordanie et Jérusalem-Est par les Jordaniens et une petite enclave sur la rive orientale du lac de Tibériade par les Syriens. Entre janvier et avril 1949, des conventions d'armistice entre Israël et les pays arabes voisins furent négociées et signées sur l'île de Rhodes.Pendant des décennies, ce furent les seuls documents juridiques reconnus par les deux parties et réglant leurs relations. Les pays arabes firent clairement savoir que la signature de ces conventions n'impliquait de leur part ni une reconnaissance de l'État d'Israël ni une acceptation de ses frontières. La convention avec le Liban confirmait l'ancienne frontière internationale entre les deux camps; celles avec l'Egypte, la Jordanie et la Syrie ne reconnaissaient que des lignes de démarcation, laissant au « règlement définitif de la question palestinienne » le soin de déterminer les frontières politiques ou territorialesl.Au cours des combats, de nombreux Arabes palestiniens quittèrent leurs foyers, ou en furent chassés - les témoignages sont contradictoires, mais les deux cas se sont sans doute produits - et devinrent des réfugiés dans les pays arabes voisins. Selon une estimation des Nations unies, leur nombre était à l'époque de sept cent vingt-six mille.Dans la confusion des combats et les incertitudes de la diplomatie, dans l'angoisse de la fuite et de l'expulsion, les réfugiés palestiniens connurent le même sort que des millions d'autres personnes qui, en Inde, en Europe de l'Est et ailleurs, quittèrent leurs foyers ou en furent chassées dans les lendemains brutaux de la Seconde Guerre mondiale. Toutefois, contrairement à eux, ils ne furent ni rapatriés ni installés ailleurs ; on les laissa ou on les enferma dans des

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camps, où ils restèrent, pendant des générations, des réfugiés sans État. Il y eut cependant une exception, la Jordanie, qui annexa les territoires qu'elle occupait à l'ouest du Jourdain et qui, peu de temps après, proposa la citoyenneté jordanienne à tous les Palestiniens arabes. De son côté, Israël accueillit des centaines de milliers de Juifs fuyant les pays arabes ou obligés d'en partir ; les antagonismes entre Arabes et Juifs prenant un tour aigu, leur situation y était devenue intenable.La guerre de 1948-1949 fut la première d'une série qui opposa Israël à ses voisins arabes, pris ensemble ou séparément. La responsabilité immédiate du déclenchement des hostilités incombe à peu près à part égale aux deux parties. Les guerres de 1948 et de 1973 résultèrent indéniablement d'une décision des gouvernements arabes; celles de 1956 et de 1982 d'une décision prise par Israël. Dans le cas de la guerre de 1967, la responsabilité est plus difficile à déterminer. Plus on dispose d'informations sur les événements qui conduisirent au déclenchement des hostilités, plus les protagonistes nous apparaissent comme des personnages de tragédie grecque dont chaque action les pousse inéluctablement vers la guerre.Cette guerre de 1967 fut assurément la plus spectaculaire: en six jours, les soldats israéliens infligèrent une écrasante défaite aux armées égyptienne, jordanienne et syrienne, et au corps expéditionnaire irakien. A la fin des combats, Israël se trouvait en possession non seulement de tout le territoire de la Palestine mandataire à l'ouest du Jourdain, mais aussi du plateau du Golan, pris à la Syrie, et du Sinaï, pris à l'Egypte. Ses frontières militaires étaient désormais le canal de Suez, le Jourdain et le plateau du Golan, à quelque cinquante kilomètres de Damas. Le Sinaï resta aux mains des Israéliens jusqu'en 1979, date à laquelle, pour la première fois, un pays arabe, l'Egypte, signa avec l'État hébreu un traité de paix qui prévoyait l'instauration de relations diplomatiques et le retrait en trois étapes des troupes israéliennes jusqu'à l'ancienne frontière internationale entre la Palestine mandataire et le royaume d'Egypte. En octobre 1994, un deuxième pays arabe, la Jordanie, signa à son tour un traité de paix avec Israël. Des négociations, apparemment de même nature, ont commencé entre Israël et la Syrie.L'occupation israélienne de la Cisjordanie et de la bande de Gaza provoqua l'apparition d'un nouvel acteur dans le conflit. Entre 1949 et 1967, la Ligue arabe et surtout les pays qui occupaient une partie ou une autre de la Palestine se considéraient comme les champions de la cause palestinienne et décourageaient — parfois même empêchaient — les leaders palestiniens de participer activement au processus politique. Leur cinglante défaite en 1967 mit fin à cette situation et donna une nouvelle dimension à l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) qui, fondée trois ans plus tôt, avait jusque-là surtout été un instrument de leurs rivalités. Tandis que le fedayin intrépide remplaçait le soldat battant en retraite comme symbole de l'opposition arabe à Israël, l'OLP réussit rapidement à s'imposer sur la scène internationale. Pendant vingt-cinq ans, elle mena un combat, qualifié de résistance ou de guérilla par ses partisans et de terrorisme par ses détracteurs. D'abord basée en Jordanie, elle dut, à la suite de violents heurts avec la monarchie hachémite, partir pour le Liban en 1970. Là, la guerre civile et l'affaiblissement du pouvoir central lui permirent de créer un quasi-État dans l'État. En 1982, l'armée israélienne pénétra au Liban et obtint l'expulsion de l'OLP. Sa direction et son siège furent alors transférés à Tunis, où ils restèrent jusqu'en 1994.Durant cette dernière étape, son combat contre Israël changea de nature. Jusqu'alors, il visait principalement des cibles israéliennes et autres à l'étranger, l'effet de publicité étant le premier objectif recherché. A la fin des années 1980 et au début des années 1990, il se déplaça dans les territoires occupés et revêtit une nouvelle forme, connue sous le nom d'intifada. Dirigée contre les soldats d'occupation et leurs installations, l'intifada cherchait non pas tant à attirer l'attention mondiale qu'à affaiblir et à décourager cette occupation. Finalement, en 1993, l'OLP et le gouvernement israélien décidèrent de se reconnaître mutuellement et d'entamer des négociations. Celles-ci aboutirent à des accords intérimaires prévoyant, dans la bande de Gaza et en Cis-jordanie, le transfert des pouvoirs de police et militaires à une autorité palestinienne.Naturellement, le contexte international influença et parfois détermina cette évolution du conflit israélo-arabe. En 1948-1949, les États-Unis et l'Union soviétique avaient tous deux apporté leur soutien diplomatique au nouvel État juif. A l'époque, Staline considérait encore la Grande-Bretagne comme son principal adversaire mondial et voyait dans le nouvel État d'Israël le meilleur moyen de saper les positions britanniques au Moyen-Orient. C'est pourquoi il autorisa la Tchécoslovaquie, alors un pays satellite, à livrer à Israël les armes qui lui permettraient de survivre à sa première épreuve du feu. Israël reçut aussi de petites quantités d'armes américaines, mais celles-ci relevaient d'initiatives privées, les États-Unis ayant décrété un embargo général. En 1956, lorsque la France et la Grande-Bretagne débarquèrent en Egypte — dans le but affiché de s'interposer entre les Israéliens et les Egyptiens, mais presque certainement après s'être entendues avec les Israéliens -, le gouvernement américain et celui de l'Union soviétique condamnèrent les puissances occupantes et, par divers moyens, les obligèrent à se retirer du territoire égyptien.Entre-temps, cependant, la situation stratégique avait radicalement changé. Dans l'immédiat après-guerre, l'URSS exerçait surtout des pressions sur ses plus proches voisins, la Turquie et l'Iran. Sourds aux menaces comme aux flatteries, ces deux pays s'étaient tournés vers les États-Unis qui s'impliquaient de plus en plus dans les affaires du Moyen-Orient, d'abord pour tenter de renforcer les positions britanniques puis, quand ils s'aperçurent qu'un tel objectif était illusoire, pour créer un système de défense moyen-oriental contre une éventuelle agression soviétique. En 1952, la Grèce et la Turquie furent admises au sein de l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN). En 1955, l'Irak se

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laissa convaincre d'adhérer, de concert avec la Turquie, l'Iran et la Grande-Bretagne, à une nouvelle alliance: le pacte de Bagdad. Dans un premier temps, les États-Unis préférèrent lui accorder un appui militaire plutôt que d'y participer pleinement.L'entrée d'un pays arabe dans un système de défense occidental se révéla finalement contraire aux objectifs poursuivis. La Turquie et l'Iran n'avaient jamais subi la colonisation. En outre, partageant une frontière commune avec l'Union soviétique, ils avaient toutes les raisons, passées et présentes, de craindre leur voisin du nord. Les pays arabes n'avaient pas la même expérience, et leur histoire politique récente avait surtout consisté à tenter de se libérer de la domination puis de l'ingérence occidentale. En Irak, l'entrée du pays dans le pacte de Bagdad apparut comme un pas en arrière, comme un retour de l'hégémonie occidentale; dans d'autres pays arabes, et surtout en Egypte où une république avait remplacé la monarchie, elle apparut comme une volonté occidentale de modifier le rapport de forces régional au détriment de l'Egypte. Vers le milieu des années 1950, contournant cette ligne de défense, les Soviétiques nouèrent d'étroites relations avec l'Egypte et d'autres États arabes ; généralement bien accueillis, ils n'eurent pas de mal à établir des positions de force et d'influence dans la région, allant jusqu'à persuader les gouvernements arabes de signer des traités d'alliance et de les autoriser à installer des bases militaires.A partir du milieu des années 1950, et plus encore dans les années 1960 et 1970, le soutien à la cause arabe contre Israël devint un élément important de la politique soviétique — soutien à la fois diplomatique aux Nations unies et dans les autres forums internationaux, et militaire avec la fourniture d'armements sophistiqués, accompagnée d'une aide technique et logistique.Du coup, le conflit israélo-arabe devint l'un des enjeux majeurs de la guerre froide. Au Moyen-Orient comme ailleurs, l'intervention des superpuissances aux côtés de leurs protégés permit de contenir les crises et de limiter leurs éventuelles conséquences, mais eut aussi pour effet d'empêcher tout progrès réel vers une solution pacifique. La fin de la guerre froide était une condition indispensable pour que s'enclenche un processus de paix.De tous les conflits de la région, le conflit israélo-arabe est celui qui attira le plus l'attention du monde extérieur, parce que les deux superpuissances y étaient directement engagées, mais sans doute aussi parce que vinrent s'y mêler des intérêts et des préoccupations qui n'avaient qu'un lointain rapport avec ses véritables enjeux. Ces éléments extérieurs ont empêché que le conflit se résolve de façon claire et nette par la victoire d'un camp sur l'autre, donnant ainsi lieu à une succession d'affrontements brefs mais violents, interrompus par une intervention internationale et se soldant par une victoire, au mieux tactique, mais jamais stratégique. Il en résulta que le rôle joué, malgré elles, par les instances internationales contribua non pas à l'apaisement du conflit mais à sa perpétuation.Les réactions à la guerre que se livrèrent l'Irak et l'Iran de 1980 à 1988 furent très différentes. Contrairement aux Arabes et aux Israéliens, aucun des deux camps n'était en mesure de mobiliser un puissant soutien international - bien au contraire, car les deux régimes suscitaient de vives oppositions dans le monde. Ni les grandes puissances ni les instances internationales ne semblaient disposées à se donner la peine ou à prendre le risque de mettre un terme aux combats. En conséquence, ceux-ci durèrent plus longtemps que la Seconde Guerre mondiale, et les pertes en vies humaines de même que les destructions dépassèrent de loin celles de toutes les guerres israélo-arabes réunies.Certes, les enjeux étaient plus complexes. Au fond assez simples, ceux du conflit israélo-arabe pouvaient se résumer en trois points: Israël devait-il exister? Si oui, dans quelles frontières et avec quels voisins ? La guerre Iran-Irak revêtait plusieurs dimensions : personnelle, dans la mesure où s'affrontaient deux leaders charismatiques, Khomeini et Saddam Hussein ; ethnique, entre Persans et Arabes ; idéologique, entre un intégrisme musulman et un modernisme laïque (sur ce point, Saddam Hussein changerait ensuite d'avis) ; religieuse, entre sunnites et shiites; économique, pour le contrôle du pétrole dans la région; et même impérialiste, pour la conquête d'un territoire et l'hégémonie régionale. Cette guerre se caractérisa également par le patriotisme et la fidélité que les deux populations manifestèrent envers leur pays et leur gouvernement. La minorité arabe du sud-ouest de l'Iran ne fit pas cause commune avec l'Irak; à quelques exceptions près, les shiites d'Irak montrèrent peu de sympathie pour la révolution iranienne et son régime.N'étant soumis ni à des pressions intérieures ou internationales, ni à de sérieuses contraintes financières puisqu'ils étaient encore l'un et l'autre exportateurs de pétrole, l'Iran et l'Irak se livrèrent pendant huit ans une guerre destructrice. Au début, les Iraniens semblèrent l'emporter. Après avoir stoppé l'offensive irakienne, ils contre-attaquè-rent en force et pénétrèrent dans le territoire irakien. Bénéficiant d'une aide extérieure non négligeable - logistique de la part des États-Unis et financière de la part des pays arabes les plus riches — l'Irak réussit à son tour à arrêter l'invasion. Finalement, l'Iran fut obligé de signer une paix donnant un léger avantage à l'Irak.Cette quasi-victoire sur l'Iran, ajoutée au fait que le monde n'avait pas bronché lorsqu'il avait lancé son attaque, encouragea Saddam Hussein à entreprendre une nouvelle guerre: en août 1990, il envahit, occupa et annexa le Koweit.Dans les deux cas, ses calculs politiques et militaires furent à la fois justes et faux. En attaquant l'Iran, il fit le pari, correct, qu'aucune puissance régionale ou mondiale ne lèverait le petit doigt pour défendre un régime révolutionnaire qui les traînait dans la boue et laissait craindre le pire. Il supputa également, mais à tort, que l'invasion d'un pays en proie à une révolution serait un jeu d'enfant. En revanche, dix ans plus tard, lorsqu'il envahit le Koweit, il eut raison de penser que son annexion serait un jeu d'enfant, mais tort de croire que les puissances régionales le soutiendraient ou, du moins, le laisseraient faire, et que les grandes puissances se contenteraient de protester du bout des lèvres.

