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L’EXISTENCE ET LE TEMPS

l’homme face au temps. Pascal montre, à ce titre, que l’homme est incapable de saisir le temps présent parce que trop occupé à essayer de maintenir le passé ou bien à hâter l’avenir. Il souligne l’incapacité à être par conséquent heureux, ni dans le présent, que l’homme « rate », ni dans le passé et l’avenir, que l’homme ne vit pas ou plus.

Une conscience nostalgiqueUne autre conséquence de ce caractère est l’at-titude consistant à tourner son regard unique-ment vers le passé, pour essayer de conserver ce qui n’est plus en y trouvant toutefois une forme de bonheur nostalgique. Le romantisme fait ainsi l’éloge du souvenir et de la nature qui seuls semblent résister au temps et permettre le rappel de jours heureux.

La crainte de la mortEnfi n, l’homme peut être habité par la crainte de la mort, comme le souligne Épicure. Le bonheur passerait donc par le fait de ne plus être troublé par la mort, en se disant qu’elle n’est rien, que nous ne la rencontrons pas tant que nous vivons, que nous ne pouvons en faire l’expérience, et qu’il n’y a rien après.

Valeur de la finitude

S’en tenir à l’instant présentD’autres attitudes plus constructives sont possibles et notamment savoir mieux profi ter du présent. Le dernier vers du Sonnet à Hélène de Ronsard « Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie » est un appel à la vie et à l’amour dans ce qu’ils ont de fragile et d’éphémère.

L’art comme source d’immortalitéDe même, c’est grâce à la prise de conscience de sa fi nitude que l’homme cherche à immor-taliser des instants de vie en créant des œuvres d’art. La beauté devient, en ce sens, une victoire sur le temps qui passe et une manière de saisir l’essence* des choses, sous-traite au temps et au devenir.

Un temps irréversible, une existence tragique

L’irréversibilité essentielle du tempsLe temps semble marqué par le fait de ne passer que dans un sens, en allant du passé vers l’avenir, sans possibilité d’un chemin inverse. Dans l’espace, au contraire, les allers-retours sont possibles. La pensée d’Héraclite insiste déjà sur l’idée que « rien n’est, tout devient ». Notre existence se trouve alors soumise au même devenir* que toute chose* existante.

La conscience humaine est conscience du tempsMais l’homme a conscience du temps qui passe et sa conscience peut même se confondre avec le temps lui-même. Comme le suggère Bergson, c’est par notre conscience que nous relions nos états passés à notre état présent, tout en anticipant l’avenir par nos projets. La conscience est ainsi un « pont jeté entre le passé et l’avenir », « mémoire et anticipation ». L’animal, en ce sens, semble vivre dans un unique pré-sent, sans conscience de lui-même, sans mémoire de ce qu’il fut ni visée de ce qu’il sera.

L’existence comme contingence*L’homme est également amené à saisir le caractère contingent de chaque chose. Tout ce qui existe aurait pu ne pas être. Rien n’est au fond nécessaire, y compris sa propre existence. Sartre raconte dans La Nausée comment cette expérience de la contingence suscite une forme d’écœurement face à une existence que plus rien ne justifi e. Heidegger avancera la notion de « déréliction » pour suggérer l’idée d’un homme « jeté » dans le monde, sans repères ni rien pour justifi er ce qu’il est ni pourquoi il existe.

Fuite du temps et de la mort

L’impuissance de l’homme face au tempsUne des conséquences du caractère tragique de l’existence humaine est l’impuissance de

Les notions d’« existence » et de « temps » semblent inséparables. Nous existons dans le temps et notre existence se confond avec lui. Par ailleurs, la notion d’« existence » (du latin ex, « hors de », et stare, « se tenir ») suggère que l’on est capable de ne pas être « dans » le temps au même titre que n’importe quel être vivant. Nous pouvons nous positionner par rapport au temps. Quels sont alors les différents modes de relations possibles de la conscience au temps ?

