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La postérité d’Eugène Morel

Bertrand, Anne-Marie Directrice de l’enssib.

L’ensemble des documents mis en ligne par l’enssib sont accessibles à partir du site : http://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/

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Bertrand, Anne-Marie. La postérité d’Eugène Morel [en ligne]. Format PDF. Disponible sur : < http://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/notice-48956>

Eugène Morel, passeur entre deux mondes. Journée d’étude du 6 décembre 2010

Bibliothèque numérique de l’enssib

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La postérité d’Eugène Morel Parler de la postérité de Morel (« Morel après Morel ») est un exercice à la fois amusant et compliqué. Amusant, parce qu’il s’agit de faire un travail de fouille (Mânes de Morel, où diable vous nichez-vous ?), quelque part entre la longue traîne et la bibliométrie. Compliqué parce que les traces, les citations, les hommages à Morel ne disent pas, ne traduisent pas forcément son influence – celle qu’il a eue, celle qu’il aurait encore. Cependant, c’est le parti que j’ai adopté ici : la présence des œuvres de Morel, les références qui y sont faites peuvent être considérées comme des survivances de sa pensée, comme la manifestation de sa postérité. Je ne reviens pas ici sur ce qui a déjà été dit aujourd’hui sur la pensée d’Eugène Morel, à la fois très politique et ancrée dans la technique – la modernité au service des citoyens, l’ouverture, l’utilité sociale de la bibliothèque mais aussi le libre accès, les bibliothèques pour enfants, la documentation pratique, les horaires d’ouverture, la classification, etc. Je me suis intéressée à l’écho de la voix de Morel depuis un siècle, davantage qu’à l’influence concrète qu’il a pu avoir (mais, encore une fois, difficile de distinguer l’un de l’autre). J’ai donc été à la pêche et je vous livre ici ce que j’ai pris dans mes filets : un premier filet contemporain de Morel ; un deuxième qui serait une longue traversée du désert avec quelques oasis ; un troisième qui commence avec la publication de Jean-Pierre Séguin et se poursuivrait par la pêche d’aujourd’hui. Morel sous Morel Morel est un curieux personnage vu de 2010 : un découvreur, un meneur, un apôtre, un révolutionnaire, un génial précurseur, le « pionnier de la bibliothèque publique en France » (Hassenforder) mais aussi, mais en même temps, un homme austère, classique, qui travaille au dépôt légal de la BN, donne des cours et fait la promotion de la machine à dupliquer les fiches de catalogue. Presque un notable (il fut président de l’ABF en 1918). Pierre Mortier, vice-président de la Société des gens de lettres, le décrit ainsi : « quand son visage impassible s’égayait d’un sourire, c’était comme une fenêtre fermée qui s’ouvrait et de la lumière qui venait égayer une pièce un peu sombre. » (Discours prononcé aux obsèques d’E.M.) Un défricheur aux allures d’homme ordinaire. Foin de psychologie posthume. Comment furent accueillies ses œuvres (je veux parler de ses œuvres principales, Bibliothèques, 1908, et La Librairie publique, 1910) ? Comment fut-il considéré ? De façon contrastée. D’une part, ses amis, son groupe de collègues modernistes (Coyecque, Lemaître, Henriot) l’ont évidemment soutenu et accompagné tout au long de sa vie. L’expression de leur adhésion aux idées et au travail de Morel est manifeste au moment de sa mort, en 1934. Ernest Coyecque, vieux compagnon de route, intitule sa notice nécrologique dans la Revue du livre (avril 1934) « Un grand bibliothécaire français : Eugène Morel ». Il y évoque « son œuvre considérable », sa « curiosité encyclopédique », sa « capacité à joindre à la doctrine la réalisation concrète », les « deux monuments d’une science aussi solide qu’aimable et d’une courageuse initiative » (Bibliothèques et la librairie publique) et conclut ainsi : « Que deuil cruel pour tous les amis des bibliothèques que la mort du grand bibliothécaire et du grand citoyen que fut notre cher et inoubliable Eugène Morel ! » Dans les mêmes circonstances, les de Grolier (Eric et Georgette) rendent hommage à son œuvre : « Il reste des témoins de ce que fut son action vigoureuse, sa pensée claire et hardie : ses livres. On peut dire qu’ils ont fondé en France la théorie de la Librairie publique ». Et plus loin : « Attaqué par les uns, discuté par d’autres, approuvé nettement par plusieurs, il avait créé un courant, remué l’opinion, brisé le cercle de la routine. » Et de conclure : « Son activité touchait à tous les domaines du livre. Dans tous, il était l’initiateur, l’animateur inlassable. Combien tous nous perdons avec lui, il n’est pas assez de mots pour le dire. » Alors, « Attaqué par les uns, discuté par d’autres » ? A la sortie de Bibliothèques, Emile Chatelain écrit : « La plaisanterie dépasse les bornes », critiquant ce bibliothécaire qui « n’a rien vu, rien appris, rien compris à ses fonctions. » Victor Chapot, conservateur de la bibliothèque Sainte-Geneviève, critique l’admiration de Morel pour les bibliothèques anglo-saxonnes, « On est anglomane ou on ne l’est pas », et tourne en dérision l’importance de la documentation : « Mais, journaux à part, qu’offrira-t-on dans les bibliothèques ? Et à quel public ? Ici, M. Morel se moque de nous et s’amuse sans doute à pousser à l’absurde son paradoxe. Le livre de fondation ce sera la Bottin. Le Bottin ! », concluant à une « joyeuse bouffonnerie ».