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Son erreur venait de ce qu'il n'avait pas pris en compte les transformations alors en cours sur la scène internationale. A l'été 1990 avait commencé un processus qui, en quelques mois, conduirait à l'implosion de l'Union soviétique et signerait la fin de la guerre froide. N'étant plus retenu par les prudentes mises en garde de la superpuissance qui le soutenait, Saddam Hussein se sentit libre de se lancer dans de périlleuses entreprises. Mais cette liberté avait un prix. Comme la suite des événements ne tarderait pas à le montrer, il ne pouvait plus demander à son protecteur de le défendre contre l'autre superpuissance appelée à la rescousse par ses victimes.Dans la nouvelle donne en train de se dessiner au Moyen-Orient, le cours de l'histoire n'était plus influencé ou déterminé par des puissances étrangères, mais par des gouvernements locaux provoquant ou réclamant leur intervention de plus en plus réticente. Contrairement à tant d'autres conflits antérieurs, la guerre du Golfe de 1990-1991 ne fut ni suscitée ni prolongée par les rivalités de puissances extérieures ; ce fut un conflit régional, bien plus, interarabe, dans lequel un certain nombre de puissances extérieures se trouvèrent impliquées sous la houlette des États-Unis. Cette guerre et ses lendemains montrèrent qu'en fait les deux superpuissances avaient décidé de se retirer de l'arène moyen-orientale - l'une n'ayant plus la capacité, l'autre le désir, de nourrir des ambitions impériales ou, plus modestement, de protéger la région contre ses propres fauteurs de troubles.Contrastant avec les huit ans de la guerre Iran-Irak, la défaite de l'armée de Saddam Hussein par une coalition de forces régionales et extérieures fut rapide et facilement acquise. Cependant, une fois les Irakiens expulsés du Koweit, les États-Unis et leurs alliés résolurent de s'en tenir là. Diverses explications, plus ou moins plausibles, ont été avancées, mais l'une d'elles semble assez évidente: étant donné les conditions qui prévalaient en 1991, renverser le régime de Saddam Hussein aurait impliqué d'en mettre un autre à la place et de lui accorder un soutien rappelant par trop l'époque des mandats ou des protectorats plus ou moins déguisés. Les États-Unis, comme on le dit alors, n'avaient aucune envie d'installer un proconsul à Bagdad, ce que de toute façon ses alliés arabes n'auraient pas toléré. Il fut donc décidé de laisser au peuple irakien - comme c'était son droit - le choix de conserver son chef ou d'en changer. Les suites concrètes de cette politique se manifestèrent aussitôt après le cessez-le-feu, lorsque Saddam Hussein entreprit d'écraser sans pitié tous les mouvements d'opposition, kurde au nord, shiite au sud et adversaires de tous bords au centre.Le message était clair. Les États-Unis étaient prêts à défendre éner-giquement leurs intérêts vitaux et ceux de la communauté internationale, au coup par coup. Pour le reste, les pays et les habitants du Moyen-Orient devaient s'en remettre à eux-mêmes. La région devenait plus libre, mais aussi plus dangereuse.La fin de la guerre froide et l'effondrement de l'ordre bipolaire que les deux superpuissances, agissant de concert ou non, avaient réussi à imposer mirent les peuples du Moyen-Orient, comme ceux des autres régions libérées de leur tutelle ou de leur ingérence, devant un choix redoutable : ou bien régler, peut-être lentement et à contrecœur, leurs différends et coexister en paix, ou bien donner libre cours à leur haine et se trouver pris dans l'engrenage de la violence et des massacres. C'est certainement la crainte d'une telle perspective et la conviction qu'il y avait des forces - à l'intérieur de la région - qui œuvraient en ce sens, qui poussèrent le gouvernement israélien, la direction de l'OLP et un certain nombre de gouvernements arabes à s'engager dans des négociations ; grâce à l'aide des Américains et d'autres, celles-ci semblent aller dans le sens d'une reconnaissance mutuelle, d'une relative tolérance et, plus concrètement, d'un abandon des territoires occupés par Israël au profit des Palestiniens.Avec l'accord qui mettra fin à la présence israélienne dans les territoires occupés, les Palestiniens — dernier des peuples arabes à vivre sous domination étrangère — seront sur le point de réaliser leur rêve de liberté. Mais déjà se pose une question urgente : une fois indépendants, quel type de régime choisiront-ils ?La France et la Grande-Bretagne avaient créé des États à leur image : des républiques parlementaires et des monarchies constitutionnelles.Après leur départ, presque toutes s'effondrèrent ou furent abandonnées et les peuples de la région se mirent en quête d'autres modèles.Si la menace politique et stratégique que faisaient peser les puissances de l'Axe sur le Moyen-Orient disparut avec leur défaite, leurs idées continuèrent à influencer les mouvements nationalistes et autres du même genre alors en plein essor. Cette idéologie nouvelle et l'organisation socio-politique qu'elle impliquait étaient séduisantes à double titre: d'une part, pour la simple raison qu'elles s'opposaient à un Occident dominant, d'autre part, parce qu'elles correspondaient plus étroitement, sur bien des plans, aux réalités et aux traditions de la région. Dans des pays aux frontières incertaines et à l'identité nationale encore fragile, le nationalisme ethnique était plus facile à comprendre que le patriotisme. De même, les idéologies radicales et autoritaires possédaient une force d'attraction plus grande que le libéralisme. Les identités communautaires et les droits collectifs semblaient plus adéquats et plus pertinents que les conceptions individualistes de l'Occident. Ces idées eurent — et continuent d'avoir — plus d'impact en Syrie et en Irak qu'en Egypte, pays doté d'une plus forte identité nationale, d'une plus vieille tradition libérale et d'une plus longue expérience du parlementarisme.L'incapacité des armées arabes à empêcher la naissance de l'État d'Israël suscita de profonds examens de conscience dans les pays arabes et aboutit, en quelques années, au renversement brutal des dirigeants ou même des régimes tenus pour responsables. Le premier à tomber fut celui de la Syrie ; en mars 1949, Husnï Za'ïm, un colonel, mit fin, sans effusion de sang, au régime présidentiel et parlementaire, inaugurant ainsi une série de coups d'État militaires. En 1954, la tenue d'élections permit le retour du parlementarisme, mais celui-ci ne dura pas. De 1958 à 1961, la Syrie fit partie de

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la République arabe unie. Après son départ de l'union, le pays s'orienta rapidement vers une dictature du parti Baath. Tenu pour responsable de la défaite arabe en Palestine et, pis, accusé d'avoir voulu faire la paix avec Israël, le roi Abdallah de Jordanie périt assassiné en 1951. Toutefois, la monarchie hachémite, qui semblait alors le plus fragile des régimes arabes, tint bon; le fils et le petit-fils d'Abdallah, fondateur de la dynastie, lui succédèrent sur le trône.Le bouleversement le plus spectaculaire se produisit en Egypte où, entre 1952 et 1954, le roi Farouk fut déposé et exilé, la monarchie abolie et la république proclamée. Le premier président, le général Muhammad Néguib, fut très vite écarté et remplacé par le colonel Nasser, le véritable chef du groupe des Officiers libres qui avait fomenté et dirigé le coup d'État. Si elle perdit peu à peu son caractère militaire, la République égyptienne resta autoritaire.D'autres pays arabes ne tardèrent pas à être touchés par cette vague révolutionnaire. En 1958, discréditée à cause notamment de son alignement sur l'Occident, la monarchie irakienne fut renversée et remplacée par une dictature militaire, la première d'une longue série. Comme en Syrie, le pouvoir de l'armée finit par céder la place à une dictature du parti Baath. Bien qu'ayant une même origine, les deux branches, syrienne et irakienne, du Baath présentaient de profonds antagonismes.Parmi les pays arabes limitrophes d'Israël, seul le Liban, qui n'avait quasiment pas pris part à la guerre de 1948 et avait été le seul à reconnaître la frontière internationale spécifiée dans les accords d'armistice de Rhodes, conserva son régime parlementaire et démocratique, jusqu'au jour où lui aussi fut renversé lors d'une guerre civile due en grande partie à des ingérences extérieures.Plus éloignés de la Palestine, les deux Yémen, la Libye et l'Algérie furent le théâtre de coups d'État révolutionnaires. En revanche, le Maroc et les principautés de la péninsule Arabique conservèrent leur régime traditionnel.Dans les pays plus engagés dans le conflit, les révolutions et les régimes révolutionnaires se succédèrent. Toutefois, les problèmes fondamentaux qui portaient chaque nouveau régime au pouvoir persistaient : celui, immédiat, de la présence d'Israël au cœur de la région et celui, plus angoissant encore, de son maintien et de son extraordinaire développement, malgré l'hostilité générale du monde arabe.La survie d'Israël en 1948 après des mois d'âpres combats pouvait à la rigueur passer pour une victoire du désespoir sur un excès d'assurance. Toutefois, cet argument n'expliquait pas les rapides et spectaculaires victoires qu'Israël avait remportées sur des armées beaucoup plus nombreuses et mieux équipées au cours des guerres suivantes.Pour certains, la création de l'État d'Israël et son essor étaient un prolongement de la politique agressive de l'impérialisme occidental à l'encontre des pays arabes et musulmans. Israël avait été créé pour servir de tête de pont à l'Occident. Le sionisme n'était qu'un instrument de l'impérialisme et Israël un agent de la pénétration occidentale. Par la suite, dans leur quête désespérée d'explications, d'autres, reprenant les thèmes et les clichés de l'antisémitisme européen, brossaient un même tableau saisissant de la situation, mais en inversant les rôles.D'autres encore, plus soucieux de comprendre leurs propres faiblesses et d'y porter remède que de dénoncer les méfaits des étrangers, mettaient l'accent sur les disparités séparant les deux camps tant sur le plan scientifique, technique et économique que sur celui du développement social et des libertés politiques. Avec une population composée en majorité de gens originaires du Moyen-Orient, Israël était perçu comme une émanation de l'Occident, non seulement parce qu'il représentait un instrument de sa puissance, mais plus profondément parce qu'il faisait partie de sa civilisation. Les interrogations suscitées par sa réussite s'inscrivaient donc dans le problème plus vaste qui troublait les musulmans depuis des siècles : celui de la richesse et de la puissance de l'Occident comparées à la pauvreté et à l'impuissance relatives des pays et des peuples musulmans.De nombreuses réponses furent proposées. Pour les uns, tout découlait de la désunion du monde arabe, de son éclatement en une multitude de petits États incapables de s'entendre et gaspillant leur énergie en vaines rivalités. La solution était le panarabisme, l'aspiration à une nation plus grande, plus pure et plus noble que les manœuvres politiques souvent sordides des différents pays arabes. Cet idéal atteignit son apogée au moment de la lutte contre le colonialisme. Lorsque les États accédèrent effectivement à l'indépendance et devinrent de plus en plus réticents à céder une partie de leur souveraineté à une entité plus large, il perdit de son attrait et déclina. De toute façon, l'histoire de l'Europe et du monde occidental en général montrait avec éloquence que la désunion n'était pas forcément un obstacle au progrès matériel et intellectuel, bien plus, qu'elle pouvait, dans certaines circonstances, y contribuer.Tandis que les États issus du découpage de la région acquéraient plus de stabilité et de permanence à la fois dans la conscience des classes politiques et dans les réalités de la région, les peuples et leurs dirigeants commencèrent à s'intéresser aux problèmes susceptibles d'être formulés et résolus dans un cadre national. Le combat pour l'indépendance politique relevant d'un passé de plus en plus lointain, l'attention se porta sur les difficultés économiques et, plus précisément, sur l'urgence d'un développement accéléré. Ce n'était qu'à cette condition, pensait-on, que chacun de ces pays pourrait entrer dans le monde moderne et devenir suffisamment fort pour affronter ses ennemis. Presque partout, la situation économique se détériorait, non seulement en termes relatifs, comparée à l'Occident et aux pays émergents d'Extrême-Orient, mais aussi dans l'absolu, comme en témoignait la baisse du niveau de vie d'une population en constante augmentation.Pendant longtemps, le socialisme s'imposa comme l'unique solution. Les pays du tiers monde, affirmait-on, ne pouvaient ni attendre que se fassent sentir les bienfaits progressifs et imprévisibles de l'économie de marché ni s'offrir le

