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Chapitre un CRIMES ET CACAO Biographie du plus grand détective du monde « My name is Hercule Poirot, and I am probably the greatest detective in the world. » D’ Hercule Poirot, serait-il impertinent de déclarer, re- tournant la définition populaire du roi François 1 er , que s’il n’était pas le plus haut, il était certainement le plus grand ? Quarante-six ans après sa mort, cent-quarante- deux années après sa naissance, ce petit Belge exilé à Londres est toujours fermement ancré dans l’imaginaire mon- dial. En fait, s’il est deux noms que chacun aura immédiatement sur les lèvres lorsque l’on évoque la profession de détective pri- vé, ce sont bien ceux de Sherlock Holmes et d’Hercule Poirot. La ronde silhouette et les moustaches imposantes de ce dernier ne sont pas moins connues que la casquette et la pipe de son prédécesseur de Baker Street. Belle revanche sur le destin, assurément, pour un homme que la Première Guerre mondiale avait chassé de sa contrée de naissance, l’encore jeune Belgique. Combien de fois Hercule Poirot dut-il, durant sa vie, expliquer qu’il n’était pas français mais belge ? Ignoré ou méprisé, le petit royaume

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Chapitre un

CRIMES ET CACAOBiographie du plus grand détective du monde

« My name is Hercule Poirot, and I am probably the greatest detective in the world. »

D’Hercule Poirot, serait-il impertinent de déclarer, re-tournant la définition populaire du roi François 1er, que s’il n’était pas le plus haut, il était certainement le plus grand ? Quarante-six ans après sa mort, cent-quarante-deux années après sa naissance, ce petit Belge exilé à

Londres est toujours fermement ancré dans l’imaginaire mon-dial. En fait, s’il est deux noms que chacun aura immédiatement sur les lèvres lorsque l’on évoque la profession de détective pri-vé, ce sont bien ceux de Sherlock Holmes et d’Hercule Poirot. La ronde silhouette et les moustaches imposantes de ce dernier ne sont pas moins connues que la casquette et la pipe de son prédécesseur de Baker Street.

Belle revanche sur le destin, assurément, pour un homme que la Première Guerre mondiale avait chassé de sa contrée de naissance, l’encore jeune Belgique. Combien de fois Hercule Poirot dut-il, durant sa vie, expliquer qu’il n’était pas français mais belge ? Ignoré ou méprisé, le petit royaume

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n’avait pas attendu sa création officielle, en 1830, pour subir la condescen-dance de ses voisins. Sur Bruxelles, Voltaire n’écrivait-il pas déjà, en 1722 : « Pour la triste ville où je suis, c’est le séjour de l’ignorance, de la pesanteur, des ennuis, de la stupide indifférence, un vieux pays d’obédience, privé d’es-prit, rempli de foi. » Selon Baudelaire, exilé dans la capitale belge et prenant des notes en observateur aigri par ce séjour forcé, les trois derniers mots de Voltaire étaient de trop. Il ajoutait que si Paris sentait le chou aigre, Bruxelles pour sa part sentait le savon noir. Et combien de fois, également, Hercule Poirot dut-il défendre la prononciation même de son patronyme, si difficile pour des palais britanniques prompts à le déformer en divers « poiret », « porrot » ou « poirote » ? Dans une Angleterre très conservatrice et insu-lairement méfiante envers les étrangers, l’ancien fonctionnaire de la police belge parvint pourtant, par la seule action de ses petites cellules grises, à ac-quérir une renommée considérable, à être sollicité par toute la bonne société, à travailler pour le gouvernement et même, honneur suprême, à être reçu à Buckingham.

Publié en 1920, le récit de la toute première enquête d’Hercule Poirot sur le sol anglais (La Mystérieuse affaire de Styles) ne fut que le premier d’une sé-rie de livres qui rencontrèrent un formidable succès, valant à l’agent littéraire de Poirot, Dame Agatha Christie, le titre incontesté de « reine du crime ». D’emblée, les réussites policières de Poirot connurent une renommée qui dépassait les seules frontières du Royaume-Uni, puisque ce premier roman fut tout d’abord publié aux États-Unis (parution à New York en décembre 1920), avant d’être repris en feuilleton à Londres dans le Weekly Times, puis enfin d’être édité chez John Lane-The Bodley Head, en janvier 1921. Vendu 7 shillings et 6 pence, The Mysterious Affair at Styles se présen-tait comme une élégante édition cartonnée, sous une jaquette illustrée par Alfred James Dewey. Premier roman publié sous la signature d’Agatha Christie (1890-1976), ce demi-octavo de 296 pages à la couverture de tissu brun se vendit modérément à ses débuts. Il essuya même quelques critiques assez acerbes, dont l’une dans le Pharmaceutical Journal du 7 mai 1921, qui reprochait à l’auteur la formule de son cocktail de strychnine ainsi que la manière dont le coroner avait réprimandé le phar-macien local, concluant avec cruauté que « le lecteur éclairé remarquera que [ce livre] est une excellente œuvre de fiction, puisque toutes les précautions y ont été prises afin de se tenir aussi loin de la vérité que possible. » Pour autant, lors de la parution en 1975 du trente-neuvième et ultime volume chroni-

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quant les enquêtes d’Hercule Poirot, plus personne au monde ne doutait du génie de ce petit Belge, déjà devenu immortel.

