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Sommaire

PREMIERE APPROCHE

4 Marivaux : une vie pour l'écriture9 Comprendre l'Ile des esclaves aujourd'hui

15 Une île, des personnages

L'ILE DES ESCLAVES21 Scènes 1 à 1173 Divertissement

DOCUMENTATION THEMATIQUE

80 Index des thèmes de l'œuvre82 La représentation des domestiques

dans le théâtre du XVIIIe siècle

95 ANNEXES

(Analyses, critiques, activités de lecture,bibliographie, etc.)

120 PETIT DICTIONNAIRE

POUR COMMENTER L'ÎLE DES ESCLAVES

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Marivaux :une vie pour l'écriture

4 février 1688.Pierre Carlet, qui ne prendra le nom de « Marivaux » qu'en1717, naît à Paris. Il est le fils de Nicolas Carlet, fonctionnairede l'administration de la marine, et de Marie Bullet, sœur dePierre Bullet, architecte du roi. Il vit ses dix premières annéesà Paris, séparé de son père, alors trésorier dans l'armée enAllemagne.1699.Nicolas Carlet vient d'obtenir la charge de « contrôleur-contre-garde » à Riom, où il emmène sa famille. Il sera nommédirecteur de la Monnaie de Riom en 1704. Son fils fait desérieuses études latines au collège des Oratoriens et lit desromans.1710-1714.Le futur « Marivaux » s'inscrit à l'école de droit de Paris.Mais il n'y semble guère assidu ! Il préfère manifestement seconsacrer à la littérature. En 1712, il publie sa première pièce,le Père prudent et équitable, et commence à écrire des romans :les Effets surprenants de la sympathie, la Voiture embourbée (parusen 1713 et 1714) et Pharsamon (publié en 1737).1714-1716.Le jeune écrivain s'engage aux côtés des Modernes dans la« querelle » qui continue de les opposer aux Anciens, les« dévots d'Homère ». Il écrit le Télémaaue travesti (publiéseulement en 1736) et l'Iliade travestie (1717), deux parodiesdans lesquelles on peut déjà déceler des préoccupations« sociales ».

PREMIÈRE APPROCHE

Départ des comédiens-italiens en 1697.Gravure de Jacob d'après Watteau (1684-1721), B.N.

1717.Marivaux se marie avec Colombe Bollogne, issue d'une familleaisée de Sens. De 1717 à 1718, le Nouveau Mercure publie sesLettres sur les habitants de Paris, réflexions sur le peuple, lesbourgeois, la société mondaine.

1719.Mort de Nicolas Carlet : Marivaux essaie sans succès desuccéder à son père dans sa charge à Riom. Naissance de safille.1720.Banqueroute de Law : graves difficultés financières pourMarivaux. Il se réinscrit à la faculté de droit et sera admis àla licence en septembre 1721. Mais il ne renonce pas à la

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PREMIÈRE A P P R O C H E

littérature. Sa collaboration avec les comédiens-italiens, deretour à Paris en 1716, commence par deux comédies : l'Amouret la Vérité et Arlequin poli par l'amour, dont seule la secondea du succès. Sa tragédie la Mort d'Annibal, jouée par lescomédiens-français, est un échec.

1721-1724.Marivaux journaliste : dans les publications échelonnées duSpectateur français, il observe la vie quotidienne, alternant tousles tons. Son activité théâtrale se poursuit : la Surprise del'amour (1722), la Double Inconstance (1723), le Prince travesti etla Fausse Suivante (1724) sont joués par les comédiens-italiens.Échec du Dénouement imprévu, au Théâtre-Français. Sa femmemeurt en 1723.

1725.Le 5 mars est créée l'île des esclaves au Théâtre-Italien. Énormeréussite : vingt et une représentations. La pièce est jouéedevant la cour le 13 mars et est publiée en avril. Moindresuccès pour l'Héritier de village.

1726-1730.Une comédie, la Seconde Surprisede l'amour, et un nouvel écritjournalistique, l'Indigent philosophe(1727). Marivaux exploite à nou-veau l'idée de « l'île utopique »dans l'île de la raison (Théâtre-Français, 1727) et la Nouvelle Colonieou la Ligue des femmes (de cettepièce, créée au Théâtre-Italien en1729, ne subsiste aujourd'huiqu'une version en un acte, publiée

Mme de Tencin. en 1750).

1730.Marivaux fréquente les salons littéraires : il est assidu chezMme de Lambert. On le verra ensuite chez Mmc de Tencin et

UNE VIE POUR L ' É C R I T U R E

Mme du Deffand. Il se rendra chez Mme Geoffrin après lamort de Mme de Tencin en 1749. Le Jeu de l'amour et du hasardest une comédie créée au Théâtre-Italien et très appréciée àla cour.

1731-1741.Le romancier travaille beaucoup : la publication de la Vie deMarianne ou les Aventures de Madame la Comtesse de ... s'étendsur dix ans. En 1734 et 1735 paraît le Paysan parvenu. Marivauxn'en néglige pas pour autant le journalisme {le Cabinet duphilosophe, 1734), et encore moins le théâtre : il écrit au moinsune pièce par an, dont le Triomphe de l'amour, les Sermentsindiscrets (1732) et les Fausses Confidences (1737).

1742.Marivaux est élu à l'Académie française. Il y lira régulièrementdes « réflexions » sur des sujets philosophiques, moraux etlittéraires. Il retouche une comédie de Rousseau : Narcisse.

1744.Il habite vraisemblablement avec Mlle de Saint-Jean, avec quiil sera lié jusqu'à sa mort. Création de la Dispute, sans succès.

1746.Sa fille entre au couvent, protégée par le duc d'Orléans.

1747-1760.Alors qu'une traduction de certaines de ses pièces paraît enAllemagne, Marivaux ne compose plus que quelques comédieset écrits de réflexion.

1763.Malade depuis 1758, il meurt sans aucune fortune.

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MARIVAUX ET SES CONTEMPORAINS

Comprendrel'Île des esclaves aujourd'hui

Le succès de l'île des esclaves est le plus grand que Marivauxait connu de son vivant : après vingt et une représentationsen 1725, la pièce a été constamment reprise au Théâtre-Italiendurant le xviiie siècle. Enrichie par la verve des comédiensvenus d'Italie, cette pièce touchait les préoccupations desspectateurs et s'inscrivait d'une manière à peine voilée dansla réalité du temps.

La collaboration avec les comédiens-italiens

Les anciens comédiens-italiens avaient été chassés parLouis XIV en 1697. En 1716, le Régent les remplace par unenouvelle troupe, celle de Luigi Riccoboni. Ces comédiensparlent à peine le français, mais ils ont l'intérêt d'être leshéritiers de la commedia dell'arte, tradition théâtrale italiennefondée notamment sur l'improvisation et sur les jeux descène.

Ils travaillent avec Marivaux dès 1720 et lui apportent unjeu naturel et gai, un art du geste et du mouvement, unevivacité du langage : dans la commedia dell'arte, les répliquess'enchaînaient sur des « mots-repères » (F. Deloffre). De même,les dialogues de Marivaux progresseront souvent par la reprisede certains mots (voir par exemple les scènes 1, 2, 3, 6). Etce langage, réellement « dynamique », fondé sur desrebondissements, des jeux sur les mots, des effets de citation,des glissements de sens, formera l'objet même de l'action despièces de Marivaux.

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PREMIÈRE APPROCHE

Silvia, par De Troy(1645-1730).

À la création, les rôles d'Arlequinet de Cléanthis — les plus« italiens » de la pièce — étaienttenus par Thomassin et Silvia.Thomassin, qui jouait tous les rôlesd'« Arlequin », savait unir aucomique sensibilité et finesse. Le jeude Silvia, l'interprète privilégiée deMarivaux, était réputé pour saretenue, son intelligence et sa grâce.Mario, Mlle La Lande et Dominique,lui-même auteur de pièces, incar-

naient respectivement Iphicrate, Euphrosine et Trivelin. L'îledes esclaves n'est entrée au répertoire de la Comédie-Françaisequ'en 1939 (voir p. 106).

Maîtres et serviteurs en 1725

Diversité des situationsAu XVIIIe siècle, les domestiques, souvent d'origine rurale,représentent 5 à 10 p. 100 de la population urbaine. Engagéspour une durée déterminée, moyennant gages et logement,ils dépendent d'un maître : on dit qu'ils lui « appartiennent ».Ils ne pourront le quitter sans un certificat, à fournir auprochain patron. Leurs statuts demeurent vagues, sansapplication, et la justice est fort sévère à leur égard : letémoignage d'un serviteur est sans valeur ; en cas de vol, ilrisque la peine de mort.

Les conditions sont très variables. Dans les foyers modestes,les domestiques, souvent des femmes, font tout. Le lit meubleun recoin de la cuisine, la nourriture est fruste, la viepersonnelle inexistante. L'emploi est précaire.

On trouve plus d'hommes au service de maisons plusriches. Investis d'un rôle de représentation, les domestiquespeuvent y être mieux vêtus, mieux logés et mieux nourris.

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COMPRENDRE L'ÎLE DES ESCLAVES

Plus « spécialisés », ils sont alors cochers,laquais ou intendants... Valets oufemmes de chambre, ils vivent dansl'intimité des maîtres (voir scène 3) etdeviennent parfois complices ouconfidents. Il arrive que des maisonss'attachent pour plusieurs générationsdes familles de domestiques (voir scène9). Mais les gages restent partout trèsfaibles et ne sont pas toujours payés. Thomassin (Arlequin)

Tableau de La Tour(1704-1788)

Des domestiques mal traitésLe maître a une grande liberté. À tout moment, il peutrenvoyer son serviteur, qui doit tout supporter. Un grandintendant pouvait écrire à la fin du xvii e siècle : « II y a desmaîtres si inhumains qu'ils ménagent moins leurs valets queleurs chevaux, parce que les valets ne leur coûtent pointd'argent. »

En effet, les domestiques travaillent durement etcontinuellement. Ils sont traités avec brutalité, injuriés, souventbattus (voir scènes 1, 5, 9). Le serviteur est un objet sansdignité : son nom est remplacé par un sobriquet ou uneorigine géographique (voir scènes 2 et 3). On ne l'autorisepas à fonder une famille et l'on oublie le « devoir d'instruction ».

Les traités préconisent pourtant des sentiments de typepaternaliste : le maître doit veiller non seulement à lasubsistance de son domestique, mais aussi à sa moralité (enéloignant les logements des deux sexes, par exemple). Il doitle traiter non en « esclave », mais en « enfant » (voir ce termeà la scène 9) : il faudra donc le corriger plutôt que le renvoyer,quitte à le battre (voir scène 9). Le maître doit instruire sonserviteur, récompenser son mérite, l'assister dans la maladie.Vœux pieux... très partiellement écoutés !

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PREMIÈRE APPROCHE

Mépris ou bons sentimentsLa question domestique suscite la réflexion. L'île des esclavess'inscrit dans le cadre de ces discussions.

La servitude est une condition méprisée. On l'expliqueparfois par une différence de nature. En 1749, Mme de Puisieuxpeut écrire : « Dieu a donné au peuple une insensibilité, etune âme proportionnée à sa condition. Qui nous aurait rendules services auxquels nous les avilissons, s'ils eussent pensé etsenti comme nous ? »

Les domestiques sont très mal considérés : on les déclareoisifs, inutiles, insolents, on les voit intéressés, querelleurs etvoleurs. C'est à eux qu'on reproche le luxe de leur tenue. Cesont des « fauteurs de troubles » ; les lieux publics et lesspectacles leur sont interdits.

L'inégalité des conditions, légitimée par l'ordre divin, n'estguère remise en cause. La duchesse de Liancourt, au XVIIe siècle,parlait des domestiques comme de « gens que Dieu a réduitsen ce monde dans l'état de servitude pour aider votre infirmitédurant que vous remédiez à leur misère, et qui doivent gagnerle ciel par cette humiliation comme vous devez le gagner parle soin que vous prendrez de leur conduite ».

Il s'agit alors de plaider pour les bons sentiments. Onpréconise la douceur, la compassion, l'amitié ou l'affection.On souligne que les domestiques sont des êtres humains,comme leurs patrons. Sensible aux idées nouvelles quiapparaissent en ce début du xviii e siècle, l'entourage deMarivaux est attentif à cette nature humaine. Son amie lamarquise de Lambert, sans contester l'état de servitude, notecependant, en 1728, qu'il a été « établi contre l'égalité naturelledes hommes ». On s'efforce donc de traiter les domestiquesen conséquence, comme Mme du Deffand qui déclare faire desa femme de chambre une amie intime.

Bien qu'un valet dénonce, en 1711, les mauvais traitementsqu'il subit dans un texte satirique, l'État de servitude ou laMisère des domestiques, l'heure n'est pas encore à la remise en

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COMPRENDRE L'ÎLE DES ESCLAVES

cause de la servitude. Il s'agit de prouver que les domestiquessont des êtres humains susceptibles d'avoir de la bonté et dela sensibilité. C'est ce que Marivaux s'efforce de montrer dansl'expérience qu'est l'Ile des esclaves.

Une Antiquité très « XVIIIe »

La diversité des référencesII ne faudrait pas s'y perdre. Marivaux situe prudemmentl'action de sa pièce dans l'Antiquité. Certains personnagesviennent d'Athènes et portent des noms d'origine grecque(Iphicrate, Euphrosine et Cléanthis). Arlequin et Cléanthis sontdes « esclaves » ; Trivelin veille au respect des lois de la« république » et fait des naufragés des « citoyens ».

Mais cette Antiquité paraît bien conventionnelle. Lesréférences à la réalité du temps abondent. Dans les portraitsque les valets font de leurs maîtres, les spectateurs de 1725pouvaient reconnaître les mœurs de leur époque : les allusionsaux pratiques de la mondanité, les détails très quotidiens(usages des visites, vêtements féminins), la peinture desrapports entre maîtres et valets, par exemple, procuraientcertainement un « effet de réel ». Les personnages de la piècesont bien des figures du xviii e siècle.

Enfin, Marivaux n'hésite pas à utiliser la tradition italienne.Trivelin et Arlequin sont des noms de valets de la commediadell'arte. Les plaisanteries d'Arlequin, son goût pour la boisson,ses rappels des coups de bâton marquent, dans le texte, cetteorigine italienne.

Une volonté de dépaysementII semble, en fait, qu'en amalgamant diverses références,Marivaux entende transposer dans un ailleurs fictif une peinturebien réelle du temps. Certains metteurs en scène du XXe siècleont été sensibles à cette volonté de « dépaysement ». Beaucoup

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PREMIÈRE APPROCHE

continuent, dans les costumes et les décors, à faire fi d'uneauthenticité historique et mélangent divers contextes (voirphotos p. 23 et 42). À chacun son ailleurs : cadre fictif pourcadre fictif, Guy Rétoré n'a pas hésité, en 1963, au Théâtrede l'Est parisien, à imaginer l'île des esclaves dans un décor descience-fiction, de manière « futuriste ».

Arlequin (Jean Turpin) et Cléanthis (Monique Thierry)dans une mise en scène de Guy Rétoré au T.E.P., 1963.

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Une île, des personnages

Une double épreuve

Une nouvelle situationAprès un naufrage, Iphicrate, jeune maître athénien, révèle àson esclave Arlequin les coutumes de l'île où tous deux ontéchoué : les esclaves y sont libérés et les maîtres tués ouréduits à l'esclavage. Arlequin prend conscience de son nouvelavantage (sc. 1). Survient Trivelin, représentant des insulaires,conduisant deux autres naufragées : une dame, Euphrosine, etsa suivante, Cléanthis. Il ordonne aux maîtres et aux esclavesd'échanger noms, fonctions et habits pour corriger les maîtresen les faisant serviteurs de leurs anciens esclaves (sc. 2).

L'épreuve des portraitsÀ chacun de ses nouveaux compatriotes, Trivelin demande defaire le portrait de son ancien maître : si Cléanthis ne se faitpas prier et dépeint avec complaisance les défauts d'Euphrosine,qui finit par en reconnaître la réalité (sc. 3 et 4), Arlequin,moins rancunier, ne livre qu'une ébauche du portrait d'Iphicrate.Celui-ci, non sans réticence, avoue être ridicule (sc. 5).

L'échec des initiatives amoureusesArlequin et Cléanthis décident de jouer une scène d'amour àla manière du « grand monde », puis imaginent de tomberamoureux de leurs anciens maîtres (sc. 6). Mise au courantpar Cléanthis (sc. 7), Euphrosine, invoquant son malheur,touche Arlequin : la déclaration d'amour tourne court (sc. 8).

Tout rentre dans l'ordreArlequin décide de pardonner son maître et de lui rendre seshabits (sc. 9). Cléanthis suivra son exemple, après s'être

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PREMIÈRE APPROCHE

révoltée contre l'injustice des « honnêtes gens du monde »(sc. 10). Les esclaves n'ont pas voulu se venger, les maîtresont eu leur leçon : Trivelin est satisfait (sc. 11).

Les forces en présence

Le maître d'œuvreChargé dans la république de faire observer les lois, Trivelinfixe les conditions de ce « cours d'humanité ». Ses discourssont mesurés, ses phrases équilibrées et il énonce parfois devéritables « sentences » : c'est un personnage de raison. Dansla première moitié de la pièce, c'est lui qui dirige l'action : ildonne des ordres, règle les allées et venues des personnages,soumet Iphicrate et Euphrosine à l'épreuve des portraits. Maisil disparaît après la scène 5 et ne survient à la scène finaleque pour tirer les conclusions de la leçon.

Les maîtresCes personnages, dont les noms grecs illustrent la noblesse,figurent les coquettes et petits-maîtres vaniteux : Iphicrate estcelui « qui gouverne par la violence » et Euphrosine porte(ironiquement !) le nom d'une des trois Grâces ; il signifie « lajoie ». Ces jeunes nobles semblent subir l'action, ils n'offrentque des réactions (peur, colère puis attendrissement) auxdifférentes situations auxquelles ils sont confrontés. Une fois,cependant, Euphrosine modifie le cours des événements : enrévélant sa souffrance, elle réduit Arlequin au silence (sc. 8).

Les esclavesConservant le comique, la verve, le langage débridé despersonnages du théâtre italien, ces valets sont bien délurés etils prennent les initiatives à partir de la scène 6.Leur implication semble différente. Cléanthis se prend au jeu :elle ne semble pouvoir s'arrêter de parler (sc. 3), se prêteavec sérieux à la comédie d'amour (se. 6) et se révolte

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UNE ILE, DES PERSONNAGES

amèrement avant de redevenir servante (se. 10). En revanche,Arlequin — qui, à la différence de sa comparse, porte unnom italien — ne se laisse pas passionner. Par ses bons mots,sa sensibilité et la simplicité avec laquelle il énonce quelques« leçons » de la pièce, il reste un personnage de rire, de cœur etde raison, ce qui lui permet de retourner la situation (sc. 9).

Le texte

Le texte reproduit ici est celui de la première édition (1725).La ponctuation et l'orthographe du XVIIIe siècle sont différentesde celles que nous utilisons aujourd'hui. Elles sont ici adaptéesaux règles de ponctuation actuelles (bien que les guillemetsdes discours rapportés soient omis). Au temps de l'écrivain,la ponctuation varie, pour le même texte, d'une édition àl'autre. Elle résulte souvent davantage de l'arbitraire de l'éditeurque d'une volonté de l'auteur. Il faut donc comprendre, encommentant le texte, que ces signes avaient sans doute moinsd'importance pour Marivaux que pour nous, et que laponctuation adoptée ici relève nécessairement d'un parti pris,guidé par un souci de cohérence et de clarté. Il ne faudraitpas non plus oublier qu'il s'agit d'un texte de théâtre : lesmodalités de la diction et le rythme des phrases en sontd'autant plus une affaire d'interprétation.

Les pièces de théâtre se terminaient fréquemment, auThéâtre-Italien, par des « divertissements », petites fêtescomprenant des chants et des danses. À l'origine, lareprésentation de l'Ile des esclaves comportait un divertissement,introduit par la phrase finale de Trivelin. Prévu par Marivaux,il figure donc ici. Il est difficile de dire avec certitude si celui-ci en a écrit les paroles, mais on peut remarquer qu'elles sonttout à fait conformes à l'esprit de la pièce. La musique a étécomposée par Jean-Joseph Mouret, qui était alors le compositeurattitré du Théâtre-Italien.

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Portrait de Marivaux d'après Van Loo, XVIIIe siècle.Musée Carnavalet, Paris.

MARIVAUX

L'îledes esclaves

comédiereprésentée pour la première fois

le 5 mars 1725par les comédiens-italiens

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L'ÎLE DES ESCLAVES

Personnages

Iphicrate.Arlequin.Euphrosine.Cléanthis.Trivelin.Des habitants de l'île.

La scène est dans l'île des esclaves.

L'Ile des esclaves

Le théâtre représente une mer et des rochers d'un côté, et de l'autrequelques arbres et des maisons.

SCENE PREMIÈRE. IPHICRATE s'avance tristementsur le théâtre avec ARLEQUIN.

IPHICRATE, après avoir soupiré. Arlequin !ARLEQUIN, avec une bouteille de vin qu'il a à sa ceinture. Monpatron.IPHICRATE. Que deviendrons-nous dans cette île ?