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luxe d'une démocratie politique remplie, par définition, d'aléas et d'incertitudes. Seul un dirigeant à poigne et la planification centralisée, autrement dit, un gouvernement socialiste de type autoritaire pouvait accélérer le développement. Naturellement, cette vision devait beaucoup à l'action et à l'exemple de l'Union soviétique qui, à l'époque, était la puissance la plus respectée au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.Dans les années 1950, le socialisme comptait déjà de nombreux adeptes parmi les intellectuels, mais ce ne furent pas eux qui le portèrent au pouvoir et tentèrent de l'appliquer. De même que le libéralisme quelques générations plus tôt, il fut imposé d'en haut et ne connut pas un meilleur sort. En Egypte, il résulta d'une décision du régime nassé-rien au pouvoir depuis neuf ans ; dans d'autre pays, il fut mis en œuvre par des régimes militaires et nationalistes, d'obédiences diverses mais tous convaincus que c'était le seul moyen de faire décoller leur pays. Il revêtit plusieurs formes, plus ou moins marxistes, plus ou moins soviétiques; il y eut même un «socialisme arabe», qui passait pour plus humain, moins rigide et mieux adapté aux conditions du monde arabe.Au début des années 1990, il apparut clairement que ces deux variantes - le socialisme arabe et le socialisme marxiste - avaient échoué et que les réformes, souvent aberrantes, auxquelles ils avaient conduit avaient non pas favorisé mais au contraire entravé le développement économique promis avec tant de conviction par les gouvernants et attendu avec impatience par les peuples.Sur un plan seulement, ces mesures économiques furent couronnées de succès : elles étayèrent une série de dictatures brutales et envahissantes qui sapèrent aussi bien les vertus de l'ordre musulman traditionnel que les libertés du nouvel ordre occidental. Ces pays qui se prétendaient socialistes s'inspiraient, parfois sous la houlette d'experts spécialement dépêchés, des pires régimes totalitaires d'Europe centrale et orientale.Malgré l'échec de ces orientations, ce fut une période de rapides transformations économiques et surtout sociales et culturelles. Sur le plan politique, l'influence occidentale était réduite au minimum, mais dans tous les autres domaines, elle progressait à grands pas.Elle était à la fois la plus visible, la plus massive et la moins reconnue dans le domaine matériel, dans les infrastructures et les services publics qui, pour la plupart furent introduits par les anciennes puissances coloniales ou les détenteurs de concessions. Dans ce domaine, personne ne souhaitait interrompre le processus de modernisation et revenir en arrière. D'ailleurs, avions, voitures, téléphones, télévisions, chars et artillerie n'étaient pas perçus comme des produits de l'Occident ou comme des inventions rendues possibles par une vision occidentale du monde.Plus étonnant encore, certains pays farouchement anti-occidentaux ont conservé les institutions politiques occidentales, telles que constitutions et assemblées législatives. La République islamique d'Iran, qui prétend revenir à un authentique gouvernement musulman, s'est dotée d'une constitution écrite et d'un parlement élu, lesquels n'ont pourtant aucun précédent dans la doctrine ou l'histoire musulmanes.L'idée politique occidentale qui a exercé l'influence la plus forte et la plus durable dans la région est sans doute celle de révolution. L'histoire du Moyen-Orient musulman, comme celle de bien d'autres civilisations, offre de nombreux exemples de gouvernements renversés par des révoltes ou des conspirations. Le chef qui conteste l'ordre politico-social et considère de son devoir sacré de renverser la tyrannie pour instaurer la justice fait partie d'une vieille tradition musulmane. La sharia et la Tradition fixent les limites de l'obéissance due au souverain et analysent — avec de grandes précautions, il est vrai — les cas où celui-ci ne mérite plus l'allégeance de ses sujets et peut — ou plutôt doit — être légalement déposé et remplacé.Toutefois, la notion de révolution, telle qu'elle s'était développée en Hollande au XVIe siècle, en Angleterre au XVIIe, en France et en Amérique au XVIIIe était inconnue dans la région. Les premiers à présenter leur action comme une révolution furent les constitutionnalistes d'Iran (1905) et les Jeunes-Turcs de l'Empire ottoman (1908). Depuis, bien d'autres révolutions ont eu lieu, et en cette dernière décennie du XXe siècle, une nette majorité de pays est gouvernée par des régimes qui ont pris le pouvoir par la violence. Au début, ce fut parfois à l'occasion d'un combat nationaliste contre une puissance coloniale; plus récemment, ce fut souvent à l'issue d'un complot fomenté par des officiers contre le chef de l'État qu'ils étaient censés servir. Tous, avec une égale ferveur, revendiquaient le titre de « révolutionnaire », qui ne tarda pas à devenir le gage de légitimité le plus communément accepté au Moyen-Orient.Plus rarement, le changement de régime fut le fait de mouvements sociaux profonds, dont les causes et les conséquences dépassaient de loin le simple remplacement d'hommes au sommet de l'État. Tel fut assurément le cas de la révolution islamique de 1979 en Iran, laquelle, par ses origines, ses modalités et peut-être aussi son destin, invite à des rapprochements avec la Révolution française et, plus encore, russe.Pour le meilleur ou pour le pire - dès le départ, la controverse a fait rage —, les événements qui se sont déroulés en Iran peuvent être considérés comme une révolution au sens classique du terme: un mouvement de masse bénéficiant d'une large participation populaire s'est traduit par des changements majeurs dans le pouvoir politique, mais aussi économique, et a déclenché, ou peut-être, plus justement, prolongé un vaste processus de transformation sociale.Sous les Pahlavi, comme sous les Bourbons et les Romanov, de profonds changements étaient déjà à l'œuvre dans la société iranienne ; bien plus, ils avaient atteint un stade si avancé que seul un changement de régime politique pouvait les mener à leur terme. Dans la révolution iranienne, comme dans les autres, ce processus risquait d'être détourné de son

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cours, perverti ou même anéanti. Très vite, certains Iraniens, parfois de bords opposés, affirmèrent que c'était déjà le cas. Et lorsque le régime révolutionnaire se consolida, nombre d'autres en vinrent à penser comme eux.Toutefois, la révolution iranienne était islamique. Ses chefs et ses maîtres à penser n'avaient que faire des modèles français ou russe, les idéologies européennes, de droite comme de gauche, n'étant à leurs yeux que les manifestations d'un même ennemi infidèle à qui ils avaient déclaré la guerre. Fondée sur d'autres Ecritures, nourrie d'autres valeurs et façonnée par une autre histoire, leur société se voulait différente. Les symboles et les slogans de la révolution étaient islamiques parce que eux seuls avaient la capacité de soulever les masses.Cependant, l'islam ne fournissait pas que des symboles et des slogans. Selon les chefs et les porte-parole de la révolution, il énonçait des objectifs à atteindre et, non moins important, identifiait les ennemis à abattre. Ceux-ci étaient bien connus, grâce à l'histoire, à la sharia et à la Tradition: au-dehors l'infidèle, à l'intérieur l'apostat. Bien entendu, pour ces révolutionnaires, les apostats étaient les musulmans, en particulier les dirigeants, qui n'avaient pas la même conception qu'eux de l'islam authentique et qui, en important des usages étrangers et infidèles, pervertissaient la communauté, la foi et la doctrine musulmanes. Le but affiché de la révolution islamique en Iran, et de mouvements similaires apparus dans d'autres pays, était d'éliminer tout ce que la domination étrangère avait imposé aux peuples musulmans, afin de rétablir l'ordre islamique authentique donné par Dieu.Un examen de leur bilan, en Iran comme ailleurs, montre que leur rejet de l'Occident et de ses bienfaits n'est pas aussi absolu et catégorique que veut le faire croire la propagande et qu'ils accueillent encore volontiers certaines inventions venues des terres de l'incroyance.Quelques-unes sautent aux yeux. En effet, la révolution islamique iranienne a été la première révolution de l'ère électronique. Khomeini a été le premier orateur charismatique à envoyer, de son lieu d'exil, des discours sur cassettes à ses millions de compatriotes ; il a été le premier dirigeant révolutionnaire à donner des instructions par téléphone à ses partisans, grâce aux lignes directes installées par le shah en Iran, à la liberté d'expression dont il disposait en France, mais pas en Irak, son précédent lieu d'exil. Est-il besoin de le préciser, dans les guerres ouvertes ou non qu'ils ont livrées, les révolutionnaires iraniens n'ont pas hésité à se servir de toutes les armes que les Occidentaux et leurs émules ont bien voulu leur vendre. Naturellement, fax, internet et antenne satellite sont également à la disposition de ceux qui cherchent à les renverser.Il existe, hélas, un autre domaine dans lequel les révolutionnaires iraniens se sont inspirés de l'Europe. Si leurs références étaient musulmanes plutôt qu'européennes, leurs méthodes étaient souvent plus européennes que musulmanes. Les procès et les exécutions sommaires d'adversaires idéologiques, le bannissement de centaines de milliers d'hommes et de femmes, les confiscations de biens à grande échelle, le mélange de répression et de subversion, de violence et d'endoctrinement qui ont accompagné la consolidation du régime, tout cela rappelle davantage Robespierre et Staline que Mahomet et Ali. Si elles peuvent difficilement être qualifiées d'islamiques, ces méthodes sont en revanche parfaitement révolutionnaires.Comme les Français et les Russes avant eux, les Iraniens ne se sont pas contentés de jouer pour un public national: leur révolution a exercé une puissante fascination sur d'autres peuples partageant avec l'Iran une même culture, un même univers de pensée. Naturellement, leur influence fut la plus forte chez les shiites, par exemple au Sud-Liban et dans certains États du Golfe, et la plus faible dans les pays voisins sunnites. Elle fut pendant un temps très prégnante dans bien des pays musulmans où le shiisme était quasi inconnu. En effet, peu importait la secte. Khomeini apparaissait, non pas comme un shiite ou un Iranien, mais comme un chef révolutionnaire musulman. De même que les esprits éclairés en Europe avaient réagi avec un enthousiasme presque messianique aux événements de Paris et de Petrograd, de même des millions d'hommes et de femmes, jeunes et moins jeunes, de par le monde musulman ont réagi avec passion à l'appel de la révolution islamique, manifesté leur joie et caressé des espoirs illimités ; comme leurs prédécesseurs, ils étaient prêts à justifier les pires horreurs et s'interrogeaient avec anxiété sur l'avenir.Les années qui suivirent furent difficiles pour l'Iran. La répression, les luttes internes, les guerres à l'extérieur, ainsi qu'une crise économique chaque jour plus aiguë aggravèrent les souffrances du peuple. Comme dans d'autres révolutions, des factions rivales regroupant extrémistes et modérés, ou plus exactement idéologues et pragmatiques, s'affrontaient sans merci. Pour toutes ces raisons et quelques autres, la révolution islamique à l'iranienne perdit une partie de son attrait. Néanmoins, des mouvements révolutionnaires islamiques proches de la révolution iranienne se sont développés dans d'autres pays musulmans, où ils sont devenus de sérieux candidats au pouvoir, quand ils ne l'ont pas déjà pris.Tout comme les monarchies et les régimes traditionnels, ces gouvernement révolutionnaires souhaitent conserver les institutions politiques et profiter des avantages économiques que la modernisation a apportés. Ce qu'ils contestent, ce n'est pas l'origine étrangère de la machine économique, mais son contrôle et son exploitation par des étrangers.Comme la France et la Grande-Bretagne en leur temps, les États-Unis et l'Union soviétique, rivaux au Moyen-Orient, se sont efforcés de créer des sociétés et des systèmes politiques à leur image. Tâche difficile s'il en est. Soutenir un gouvernement autoritaire est aisé ; créer un régime socialiste et marxiste dans un pays musulman est une autre affaire. Et créer une démocratie libérale en est une encore plus ardue. Mais si les démocraties sont plus difficiles à instaurer, elles sont aussi plus difficiles à renverser. A long terme, cet avantage joue en leur faveur.