Étudiant l’ensemble des textes laissés par Dame Agatha Christie, ainsi que quelques trop rares autres témoignages, nous nous sommes efforcés de retra-cer la vie de cet homme d’exception, logicien de génie et dandy fascinant.

André-François Ruaud & Xavier Mauméjean, avril 2006.

 Je suis l’unique, le meilleur, le plus grand détective qui ait jamais existé. Hercule Poirot

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Plan de Bruxelles, Jean Blaeu, 1649.

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1864-1916 : les années belges

C’est en 1864 que naît Hercule Poirot1. Un ami de Poirot, le Dr Burton, demanda un jour au petit détective quelle était l’origine de son prénom. Ne se livrant pas, à son habitude, Poirot fit dévier la conversation sur son ho-monyme mythique, le Dr Burton ayant spéculé sur le caractère païen d’un tel prénom. Il s’agit en fait d’une erreur d’appréciation du médecin anglais : Hercule était bien un prénom traditionnellement donné dans la très croyante Belgique.

Si l’on ne peut affirmer qu’il est Bruxellois de naissance, toujours est-il que Poirot a longtemps vécu à Bruxelles et y demeura toute sa vie très attaché. Son goût prononcé pour l’omelette, spécialité culinaire de la capitale belge, le désigne plaisamment comme Bruxellois. Un jour où, pour le taquiner, son ami Hastings évoquait ses vacances à Knokke-le-Zoute, son sable et ses du-nes impeccables, Poirot trancha sèchement d’un « Pas à Bruxelles. »

Sa famille est petite-bourgeoise, voire prolétaire : à en croire Hercule lui-même, les Poirot sont pauvres et ont de nombreux enfants. Ceux-ci doivent gagner leur vie de bonne heure. À de nombreuses reprises, Poirot se dit très attaché à la vie de famille (« La famille c’est un lien très fort. Le sentiment remplace la beauté. »). Mais il n’évoque que fort rarement la sienne, sans jamais citer aucun de ses frères et sœurs, en dehors d’une brève allusion à sa petite sœur Yvonne (dans la version originale de La Boîte de chocolats). Cette référence a disparu des éditions ultérieures : s’agirait-il d’une censure de la question familiale ? Selon certains chercheurs, se basant sur des remar-ques faites incidemment par le détective, madame Poirot semblerait avoir été une personnalité assez formidable, en tout cas Hercule conserve-t-il une image hautement idéalisée du rôle de mère. « Madame, dans mon pays nous avons beaucoup de respect et de tendresse pour la mère. La mère de famille est tout pour nous ! » (Le Roi de trèfle [The King of Club]). Mais justement, ne s’agit-il pas de manière trop évidente d’un idéal et non d’un souvenir ? On hésite à reconnaître Madame Poirot dans le portrait que dessine Hercule, « la coiffure haute et rigide - ainsi - et le chapeau attaché à l’aide de nombreuses épingles - là - là - là et là. » Plus simplement, Poirot semble ainsi faire appel à

1 Il n’existe pas dans le Corpus (ainsi désignerons-nous l’ensemble des œuvres parues sous la signature d’Agatha Christie) d’indices fiables permettant de déduire son jour et son mois de naissance.

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Poirot par Baudelaire

En avril 1864, Charles Baudelaire (1821-1867) décide de quitter la France, un agrément réciproque puisque le poète et sa patrie ne font pas cas l’un de l’autre. Baudelaire s’installe à Bruxelles, précisément au 28, rue de la Montagne, à l’hôtel du Grand Miroir. Baudelaire espère trouver un éditeur dans la capitale mais devra se contenter de quelques conférences sur Gautier ou Delacroix, au succès médiocre et mal rémunérées.

