Bourdieu - Postface (Panofsky -Architectur Gothique)

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    P.ANo F s 'Klf, A Rt(;.J--f T E c TVeE ' '

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    " Su:;us-r fPVE -Architecture gothique et pensee scolastique est

    nul doute un des plus beaux defis qui ait 'JU. ...... u.Ls .ete lance au positivisme. Pretendre que la

    e et la cathedrale peuvent etre cotnparees, 'titre d'ensembles intelligibies cQmposes selon des ~.!thodes identiques, avec, entre autres traits, la

    : separation rigoureuse qui s'y etablit entre les parties, la darte expresse et explicite des hierar-ehies formelles et la conciliation harmonieuse des contraires, c'est en effet s'exposer a recevoir, dans

    . lei meilleur des cas, l'hommage respectueux et pru dent que merite une tres belle vue de l'esprit 1 . ; ; L'idee que, entre l es differents aspects d'une tota-

    ute historique, il existe, pour parler comme Max Weber, une parente de choix (Wahlverwandtschaft)

    .. o;u; comme disent l es linguistes, une affinite struc-n'est pas nouvelle. Mais.la recherchedu lieu de .toutes les formes d'expression sym-propres a une societe et a une epoque est

    plus souvent d'une inspiration metaphysique mystique que d'une intention proprement scien-

    Et ce n'esf sans doute pas par un effet du ard que l'architecture gothique a de longtemps

    un des obj~ts de predilection de la ferveur

    l. Cf. L. Grodecki, compte rendu in Diogene, Vol. l, 1952, 134-136 ; E. Gall, compte rendu in Kunstchronik, Vol. 6,

    pp. 4249 ; J .. Bony, compte rendu in Burlington Maga-Vol. 95, 1953, pp. 111-112 ; R. Branner, c A Note on

    Gothic Architects and. Scholars ,, BurZington Magazine, Vol. 99, 1957, pp. 372 sq ; compte rendu anonyme in Times Lite-rary Supplement, 24 janvier 1958. (Je dois ces references a M. E. Panofsky.)

    135

  • ARCHITECTURE GOTHIQUE ET PENSEE SCOLASTIQUE

    intuitionniste. Ainsi, pour ne retenir qu'un exemple entre tant d'interrogations inspirees sur la struc-ture spirituelle de la cathedrale gothique, Hans Sedelmayr, seduit par l'enchantement de la cathe-drale ideeile , oppose a une etude systematique des. elements de l'architecture et a un examen methodique des caracteristiques techniques et des qualites visuelles de la cathedrale, une phe-nomenologie qui reinterprete les caracteristiques concretes des formes en fonction de leurs signi-fications supposees et voit dans l'architeeture gothique et dans les arts associes l'expression figuree d'une certaine liturgie ou mieux, d'une maniere originale, augustinienne , de com-prendre la liturgie traditionnelle 2 Si le dechif frement des significations risque toujours de n'etre qu'une sorte de test projectif et si l e critique a raison d'observer que des . analyses comme celles de Hans Sedelmayr s'exposent a tomber. dans un cercle vicieux d u fai t que les phe-nomenes interpretes, qu'H s'agisse du 4: principe du baldaquin , de la diaphanie murale ou de la suspension des formes > (das Schweben), peuvent ne s'accorder avec les significations decouvertes par l'auteur que parce qu'ils ont ete constitues et nommes en fonction de ces sigilifications 3, faut-il pour autant repudier, au nom d'une definition posi-tiviste du fait et de la preuve scientifiques, toute tentative d'interpretation qui refuse de s'en tenir a la valeur faciale des phenomenes ?

    En fait, affirmer par postulat la comparabilite des differents ordres de la realite sociale n'aurait pas de sens si l'on ne definissait pas simultanement les conditions auxquelles la comparaison est pos-sible et legitime : Lorsqu'on entreprend d'etablir

    2. H. Sedelmayr, Die Entstehung der Kathedrale (La Cn~ation de la cathedrale), Zurich, Atlantis Verlag, 1950. Cf. L. Gro~ decki, < L'Interpretation de l'art gothique ,, Critiue, octobre 1952, pp. 847-857 ; et< Architecture gothique et societe medievale ,, Critiue, janvier. 1955, pp. 25-35.

    3. L. Grodecki, < L'Interpretation de l'art gothique ,, loc. cit, p. 856. 136

    22. Eglise abbatiale de Saint-Denis.

  • 25. Cathedrale d'Amiens.

    POSTFACE

    comment l'habitude mentale produite par la sco-lastique primitive et classique peut avoir affecte l'architecture gothique primitive et classique, il faut mettre entre parentheses le contenu notionnel de la doctrine et concentrer l'attention sur son modus operandi. Ainsi, pour acceder a la comparaison tout en echappant a ce curieux melange de dog-matisme et d'empirisme, de mysticisme et de posi-tivisme qui caracterise l'intuitionnisme 4, il faut renoncer a trouver dans les donnees de l'intuition le principe capable de les unifier reellement et sou-mettre !es realites comparees a un traitement qui les rende identiquement dispanibies pour la comparai-san : les objets qu'il s'agit de comparer ne sont pas donnes par une pure apprehension empirique et intuitive de la realite mais doivent etre conquis contre les apparences immediates et construits par une analyse methodique et un travail d'abstraction. C'est a condition d'eviter de se laisser prendre aux analogies superficielles, purement formelles et par-fois accidentelles, que l'on peut degager des realites concretes, oil elles s'expriment et se dissimulent, les structures entre lesquelles peut s'etablir la com-paraisan destinee a decouvrir les proprietes com-munes.

    M. Erwin Panofsky a montre ailleurs que l'ceuvre d'art peut livrer des significations de niveaux dif ferents selon la grille d'interpretation qui lui est appliquee et que les significations de niveau infe-rieur, c'est-a-dire les plus superficielles, restent par-tielles et mutilecs, donc erronees, aussi long-temps qu'echappent les significations de niveau superieur qui les englobent et les transfigurent. L'experience la plus naive rencontre d'abord la couche primaire des significations que nous pou-

    4. :Qans sa hate d'atteindre au principe unificateur des'diffe-rents aspects de la tatalite sociale, l'intuitionnisme br01e les etap es et, qu'il s' agisse de comparer des societes differelites ou les differents sous-systemes d'une meme societe, il pretend se porter d'emblee, par un coup de force, au lieu. geometrique des differentes structures en faisant l'economie de l'effort prealable pour extraire Ies structures des differents domaines.