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Dans l'interminable débat sur la façon dont il convient de gérer une indépendance chèrement acquise et d'améliorer le sort de la population, deux grands courants idéologiques dominent: l'islam et la démocratie. Tous deux se présentent sous de multiples variantes. Les méthodes utilisées, copiées ou imitées par les musulmans ayant manifestement échoué, il était facile de les accuser d'être étrangères et de n'avoir apporté que des malheurs. Les musulmans devaient retourner à la foi de leurs ancêtres, être authentiquement eux-mêmes, purger l'État et la société des apports extérieurs et instaurer un ordre véritablement islamique.L'autre solution était la démocratie, non pas les piètres imitations des démocraties occidentales qui prévalaient entre les deux guerres, où le pouvoir était aux mains d'une petite clique de notables, mais des institutions véritablement libres fonctionnant à tous les niveaux de la vie publique, depuis le village jusqu'au sommet de l'État. Lorsque les intégristes et les démocrates se trouvent tous les deux dans l'opposition, les premiers ont un immense avantage sur les seconds. Grâce aux mosquées et aux prédicateurs, ils disposent de lieux de réunion et de réseaux de communication qu'aucun gouvernement, si autoritaire soit-il> ne peut entièrement contrôler et auxquels ne peut prétendre aucun de ses adversaires. Il est même parfois arrivé qu'un régime autoritaire facilite la tâche des intégristes, en éliminant toutes les autres forces d'opposition. Il n'existe au sein de la société qu'un seul autre groupe ayant suffisamment de cohésion, d'organisation et de moyens pour agir de façon indépendante : l'armée - autre grand moteur du changement politique dans la région. Selon le lieu et selon l'époque, l'armée a soutenu tantôt la démocratie, comme en Turquie, tantôt l'intégrisme, comme au Soudan.Pour certains, islam et démocratie seraient incompatibles. Les intégristes musulmans — ils forment une minorité, mais sont très actifs -n'ont que faire de la démocratie, si ce n'est lorsqu'elle leur permet d'accéder au pouvoir ; chez les démocrates, les partisans les plus acharnés de la laïcité ne cachent guère leur intention d'enlever à l'islam son rôle traditionnel dans la vie publique ou du moins de le réduire. La polémique entre la conception musulmane d'un État fondé sur la foi et la notion occidentale de séparation de la religion et de l'État a encore de beaux jours devant elle.Au Moyen-Orient, l'intermède de liberté a été trop long et ses effets trop profonds pour qu'il puisse être oublié. Malgré de nombreux revers, la démocratie à l'européenne n'est pas morte en terre d'islam, certains signes montrant qu'elle reprend de la vigueur. Dans plusieurs pays, le fonctionnement parlementaire et constitutionnel est de plus en plus efficace. Dans d'autres, des progrès, encore modestes, ont été accomplis vers une libéralisation politique et économique.Dans le domaine social et culturel, l'adoption des usages européens est allée très loin et persiste sous des formes que même les plus extrémistes ne perçoivent plus ou sont prêts à tolérer. Les premiers changements apparurent dans les arts traditionnels. Dès la fin du XVIIIe siècle, l'enluminure et les arts décoratifs étaient sur le déclin. Au XIXe, un nouvel art, influencé puis dominé par les canons européens, vint s'y substituer. L'enluminure et la calligraphie perdurèrent encore un peu, mais ceux qui les pratiquaient, sauf rares exceptions, manquaient d'originalité et de prestige. En tant qu'expression artistique d'une société, ils ont aujourd'hui été remplacés par des peintres travaillant sur chevalet, à l'occidentale. De même, l'architecture, y compris celle des mosquées, tend à se conformer non seulement aux techniques mais aussi aux critères esthétiques occidentaux. Les rares tentatives de retour aux normes islamiques traditionnelles revêtent souvent la forme d'un néoclassicisme déclaré. Seule la sculpture, considérée comme une violation de l'interdit pesant sur les images taillées, rencontre une vive opposition et ne s'impose que très lentement. L'un des principaux reproches adressés aux partisans de la modernité et de la laïcité que furent Kemal Atatùrk ou le shah d'Iran était de se faire ériger des statues dans les lieux publics, pratique dénoncée comme idolâtre et païenne.La littérature est, elle aussi, touchée par l'occidentalisation, quoique le processus ait été plus lent et plus tardif. Depuis le milieu du XIXe siècle, les genres littéraires traditionnels sont délaissés, sauf dans de petits cercles d'irréductibles sans grande audience. Le roman et la nouvelle remplacent le conte et l'apologue ; l'essai et l'article de journal se développent; la poésie adopte des formes et des thèmes nouveaux. Même la langue dans laquelle s'écrit la littérature moderne se modifie de façon irréversible sous l'influence de la rhétorique occidentale.Le changement est le moins visible en musique, où l'influence de la musique classique européenne demeure relativement faible. La Turquie, pays le plus occidentalisé, possède des compositeurs de musique occidentale, ainsi que des interprètes de talent, dont certains jouissent d'une renommée mondiale. Istanbul et Ankara figurent sur le circuit international des concerts, de même, bien entendu, que les principales villes d'Israël, pays qui fait partie intégrante de la culture occidentale. Le public y est suffisamment important et fidèle pour justifier le déplacement. Ailleurs au Moyen-Orient, ceux qui composent, interprètent ou écoutent de la musique occidentale sont relativement peu nombreux. Les différentes formes de musique traditionnelle font encore l'objet d'une production de haut niveau et restent très appréciées de la grande majorité de la population. Depuis peu, la musique de variétés occidentale suscite un certain intérêt, limité pour l'essentiel, il est vrai, à des catégories restreintes habitant les grandes villes. La musique étant sans doute l'expression la plus profonde et la plus intime d'une culture, il est naturel qu'elle soit la dernière à succomber aux influences étrangères.Le vêtement est un autre domaine où l'empreinte européenne est particulièrement visible. L'utilisation d'armes et d'équipements modernes par les armées de l'islam peut être imputée à la nécessité et il ne manque pas d'anciennes traditions recommandant de prendre modèle sur l'ennemi infidèle afin de mieux le vaincre. Mais adopter sa tenue vestimentaire est une autre affaire, dont la portée est à la fois culturelle, symbolique et même religieuse.

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Au XIXe siècle, l'Empire ottoman, bientôt imité par d'autres pays musulmans, imposa un uniforme à l'occidentale aux officiers et aux soldats et introduisit le harnachement à l'européenne. Seuls les couvre-chefs résistèrent à l'occidentalisation - non sans raison. Après la révolution kémaliste en Turquie, ce dernier bastion du conservatisme musulman s'écroula. En Turquie d'abord, puis dans presque tous les autres pays musulmans, les soldats et les civils adoptèrent chapeaux et casquettes.Pour les femmes, il en alla différemment. Au XIXe siècle et au début du XXe, l'européanisation du vêtement féminin fut plus lente, plus tardive et plus limitée. Elle rencontra de fortes résistances et ne toucha qu'une minuscule fraction de la population. Dans toutes les couches de la société où le port de vêtements occidentaux par les hommes passait pour normal, les femmes continuaient - de leur plein gré ou non - à s'habiller de façon traditionnelle. Vers le milieu du XXe siècle, cependant, de plus en plus de femmes appartenant à la bourgeoisie aisée et moderne, suivies par les étudiantes et les femmes entrées dans le monde du travail, commencèrent à s'habiller à l'occidentale. Il est frappant de constater que le renouveau de l'islam s'est accompagné d'un renversement de cette tendance et d'un retour au vêtement traditionnel, surtout chez les femmes.De tous les changements attribuables à l'influence ou à l'exemple de l'Occident, le plus profond et le plus lourd de conséquences est sans aucun doute celui qui a affecté la condition des femmes. L'abolition de l'esclavage a rendu le concubinage illégal et, même si cette pratique persiste dans les régions les plus reculées, elle n'est plus ni courante ni acceptée. Dans quelques pays, notamment en Turquie, en Tunisie et en Iran jusqu'à la chute du shah, la polygamie a été interdite par la loi ; ailleurs, elle reste légale, mais est soumise à de nombreuses restrictions. En ville, dans les couches moyennes et supérieures, elle n'est plus tolérée ; dans les couches inférieures, elle n'a jamais été économiquement possible.La nécessité économique a joué un rôle majeur dans l'émancipation des femmes. Travaillant depuis des temps immémoriaux, les femmes des campagnes jouissaient de certaines libertés déniées aux femmes des villes. La modernisation de l'économie créa le besoin d'une main-d'œuvre féminine, qui s'accrut avec la mobilisation des hommes dans la guerre moderne, comme, par exemple, dans l'Empire ottoman pendant la Première Guerre mondiale. La participation des femmes à la vie économique se poursuivit dans l'entre-deux-guerres et après, entraînant quelques réformes législatives en leur faveur. Leur place dans la société et la famille s'en trouva quelque peu améliorée. En matière d'éducation, des progrès substantiels ont également été accomplis, si bien que, depuis les années 1970, les femmes sont très nombreuses à poursuivre des études universitaires. Elles se sont d'abord tournées vers des métiers tels qu'infirmières et enseignantes, professions traditionnellement «féminines» en Europe et qui le deviennent aussi en terre d'islam. Aujourd'hui, elles commencent à investir d'autres facultés et d'autres activités. Même en Iran, il y a des femmes médecins pour soigner les femmes et, plus surprenant encore, des femmes siégeant au Parlement.Certains extrémistes n'ont pas pu supporter leur entrée dans le monde du travail, y compris dans des professions traditionnellement considérées comme féminines. Khomeini trouvait immoral que des femmes enseignent dans des classes de garçons.Dans les pays dotés d'un régime parlementaire qui fonctionne, l'émancipation politique des femmes a enregistré de notables progrès. Elle n'est pas à l'ordre du jour dans les dictatures; dominées par l'armée ou un parti, celles-ci sont presque uniquement composées d'hommes. Les Occidentaux ont tendance à croire que l'émancipation des femmes est indissociable de la démocratisation et, donc, que leur sort sera meilleur sous un régime libéral que sous une dictature. Ce n'est pas toujours vrai. Dans le monde arabe, l'émancipation légale des femmes est allée le plus loin en Irak et au Sud-Yémen, deux régimes notoirement répressifs. Elle a pris du retard en Egypte qui, à bien des égards, est la plus tolérante et la plus ouverte des sociétés arabes. C'est justement dans ces sociétés que l'opinion publique, encore essentiellement masculine et conservatrice, résiste au changement. La condition des femmes a subi ses plus graves revers dans les pays où les intégristes exercent une influence ou, comme en Iran, détiennent le pouvoir. L'émancipation des femmes constitue l'un de leurs thèmes de prédilection et figure au premier rang des maux qu'ils dénoncent et auxquels ils entendent mettre fin.Il n'en reste pas moins que des changements irréversibles se sont produits. Il est peu probable que même ceux qui veulent rétablir la sharia dans son intégralité relégalisent le concubinage ou que les populations instruites des villes reviennent au mariage polygame. L'intégrisme a sans doute pesé sur le contenu et les modalités de l'enseignement destiné aux filles, mais il ne les pas replongées dans leur ancien état d'ignorance. Et si, comme en Europe et en Amérique, des femmes s'élèvent et œuvrent contre leur propre émancipation, l'aspiration à plus de liberté finira à long terme par l'emporter. Nombreuses sont désormais les femmes instruites et même instruites à l'occidentale. Elles commencent déjà à faire entendre leur voix. La vie publique des pays musulmans ne pourra que profiter de l'apport de cette moitié jusqu'alors exclue de la population.Ces bouleversements juridiques, sociaux et culturels ont suscité des réactions très contrastées. Pour beaucoup de femmes, ils ont été synonymes de soulagement et d'horizons nouveaux ; pour beaucoup d'hommes, ils ont permis de connaître un monde jusque-là mystérieux. Dans certains endroits, la pénétration de l'Occident a engendré des richesses dépassant souvent l'imagination. Les techniques et le commerce à l'occidentale ont introduit de nouvelles façons de faire de l'argent; la société de consommation a enseigné de nouvelles manières de le dépenser. Pour beaucoup, cependant, et