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Jean-Pierre Séguin, qui évoque l’accueil fait à ces travaux de Morel, souligne le finalement petit nombre de réactions : parce que Bibliothèques est un ouvrage nouveau, mais énorme, mal foutu, quasiment illisible, et aussi parce que « la plupart des bibliothécaires étaient des conservateurs attachés à des idées et à des pratiques traditionnelles », que ces positions dérangeaient. Ils n’étaient, pour certains, pas loin de prendre Morel pour un fou naïvement séduit par des réalisations anglo-saxonnes - on se souvient du célèbre Hurepoix moquant l’école de la rue de l’Elysée comme « l’école des chartes du Far-west ». Le même Hurepoix, dans les années 1930, s’élevant contre les promoteurs de la lecture publique : « Qui donc aura enfin le courage, au milieu de nos préoccupations dangereusement utilitaires, de nous sermonner hardiment sur l'éminente dignité des Bibliothèques pauvres en lecteurs et la gloire rayonnante des beaux livres qui ne servent plus. » Huguette Scarlatos-Brelaz (Mémoire ENSB « Un bibliothécaire : Eugène Morel », 1979) conclut son mémoire : « Dans un milieu favorable, les idées de Morel auraient pu être le point de départ d’une mutation rapide des bibliothèques publiques (…). On peut regretter que les bibliothécaires français n’aient pas su mieux exploiter les idées de Morel et profiter de sa combativité. » La traversée du désert Eugène Morel meurt en 1934. En 1939, paraît le tome 18 de l’Encyclopédie française, consacré à la civilisation du livre, sous la houlette de Julien Cain, administrateur de la Bibliothèque nationale. Plusieurs articles concernent les bibliothèques – Morel n’est quasiment pas évoqué. « Tout cela est sage, raisonnable, sans audace », écrit Jean-Pierre Séguin. Les années 1930 sont surtout agitées de projets de réforme institutionnelle : créer une direction des bibliothèques, concevoir un réseau national et régional ; ou d’expérimentations éphémères comme le bibliobus de la Marne ou la desserte rurale par la bibliothèque de Nantes. Eugène Morel semble avoir disparu du paysage. Jean-Pierre Séguin qui a commencé à travailler à la Bibliothèque nationale en 1942 dit qu’il n’y a jamais entendu parler de lui. Alors que le souvenir de Léopold Delisle, mort en 1910, y était très présent. Pour autant, Morel n’est pas complètement oublié et garde quelques lecteurs, quelques admirateurs, avant même que Jean-Pierre Séguin ne rende à nouveau ses idées accessibles par la parution en 1993 de son livre d’extraits. Après guerre, deux hommes, en particulier, ont continué à évoquer ses travaux : Jean Hassenforder en 1967 et 1969 et Noë Richter à la fin des années 1970. Jean Hassenforder est l’auteur remarquable de Développement comparé des bibliothèques publiques en France, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis dans la seconde moitié du XIXe siècle (1850-1914), Editions du Cercle de la Librairie, 1967. Il évoque également Morel dans un article paru dans la revue fondée par Michel Bouvy, Lecture et bibliothèques, en 1969 (n° 12), « Hommage à Eugène Morel, un pionnier des bibliothèques publiques ». « L’histoire des bibliothèques publiques en France se caractérise par les efforts répétés d’hommes et de groupes [les avant-gardes] en vue de surmonter les routines traditionnelles et de susciter le développement des bibliothèque sà l’intention du grand public. Parmi ces efforts, l’action d’Eugène Morel a été fondamentale. En effet, c’est lui qui “acculture” dans notre pays le concept de la bibliothèque publique par un recours systématique aux exemples étrangers et la courageuse publication de livres documentés et combatifs. Cet esprit missionnaire se heurte souvent, bien entendu, à un terrain aride, mais au total il parvient à assurer le développement de la bibliothéconomie moderne en France. En nous efforçant d’établir un bilan de son action, nous rendrons hommage à la mémoire de ce véritable pionnier, à l’occasion du centième anniversaire de sa naissance. » Hassenforder résume les propositions de Morel. « Les idées propagées par Eugène Morel ont progressivement une incidence pratique. Des bibliothèques s’en inspirent pour se moderniser. » Et il cite les incontournables bibliothèques de Levallois et de Paris. Puis, ajoute : « Si Morel a trouvé des partisans, il a rencontré également de vigoureuses oppositions conservatrices. Sa volonté de service s’oppose en effet à un esprit de caste et à un ensemble d’habitudes liées à une certaine tradition nationale. » Dans son livre, Hassenforder était plus explicite : « Morel rencontre de vigoureuses oppositions conservatrices. Il évolue dans un régime où le succès aux examens et aux concours, l'avancement à l'ancienneté l'emporte sur la prise en considération de la valeur d'une recherche personnelle. C'est à contre-courant qu'il doit agir. Il ne lui suffit pas, en effet, de convaincre l'opinion et les autorités de la nécessité des bibliothèques publiques, il lui faut encore faire évoluer une mentalité conservatrice à l'intérieur même d'une profession en ébauche. »