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  • ARCHITECTURE GOTHIQUE ET PENSEE SCOLASTIQUE

    vons penetrer sur la base de notre experience exis-tentielle > ou, en d'autres termes, le sens pheno~ menal qui peut se subdiviser en sens des choses et en sens des expressions (o u encore, selon un ecrit plus recent, en sens factuel et sens expressif , definis comme sens primaire ou naturel > des formes) 5 : cette apprehension s'arme de concepts demonstratifs qui, comme l'observe M. Erwin Panofsky, ne designent et ne saisissent que les p:ro-pdetes sensibles de l'ceuvre (par exemple lorsque l'on decrit une peche comme veloutee ou une den-teile comme vaporeuse) ou l'experience emotion-nelle que ces proprietes suscitent chez le spectateur .(quand on parle de couleurs severes ou joyeuses) o: Pour acceder a la couche des sens, secondaire celle-ci, qui ne peut etre dechiffree qu'a partir d'un savoir transmis de maniere litteraire et qui peut etre appelee region du sens d u signifie 7 ., nous devons disposer de concepts proprement carac-terisants qui depassent la simple designation des qualites sensibles et, saisissant les caracteristiques stylistiques de l'ceuvre d'art, constituent une veri-table interpretation de l'ceuvre 8 A l'interieur de cette couche secondaire, M. Erwin Panofsky distingue d'une part le sujet secondaire ou converttionnel , c'est-a-dire les themes ou concepts qui se manifestent dans des images, des histoires ou des allegories ( quand par exemple un groupe de persannages assis autour d'une table selon une certaine disposition represente la Cene), dont le dechiffrement incombe .. a l'iconographie,.

    5. E. Panofsky, < Zum Problem der Besehreibung und Inhals" deutung von Werken der bildenden Kunst ,, 'Logos, XXI, 1932, pp. 103-119 ; < leonography and Iconology : An Introduction to the Study of Renaissanee Art :., Meaning in the Visual ,Arts, New York, Doubleday and C, 1955, p. 28.

    6. E. Panofsky, < Ueber das Verhaltnis der Kunstgeschichte ztir Kunsttheorie ,, Zeitschrift fiir Aesthetik und allgemeine Kunstw:issenschaft, XVIII,. 1925, 129-161.

    7. E. Panofsky, < Zum Problem der Besehreibung und Inhaltsdeutung von Werken der bildenden Kunst ), loc. cit.

    8. E. Panofsky, < UeJJer das Verhii.ltnis der Kunstgesehiehte zur Kunsttheorie ,, loc. cit. 138

    POSTFACE

    et d'a:utre part le sens ou le contenu intrinseque que l'on ne peut ressaisir - dans. une interpreta-tion iconologique qui est a l'iconographie ce que l'ethnologie est a l'ethnographie - qu'a la condi-tion de traiter les significations iconographiques et les methodes de composition comme symboles culturels , comme expressions de la culture d'une nation, d'une epoque ou d'une classe et de s'efforcer de degager les principes fondamentaux qui sou-tiennent l e choix et la . presentation des motifs ainsi que la production et l'interpretation des images, des histoires et des allegories et qui donnent sens meme a la composition formeHe et aux procedes techniques , en rapportant le sens intrinseque de l'ceuvre au plus grand nombre pos-sible de documents de civilisation historiquement relies a cette ceuvre ou a ce groupe d'ceuvres 9 On voit, sans entrer dans le detail de l'analyse, que la comprehension fondee sur les qualites expres-sives et si l'on peut dire physionomiques .de l'ceuvre d'art -. dont certaine representation romantique de rexperience esthetique fait le tout de la comptehension de l'ceuvre - n'est qu'une forme. inferieure et mutilee de l'experience esthe-tique lorsqu'elle n'est pas soutenue, controlee et corrigee par l'histoire du style, . des types et des sytnptornes culturels . Les actes inferieurs de dechifftement different essentiellement selon qu'ils sont le tout de l'experience esthetique ou qu'ils sont integres d ans une apprehension unitaire (q ue l'analyse brise attificiellement), parce qu'ils re

  • ARCHITECTURE GOTHIQUE ET PENSEE SCOLASTIQUE

    pretation pre-iconographique et pre-iconologique: Aux XIVc et XVc siecles, par exemple, le type tra-ditionnel de la Nativite avec la Vierge Marie etendue sur un lit est souvent remplace par un nouveau type presentant la Vierge a genoux, en adoration devant l'Enfant. Du point de vue de la composition, ce changement se traduit par la sub-stitution d'un scheme triangulaire a un scheme rec-tangulaire ; au point de vue iconographique, il traduit l'introduction d'un nouveau theme, formule dans les ecrits d'auteurs tels que le Pseudo-Bona:. venture et sainte Brigitte. Mais en meme temps, il revele un nouveau type de sensibilite propre aux phases ultimes du Moyen Age. Une interpretation vraiment exhaustive d u sens ( ou d u eonten u) intrinseque ferait meme voir que les procedes techniques caracteristiques d'un pays, d'une periode ou d'un artiste determine - par exemple la preference de Michel-Ange pour la sculpture en pierre plutot qu'en bronze ou l'usage particulier qu'il fait des hachures dans ses dessins - sont des symptomes de la meme attitude fondamen-tale que l'on peut discerner dans toutes les autres qualites specifiques de son style 10 :. Ainsi les dif-ferents niveaux de signification s'articulent, a la fa

  • ARCHITECTURE GOTHIQUE ET PENSEE SCOLASTIQUE

    soit dans telle exaltation de l'individualite crea-trice: Nous croyons volontiers que le grand art d u Moyen Age est une reuvre collective, et. il y a dans cette conception, il faut le reconnaitre, une grande .part de verite, puisque l'art exprime alors la pensee de l'Eglise. Mais cette pensee, elle-meme, s'incarne dans quelques hornmes superieurs. Ce ne sont pas les foules qui creent, mais les individus 13 . Opposer l'individualite et la collectivite pour mieux sauvegarder les droits de l'individualite creatrice et les mysteres de la creation singuliere, c'est se priver de decouvrir la collectivite au creur meme de l'individualite sous la forme de la culture - au

    sens subjectif de cultvaton ou de Bildung - ou, poilr parler le langage qu'emploie M. Erwin Panof-sky, de l' habitus .par lequel l e createur participe de sa collectivite et de son epoque et qui oriente et dirige, a son insu, ses actes de creation les plus uniques en apparence.