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Les citations clés

Les auteurs clés Bergson : le temps vécu de la conscience n’est pas le temps des mathématiciensLa philosophie de Bergson centre son interroga-tion sur la durée, c’est-à-dire sur le temps tel qu’il est vécu par la conscience, qu’il distingue du temps mathématique, spatial, mesurable par les aiguilles d’une montre, quantitatif et objectif (une seconde est une seconde). Le temps de la conscience est un temps qualitatif, subjectif, variable selon les états de notre conscience. Ainsi, pour une conscience qui s’ennuie, le temps passe lentement, et pour une conscience qui s’amuse, le temps passe vite. Cette distinction permet à Bergson de valoriser l’intuition*, c’est-à-dire la coïncidence possible avec les choses, qui seule nous permet d’en saisir l’essence*. Bergson prend l’exemple du sucre qui fond dans une tasse : je dois attendre qu’il fonde, et cette attente est une manière de coïncider avec la chose elle-même. Le temps de la conscience devient ainsi la durée qui saisit la qualité fonda-mentale des choses.

Pascal : le divertissementChez Pascal, le caractère tragique de la finitude humaine est vécu par l’homme sans foi dans l’angoisse de la mort et l’ennui, à comprendre comme dégoût de l’existence. Le divertissement est alors le moyen pour l’homme privé de Dieu d’occuper son temps à ne pas penser à la mort. C’est une fuite et un oubli. Par conséquent, ce n’est pas une attitude authentique, même si elle est compréhensible. Le divertissement obéit en fait à un mécanisme. Parce que l’homme ne peut rester « en repos dans une chambre » (où il penserait à sa condition tragique), il est amené à recher-cher des passions violentes (chasse, jeu, guerre…) pour s’occuper activement l’esprit. Le divertisse-ment est alors une autre forme de misère de l’homme sans Dieu.

Sartre : contingence* et libertéLa philosophie de Sartre affirme la liberté fonda-mentale et totale de l’être humain, à travers

l’idée de « transcendance* ». L’homme est cet être qui, à la différence des choses*, peut ne pas être ce qu’il est. Son existence est ce qui seul décide de ce qu’il est et rien ne détermine à jamais un être humain à être ceci ou cela. Même le passé peut être sans cesse réactualisé par le présent et modifié par nos actes. Mais cette liberté est du même coup une manière d’affirmer que l’homme n’a aucune nature à laquelle se raccrocher pour se réfugier dans un « Je suis ce que je suis » ou un « Je ne peux pas être autre-ment que ce que je suis ». L’existence humaine est pure contingence ; elle est ce qui aurait pu ne pas être ou bien ce qui peut être autrement. D’où l’idée sartrienne de la liberté comme fardeau, fardeau auquel l’homme tente d’échapper par la mauvaise foi, en cherchant à se réfugier dans un statut de chose pouvant notamment excuser ce qu’il est. Pour Sartre, l’existence authentique doit au contraire assumer cette liberté totale qui fait de l’homme le seul responsable de lui-même et du monde entier.

Nietzsche : la portée morale de l’éternel retour L’idée de Nietzsche selon laquelle tout dans le monde serait amené à se répéter à l’identique est une intuition plus qu’une affirmation théorique. Il s’agit surtout pour l’homme d’utiliser cette idée d’un « éternel retour des choses » pour mener une vie plus volontaire. C’est aussi une manière de relativiser le temps linéaire dont se plaignent les hommes : au fond, cela les arrange de savoir que chaque instant disparaît ; ils supporteraient plus mal encore la perspective d’un temps cyclique amenant toute leur existence à se répéter à l’iden-tique. Mais pour l’homme doué de volonté, qui affirmerait chaque moment de son existence dans un souci d’authenticité et de création, la perspec-tive d’un éternel retour des choses serait enthou-siasmant ! Seul le surhomme est en ce sens capable de supporter cette idée, parce que chaque instant de sa vie est l’affirmation de sa puissance vitale, de sa vitalité créatrice.

◗ « L’existence précède l’essence » (Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, 1943). Sartre veut montrer que l’homme n’est pas déterminé par une nature (une essence), mais que c’est lui-même qui, par sa liberté et au travers de son existence, de ses actes, se définit et choisit ce qu’il veut être. L’homme existe donc d’abord et se définit après.

◗ « Nous ne nous tenons jamais au temps présent » (Blaise Pascal, Pensées, 1670). Pascal souligne en quel sens la condition humaine est tragique, l’homme étant incapable de saisir le temps présent et de l’apprécier pour lui-même. Il est toujours dans l’attente du futur ou dans la nostalgie du passé. L’homme est, en ce sens, condamné à ne jamais être heureux.