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Deuxième auteur qui cite Morel : Noë Richter. On sait que ce bibliothécaire, qui fut directeur de l’ENSB, a beaucoup travaillé sur l’histoire des bibliothèques populaires et la naissance de la lecture publique. Il a publié quelquefois dans le BBF et plus souvent à compte d’auteur – du moins dans une maison qu’il a créée. Ses principaux travaux ont été publiés à la fin des années 1970, au début des années 1980. Ainsi, en 1977, il publie un long article dans le BBF (n° 1), « Histoire de la lecture publique en France ». Il y évoque évidemment Eugène Morel et, d’abord, sa proposition sémantique d’abandonner le terme « bibliothèque » pour celui de « librairie publique » - proposition qui n’eut pas de succès, on le sait (il fallut attendre les années 1970 pour que le terme médiathèque remplace un peu partout en France le terme bibliothèque). Plus intéressant, peut-être, il crédite Eugène Morel d’un saut décisif puisque sa chronologie comprend une partie V « Vers la bibliothèque publique 1908-1945 » qui commence ainsi : « Très vite, les administrateurs et les bibliothécaires français prirent conscience de l'insuffisance et de l'inefficacité des réalisations françaises dans le domaine de la lecture publique. Dans Bibliothèques (1908) et La Librairie publique (1910), Eugène Morel dénonce avec verve les caricatures de bibliothèques que sont les bibliothèques populaires et vante les vertus des bibliothèques britanniques largement dotées de crédits publics, équipées de salles de lecture avec de nombreux abonnements, pratiquant l'accès libre au rayon et jouant un rôle reconnu dans la formation et l'information du citoyen. Mais Morel ne demeure pas au niveau d'une polémique, qui fut assez mal reçue dans les cercles professionnels. Il organise sous l'égide de l'Association des bibliothécaires français un cycle de conférences sur la bibliothèque publique moderne qui durera de 1910 à 1913. » (etc.) « Mais les bibliothécaires professionnels, peu nombreux encore, sont demeurés dans l'ensemble attachés à la tradition savante; sauf quelques rares novateurs entraînés par Eugène Morel, ils ne se sont intéressés que tardivement à la lecture publique. Les idées de Morel ne pouvaient modifier l'esprit d'une profession foncièrement conservatrice, déboucher sur une nouvelle pratique et transformer le système français; l'exubérance et la causticité de ses propos paraissent au contraire avoir suscité des réactions défavorables dans le milieu professionnel. La résistance à l'idée de la bibliothèque publique moderne demeura très forte entre les deux guerres mondiales. » (etc.) Deux ans plus tard, dans un article bien plus court (et modestement intitulé « Introduction à l’histoire de la lecture publique »), Noë Richter évoque derechef Eugène Morel, et à nouveau mais cette fois tout à fait explicitement en le prenant comme butte chronologique : « - L'histoire de la lecture publique commence réellement à la même époque, lorsque la dénonciation de l'institution de lecture populaire se fit plus vive et que le modèle anglo-saxon imposa la conception d'une bibliothèque d'étude, d'information, de culture et de distraction ouverte à tous, offrant au choix de chacun, dans un climat d'entière liberté, un large éventail de l'ensemble de la production imprimée. Pour les bibliothécaires français, qui venaient à peine de créer un milieu d'échanges en fondant leur association nationale, commence alors une période de recherche fiévreuse, riche de projets et d'affrontements, pendant laquelle l'originalité de la lecture publique se dégagea lentement. On peut dater cette période avec précision. Elle s'ouvre en 1908 avec l'énorme pamphlet qu'Eugène Morel publie sous le titre de Bibliothèques. Elle s'achève en 1945 avec la création d'une direction ministérielle des bibliothèques et de la lecture publique. » J’ai dit que cette longue période était marquée par les interventions de ces deux historiens français. Il faut y ajouter un écrivain mauricien, Gaëtan Benoit, qui fit sa thèse sur Eugène Morel, thèse soutenue en Grande-Bretagne en 1976, publiée aux Etats-Unis en 2008 et jamais traduite en français. C’est donc une indication ambivalente pour la postérité de Morel : une thèse est signe d’intérêt, l’édition très tardive et la non-traduction sont signes de désintérêt. Une critique (sévère) de ce travail parut cependant dans le BBF en 1980 (n° 5) sous la plume de Marguerite Gruny (où Morel est qualifié de « l’un de nos plus éminents bibliothécaires ») et un extrait fut publié dans Journal of Library History en 1985 (summer 1985), « Eugène Morel and Children’s Libraries in France ». Re-publication, re-découverte En 1993, Jean-Pierre Séguin, le créateur de la BPI, publie un gros recueil d’extraits (un « choix de textes », dit le titre) de l’œuvre de Morel – Eugène Morel et la lecture publique, un prophète en son pays. Le but était de rendre à nouveau disponible la substantifique moelle de l’œuvre de Morel, dont les ouvrages de 1908 et 1910 étaient depuis longtemps épuisés et, donc, difficilement accessibles et peu lus.