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pas seulement pour ceux qui sont directement lésés, ces nouvelles méthodes représentent à la fois un affront à leur univers de valeurs et un danger mortel pour le principe qu'ils chérissent le plus, le fondement religieux de leur société.La modernisation - qualifiée par beaucoup d'occidentalisation - n'a pas seulement creusé le fossé entre les pauvres et les riches, il l'a aussi rendu plus visible et plus palpable. Sauf en Arabie, les riches dans la plupart des villes s'habillent et se nourrissent différemment du reste de la population et obéissent à d'autres règles sociales. Mais grâce aux moyens de communication occidentaux, en particulier le cinéma et la télévision, les masses déshéritées sont de plus en plus conscientes de ce qui les sépare des nantis et de ce dont elles sont exclues.Par leur sagesse et leur modération, certains gouvernements ont su pallier les difficultés et les souffrances qu'engendrent inévitablement des bouleversements rapides. La plupart, cependant, les ont aggravées du fait de l'incurie de leur politique économique. Les problèmes sont réels, par exemple, une explosion démographique qui ne s'accompagne pas d'un accroissement correspondant des ressources alimentaires. Mais il arrive souvent aussi qu'un pays gaspille les atouts considérables dont il dispose, en entretenant de coûteuses structures policières et militaires pour maintenir l'ordre intérieur et repousser ou dissuader des ennemis extérieurs. Toutefois, ces lourdes dépenses n'expliquent pas tout. Comme l'observait avec tristesse un Algérien interrogé par un magazine français: «Jadis, l'Algérie était le grenier de Rome, aujourd'hui, elle doit importer du blé pour fabriquer son pain. C'est une terre de pâturages et de vergers, mais elle doit importer de la viande et des fruits. Elle possède des gisements de pétrole et de gaz, mais sa dette extérieure s'élève à vingt-cinq milliards de dollars et elle compte deux millions de chômeurs. » Et de conclure en imputant ce bilan à trente années de mauvaise gestion.L'Algérie a de faibles revenus pétroliers, mais une population nombreuse. Tout en ayant d'importants revenus et une faible population, d'autres ont quand même réussi à ruiner leur économie et à appauvrir leurs habitants. A long terme, le pétrole risque de se révéler un cadeau empoisonné. Politiquement, les revenus du pétrole confortent des régimes autocratiques affranchis des pressions et des contraintes financières qui, ailleurs, obligent les gouvernements à se libéraliser. Economiquement, ils favorisent un développement déséquilibré et exposent ces pays aux fluctuations des cours mondiaux, voire à une remise en cause de la place du pétrole. Le Moyen-Orient n'est pas le seul à posséder des gisements et le pétrole n'est pas la seule source d'énergie. Lassée des pressions du Moyen-Orient et de son instabilité, la communauté internationale s'est mise activement à la recherche d'autres champs pétroliferes, quand ce n'est pas de produits de substitution.En cette dernière décennie du XXe siècle, le Moyen-Orient est confronté à deux dangers majeurs. Le premier est lié à la pauvreté et plus encore à la détérioration de la conjoncture économique, avec toutes les conséquences sociales qui en résultent. Le second est lié à l'effondrement du consensus, cet ensemble de règles généralement acceptées sans lesquelles un pays, une société ne peuvent fonctionner, même sous un régime autoritaire. L'implosion de l'Union soviétique illustre de manière spectaculaire les conséquences de la disparition du consensus, mais aussi combien il est difficile et hasardeux d'en créer un nouveau.Il devient également de plus en plus clair que, pour l'essentiel, les gouvernements et les peuples du Moyen-Orient se retrouvent seuls face à ces problèmes. Les puissances extérieures n'ont plus intérêt à influencer et encore moins à diriger les affaires de la région. Au contraire, elles se montrent très réticentes à s'impliquer. L'Europe, les Amériques et, de plus en plus, l'Extrême-Orient attendent trois choses du Moyen-Orient : qu'il continue d'être un marché solvable et en expansion pour leurs biens et leurs services, qu'il reste l'une de leurs principales sources d'approvisionnement en énergie et, gage des deux premières, qu'il manifeste un minimum de respect pour le droit et l'ordre internationaux.L'annexion du Koweit par Saddam Hussein et la menace qu'elle faisait peser sur l'Arabie Saoudite et les États du Golfe offrent un bon exemple des circonstances susceptibles de déclencher une intervention militaire extérieure. Ce coup de force confronta la communauté internationale à un double danger: voir les ressources pétrolières de la région, c'est-à-dire une part importante des ressources mondiales, tomber sous le contrôle d'un dictateur agressif; et voir s'effondrer l'ordre international instauré au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Certes, il y avait eu de nombreux conflits sur tous les continents, mais c'était la première fois qu'un État, membre des Nations unies, envahissait et annexait, sans autre forme de procès, un autre État membre.En laissant Saddam Hussein gagner son pari, les Nations unies, déjà discréditées, risquaient de subir le même sort que la défunte Société des Nations, une ignominie méritée. Soumis au règne du plus fort, le monde aurait alors pris le chemin de l'anarchie universelle.On ne laissa pas faire le dictateur. D'imposantes forces, venues de la région et de l'extérieur, se mobilisèrent pour le déloger du Koweit. Cependant — signe le plus éloquent qu'on était entré dans une nouvelle ère —, une fois la besogne accomplie, il put tranquillement continuer à gouverner son pays de sa façon si particulière. Le message était clair. S'ils voulaient changer de gouvernement, les Irakiens ne devaient compter que sur eux-mêmes ; personne ne s'en chargerait à leur place.Tel est en gros le message que les puissances extérieures cherchent à faire passer. Elles sont prêtes, au mieux, à défendre leurs intérêts vitaux — entendez, leurs marchés et leur approvisionnement en pétrole — et ceux de la communauté internationale, autrement dit, le respect des règles fondamentales des Nations unies. Pour le reste, les peuples et les gouvernements du Moyen-Orient devront, pour la première fois depuis deux siècles, prendre en main leur destin.

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Agissant de concert ou, au contraire, luttant pour l'hégémonie régionale, peut-être créeront-ils de nouvelles puissances régionales. Peut-être prendront-ils le même chemin que la Yougoslavie ou la Somalie, celui de l'éclatement, et s'enfonceront-ils dans la violence et le chaos — il ne manque pas de mouvements ni d'individus dans la région pour préférer cette solution, plutôt que de transiger sur ce qu'ils estiment être leurs devoirs religieux ou leurs droits nationaux. La guerre civile qui a ravagé le Liban pourrait alors aisément embraser toute la région. Peut-être s'uniront-ils pour mener — comme certains les y exhortent - une nouvelle guerre sainte, qui, comme dans le passé, provoquera une nouvelle croisade. Ou bien pour construire la paix - entre eux, avec leurs voisins et le reste du monde - et partager richesses spirituelles et matérielles, afin de mener une existence plus pleine, plus riche et plus libre. A l'heure actuelle, le monde semble disposé à les laisser tranquilles ou même à les aider. Eux seuls doivent décider s'ils veulent saisir, après une histoire récente si remplie de vicissitudes, l'opportunité qui leur est offerte. NotesIntroduction1. Kâtib Çelebi, Mïzàn al-Haqq, Istanbul, 1290 [de l'hégire], p. 42-43; trad. angl. de G. L. Lewis, The Balance ofTruth, Londres, 1957, p. 56.2. Abu 'Abdallah Muhammad b. 'Abd al-Wahhâb, Rihlat al-waztr fit iftikàk al-asïr, éd. par A. Bustani, Tanger, 1940, p. 67; trad. fr. de H. Sauvaire, Voyage en Espagne d'un ambassadeur marocain, Paris, 1884, p. 150.3. Takvim-i Vaka'i', 1 Jumada I 1247 / 14 mai 1832.4. Mehmed Efendi, Paris Sefaretnamesi, éd. par Ebùzziya, Istanbul, 1306 [de l'hégire], p. 139-146; trad. fr. de Julien-Claude Galland, Le Paradis des infidèles. Un ambassadeur en France sous la Régence, introduction, notes, textes annexes par Gilles Veinstein, Paris, 1981, p. 160-161.Chapitre I: Avant le christianisme1. Traité Chabbat 33b, trad. fr. de Désiré Elbèze, rabbin d'Aix-en-Provence, Paris, 1972, p. 114.Chapitre II: Avant l'islam1. Ammien Marcellin, Histoires, in Collection des auteurs latins avec la traduction en français, publiées sous la direction de M. Nisard, Paris, 1849; Livre XXIII, 5, p. 204-205 ; Livre XIV, 4, p. 7.2. Ménandre, Excerpta de legationibus, éd. par C. de Boor, Berlin, 1903, vol. 1, p. 205-206 ; trad. angl. in Cambridge Médiéval History, vol. IVa, p. 479.Chapitre III: Les origines1. Al-Mas'ûdï, Les Prairies d'or, trad. fr. de Barbier de Meynard et Pavet de Courteille, revue et corrigée par Charles Pellat, Paris, 1962-1971, 3 vol., tome III, p. 616.2. Ibn Qutayba, 'Uyùn al-Akhbâr, éd. par Ahmad Zakî al-cAdawï, Le Caire, 1343-1348/1925-1930, vol. 2, p. 210; trad. angl. in Bernard Lewis, éd. et trad., Islam from the Prophet Muhammad to the Capture of Constantinople, 2, 1974, p. 273.3. Al-Muqaddasï, Descriptio Imperii Moslemici, éd. par M. J. Goeje, 2e éd., Leyde, 1906, p. 159.Chapitre VI: Les lendemains de la conquête mongole1. Al-Suyùtï, Husn al-Muhâdara, Le Caire, 1321 [de l'hégire], p. 39.2. Cité par Colin Imber, The Ottoman Empire 1300-1481, Istanbul, 1990, p. 24.3. Repris de la trad. angl. The Reign of the Sultan Orchan, Second King of the Turks, translated out of Hojah Effendi, an Eminent Turkish Historian, by William Seaman, Londres, 1652, p. 30-31.Chapitre VII: Les empires canonniers1. Ibn Kemal, Tevârih-i Al-i Osman VII Défier, éd. par §erafettin Turan, Ankara, 1957, p. 365.2. Kemal Pacha Zadeh, Histoire de la campagne de Mohacs, trad. et notes de M. Pavet de Courteille, Paris, 1859, p. 97-103.3. Rudolf Tschudi, Dos Asafhame des Lutfi Pasha, Berlin, 1910, p. 32-33.4. Peçevi, Tarih, Istanbul, 1283 [de l'hégire], vol. 1, p. 498-499.5. The Turkish Letters ofOgier Ghiselin de Busbecq, Impérial Ambassador at Constantinople, 1554-1562, traduit du latin en anglais par Edward Seymour Forster, Oxford, 1922, p. 112.6. Guglielmo Berchet, éd., La Repubblica di Venezia e la Persia, Turin, 1865, p. 181 ; version angl. in A Narrative ofltalian Travels in Persia in the 15th and 16th Centuries, Londres, 1873, p. 227.7. Cité par Ismail Hakki Uzunçarsçili, Osmanli Devleti Teskilâtindan Kapikulu Ocaklart, vol. 1, Ankara, 1943, p. 306, note 1.8. Selaniki Mustafa, Tarih-i Selâniki, éd. par Mehmet Ip§irli, Istanbul, 1989, p. 471.9. Koçu Bey, Risale, éd. par Ali Kemali Aksût, Istanbul, 1939, p. 32; citation suivante, p. 45.Chapitre VIII: L'État1. Ernest Barker, éd. et trad., Social and Political Thought in Byzantium from Justinian I to the last Palaeologos : Passages from Byzantine Writers and Documents, Oxford, 1957, p. 54-55.2. Barker, op. cit., p. 75-76.3. Texte et traduction in M. Back, Die Sassanidischen Staatsinschriften, Acta Iranica, 18 (1978), p. 284-285.4. The Diwans ofAbïd b. al-Abras, etc., éd. et trad. par Sir Charles Lyall, Leyde, 1913, p. 81 (texte arabe), 64 (trad.).5. Répertoire chronologique d'épigraphie arabe, vol. 1, Le Caire, 1931, n° 1.6. Al-Jâhiz, Rasà% éd. par A. M. Hârûn, Le Caire, 1964-1965, vol. 2, p. 10-11.7. Ibn Qutayba, op. cit., vol. 2, p. 115.8. Mustafa Nuri Pacha, Netaic ul-vukuat, Istanbul, 1327 [de l'hégire], vol. 1, p. 59.9. Lûtfi Pacha, Tevarih-i Âl-i 'Osman, Istanbul, 1341 [de l'hégire], p. 21 : Yazi-cioglu Ali, Selcukname, cité par Agah Sirri Levend, Turk Dilinde Gelisme ve Sadelesme Safhalari, Ankara, 1949, p. 34.10. 'Abbâs Iqbâl, Vezârat dar ahd-i Salâtïn-i Buzurg-i Saljûqï, Téhéran, 1959, p. 302 et suiv.11. Ibn al-Ràwandï, Râhat-us-Sudûr, éd. par Muhammad Iqbâl, Leyde, 1921, p. 334.12. Al-Jahshiyârï, Kitâb al-Wuzara wa'l-Kuttâb, éd. par Mustafa al-Saqqâ, Ibrahim al-Abyârî, 'Abd al-Hâfiz Shalabï, Le Caire, 1938, p. 53.13. Lûtfi Pacha, Asafhame, p. 14-15.