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LA CULTURE

L’homme : des facultés spécifi ques et des besoins naturelsSi Sartre peut affi rmer que l’homme n’est « rien », il n’empêche que l’homme naît avec un potentiel, des facultés spécifi ques (la conscience, le langage, l’imagination, le sens esthétique…). L’homme est donc homme « en puissance » (cf. fi che 30, repère 7), mais il ne peut actualiser ses potentialités seul, spontanément : il lui faut être éduqué, c’est-à-dire en quelque sorte « conduit » à l’humanité. À ce titre, un enfant possède en lui la faculté de parler, mais il ne parlera jamais si on ne le lui apprend pas.Par ailleurs, l’homme naît en ayant en lui d’autres éléments naturels, non plus spé-cifi ques, mais au contraire communs avec le reste du vivant : instincts et besoins à satisfaire, sans lesquels il ne pourrait survivre, comme le fait de boire ou de manger. Ces traits le rattachent à l’animalité.

Rôle de la culture : développement et négation

Le développement de toutes les facultésSi la spécifi cité de l’homme se réduit à de simples facultés, alors la culture est à comprendre comme le seul moyen permet-tant le développement de celles-ci jusqu’à leur accomplissement. Un être civilisé est, en ce sens, un être dont on a réussi à dévelop-per tous les potentiels humains, de manière équilibrée, en ne négligeant aucune apti-tude. Dans le cas où un individu aurait des prédispositions dans tel ou tel domaine, Alain préconise de mettre au contraire l’accent sur ce qu’il n’aime pas, sur ce qui pour lui est le plus diffi cile.

(suite, p. 30)

Nécessité de la culture

L’idée de « nature humaine »Lorsqu’on invoque la nature humaine, on suggère par là que l’homme naît homme et qu’il a en lui, de façon innée, tout ce qui caractérise un être humain. Ici, l’homme apparaît comme un être « naturel », au sens où il serait spontanément homme, sans avoir besoin d’une intervention extérieure, au même titre que la nature qui, livrée à elle-même, « pousse » d’elle-même et subsiste par elle-même (sens du mot grec phuein : « pousser, croître », qui a donné phusis et physique). Lorsque Rousseau pose que « l’homme naît bon, [et que] c’est la société qui le corrompt », il affi rme par là même la présence en tout homme d’un élément constitutif, naturel, à comprendre ici comme « origi-nel ». De même, lorsque Hobbes affi rme que « l’homme est un loup pour l’homme », il pose l’idée d’un homme naturellement agressif et dominateur, de par les conditions diffi ciles imposées par la vie à l’état de nature.

Remise en question de cette idéeOn peut toutefois remettre en question cette conception selon laquelle l’homme serait au fond un être naturel. Les études réalisées sur les enfants sauvages montrent plutôt qu’un être humain privé très tôt de toute éduca-tion, de toute culture, n’accède pas à l’huma-nité (cf. fi che 6) et reste un « moindre animal » (Lucien Malson). La philosophie de Sartre insiste sur l’idée qu’« il n’y a pas de nature humaine », au sens où rien ne prédétermine un homme à être tel ou tel (et notamment homme) : l’homme est le résultat de ce qu’il fait, de ce qu’il veut être, et s’il faut le défi nir par une « nature », alors celle-ci est la liberté, le fait de ne pas avoir de nature.

La culture désigne à la fois l’action de transformer la nature (le monde extérieur mais aussi l’homme) et le résultat de cette action (les termes allemands Bildung et Kultur expriment respecti-vement ces deux sens). La culture peut donc s’appliquer à différentes choses : culture de la terre, culture physique, culture de l’esprit. On distingue également la culture humaine en général (tous les produits de la culture) et les différentes cultures (propres à telle ou telle société). La question est de savoir si la transformation opérée par la culture est nécessairement une amélioration, un accom-plissement. La culture ne peut-elle pas être déshumanisante ? Quelles seraient alors les conditions d’une « bonne » culture ? Par ailleurs, si la culture définit l’homme, peut-on encore opposer « nature » et « culture » ? L’homme peut-il encore être compris comme un « être naturel » ? Tout n’est-il pas « culturel » en lui ?