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Volontairement oubliés, écrit Jean-Pierre Séguin : « Rue de Richelieu, les critiques formulées par Morel avaient vivement choqué sur le coup. Elles avaient pourtant été vite oubliées. Après tout, pouvait-on prendre au sérieux un “étranger” (au corps des bibliothécaires sortis de l’Ecole des chartes), un trublion et de surcroît un romancier et un utopiste ? Le mieux à faire, dans une maison aussi “convenable”, était de l’oublier à jamais. » Oubli facilité par le fait que ses deux grands ouvrages étaient épuisés. La critique de cet ouvrage (celui de Séguin) est publiée dans le BBF début 1994 (n° 2), sous la plume de Bertrand Calenge. Critique qui est un véritable exercice d’admiration : « la pensée foisonnante et les élans de Morel » ; « il est d'abord un bibliothécaire dont la modernité stupéfie : les exigences qu'il propose, le souffle qu'il déploie, restent totalement d'actualité un siècle plus tard. » ; « sa plume décapante dénonce incohérences, désuétudes, routines » ; « Eugène Morel emporte l'adhésion par la passion qui le guide. Il est servi en cela par un réel talent d'écrivain, expert dans la formule à l'emporte-pièce et le raccourci ironique ». Et il conclut : « Espérons que cette heureuse initiative ne sera que le prélude à la réédition de l'intégralité de La librairie publique (le plus ramassé des deux principaux titres). En attendant, concluons avec Jean-Pierre Seguin : « Bibliothécaires, lisez Morel ! ». » Et les bibliothécaires l’ont lu – pas tous, pas beaucoup, sans doute en diagonale, mais l’émergence de Morel dans la presse professionnelle, l’habitude de la citer datent de l’édition du recueil de Jean-Pierre Séguin. Sur les 47 mentions d’Eugène Morel dans le BBF, 21 sont publiées entre 1956 et 1993 (soit 0,6 par an) et 26 entre 1994 et 2009 (soit 1,7 par an, 3 fois plus). Un dossier du BBF, le n° 1 de 2003, est illustré de 4 extraits de Bibliothèques. En 2006, Livres-Hebdo nourrit son dossier sur le centenaire de l’ABF (2 juin 2006) en interrogeant quatre bibliothécaires (Gilles Eboli, Claudine Belayche, Dominique Lahary, Patrick Bazin) sur leurs réactions à quelques extraits de Morel. Morel, ce méconnu, cet oublié, Morel est de nouveau présent. Présent, je l’ai dit, dans la presse professionnelle. Le Bulletin de l’ABF l’évoque ici ou là : en 1996 (n° 170), dans l’introduction au dossier, Claudine Belayche cite une dizaine de lignes de Morel ; Renée Lemaître le cite dans sa nécrologie d’Aline Payen Puget (n° 171) ; Mary Niles Maack revient sur Morel et l’emploi des femmes en 1998 (n° 179) ; surtout, Monique Lambert l’évoque parmi « les pères fondateurs de l’ABF », dans le n° 189 (2000). Présent dans Savoirs-CDI qui publie une longue biographie, « Une vie au service de la lecture et du public », sous la plume de Marie-France Blanquet en 2009. Dans le BBF, Morel est présent surtout extensivement. Un article de Robert Damien (n° 5, 2000), « Procès et défense d’un modèle bibliothécaire de la démocratie : l’exemple d’Eugène Morel », est sans doute la plus longue contribution à propos de Morel. Un autre article, « Qu’est-ce qu’un bibliothécaire ? » d’Anne Kupiec (n° 1, 2003), évoque les positions de Morel sur la formation des bibliothécaires. A part ces deux exemples, c’est bien de présence extensive qu’il faut parler – au sens de culture extensive, peu de productivité sur une grande surface. Les occurrences de Morel dans le BBF se montent à 76. Là-dessus seulement 47 textes font plus que dire « comme le disait Eugène Morel » ou « Coyecque, Morel et les autres… ». Sur ces 47 textes, la plupart, il faut l’avouer, sont de pures allusions rhétoriques. Quelques exemples :