5 ARLEQUIN. NOUS deviendrons maigres, étiques l, et puismorts de faim : voilà mon sentiment et notre histoire.IPHICRATE. NOUS sommes seuls échappés du naufrage ; tousnos camarades ont péri, et j'envie maintenant leur sort.ARLEQUIN. Hélas ! ils sont noyés dans la mer, et nous

10 avons la même commodité2.IPHICRATE. Dis-moi : quand notre vaisseau s'est brisé contrele rocher, quelques-uns des nôtres ont eu le temps de se jeterdans la chaloupe ; il est vrai que les vagues l'ont enveloppée :je ne sais ce qu'elle est devenue ; mais peut-être auront-ils eu

15 le bonheur d'aborder en quelque endroit de l'île, et je suisd'avis que nous les cherchions.ARLEQUIN. Cherchons, il n'y a pas de mal à cela ; maisreposons-nous auparavant pour boire un petit coup d'eau-de-

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1. Étiques: d'une extrême maigreur, squelettiques.2. Nous avons la même commodité : nous avons la même possibilité.

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L ' Î L E DES E S C L A V E S SCÈNE 1

vie : j'ai sauvé ma pauvre bouteille, la voilà ; j 'en boirai les20 deux tiers, comme de raison, et puis je vous donnerai le reste.

IPHICRATE. Eh ! ne perdons point de temps, suis-moi ; nenégligeons rien pour nous tirer d'ici1. Si je ne me sauve, jesuis perdu ; je ne reverrai jamais Athènes, car nous sommesdans l'île des Esclaves.

25 ARLEQUIN. Oh ! oh ! qu'est-ce que c'est que cette race-là ?IPHICRATE. Ce sont des esclaves de la Grèce révoltés contreleurs maîtres, et qui depuis cent ans sont venus s'établir dansune île, et je crois que c'est ici : tiens, voici sans doutequelques-unes de leurs cases ; et leur coutume, mon cher

30 Arlequin, est de tuer tous les maîtres qu'ils rencontrent, oude les jeter dans l'esclavage.ARLEQUIN. Eh ! chaque pays a sa coutume ; ils tuent lesmaîtres, à la bonne heure ; je l'ai entendu dire aussi, maison dit qu'ils ne font rien aux esclaves comme moi.

35 IPHICRATE. Cela est vrai.

ARLEQUIN. Eh ! encore vit-on2.

IPHICRATE. Mais je suis en danger de perdre la liberté, etpeut-être la vie : Arlequin, cela ne te suffit-il pas pour meplaindre ?

40 ARLEQUIN, prenant sa bouteille pour boire. Ah ! je vous plainsde tout mon cœur, cela est juste.IPHICRATE. Suis-moi donc.ARLEQUIN siffle. Hu ! hu ! hu !

IPHICRATE. Comment donc ! que veux-tu dire ?

45 ARLEQUIN, distrait, chante. Tala ta lara.IPHICRATE. Parle donc, as-tu perdu l'esprit ? à quoi penses-tu ?

1. Pour nous tirer d'ici : pour nous en aller (sans valeur familière).2. Encore vit-on : au moins on vit toujours.

22

Iphicrate (Jean-Christophe Lebert) et Arlequin (Christian Lucas)dans une mise en scène de Mehmet Ibsel au Lucernaire,

Paris, 1982.

ARLEQUIN, riant. Ah ! ah ! ah ! Monsieur Iphicrate, la drôled'aventure ! je vous plains, par ma foi, mais je ne saurais

50 m'empêcher d'en rire.

IPHICRATE, à part les premiers mots. Le coquin abuse de masituation ; j'ai mal fait de lui dire où nous sommes. Arlequin,ta gaieté ne vient pas à propos ; marchons de ce côté.ARLEQUIN. J'ai les jambes si engourdies !...

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L'ÎLE DES ESCLAVES

55 IPHICRATE. Avançons, je t'en prie.ARLEQUIN. Je t'en prie, je t'en prie ; comme vous êtes civilet poli ; c'est l'air du pays qui fait cela.IPHICRATE. Allons, hâtons-nous, faisons seulement une demi-lieue sur la côte pour chercher notre chaloupe, que nous

60 trouverons peut-être avec une partie de nos gens ; et en cecas-là, nous nous rembarquerons avec eux.ARLEQUIN, en badinant. Badin ! comme vous tournez1 cela !// chante :

L'embarquement est divinQuand on vogue, vogue, vogue,

65 L'embarquement est divin,Quand on vogue avec Catin2.

IPHICRATE, retenant sa colère. Mais je ne te comprends point,mon cher Arlequin.ARLEQUIN. Mon cher patron, vos compliments me

70 charment ; vous avez coutume de m'en faire à coups degourdin qui ne valent pas ceux-là ; et le gourdin est dans lachaloupe.IPHICRATE. Eh ! ne sais-tu pas que je t'aime ?ARLEQUIN. Oui ; mais les marques de votre amitié tombent

75 toujours sur mes épaules, et cela est mal placé3. Ainsi, tenez,pour ce qui est de nos gens, que le ciel les bénisse ! s'ils sontmorts, en voilà pour longtemps ; s'ils sont en vie, cela sepassera, et je m'en goberge4.IPHICRATE, un peu ému. Mais j'ai besoin d'eux, moi.

S C È N E 1

80 ARLEQUIN, indifféremment. Oh ! cela se peut bien, chacun ases affaires : que je ne vous dérange pas !IPHICRATE. Esclave insolent !

ARLEQUIN, riant. Ah ! ah ! vous parlez la langue d'Athènes ;mauvais jargon que je n'entends1 plus.

85 IPHICRATE. Méconnais-tu ton maître2, et n'es-tu plus monesclave ?ARLEQUIN, se reculant d'un air sérieux. Je l'ai été, je le confesseà ta honte ; mais va, je te le pardonne : les hommes nevalent rien. Dans le pays d'Athènes j'étais ton esclave, tu me

90 traitais comme un pauvre animal, et tu disais que cela étaitjuste, parce que tu étais le plus fort. Eh bien ! Iphicrate, tuvas trouver ici plus fort que toi ; on va te faire esclave à tontour ; on te dira aussi que cela est juste, et nous verrons ceque tu penseras de cette justice-là ; tu m'en diras ton sentiment,

95 je t 'a t tends là. Quand tu auras souffert, tu seras plusraisonnable ; tu sauras mieux ce qu'il est permis de fairesouffrir aux autres. Tout en irait mieux dans le monde,si ceux qui te ressemblent recevaient la même leçon quetoi. Adieu, mon ami ; je vais trouver mes camarades et tes

100 maîtres. (Il s'éloigne.)

IPHICRATE, au désespoir, courant après lui l'épée à la main. Justeciel ! peut-on être plus malheureux et plus outragé que je lesuis ? Misérable ! tu ne mérites pas de vivre.ARLEQUIN. Doucement ; tes forces sont bien diminuées, car

105 je ne t'obéis plus, prends-y garde.

1. Tournez : arrangez.2. Catin : diminutif de Catherine, qui évoque une fille de la campagne.Ce mot désigne aussi déjà, familièrement, une « femme de mauvaisevie ».3. Mal placé : jeu de mots. D'après F. Deloffre, l'expression signifiaitapproximativement « déplacé ».4. Je m'en goberge : je m'en moque.

1. Entends: comprends. Mais « entendre » signifiait aussi déjà« ouïr » et « écouter ». Arlequin joue peut-être sur les divers sens.2. Méconnais-tu ton maître : ne reconnais-tu pas ton maître.

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GUIDE DE LECTURE SCÈNE 2

Scène 1

UNE SCÈNE D'EXPOSITION

1. Relevez dans les éléments du décor et dans les discours despersonnages les informations qui montrent qu'il s'agit d'unescène d'exposition (voir p. 1 20).

2. Montrez que Marivaux n'exploite guère le thème de l'île pourlui-même : un cadre « exotique » est-il décrit ? Des détailsréalistes concernant le voyage, le naufrage ou la situation desrescapés sont-ils donnés ? Quelles sont les idées principales ?

3. En quoi le cadre utopique permet-il de lancer l'action ? Quellesituation crée-t-il ? Quelles possibilités la forme théâtrale offre-t-elle donc à Marivaux en 1725 ?

RÔLE DE MAÎTRE, RÔLE DE VALET

4. La « langue d'Athènes » : comment Iphicrate parle-t-il àArlequin au début de la scène ? Observez, notamment, lesapostrophes, les impératifs et, à la fin de la scène, les injures.

5. Cherchez dans les paroles d'Arlequin les traits qui le rendentconforme en certains points à la tradition des valets de comédie :relevez les marques de sa désinvolture, les références aux coupsde bâton, le comique de son langage, ses jeux de mots.

LE LANGAGE AU CŒUR DU RAPPORT DE FORCE

6. Le langage d'Iphicrate se transforme : observez les formules depolitesse, les qualificatifs et les verbes qu'il utilise.7. Pour constater l'évolution de l'attitude d'Arlequin, appuyez-vous sur les indications scéniques, les chants, l'ironie. En relevantles citations qu'Arlequin fait du langage de son maître, montrezcomment l'esclave souligne le changement survenu et révèle ainsila conscience qu'il a de sa force.

8. Le discours d'Arlequin : que manifestent le changement depronom personnel effectué par Arlequin et le mot « ami » ?Comment l'esclave explique-t-il l'injustice ? Montrez, en vousappuyant sur le vocabulaire, comment la correction d'Iphicratesera une correction morale.

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1. Gaillard : enjoué, de bonne humeur, rieur.2. Licences : trop grande liberté, manque de respect.3. Changez : échangez.

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S C È N E 2. TRIVELIN, avec cinq ou six insulaires, arrive

conduisant une dame et la suivante, et ils accourent à IPHICRATE

qu'ils voient l'épée à la main.

TRIVELIN, faisant saisir et désarmer Iphicrate par ses gens. Arrêtez,

que voulez-vous faire ?

IPHICRATE. Punir l'insolence de mon esclave.

TRIVELIN. Votre esclave ? vous vous trompez, et l'on vous

5 apprendra à corriger vos termes. (Il prend l'épée d'Iphicrate et

la donne à Arlequin.) Prenez cette épée, mon camarade, elle est

à vous.

ARLEQUIN. Que le ciel vous tienne gaillard1, brave camarade

que vous êtes !

10 TRIVELIN. Comment vous appelez-vous ?

ARLEQUIN. Est-ce mon nom que vous demandez ?

TRIVELIN. Oui vraiment.

ARLEQUIN. Je n'en ai point, mon camarade.

TRIVELIN. Quoi donc, vous n'en avez pas ?

15 ARLEQUIN. Non, mon camarade ; je n'ai que des sobriquets

qu'il m'a donnés ; il m'appelle quelquefois Arlequin,

quelquefois Hé.

TRIVELIN. Hé ! le terme est sans façon ; je reconnais ces

Messieurs à de pareilles licences2. Et lui, comment s'appelle-

20 t-il ?

ARLEQUIN. Oh, diantre ! il s'appelle par un nom, lui ; c'est

le seigneur Iphicrate.

TRIVELIN. Eh bien ! changez3 de nom à présent ; soyez le

seigneur Iphicrate à votre tour ; et vous, Iphicrate, appelez-

25 vous Arlequin, ou bien Hé.

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L'ÎLE DES ESCLAVES SCÈNE 2

ARLEQUIN, sautant de joie, à son maître. Oh ! Oh ! que nousallons rire, seigneur Hé !TRIVELIN, à Arlequin. Souvenez-vous en prenant son nom,mon cher ami, qu'on vous le donne bien moins pour réjouir

30 votre vanité, que pour le corriger de son orgueil.ARLEQUIN. Oui, oui, corrigeons, corrigeons !IPHICRATE, regardant Arlequin. Maraud !ARLEQUIN. Parlez donc, mon bon ami, voilà encore unelicence qui lui prend ; cela est-il du jeu ?

35 TRIVELIN, à Arlequin. Dans ce moment-ci, il peut vous diretout ce qu'il voudra. (À Iphicrate.) Arlequin, votre aventurevous afflige, et vous êtes outré contre Iphicrate et contrenous. Ne vous gênez point, soulagez-vous par l'emportementle plus vif ; traitez-le de misérable, et nous aussi ; tout vous

40 est permis à présent ; mais ce moment-ci passé, n'oubliez pasque vous êtes Arlequin, que voici Iphicrate, et que vous êtesauprès de lui ce qu'il était auprès de vous : ce sont là noslois, et ma charge dans la république est de les faire observeren ce canton-ci.

45 ARLEQUIN. Ah ! la belle charge !IPHICRATE. Moi, l'esclave de ce misérable !TRIVELIN. Il a bien été le vôtre.ARLEQUIN. Hélas ! il n'a qu'à être bien obéissant, j'auraimille bontés pour lui.

50 IPHICRATE. VOUS me donnez la liberté de lui dire ce qu'ilme plaira ; ce n'est pas assez : qu'on m'accorde encore unbâton.ARLEQUIN. Camarade, il demande à parler à mon dos, etje le mets sous la protection de la république, au moins.

55 TRIVELIN. Ne craignez rien.CLÉANTHIS, à Trivelin. Monsieur, je suis esclave aussi, moi,et du même vaisseau ; ne m'oubliez pas, s'il vous plaît.TRIVELIN. Non, ma belle enfant ; j'ai bien connu votre

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condition1 à votre habit, et j'allais vous parler de ce qui vous60 regarde, quand je l'ai vu l'épée à la main. Laissez-moi achever

ce que j'avais à dire. Arlequin !ARLEQUIN, croyant qu'on l'appelle. Eh !... À propos, jem'appelle Iphicrate.TRIVELIN, continuant. Tâchez de vous calmer ; vous savez

65 qui nous sommes, sans doute ?ARLEQUIN. Oh ! morbleu ! d'aimables gens.CLÉANTHIS. Et raisonnables.TRIVELIN. Ne m'interrompez point, mes enfants. Je pensedonc que vous savez qui nous sommes. Quand nos pères,

70 irrités de la cruauté de leurs maîtres, quittèrent la Grèce etvinrent s'établir ici, dans le ressentiment des outrages2 qu'ilsavaient reçus de leurs patrons, la première loi qu'ils y firentfut d'ôter la vie à tous les maîtres que le hasard ou lenaufrage conduirait dans leur île, et conséquemment de rendre

75 la liberté à tous les esclaves : la vengeance avait dicté cetteloi ; vingt ans après, la raison l'abolit, et en dicta une plusdouce. Nous ne nous vengeons plus de vous, nous vouscorrigeons ; ce n'est plus votre vie que nous poursuivons,c'est la barbarie de vos cœurs que nous voulons détruire ;

80 nous vous jetons dans l'esclavage pour vous rendre sensiblesaux maux qu'on y éprouve ; nous vous humilions, afin que,nous trouvant superbes3, vous vous reprochiez de l'avoir été.Votre esclavage, ou plutôt votre cours d'humanité, dure troisans, au bout desquels on vous renvoie, si vos maîtres sont

85 contents de vos progrès ; et si vous ne devenez pas meilleurs,nous vous retenons par charité pour les nouveaux malheureux

1. J'ai bien connu votre condition : j'ai bien reconnu votre situationsociale.2. Ressentiment des outrages : souvenir, rancunier ici, des torts subis.3. Superbes : orgueilleux.

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L'ÎLE DES ESCLAVES SCENE 3

que vous iriez faire encore ailleurs, et, par bonté pour vous,nous vous marions avec une de nos citoyennes. Ce sont lànos lois à cet égard : mettez à profit leur rigueur salutaire.

90 Remerciez le sort qui vous conduit ici ; il vous remet en nosmains durs, injustes et superbes ; vous voilà en mauvais état,nous entreprenons de vous guérir ; vous êtes moins nosesclaves que nos malades, et nous ne prenons que trois anspour vous rendre sains, c'est-à-dire humains, raisonnables et

95 généreux pour toute votre vie.ARLEQUIN. Et le tout gratis, sans purgation ni saignée.Peut-on1 de la santé à meilleur compte ?TRIVELIN. AU reste, ne cherchez point à vous sauver de ceslieux, vous le tenteriez sans succès, et vous feriez votre

100 fortune2 plus mauvaise : commencez votre nouveau régimede vie par la patience.ARLEQUIN. Dès que c'est pour son bien, qu'y a-t-il à dire ?TRIVELIN, aux esclaves. Quant à vous, mes enfants, quidevenez libres et citoyens, Iphicrate habitera cette case avec

105 le nouvel Arlequin, et cette belle fille demeurera dans l'autre ;vous aurez soin de changer d'habit ensemble3, c'est l'ordre4.(À Arlequin.) Passez maintenant dans une maison qui est àcôté, où l'on vous donnera à manger si vous en avez besoin.Je vous apprends, au reste, que vous avez huit jours à vous

110 réjouir du changement de votre état ; après quoi l'on vousdonnera, comme à tout le monde, une occupation convenable.Allez, je vous attends ici. (Aux insulaires.) Qu'on les conduise.(Aux femmes.) Et vous autres, restez. (Arlequin, en s'en allant,fait de grandes révérences à Cléanthis.)

SCÈNE 3. TRIVELIN, CLÉANTHIS, esclave,EUPHROSINE, sa maîtresse.

TRIVELIN. Ah ça ! ma compatriote, car je regarde désormaisnotre île comme votre patrie, dites-moi aussi votre nom.CLÉANTHIS, saluant. Je m'appelle Cléanthis, et elle,Euphrosine.

5 TRIVELIN. Cléanthis ? passe pour cela.CLÉANTHIS. J'ai aussi des surnoms ; vous plaît-il de lessavoir ?TRIVELIN. Oui-da. Et quels sont-ils ?CLÉANTHIS. J'en ai une liste : Sotte, Ridicule, Bête, Butorde,

10 Imbécile, et coetera.EUPHROSINE, en soupirant. Impertinente que vous êtes !CLÉANTHIS. Tenez, tenez, en voilà encore un que j'oubliais.TRIVELIN. Effectivement, elle vous prend sur le fait. Dansvotre pays, Euphrosine, on a bientôt dit des injures à ceux à

15 qui l'on en peut dire impunément.EUPHROSINE. Hélas ! que voulez-vous que je lui réponde,dans l'étrange aventure où je me trouve ?CLÉANTHIS. Oh ! dame, il n'est plus si aisé de me répondre.Autrefois il n'y avait rien de si commode ; on n'avait affaire

20 qu'à de pauvres gens : fallait-il tant de cérémonies ? Faitescela, je le veux, taisez-vous, sotte ! Voilà qui était fini. Maisà présent il faut parler raison1 ; c'est un langage étrangerpour Madame ; elle l'apprendra avec le temps ; il faut sedonner patience : je ferai de mon mieux pour l'avancer2.

25 TRIVELIN, à Cléanthis. Modérez-vous, Euphrosine. (ÀEuphrosine.) Et vous, Cléanthis, ne vous abandonnez point à

1. Peut-on : peut-on avoir.2. Votre fortune : ici votre sort, votre destinée.3. Changer d'habit ensemble : échanger vos habits.4. C'est l'ordre : c'est la règle.

1. Parler raison : parler le langage de la raison, parler raisonnablement.2. Pour l'avancer : pour la faire progresser.

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L ' Î L E DES ESCLAVESSCÈNE 3

Euphrosine (Bénédicte Wenders) et Cléanthis (Françoise Miquelis)dans une mise en scène de Laurent Boulassier.

Théâtre du Campagnol, Châtenay-Malabry, 1988.

votre douleur. Je ne puis changer nos lois, ni vous enaffranchir : je vous ai montré combien elles étaient louableset salutaires pour vous.

30 CLÉANTHIS. Hum ! Elle me trompera bien si elle amende1.TRIVELIN. Mais comme vous êtes d'un sexe naturellementassez faible, et que par là vous avez dû céder plus facilementqu'un homme aux exemples de hauteur, de mépris et dedureté qu'on vous a donnés chez vous contre leurs pareils,

35 tout ce que je puis faire pour vous, c'est de prier Euphrosinede peser2 avec bonté les torts que vous avez avec elle, afinde les peser avec justice.

CLÉANTHIS. Oh ! tenez, tout cela est trop savant pour moi,je n'y comprends rien ; j'irai le grand chemin1, je pèserai

40 comme elle pesait ; ce qui viendra, nous le prendrons.TRIVELIN. Doucement, point de vengeance.CLÉANTHIS. Mais, notre bon ami, au bout du compte, vousparlez de son sexe ; elle a le défaut d'être faible, je lui enoffre autant ; je n'ai pas la vertu d'être forte. S'il faut que

45 j'excuse toutes ses mauvaises manières à mon égard, il faudradonc qu'elle excuse aussi la rancune que j'en ai contre elle ;car je suis femme autant qu'elle, moi. Voyons, qui est-ce quidécidera ? Ne suis-je pas la maîtresse une fois2 ? Eh bien,qu'elle commence toujours par excuser ma rancune ; et puis,

50 moi, je lui pardonnerai, quand je pourrai, ce qu'elle m'a fait :qu'elle attende !EUPHROSINE, à Trivelin. Quels discours ! Faut-il que vousm'exposiez à les entendre ?CLÉANTHIS. Souffrez-les, Madame, c'est le fruit de vos

55 œuvres.TïUVELIN. Allons, Euphrosine, modérez-vous.CLÉANTHIS. Que voulez-vous que je vous dise ? quand ona de la colère, il n'y a rien de tel pour la passer, que de lacontenter un peu, voyez-vous ; quand je l'aurai querellée à

60 mon aise une douzaine de fois seulement, elle en sera quitte ;mais il me faut cela.TïUVELIN, à part, à Euphrosine. Il faut que ceci ait son cours ;mais consolez-vous, cela finira plus tôt que vous ne pensez.(À Cléanthis.) J'espère, Euphrosine, que vous perdrez votre

65 ressentiment, et je vous y exhorte en ami. Venons maintenantà l'examen de son caractère : il est nécessaire que vous m'en

1. Si elle amende : si elle devient meilleure.2. Peser: examiner les aspects positifs et négatifs d'une chose.

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1. J'irai le grand chemin : je n'y entendrai pas malice ; je ne meperdrai pas dans les subtilités.2. Une fois : une bonne fois.