    C'est donc la aussi un programme artistique :., mais dont le positivisme historiographique cher-cherait vainement la trace, parce qu'il echappe, par essence, a la eonscience du createur comme de tous ceux qui participent de la meme culture, parce qu'il n'a pas besoin d'etre intentionnellement exprime par quelqu'un pour s'exprmer et qu'il peut s'exprimer sans exprimer une volonte. d'expression individuelle .. et consciente (a l' encontre de c e q ue suggerent certaines interpretations psychologistes de la notion ambigue de Kunstwollen). Quand nous voulons apprehender les principes fondamen" taux qui soutiennent le choix et la presentation des motifs ainsi que la production et l'interpreta-tion des images et des allegories et qui donnent sens -meme a la composition formelle et aux pro-cedes techniqu~s utilises, nous ne devons pas esperer trouver un texte particulier qui s'ajusterait a ces principes fondamentaux comme l'Evangile selon saint Jean (13, 21 sq) s'ajuste a l'iconographie

    13. Op. cit., p. 17, 142

    POSTFACE

    de la Cene. Pour apprehender ces principes, nous devons accomplir un acte mental comparable a un diagnostic, acte que, faute d'un meilleur terme, je designerai par l'expression plutt discreditee d'ntuition synthetiue 14 C'est dire que l'intuition epistemologiquement fondee de la science iconolo-gique est l'aboutissement d'une demarche metho-dique et n'a donc rien de commun avec l'intuition hative et incontrlee de l'intuitionnisme: c'est .dire aussi que cette science doit renoncer a l'espoir de decouvrir les preuves circonstanciees et palpables de ses decouvertes : alors que l'iconographie realise comme en se jouant l'ideal methodologique du positivisme, puisqu'il arrive meme que les choses, comme ceIustre d'Aix-la-Chapelle, lui fournissent l e' chiffre selon lequel elles demandent a . etre dechiffrees, l'iconologie est condamnee par essence au cercle methodologue qu'il est trop facile de reduire a un cercle vicieux : contrainte, par neces-site de methode, d'apprehender chaque objet par-ticulier dans ses relations avec les objets . de la meme classe, de corriger , comme dit M. Erwin Panofsky, l'interpretation d'une reuvre particu-1iere par une histoire du style qui ne peut etre construite qu'a partir d'reuvres particulieres, l'ana-lyse iconologique, comme toute science structurale, ne doit attendre d'autres preuves de la verite de ses decouvertes que les verites qu'elles lui font decouvrir. < Qu'il s'agisse de. phenomenes histo-riques ou naturels, l'observation particuliere ne pre-sente le caractere d'un fait que lorsqu'elle peut etre reliee a d'autres observations analogues de telle sorte que l' ensemble- de la serie prenne sens . Ce seRS peut donc etre legitimement utilise, a titre de contrle, pour interpreter une nouvelle observation particu!H:re a l'interieur de la meme classe de phenomenes. Si, toutefois, cette nouvelle observation particuliere refuse, indiscutablement, de se laisser interpreter conformement au sens ,

    14. E. Panofsky, < leonography and Iconology ,, op. cit., p. 38.

    143

  • ARCHITECTURE GOTHIQUE ET PENSEE SCOLASTIQUE de la serie et s'il est prouve qu'il n'y a pas d'erreur possible, le sens de la serie devra recevoir une nouvelle formulation capable .d'inclure la nouvelle observation particuliere. Ce circulus methodicus vaut, evidemment, non seulement pour la relation entre l'interpretation des motifs et l'histoire du style, mais aussi pour la relation entre l'interpre-tation des images, histoires ou allegories, et l'his~ toire des types et pour la relation entre l'interpre-tation des significations . intrinseques et l'histoire des symptomes culturels en general 15 La ou le positivisme ne veut voir que l'audace imprudente d'une demarche depourvue de rigueur, M. Erwin Panofsky fait apercevoir le surcroit d'exigences qu'impose l'accroissement de l'exigence: loin de pouvoir s'abriter, comme l'interpretation positiviste, derriere une accumulation indefinie de petits faits vrais, l'interpretation structurale engage toute la verite acquise dans chaque verite a conquerir parce que toute la verite est dans la verite du tout.

    On mesure l'audace d'une recherche qui, en rom-pant par decision de methode avec le niveau du sens le plus phenomenal se prive d'emblee de tout recours aux preuves palpables et tangibles dont se satisfont les positivistes, ces amis de la Terre , - puisque les documents ne peuvent temoigner de la verite d'une interpretation qu'en tant. qu'ils se laissent interpreter selon les memes principes d'in-terpretation que ce dont ils temoignent - et qui s'expose a chaque moment en totalite aux ques-tions partielles et particulieres de la fausse rigueur positiviste. C'est avec une modestie qui contraste etonnamment avec la certitudo sui du positiviste ( L'inscription nous l'apprend ... >) q ue M. Erwin Panofsky presente ce qu'il appelle un element de preuve , le in ter se disputando de Z' Album de Villard de Honnecourt. En fait, cette preuve parfai-tement conforme a l'ideal positiviste de l'historio-graphie iconographique ne peut satisfaire reelle-