Kuhlmann, Marie, « « Books » émissaires », BBF, 1988, n° 5, p. 388-393 « MK. Au début du siècle, on achète des œuvres littéraires classiques et des essais critiques, mais peu de romans ; ceux-ci seront souvent étiquetés de pastilles indiquant le niveau moral qu'on leur accorde, du plus mauvais au meilleur. Cette attitude n'est cependant pas approuvée par tous les bibliothécaires : Eugène Morel, qui fut l'un des pionniers de la lecture publique en France, juge que cette politique éloigne en fait des bibliothèques les trois quarts des lecteurs. »

Bertrand, Anne-Marie, « Cris et chuchotements », BBF, 1994, n° 6, p. 8-13 « Ce parti pris architectural est, selon Eugène Morel, le parti de la vie contre la mort : “L'architecture d'une gare ne peut être celle d'un tombeau.” Il est aussi le parti de la parole contre le silence. Car les bibliothèques se veulent désormais lieu de paroles - comme lieu d'animation, comme lieu de médiation et comme lieu de sociabilité. »

Tacheau, Olivier, « Bibliothèques municipales et genèse des politiques culturelles au XIXe siècle », BBF, 1995, n° 4, p. 44-51

« En effet, la municipalité de Besançon se démarque de celle de Dijon en 1873 par la création d’une bibliothèque populaire. Or, les conséquences insidieuses de cette mesure ne doivent pas échapper à l’analyse de l’historien, qui pécherait par anachronisme en voyant dans cet établissement l’équivalent des annexes et

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autres « médiathèques » que nous connaissons aujourd’hui. En fait, cette création a maintenu, voire accentué la dichotomie élite/érudition et peuple/vulgarisation : d’une part en légitimant et renforçant le statut élitiste de la bibliothèque municipale désormais affranchie de toute responsabilité populaire : d’autre part au travers d’une acculturation de la population par le bas, et non par le haut, en ne lui fournissant que des ouvrages de digestion facile et de valeur plus ou moins douteuse, comme le réprouva Eugène Morel dont l’actualité des thèses sur la lecture publique n’a pas fini de nous étonner : “La France aura des bibliothèques lorsqu’elle cessera d’avoir des populaires” »

Gudin de Vallerin, Gilles, « De l'équilibre des publics et des collections », BBF, 2000, n° 3, p. 56-64 « Au début du XXe siècle, les promoteurs du libre accès et de la lecture publique comme Eugène Morel se référaient d’une façon positive aux « grands magasins », tandis qu’en cette fin de siècle, certains professionnels ont peur de voir les médiathèques se transformer en centres commerciaux. »

Arot, Dominique, « Bibliothèques et (re)-création », BBF, 2002, n° 6, p. 21-28 « Nous rejoignons ici l’approche du pionnier Eugène Morel : « L’école parfois s’est trompée… La bibliothèque répare. » On peut ainsi considérer le projet de l’autodidacte comme un des aspects de la construction de soi et l’assimiler à un processus de création. »

Mouraby, Claire, « Apprendre à transmettre », BBF, 2005, n° 6, p. 80-89 « Selon Anne Kupiec, l’identité des bibliothécaires est difficile à définir, et mouvante. Cet état de fait est dû à une volonté forte des « pères » théoriciens de la fin du XIXe siècle, emmenés par Eugène Morel, d’ancrer la bibliothèque dans la modernité. Sous leur impulsion, l’identité de la bibliothèque publique s’est alors constituée par défaut (…) »

Tesnière, Valérie, « Patrimoine et bibliothèques en France depuis 1945 », BBF, 2006, n° 5, p. 72-80