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L'ÎLE DES ESCLAVES SCENE 3

donniez un portrait, qui se doit faire devant la personnequ'on peint, afin qu'elle se connaisse, qu'elle rougisse de sesridicules, si elle en a, et qu'elle se corrige. Nous avons là de

70 bonnes intentions, comme vous voyez. Allons, commençons.CLÉANTHIS. Oh ! que cela est bien inventé ! Allons, mevoilà prête ; interrogez-moi, je suis dans mon fort1.EUPHROSINE, doucement. Je vous prie, Monsieur, que je meretire, et que je n'entende point ce qu'elle va dire.

75 TRIVELIN. Hélas ! ma chère dame, cela n'est fait que pourvous2 ; il faut que vous soyez présente.CLÉANTHIS. Restez, restez ; un peu de honte est bientôtpassé.TRIVELIN. Vaine3, minaudière et coquette, voilà d'abord à

80 peu près sur quoi je vais vous interroger au hasard. Cela laregarde-t-il ?CLÉANTHIS. Vaine, minaudière et coquette, si cela laregarde ? Eh ! voilà ma chère maîtresse ; cela lui ressemblecomme son visage.

85 EUPHROSINE. N'en voilà-t-il pas assez, Monsieur ?TRIVELIN. Ah ! je vous félicite du petit embarras que celavous donne ; vous sentez, c'est bon signe, et j'en augure bienpour l'avenir : mais ce ne sont encore là que les grands traits ;détaillons un peu cela. En quoi donc, par exemple, lui trouvez-

90 vous les défauts dont nous parlons ?CLÉANTHIS. En quoi ? partout, à toute heure, en tous lieux ;je vous ai dit de m'interroger ; mais par où commencer ? jen'en sais rien, je m'y perds. Il y a tant de choses, j'en aitant vu, tant remarqué de toutes les espèces, que cela me

1. Dans mon fort: on pourrait dire aujourd'hui, de manière familière.« dans mon point fort ».2. Cela n'est fait que pour vous : cela n'est destiné qu'à vous.3. Vaine : qui montre de la vanité à propos de futilités.

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95 brouille1. Madame se tait, Madame parle ; elle regarde, elleest triste, elle est gaie : silence, discours, regards, tristesse etjoie, c'est tout un, il n'y a que la couleur de différente ; c'estvanité muette, contente ou fâchée ; c'est coquetterie babillarde,jalouse ou curieuse ; c'est Madame, toujours vaine ou coquette,

100 l'un après l'autre, ou tous les deux à la fois : voilà ce quec'est, voilà par où je débute, rien que cela.EUPHROSINE. Je n'y saurais tenir.TRIVELIN. Attendez donc, ce n'est qu'un début.CLÉANTHIS. Madame se lève ; a-t-elle bien dormi, le sommeil

105 l'a-t-il rendue belle, se sent-elle du vif, du sémillant2 dans lesyeux ? vite sur les armes3 ; la journée sera glorieuse. Qu'onm'habille ! Madame verra du monde aujourd'hui ; elle ira auxspectacles, aux promenades, aux assemblées4 ; son visage peutse manifester, peut soutenir5 le grand jour, il fera plaisir à

110 voir, il n'y a qu'à le promener hardiment, il est en état, iln'y a rien à craindre.TRIVELIN, à Euphrosine. Elle développe assez bien cela.CLÉANTHIS. Madame, au contraire, a-t-elle mal reposé ? Ah !qu'on m'apporte un miroir ; comme me voilà faite ! que je

115 suis mal bâtie6 ! Cependant on se mire7, on éprouve sonvisage de toutes les façons, rien ne réussit ; des yeux battus,un teint fatigué ; voilà qui est fini, il faut envelopper ce

1. Cela me brouille : cela m'embrouille.2. Du vif: de l'éclat, du brillant; du sémillant: de la vivacité, dupiquant.3. Sur les armes : aux armes (expression militaire).4. Promenades : promenades publiques (comme celle des Tuileries) ;assemblées : cercles, réunions de salon.5. Soutenir : supporter.6. Je suis mal bâtie : ici, j'ai mauvaise mine, je suis défaite.7. On se mire : on se contemple dans un miroir.

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L'ÎLE DES ESCLAVES SCÈNE 3

visage-là, nous n'aurons que du négligé1, Madame ne verrapersonne aujourd'hui, pas même le jour, si elle peut ; du

120 moins fera-t-il sombre dans la chambre2. Cependant il vientcompagnie3, on entre : que va-t-on penser du visage deMadame ? on croira qu'elle enlaidit : donnera-t-elle ce plaisir-là à ses bonnes amies ? Non, il y a remède à tout : vousallez voir. Comment vous portez-vous, Madame ? Très mal,

125 Madame ; j'ai perdu le sommeil ; il y a huit jours que je n'aifermé l'œil ; je n'ose pas me montrer, je fais peur. Et celaveut dire : Messieurs, figurez-vous que ce n'est point moi, aumoins ; ne me regardez pas, remettez à me voir4 ; ne mejugez pas aujourd'hui ; attendez que j'aie dormi. J'entendais5

130 tout cela, moi, car nous autres esclaves, nous sommes douéscontre nos maîtres d'une pénétration !... Oh ! ce sont depauvres gens pour nous.TRIVELIN, à Euphrosine. Courage, Madame ; profitez de cettepeinture-là, car elle me paraît fidèle.

135 EUPHROSINE. Je ne sais où j'en suis.CLÉANTHIS. VOUS en êtes aux deux tiers ; et j'achèverai,pourvu que cela ne vous ennuie pas.TRIVELIN. Achevez, achevez ; Madame soutiendra bien lereste.

140 CLÉANTHIS. VOUS souvenez-vous d'un soir où vous étiez

1. // faut envelopper ce visage-là ... négligé: cela signifie que lescheveux et une partie du visage seront cachés par une coiffe de toile.Les femmes portaient ces coiffes la nuit ou lorsqu'elles étaient« négligées », c'est-à-dire sans ornement et dans l'intimité (sansnuance péjorative).2. La chambre : pièce où l'on ne reçoit que les proches, contrairementau salon.3. Compagnie : des visites.4. Remettez à me voir : remettez à plus tard vos visites.5. J'entendais : je comprenais.

avec ce cavalier si bien fait ? j'étais dans la chambre ; vousvous entreteniez bas ; mais j'ai l'oreille fine : vous vouliez luiplaire sans faire semblant de rien ; vous parliez d'une femmequ'il voyait souvent. Cette femme-là est aimable1, disiez-vous ;

145 elle a les yeux petits, mais très doux ; et là-dessus vousouvriez les vôtres, vous vous donniez des tons, des gestes detête, de petites contorsions, des vivacités. Je riais. Vous réussîtespourtant, le cavalier s'y prit2, il vous offrit son cœur. À moi ?lui dîtes-vous. Oui, Madame, à vous-même, à tout ce qu'il y

150 a de plus aimable au monde. Continuez, folâtre3, continuez,dites-vous, en ôtant vos gants sous prétexte de m'en demanderd'autres. Mais vous avez la main belle ; il la vit, il la prit, illa baisa ; cela anima sa déclaration ; et c'était là les gantsque vous demandiez. Eh bien ! y suis-je ?

155 TRIVELIN, à Euphrosine. En vérité, elle a raison.CLÉANTHIS. Écoutez, écoutez, voici le plus plaisant. Un jourqu'elle pouvait m'entendre, et qu'elle croyait que je ne m'endoutais pas, je parlais d'elle, et je dis : Oh ! pour cela il fautl'avouer, Madame est une des plus belles femmes du monde.

160 Que de bontés, pendant huit jours, ce petit mot-là ne mevalut-il pas ! J'essayai en pareille occasion de dire que Madameétait une femme très raisonnable : oh ! je n'eus rien, cela neprit point ; et c'était bien fait, car je la flattais.EUPHROSINE. Monsieur, je ne resterai point, ou l'on me

165 fera rester par force ; je ne puis en souffrir davantage.TRIVELIN. En voilà donc assez pour à présent.CLÉANTHIS. J'allais parler des vapeurs4 de mignardise5

1. Aimable : digne d'être aimée.2. S'y prit : fut pris au piège.3. Folâtre : qui fait le petit fou, qui badine.4. Vapeurs : étourdissements, troubles nerveux.5. Mignardise : affectation de délicatesse.

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L'ÎLE DES ESCLAVES SCÈNE 3

auxquelles Madame est sujette à la moindre odeur. Elle nesait pas qu'un jour je mis à son insu des fleurs dans la ruelle1

170 de son lit pour voir ce qu'il en serait. J'attendais une vapeur,elle est encore à venir. Le lendemain, en compagnie, une roseparut ; crac ! la vapeur arrive.TRIVELIN. Cela suffit, Euphrosine ; promenez-vous unmoment à quelques pas de nous, parce que j'ai quelque chose

175 à lui dire ; elle ira vous rejoindre ensuite.CLÉANTHIS, s'en allant. Recommandez-lui d'être docile aumoins. Adieu, notre bon ami, je vous ai diverti, j'en suis bienaise. Une autre fois je vous dirai comme quoi2 Madames'abstient souvent de mettre de beaux habits, pour en mettre

180 un négligé qui lui marque tendrement la taille. C'est encoreune finesse3 que cet habit-là : on dirait qu'une femme qui lemet ne se soucie pas de paraître, mais à d'autres ! on s'yramasse dans un corset appétissant4, on y montre sa bonnefaçon naturelle ; on y dit aux gens : regardez mes grâces,

185 elles sont à moi, celles-là ; et d'un autre côté on veut leurdire aussi : voyez comme je m'habille, quelle simplicité ! iln'y a point de coquetterie dans mon fait.TRIVELIN. Mais je vous ai priée de nous laisser.CLÉANTHIS. Je sors, et tantôt nous reprendrons le discours,

190 qui sera fort divertissant ; car vous verrez aussi comme quoiMadame entre dans une loge au spectacle, avec quelle emphase,avec quel air imposant, quoique d'un air distrait et sans y

penser ; car c'est la belle éducation qui donne cet orgueil-là.Vous verrez comme dans la loge on y jette un regard

195 indifférent et dédaigneux sur des femmes qui sont à côté, etqu'on ne connaît pas1. Bonjour, notre bon ami, je vais à notreauberge.

1. Ruelle : désigne ici l'espace laissé entre un côté du lit et le mur.2. Comme quoi : comment. Locution dont l'emploi est considérécomme familier à l'époque.3. Finesse : artifice, ruse.4. Corset appétissant : le corset est la partie haute et ajustée d'unerobe. Il est « appétissant » car il souligne de façon engageante lafraîcheur et la belle conformation de la femme.

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1. Qu'on ne connaît pas : qu'on affecte d'ignorer.

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GUIDE DE LECTURE

Scène 3

LA CONFRONTATION

1. Trivelin est le véritable metteur en scène de cetteconfrontation ; étudiez comment il s'adresse respectivement auxdeux femmes et leur distribue la parole. Vous pourrez remarquerqu'il remplit cette fonction dans tout le début de la pièce.2. Étudiez la dynamique de la scène 3 : montrez que Cléanthis,d'abord « embrouillée », se concentre ensuite sur des pointsprécis. Observez le rythme de ses paroles, la longueur de sesdéveloppements, la vivacité de ses propos.

3. Montrez comment les répliques s'enchaînent sur certains mots.En quoi Trivelin propose-t-il une sorte de canevas ? Comment lespropos de Cléanthis rebondissent-ils sur « Madame » ?

LA SATIRE DE LA COQUETTE

4. Relevez les termes qui montrent la stratégie guerrière de lacoquette.5. Répertoriez les mots qui désignent l'attitude affectéed'Euphrosine. Montrez que Cléanthis dénonce la « comédie »jouée par sa maîtresse.6. Comment dévoile-t-elle les ruses, les calculs de sa maîtresse ?Relevez les « traductions » qu'elle donne des attitudes et parolesd'Euphrosine.

LA COMÉDIE DE CLÉANTHIS

7. Cléanthis fait un montage de citations : essayez de placer desguillemets dans le texte. Quels effets produit ce style direct ?8. À la scène 5, Arlequin répond à Trivelin qui lui demande dedécrire Iphicrate : « vous demandez la comédie ». Dans quellemesure cette réplique peut-elle s'appliquer à la scène 3 ? Montrezque Cléanthis fait vivre plusieurs personnages et joue devéritables petites scènes.

9. Essayez d'irViaginer quels pourraient être les gestes et lesattitudes d'une actrice qui jouerait le rôle de Cléanthis en traind'imiter sa maîtresse.

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SCENE 4

SCÈNE 4. TRIVELIN, EUPHROSINE.

TRIVELIN. Cette scène-ci vous a un peu fatiguée1 ; mais celane vous nuira pas.EUPHROSINE. Vous êtes des barbares.TRIVELIN. NOUS sommes d'honnêtes gens qui vous

5 instruisons ; voilà tout. Il vous reste encore à satisfaire à unepetite formalité.EUPHROSINE. Encore des formalités !TRIVELIN. Celle-ci est moins que rien ; je dois faire rapportde tout ce que je viens d'entendre, et de tout ce que vous

10 m'allez répondre. Convenez-vous de tous les sentimentscoquets, de toutes les singeries d'amour-propre qu'elle vientde vous attribuer ?EUPHROSINE. Moi, j'en conviendrais ! Quoi ! de pareillesfaussetés sont-elles croyables ?

15 TRIVELIN. Oh ! très croyables, prenez-y garde. Si vous enconvenez, cela contribuera à rendre votre condition meilleure ;je ne vous en dis pas davantage. On espérera que, vous étantreconnue, vous abjurerez un jour toutes ces folies qui fontqu'on n'aime que soi, et qui ont distrait votre bon cœur

20 d'une infinité d'attentions plus louables. Si au contraire vousne convenez pas de ce qu'elle a dit, on vous regardera commeincorrigible, et cela reculera votre délivrance. Voyez, consultez-vous.EUPHROSINE. Ma délivrance ! Eh ! puis-je l'espérer ?

25 TRIVELIN. Oui, je vous la garantis aux conditions que jevous dis.EUPHROSINE. Bientôt ?TRIVELIN. Sans doute.

1. Fatiguée : importunée.

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L ' Î L E DES ESCLAVES S C È N E 4

Euphrosine (Irène Brillant) et Trivelin (René Lafon)dans une mise en scène de Pierre Dux

à la Comédie-Française, 1939. Décors et costumes de Jean Oberlé.

EUPHROSINE. Monsieur, faites donc comme si j 'étais30 convenue de tout.

TRIVELIN. Quoi ! vous me conseillez de mentir !

EUPHROSINE. En vérité, voilà d'étranges conditions ! celarévolte !

TRIVELIN. Elles humilient un peu ; mais cela est fort bon.35 Déterminez-vous ; une liberté très prochaine est le prix de la

vérité. Allons, ne ressemblez-vous pas au portrait qu'on afait?EUPHROSINE. Mais...

TRIVELIN. Quoi ?

40 EUPHROSINE. Il y a du vrai, par-ci, par-là.TRIVELIN. Par-ci, par-là, n'est point votre compte ; avouez-vous tous les faits ? En a-t-elle trop dit ? n'a-t-elle dit que cequ'il faut ? Hâtez-vous ; j'ai autre chose à faire.

EUPHROSINE. VOUS faut-il une réponse si exacte ?45 TRIVELIN. Eh ! oui, Madame, et le tout pour votre bien.

EUPHROSINE. Eh bien...

TRIVELIN. Après ?

EUPHROSINE. Je suis jeune...TRIVELIN. Je ne vous demande pas votre âge.

50 EUPHROSINE. On est d'un certain rang, on aime à plaire.

TRIVELIN. Et c'est ce qui fait que le portrait vous ressemble.EUPHROSINE. Je crois qu'oui.

TRIVELIN. Eh ! voilà ce qu'il nous fallait. Vous trouvez aussile portrait un peu risible, n'est-ce pas ?

55 EUPHROSINE. Il faut bien l'avouer.

TRIVELIN. À merveille ! Je suis content, ma chère dame.Allez rejoindre Cléanthis ; je lui rends déjà son véritable nom,pour vous donner encore des gages de ma parole. Ne vousimpatientez point, montrez un peu de docilité, et le moment

60 espéré arrivera.EUPHROSINE. Je m'en fie à vous.

42 43

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L'ÎLE DES ESCLAVES SCÈNE 5

SCÈNE 5. ARLEQUIN, IPHICRATE; qui ont changéd'habits, TRIVELIN.

ARLEQUIN. Tirlan, tirlan, tirlantaine ! tirlanton ! Gai,camarade ! le vin de la république est merveilleux. J'en ai bubravement ma pinte1, car je suis si altéré depuis que je suismaître, que tantôt j'aurai encore soif pour pinte. Que le ciel

5 conserve la vigne, le vigneron, la vendange et les caves denotre admirable république !TRIVELIN. Bon ! réjouissez-vous, mon camarade. Êtes-vouscontent d'Arlequin ?ARLEQUIN. Oui, c'est un bon enfant ; j 'en ferai quelque

10 chose. Il soupire parfois, et je lui ai défendu cela, sous peinede désobéissance ; et je lui ordonne de la joie. (Il prend sonmaître par la main et danse.) Tala rara la la...TRIVELIN. VOUS me réjouissez moi-même.ARLEQUIN. Oh ! quand je suis gai, je suis de bonne humeur.

15 TRIVELIN. Fort bien. Je suis charmé de vous voir satisfaitd'Arlequin. Vous n'aviez pas beaucoup à vous plaindre de luidans son pays apparemment.ARLEQUIN. Hé ! là-bas ? Je lui voulais souvent un mal dediable, car il était quelquefois insupportable ; mais à cette

20 heure que je suis heureux, tout est payé ; je lui ai donnéquittance2.

TRIVELIN. Je vous aime de ce caractère, et vous me touchez.C'est-à-dire que vous jouirez modestement de votre bonnefortune, et que vous ne lui ferez point de peine3 ?

25 ARLEQUIN. De la peine ? Ah ! le pauvre homme ! Peut-êtreque je serai un petit brin insolent, à cause que je suis lemaître : voilà tout.TRIVELIN. À cause que je suis le maître ; vous avez raison.ARLEQUIN. Oui, car quand on est le maître, on y va tout

30 rondement, sans façon ; et si peu de façon mène quelquefoisun honnête homme à des impertinences.TRIVELIN. Oh ! n'importe ; je vois bien que vous n'êtespoint méchant.

35 ARLEQUIN. Hélas ! je ne suis que mutin1.

TRIVELIN, à Iphicrate. Ne vous épouvantez point de ce queje vais dire. (À Arlequin.) Instruisez-moi d'une chose : commentse gouvernait-il2 là-bas, avait-il quelque défaut d'humeur, de

40 caractère ?ARLEQUIN, riant. Ah ! mon camarade, vous avez de lamalice ; vous demandez la comédie.TRIVELIN. Ce caractère-là est donc bien plaisant ?

ARLEQUIN. Ma foi, c'est une farce.45 TRIVELIN. N'importe, nous en rirons.

ARLEQUIN, à Iphicrate. Arlequin, me promets-tu d'en rireaussi ?IPHICRATE, bas. Veux-tu achever de me désespérer ? que vas-

50 tu lui dire ?ARLEQUIN. Laisse-moi faire ; quand je t'aurai offensé, je tedemanderai pardon après.TRIVELIN. Il ne s'agit que d'une bagatelle ; j 'en ai demandéautant à la jeune fille que vous avez vue, sur le chapitre de

55 sa maîtresse.

1. Pinte : un peu moins d'un litre.2. Je lui ai donné quittance : littéralement, je l'ai libéré d'une dette.3. Point de peine : point de mal.

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1. Mutih : opiniâtre, obstiné, têtu.2. Comment se gouvernait-il : comment se conduisait-i

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L'ÎLE DES ESCLAVES SCÈNE 6

ARLEQUIN. Eh bien, tout ce qu'elle vous a dit, c'était desfolies qui faisaient pitié, des misères, gageons ?TRIVELIN. Cela est encore vrai.ARLEQUIN. Eh bien, je vous en offre autant ; ce pauvre

60 jeune garçon n'en fournira pas davantage ; extravagance etmisère, voilà son paquet1 : n'est-ce pas là de belles guenillespour les étaler ? Étourdi2 par nature, étourdi par singerie3,parce que les femmes les aiment comme cela ; un dissipe-tout ; vilain4 quand il faut être libéral5, libéral quand il faut

65 être vilain ; bon emprunteur, mauvais payeur ; honteux d'êtresage, glorieux d'être fou ; un petit brin moqueur des bonnesgens ; un petit brin hâbleur6 ; avec tout plein de maîtressesqu'il ne connaît pas ; voilà mon homme. Est-ce la peine d'entirer le portrait ? (À Iphicrate.) Non, je n'en ferai rien, mon

70 ami, ne crains rien.TRIVELIN. Cette ébauche me suffit. (A Iphicrate) Vous n'avezplus maintenant qu'à certifier pour véritable ce qu'il vient dedire.IPHICRATE. Moi ?