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14. Hilàl al-Sâbi', Kitâb al-Wuzara, éd. par H. F. Amedroz, Leyde-Beyrouth, 1904, p. 64.15. Al-Balâdhuri, Futûh al-Buldân, éd. par M. J. de Goeje, Leyde, 1866, vol. 1, p. 263.16. Ibn Qutayba, op. cit., vol. 1, p. 2, 6, 9, 10.Chapitre IX: L'économie1. Ibn al-Faqïh, Mukhtasar Kitâb al-Buldân, éd. par M. J. de Goeje, Leyde, 1885, p. 187-188 ; trad. fr., Abrégé des livres des pays, de H. Massé, Damas, 1973, p. 227.2. Peçevi, op. cit., vol. 1, p. 363.3. Akhbâr al-Sïn wa'l-Hind, éd. par J. Sauvaget, Paris, 1948, p. 18.4. Cité par Ralph S. Hattox, Coffee and Coffèehouses: the Origins of a Social Beverage in the Médiéval Near East, Seattle, Wash., 1985, p. 14-15.5. Ibn Khaldùn, Discours sur l'histoire universelle, trad. par Vincent Monteil, Beyrouth, 1967, tome 1, p. 6. Jean de Thévenot, Voyage du Levant, introduction, choix de textes et notes de Stéphane Yerasimos, Paris, 1980, p. 232-234.7. Volney, Voyage en Egypte et en Syrie, introduction et notes par Jean Gaulmier, Paris-La Haye, 1959, p. 382.8. Karl Jahn, Die Frankengeschichte des Rasïd al-Dïn, édition fac-similé avec trad. ail., Vienne, 1977, fol. 415 v. (texte persan), p. 54 (trad. ail.).9. Pierre Dan, Histoire de Barbarie et de ses corsaires, Paris, 1637, p. 277. La liste des captifs figure dans le Calendar ofthe State Papers relating to Ireland ofthe reign of Charles I, 1625-1632, preserved in the Public Record Office, éd. par R. P. Mahaffy, Londres, 1900, p. 621-622.Chapitre X: Les élites1. Mâlik ibn Anas, Al-Mudawwana al-Kubrà, Le Caire, 1323 [de l'hégire], vol. 4, p. 13-14; idem, Al-Muwatta', Le Caire, 1310 [de l'hégire], 3, p. 57, 262.2. 'Abd al-Hamïd, Risâla ila'l-kuttâb, in Ahmad Zakî Safwat, famharat Rasâ'il al-Arab, Le Caire, 1356/1937, II, p. 534 ; trad. angl. in B. Lewis, éd. et trad., Islam from the Prophet Muhammad to the Capture of Constantinople, New York, 1974, vol. I, p. 186.3. Paul Rycaut, The History of the Présent State of the Ottoman Empire, 4e éd., Londres, 1675, p. 45. Voir aussi : Histoire de lEmpire ottoman, trad. M. Briot, Paris, 1670.4. Abu 'Amr Muhammad al-Kashshï, Ma'rifat Akhbâr al-Rijàl, Bombay, 1317 [de l'hégire], p. 249.5. Ibn Samà'a, Al-Iktisâb fi'l-rizq al-mustatâb, Le Caire, 1938, p. 16 et suiv.Chapitre XI: Le peuple1. Texte in al-Maqrïzï, Al-Khitat, Boulaq, 1270/1854, p. 199-200; trad. angl. in Yûsuf Fadl Hasan, The Arabs and the Sudan, from the Seventh to the Early Sixteenth Century, Edimbourg, 1967, p. 23.2. Ahmad Shihâb al-Dïn ibn Salâma al-Qalyùbï, Nawâdir al-Shaykh, Le Caire, 1955, p. 154.3. Abu Dulaf, Qasïda Sâsâniyya, vers 17-23 ; trad. angl. de C. E. Bosworth in The Mediaeval Islamic Underworld: The Banû Sâsàn in Arabie Society and Literature, Leyde, 1976, 2e partie, p. 191-192.Chapitre XII: La religion et le droit1. Mïrzâ Abu Tâlib Khân, Masïr-i Tàlibï, éd. par H. Khadiv-Jam, Téhéran, 1974, p. 251.2. Al-Jâhiz, Kitàb al-Hayawàn, Le Caire, 1938, vol. 1, p. 174.3. Al-Ghazâlï, Faysal al-Tafriqa bayn ai-Islam wa'l-zandaqa, Le Caire, s. d., p. 68.4. Cité par Ignaz Goldziher, Vorlesungen ùber den Islam, Heidelberg, 1925, p. 185-186.5. 'Alï al-Muttaqï al-Hindï, Kanz al-'Ummâl, lre partie, Hyderabad, 1312 [de l'hégire], n. 5350, 5445, 5451, 5987.6. Mehmed Esad, Uss-i Zafer, Istanbul, 1293 [de l'hégire]. Trad. et cité par B. Lewis, Istanbul and the Civilisation ofthe Ottoman Empire, Norman, Oklahoma, 1963, p. 156; trad. fr. de Yves Thoraval, Istanbul et la civilisation ottomane, Paris, 1990, p. 168.7. Jalâl al-Dîn Rùmï, Rubaiyyât, traduit du persan par Assaf Hâlet Çelebi, Paris, 1984, p. 66.8. Jalâl al-Dïn Rûmï, Dïvàn-i Shams-i Tabrïz, n° 31 ; trad. fr. in Anthologie du soufisme, d'Eva de Vitray-Meyerovitch et Mohamed Mokri, Paris, 1986, p. 262.Chapitre XIII: La culture1. Mehmed Efendi, Paris Sefiaretnamesi, éd. par Ebiizziya, Istanbul, 1306 [de l'hégire], p. 109; trad. fr., Le Paradis des infidèles, éd. par Gilles Veinstein, Paris, 1981, p. 134.2. Abu'l-Faraj al-Isfahânï, Kitab al-Aghânï, Le Caire, 1372/1953, VII, p. 13-14.3. Ghars al-Ni'ma al-Sâbi', Al-Hafawât al-Nâdira, éd. par Salih al-Ashtar, Damas, 1967, p. 305-306.4. Ibn Qutayba, op. cit., vol. 2, p. 55.5. Anne Comnène, Alexiade, XV, 2, texte établi et traduit par Bernard Leib, Paris, 1945, p. 188.6. Lady Mary Wortley Montagu, L'Islam au péril des femmes. Une Anglaise en Turquie au XVIIIe siècle, trad. fr. par Anne-Marie Moulin et Pierre Chuvin, Paris, 1981, p. 156.Chapitre XIV: Défi1. Abu Shâma, Al-Rawdatayn fi Akhbàr al-Dawlatayn, éd. par M. Hilmi Ahmad et M. Mustafa Ziyâda, Le Caire, 1926, 1/ii, p. 621-622.2. Cité par B. Lewis, The Muslim Discovery of Europe, p. 193; trad. fr. d'Annick Pélissier, Comment l'Islam a découvert l'Europe, postface de Maxime Rodinson, Paris (1984) 1990, p. 196.3. Silihdar Tarihi, Istanbul, 1928, vol. II, p. 87.Chapitre XV: Mutations1. Abdùlhak Adnan (Adivar), La Science chez les Turcs ottomans, Paris, 1939, p. 57.2. Richard Hakluyt, The Principal/ Navigations of the English Nation, vol. 5, p. 178-183.3. State Papers, 102/61/23.4. Lady Mary Montagu, op. cit., p. 136.Chapitre XVI: Réaction et riposte 1. Ahmed Lûtfi, Tarih, Istanbul, 1290-1328 [de l'hégire], vol. 8, p. 15-17.Chapitre XVII: Idées nouvelles1. Publié par Cavid Baysun in Tarih Dergisi, 5 (1953), p. 144-145.2. E. de Marcère, Une ambassade à Constantinople: la politique orientale de la Révolution française, Paris, 1927, vol. II, p. 12-14.