    15. E. Panofsky, loc. cit., p. 35, n. l. 144

    POSTFACE

    ment que si l'on accepte d'entrer dans le jeu de l'interpretation structurale comme systeme qui est a lui-meme, en tant que te, la seule et unique preuve de sa propre verite ; et rien, en bonne methode, n'autorise a distinguer cette preuve particuliere de tout le systeme des preuves qui ont ete avancees au long du livre et qui valent par leur coherence. Cependant, on comprend que M. Erwin Panofsky lui ait accorde cette place privilegiee : dans ce cas, en effet, le sens de la serie n'est pas capable seulement d' inclure la nouvelle observation mais aussi de la constituer en tant que telle, de creer litteralement, en l'informant par avance, une rea-lite a laquelle le positivisme depourvu de schemes d'interpretation etait reste aveugle 16 Mais, parce qu'il mesure cette preuve par la coherence du sys-teme de preuves a une definition de l'experience comme reponse par oui ou par non a une question isolee, le positivisme peut encore refuser de voir dans la construction systematique des faits autre chose que le resultat d'une manipulation des faits inspiree par l'esprit de systeme et fondee, en dernier ressort, sur une petition de principe. Et il a beau jeu puisque le savant qui rompt avec la conception posi-tiviste du fait et de la preuve doit renoncer aussi a l'esperance positiviste .que les sujets ou les documents qu'ils ont laisses puissent venir temoi- gner en faveur de la verite d'une interpretation

    16. Il semble significatif qu'Ernest Gall et Robert Branner fassen t dans leur compte ren d u (loc. cit.) une place tres importante a la c: critique de cette preuve. E. Gall voit dans le fait que l'inscription a ete ajoutee ulterieurement (cf. H. R. Hahnloser, Villard de Honnecourt, Vienne, 1935,), - ce que M. Erwin Panofsky indique explicitement (note 61) en insistant sur le fait, hautement significatif, que cette expression a ete preferee a inter se collouendo, beaucoup plus courante et qu'elle est employee par un architecte, a propos d'autres architectes -, un dementi formel a la these du livre, eoneluant que les bAtisseurs de cathedrales n'ont p. avoir une eonscience claire de leur conduite. Mais M~ Erwin Panofsky se contentait de dire que c: certains architectes franc;ais du XIII siecle ont agi et pense selon une logique strictement scolastique >, ce qui n'implique aucunement qu'ils aient eu une eonscience reflexive des schemes de pensee et d'action definissant cette logique.

    145

  • ARCHITECTURE GOTHIQUE ET PENSEE SCOLASTIQUE de leurs conduites et de leurs reuvres qui a tou-jours echappe a leur eonscience et qui ne peut etre obtenue qu'indirectement, en faisant l'hypothese de leur inconscience.

    Ainsi, c'est la formulation d'un probierne qui, comme il le rappelle, avait deja ete pose avant lui, que M. Erwin Panofsky renouvelle radicalement. En effet, l'intuition - deja exprimee par Gott-fried Semper (voyant dans l'art gothique une simple traduction en pierre de la philosophie sco-lastique 17 ) et par Dehio ( et de donner ainsi pour explication cela meme qu'il faut expliquer 19, ni meme l'individu concret - dans le cas particulier, tel ou tel architecte ~. comme lieu de coincidence ou de coexistence des structures qui joue souvent, dans pareil cas, le role d'asile de l'ignorance. n

    \ propose l'explication en apparence la plus. naive '{simplement peut-etre parce qu'elle enleve aux correspondances une part de leur mystere) : dans une societe ou la transmission de la culture est monopolisee par une ecole, les affinites profondes qui unissent l es reuvres humaines (et, bien sur, l es conduites et les pensees) trouvent leur principe

    19 .. Ernst Gall, dans son compte rendu (loc. cit.} veut pour tant revenir du. mqdus operandi au Zeitgeist.

    147

  • ARCHITECTURE GOTHIQUE ET PENSEE SCOLASTIQUE dans l'institution scolaire investie de la fonction de transmettre consciemment et, aussi, pour une part, inconsciemment, de l'inconscient ou, plus exactement, de produire des individus dotes de ce system e de schemes inconscients (o u profondement enfouis) qui constitue leur culture ou mieux leur habitus, bref, de transformer l'heritage collectif en inconscient individuel et commun : rapporter les reuvres d'une epoque aux pratiques de l'ecole c'est donc. se donner un des moyens d'expliquer non seulement ce qu'elles proclament, mais aussi ce qu'elles trahissent en tant qu'elle~ participent de la symbolique .d'une epoque et d'une societe.

    Sans doute serait-il naif d'arreter a ce point la recherche de l'explication, comme si l'ecole etait un empire dans un empire, comme si la culture rencontrait avec elle son commencement absolu ; mais il ne serait pas moins naif d'ignorer que, par la logique meme de son fonctionnement, l'ecole modifie ou definit le contenu .et l'esprit de la cul-ture qu'elle transmet. Ceci n'est jamais aussi vrai, il semble, que dans le cas de la pensee scolastique, pensee d'ecole qui doit ses caracteristiques les plus essentielles aux ecoles de pensee oii elle. s'est cons-tituee 20 S'il est vrai que, comme l'observe Martin Grabmann, l es ouvrages memes de Thomas d' Aquin qui ne sont pas directement nes de l'ecole et dans l'ecole , comme la Somme, sont neanmoins com-poses en grande partie pour l'ecole 21 , il s'ensuit que la methode d'exposition et de pensee qui s'affirme si. magistralement dans la Summa. doit sans doute ses, traits les plus caracteristiques a l'organisation et aux .. traditions pedagogiques de l'Universite padsienne du XIII< siecle ainsi qu'aux fonctions pedagogiques que Thomas d' Aquin lui

    20. < Le XIII' siecle, ecrit M. Gordon Leff, est le siecle des ecoles rivales. Les penseurs les plus eminents peuvent etre rattaches aux augustiniens, aux aristoteliciens ou aux aver-roistes , (G. Leff, Medieval Thought, Harmondsworth, Pen-guin books, 1958, 2' ed. 1962, p. 170). 21. M. Grabmann, La somme theologiue de saint Thomas

    d'Auin, trad. de E. Vansteenberghe, Paris, 1925, p. 13. '148

    POSTFACE

    assignait expressement. Ainsi par exemple, com-ment ne pas voir dans le principe de clarification la transposition d'un imperatif proprement peda-gogique qui devait s'imposer avec une rigueur par-ticuliere a un enseignement visant avant tout a rendre explicite le sens enferme dans les auto-rites ? Le