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La citation clé

Les auteurs clés Sartre : il n’y a pas de nature humaine

Le coupe-papier : un objet dont l’essence* précède l’existenceDans L’existentialisme est un humanisme (1946), Sartre explique la différence entre un objet fabri-qué et l’être humain. Le coupe-papier est produit d’une certaine manière : il est d’abord défini, puis fabriqué d’après cette définition. Cet objet a bel et bien une nature au sens où il est par avance déterminé à être ceci ou cela. Cette nature est, selon Sartre, un « concept » qui enferme la défi-nition de l’objet, sa fonction (à quoi il va servir), ainsi que sa recette de fabrication (comment le réaliser). Sartre montre ainsi que l’essence du coupe-papier précède son existence : il est défini avant même d’exister et son existence n’est qu’une sorte d’application de sa définition.

L’homme : un être dont l’existence précède l’essence Sartre montre ensuite que, si l’on croit en un Dieu créateur, alors l’homme peut être comparé au coupe-papier, à savoir : un objet fabriqué dont l’essence précède l’existence. Dieu serait en effet assimilable à un artisan supérieur, concevant l’homme en son esprit avant de le créer. Mais si Dieu n’existe pas, alors l’homme devient un être pour qui, au contraire, « l’existence précède l’essence ». Cela signifie que l’homme n’est pas défini avant son existence, qu’il « existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde, et se définit après ». Cela signifie que l’homme est ce qu’il veut être et que c’est donc par la liberté qu’il faut le définir. Certes, l’homme ne choisit pas tout, mais, dans ce qu’il ne choisit pas, il peut tout de même choisir sa manière d’être (manière d’être malade, par exemple).

Alain : instruction et vocation

Contrarier les goûtsSelon Alain, une bonne éducation doit permettre de développer toutes les aptitudes de l’individu. Il pose ainsi qu’il « ne faut pas orienter l’instruction d’après les signes d’une vocation », mais qu’il faut plutôt contrarier les goûts. En effet, les goûts peuvent être trompeurs et « il est toujours bon de s’instruire de ce qu’on n’aime pas ». C’est pourquoi Alain donne l’exemple du poète que l’on doit pousser aux mathématiques ou bien du scienti-fique que l’on doit pousser à l’histoire ou aux lettres. Cette idée va contre le sens commun qui veut que l’on privilégie les dons naturels des enfants et des individus, en négligeant ce pour quoi l’on pense qu’ils ne sont pas faits. Alain montre que cette idée vaut pour l’apprentissage mais non pour l’instruction. En effet, lorsqu’il s’agit d’apprendre un métier, par exemple, ou un savoir-faire, sans doute est-il bon de s’appuyer sur des vocations qui rendraient cet apprentissage plus facile et plus efficace. Mais l’instruction porte sur la totalité de l’individu, sur sa formation morale et intellectuelle, ainsi que manuelle. Elle est, selon Alain, synonyme de « culture générale ».

L’homme : un « génie universel »Selon Alain, ce qui explique cette exigence de développer l’ensemble des aptitudes humaines, c’est le devoir de concevoir l’homme comme un « génie universel ». Cela ne signifie pas que tout homme est effectivement un génie, un être capable de s’instruire de tout, mais qu’il faut le supposer a priori capable d’une telle universalité. En effet, puisque l’homme doit tout apprendre et qu’il ne naît pas omniscient, on ne peut que pré-supposer en chaque être (enfant) les mêmes aptitudes humaines, la même égalité de droit – ce qu’on appelle par ailleurs « l’égalité des chances ».

◗ « L’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait » (Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, 1946).Par cette phrase, Sartre résume l’idée selon laquelle il n’y a pas de nature humaine. On ne peut attribuer à l’homme une essence prédéfinie. Si quelque chose doit définir l’homme, c’est, selon Sartre, la liberté d’être ce qu’il veut, la liberté de se définir lui-même à travers les actes et les choix de son existence. L’homme n’est donc rien en lui-même : il n’est que ce qu’il veut être à tel ou tel moment de son existence. Il a toujours l’infinie liberté de ne plus être ce qu’il est ou d’être (de devenir) ce qu’il n’est pas.