« Au moment où est créée l’Association des bibliothécaires français (ABF) en 1906, Eugène Morel, qui a déjà tiré la sonnette d’alarme sur ce qui pouvait être un manquement aux missions des bibliothèques « publiques », éveille au fond peu d’écho. La lecture rétrospective de ses suppliques en faveur du développement de la lecture publique sacrifiée à la lecture savante ne doit pas faire oublier que c’est avec un fort décalage que les « minorités agissantes » obtinrent gain de cause en la matière. » Donc, présence extensive, allusive, faudrait-il dire, tant la réflexion de Morel n’est là qu’en allusion, en illustration. Présent dans la presse, disais-je. Présent dans quelques ouvrages. * Noë Richter, que j’ai déjà cité dans ses articles, évoque bien sûr Morel aussi dans ses ouvrages. Par exemple dans La lecture et ses institutions (1919-1989) : il évoque Morel allusivement, ainsi sa présence à l’inauguration de la bibliothèque de Soissons en 1921, son classement en Dewey de la bibliothèque de Levallois, sa participation à l’école de la rue de l’Elysée, ses positions sur l’emploi des femmes – mais on peut aussi comprendre qu’il n’est pas un enthousiasme de Morel. Dès le début de son ouvrage, il condamne ainsi « l’anglo-saxomanie » des modernistes du début du XXe siècle. Au reste, dans sa bibliographie, il ne cite pas les publications de Morel lui-même, mais la thèse de Gaëtan Benoît et le mémoire de Huguette Scarlatos-Brelaz. * Le tome 4 de l’Histoire des bibliothèques françaises a été publié en 1992, sous la direction de Martine Poulain. Son index compte 42 occurrences de Morel, surtout des « évocations allusives », comme je les baptisais plus haut. Mais il y a aussi, p. 157, une photo de groupe où l’on voit Morel (en 1923) et surtout une présentation de lui dans un encadré (dû à Noë Richter) « Les hommes qui ont fait la lecture publique », où il figure aux côtés de La Fontaine et Otlet, d’Ernest Coyecque et de Henri Lemaître. * Robert Damien a découvert Morel avant 2000, date de publication de son article dans le BBF. Pour autant, il ne le cite pas dans son ouvrage suivant, Le conseiller du Prince, de Machiavel à nos jours, PUF, 2003. Mais il le cite dans La grâce de l’auteur : essai sur la représentation d’une institution politique, l’exemple de la bibliothèque publique, Encre marine, 2003. Il fait plus que le citer : les pages 214-220 sont tout entières consacrées à la réflexion d’Eugène Morel. A sa critique des bibliothèques « On peut aller prier dans les cimetières, on ne peut pas y travailler », de l’Ecole des chartes (qui enferme les bibliothèques dans l’histoire), et à ses propositions pour la création d’un « service public de la lecture ». Damien a lu Bibliothèques, et le cite abondamment. * Autre publication, chez Autrement, le recueil « La Bibliothèque, miroir de l’âme, mémoire du monde » (1991), comprend un article « Eugène Morel et la vocation de la BN », rédigé par Jean-Pierre Séguin (p.