  • ARCHITECTURE GOTHIQUE ET PENSEE SCOLASTIQUE 1\~cole auquel correspond un changement profond des preoccupations et du style de la vie intellec, tuelle. La culture sort des monasteres qui restent isoles dans les campagnes tandis que l'ecole nou-velle s'organise aupres des eveches, dans les centres urbains, repandant a de nouvelles. exigences~ entrant dans de nouveaux debats, bref refletant dans son organisation et dans son activite toutes les caracteristiques des communes 23 Bien qu'elles soient tres proches dans le temps,. la grande ecole du Bec, en Normandie, et l'ecole d'Abelard a Sainte-Genevieve sont separees par tout un monde; d'un cote. avec l'ecole monastique d'une grande abbaye, c'est un enseignement rigoureuse-ment organise, soumis a une regle unique et domine par les valeurs de piete, qui a pour centre la lectio, comme lecture, commentaire et medita-tion des textes consacres ;: de l'autre, c'est la pre-miere forme de l'universite parisienne ou les oppo-sitions ent;re des ecoles specialisees, concurrentes et rivales, conferent a la disputatio, a la dialec-tique, une fonction primordiale. Faut-il s'etonner qu'a des .situations aussi differentes carrespondent des types proforidement differents d'interets intel-lectuels, de methades de pensee et de productions de l'esprit? Monachi non est docere, sed lugere~ A la tradition mystique et anti-dialectique des monasteres s'oppose la tendance scolastique a la rationalisation de la foi, inseparable, comme l'a montre Max Weber, d'une routinisation d u savoir traditionnel et des methades de transmission de ce savoir. La pensee scolastique pourrait donc tenir nombre de ses caracteristiques de la logique propre au fonetionnement. de l'institution scolaire par laquelle et pour laquelle elle a ete produite et peut-etre meme au fonctionnement de l'institution scolaire dans son urnversalite : ainsi, qu'elle ait eu pour origine le procede du Sic et non que Pierre

    23. Cf. G. Pare, A. Brunet, P. Tremblay, La renaissance du xii sieci e, les ecoles et l'enseignement, ParisOttawa, 1933, p. 2L

    150

    POSTFACE

    Abelard, apres les canonistes, avait introduit dans la pratique universitaire ou les ecrits aristoteli-ciens, et en particulier les Topiques 2 \ la dispu-tatio comme methode visant a concilier les con-traires est sans doute le produit le plus typique de l'institution s laire qui, des qu'elle se constitue en tant que te , avec une fonction specifique et un

    . corps speci lise de maitres, doit propaser un cor-pus doctrin l coherent, fU.t-ce au prix de c.oncilia-tions fictiv s, par exemple celles qu'autorise cette philosophie typiquement professarale de la philo-sophie et de l'histoire de la philosophie qu'est la philosophia p rennis.

    Pour donner a cette analyse to u te sa portee (et M. Erwin Panofsky ouvre la voie a cette extension lorsqu'il remarque que des habitudes mentaes analogues a celles des scolastiques ou des archi-tectes gothiques sont a l'ceuvre en toute civilisa-tion), i fa ut observer d'abord que les schemes qui organisent la pensee des hornmes cultives dans les societes dotees d'une institution scolaire (par exemple, les principes d'organistttion du discours que les traites de rhetorique nommaient figures de mots et figures . de . pensee) remplissent sans doute la meme fonction que les schemes incons-cients que l'ethnologue decouvre, par l'analyse de creations telles que rites ou mythes, chez les indi-vidus des societes depourvues de ces institutions, la meme fonction que ces formes primitives de classification , pour parler le langage de Dur-kheim et de Mauss, qui ne sauraient faire objet d'une saisie consciente et d'une transmission expli-cite et methodique. Mais en outre, en eroplayant pour designer la culture inculquee par l'ecole le concept scolastique d'habitus, M. Erwin Panofsky fait voir que la culture n'est pas seulement un .code commun, ni meme un repertoire commun de

    24. Cf. M. Grabmann, Geschichte der scholastischen Methode, vol. II, Fribourg, 1911, p. 219 sq.

    151

  • ARCHITECTURE GOTHIQUE ET PENSEE SCOLASTIQUE

    reponses a des probH:mes communs, ou un lot de schemas de pensee particuliers et particularises, mais plutot un ensemble de schemes fondamen-taux, prealablement assimiles, a partir desquels s'engendrent, selon un art de l'invention analogue a celui de l'ecriture musicale, une infinite de sche-mas particuliers; directement appliques a des situa-tions particulieres. Cet habitus pourrait etre defini, par analogie avec la grammaire generatrice de M. Noam Chomsky, comme systeme des schemes interiorises qui permettent d'engendrer toutes les pensees, les perceptions et les actions caracteris-tiques d'une culture, et celies-la seulement. Ce que M. Erwin Panofsky s'efforce de degager de ces dis-cours concrets et particuliers que sont les cathe-drales gothiques ou les sommes theologiques, c'est peut-etre, en derniere analyse, cette forme inte" rieure , pour parler le langage de Wilhelm von Humboldt, c'est-a-dire le modus operandi, capable d'engendrer aussi bien les pensees du theologien que les schemas de l'architecte, qui fonde l'unite de la civilisation du XIII siecle.