75 TRIVELIN. Vous-même ; la dame de tantôt en a fait autant ;elle vous dira ce qui l'y a déterminée. Croyez-moi, il y va duplus grand bien que vous puissiez souhaiter.IPHICRATE. DU plus grand bien ? Si cela est, il y a làquelque chose qui pourrait assez me convenir d'une certaine

80 façon.ARLEQUIN. Prends tout ; c'est un habit fait sur ta taille.

TRIVELIN. Il me faut tout ou rien.IPHICRATE. Voulez-vous que je m'avoue un ridicule1 ?ARLEQUIN. Qu'importe, quand on l'a été ?

85 TRIVELIN. N'avez-vous que cela à me dire ?IPHICRATE. Va donc pour la moitié, pour me tirer d'affaire.TRIVELIN. Va du tout.IPHICRATE. Soit. (Arlequin rit de toute sa force.)

TRIVELIN. VOUS avez fort bien fait, vous n'y perdrez rien.90 Adieu, vous saurez bientôt de mes nouvelles.

SCÈNE 6. CLÉANTHIS, ARLEQUIN, IPHICRATE,EUPHROSINE.

CLÉANTHIS. Seigneur Iphicrate, peut-on vous demander dequoi vous riez ?ARLEQUIN. Je ris de mon Arlequin qui a confessé qu'il étaitun ridicule.

5 CLÉANTHIS. Cela me surprend, car il a la mine d'un hommeraisonnable. Si vous voulez voir une coquette de son propreaveu, regardez ma suivante.ARLEQUIN, la regardant. Malepeste ! quand ce visage-là faitle fripon2, c'est bien son métier. Mais parlons d'autres choses,

10 ma belle damoiselle3 : qu'est-ce que nous ferons à cette heureque nous sommes gaillards ?CLÉANTHIS. Eh ! mais la belle conversation.

1. Son paquet : les reproches à lui faire.2. Étourdi : imprudent, irréfléchi.3. Singerie ; affectation.4. Vilain : ici, avare.5. Libéral : ici, généreux.6. Hâbleur : fanfaron, vantard.

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1. Que je m'avoue un ridicule: que j'avoue être un personnage sot,impertinent.2. Fripon : ici, coquet.3. Damoiselle : demoiselle.

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L'ÎLE DES ESCLAVES

ARLEQUIN. Je crains que cela ne vous fasse bâiller, j'enbâille déjà. Si je devenais amoureux de vous, cela amuserait

15 davantage.CLÉANTHIS. Eh bien, faites. Soupirez pour moi ; poursuivezmon cœur, prenez-le si vous pouvez, je ne vous en empêchepas ; c'est à vous à faire vos diligences1 ; me voilà, je vousattends ; mais traitons l'amour à la grande manière, puisque

20 nous sommes devenus maîtres ; allons-y poliment2, et commele grand monde.ARLEQUIN. Oui-da ; nous n'en irons que meilleur train3.CLÉANTHIS. Je suis d'avis d'une chose, que nous disionsqu'on nous apporte des sièges pour prendre l'air assis4, et

25 pour écouter les discours galants que vous m'allez tenir ; ilfaut bien jouir de notre état, en goûter le plaisir.ARLEQUIN. Votre volonté vaut une ordonnance5. (À Iphicrate.)Arlequin, vite des sièges pour moi, et des fauteuils pourMadame.

30 IPHICRATE. Peux-tu m'employer à cela ?ARLEQUIN. La république le veut.CLÉANTHIS. Tenez, tenez, promenons-nous plutôt de cettemanière-là, et tout en conversant vous ferez adroitementtomber l'entretien sur le penchant que mes yeux vous ont

1. Faire vos diligences : mettre beaucoup de soin.2. Poliment: de manière raffinée.3. Nous n'en irons que meilleur train : nous n'en irons que plus vite(Arlequin dira aussi plus loin : « dans le grand monde on n'est passi façonnier»). Cependant «le train», à l'époque, désigne nonseulement l'allure (aller bon train), mais aussi la «façon d'aller», laconduite.4. Pour prendre l'air assis : on peut comprendre « pour prendre l'airen étant assis », mais probablement aussi, avec un jeu de mots, « pouravoir l'aspect assis des maîtres ».5. Ordonnance : ordre, prescription.

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SCÈNE 6

35 inspiré pour moi. Car encore une fois nous sommes d'honnêtesgens1 à cette heure, il faut songer à cela ; il n'est plus questionde familiarité domestique. Allons, procédons noblement ;n'épargnez ni compliments ni révérences.ARLEQUIN. Et vous, n'épargnez point les mines2. Courage !

40 quand ce ne serait que pour nous moquer de nos patrons.Garderons-nous nos gens ?CLÉANTHIS. Sans difficulté ; pouvons-nous être sans eux ?c'est notre suite ; qu'ils s'éloignent seulement.ARLEQUIN, à Iphicrate. Qu'on se retire à dix pas !Iphicrate et Euphrosine s'éloignent en faisant des gestes d'étonnement

et de douleur. Cléanthis regarde aller Iphicrate, et Arlequin, Euphrosine.

45 ARLEQUIN, se promenant sur le théâtre avec Cléanthis.

Remarquez-vous, Madame, la clarté du jour ?CLÉANTHIS. Il fait le plus beau temps du monde ; on appellecela un jour tendre.ARLEQUIN. Un jour tendre ? Je ressemble donc au jour,

50 Madame.CLÉANTHIS. Comment, vous lui ressemblez ?ARLEQUIN. Eh palsambleu ! le moyen de n'être pas tendre,quand on se trouve tête à tête avec vos grâces ? (À ce mot ilsaute de joie.) Oh ! oh ! oh ! oh !

55 CLÉANTHIS. Qu'avez-vous donc, vous défigurez notreconversation ?ARLEQUIN. Oh ! ce n'est rien ; c'est que je m'applaudis.CLÉANTHIS. Rayez ces applaudissements, ils nous dérangent.(Continuant.) Je savais bien que mes grâces entreraient pour

60 quelque chose ici. Monsieur, vous êtes galant, vous vouspromenez avec moi, vous me dites des douceurs ; mais

1. Honnêtes gens : ici, personnes de bonne condition sociale.2. Mines : minauderies, contenances affectées.

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L ' Î L E DES ESCLAVES

Cléanthis (Catherine Hiégel) et Arlequin (Yves Pignot)dans une mise en scène de Simon Eine

à la Comédie-Française, 1973.

finissons, en voilà assez, je vous dispense des compli-ments.

ARLEQUIN. Et moi, je vous remercie de vos dispenses.CLÉANTHIS. VOUS m'allez dire que vous m'aimez, je le vois

65 bien ; dites, Monsieur, dites ; heureusement on n'en croirarien. Vous êtes aimable, mais coquet1, et vous ne persuaderezpas.

ARLEQUIN, l'arrêtant par le bras, et se mettant à genoux. Faut-il

1. Coquet: ici, amoureux sans réel attachement.

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SCÈNE 6

70 m'agenouiller, Madame, pour vous convaincre de mes flammes,et de la sincérité de mes feux1 ?CLÉANTHIS. Mais ceci devient sérieux. Laissez-moi, je neveux point d'affaires2 ; levez-vous. Quelle vivacité ! Faut-ilvous dire qu'on vous aime ? Ne peut-on en être quitte àmoins ? Cela est étrange !

75 ARLEQUIN, riant à genoux. Ah ! ah ! ah ! que cela va bien !Nous sommes aussi bouffons que nos patrons, mais noussommes plus sages.CLÉANTHIS. Oh ! vous riez, vous gâtez tout.ARLEQUIN. Ah ! ah ! par ma foi, vous êtes bien aimable et

80 moi aussi. Savez-vous bien ce que je pense ?CLÉANTHIS. Quoi ?

ARLEQUIN. Premièrement, vous ne m'aimez pas, sinon parcoquetterie, comme le grand monde.CLÉANTHIS. Pas encore, mais il ne s'en fallait plus que d'un

85 mot, quand vous m'avez interrompue. Et vous, m'aimez-vous ?

ARLEQUIN. J'y allais3 aussi, quand il m'est venu une pensée.Comment trouvez-vous mon Arlequin ?CLÉANTHIS. Fort à mon gré. Mais que dites-vous de ma

90 suivante ?ARLEQUIN. Qu'elle est friponne !CLÉANTHIS. J'entrevois votre pensée.ARLEQUIN. Voilà ce que c'est : tombez amoureused'Arlequin, et moi de votre suivante ; nous sommes assez

95 forts pour soutenir cela4.

1. Flammes ... feux: l'amour, dans la langue classique. Arlequinemploie ces mots de manière parodique.2. Affaires : affaires « sentimentales ».3. J'y allais : j'y arrivais.4. Soutenir cela : conduire cela avec honneur.

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L'ÎLE DES ESCLAVES SCENE 6

CLÉANTHIS. Cette imagination-là me rit assez. Ils ne sauraientmieux faire que de nous aimer, dans le fond.ARLEQUIN. Ils n'ont jamais rien aimé de si raisonnable, etnous sommes d'excellents partis pour eux.

100 CLÉANTHIS. Soit. Inspirez à Arlequin de s'attacher à moi,faites-lui sentir l'avantage qu'il y trouvera dans la situationoù il est ; qu'il m'épouse, il sortira tout d'un coup d'esclavage ;cela est bien aisé, au bout du compte. Je n'étais ces jourspassés qu'une esclave ; mais enfin me voilà dame et maîtresse

105 d'aussi bon jeu1 qu'une autre ; je la suis2 par hasard ; n'est-ce pas le hasard qui fait tout ? Qu'y a-t-il à dire à cela ? J'aimême un visage de condition3 ; tout le monde me l'a dit.ARLEQUIN. Pardi ! je vous prendrais bien, moi, si je n'aimaispas votre suivante un petit brin plus que vous. Conseillez-lui

110 aussi de l'amour pour ma petite personne, qui, comme vousvoyez, n'est pas désagréable.CLÉANTHIS. VOUS allez être content ; je vais appelerCléanthis, je n'ai qu'un mot à lui dire : éloignez-vous uninstant, et revenez. Vous parlerez ensuite à Arlequin pour

115 moi, car il faut qu'il commence ; mon sexe, la bienséance etma dignité le veulent.ARLEQUIN. Oh ! ils le veulent si vous voulez ; car dans legrand monde on n'est pas si façonnier4 ; et sans faire semblantde rien, vous pourriez lui jeter quelque petit mot bien clair

120 à l'aventure5 pour lui donner courage, à cause que vous êtesplus que lui, c'est l'ordre.

1. D'aussi bon jeu : un « bon jeu » désigne un jeu honnête, sanstricherie. On peut traduire par « de façon aussi légitime ».2. Je la suis : je le suis, en français moderne.3. Un visage de condition : un visage d'une personne de bonnenaissance.4. Façonnier : qui fait trop de façons, de cérémonies.5. À l'aventure : au hasard.

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CLÉANTHIS. C'est assez bien raisonner. Effectivement, dansle cas où je suis, il pourrait y avoir de la petitesse à m'assujettirà de certaines formalités qui ne me regardent plus ; je

125 comprends cela à merveille ; mais parlez-lui toujours, je vaisdire un mot à Cléanthis ; tirez-vous à quartier1 pour unmoment.ARLEQUIN. Vantez mon mérite, prêtez-m'en un peu, à chargede revanche.

130 CLÉANTHIS. Laissez-moi faire. (Elle appelle Euphrosine.)Cléanthis !

1. Tirez-vous à quartier : retirez-vous à l'écart.

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GUIDE DE LECTURE

Scène 6

« L'AMOUR À LA GRANDE MANIÈRE »

1. Cléanthis et Arlequin parodient ici la séduction galante,codifiée notamment par la préciosité (voir p. 121) au xviii e siècle :relevez les effets de grossissement, les phénomènesd'accélération, les raccourcis saisissants.

2. Les esclaves tournent en dérision des expressions trop usuellesdu langage amoureux et des images artificielles ou vides de sens.Trouvez des exemples et expliquez-les.

3. En étudiant par exemple les tournures, les verbes employés,vous montrerez la duplicité du langage de la coquette qui feint dene pas croire l'homme et de lui résister, mais qui précipite, dans lemême temps, les aveux respectifs.

LE PLAISIR DU JEU

4. À quoi voyons-nous que Cléanthis et Arlequin prennent plaisirà cette parodie ? Montrez leurs différences : Cléanthis se prend aujeu, tandis qu'Arlequin désamorce la comédie et en reste toujoursspectateur.

5. Relevez les différents aspects comiques de la scène 6. Le rirene provient-il pas, notamment, de la superposition d'un langagenoble et d'une « familiarité domestique » ?

6. Ce jeu est-il dénué d'ambiguïté ? Certaines expressionsseraient susceptibles d'avoir un double sens ; dans quelle mesurepourrait s'appliquer ici la remarque d'un personnage des Acteursde bonne foi, une autre pièce de Marivaux : « maugré [malgré] lacomédie, tout ça est vrai [...] car ils font semblant de fairesemblant »? À votre avis pourquoi Marivaux n'exploite-t-il pas iciles virtualités d'une intrigue amoureuse ?

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GUIDE DE LECTURE

SATIRE ET THÉÂTRE

7. Trouvez les éléments qui montrent que Cléanthis et Arlequinorganisent une véritable mise en scène et « font du théâtre ».

8. Cherchez dans le texte ce qui nous permet d'affirmerqu'lphicrate et Euphrosine sont spectateurs d'une partie au moinsde la scène. Quels effets leur présence peut-elle produire ? Quicette scène entend-elle « corriger » ?

9. Relevez les indications scéniques qui accentuent l'aspectsatirique de ce théâtre dans le théâtre.Les esclaves se proposent d'imiter « compliments »,« révérences », « mines ». Expliquez pourquoi Arlequin ne secontredit pas lorsqu'il dit que « dans le grand monde on n'est passi façonnier ».

10. Comparez cette scène avec la scène 3 de l'acte II du Jeu del'amour et du hasard. En quoi la forme théâtrale peut-elle paraîtreparticulièrement efficace pour faire la parodie de l'amour du« grand monde » ?

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L ' Î L E DES E S C L A V E S

SCÈNE 7. CLÉANTHIS et EUPHROSINE, qui vientdoucement.

CLÉANTHIS. Approchez, et accoutximez-vous à aller plus vite,car je ne saurais attendre.EUPHROSINE. De quoi s'agit-il ?

CLÉANTHIS. Venez-çà, écoutez-moi : un honnête homme5 vient de me témoigner qu'il vous aime ; c'est Iphicrate.

EUPHROSINE. Lequel ?

CLÉANTHIS. Lequel ? Y en a-t-il deux ici ? c'est celui quivient de me quitter.

EUPHROSINE. Eh ! que veut-il que je fasse de son amour ?

10 CLÉANTHIS. Eh ! qu'avez-vous fait de l'amour de ceux quivous aimaient ? vous voilà bien étourdie1 ! est-ce le motd'amour qui vous effarouche ? Vous le connaissez tant cetamour ! vous n'avez jusqu'ici regardé les gens que pour leuren donner ; vos beaux yeux n'ont fait que cela ; dédaignent-

15 ils la conquête du seigneur Iphicrate ? Il ne vous fera pas derévérences penchées ; vous ne lui trouverez point de contenanceridicule, d'air évaporé : ce n'est point une tête légère, un petitbadin, un petit perfide, un joli2 volage, un aimable3 indiscret ;ce n'est point tout cela ; ces grâces-là lui manquent à la

20 vérité : ce n'est qu'un homme franc, qu'un homme simpledans ses manières, qui n'a pas l'esprit de4 se donner des airs,qui vous dira qu'il vous aime, seulement parce que cela seravrai ; enfin ce n'est qu'un bon cœur, voilà tout ; et cela est

1. Étourdie : ici, saisie, troublée.2. Joli : gai.3. Aimable : sens moderne.4. Qui n'a pas l'esprit de : qui n'a pas la finesse, la bonne idée de.

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SCÈNE 8

fâcheux, cela ne pique point1. Mais vous avez l'esprit25 raisonnable ; je vous destine à lui, il fera votre fortune ici, et

vous aurez la bonté d'estimer son amour, et vous y serezsensible, entendez-vous ? Vous vous conformerez à mesintentions, je l'espère ; imaginez vous-même que je le veux.EUPHROSINE. Où suis-je ! et quand cela finira-t-il ?Elle rêve.

SCÈNE 8. ARLEQUIN, EUPHROSINE.

Arlequin arrive en saluant Cléanthis qui sort. Il va tirer Euphrosinepar la manche.

EUPHROSINE. Que me voulez-vous ?ARLEQUIN, riant. Eh ! eh ! eh ! ne vous a-t-on pas parlé de

moi ?EUPHROSINE. Laissez-moi, je vous prie.

5 ARLEQUIN. Eh ! là, là, regardez-moi dans l'œil pour devinerma pensée.EUPHROSINE. Eh ! pensez ce qu'il vous plaira.ARLEQUIN. M'entendez-vous un peu ?

EUPHROSINE. Non.10 ARLEQUIN. C'est que je n'ai encore rien dit.

EUPHROSINE, impatiente. Ahi !ARLEQUIN. Ne mentez point ; on vous a communiqué lessentiments de mon âme ; rien n'est plus obligeant2 pour vous.

EUPHROSINE. Quel état !

1. Cela ne pique point : cela ne séduit pas, cela n'excite pas.2. Obligeant : complaisant, flatteur.

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L ' Î L E DES ESCLAVES

Arlequin, personnage de la commedia dell'arte.Milieu du xvii e siècle, B.N., Paris.

15 ARLEQUIN. VOUS me trouvez un peu nigaud, n'est-il pasvrai ? Mais cela se passera ; c'est que je vous aime, et queje ne sais comment vous le dire.EUPHROSINE. Vous ?

ARLEQUIN. Eh pardi ! oui ; qu'est-ce qu'on peut faire de20 mieux ? Vous êtes si belle ! il faut bien vous donner son

cœur, aussi bien vous le prendriez de vous-même.

EUPHROSINE. Voici le comble de mon infortune.

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SCÈNE 8

ARLEQUIN, lui regardant les mains. Quelles mains ravissantes !les jolis petits doigts ! que je serais heureux avec cela ! mon

25 petit cœur en ferait bien son profit. Reine, je suis bien tendre,mais vous ne voyez rien. Si vous aviez la charité d'être tendreaussi, oh ! je deviendrais fou tout à fait.EUPHROSINE. Tu ne l'es déjà que trop.ARLEQUIN. Je ne le serai jamais tant que1 vous en êtes

30 digne.

EUPHROSINE. Je ne suis digne que de pitié, mon enfant.ARLEQUIN. Bon, bon ! à qui est-ce que vous contez cela ?vous êtes digne de toutes les dignités imaginables : unempereur ne vous vaut pas, ni moi non plus ; mais me voilà,

35 moi, et un empereur n'y est pas ; et un rien qu'on voit vautmieux que quelque chose qu'on ne voit pas. Qu'en dites-vous ?EUPHROSINE. Arlequin, il me semble que tu n'as point lecœur mauvais.

40 ARLEQUIN. Oh ! il ne s'en fait plus de cette pâte-là ; je suis

un mouton.EUPHROSINE. Respecte donc le malheur que j'éprouve.ARLEQUIN. Hélas ! je me mettrais à genoux devant lui.EUPHROSINE. Ne persécute point une infortunée, parce que

45 tu peux la persécuter impunément. Vois l'extrémité où je suisréduite ; et si tu n'as point d'égard au rang que je tenaisdans le monde, à ma naissance, à mon éducation, du moinsque mes disgrâces2, que mon esclavage, que ma douleurt'attendrissent. Tu peux ici m'outrager autant que tu le

50 voudras ; je suis sans asile et sans défense, je n'ai que mondésespoir pour tout secours, j'ai besoin de la compassion de

1. Tant que : autant que.2. Disgrâces. malheurs.

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L'ÎLE DES ESCLAVES

tout le monde, de la tienne même, Arlequin ; voilà l'état oùje suis ; ne le trouves-tu pas assez misérable ? Tu es devenulibre et heureux, cela doit-il te rendre méchant ? Je n'ai pas

55 la force de t'en dire davantage ; je ne t'ai jamais fait de mal :n'ajoute rien à celui que je souffre1.ARLEQUIN, abattu, les bras abaissés, et comme immobile. J'aiperdu la parole.

SCÈNE 9. IPHICRATE, ARLEQUIN.

IPHICRATE. Cléanthis m'a dit que tu voulais t'entretenir avecmoi ; que me veux-tu ? as-tu encore quelques nouvelles insultesà me faire ?ARLEQUIN. Autre personnage qui va me demander encore

5 ma compassion. Je n'ai rien à te dire, mon ami, sinon queje voulais te faire commandement d'aimer la nouvelleEuphrosine ; voilà tout. À qui diantre en as-tu2 ?IPHICRATE. Peux-tu me le demander, Arlequin ?ARLEQUIN. Eh ! pardi, oui, je le peux, puisque je le fais.