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en avant la règle que l’on retrouve au fon-dement de toutes les cultures et qui est la prohibition de l’inceste : l’interdiction plus ou moins large d’avoir des relations sexuelles dans une même famille.

L’absence de critique : le relativisme culturelFaut-il pour autant poser que toutes les cultures se valent et défendre l’idée d’un « À chacun sa culture » ? Tel est ce qu’on appelle « le relativisme culturel ». C’est une manière d’affi rmer une volonté d’ouverture et de tolérance à l’égard de cultures très différentes de la nôtre, que l’on s’interdirait de juger du fait qu’on ne peut le faire objectivement. Pour autant, cela reviendrait à tolérer ce qui, dans une culture (la nôtre ou une autre), se révélerait inhumain. Par exemple, peut-on défendre des pratiques comme l’excision, le mariage forcé, la lapidation ou la condam-nation à mort ? Ici, il semble bien y avoir un devoir de jugement et de condamnation à l’égard de certains aspects de la culture ou d’une culture. Certaines règles semblent bel et bien contraires à la vocation même de la culture : l’affi rmation de la liberté et la valori-sation des aptitudes humaines.

Un jugement reposant sur des critères morauxCe jugement devrait alors reposer sur le res-pect de la liberté, à comprendre au sens moral de « respect de la personne ». Respecter la dignité de la personne, c’est là peut-être le devoir de toute culture et de toute pratique. Pour Lévi-Strauss, aucune société n’est parfaite à ce titre et toutes possèdent ce qu’il appelle un « résidu d’iniquité », à savoir une forme d’injustice qui résisterait à l’entreprise d’humanisation de la culture : tandis que certains pratiquent l’anthropo-phagie, d’autres dissèquent leurs cadavres ou condamnent à mort leurs criminels…

Culture et libertéCela revient à poser une double exigence. D’une part, il faut reconnaître que l’on doit tout à sa culture, mais, d’autre part, il faut savoir s’affranchir des cadres parfois rigides et fermés dans lesquels elle nous enferme. Comme l’éducation, la culture est ce qui doit nous conduire à la liberté.

L’affi rmation de la libertéIl apparaît que toutes ces facultés visent à affi rmer la liberté fondamentale de l’homme. Ce dernier cultive donc sa capacité à produire des pensées (son esprit), mais aussi son corps (qu’il fait « sien » librement), à la fois de façon individuelle et collective (dans une société donnée).

La négation du naturelEnfi n, la culture s’emploie à nier les instincts naturels de l’homme par des règles lui impo-sant discipline et contrainte*. La culture cherche ainsi à réprimer ce qui en l’homme ne serait pas spécifi que, pour le transformer en quelque chose d’humain : par exemple, l’homme a besoin de manger, boire, dormir, mais il affi rme sa capacité ( liberté) à faire tout cela d’une façon qu’il a choisie. Ce que l’homme a en lui de naturel, d’instinctif se voit alors éliminé au profi t de conduites arti-fi cielles, transformées, qui correspondent à un travail de réappropriation : faire sien librement ce qui au départ est imposé par la nature.

Critique possible de la culture et des cultures

Critique reposant sur l’ethnocentrismeIl devient alors possible de juger la culture ou une culture en se demandant si elle contri-bue bel et bien à faire passer l’homme du stade naturel ou animal au stade humain. De ce fait, plus une société serait restée proche de la nature, moins elle aurait de valeur. En ce sens, les cultures dites « primitives » seraient des cultures inférieures. Mais l’eth-nologue Claude Lévi-Strauss montre que ce jugement repose sur l’ethnocentrisme, atti-tude consistant à prendre sa propre culture comme critère de comparaison. En prenant les sociétés modernes comme modèles de développement, les autres cultures appa-raissent comme des cultures inférieures. Or, Lévi-Strauss montre que toute culture, même peu développée sur le plan technique ou intellectuel, est autant culture qu’une autre : elle possède des règles de vie très complexes qui montrent qu’elle a rompu radicalement avec la nature. Lévi-Strauss met

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L’auteur clé Lévi-Strauss : aucune société n’est parfaite