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3. Cevdet, Vekâyi-i Devlet-i Aliye, Istanbul, 1294/1877, vol. 5, p. 130.4. Cevdet, op. cit., vol. 6, p. 280-281.5. Le texte turc, extrait d'un document conservé dans les archives d'Istanbul, a été publié par E. Z. Karal, Fransa-Misir ve Osmanli Imparatorlugu (1797-1802), Istanbul, 1940, p. 108 et suiv. Le texte arabe, apporté à Saint-Jean-d'Acre par Sir Sidney Smith, a été intégré dans une biographie arabe de Jazzâr Pacha : Ta'rîkh AhmadBàshâ al-Jazzâr, Beyrouth, 1955, p. 125 et suiv. Il y a des différences entre les deux versions.6. Cevdet, Tezakir 1-12, éd. par Cavid Baysun, Ankara, 1953, p. 67-68.7. Cité par Harold Temperly, England and the Near East: the Crimea, Londres, 1936, p. 272.Chapitre XVIII: De guerre en guerre 1. Hikmet Bayur, Tùrk Inkilâbi Tarihi, Istanbul, 1940, vol. 1, p. 225.Chapitre XIX: D'une liberté à l'autre1. Convention d'armistice conclue entre l'Egypte et Israël en février 1949, art. 5, 2 ; une clause similaire figure dans les conventions signées avec la Syrie et la Jordanie. Orientations bibliographiquesIl existe une vaste littérature sur l'histoire du Moyen-Orient au cours des deux derniers millénaires. Elle est diverse aussi bien par son contenu que par sa qualité. Par bonheur, on dispose d'ouvrages de référence et de bibliographies critiques couvrant presque toute la région et la période. Les indications qui suivent ne constituent pas une bibliographie exhaustive, mais plutôt un choix restreint d'ouvrages relatifs aux principaux sujets abordés dans ce livre. J'ai en général privilégié les ouvrages récents, généraux et qui font autorité.Bibliographies et manuelsJ. D. Pearson et al, Index Islamicus, 1906-1955. A Catalogue of Articles on Islamic Subjects in Periodicals and Other Collective Publications, Cambridge, 1958. Suppléments: I, 1956-1960 (Cambridge, 1962); II, 1961-1965 (Cambridge, 1967); III, 1966-1970 (Londres, 1972); IV, 1971-1975 (Londres, 1977); V, 1976-1980 (Londres, 1982). Quarterly Index Islamicus (Londres, 1977-).Denis Sinor, Introduction à l'étude de l'Eurasie centrale, Wiesbaden, 1963.Jean Sauvaget, Introduction à l'histoire de l'Orient musulman : éléments de bibliographie, éd. refondue et complétée par Claude Cahen, Paris, 1961.J. D. Pearson, A Bibliography ofpre-Islamic Persia, Londres, 1975.Diana Grimwood-Jones, Derek Hopwood et J. D. Pearson, éd., Arab Islamic Bibliography : The Middle East Library Committee's Guide, Hassocks, Sussex, 1977.Margaret Anderson, Arabie Materials in English Translation : A Bibliography of Works from the Pre-Islamic Pertod to 1977, Boston, 1980.Claude Cahen, Introduction à l'histoire du monde musulman médiéval VIIe-XVe siècle : méthodologie et éléments de bibliographie, Paris, 1982.Wolfgang Behn, Islamic Book Review Index, Berlin/Millersport, PA, 1982-.L. P. Elwell-Sutton, éd., A Bibliographical Guide to Iran, Totowa, NY, 1983.Jere L. Bacharach, A Middle East Studies Handbook, éd. rev., Seattle et Londres, 1984.R. Stephen Humphreys, Islamic History: A Framework for Enquiry, éd. rev., Princeton, NJ, 1991.Généalogie et chronologieEduard von Zambaur, Manuel de généalogie et de chronologie pour l'histoire de l'Islam, Hanovre, 1927; 2e éd., 1955.C. E. Bosworth, The Islamic Dynasties : A Chronological and Genealogical Handbook, Edimbourg, 1967.Robert Mantran, sous la direction de, Les Grandes Dates de l'Islam, Paris, 1990.AtlasDonald Edgar Pitcher, An Historical Geography ofthe Ottoman Empire from the Earliest Times to the End ofthe Sixteenth Century, Leyde, 1972.Tùbinger Atlas des Vorderen Orients, Wiesbaden, 1977-.William C. Brice, An Historical Atlas of Islam, Leyde, 1981.Jean Sellier et André Sellier, Atlas des peuples d'Orient: Moyen-Orient, Caucase, Asie centrale, Paris, 1993.DocumentsSylvia G. Haim, Arab Nationalism : An Anthology, Berkeley et Los Angeles, 1962.Charles Issawi, éd. et trad., The Economie History ofthe Middle East, 1800-1914, Chicago, 1966; The Economie History of Iran, 1800-1914, Chicago, 1970; The Economie History of Turkey, 1800-1914, Chicago, 1980; The Fertile Crescent, 1800-1914, New York, 1988.Kemal H. Karpat, éd., Political and Social Thought in the Contemporary Middle East, Londres, 1968.Bernard Lewis, éd. et trad., Islam from the Prophet Muhammad to the Capture of Constantinople, 2 vol., New York, 1974.J. C. Hurewitz, The Middle East and North Africa in World Politics : A Documen-tary Record, 2e éd. rev., New Haven et Londres, 1975.Andrew Rippin et Jan Knappert, éd. et trad., Textual Sourcesfor the Study of Islam, Chicago, 1986.Norman Stillman, The Jews ofArab Lands, Philadelphie, 1979 ; The Jetas ofArab Lands in Modem Times, Philadelphie, 1991.EncyclopédiesEncyclopédie de l'Islam, nouv. éd., Leyde-Paris, 1991-.Encyclopedia Iranica, sous la direction de Ehsan Yarshater, Londres et Boston, 1982-.The Cambridge Encyclopedia ofthe Middle East and North Africa, Cambridge et New York, 1988.The Oxford Dictionary ofByzantium, New York, 1991. Remarques sur les calendriersToutes les dates figurant dans la Chronologie et le corps de l'ouvrage sont données selon le calendrier qui, par tradition, commence à la naissance du Christ et est aujourd'hui d'usage quasi universel. Réformé en 1582 par le pape Grégoire XIII, le calendrier grégorien s'est peu à peu imposé dans les différentes parties du monde, même si, jusqu'à une date

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relativement récente, les orthodoxes et la plupart des autres Églises orientales ont conservé le calendrier julien et continuent de l'utiliser à des fins religieuses. Ainsi, le Noël orthodoxe tombe le 7 janvier du calendrier grégorien.Depuis l'avènement de l'islam, le calendrier musulman est le plus couramment utilisé au Moyen-Orient. Le point de départ de la numération des années fut fixé au 16 juillet 622, date à laquelle Mahomet quitta La Mecque pour émigrer à Médine, d'où le nom d'hégire donné à l'ère musulmane. L'année comprend douze mois lunaires et compte trois cent cinquante-quatre jours. Les mois ne correspondent donc pas aux saisons et les grands événements religieux tels que le jeûne du Ramadan et le Pèlerinage à La Mecque parcourent toute l'année solaire. Cent années grégoriennes correspondent à environ cent trois ans du calendrier musulman. Il existe des tables de conversion.Purement lunaire, le calendrier musulman posait des problèmes fiscaux et administratifs, si bien que, très tôt, les autorités politiques l'ont modifié en s'inspirant des calendriers iranien, chrétien et autres. Ces modifications les plus importantes sont:

1) L'année financière turque, Maliye. Cette adaptation d'anciens calendriers «fiscaux » combinant la computation musulmane et l'année solaire fut introduite dans l'administration ottomane en 1789. Il s'agit d'une année julienne, conservant l'ancienne nomenclature syrienne des mois et dotée d'un système de «glissement» à certains intervalles, afin de la faire coïncider avec l'ère musulmane.2) L'année solaire perse. Introduite en 1925, elle est basée sur l'hégire, mais calculée en années solaires et reprend, en la modifiant, l'ancienne nomenclature iranienne des mois. Pour convertir les années solaires iraniennes en années grégoriennes, il faut ajouter 622 à la période allant du 1er janvier au 21 mars et 621 du 21 mars au 31 décembre. Le Nouvel An, 1er Farvardin, tombe la troisième semaine de mars. En Iran, ce calendrier n'est plus utilisé qu'à des fins religieuses.Traditionnellement daté de la création du monde, le calendrier juif reste utilisé à des fins religieuses et, dans l'État d'Israël, en quelques autres circonstances. Il comprend douze mois lunaires ajustés à l'année solaire par l'adjonction de sept mois intercalaires répartis sur dix-neuf ans. La nouvelle année 5756 tombait le 25 septembre 1995. Chronologie25 avant J.-C. Expédition romaine en Arabie.vers 30 après J.-C. Crucifixion de Jésus.47-49 Premier voyage missionnaire en Orient de l'apôtre Paul.54-59 Conquête romaine de l'Arménie.63 Paix entre Rome et les Parthes.66-70 Première révolte juive.70 Les Romains s'emparent de Jérusalem ; fin de la révolte juive et destruction du Temple.106 Trajan soumet les Nabatéens et les incorpore à la Province d'Arabie.114-117 Guerre de Trajan contre les Parthes.115-117 Deuxième révolte juive.117 Mort de Trajan; Hadrien abandonne les conquêtes de Trajan au-delà de l'Euphrate.132-135 Troisième révolte juive.161 Les Parthes envahissent la Syrie et l'Arménie.197-202 Campagnes orientales de Septime Sévère.224 Naissance de la dynastie sassanide en Perse.226-240 Consolidation de la dynastie sassanide.229-232 Guerre entre Rome et la Perse.231-232 Campagne de Sévère Alexandre contre les Sassanides.240 Les Perses s'emparent de Nisibis.241-244 Guerre entre Rome et la Perse.241-272 Règne de l'empereur sassanide Shapur Ier.242 Début de la prédication de Mani.258-260 Guerre entre Rome et la Perse.260-263 Règne d'Odenat à Palmyre.267 Zénobie, femme d'Odenat, exerce la régence au nom de son fils Wahballat et refuse la tutelle de Rome.272 Aurélien s'empare de Palmyre.296-297 Guerre entre Rome et la Perse ; le traité de paix de 297 consacre la victoire romaine.303 Dioclétien déclenche des persécutions contre les chrétiens.306 Constantin est proclamé empereur.310-379 Règne de Shapur II.312 L'édit de Milan légalise le christianisme.325 Concile de Nicée.330 Fondation de Constantinople.337-350 Guerre entre Rome et la Perse.359-361 Guerre entre Rome et la Perse.363 Guerre contre Shapur II.371-376 Guerre entre Rome et la Perse.381 Edits de Constantinople instaurant le christianisme comme religion d'État et interdisant les cultes païens.384 Paix entre Rome et la Perse.