    II est donc naturel que l'on puisse observer en des domaines que tout separe au niveau pheno-menal l'expression de cette disposition generale, generatrice de schemas particuliers, susceptibles d'etre appliques en des domaines differents de la pensee et de l'action. Ainsi, M. Robert Marichal, se referant explicitement a I'interpretation de l'archi-tecture gothique que propose M. Erwin Panofsky, etablit un ensemble d'homologies frappantes entre eecriture et l'architecture gothiques (fig. l et 2) et leur evolution respective : La brisure de l'ogive commence tres to t, des le XI< siecle ; l'ogive, en Occident, apparait vers 1075; c'est en Angleterre et dans le ducQ.e de Normandie que les archeo- logues ont rencontre les premiers emplois de la croisee d'ogive, c'est en Ile-de-France qu'elle a determine un style ; c'est en Angleterre et dans le duche de Normandie que se manifeste d'abord la brisure et ( ... ) c'est aussi en Ile-de-France et en 152

    26. Eglise Saint-Nicaise de Reims (detruite).

  • '\

    27. Eglise Saint-Nicaise de Reims, rose de la fa~ade ouest. 28. Cathedrale de Reims, fenetre de la nef.

  • ARCHITECTURE GOTHIQUE ET PENSEE SCOLASTIQUE Picardie que l'ecriture gothique semble avoir ete canonisee 25 Le modus operandi qui, selon M. Erwin Panofsky, est a l'reuvre dans la cathe-drale gothique s'exprime aussi dans la composi-tion graphique des manuscrits: Il suffit .d'avoir

    un jour ouvert une Somme quelconque pour avoir constate que l'auteur a. toujours pris grand soin de corrduire ses lecteurs de proposition en propo-

    . sitiori et de lui permettre d'avoir toujours presente a l'esprit la progression de ses raisonnements. Saint-Thomas, en tete de la Somme, enumere les partie s don t elle. s e compose ; cha q ue partie, cha q ue traite, chaque question sont precedes d'un soni-maire ; chaque artide a pour titre une question commenc;ant par utrum; il debute par l' expose des objections : la premiete annoncee par videtur quod non, chae.une des suivantes par praeterea; puis, apres la formule stereotypee sed contra, un argument contraire, generalement unique, fait connaitre la repanse a la question, qu'explique et justifie le corpus articuli, place ainsi au centre du dispositif et introduit par la phrase, egalement stereotypee, respondeo dicendum ; suivent, enfin, numerotees ad primum, ad secundum, etc., les repliques a chacurie des objections presentees en tete. Lorsqu'un scribe a copie quelque .. dix mille fois ce schema, comment n'aurait-

  • ARCHITECTURE GOTHIQUE ET PENSEE SCOLASTIQUE

    pres, il s'apercevra que le second permet de suivre beaucoup mieux la pensee de l'auteur.

    Dans les manuscrits des IX, X et XI siecles (fig. 3), il trouvera tan to t une pleine p ag e, tan to t deux colonnes compactes, sans blanc ; aucune division, une ponctuation fondue dans le texte ; des majuscules discretes qui n'arretent pas le .. regard, meme si, dans quelques coupures iropor-tantes, peu nombreuses, elles debordent h~gerement en marge ; bref, une mise en page admirable de regularite, de densite et, cependant, attrayante, aeree grace a la finesse de l'ecriture, l'indepen-dance de chaque lettre, la largeur des interlignes. La page a l'elegance froide, le bel appareil de ces grandes arcades aveugles d u clocher de l' Abbaye-aux-hommes, a Caen, ou de ces bandes lorn-bardes > de la fa

  • ARCHITECTURE GOTHIQUE ET PENSEE SCOLASTIQUE

    On peut supposer que les maitres ont colla-bore avec les libraires dans l'elaboration d'une architecture livresque qui manifestait si claire-ment la demarche de leur pensee, mais les libraires et leurs copistes sont imbus des memes methades : a l'interieur de la phrase ils ont pousse la divi-sion du texte jusqu'a la plus petite unite logi~ quement concevable en separant definitivement les mots les uns des autres ( ... ), ailant meme jus-qu'a recreer de veritables ideogrammes. Bien plus, - et dans ces details techniques il n'est vraiment pas probabie q ue les maitres soi en t intervenus -, a l'interieur des mots, dans chaque lettre, obeis-sant a un habitus invetere, ils .ont mis en evidence

    . les elements irreductibles : la brisure gothique, en effet, divise la lettre tout en la compasant ; substituer un ou plusieurs angles aigus a une courbe, c'est decompaser un mouvement en ses temps elementaires comme le font les regle-ments militaires pour le maniement d'armes. Or, par une rencontre singuliere, de meme que le germe de tout le developpement de l'architecture gothique est dans la croisee d'ogive - cet empat-tement de la voute d'arete - de meme, non l'origine ( ... ) mais l'emploi systematique de la bri-sure me parait, sinon resulter, du moins avoir ete particulierement favorise . par la presence des empattements a la base : en introduisant dans la lettre des angles, une decomposition de la haste, ceux-ci ont, par symetrie, entraine a une decompo-sition analogue des courbes superieures que le hasard d'une taiile particuliere du bec de la plume avait amorcee; un indice, je n'ose dire une preuve, de la justesse de .cette interpretation se trouverait dans le fait que les gothiques italiennes, qui n'ont pour ainsi dire pas de brisure , n'ont jamais eu non plus d'empattements et il est, en tout cas, certain que ce sont bien les empattements qui ont permis de distinguer definitivement les mots 27

    27. R. Marichal, loc. cit., pp. 240241.

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    POSTFACE

    Ainsi, l'obeissance aux principes memes qui defi-' nissaient la demarche de la pensee theologique ou l'agencement de l'espace architectural conduit a des solutions et a des realisations a la fois origi-nales et reductibles a des schemes plus generaux ; en outre, l'application a l'ecriture des principes qui regissent toute production d'ceuvres culturelles obeit a son tour a un principe que les scolastiques

    . ne pouvaient pas nommer, a la difference des autres, puisqu'il est en quelque sorte le principe definissant la maniere d'obeir aux principes, et qui veut que les operations constitutives de !'habi-tus soient poussees, par une sorte de redoublement indefini dont l'architecture gothique presente aussi des exemples, jusqu'aux limites du possible, comme si !'habitus, cette graii1maire generatrice de conduites, tendait a produire toutes les phrases concretes dont elle enferme la virtualite et que jamais aucun programme conscient, surtout impose du"dehors, ne pourrait prevoir completement.