La prohibition de l’inceste comme passage de la nature à la cultureDans Les Structures élémentaires de la parenté (1949), Claude Lévi-Strauss (1908-2009) analyse une règle qu’il trouve dans toutes les sociétés : la prohibition de l’inceste. Cette règle est la seule à être à la fois une règle universelle (donc natu-relle) et une norme particulière (donc culturelle). En effet, « tout ce qui est universel, chez l’homme, relève de l’ordre de la nature et se caractérise par la spontanéité ; tout ce qui est astreint à une norme appartient à la culture ». Pour ces raisons, Lévi-Strauss qualifie la prohibition de l’inceste de « passage » de la nature à la culture. Plus précisé-ment, Lévi-Strauss montre que cette règle exprime le but même de la culture, à savoir : introduire un ordre là où la nature laisse les choses livrées au hasard. En l’occurrence, l’inter-diction de l’inceste introduit un ordre dans la sexualité, en imposant des unions qui, dans la nature, seraient livrées à elles-mêmes. Cette règle fait ainsi émerger « l’existence du groupe comme groupe », c’est-à-dire du groupe social, groupe organisé dont les individus sont reliés par des règles. C’est pourquoi, plus largement, cette prohibition est la règle fondamentale de l’échange, de la communication (femmes, biens, services, messages), base de la vie en société.

L’ethnocentrismeDans Race et Histoire (1952), Lévi-Strauss analyse et critique l’attitude consistant à juger une autre culture à partir de la sienne, en se mettant au centre. Cette démarche, appelée « ethnocen-trisme », aboutit le plus souvent à considérer les cultures différentes de la sienne comme étant inférieures. Les sociétés occidentales, fortement développées sur le plan technique, jugent les cultures restées proches de la nature comme étant des sociétés primitives. Lévi-Strauss montre qu’un décentrement s’impose, lequel permet de comprendre que toute culture est autant déve-

loppée qu’une autre, sur le plan de son aptitude à s’adapter aux conditions de vie qui sont les siennes. Les Esquimaux, capables de vivre dans des conditions très difficiles, ne sont, en ce sens, pas moins développés que les Occidentaux (par exemple). Leur culture se montre parfaitement capable de maintenir la vie du groupe en tant que tel.

Différentes formes d’anthropophagiesPour relativiser également le rejet que l’on peut avoir envers les pratiques anthropophages de certaines sociétés, Lévi-Strauss distingue plu-sieurs formes d’anthropophagies. Il y a ainsi les pratiques alimentaires (consommer de la chair humaine pour s’en nourrir) qui s’expliquent par la carence d’autres nourritures. Lévi-Strauss montre ici que nos sociétés ne sont pas à l’abri de telles pratiques lorsqu’il s’agit de survivre. À côté de ces cas isolés, il y a les pratiques dites « posi-tives », qui sont d’ordre religieux ou magique : ingérer une parcelle du corps d’un ennemi ou d’un ascendant permet de neutraliser son pou-voir ou de s’approprier ses vertus. Lévi-Strauss montre qu’une condamnation morale de ces pratiques repose sur des croyances qui ne sont pas plus justifiées que celles qui fondent ces pratiques.

Inhumanité de nos coutumes pénitentiaires et judiciairesParallèlement à ce décentrement en faveur de cultures différentes, Lévi-Strauss montre à quel point nos propres pratiques (notamment péni-tentiaires) peuvent être jugées inhumaines par d’autres cultures. En effet, notre système judi-ciaire veut que le criminel soit exclu du groupe social et enfermé et qu’on le traite à la fois comme un enfant (que l’on punit) et comme un adulte (auquel on refuse toute consolation). Lévi-Strauss montre que certaines sociétés moins développées manifestent plus d’humanité : elles aident au contraire le criminel à réparer ses dom-mages et à réintégrer le groupe.

◗ « Aucune société n’est foncièrement bonne ; mais aucune n’est absolument mauvaise » (Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, 1955).Comparant les différentes sociétés entre elles au moyen de l’enquête ethnographique, Lévi-Strauss montre que toute société fait apparaître « une certaine dose d’injustice, d’insensibi-lité, de cruauté ». Chaque société apparaît « barbare » à tel ou tel égard à chacun d’entre nous.

Cf. fiches 1, 5, 26, 27, 30 (15, 26), 57, 70, 76

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