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116-126). Il ouvre son texte par ces mots : « Dans la littérature, si abondante, consacrée en France aux bibliothèques, il n’est sans doute pas de livres qui aient eu autant de retentissement et de conséquences que ceux qu’Eugène Morel publia en 1908 et en 1910. Jamais encore, peut-être, un bibliothécaire n’avait de façon aussi brillante avancé des idées aussi nouvelles, voire révolutionnaires. Cependant, hors d’un cercle très restreint, le nom même d’Eugène Morel n’est plus guère prononcé, et son œuvre n’est plus lue (…) ». On a ici l’évocation traditionnelle : l’importance des idées de Morel, l’admiration pour son style, le regret de l’amnésie qui l’entoure. Sur les idées, Jean-Pierre Séguin consacre donc son article à la BN. Son argument est que les idées de Morel sur les bibliothèques publiques sont aujourd’hui largement répandues et acceptées, alors que « ce qui concerne la Nationale qui, elle, a moins évolué, peut paraître plus actuel au moment où, à son tour, cette institution est remise en question. » Comme on l’imagine, Séguin cite ici d’une part quelques-unes des critiques adressées par Morel à la BN (c’est savoureux) et des réflexions sur la « vocation » de la BN (nous dirions plutôt « missions » aujourd’hui) – et peu de préconisations concrètes, évidemment dépassées. * J’ai moi-même évoqué Morel, dans mon habilitation à diriger des recherches, soutenue en 2006, publiée en 2009 sous le titre « Bibliothèque publique et Public Library : essai de généalogie comparée ». Ainsi, en exergue : « Quel pédant inventa le mot Bibliothèque, laissant le mot français Librairie aux Anglais ? » Eugène Morel, La Librairie publique (Exergue). Et dans mon introduction : « Cet exercice d’histoire culturelle, je le place plutôt sous le patronage d’Eugène Morel, lui qui plaidait déjà il y a un siècle pour l’adoption, en France, de la “librairie publique”. Formule que rappelle Michel Melot : “Les bibliothécaires français savent tout ce qu’ils doivent aux Etats-Unis : le principe même de la “public library“ qu’Eugène Morel tenta d’imposer en France sous le nom de “librairie publique”.1 » Je le cite aussi à propos du retard français, qu’il a mis en évidence grâce aux statistiques étrangères qu’il a rassemblées, dans sa critique des bibliothèques municipales ou, bien sûr, en retraçant la genèse du concept de bibliothèque publique en France. Présent dans des travaux d’étudiants. Mais fort peu. Dans la bibliothèque numérique de l’enssib (je n’ai pas cherché ailleurs !), j’ai trouvé 5 travaux évoquant Eugène Morel : 2 mémoires de DCB (2001 et 2008) et 3 PPP (1998, 2004, 2005), tous trois consacrés au dépôt légal. Là aussi, évocation extensive : je cite le mémoire de Stéphanie David (Médiation