10 IPHICRATE. On m'avait promis que mon esclavage finiraitbientôt, mais on me trompe, et c'en est fait, je succombe ;je me meurs, Arlequin, et tu perdras bientôt ce malheureuxmaître qui ne te croyait pas capable des indignités qu'il asouffertes de toi.

15 ARLEQUIN. Ah ! il ne nous manquait plus que cela, et nosamours auront bonne mine. Écoute, je te défends de mourirpar malice3, par maladie, passe, je te le permets.

1. Il est logique qu'Euphrosine sorte à la fin de la scène.2. À qui diantre en as-tu ? : à qui diantre en veux-tu ?3. Malice : méchanceté, ruse.

SCENE 9

IPHICRATE. Les dieux te puniront, Arlequin.ARLEQUIN. Eh ! de quoi veux-tu qu'ils me punissent ?

20 d'avoir eu du mal1 toute ma vie ?IPHICRATE. De ton audace et de tes mépris envers tonmaître ; rien ne m'a été si sensible, je l'avoue. Tu es né, tuas été élevé avec moi dans la maison de mon père ; le tieny est encore ; il t'avait recommandé ton devoir en partant ;

25 moi-même je t'avais choisi par un sentiment d'amitié pourm'accompagner dans mon voyage ; je croyais que tu m'aimais,et cela m'attachait à toi.ARLEQUIN, fleurant. Eh ! qui est-ce qui te dit que je net'aime plus ?

30 IPHICRATE. TU m'aimes, et tu me fais mille injures ?ARLEQUIN. Parce que je me moque un petit brin de toi,cela empêche-t-il que je t'aime ? Tu disais bien que tu m'aimais,toi, quand tu me faisais battre ; est:ce que les étrivières2 sontplus honnêtes3 que les moqueries ?

35 IPHICRATE. Je conviens que j'ai pu quelquefois te maltraitersans trop de sujet.ARLEQUIN. C'est la vérité.

IPHICRATE. Mais par combien de bontés n'ai-je pas réparécela !

40 ARLEQUIN. Cela n'est pas de ma connaissance.IPHICRATE. D'ailleurs, ne fallait-il pas te corriger de tesdéfauts ?ARLEQUIN. J'ai plus pâti4 des tiens que des miens : mes

1. Mal : malheur.2. Étrivières : courroies de cuir qui supportent les étriers. On lesutilisait pour frapper, en guise de punition.3. Honnêtes : polies.4. Pâti : souffert.

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L'ÎLE DES ESCLAVES

plus grands défauts, c'était ta mauvaise humeur, ton autorité,45 et le peu de cas que tu faisais de ton pauvre esclave.

IPHICRATE. Va, tu n'es qu'un ingrat ; au lieu de me secouririci, de partager mon affliction, de montrer à tes camaradesl'exemple d'un attachement qui les eût touchés, qui les eûtengagés peut-être à renoncer à leur coutume ou à m'en

50 affranchir1, et qui m'eût pénétré moi-même de la plus vivereconnaissance !ARLEQUIN. TU as raison, mon ami ; tu me remontres bienmon devoir ici pour toi ; mais tu n'as jamais su le tien pourmoi, quand nous étions dans Athènes. Tu veux que je partage

55 ton affliction, et jamais tu n'as partagé la mienne. Eh bien !va, je dois avoir le cœur meilleur que toi ; car il y a pluslongtemps que je souffre, et que je sais ce que c'est que dela peine. Tu m'as battu par amitié : puisque tu le dis, je tele pardonne ; je t'ai raillé par bonne humeur, prends-le en

60 bonne part, et fais-en ton profit. Je parlerai en ta faveur àmes camarades, je les prierai de te renvoyer, et s'ils ne leveulent pas, je te garderai comme mon ami ; car je ne teressemble pas, moi ; je n'aurais point le courage d'être heureuxà tes dépens.

65 IPHICRATE, s'approchant d'Arlequin. Mon cher Arlequin ! Fassele ciel, après ce que je viens d'entendre, que j'aie la joie dete montrer un jour les sentiments que tu me donnes pourtoi ! Va, mon cher enfant, oublie que tu fus mon esclave, etje me ressouviendrai toujours que je ne méritais pas d'être

70 ton maître.ARLEQUIN. Ne dites donc point comme cela, mon cherpatron : si j'avais été votre pareil, je n'aurais peut-être pasmieux valu que vous. C'est à moi à vous demander pardondu mauvais service que je vous ai toujours rendu. Quand

1. Affranchir: libérer.

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SCENE 9

Iphicrate (Michel Toty) et Arlequin (Arnault Lecarpentier)dans une mise en scène de Laurent Boulassier.

Théâtre du Campagnol, Châtenay-Malabry, 1988.

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L'ÎLE DES ESCLAVES

75 vous n'étiez pas raisonnable, c'était ma faute.IPHICRATE, l'embrassant. Ta générosité me couvre deconfusion.ARLEQUIN. Mon pauvre patron, qu'il y a de plaisir à bienfaire ! (Après quoi, il déshabille son maître.)

80 IPHICRATE. Que fais-tu, mon cher ami ?ARLEQUIN. Rendez-moi mon habit, et reprenez le vôtre ; jene suis pas digne de le porter.IPHICRATE. Je ne saurais retenir mes larmes ! Fais ce quetu voudras.

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GUIDE DE LECTURE

Scènes 8 et 9

LE PARCOURS D'ARLEQUIN

1. Observez l'évolution du personnage d'Arlequin. Quelle est lacause de son « retournement » de la scène 8 ? Par quoi semanifeste ce renversement ? Montrez que le plus grand ressortd'Arlequin est menacé, en étudiant le rôle de l'esclave dans lesdialogues des scènes 1, 2, 5 et 6.2. Dégagez la simplicité du langage d'Arlequin dans la scène 8en vous fondant sur les tournures, le vocabulaire, la répétition desmots, la logique des raisonnements. Comment apparaissent enrevanche ses répliques et ses discours dans la scène 9 ?Comparez chacun des points énoncés ci-dessus.

3. Relevez les tentatives faites par Arlequin au début de lascène 9 pour rire de sa propre émotion et des discours alarmantsd'Iphicrate. Montrez comment le sentiment envahit la comédie aurisque de bouleverser le rôle traditionnel des « Arlequins » authéâtre. L'esclave reste-t-il jusqu'au bout un personnagecomique ?

LE LANGAGE DU CŒUR

4. Comment l'attendrissement d'Euphrosine se marque-t-il dansson langage (changement de pronoms, qualificatifs attribués àArlequin, etc.) ?5. À quoi tient la force du discours de la maîtresse à la fin de lascène 8 ? En étudiant la structure de la tirade, le vocabulaire, lestournures interrogatives, vous pourrez souligner commentéloquence et émotion sincère vont de pair ici. Par quoi Arlequinest-il touché?6. Certaines expressions (« mon cher Arlequin », « mon cherpatron ») sont les mêmes aux scènes 1 et 9. Que révèle cepassage d'un emploi tactique ou ironique à un emploi quiretrouve une signification affective ?7. Observez comment les gestes d'Iphicrate et d'Arlequinaccompagnent et complètent leurs paroles. Quelle significationMarivaux entend-il donner à ces gestes ?

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GUIDE DE LECTURE

ARLEQUIN VAINQUEUR DE L'ÉPREUVE ?

8. Montrez que c'est Arlequin qui prend toutes les initiatives quifont basculer l'action à la scène 9.9. L'esclave, à la scène 1, inversait les pronoms : « je le confesseà ta honte ». Que signifie la reprise de ces inversions à la fin de lascène 9 ?10. Comment Arlequin explique-t-il le comportement, desindividus, scène 9, I. 44 à 45 et I. 72 à 73 ? De quelle manière lasituation permet-elle à Marivaux de mener une réflexion socialesans menacer la dynamique de l'action ?11. Que pensez-vous du retour au vouvoiement à la fin de lascène 9 ?

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SCÈNE 10

SCENE 10. CLÉANTHIS, EUPHROSINE,IPHICRATE, ARLEQUIN.

CLÉANTHIS, en entrant avec Euphrosine qui pleure. Laissez-moi,je n'ai que faire de vous entendre gémir. (Et plus près d'Arlequin.)Qu'est-ce que cela signifie, seigneur Iphicrate ? Pourquoi avez-vous repris votre habit ?

5 ARLEQUIN, tendrement. C'est qu'il est trop petit pour moncher ami, et que le sien est trop grand pour moi. (Il embrasseles genoux de son maître.)CLÉANTHIS. Expliquez-moi donc ce que je vois ; il sembleque vous lui demandiez pardon ?

10 ARLEQUIN. C'est pour me châtier de mes insolences.CLÉANTHIS. Mais enfin, notre projet ?ARLEQUIN. Mais enfin, je veux être un homme de bien ;n'est-ce pas là un beau projet ? Je me repens de mes sottises,lui des siennes ; repentez-vous des vôtres, Madame Euphrosine

15 se repentira aussi ; et vive l'honneur après ! cela fera quatrebeaux repentirs, qui nous feront pleurer tant que nousvoudrons.EUPHROSINE. Ah ! ma chère Cléanthis, quel exemple pourvous !

20 IPHICRATE. Dites plutôt : quel exemple pour nous, Madame,vous m'en voyez pénétré.CLÉANTHIS. Ah ! vraiment, nous y voilà, avec vos beauxexemples. Voilà de nos gens qui nous méprisent dans lemonde, qui font les fiers, qui nous maltraitent, qui nous

25 regardent comme des vers de terre, et puis, qui sont tropheureux dans l'occasion de nous trouver cent fois plus honnêtesgens qu'eux. Fi ! que cela est vilain, de n'avoir eu pour toutmérite que de l'or, de l'argent et des dignités ! C'était bienla peine de faire tant les glorieux1 ! Où en seriez-vous

1. Glorieux: ici, vaniteux, orgueilleux.

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L'ÎLE DES ESCLAVES

30 aujourd'hui, si nous n'avions pas d'autre mérite que cela pourvous ? Voyons, ne seriez-vous pas bien attrapés ? Il s'agit devous pardonner ; et pour avoir cette bonté-là, que faut-il être,s'il vous plaît ? Riche ? non ; noble ? non ; grand seigneur ?point du tout. Vous étiez tout cela ; en valiez-vous mieux ?

35 Et que faut-il être donc ? Ah ! nous y voici. Il faut avoir lecœur bon, de la vertu et de la raison ; voilà ce qu'il faut,voilà ce qui est estimable, ce qui distingue, ce qui fait qu'unhomme est plus qu'un autre. Entendez-vous, Messieurs leshonnêtes gens du monde ? Voilà avec quoi l'on donne les

40 beaux exemples que vous demandez, et qui vous passent1. Età qui les demandez-vous ? À de pauvres gens que vous aveztoujours offensés, maltraités, accablés, tout riches que vousêtes, et qui ont aujourd'hui pitié de vous, tout pauvres qu'ilssont. Estimez-vous à cette heure, faites les superbes, vous

45 aurez bonne grâce ! Allez, vous devriez rougir de honte.ARLEQUIN. Allons, m'amie, soyons bonnes gens sans lereprocher, faisons du bien sans dire d'injures. Ils sont contritsd'avoir été méchants, cela fait qu'ils nous valent bien ; carquand on se repent, on est bon ; et quand on est bon, on

50 est aussi avancé que nous. Approchez, Madame Euphrosine ;elle vous pardonne ; voici qu'elle pleure ; la rancune s'en va,et votre affaire est faite.CLÉANTHIS. Il est vrai que je pleure, ce n'est pas le boncœur qui me manque.

55 EUPHROSINE, tristement. Ma chère Cléanthis, j'ai abusé del'autorité que j'avais sur toi, je l'avoue.CLÉANTHIS. Hélas ! comment en aviez-vous le courage ?Mais voilà qui est fait, je veux bien oublier tout ; faitescomme vous voudrez. Si vous m'avez fait souffrir, tant pis

60 pour vous ; je ne veux pas avoir à me reprocher la même

1. Et qui vous passent : et qui dépassent vos capacités.

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SCÈNE 11

chose, je vous rends la liberté ; et s'il y avait un vaisseau, jepartirais tout à l'heure1 avec vous : voilà tout le mal que jevous veux ; si vous m'en faites encore, ce ne sera pas mafaute.

65 ARLEQUIN, pleurant. Ah ! la brave fille ! ah ! le charitablenaturel !IPHICRATE. Êtes-vous contente, Madame ?EUPHROSINE, avec attendrissement. Viens que je t'embrasse,ma chère Cléanthis.

70 ARLEQUIN, à Cléanthis. Mettez-vous à genoux pour êtreencore meilleure qu'elle.EUPHROSINE. La reconnaissance me laisse à peine la forcede te répondre. Ne parle plus de ton esclavage, et ne songeplus désormais qu'à partager avec moi tous les biens que les

75 dieux m'ont donnés, si nous retournons à Athènes.

SCÈNE 11. TRTVELIN et les acteurs précédents.

TRIVELIN. Que vois-je ? vous pleurez, mes enfants, vousvous embrassez !ARLEQUIN. Ah ! vous ne voyez rien, nous sommesadmirables ; nous sommes des rois et des reines. En fin finale,

5 la paix est conclue, la vertu a arrangé tout cela ; il ne nousfaut plus qu'un bateau et un batelier pour nous en aller : etsi vous nous les donnez, vous serez presque aussi honnêtesgens que nous.TRIVELIN. Et vous, Cléanthis, êtes-vous du même sentiment ?

1. Tout à l'heure : tout de suite.

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L ' Î L E DES ESCLAVES

Trivelin (Samuel Bonnafil)dans la mise en scène de Laurent Boulassier.

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SCENE 11

10 CLÉANTHIS, baisant la main de sa maîtresse. Je n'ai que fairede vous en dire davantage, vous voyez ce qu'il en est.ARLEQUIN, prenant aussi la main de son maître pour labaiser. Voilà aussi mon dernier mot, qui vaut bien desparoles.

15 TRIVELIN. VOUS me charmez. Embrassez-moi aussi, mes chersenfants ; c'est là ce que j'attendais. Si cela n'était pas arrivé,nous aurions puni vos vengeances, comme nous avons punileurs duretés. Et vous, Iphicrate, vous, Euphrosine, je vousvois attendris ; je n'ai rien à ajouter aux leçons que vous

20 donne cette aventure. Vous avez été leurs maîtres, et vous enavez mal agi ; ils sont devenus les vôtres, et ils vouspardonnent ; faites vos réflexions là-dessus. La différence desconditions n'est qu'une épreuve que les dieux font sur nous :je ne vous en dis pas davantage. Vous partirez dans deux

25 jours, et vous reverrez Athènes. Que la joie à présent, et queles plaisirs succèdent aux chagrins que vous avez sentis, etcélèbrent le jour de votre vie le plus profitable.

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GUIDE DE LECTURE

Scènes 10 et 11

LA RÉVOLTE DE CLÉANTHIS

1. Faites le plan de la tirade de Cléanthis (sc. 10). En quoi laprogression du texte rend-elle compte à la fois de l'élaborationd'un raisonnement et du mouvement d'une sensibilité révoltée ?

2. En étudiant les effets d'opposition, les tournures des phrases(sc. 10), vous montrerez comment l'art du discours permet demanifester la véhémence de la colère.

3. Le rôle de Cléanthis : celle-ci n'est-elle pas plus impliquéedans les rapports sociaux qu'Arlequin ? Notez ce qui différencieses réactions de celles du valet dans les situations de l'ensemblede la pièce.

LA CONCLUSION

4. Les dernières scènes manifestent le retour en force du domainedu « cœur ». Relevez les signes qui marquent cet épanchement debons sentiments.

5. Montrez la différence du rôle que Marivaux confère à chaquevalet dans l'action : en quoi Cléanthis peut-elle apparaître dansl'ensemble de la pièce comme le personnage qui mène la critiquesociale la plus forte ? Dans quelle mesure Arlequin permet-il àl'auteur de maintenir son théâtre dans le domaine du jeu et dessentiments ?

6. La révolte de Cléanthis peut paraître effacée par la fin de lapièce. Celle-ci signifie-t-elle pour autant un retour au point dedépart ? Essayez d'évaluer ce que le théâtre a permis.

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Divertissement

L'Isle des esclaves

1. Le compositeur de la musique originale de ce divertissement, JeanJoseph Mouret (1682-1738). composa aussi de très nombreuxdivertissements pour la Comédie-Italienne et fut un précurseur del'opéra-comique français. Les paroles et la musique, reproduites iciintégralement, proviennent du Troisième Recueil des divertissementsdu Nouveau Théâtre-Italien [...] (B.N., Paris).

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L'ÎLE DES ESCLAVES

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DIVERTISSEMENT

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L'ÎLE DES ESCLAVES

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DIVERTISSEMENT

2. La vertu seule a droit de plaire,Dit le philosophe ici-bas.C'est bien dit, mais ce pauvre hèreAime l'argent et n'en a pas.Il en médit dans sa colère.

3. "Arlequin au parterre" :J'avais cru, patron de la caseEt digne objet de notre amour,Qu'ici, comme en campagne rase,L'herbe croîtrait au premier jour.Je vous vois, je suis en extase.

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L ' Î L E DES ESCLAVES

Promenade des maîtres en chaise à porteurs.Gravure du XVIIIe siècle.

Musée Carnavalet, Paris.

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Documentationthématique

Index des thèmesde l'œuvre, p. 80

La représentationdes domestiques dans le théâtredu XVIIIe siècle, p. 82

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Index des thèmesde l'œuvre

Ami, amitié : p. 24, 25, 28, 33, 36, 46, 61, 62, 64, 67, 68.

Amour : p. 37 ; scène 6 ; p. 56, 58, 61.

Argent : p. 46, 67, 68.

Cœur : - (bon) cœur, p. 29, 41, 56, 59, 62, 68 ;— métaphore amoureuse, p. 37, 48, 58.

Condition, naissance, rang : p. 29, 52, 59, 68, 71.

Coquetterie, minauderies, singeries : scène 3 ; p. 41, 46, 48,49, 51, 56.

Correction, cours, leçon : p. 25, 28, 29, 34, 41, 61, 71.

Esclave, esclavage : p. 22, 25, 27, 28, 29, 30, 36, 52, 59, 60,62, 69.

Femme : p. 32, 33, 37, 46, 52.

Homme, humain, humanité : p. 25, 29, 47, 68.

Honnête : (sens moral et/ou social) p. 41, 45, 49, 56, 67,68, 69.

Injure(s) : p. 25, 27, 31, 68.

Langage, parole : p. 25, 31, 47-48, 49, 58, 71.

Maître : p. 22, 25, 29, 33, 44, 45, 48, 52, 61, 68, 71.

Mauvais traitements : p. 24, 28, 33, 62, 67, 68.

Nom : p. 27, 31, 43.

Orgueil et vanité : p. 28, 29, 32, 34, 35, 46, 67.

Pardon : p. 25, 33, 44, 62, 67, 68, 71.

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DOCUMENTATION THÉMATIQUE

Raisonnable, raison, raisonner : p. 25, 29, 30, 31, 37, 47,52, 53, 64, 68.

Rancune, vengeance : p. 29, 33, 68, 71.

Rires, gaieté : p. 23, 27, 44, 45, 47, 49, 51, 52.

Phrases expliquant la différence des conditions et descomportements sociaux : p. 25, 45, 46, 52, 62, 64, 68, 71.

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La représentationdes domestiques dansle théâtre du xviiie siècle

Marivaux n'est pas le seul à utiliser le théâtre pour mettre enquestion les relations qui unissent les maîtres et les serviteurs.La condition des domestiques devient, au xviiie siècle, unproblème important : on le retrouve naturellement sur lascène. Si l'on étudie les textes suivants, il sera bon, bienentendu, de les situer dans leur contexte historique et,éventuellement, de localiser leurs auteurs dans l'échelle sociale ;mais il sera surtout intéressant de dégager les possibilités quela forme théâtrale offre à la représentation des rapports entremaîtres et valets. On s'interrogera donc sur la projection desdifférences de condition, le jeu des oppositions ou les formesdes prises de pouvoir ; on pourra étudier la représentationdes différences de langage, la distribution de la parole, lepoids sur l'action de chaque personnage. Ainsi, il sera plusfacile d'évaluer dans quelle mesure le théâtre illustre un étatde fait, programme un idéal imaginaire ou permet d'exprimerdes virtualités.

(On trouvera l'intégralité des pièces les moins disponiblescitées ici dans : Théâtre du xviiie siècle, édition J. Truchet,Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1972.)

Les valets intrigants

En 1709, Lesage, dans Turcaret, rend grotesque le monde des« maîtres ». Une baronne se fait offrir des cadeaux par Turcaret,un fermier général, et se laisse duper par un chevalier joueur

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D O C U M E N T A T I O N T H É M A T I Q U E

qu'elle aime. Frontin, le valet du chevalier, se charge desaffaires de tous, place sa « protégée », Lisette, chez la baronneet se fait embaucher chez Turcaret : il est alors au cœur desintrigues financières. À la scène 11 de l'acte III, le couple desvalets fait des projets d'amour et d'argent, extorque une partiede la somme destinée au carrosse. À la fin de la pièce,Frontin, « gagnant », pourra déclarer : « Voilà le règne deM. Turcaret fini ; le mien va commencer. »

SCÈNE II. FRONTIN, LISETTE.