    On comprend que M. Erwin Panofsky ait pu trouver dans !'habitus scolastique le principe per-mettant de rendre raison non seulement d'un etat de l'architecture gothique mais . aussi d'une evolution en apparence erratique et en realite obstine-ment coherente , comme le montre l'analyse"-minu-tieuse des solutions qui ont ete successivement apportees a trois quaestiones architecturales. Lors-que, a propos de l'evolution de l'organisation du mur de la nef, M. Harry Bober conteste la per-

    \tinence du scheme dialectique propose par M. Erwin Panofsky et propose de voir plutot, dans les differentes etapes de cette evolution, une suc~ cession de solutions individuelles, ingenieuses et originales, mais independantes 28 , c'est seule-ment qu'il se meprend sur la logique selon laquelle s'actualise le modus operandi : il ne fait pas de

    28. H. Bober, Art Bulletin, Vol. 35, 1953, pp. 310312. 159

  • ARCHITECTURE GOTHIQUE ET PENSEE SCOLASTIQUE

    doute, en effet, que les solutions de Pierre de Mon-tereau ou de Hugues Libergier constituent des actes d'invention et de cn~ation et sont, a ce titre, aussi originales et ingenieuses que l'on voudra; mais il n'en reste pas moins que l'on peut decou-vrir le principe qui permet de rendre raison de ce qui fut une creation d'imprevisible nouveaute. Pour cela, il suffit de remarquer que chacune de ces quaestiones ou, mieux, chacune des formes successives qu'elle a pu prendre au cours de son histoire (que l'on songe par exemple a l'opposi~ tion entre la recherche de la darte et le souci de remplir la page manuscrite) n'a pu exister en tant que telle que pour des esprits armes d'une certaine problematique, c'est-a-dire d'une certaine maniere habituelle d'interroger la realite ; en outre, cha-cune des solutions successives qui ont conduit a la solution finale peut etre comprise par reference au scheme de pensee fondamental qui faisait surgir la question en meme temps qu'il orientait la recherche d'une solution irreductible au scheme et par la imprevisible - comme, dans un autre ordre, le moindre acte de parole - et pourtant conforme a posteriori aux regles de la grammaire. On comprend par-la que le modus operandi puisse se reveler d ans l' opus operatum et la seulement;

    C'est sans doute dans la meme direction qu'il faut chercher le depassement de l'opposition entre la these fonctionnaliste > et la these illusion-niste . Soit par exemple l'homoogie entre la croisee d'ogive et la brisure de l'ecriture gothique: il n'existe aucun rapport entre les deux inventions techniques et c'est tout a fait par hasard qu'elles aboutissent l'une et l'autre a faire predominer l'arc brise sur le plein cintre. Ce serait donc fortuite-ment que les scribes anglais auraient taiile leur plume en biseau tandis que les mac;ons construi: saient leur voute sur croisee d'ogive mais ce ne serait pas fortuitement que les deux procedes auraient fait fortune et donne naissance a un style : c' es t qu'ils permettai en t tous l es deux de repondre 160

    POSTFACE

    a un certain gout pour les formes anguleuses, l'eti-rement en hauteur et encore peut-etre pour des effets pittoresques de perspective, de jeux d'ombres et de lumiere qui se reneontrent aussi bien dans les nefs ou les bas-cotes des cathedrales que dans les pages des manuscrits 29 . La verite derniere d'un style n'est pas inscrite en germe dans une ins-piration originelle, mais se definit et se redefinit continument au titre de signification en devenir qui se construit elle-meme en accord avec elle-meme et en reaction contre elle-meme; c'est dans l'echange continue entre des questions qui n'exis-tent que pour et par un esprit arme d'un type determine de schemes et des solutions plus ou moins novatrices, obtenues par l'application des memes schemes mais capabies de transformer l e scheme initial, que se constitue cette unite de style et de sens qui, au moins apres coup, peut sembler avoir precede les reuvres annonciatrices de la reus-

    ~ite finale et qui transforme, retrospectivement, les differents moments de la serie temporelle en simpies esquisses preparatoires: si l'evolution d'un style ne se presente ni comme le developpement autonome d'une essence unique et toujours iden-tique a elle-meme, ni comme une creation continue d'imprevisible nouveaute, rp.ais comme un chemi-nement qui n'exclut ni les bonds en avant ni les retours en arriere, c'est que !'habitus du createur comme systeme de schemes oriente de maniere constante des choix qui, pour n'etre pas deliberes, n'en sont pas moins systematiques, qui sans etre ordonnes et organises expressement par rapport a une fin ultime n'en sont pas moins porteurs d'une sorte de finalite qui ne se revelera que post festum : cette auto-constitution d'un systeme d'reuvres unies par un ensemble de relations signi-fiantes s'accomplit dans et par l'association de la contingence et d u sens qui se fai t, se defait et se refait sans cesse selon des principes d'autant plus

    29 .. :R .M.arichal, loc. cit. p. 233.

    161

  • ARCHITECTURE GOTHIQUE ET PENSEE SCOLASTIQUE constants qu'ils echappent plus compH:tement a la conscience, dans et par la transmutation perma~ nente qui introduit les accidents de l'histoire des techniques dans l'histoire du style en les portant a l'ordre du sens, dans et par l'invention d'obs-tacles et de difficultes qui sont comme suscites au nom des principes meme de leur solution et dont la contre-finalite a court terme peut receler une finalite plus haute.

    C'est bien la genese d'une signification a partir d'un accident qui n'a pu devenir l'origine d'un processus oriente vers un sens fina! que parce qu'il a ete per, in Meaning in the Visual Art!;, op. cit., p. 11.

    31. E. Panofsky, Joe. cit., p. 12. 32. E. Panofsky, < Der Begriff des Kunstwollei:J.s >, Ze~ts

    chrift frir Aesthetik und allgemeine Kunstwissenschaft, XIV, 1920, pp. 321-339.