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395 Mort de Théodose; partage de l'Empire romain en Empire romain d'Orient et Empire romain d'Occident.503-505 Guerre entre Rome et la Perse.524-531 Guerre entre Rome et la Perse.527-565 Règne de Justinien; reconquête de l'Afrique du Nord et de l'Italie.527-532 Guerre entre la Perse et Byzance.531-579 Règne de Khosro Ier.533 « Paix perpétuelle » entre Rome et la Perse.537 Consécration de Sainte-Sophie, Constantinople.540-562 Guerre entre la Perse et Byzance.572-591 Guerre entre la Perse et Byzance.606-628 Guerre entre Rome et la Perse ; en 614, les Perses s'emparent de Jérusalem.622 Émigration (hégire) de Mahomet de La Mecque à Médine: début de l'ère musulmane.628 Pacte de Hudaïbiya. Sous le règne d'Héraclius, Byzance conclut une paix victorieuse et récupère les territoires conquis par les Perses.630 Mahomet s'empare de La Mecque.632 Mort de Mahomet. Abu Bakr devient le premier calife.633-637 Les Arabes conquièrent la Syrie et la Mésopotamie.634 Omar devient calife.635-636 Prise de Damas.637 Bataille de Qâdisiyya. Chute de Ctésiphon.639-642 Conquête de l'Egypte.642-646 Prise d'Alexandrie.644 'Uthmân devient calife.656 Assassinat de 'Uthmân : début de la première guerre civile en islam.661 Assassinat d'Ali : début de la dynastie omeyyade.674-678 Premier siège de Constantinople par les Arabes.680 Bataille de Karbala.691 Construction du Dôme du Rocher à Jérusalem.696 'Abd al-Malik fait frapper la première monnaie arabe à l'occasion d'une réorganisation administrative de l'Empire.705-715 Construction de la mosquée des Omeyyades à Damas.710 Les musulmans débarquent en Espagne.710-718 Siège de Constantinople.750 Chute des Omeyyades, début de la dynastie des Abbassides.751 Les Arabes défont les Chinois près du Tàlàs, en Asie centrale. Parmi leurs prisonniers se trouvent des fabricants de papier.762-763 Fondation de Bagdad par al-Mansùr.767 Mort d'Abù Hanïfa.809-813 Guerre civile entre les partisans d'al-Amïn et d'al-Ma'mûn.813-833 Règne d'al-Ma'mûn; essor des sciences et des lettres arabes.820 Mort d'al-Shâfi'ï.833-842 Règne d'al-Mu'tasjm : début de la domination turque.869-883 Révolte d'esclaves noirs dans le sud de l'Irak.910 Avènement de la dynastie des Fatimides en Afrique du Nord.945 Les Buyides occupent Bagdad.950 Mort d'al-Fàràbï.969 Les Fatimides conquièrent l'Egypte et fondent Le Caire.vers 970 Les Turcs seljuqides pénètrent dans les territoires du califat par l'est.1037 Mort d'Ibn Sïnâ (Avicenne).1055 Prise de Bagdad par les Seljuqides.1070-1080 Les Seljuqides occupent la Syrie et la Palestine.1071 Défaite des armées byzantines à Mantzikert, expansion seljuqide en Anatolie.1094 Mort du calife fatimide al-Mustansir ; schisme au sein du mou-vement ismaïlien : Hasan-i Sabbâh prend la tête de l'aile extrémiste des Assassins.1096 Les croisés débarquent au Proche-Orient.1099 Les croisés s'emparent de Jérusalem.1111 Mort d'al-Ghazâlï.1171 Saladin proclame la fin du califat fatimide; fondation de la dynastie des Ayyubides en Syrie et en Egypte.1187 Bataille de Hattïn: Saladin défait les croisés et s'empare de Jérusalem.1220 Les Mongols conquièrent les territoires orientaux du califat.1229 Par la diplomatie, Frédéric II obtient Jérusalem du sultan al-Malik al-Kâmil.1244 Les musulmans reprennent Jérusalem.1250-1260 Naissance du sultanat mamelouk en Egypte et en Syrie après le déclin des royaumes ayyubides.1252 Le Khan de la Horde d'or se convertit à l'islam.1258 Les Mongols s'emparent de Bagdad.1273 Mort de Jalâl al-Dïn Rûmï.1290-1320 Instauration de principautés ottomanes dans l'ouest de l'Anatolie.1295 L'Il-Khan de Perse se convertit à l'islam.1326 Prise de Brousse par les Ottomans.1331 Prise de Nicée par les Ottomans.1357 Prise de Gallipoli par les Ottomans.1361 Les Ottomans débarquent à Andrinople (Edirne).1371-1375 Les Ottomans envahissent la Serbie.1389 Bataille du Kosovo; domination ottomane en Serbie.

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1400-1401 Timur Lang ravage la Syrie.1402 Timur Lang défait les Ottomans à Ankara.1406 Mort d'Ibn Khaldùn.1444 Bataille de Varna; domination ottomane en Bulgarie.1453 Prise de Constantinople par Mehmed IL1462 Annexion de la Bosnie.1475 Les Ottomans pénètrent en Crimée.1492 Les chrétiens s'emparent de Grenade.Les Juifs sont expulsés d'Espagne. Christophe Colomb prend la mer vers l'ouest.1498 Vasco de Gama découvre la route des Indes par le cap de Bonne-Espérance. Le pilote arabe Ibn Mâjid lui sert de guidede l'Afrique jusqu'aux Indes.1501 Le shah Ismâ'ïl fonde la dynastie safavide en Iran.1501 Le shah Ismâ'ïl fait du shiisme la religion officielle de la Perse.1514 Guerre entre l'Empire ottoman et l'Empire perse.1516-1517 Les Ottomans conquièrent la Syrie et l'Egypte et renversent le sultanat mamelouk ; le chérif de La Mecque reconnaît la suzeraineté ottomane.1520-1566 Règne de Soliman le Magnifique.1521 Les Ottomans s'emparent de Belgrade.1522 Prise de Rhodes par les Ottomans. 1526 Bataille de Mohacs.1529 Premier siège de Vienne par les Ottomans.1534 Les Ottomans s'emparent de Bagdad. Première conquête ottomane de l'Irak.1539 Les Ottomans s'emparent d'Aden.1552 Les Russes prennent Kazan.1555 Guerre entre l'Empire ottoman et l'Empire perse.1555 Paix d'Amasya.1556 Les Russes prennent Astrakhan.1557 Construction de la mosquée Siileymaniye à Istanbul.1565 Siège de Malte par les Ottomans.1571 Bataille de Lépante.1573 Les Ottomans s'emparent de Chypre.1587-1629 Règne du shah 'Abbâs Ier en Iran.1589 Traité entre les Perses et les Ottomans victorieux.1598 Ispahan devient la capitale de la Perse.1602-1627 Guerres entre l'Empire ottoman et l'Empire perse.1606 Traité de Zsitva-Torok.1607 Les Ottomans sont chassés de la Perse.1612 Construction de la Mosquée du roi (masjid-i Shah) à Ispahan.1630-1638 Guerres entre l'Empire ottoman et l'Empire perse.1631 Insurrections en Egypte, au Yémen et au Liban.1639 Conquête définitive de l'Irak par les Ottomans.1683 Deuxième siège de Vienne par les Ottomans.1699 Traité de Karlowitz.1729 Première imprimerie turque à Istanbul.1733 Guerre entre l'Empire ottoman et l'Empire perse.1736-1747 Règne de Nadir-Shah en Perse.1743-1747 Guerre entre l'Empire ottoman et l'Empire perse.1768-1774 Guerre entre l'Empire ottoman et la Russie.1774 Traité de Kùçiik-Kaynarca.1783 Les Russes annexent la Crimée.1789 Accession au trône du sultan réformateur Selim III.1794 Fondation de la dynastie des Qadjars.1795 Le shah qadjar prend Téhéran pour capitale.1798-1801 Les Français occupent l'Egypte.1800 Les Russes annexent la Géorgie.1803 Les Wahhabites occupent La Mecque et Médine.1803 Traité du Gulistan : la Perse cède les provinces du Caucase à la

Russie.1803-1812 Insurrection en Serbie.1805 Muhammad Ali devient vice-roi d'Egypte.1809 Ouverture d'une liaison maritime régulière entre l'Inde et Suez.1821-1829 Guerre d'indépendance de la Grèce.1826-1828 Nouvelle guerre russo-perse; la Perse cède l'Arménie à laRussie.1827 Destruction de la flotte ottomane à Navarin.1828 Parution en Egypte du premier journal gouvernemental.1830 Les Français envahissent l'Algérie.1831-1832 Parution à Istanbul du premier journal gouvernemental.1839 Les Anglais s'emparent d'Aden ; édit de réforme de la Maison des Roses.1844 L'Empire ottoman réforme son système monétaire sur le modèle européen.1853-1855 Guerre de Crimée.

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1855 Introduction du télégraphe.1856 Congrès de Paris. 1861 Autonomie du Liban.1863 Création de la Banque ottomane.1869 Ouverture du canal de Suez.Création de l'université d'Istanbul.1876-1878 L'Empire ottoman en guerre contre la Serbie puis la Russie.1876 Proclamation d'une constitution ottomane. Parution en Egypte du premier quotidien de langue arabe, Al-Arhàm.1878 La constitution ottomane est suspendue.Traité de San Stefano.Congrès de Berlin : indépendance de la Serbie, de la Roumanie,de la Bulgarie ; occupation de la Bosnie et de l'Herzégovine par l'Autriche-Hongrie ; occupation des provinces orientales par la Russie.1881 Les Français occupent la Tunisie.1882 Les Anglais occupent l'Egypte. 1894-1896 Répression de plusieurs révoltes arméniennes. 1896 Guerre entre la Grèce et l'Empire ottoman. 1906 Révolution constitutionnelle en Perse.1908 Révolution des Jeunes-Turcs. Inauguration du chemin de fer du Hedjaz.1911 Les Italiens prennent Tripoli.1912 Première guerre des Balkans.1913 Deuxième guerre des Balkans.1914 L'Empire ottoman se range du côté de l'Allemagne.1916 Révolte arabe dans le Hedjaz ; le chérif Hussein prend le titre de roi.1917 Les Anglais occupent Bagdad et Jérusalem. L'Empire ottoman adopte le calendrier grégorien.1918 Fin de la domination ottomane dans les pays arabes.1919 Les Grecs débarquent à Izmir.1920 Grande Assemblée nationale à Ankara: début de la guerre d'indépendance de la Turquie.Instauration du mandat français sur la Syrie et du mandat britannique sur la Palestine et l'Irak ; Ibn Sa'ùd devient sultan du Nedjd.1922 Armistice de Mudanya. Traité anglo-égyptien.1923 Traité de Lausanne.1924-1926 Les troupes d'Ibn Sa'ùd occupent le Hedjaz.1925 Reza Shah prend le pouvoir et fonde la dynastie Pahlavi.1926 Ibn Sa'ùd prend le titre de roi. 1932 Indépendance de l'Irak; Ibn Sa'ùd proclame le Royaume d'Arabie Saoudite.1936 Un traité anglo-égyptien reconnaît l'indépendance de l'Egypte.1945 Création de la Ligue des États arabes.1946 Indépendance de la Jordanie.1948 Fin du mandat sur la Palestine: création de l'État d'Israël; première guerre israélo-arabe.1951 Indépendance de la Libye.1952 Coup d'État militaire au Caire; abdication du roi Farouk.1953 L'Egypte devient une république.1956 Indépendance du Soudan, de la Tunisie et du Maroc. L'Egypte nationalise le canal de Suez; intervention franco-anglaise.1957 La Tunisie devient une république.1958 Création de la République arabe unie. Guerre civile au Liban.Une révolution en Irak instaure la république.1961 Indépendance du Koweit.La Syrie quitte la République arabe unie.1962 L'esclavage est aboli au Yémen et en Arabie Saoudite.1967 Guerre israélo-arabe.Indépendance du Sud-Yémen.1969 La Libye devient une république.1970 Mort de Nasser; Sadate lui succède.1971 Les États du Golfe deviennent indépendants ; création de l'État des Émirats arabes unis.1973 Guerre israélo-arabe.1975-1977 Guerre civile au Liban.1979 L'Egypte et Israël signent un traité de paix. Révolution en Iran.1980-1988 Guerre Iran-Irak.1981 Assassinat d'Anouar el-Sadate.1982 Israël envahit le Liban.1990-1991 L'Irak envahit le Koweit: guerre du Golfe.1994 La Jordanie et Israël signent un traité de paix. DU MÊME AUTEURRace et couleur en pays d'islam, traduit par Rose Saint-James, Payot, 1982 ; éd. augmentée: Race et esclavage au Proche-Orient, Gallimard, 1993.Les Assassins. Terrorisme et politique dans l'islam médiéval, traduit par Annick Pélissier, Berger-Levrault, 1982, Complexe, 1984.Comment l'islam a découvert l'Europe, traduit par Annick Pélissier, La Découverte, 1984, Tel-Gallimard, 1991.Le Retour de l'islam, traduit par Tina Jolas et Denise Paulme, Gallimard, 1985.Juifs en terre d'islam, traduit par Jacqueline Carnaud, Calmann-Lévy, 1986, Champs-Flammarion, 1989.Sémites et antisémites, traduit par Jacqueline Carnaud et Jacqueline Lahana, Fayard, 1987, Presses-Pocket, 1991.Le Langage politique de l'islam, traduit par Odette Guitard, Gallimard, 1988.Islam et laïcité. La naissance de la Turquie moderne, traduit par Philippe Delamare, Fayard, 1988.Istanbul et la civilisation ottomane, traduit par Yves Thoraval, Lattes, 1990, Presses-Pocket, 1991.Europe-Islam. Actions et réactions, traduit par André Charpentier, Gallimard, 1992.Les Arabes dans l'histoire, traduit par Denis-Armand Canal, Aubier, 1993, Champs-Flammarion, 1996.La Formation du Moyen-Orient moderne, traduit par Jacqueline Carnaud, Aubier, 1995.