FRONTIN. Cela ne commence pas mal.LISETTE. Non, pour madame la baronne ; mais pour nous ?FRONTIN. Voilà toujours soixante pistoles que nous pouvonsgarder. Je les gagnerai bien sur l'équipage ; serre-les : ce sontles premiers fondements de notre communauté.LISETTE. Oui ; mais il faut promptement bâtir sur cesfondements-là ; car je fais des réflexions morales, je t'enavertis.FRONTIN. Peut-on les savoir ?LISETTE. Je m'ennuie d'être soubrette.FRONTIN. Comment, diable ! tu deviens ambitieuse ?LISETTE. Oui, mon enfant. Il faut que l'air qu'on respiredans une maison fréquentée par un financier soit contraire àla modestie ; car depuis le peu de temps que j'y suis, il mevient des idées de grandeur que je n'ai jamais eues. Hâte-toid'amasser du bien ; autrement, quelque engagement que nousayons ensemble, le premier riche faquin qui viendra pourm'épouser...FRONTIN, l'interrompant. Mais donnez-moi donc le tempsde m'enrichir.LISETTE. Je te donne trois ans ; c'est assez pour un hommed'esprit.FRONTIN. Je ne demande pas davantage... C'est assez, maprincesse. Je vais ne rien épargner pour vous mériter ; et, sije manque d'y réussir, ce ne sera pas faute d'attention. (Ilsort.)

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DOCUMENTATION THÉMATIQUE

SCÈNE 12. LISETTE, seule.

Je ne saurais m'empêcher d'aimer ce Frontin ; c'est monchevalier, à moi ; et, au train que je lui vois prendre, j'ai unsecret pressentiment qu'avec ce garçon-là je deviendrai quelquejour femme de qualité.

Lesage, Turcaret, acte III, scènes II et 12, 1709.

Un « candide » juge de l'argent

Dans Arlequin sauvage (1721), Delisle de la Drevetière, auteurtrès apprécié par ses contemporains, imagine que Lélio, unmaître, revient d'un voyage avec un « sauvage », Arlequin,qui porte un regard neuf sur la société. L'esclave, ignoranttout de l'argent, aurait « volé » un marchand si son maîtren'était intervenu à temps. La scène suivante rapporte unediscussion qui succède à cet épisode.

LÉLIO. Oui, avec de l'argent, on ne manque de rien.ARLEQUIN. Je trouve cela fort commode et bien inventé.Que ne me le disais-tu d'abord ? Je n'aurais pas risqué de mefaire pendre. Apprends-moi donc vite où l'on donne de cetargent, afin que j'en fasse ma provision.LÉLIO. On n'en donne point.ARLEQUIN. Eh bien ! où faut-il donc que j'aille en prendre ?LÉLIO. On n'en prend point aussi.ARLEQUIN. Apprends-moi donc à le faire.LÉLIO. Encore moins ; tu serais pendu si tu avais fait uneseule de ces pièces.ARLEQUIN. Eh ! comment diable en avoir donc ? On n'endonne point, on ne peut pas en prendre, il n'est pas permisd'en faire. Je n'entends rien à ce galimatias !LÉLIO. Je vais te l'expliquer. Il y a deux sortes de gensparmi nous, les riches et les pauvres. Les riches ont toutl'argent, et les pauvres n'en ont point.

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LA REPRÉSENTATION DES DOMESTIQUES. . .

ARLEQUIN. Fort bien.

LÉLIO. Ainsi, pour que les pauvres en puissent avoir, ilssont obligés de travailler pour les riches, qui leur donnent decet argent à proportion du travail qu'ils font pour eux.ARLEQUIN. Et que font les riches tandis que les pauvrestravaillent pour eux ?LÉLIO. ILS dorment, ils se promènent, et passent leur vie àse divertir et à faire bonne chère.ARLEQUIN. Cela est bien commode pour les riches.LÉLIO. Cette commodité que tu y trouves fait souvent toutleur malheur.ARLEQUIN. Pourquoi ?

LÉLIO. Parce que les richesses ne font que multiplier lesbesoins des hommes. Les pauvres ne travaillent que pouravoir le nécessaire ; mais les riches travaillent pour le superflu,qui n'a point de bornes chez eux, à cause de l'ambition, duluxe et de la vanité qui les dévorent ; le travail et l'indigencenaissent chez eux de leur propre opulence.ARLEQUIN. Mais, si cela est ainsi, les riches sont plus pauvresque les pauvres mêmes, puisqu'ils manquent de plus de choses.LÉLIO. Tu as raison.ARLEQUIN. Écoute, veux-tu que je te dise ce que je pensedes nations civilisées ?LÉLIO. Oui, qu'en penses-tu ?

ARLEQUIN. Il faut que je dise la vérité, car je n'ai pointd'argent à te donner pour caution de ma parole. Je pense quevous êtes des fous qui croyez être sages, des ignorants quicroyez être habiles, des pauvres qui croyez être riches, et desesclaves qui croyez être libres.LÉLIO. Et pourquoi le penses-tu ?ARLEQUIN. Parce que c'est la vérité. Vous êtes fous, carvous cherchez avec beaucoup de soins une infinité de chosesinutiles ; vous êtes pauvres, parce que vous bornez vos biensdans l'argent ou d'autres diableries, au lieu de jouir simplementde la nature comme nous, qui ne voulons rien avoir afin dejouir plus librement de tout ; vous êtes esclaves de toutes vospossessions, que vous préférez à votre liberté et à vos frères,

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DOCUMENTATION THÉMATIQUE

que vous feriez pendre s'ils vous avaient pris la plus petitepartie de ce qui vous est inutile. Enfin vous êtes des ignorants,parce que vous faites consister votre sagesse à savoir les lois,tandis que vous ne connaissez pas la raison qui vous apprendraità vous passer de lois comme nous.LÉLIO. TU as raison, mon cher Arlequin, nous sommes desfous, mais des fous réduits à la nécessité de l'être.

Delisle de la Drevetière, Arlequin sauvage, acte II, scène 3, 1721.

Des maîtres travestis en valets

Dans le Jeu de l'amour et du hasard (1730), Marivaux montreSilvia et Dorante, promis l'un à l'autre par leurs pères, déguisésen domestiques. En effet, Silvia, peu enthousiaste, a imaginéde prendre la place de Lisette, sa femme de chambre, pourobserver son prétendant qu'elle ne connaît pas. Or Dorante,de son côté, a eu la même idée. On observera dans le langagedes maîtres la manière dont ils imaginent celui des valets etla manière dont Marivaux rend manifeste leur véritablecondition. À la fin de la pièce, Silvia conduira Dorante àdemander en mariage la soubrette qu'elle semble être. Alors,elle lui révélera sa véritable identité.

SCÈNE 7. SILVIA, DORANTE.

SILVIA, à part. Ils se donnent la comédie ; n'importe, mettonstout à profit, ce garçon-ci n'est pas sot, et je ne plains pas lasoubrette qui l'aura. Il va m'en conter, laissons-le dire, pourvuqu'il m'instruise.DORANTE, à part. Cette fille-ci m'étonne ! Il n'y a point defemme au monde à qui sa physionomie ne fit honneur : lionsconnaissance avec elle. (Haut.) Puisque nous sommes dans lestyle amical et que nous avons abjuré les façons, dis-moi,Lisette, ta maîtresse te vaut-elle ? Elle est bien hardie d'oseravoir une femme de chambre comme toi !

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. . . DANS LE THÉÂTRE DU XVIIIe SIÈCLE

SILVIA. Bourguignon, cette question-là m'annonce que,suivant la coutume, tu arrives avec l'intention de me dire desdouceurs : n'est-il pas vrai ?DORANTE. Ma foi, je n'étais pas' venu dans ce dessein-là, jete l'avoue. Tout valet que je suis, je n'ai jamais eu de grandesliaisons avec les soubrettes ; je n'aime pas l'esprit domestique ;mais à ton égard, c'est une autre affaire. Comment donc ! tume soumets, je suis presque timide ; ma familiarité n'oseraits'apprivoiser avec toi ; j'ai toujours envie d'ôter mon chapeaude dessus ma tête, et quand je te tutoie, il me semble que jejure ! enfin, j'ai un penchant à te traiter avec des respects quite feraient rire. Quelle espèce de suivante es-tu donc avec tonair de princesse ?SILVIA. Tiens, tout ce que tu dis avoir senti en me voyant,est précisément l'histoire de tous les valets qui m'ont vue.DORANTE. Ma foi, je ne serais pas surpris quand ce seraitaussi l'histoire de tous les maîtres.SILVIA. Le trait est joli assurément ; mais, je te le répèteencore, je ne suis point faite aux cajoleries de ceux dont lagarde-robe ressemble à la tienne.DORANTE. C'est-à-dire que ma parure ne te plaît pas ?SILVIA. Non, Bourguignon ; laissons là l'amour, et soyonsbons amis.DORANTE. Rien que cela ? Ton petit traité n'est composéque de deux clauses impossibles.SILVIA, à part. Quel homme pour un valet !

Marivaux, le Jeu de l'amour et du hasard, acte I, scène 7, 1730.

Un comte amoureux d'une servante

Nanine ou le Préjugé vaincu (1749) est une comédie dans laquelleVoltaire représente l'amour d'un noble, le comte d'Olban,pour Nanine, élevée dans sa maison et qualifiée par la baronnede l'Orme, sa rivale, de « servante » et « fille des champs ».Malgré les obstacles mis par la baronne à cet amour — ellepromet Nanine à Biaise, le jardinier —, l'amour du comte

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DOCUMENTATION THÉMATIQUE

triomphera : il épousera Nanine. La jeune fille avait déjà, dansune scène précédente, fait référence au « livre anglais » citépar le comte : dans ce livre,« L'auteur prétend que les hommes sont frères,Nés tous égaux ».

LE COMTE[...] Croyez surtout que je vous rends justice.J'aime ce cœur qui n'a point d'artifice ;J'admire encore à quel point vous avezDéveloppé vos talents cultivés.De votre esprit la naïve justesseMe rend surpris autant qu'il m'intéresse.

NANINEJ'en ai bien peu ; mais quoi ! je vous ai vu,Et je vous ai tous les jours entendu.Vous avez trop relevé ma naissance ;Je vous dois trop ; c'est par vous que je pense.

LE COMTEAh ! croyez-moi, l'esprit ne s'apprend pas.

NANINEJe pense trop pour un état si bas ;Au dernier rang les destins m'ont comprise.

LE COMTEDans le premier vos vertus vous ont mise.Naïvement, dites-moi quel effetCe livre anglais sur votre esprit a fait.

NANINEII ne m'a point du tout persuadée ;Plus que jamais, monsieur, j'ai dans l'idéeQu'il est des cœurs si grands, si généreuxQue tout le reste est bien vil auprès d'eux.

LE COMTEVous en êtes la preuve... Ah çà, Nanine,Permettez-moi qu'ici l'on vous destineUn sort, un rang moins indigne de vous.

LA REPRÉSENTATION DES DOMESTIQUES. . .

NANINE

Hélas ! mon sort était trop haut, trop doux.

LE COMTE

Non. Désormais soyez de la famille ;Ma mère arrive, elle vous voit en fille ;Et mon estime, et sa tendre amitiéDoivent ici vous mettre sur un piedFort éloigné de cette indigne gêneOù vous tenait une femme hautaine.

NANINE

Elle n'a fait, hélas ! que m'avertirDe mes devoirs... Qu'ils sont durs à remplir !

LE COMTE

Quoi ! quel devoir ? Ah ! le vôtre est de plaire ;II est rempli ; le nôtre ne l'est guère.Il vous fallait plus d'aisance et d'éclat.Vous n'êtes pas encor dans votre état.

NANINE

J'en suis sortie, et c'est ce qui m'accable ;C'est un malheur peut-être irréparable.Se levant.Ah, Monseigneur ! ah, mon maître ! écartezDe mon esprit toutes ces vanités.De vos bienfaits, confuse, pénétrée,Laissez-moi vivre à jamais ignorée.Le ciel me fit pour un état obscur ;L'humilité n'a pour moi rien de dur.Ah ! laissez-moi ma retraite profonde.Et que ferais-je, et que verrais-je au monde,Après avoir admiré vos vertus ?

LE COMTE

Non, c'en est trop, je n'y résiste plus.Qui ? vous obscure ! vous !

Voltaire, Nanine ou le Préjugé vaincu, acte I, scène 7, 1749.

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Un serviteur dévoué

Dans le Fils naturel ou les Épreuves de la vertu, pièce de 1757jouée en 1771, Diderot montre deux amis, Dorval et Clairville,amoureux de la même femme, Rosalie. André, le domestiquedu vieux Lysimond, le père de Rosalie, vient annoncer leretour de son maître. Il fait le récit des infortunes queLysimond et lui-même ont connues : alors même qu'ilsvoyaient les côtes françaises, ils ont été faits prisonniers pardes vaisseaux ennemis, puis séparés. André raconte ici sonarrivée dans la prison de son maître. La suite de la piècerévélera que Dorval, qui se sacrifiait pour son ami, est le filsnaturel de Lysimond : il épousera la sœur de Clairville.

Dans les Entretiens avec Dorval sur « le Fils naturel » (1757),Diderot fait dire à Dorval, l'auteur supposé de la pièce dontil est le personnage principal : « [...] ce ne sont plus, àproprement parler, les caractères qu'il faut mettre sur la scène,mais les conditions » (les conditions désignent les situationsfamiliales et sociales).

ANDRÉ. J'arrivai à une des prisons de la ville. On ouvrit lesportes d'un cachot obscur où je descendis. Il y avait déjà quelquetemps que j'étais immobile dans ces ténèbres, lorsque je fusfrappé d'une voix mourante qui se faisait à peine entendre, etqui disait en s'éteignant : « André, est-ce toi ? Il y a longtempsque je t'attends. » Je courus à l'endroit d'où venait cette voix,et je rencontrai des bras nus qui cherchaient dans l'obscurité.Je les saisis. Je les baisai. Je les baignai de larmes. C'étaientceux de mon maître. (Une petite pause.) Il était nu. Il étaitétendu sur la terre humide... « Les malheureux qui sont ici, medit-il à voix basse, ont abusé de mon âge et de ma faiblessepour m'arracher le pain, et pour m'ôter ma paille. »Ici tous les domestiques poussent un cri de douleur. Clairville nepeut plus contenir la sienne. Dorval fait signe à André des'arrêter un moment. André s'arrête. Puis il continue ensanglotant.

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. . . D A N S LE T H É Â T R E DU X V I I I e S IÈCLE

Cependant je me dépouille de mes lambeaux, et je les étendssous mon maître qui bénissait d'une voix expirante la bontédu ciel...DORVAL, bas, à part, et avec amertume... qui le faisait mourirdans le fond d'un cachot, sur les haillons de son valet !ANDRÉ. Je me souvins alors des aumônes que j'avais reçues.J'appelai du secours, et je ranimai mon vieux et respectablemaître. Lorsqu'il eut un peu repris de ses forces, « André, medit-il, aie bon courage. Tu sortiras d'ici. Pour moi, je sens àma faiblesse qu'il faut que j'y meure ». Alors je sentis ses brasse passer autour de mon cou, son visage s'approcher du mien,et ses pleurs couler sur mes joues. « Mon ami, me dit-il (etce fut ainsi qu'il m'appela souvent), tu vas recevoir mesderniers soupirs. Tu porteras mes dernières paroles à mesenfants. Hélas, c'était de moi qu'ils devaient les entendre ! »

Diderot, le Fils naturel ou les Épreuves de la vertu,acte III, scène7, 1757.

Un valet bien effronté

Le début du Barbier de Séville de Beaumarchais (1775) présentele comte Almaviva, un « grand d'Espagne », sous les fenêtresde Rosine, jeune fille séquestrée à Séville par son tuteur.Survient Figaro, « une guitare sur le dos », qui chantonne. Onremarquera la liberté du langage du valet.

LE COMTE, à part. Cet homme ne m'est pas inconnu.FIGARO. Eh non, ce n'est pas un abbé ! Cet air altier etnoble...LE COMTE. Cette tournure grotesque...FIGARO. Je ne me trompe point ; c'est le comte Almaviva.LE COMTE. Je crois que c'est ce coquin de Figaro !FIGARO. C'est lui-même, monseigneur.LE COMTE. Maraud ! si tu dis un mot...FIGARO. Oui, je vous reconnais ; voilà les bontés familièresdont vous m'avez toujours honoré.

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DOCUMENTATION THÉMATIQUE

LE COMTE. Je ne te reconnais pas, moi. Te voilà si gros etsi gras...FIGARO, Que voulez-vous, monseigneur, c'est la misère.LE COMTE. Pauvre petit ! Mais que fais-tu à Séville ? Jet'avais autrefois recommandé dans les bureaux pour un emploi.FIGARO. Je l'ai obtenu, monseigneur, et ma reconnaissance...LE COMTE. Appelle-moi Lindor. Ne vois-tu pas à mondéguisement que je veux être inconnu ?FIGARO. Je me retire.LE COMTE. AU contraire. J'attends ici quelque chose, etdeux hommes qui jasent sont moins suspects qu'un seul quise promène. Ayons l'air de jaser. Eh bien ! cet emploi ?FIGARO. Le ministre, ayant égard à la recommandation deVotre Excellence, me fit nommer sur-le-champ garçonapothicaire.LE COMTE. Dans les hôpitaux de l'armée ?FIGARO. Non ; dans les haras d'Andalousie.LE COMTE, riant. Beau début !FIGARO. Le poste n'était pas mauvais, parce qu'ayant ledistrict des pansements et des drogues, je vendais souvent auxhommes de bonnes médecines de cheval...LE COMTE. Qui tuaient les sujets du roi.FIGARO. Ah ! ah ! il n'y a point de remède universel, maisqui n'ont pas laissé de guérir quelquefois des Galiciens, desCatalans, des Auvergnats.LE COMTE. Pourquoi donc l'as-tu quitté ?FIGARO. Quitté ? c'est bien lui-même ; on m'a desservi auprèsdes puissances.L'envie aux doigts crochus, au teint pâle et livide...LE COMTE. Oh ! grâce, grâce, ami ! Est-ce que tu fais aussides vers ? Je t'ai vu là griffonnant sur ton genou, et chantantdès le matin.FIGARO. Voilà précisément la cause de mon malheur,Excellence. Quand on a rapporté au ministre que je faisais, jepuis dire, assez joliment, des bouquets à Cloris, que j'envoyaisdes énigmes aux journaux, qu'il courait des madrigaux de mafaçon, en un mot, quand il a su que j'étais imprimé tout vif,

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LA REPRÉSENTATION DES DOMESTIQUES. . .

il a pris la chose au tragique, et m'a fait ôter mon emploisous prétexte que l'amour des lettres est incompatible avecl'esprit des affaires.LE COMTE. Puissamment raisonné ! et tu ne lui fis pasreprésenter...FIGARO. Je me crus trop heureux d'en être oublié, persuadéqu'un grand nous fait assez de bien quand il ne nous fait pasde mal.LE COMTE. TU ne dis pas tout. Je me souviens qu'à monservice tu étais un assez mauvais sujet.FIGARO. Eh ! mon Dieu, monseigneur, c'est qu'on veut quele pauvre soit sans défaut.LE COMTE. Paresseux, dérangé...FIGARO. AUX vertus qu'on exige dans un domestique, VotreExcellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignesd'être valets ?LE COMTE, riant. Pas mal. Et tu t'es retiré en cette ville ?FIGARO. Non, pas tout de suite.

Beaumarchais, le Barbier de Séville, acte I, scène 2,, 1775.

La révolte d'un homme du peuple

Plusieurs années se sont écoulées depuis la fin du Barbier deSéville. Le comte Almaviva et la comtesse Rosine vivent dansun château, mais le comte, maintenant volage, fait la cour àSuzanne, la camériste de la comtesse et la fiancée de Figaro.À la suite d'un échange de vêtements entre la comtesse etSuzanne, destiné à tromper le comte, Figaro se croit — àtort — trahi par celle qu'il doit épouser. Il s'exprime dansun très long monologue, dont seulement une partie esttranscrite ici.