    33. < Le goil.t classique exigeait que les lettres privees, les discours de pretoire et les boucliers des heros fussen t < artis-

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    POSTFACE

    degagees les categories d'interpretation de l'objet don t la validite. s e mesure a la fecondite heuris~ tique et a la coherence du systeme d'interpreta~ tion. Faute de rapporter un style a ses propres normes de perfection, on se . condamne en effet aux interrogations sterile s ou aux debats fictifs dont le eonflit entre les fonctionnalistes )' et les artificialistes est un bon exemple. Plus pred sement encore, M. Erwin Panofsky suggere que l'usage fran

  • ARCHITECTURE GOTHIQUE ET PENSEE SCOLASTIQUE

    seque de l'intention objective qui habite toutes les reuvres culturelles . des XII et XIII sieci es.

    Mais la philosophie de l'histoire de l'art qui se trouve impliquee dans la. notion d' habitus comme gramrnaire generatrice ne s'ajuste-t-elle pas trop bien, et par-la trop exclusivenient, a ces epoques oi:l un style atteint sa perfection propre et q1,1i exploitent jusqu'a les accomplir et, peut-etre, les epuiser, les possibilites fournies par un art d'in-venter herite, plutot qu'elles n'inventent, a propre-ment parler, un nouvel art d'inventer? Tout se passe en effet comme si l'ordre chronologique y etait en quelque sorte deductible de l'ordre logique, l'histoire etant seulement le lieu oi:l s'accomplit la tendance a l'auto-completion du systeme des possi-bilites logiques, celles qui definissent un style par exemple. Mais qu'en est-il de ces periodes de rup-ture et de crise oi:l s'engendre une nouvelle gram-maire generatrice ? En presence de ces novateurs qui, comme l'abbe Suger, rompent avec les tradi-tions esthetiques de leur temps et de leur milieu, faut-il, cette fois, se rendre a l'irreductibilite de l'individualite creatrice?

    En fait, pour rendre raison de cette creation de schemes createurs, il faut. traiter !'habitus singulier du createur comme tel, c'est-a-dire comme prin-cipe d'unification et d'explication de cet ensemble de conduites, en apparence disparates, qui consti-tue une existence une. Pareille biographie syste-matique conduit d'emblee a inverser le rapport que l'iconographie traditionnelle et.blit entre les reuvres et les principes esthetiques ou philosophi-ques du createur : la lecture des eclaircisse-ments iconographiques que Suger fournit a l'his-torien dans le Liber de Rebus in Administratione Sua Gestis et dans le Libellus Alter de Consecra-tione Ecclesiae Sancti Dyonisii fait voir que le novateur a trouve dans la metaphysique de la lumiere > du Pseudo-Denis et de Jean Scot Erigene

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    POSTFACE

    !'ideologie qui venait miraculeusement consac~r. c'est-a-dire sanctionner et sanctifier, .son goftt d' avant-garde pour une esthetique de la lumiere et de l' eblouissement. On n e saurait don c; en ce cas, tenir les representations philosophiques pour lt! principe des realisations artistiques et il f aut chercher ailleurs, sous peine de renoncer a l'explication, la racine d'un goftt qui s'exprime aussi bien dans le style des ecrits que dans le choix des. matieres, des objets et des formes. Pour faire voir la force d'une analyse qui vaut par la volonte de tenir et de tenir ensemble tous les aspects de la realite, il suffit de rappeler la relation qu'elle eta-blit entre les positions esthetiques de Suger et de saint Bernard et differents traits, sociologiquement significatifs, de leur biographie: d'un cote, l'ascete chez qui le refus radical de toute beaute mate-rielle apparait plutOt, dans son outrance meme; conime une esthetique negative que comme une

    ,indifference a l'art ; de l'autre, l'esthete qui s'aban-donne a un goftt effrene pour tout ce qui -eblouit. D'un cote, l'enfant de familie pauvre, voue, des l'enfance, a l'Eglise qui fait de lui tout ce qu'il est; de l'autre, un jeune noble qui se voil.e, a la fin de l'adolescence, au monastere et lui impose son rigo-risme absolu. Ce serait sans doute assez pour com-prendre les differences systematiques qui opposent Suger et saint Bernard sur tous les points et dans tous les domaines, dans le style de leur foi, dans leur image de la vie religieuse, dans leur action temporelle et dans leur rapport a la beaute qui n'est qu'une dimension d'une attitude plus gene-rale a l'egard de l'existence, si M. Erwin Panof-sky ne s'attachait a definir en outre la nature par-ticuliere du rapport que Suger entretient avec sa condition sociale (et, inseparablement, avec l'Eglise) : des lors, bien que M. Erwin Panofsky ne le fasse jamais explicitement, on ne peut que mettre en relation le goftt de la splendeur et du luxe que Suger ose affirmer et imposer contre les raffines de son entourage, avec d'autres traits tels

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  • ARCHITECTURE GOTHIQUE ET PENSEE SCOLASTIQUE

    ql!f! son goO.t pour la frequentation des grands ou la preciosite un peu pretentieuse. de son style. Et si, avec M. Panofsky, on ajoute un dernier trait, la petite taiile _ de Suger, on peut voir dans une attitude liberee a l'egard de la < petitesse l>, phy-sique et surtout sociale, le principe generateur et unificateur de cette persannalite singuliere et, par la, le principe qui permet de comprendre et d'expliquer la forme singuliere de son action nova-trice. Il n'y a dane aucune contradiction a invoquer: dans l'etude d'une epoque de transition et de rup-ture et a propos d'un des agents principaux de l'invention d'un nouveau style, d'autres forces for-matrices d'habitudes que celle que privilegiait l'analyse de l'architecture gothique a son apogee; et sans doute des biographies systematiques des createurs de l'epoque classique, architectes ou sco-lastiques, permettraient-elles meme de rendre compte completement des variations singulieres que nul endoctrinement scolaire ne peut comple-tement abolir.

    Si l'on voulait enfin restituer en son entier le systeme des causes qui expliquent le succes histo-rique des innovations de l'abbe Suger, il faudrait sans doute reintroduire certains des faits que Suger invoque pour justifier son entreprise et qu'il a fallu ecarter par decision de methode : ainsi par exemple, il parait indiscutable que, avec le mou-vement d'urbanisation, avec les grands rassemble-ments entraines par les marches, les foires et les pelerinages, le besoin d'eglises plus grandes n'a pu qu'aller se renfor