et/ou formation en bibliothèque : quel accompagnement pour les publics de l’auto-formation ?, DCB 2008) : « Les bibliothécaires, dans la lignée d’Eugène Morel et sur le modèle des bibliothèques anglo-saxonnes, étaient surtout soucieux de la démocratisation de l’accès aux bibliothèques et ont cherché à rendre ces lieux moins élitistes » ou encore : « De même, dès 1906, Eugène Morel, chantre de la lecture publique, prônait le modèle de bibliothèque à l’anglo-saxonne ». Le mémoire de Sylvie Martin, « Quelle place pour la jeunesse dans les BMVR » (DCB 2001), est dans le même registre allusif : « Eugène Morel préconise de tisser des liens étroits entre l’école et la bibliothèque publique. Mais cette évolution reste marginale ». Il faut y ajouter un mémoire de l’ENSB que j’ai déjà cité, de 1979, entièrement consacré à Morel, un et un seul : Huguette Scarlatos-Brelaz, « Un bibliothécaire : Eugène Morel », sous la direction de Pierre Gras. Elle y évoque sa vie, ses travaux, les réactions de ses contemporains, le CARD, l’Heure Joyeuse, l’école de la rue de l’Elysée, la BN, le Dépôt légal. Bref, un travail très complet mais tout à fait isolé – si bien que l’on s’interroge sur le pourquoi de ce sujet (intérêt d’un enseignant, de l’étudiant, du directeur de mémoire ? Je n’en sais pas plus). Morel présent en ligne. Sur Google, l’interrogation « Eugène Morel » donne 484.000 occurrences, en 0,27 seconde. Sur Google Recherche de livres, on trouve mention de Bibliothèques et de La librairie publique, mais sans pouvoir les feuilleter. Par contre, on peut lire des extraits de l’ouvrage de Jean-Pierre Séguin et la thèse de Gaëtan Benoît en intégralité. Rien sur Archivesic. Sur Wikipédia, un article de 6 lignes, avec la liste de ses publications. Dans la bibliothèque numérique de l’enssib, Bibliothèques, La librairie publique et ses conférences de 1911-1913. En intégralité et gratuitement. Enfin, Morel est présent sur Facebook : « Eugène Morel est sur facebook ». Quelle analyse faire de cette longue recension ?

1 Préface à Philippe Cantié, Au nom de l’antiterrorisme : les bibliothécaires américains face à l’USA Patriot Act, Presses de l’enssib, 2006, p. 9.

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Il me semble (mais je n’ai pas tout vu ni tout lu) que la postérité de Morel est d’abord morale : c’est une figure tutélaire que l’on évoque pour appuyer sa démonstration, le garant du fait que « l’on pense bien ». Qu’est-ce qu’il penserait de la posture qu’on lui donne, de cette image bien-pensante ? Et pour finir, bien sûr, lui donner la parole : « Une seule instruction vaut : celle qu’on se donne à soi-même. On parle trop. Il faut apprendre et réfléchir. La réflexion veut du silence. » Taisons-nous. Réfléchissons. Anne-Marie Bertrand