FIGARO, seul, se promenant dans l'obscurité, dit du ton le plussombre :Ô femme ! femme ! femme ! créature faible et décevante !...nul animal créé ne peut manquer à son instinct ; le tien

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DOCUMENTATION THÉMATIQUE

est-il donc de tromper ?... Après m'avoir obstinément refuséquand je l'en pressais devant sa maîtresse ; à l'instant qu'elleme donne sa parole, au milieu même de la cérémonie... Il riaiten lisant, le perfide ! et moi, comme un benêt... ! Non,Monsieur le Comte, vous ne l'aurez pas... vous ne l'aurezpas... Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyezun grand génie !... Noblesse, fortune, un rang, des places, toutcela rend si fier ! Qu'avez-vous fait pour tant de biens ? Vousvous êtes donné la peine de naître, et rien de plus ; du reste,homme assez ordinaire ; tandis que moi, morbleu ! perdu dansla foule obscure, il m'a fallu déployer plus de science et decalculs pour subsister seulement, qu'on n'en a mis depuis centans à gouverner toutes les Espagnes : et vous voulez jouter...On vient... c'est elle... ce n'est personne. La nuit est noire endiable, et me voilà faisant le sot métier de mari, quoique jene le sois qu'à moitié ! (Il s'assied sur un banc.) Est-il rien deplus bizarre que ma destinée ! [...] Ô bizarre suited'événements ! Comment cela m'est-il arrivé ? Pourquoi ceschoses et non pas d'autres ? Qui les a fixées sur ma tête ?Forcé de parcourir la route où je suis entré sans le savoir,comme j'en sortirai sans le vouloir, je l'ai jonchée d'autant defleurs que ma gaieté me l'a permis : encore je dis ma gaieté,sans savoir si elle est à moi plus que le reste, ni même quelest ce moi dont je m'occupe : un assemblage informe de partiesinconnues, puis un chétif être imbécile, un petit animal folâtre,un jeune homme ardent au plaisir, ayant tous les goûts pourjouir, faisant tous les métiers pour vivre ; maître ici, valet là,selon qu'il plaît à la fortune ; ambitieux par vanité, laborieuxpar nécessité, mais paresseux... avec délices ! orateur selon ledanger, poète par délassement, musicien par occasion,amoureux par folles bouffées, j'ai tout vu, tout fait, tout usé.

Beaumarchais, le Mariage de Figaro, acte V, scène 3, 1784.

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Annexes

Le théâtre en utopie; p. 96

Les sources

de l'Île des esclaves, p. 103

L'Ile des esclaves et la scène; p. 106

l'Île des esclaves

et la critique, p. 109

Avant ou après la lecture, p. 116

Bibliographie, filmographie, p. 118

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Le théâtre en utopie

D'un renversement socialà une épreuve morale

Une fable utopique ?La tradition universitaire a qualifié l'île des esclaves d'« utopiesociale » ; on a vu, dans cette pièce, la représentation d'unesociété nouvelle. Cet acte, pourtant, ne dépeint nullement unesociété parfaite ; tout au plus Trivelin mentionne-t-il l'histoirede l'île, ce qui permet de rendre crédible le renversement desrôles (sc. 2). En effet, le cadre insulaire mis en place dans lesdeux premières scènes, grâce à la référence au naufrage, auxéléments du décor et au récit de Trivelin, ne sert pas à mettreen scène un modèle, mais permet à Marivaux de rendrepossible une expérience : que se passerait-il si maîtres et valetséchangeaient leurs fonctions sociales ? L'île des esclaves semblese présenter davantage comme une question que comme uneréponse.

Une double expérienceLe rôle de Trivelin est révélateur : ce personnage, présent surscène pour enclencher et contrôler l'expérience (sc. 2 à 5),disparaît ensuite et ne revient qu'au terme de la pièce pouren dégager les conclusions. Sa sortie correspond donc aumoment où les valets prennent une autonomie et deviennentà leur tour l'objet de l'expérience. Livrés à eux-mêmes, ilsprennent les initiatives à partir de la scène 6 et conduisentl'action : on s'aperçoit alors que leur mise à l'épreuve (sc. 6à 10) s'ajoute à celle que subissent les maîtres. L'île des esclavesest donc une double expérience (Trivelin dira aux valets à lascène 11 : «[...] nous aurions puni vos vengeances, comme

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ANNEXES

nous avons puni leurs duretés ») ou plutôt une expérienceréalisée sur quatre personnages : deux maîtres et deux valets,deux hommes et deux femmes.

Arlequin contre Cléanthis ?En effet, au départ, Trivelin distribue les rôles en fonction dela condition sociale : chaque valet est invité à brosser leportrait de son maître et chaque maître est prié d'en reconnaîtrela vérité. Mais, bientôt, des différences vont se marquer entreles sexes : Cléanthis et Arlequin prennent des voies différentes,et Arlequin pardonne plus vite à son maître que Cléanthis nepardonne à sa maîtresse. Les scènes se jouent différemmententre les hommes et les femmes. Cléanthis — et son nomd'origine grecque peut en être un signe — paraît, comme lesmaîtres, plus investie dans le jeu social : elle se montre trèscomplaisante pour décrire sa maîtresse (sc. 3), prend la parodieau sérieux (sc. 6) et se révolte amèrement lorsqu'elle doitretourner à sa condition initiale (se. 10). Arlequin, en revanche,semble toujours plus détaché des considérations sociales : ilrefuse de brosser le portrait de son maître (se. 5), interromptCléanthis par ses rires (se. 6) et prend l'initiative du pardon(se. 9). Son détachement le laisse plus disponible à sessentiments et à sa raison. Malgré — ou plutôt par ? — cequ'il doit à la tradition théâtrale italienne et aux conventionsdes rôles de valets, il se révèle un personnage moins « socialisé »,plus proche d'un « état de nature ». Son langage est plustransparent, moins codé, souvent marqué par les rires. Arlequinreste ouvert aux mouvements de son cœur : il est unpersonnage de théâtre, certes, mais non de « comédie ».

Le cœur à l'épreuveL'épreuve est moins politique ou même sociale quevéritablement morale ou sentimentale. Ainsi, aux scènes 3et 5, ce sont les défauts psychologiques et les comportementsd'Iphicrate et d'Euphrosine qui sont jugés ; la scène 6 offre

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ANNEXES

une parodie de leur langage amoureux. Enfin, Arlequin sortvainqueur de l'épreuve grâce à son bon cœur : « ce n'estqu'un bon cœur » dit de lui Cléanthis à la scène 7 ; « tu n'aspas le cœur mauvais » constate Euphrosine à la scène 8 ; « jedois avoir le cœur meilleur que toi » explique Arlequin à lascène 9. Quand il incite Cléanthis à pardonner à son tour, ilinvoque la valeur morale : « je veux être un homme debien » ; « soyons bonnes gens sans le reprocher, faisons dubien sans dire d'injures » ; « quand on est bon, on est aussiavancé que nous » (sc. 10). En définitive, l'épreuve fait appelaux bons sentiments : c'est la générosité qui l'emporte.

La question sociale

Un nouveau contrat socialLa place dans le système social est présentée comme un étatde fait, fruit d'un hasard : « N'est-ce pas le hasard qui faittout ? » dit Cléanthis à la fin de la scène 6. Cette placeexplique le comportement des maîtres (Arlequin : « Peut-êtreque je serai un petit brin insolent, à cause que je suis lemaître », scène 5 ; « Si j'avais été votre pareil, je n'aurais peut-être pas mieux valu que vous », scène 9) ; elle excuse celuides esclaves (Arlequin : « Mes plus grands défauts, c'était tamauvaise humeur, ton autorité, et le peu de cas que tu faisaisde ton pauvre esclave », scène 9). Trivelin peut conclure : « Ladifférence des conditions n'est qu'une épreuve que les dieuxfont sur nous », et, à la fin de la pièce, chacun reprend saplace initiale. Marivaux ne conteste donc pas la hiérarchiesociale ; il ne la remet pas en cause, mais la présente commearbitraire : en cela, il n'annonce pas les « révolutionnaires »,mais se fait plutôt moraliste. Cependant, s'il n'instaure pasun nouvel ordre social, il élabore un nouvel accord : Iphicrateet Euphrosine promettent d'avoir un comportement différent ;valets et maîtres sont réconciliés. La réussite des valets, fondée

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LE THÉÂTRE EN UTOPIE

sur leur capacité à pardonner, offre la possibilité d'un nouveaucontrat social.

Des esclaves ou des hommes ?Il ne s'agit donc pas de proposer un nouveau modèle, maisde gérer, d'aménager le système social. Cette nouvelle harmonieest fondée sur l'humanité des protagonistes : Trivelin proposeen effet, à la scène 2, de donner un « cours d'humanité ». SiMarivaux est donc « en avance » sur son temps, sans douteest-ce parce qu'il s'efforce de montrer que les domestiquessont des êtres humains à part entière (voir « Maîtres etserviteurs en 1725 » p. 10). Sa pièce a donc valeur illustrative.Elle offre un exemple qui va à l'encontre des opinionshabituelles que les maîtres ont de leurs serviteurs ; en créantles conditions qui vont lui permettre de prouver la valeurhumaine des valets, en représentant leur supériorité morale,leur capacité à pardonner, Marivaux s'élève contre uneinjustice : celle de ces hommes qui, parce qu'ils sont les « plusfort(s) », traitent leur domestique comme un « pauvre animal »(sc. 1). À cet égard, assimiler Arlequin et Cléanthis à des« esclaves » est révélateur ; l'auteur montre ainsi à quel pointon oubliait que les serviteurs étaient des êtres humains. Lethéâtre permet donc à Marivaux de dénoncer de mauvaistraitements, de démontrer l'égalité de cœur et de raison desmaîtres et des valets et de proposer les conditions d'uneharmonie sociale : certes, Arlequin ou Cléanthis ne sont pasFigaro, mais ils ne sont pas non plus si éloignés despréoccupations de leur temps.

Ce que parler veut direCette nouvelle harmonie se fonde sur une meilleurecommunication, et Marivaux met les mots en question : ilfaut se défaire du langage habituel et apprendre une nouvellelangue. À Iphicrate, qui parle « la langue d'Athènes », Arlequinrétorque « mauvais jargon que je n'entends plus » (sc. 1), et

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ANNEXES

Cléanthis explique, à propos d'Euphrosine : « À présent, ilfaut parler raison ; c'est un langage étranger pour Madame ;elle l'apprendra avec le temps. » La pièce propose donc unedéconstruction du langage habituel. En citant avec décalage,ironie ou colère, les propos mêmes de la coquette, Cléanthisdémonte le langage de la comédie sociale. Non seulementelle rapporte les paroles de sa maîtresse (« Faites cela, je leveux, taisez-vous, sotte ! »), mais elle en montre la faussetépar un jeu de traduction : « [...] je n'ose pas me montrer, jefais peur. Et cela veut dire : Messieurs, figurez-vous que cen'est point moi, au moins [...] ». Cléanthis reproduit etdéconstruit les paroles d'Euphrosine : elle révèle ainsil'insignifiance, la feinte, la duplicité du langage de la coquette.À la scène 6, Marivaux met le langage amoureux à l'épreuve :la parodie effectuée par les valets et le décalage introduit parles rires d'Arlequin permettent de révéler l'affectation, lecaractère vain et non naturel de l'expression des sentiments.Dans la suite de la pièce, après cette déconstruction dulangage de la comédie sociale, une nouvelle langue se cherche :celle du cœur. Arlequin souhaite rendre adéquats ses mots etses sentiments (« C'est que je vous aime et que je ne saiscomment vous le dire », sc. 8). Les conventions retrouventune signification et le valet vouvoie à nouveau son maître.Les termes employés ironiquement (sc. 1) finissent par secharger d'une nouvelle vérité, et, lorsque Iphicrate et Arlequins'appellent « mon cher Arlequin », « mon cher patron »,l'accord des mots et du cœur est réel. Dans cette nouvellecommunication, les gestes peuvent même dépasser les paroles,être plus proches des sentiments : Arlequin déshabille sonmaître et reprend ses vêtements, il se met à genoux et inviteCléanthis à suivre son exemple. Les valets pleurent et baisentla main de leurs maîtres : ce geste est un « dernier mot, quivaut bien des paroles ». Le nouveau contrat social est fondésur la destruction d'un langage opaque et sur l'élaborationd'une nouvelle communication où les mots retrouvent leur

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LE THÉÂTRE EN UTOPIE

sens premier et où les gestes sont l'expression transparentedes mouvements du cœur.

L'utopie du théâtre

Le regard des valets, un miroir offert aux maîtresLa foi dans le théâtre semble soutenir la pièce : en représentantsa maîtresse, Cléanthis permet à celle-ci de se reconnaître et,en jouant « l'amour à la grande manière », les valets peuventdévoiler le ridicule et la fausseté du langage amoureux. Cesscènes de théâtre dans le théâtre affirment la capacité duspectacle à représenter et à révéler. Le jeu des valets permetaux masques de se lever. Ce regard que Cléanthis et Arlequinportent sur la société, regard lucide et sage, fait progresserl'action. Il a cependant pour Marivaux une autre fonction :en offrant à Euphrosine et Iphicrate un miroir d'eux-mêmes,les valets le proposent aussi aux maîtres qui assistent à lareprésentation. Si l'île des esclaves est un jeu, c'est un jeu quin'est pas sans enjeu. Marivaux donne la parole aux valets : ilentend ainsi mettre le public à l'épreuve. Les rôles d'Iphicrateet d'Euphrosine, maîtres avec lesquels les spectateurs peuvents'identifier, les références à la réalité du temps, la modérationdu personnage de Trivelin qui permet à l'auteur de se concilierla salle, la structure même de la pièce, qui repose sur desaveux et un pardon, sont autant d'éléments qui témoignentd'un désir de Marivaux de donner, avec légèreté et gaieté,une leçon à ses contemporains. On peut se demander, eneffet, à qui le discours de Cléanthis s'adresse lorsque celle-cis'écrie : « Entendez-vous, Messieurs les honnêtes gens dumonde ? » (sc. 10).

« Castigat ridendo mores »Marivaux rejoint donc la fonction traditionnellement attribuéeà la comédie (« elle corrige les mœurs par le rire »). Il imagine

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ANNEXES

une expérience, offre un miroir à son public. Sans douteentend-il réconcilier une société divisée et montrer auxspectateurs comment se comporter. C'est là que réside levéritable caractère utopique de l'île des esclaves : elle ne présentepas une société idéale, mais se veut prélude à un meilleuraccord. Elle est fondée sur un acte de foi dans la comédie,dans sa capacité à réformer le public. Si l'Ile des esclaves metbien en scène une utopie, c'est celle du théâtre.

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Les sourcesde l'Île des esclaves

Marivaux donne un cadre utopique à sa pièce. Depuis ladescription faite par Thomas More, en 1516, de l'île d'Utopia— étymologiquement, « l'endroit qui n'existe nulle part » —,île et utopie sont souvent liées : on peut notamment leconstater chez Rabelais qui imagine des îles allégoriques dansle Quart Livre.

Marivaux avait lu les Aventures de Télémaque (1699) : Fénelony décrit, au livre VII, un pays idéal, la Bétique. À son tour,Marivaux avait pratiqué la description utopique dans le roman :les Effets surprenants de la sympathie (1712-1713) montrentÉmander civiliser les habitants d'une île où il a échoué etconstruire avec eux une société idéale.

Le théâtre s'intéressait aussi, de plus en plus manifestement,aux problèmes sociaux : Lesage avait écrit Crispin rival de sonmaître en 1707, Turcaret en 1709 ; Dufresny avait fait uneâpre peinture sociale dans ta Coquette de village (1715). Delislede la Drevetière, surtout, venait de remporter un très grandsuccès avec ses « pièces sociales » créées au Théâtre-Italien :Arlequin sauvage (1721) et Timon le Misanthrope (1722). VoirDocumentation thématique p. 82.

Enfin, notons que le goût pour les voyages et l'exotismeallait croissant et qu'il était courant de donner un cadreinsulaire à une fiction. Le thème du pèlerinage à l'île deCythère, par exemple, connaissait une grande vogue. Déjà lesœuvres précieuses du xviie siècle avaient représenté des îlesgalantes. Le thème de l'embarquement se retrouve à la findu XVIIe siècle dans l'opéra et, avec les Trois Cousines deDancourt (1700), sur la scène du Théâtre-Français. Les paroles

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ANNEXES

Détail du Pèlerinage à l'île de Cythère,peint par Antoine Watteau (1684-1721).

Musée du Louvre, Paris.

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LES SOURCES DE L'ÎLE DES ESCLAVES

chantées par Arlequin à la fin de la scène 1 rappellent,d'ailleurs, ce thème de l'embarquement pour Cythère. Ilsemble, en revanche, que Marivaux n'ait pas encore euconnaissance, en 1725, du Robinson Crusoé de Defoe (1719).

Aussi, dans les années qui précèdent l'île des esclaves,beaucoup de pièces de théâtre, à la Foire, au Théâtre-Italien,ont pour cadre des îles et utilisent des naufrages commeArlequin roi de Serendib (Lesage, 1713). Quelques titres seulementsuffiront à le montrer : le Naufrage du Port-à-l'Anglais, d'Autreau(1718) ; l'île des Amazones, de Lesage et d'Orneval, créée à laFoire (1720) ; l'île du Gougou, composée par d'Orneval pourla Foire (1720).

Marivaux n'innove donc pas en imaginant un naufrage eten donnant pour cadre à son théâtre une île. Aussi vaudra-t-il mieux chercher dans la manière dont il conduit la piècece qui fait sa singularité.

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L'Île des esclaves et la scène

Succès au XVIIIe siècle

Créée en 1725, la pièce a connu un grand nombre dereprésentations durant tout le xviiie siècle au Théâtre-Italien :127 représentations sont attestées dans les registres de 1725à 1768. Mais ils sont incomplets, et F. Deloffre (dans sonédition du Théâtre complet de Marivaux) estime à plus de 170le nombre probable de ces représentations, ce qui mettraitl'île des esclaves au septième rang des pièces de Marivaux lesplus jouées au Théâtre-Italien. On peut noter que la pièce futreprésentée avec succès à la cour, en 1725 et 1726, et qu'uneactrice qui allait devenir célèbre, MUc Clairon, fit ses débutsavec l'île des esclaves, en 1736, dans le rôle de Cléanthis.

Représentations attestées de la pièce au Théâtre-Italien.

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ANNEXES

Par ailleurs, la pièce fut bien reçue dans les villes et coursallemandes. Le duc de Weimar tint lui-même le rôle d'Iphicrateen 1755. L'Ile des esclaves fut « copiée » par des écrivainsallemands : en 1758, les insulaires devinrent des bossus, puis,en 1765, des Indiens d'Amérique (voir J. Lacant, Marivaux enAllemagne, 1975).

Un regain d'intérêt dans les années 1930

Depuis 1900, on recommence à monter régulièrement despièces de Marivaux. Et l'île des esclaves attire à son tourl'attention : en décembre 1931, Jean Sarment présente la pièceau Théâtre-Antoine. En avril 1934, elle est jouée au théâtredu Vieux-Colombier dans un spectacle monté par un grouped'étudiants de la Sorbonne. Elle y illustre un cours de FélixGaiffe, qui dirige ce spectacle, sur « l'esprit de Figaro avantBeaumarchais ». Enfin, elle entre au répertoire de la Comédie-Française le 5 juillet 1939, suivie d'une pièce de Romain

Représentations de la pièce à la Comédie-Française.

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ANNEXES

Rolland, le Jeu de l'Amour et de la Mort, pour célébrer le150e anniversaire de la Révolution française. Pierre Dux la meten scène et tient le rôle d'Arlequin ; la pièce connaît treizereprésentations. Cette mise en scène est reprise en 1947 pourquatorze représentations.

Une pièce souvent jouée depuisles années 1960

Ce sont les années 1960-1970 qui consacrent véritablementl'Ile des esclaves. Sans doute faut-il y voir une conséquence del'intérêt porté par cette époque aux questions sociales. En1961, le Théâtre de l'Île-de-France joue l'île des esclaves enrégion parisienne, dans une mise en scène de Jacques Sarthou.La Comédie-Française présente à nouveau la pièce au festivalde Baalbek, en juillet 1961, dans une mise en scène de JacquesCharon qui sera reprise plusieurs fois de 1964 à 1967. Endécembre 1963, au Théâtre de l'Est parisien, Guy Rétorémonte la pièce dans des décors futuristes. Ce spectacle seralui aussi repris, en 1973, peu de temps avant que la Comédie-Française n'offre une troisième mise en scène de l'Ile desesclaves, celle de Simon Eine.

Rappelons que, à peu près à la même époque, PatriceChéreau, dans une mise en scène qui a fait date, présenteune autre pièce « expérimentale » de Marivaux : la Dispute.Dans ces mêmes années, il semble que l'Ile des esclaves aitintéressé plusieurs compagnies et, depuis lors, elle apparaît detemps en temps à l'affiche. Dans la période la plus récente,elle a été jouée par le théâtre du Campagnol, qui a montétoutes les pièces en un acte de Marivaux (1988).

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L'Île des esclaveset la critique

Lectures du XVIIIe siècle

La pièce a bon accueil, comme en témoignent les extraitssuivants.

Les comédiens-italiens ont donné le mois passé une petitepièce, qui a pour titre l'île des esclaves. Le public l'a reçueavec beaucoup d'applaudissements. M. de Marivaux, qui enest l'auteur, est accoutumé à de pareils succès, et tout ce quipart de sa plume lui acquiert une nouvelle gloire.

Compte rendu du Mercure de France, avril 1725.

La Barre de Beaumarchais qualifie l'île des esclaves de « petitbijou ». Après avoir résumé la pièce, il conclut ainsi.

Si je vous connais bien, mon cher Monsieur, les huit premièresscènes auront beau vous divertir, vous aimerez encore mieuxles pleurs délicieuses que vous arracheront les sentimentsgénéreux qui brillent dans les trois dernières scènes.

La Barre de Beaumarchais, Lettres sérieuses et badines, tome II I ,seconde partie, année 1730.

Le marquis d'Argenson est sensible à la double correction quis'effectue dans l'Ile des esclaves.

Je crois cette pièce de Marivaux. Elle réussit beaucoup dansson temps et on la rejoue souvent. Le jeu de Silvia y étaitadmirable au personnage de Cléanthis. Au reste, rien de plusmoral, rien de plus sermonnaire que cette pièce ; c'est le

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ANNEXES

véritable castigat ridendo mores. Les maîtres corrigés par lesvalets et ceux-ci éprouvés par leur bon cœur quand les maîtressavent le toucher à propos. La fête des saturnales avait ceteffet à Rome, mais elle devait peu réussir, ne durant qu'unseul jour par an, les mauvaises habitudes étaient difficiles àperdre pour si peu de temps.

Le marquis d'Argenson, manuscrit de la bibliothèque de l'Arsenal,n° 3450, f 308. Cité par F. Deloffre.

Depuis le XIXe siècle, les critiques semblent le plus souventchercher à évaluer la portée sociale et politique de la pièce.

Un célèbre jugement du XIXe siècle

Les valets et les soubrettes de Marivaux, ses Frontin et sesLisette ont un caractère à part entre les personnages de cetteclasse au théâtre. Les Scapin, les Crispin, les Mascarille sontassez ordinairement des gens de sac et de corde : chez Marivaux,les valets sont plus décents ; ils se rapprochent davantage deleurs maîtres ; ils en peuvent jouer au besoin le rôle sans tropd'invraisemblance ; ils ont des airs de petits-maîtres et desmanières de porter l'habit sans que l'inconvenance saute auxyeux. Marivaux, avant et depuis son Paysan parvenu, a toujoursaimé ces transpositions de rôles, soit dans le roman, soit authéâtre. Dans une petite pièce intitulée l'île des esclaves, il estallé jusqu'à la théorie philanthropique ; il a supposé unerévolution entre les classes, les maîtres devenus serviteurs etvice versa. Après quelques représailles d'insolence et devexations, bientôt le bon naturel l'emporte ; maîtres et valetsse réconcilient et l'on s'embrasse. Ce sont les saturnales del'âge d'or. Cette petite pièce de Marivaux est presque àl'avance une bergerie révolutionnaire de 1792. La naturehumaine n'y est pas creusée assez avant ; on y voit du moinsle faible de l'auteur et son goût pour ce genre de serviteursofficieux, voisins des maîtres.

Sainte-Beuve, Causeries du lundi, tome IX, 1854.

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L'ÎLE DES ESCLAVES ET LA CRITIQUE

Lectures du XXe siècle : contre Sainte-Beuve ?

Dans le programme distribué au Théâtre de l'Est parisien, lorsde la représentation de la pièce en 1963, figurait le textesuivant.

Cette morale du cœur, pour sincère qu'elle soit, ne va passans naïveté. Marivaux ne remet pas en cause les structuresde la société, l'inégalité des conditions ; il rêve seulementd'humaniser les rapports entre les riches et les pauvres, lesdominants et les dominés. [...] Il faut, en somme, aménagerl'injustice pour la faire accepter. Cela est si vrai que, surpromesse d'être à l'avenir bien traités, Arlequin et Cléanthis,dans leur instinctive générosité, reprennent leur conditionpremière. Et tout, dans la pièce, nous suggère qu'il n'en peutêtre autrement. Arlequin et Cléanthis sont aussi mal à l'aisedans les habits de leurs maîtres que ceux-ci sous la livrée duserviteur. De là à conclure que les uns sont faits pour l'étatd'esclave et les autres pour celui de maître, il n'y a qu'unpas. Voilà peut-être ce qui fait l'ambiguïté de la pièce, dontla fin heureuse apparaît surtout comme une conclusion deconvenance, laissant à l'avenir toute son incertitude.

Luc Decaunes, programme du T.E.P., 1963 et 1973.

Il y a assurément de l'excès ici et là, dans l'image d'unMarivaux métaphysicien comme dans celle d'un Marivauxrévolutionnaire. Toutefois aucune de ces deux images n'estcomplètement trompeuse. À elles deux, elles nous permettrontpeut-être d'évoquer la figure complexe de Marivaux, de cetécrivain qu'on peut qualifier de métaphysicien social. [...] Ilse garde aussi d'instituer un bouleversement radical desstructures sociales, les valets devenant définitivement les maîtreset instaurant un nouvel ordre des choses. Son « île desesclaves », c'est en fait un institut d'éducation, une sorte declinique de la raison. Les valets y sont investis du rôle demaîtres, mais c'est pour permettre à ceux qu'ils avaient servisauparavant et qui les servent maintenant, de s'amender [...].Certes, Marivaux ne conclut jamais. Il n'appelle pas au

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ANNEXES

renversement de l'ordre social ; il s'en tient au jeu. Mais nousmontrer comme un jeu une société qui se prétend immuable,c'est déjà la mettre en question. Le théâtre de Marivaux n'estrien d'autre qu'un pressant appel à notre lucidité.

Bernard Dort, « Marivaux ou la société en question »,in T.E.P.-Magazine, n° 4, janvier 1964.

Une lecture d'après 1968

L'île des esclaves nous fait assister à la rééducation des deuxmaîtres par les deux esclaves. Le mécanisme inventé parMarivaux est surprenant. Il ne s'agit pas d'un amusementd'esprit. Marivaux annonce clairement des faits politiquesd'aujourd'hui, comme les expériences de critique-réforme oula rééducation des propriétaires terriens par les paysans pauvresen Chine maoïste, ou telles séquences de films gauchistes surles épreuves que des ouvriers font subir à des patrons séquestrés.

Premier stade de la cure : les deux domestiques-esclavesanalysent la situation. Ils ont été dépersonnalisés, c'est là leurgrief le plus grave. On leur a ôté leurs vêtements, ils ont dûen porter d'autres. On leur a ôté leurs noms, ils ont dû enaccepter d'autres [...]. Enfin, les esclaves montrent biencomment la domination des maîtres, les humiliations, uneviolence sourde et parfois ouverte, ont achevé, jour par jour,cette dépersonnalisation.

Deuxième stade de la cure : le responsable politique obligeles deux maîtres à se déshabiller et à endosser la livrée desdeux esclaves. Il oblige ensuite les maîtres à changer de noms,à répondre à des noms d'esclaves quand on leur parle. Puisles maîtres doivent écouter attentivement une nouvelle analysecritique de la conduite qu'ils ont eue, celle-là plus détaillée,plus « historique », faite par les deux esclaves. Le responsableexige ensuite des maîtres, malgré leur répugnance, qu'ilssouscrivent entièrement, ouvertement, à cette critique.

Troisième stade : sous les regards des maîtres, les deuxesclaves engagent une sorte de psychodrame, en « jouant » lespatrons. La scène est frappante. Vêtus en domestiques,rebaptisés domestiques, les ex-patrons, obligés de percevoir

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L'ILE DES ESCLAVES ET LA CRITIQUE

cette satire déformée d'eux-mêmes, parcourent plusieurs étatsde découverte, de honte, peut-être d'autocritique, mais celan'est pas explicite.

Jusqu'à ce moment, la pièce est si rigoureusement conduiteque l'on se demande quelle conclusion Marivaux va bienpouvoir donner à cette étrange prémonition de « révolutionculturelle ». Mais, hélas ! voici qu'il déraille. Le quatrièmestade de la cure consiste à faire engager à l'esclave-homme lesmanœuvres et les discours qui indiquent qu'il veut, qu'il va,coucher avec la belle dame.

Et là, la pièce retombe. D'une part, parce que Marivauxtriche : le domestique cesse immédiatement de se conduire enmaître, en ceci qu'il n'« attaque » pas la maîtresse comme unvrai patron attaque sa femme de chambre, avec aplomb. Aucontraire, il est tout ému, et aussitôt, la bourgeoise, profitantde cette timidité et du reste d'aliénation du domestique,reprend le dessus. D'autre part, parce que cette irruptiondu sexe dans la cure ne peut que briser la rigueur dumécanisme [...].

Bien sûr, Marivaux estime que les deux esclaves, au termede cette métamorphose tactique, n'ont aucunement acquis laviolence, l'intolérance, l'injustice, qui sont comme une secondenature des personnes nées. Mais après un départ si frondeur,cette conclusion est décevante.

Michel Cournot, le Monde, 16 novembre 1973.

Des rapports humains

On n'a certainement pas mesuré encore toute la portée de sesîles. Ce ne sont pas des « bergeries révolutionnaires » ou denaïves utopies où l'on nous présenterait béatement un nouveaumodèle de société ; encore moins des apologues conservateurs,comme on l'a cru parfois en se méprenant sur la portée decertains dénouements : qu'on s'efforce seulement d'écouterCléanthis et Arlequin lorsqu'ils consentent à reprendre leurancienne condition ! Comme comédies ou psychodramessociaux, ces pièces nous tiennent bien un discours« réactionnaire » (qui d'ailleurs demeure très instructif) : pour

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ANNEXES

notre plus grande joie, les esclaves devenus maîtres commettentl'erreur de vouloir entrer dans ce rôle [...]. Mais comme jeuxthéâtraux, ces îles sont d'une extrême hardiesse. Marivauxsait fort bien que ses révolutions ne sont pas pour demain, iln'est pas assez naïf pour croire qu'il va si facilement convertirson public ou réconcilier dans un spectacle édifiant la sociétéde son temps : il crée de grands moments de théâtre [...],moments indépassables dont on oubliera difficilement l'éclairou le frisson. Enfin les esclaves se font entendre, ou des hommesdeviennent hommes, comme il est dit dans l'île de la raison ;on appellera donc ces pièces utopiques, si l'on n'entend paspar utopie quelque construction imaginaire, mais une exigenceéthique : comment enfin vivre humainement ? Bien au-delàdes revendications précises ou des projets de réforme qu'onreproche parfois à Marivaux de ne pas avoir formulés, il y acette revendication fondamentale de dignité qu'on retrouvedans tout son théâtre, cette capacité de percevoir des drames,actuels ou latents, derrière le train-train quotidien d'un ordresocial contraignant et accepté, ce besoin de faire entrevoir ceque pourraient être de véritables rapports humains.

Henri Coulet et Michel Gilot, Marivaux.Un humanisme expérimental, coll. « Thèmes et textes »,

Larousse, 1973.

Il est certain que, quelles que soient les raisons de sa prudence,Marivaux ne réclame ni un bouleversement des institutions,ni l'instauration d'une société sans classes, ni, à plus forteraison, l'établissement d'une dictature des humbles. Lesformules relatives à son « socialisme » ou à son « espritrévolutionnaire » ne sont pas exactes. Son point de vue estmoral, et sa thèse plus proche de celles du Télémaque que decelles du Contrat social. Si Marivaux annonce Rousseau, c'estplutôt par l'importance qu'il attache à la sensibilité dans lesrelations humaines que par une doctrine précise. Mais il nefaut pas oublier que, suivant un mot de Paul Janet, c'esttoujours la morale qui commence la ruine des institutions. Dureste, on notera que ces revendications limitées en faveur d'untraitement plus humain des domestiques sont fondées en droitsur la croyance affirmée en l'égalité foncière des hommes.

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Marivaux le disait dès le Télémaque travesti avec unenetteté, dans un passage relatif, précisément, auxentre maîtres et serviteurs : « II n'y a qu'une peauhommes : le portier d'un ministre lui-même, quandtous deux dans l'eau, se ressemblent comme des, »

F. Deloffre, édition du Théâtre complet de Marivaux,coll. « Classiques Garnier », Bordas, tome I, 1980.

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Comme Marivaux le disait dès le Télémaque travesti avec uneparfaite netteté, dans un passage relatif, précisément, auxrapports entre maîtres et serviteurs : « II n'y a qu'une peauchez les hommes : le portier d'un ministre lui-même, quandils sont tous deux dans l'eau, se ressemblent comme desjumeaux. »

F. Deloffre, édition du Théâtre complet de Marivaux,coll. « Classiques Garnier », Bordas, tome I, 1980.

L'ÎLE DES ESCLAVES ET LA CRITIQUE

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ANNEXES

Avant ou après la lecture

Apprécier la remise en cause sociale

1. Débat ou discussion : « Peut-on évaluer la portée socialeet politique de l'île des esclaves ? »2. Comparez la tirade de Cléanthis (sc. 10) avec celle deFigaro dans le Mariage de Figaro (1784) de Beaumarchais(acte V, sc. 3).3. Décrivez « votre île » : quels rôles sociaux souhaiteriez-vousmettre à l'épreuve ? Imaginez un échange de fonctions quivous semblerait intéressant aujourd'hui : que se passerait-il ?4. Les paroles du divertissement infléchissent-elles la portéesociale du dénouement ?

Approfondir les thèmes abordés

5. Exposé qui peut permettre une collaboration avec leprofesseur d'histoire : la condition des serviteurs au XVIIIe siècle(voir Bibliographie p. 118).6. Travail lexicologique : relevez les différentes mentions dumot « honnête » dans la pièce. Est-il facile de distinguer lavaleur sociale et la valeur morale de ce mot ? Aidez-vous dedictionnaires (voir Bibliographie).7. Exercice de recherche à propos de la scène 3 : consultezau C.D.I. plusieurs manuels de littérature des xviie etxviiie siècles. Aidez-vous des index, tables des matières, listesde thèmes, propositions de groupements thématiques quifigurent à la fin de ces manuels pour trouver plusieurs textes(il y en a beaucoup !) qui parlent de la coquetterie desfemmes. Comparez la manière dont ce thème est abordé.

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8. Mettre la scène 6 en perspective : la parodie du langageprécieux a-t-elle des éléments communs avec celle que faitMolière dans les Précieuses ridicules (sc. 9) ou les Femmes savantes(acte III, sc. 2), et celle que fera Marivaux dans le Jeu del'amour et du hasard (acte II, se. 3 et 5) ?9. Propositions de « questions d'ensemble » sur l'île des esclavespour l'oral du baccalauréat : la différence des conditions ; lecomique ; le rôle d'Arlequin ; langage et action.

Comprendre ce qu'est une mise en scène

10. Question d'interprétation. Si vous étiez metteur en scène,sur quel ton feriez-vous dire à vos acteurs les passages suivants :les grandes tirades d'Arlequin à la fin des scènes 1 et 9 ; lesaveux d'Euphrosine et d'Iphicrate à la fin des scènes 4 et 5 ;le dialogue de Cléanthis et d'Arlequin à la scène 6 (1. 66 à88) ; les reparties entre Arlequin et Euphrosine à la scène 8(depuis la ligne 30) ; le long discours de Cléanthis à lascène 10 ? Montrez que la signification de la pièce endépend.11. Parcours dans les illustrations : observez les photographiesdes différentes mises en scène. Relevez dans les costumes etles décors les éléments orientaux, les coupes « xviiie siècle »ou contemporaines,-les accessoires saugrenus. Quel type decoiffure a Trivelin (p. 70) ? Comment appréciez-vous le« bateau en papier » qu'il porte en concluant la pièce ? L'îledes esclaves serait-elle un jeu d'enfant ? Une « île de papier » ?Que pensez-vous des vêtements et décors futuristes (p. 14) ?12. À votre tour : quels décors donneriez-vous à la pièce ?Comment seraient habillés vos comédiens ?13. Montrez comment les paroles du divertissement créentl'atmosphère de « joie » et de « plaisirs » annoncée par Trivelinà la fin de la scène 11.

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Bibliographie, filmographie

Éditions de référenceUne tentative intéressante est faite pour respecter la ponctuationdes éditions originales dans :Marivaux, Théâtre complet, édition de F. Deloffre et F. Rubellin,coll. « Classiques Garnier », Bordas, 2 vol., 1989. L'île desesclaves figure dans le tome I.Marivaux, le Prince travesti, l'île des esclaves, le Triomphe del'amour, édition de }. Goldzink, coll. « G.F. » Flammarion,1989.

Le théâtre au xviiic siècleLagrave H., le Théâtre et le public à Paris de 1715 à 1750,Klincksieck, 1972.Larthomas P., le Théâtre en France au xviiie siècle, coll. « Quesais-je ? », P.U.F., 1980.Rougemont (M. de), la Vie théâtrale en France au xviiiè siècle,Champion, 1988.

Marivaux et son théâtreCoulet H., « le Pouvoir politique dans les comédies deMarivaux », in l'Information littéraire, n° 5, 1983.Coulet H. et Gilot M., Marivaux. Un humanisme expérimental,Larousse, coll. « Thèmes et textes », 1973.Deguy M., la Machine matrimoniale ou Marivaux, Gallimard,1981, réédité 1986, coll. « Tel ».Deloffre F., Une préciosité nouvelle : Marivaux et le marivaudage,les Belles Lettres, 1955, réédité Colin, 1976.Dort B., « À la recherche de l'amour et de la vérité : esquissed'un système marivaudien », postface à l'édition du Théâtrede Marivaux au Club français du livre, 1961 ; repris dansThéâtre public, Seuil, 1967.

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A N N E X E S

Les domestiques au xviiie siècleGutton J.-P., Domestiques et serviteurs dans la France de l'AncienRégime, Aubier-Montaigne, 1981.Petitfrère C, l'Œil du maître. Maîtres et serviteurs de l'époqueclassique au romantisme, Éditions Complexe, 1986.Sabattier ]., Figaro et son maître, les domestiques au xviiie siècle,Perrin, 1984.

Les valets au théâtreRibaric Demers M., le Valet et la Soubrette de Molière à laRévolution, Nizet, 1970.

Outils pédagogiques« L'Utopie », numéro spécial de l'École des lettres, second cycle,n° 11, mars 1981. Contient un article de F. Ninane deMartinoir sur les trois « îles » de Marivaux, p. 15 à 22.Dubois J., Lagane R., Lerond A., Dictionnaire du français classique,Larousse, 1988.

FilmographieOn peut éventuellement prendre connaissance d'un autre pointde vue sur le même contexte en regardant Que la fête commence :ce film de Bertrand Tavernier (1975) est une réflexionintéressante sur l'épopée de la régence de Philippe d'Orléanset la société du début du xviiiè siècle. Un coup d'œil « derrièrel'histoire officielle », avec Philippe Noiret (le Régent), JeanRochefort (l'abbé Dubois), Jean-Pierre Marielle (le marquis dePontcallec), Marina Vlady, Christine Pascal, Gérard Desarthe,Alfred Adam.

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Petit dictionnairepour commenterL'Ile des esclaves

action (n. f.) : cours des événements (faits et actes) dans unepièce de théâtre ou un récit.commedia dell'arte (n. f.) : mots italiens qui signifient « comédiede fantaisie ». Ils désignent un genre de comédie qui s'estdéveloppé en Italie à partir du milieu du XVIe siècle et danslequel les acteurs improvisaient sur un canevas très simple,didascalie (n.f.) : indication de mise en scène donnée parl'auteur d'une pièce de théâtre au sein même de son texte.divertissement (n.m.) : petit spectacle, comprenantgénéralement des chants et des danses, qui pouvait être donnéentre les actes d'une pièce de théâtre (c'était alors un« intermède ») ou à la fin de la représentation (c'est le casde l'île des esclaves). Les divertissements pouvaient comprendreplusieurs parties (menuets, airs, vaudevilles...). Un vaudevilledésignait anciennement une chanson populaire satirique ; lemot a été ensuite utilisé pour nommer des couplets insérésdans les textes de théâtre (il est parfois employé commesynonyme de « divertissement »). Depuis le XIXe siècle,« vaudeville » a un sens différent : il désigne une comédielégère, riche en intrigues et en rebondissements.éloquence (n. f.) : art de la parole ou du discours qui permetde toucher, d'émouvoir ou de persuader. Voir la tirade deCléanthis (sc. 10).exposition (n. f.) : scènes initiales qui permettent à l'auteur

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PETIT DICTIONNAIRE

de donner au spectateur des informations utiles à lacompréhension de la situation et d'enclencher dans le mêmetemps l'action. On parle d'une scène ou d'un acte d'exposition.indication scénique : voir « didascalie ».métaphore (n. f.) : procédé d'expression qui consiste à employer,pour désigner ou qualifier un mot, un terme qui appartienthabituellement à un autre champ lexical. Une comparaisonimagée est ainsi créée sans le secours d'un mot comparatif(« comme », « ainsi que », etc.). C'est métaphoriquement queles « flammes », les « feux » désignent l'amour dans la langueclassique (voir scène 6).

parodie (n. f.) : imitation comique d'une œuvre, d'un typed'écriture ou de langage, généralement sérieux, dans le butd'en faire la satire. À la scène 6, Arlequin parodie un langageamoureux affecté lorsqu'il dit : « Je ressemble donc au jour. »préciosité (n. f.) : en histoire littéraire, ce terme désignel'ensemble des caractéristiques de l'esprit précieux adopté danscertains salons du xviiè siècle ; on préconisait dans cesassemblées des sentiments et un langage recherchés. Au senslarge, ce terme désigne une affectation, une recherche excessivedans le langage ou dans le style.

satire (n. f.) : écrit ou discours moqueur qui critique lesdéfauts, les ridicules de quelqu'un ou de quelque chose. Lasatire de la coquette est faite à la scène 3.scène (n. f.) : ce mot désigne soit le plateau, l'emplacementdu théâtre où les comédiens jouent une pièce, soit la divisiond'un acte, délimitée par l'entrée ou la sortie d'un personnageet offrant généralement une unité.utopie (n. f.) : à l'origine, ce mot désigne un pays imaginaireoù règne un système politique idéal ; ensuite, toute conceptionimaginaire d'une société modèle.vaudeville (n. m.) : voir « divertissement ».

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