Poussé par le ressentiment et un certain désespoir, Baudelaire va se lancer dans un projet rageur : écrire un brûlot sur son pays d’exil, qui devait paraître sous forme de lettres dans Le Figaro. Entamé en juin 1864, abandonné en février 1865 puis repris sporadiquement, le projet ne se fera pas mais la matière demeure, prolifération de notes sans ordre où le pire côtoie trop souvent le meilleur. On peut toutefois en tirer un portrait prémonitoire d’Hercule Poirot, comme une esquisse du détective belge à venir, ce qui n’étonne pas de la part du poète. Après tout, Baudelaire fut le traducteur d’Edgar Allan Poe, et donc des enquêtes du chevalier Auguste Dupin, et il brocarda dans son Salon de 1846 le peintre Horace Vernet, qui est un des ancêtres de Sherlock Holmes.

« L’œil belge a l’insolence innocente du microscope. »

« Criminalité et immoralité de la Belgique. Ici, un crime est plus féroce, plus stupide qu’ailleurs »

« Les Belges ont horreur du rire motivé ; ils ne rient jamais quand il faut. Mais ils éclatent de rire sans motif. ‘‘Il fait beau temps, savez-vous ?’’ Et ils éclatent de rire. »

« L’oisiveté des Belges les rend très amoureux de nouvelles, de cancans, de médisances, etc… »

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des souvenirs plus généraux des femmes de sa jeunesse. Par ailleurs, Poirot aime aller dans le sens de ses interlo-cuteurs, lorsqu’il s’agit de les faire parler ou, du moins, d’entrer dans leurs bonnes grâces. Par conséquent ses propos sur la famille et la mère paraissent plutôt dictés par l’idéologie familiale ordinaire, par la norme, que par l’expérience. On peut s’interroger sur la réelle famille de Poirot, puisque jamais celle-ci ne vient-elle lui rendre visite, du moins selon les témoignages qui sont à notre disposition.

Poirot adulte semble donc colporter une image idéa-lisée de la cellule familiale, qui pourrait provenir, au choix, d’une situation de jeunesse difficile (peut-être de parents abusifs ?) ou même de sa condition d’orphelin — dont la solitude est le cœur de la personnalité. De plus, Poirot ment fréquemment, lorsque cela l’arrange. Dans Cartes sur table (Cards on the Table), il prétend

devoir acheter des cadeaux de Noël pour ses nombreuses nièces et arrières nièces (mais alors, pourquoi passe-t-il tous ses Noëls dans la solitude ?). Dans Le Meurtre de Roger Ackroyd (The Murder of Roger Ackroyd), il s’invente un neveu idiot. Dans Témoin muet (Dumb Witness), il sort de sa manche un oncle invalide, une mère désagréable et un cousin. Dans Les Quatre (The Big Four), il endosse même l’identité d’un prétendu frère jumeau, Achille. De la jeunesse de Poirot, seuls deux éléments sont absolu-ment certains : depuis le plus jeune âge il a été familier d’un couvent, où il a fait ses premières années d’école ; il a hérité d’une grosse montre d’un de ses grands-pères. Hercule fut-il un orphelin confié aux prêtres ? En fait de « cou-vent », il se pourrait en fait que son biographe de l’époque, Hastings, ait mal interprété le témoignage de Poirot : il était coutumier en Belgique de donner le nom d’un saint masculin aux écoles religieuses féminines, et d’une sainte aux établissements pour garçons. Ainsi, Poirot fut-il peut-être élevé dans une institution du nom de Ste Marie, par exemple confié aux bons soins de pères maristes comme une majorité de petits Belges. Il y a dans Cinq petits cochons (Five Little Pigs) ce qui est peut-être une des pages les plus révélatrices sur la jeunesse de Poirot. Ayant déclaré que « l’enfant est un général un élément clef », le détective provoque chez son interlocutrice, miss Williams, une lon-gue réflexion sur l’enfance qui sonne curieusement comme une analyse des racines de Poirot lui-même. Miss Williams évoque tout d’abord le cas des enfants sainement négligés par les deux parents : « c’est ce qui se produit

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« Ici, malheur à la modestie. Elle ne peut être ni comprise ni récompensée. Si un homme de mérite dit : J’ai fait bien peu de choses, on en conclut naturellement qu’il n’a rien fait. »

« Un petit échec et vous n’êtes plus rien. Vous perdez tout ; vous dégringolez de toutes les échelles. »

« Un Belge ne se croirait pas heureux s’il ne voyait pas d’autres gens heureux par les mêmes procédés. Donc, il ne peut pas être heureux par lui-même. »

« Mon cœur craint toute façon neuveEn fait de plaisir ou d’ennui,Et veut que le bonheur d’autruiToujours au sien serve de preuve. »

« Lorsque un Belge s’adresse à dix personnes, il prend toujours un auditeur à partie, et tourne à la rigueur le dos au reste de la compagnie à laquelle il s’adresse. »

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dans les familles nombreuses et quelque peu désargentées », explique-t-elle. Le lecteur songe immédiatement à la propre famille de Poirot, où certaine-ment « les enfants n’ont pas toujours quelqu’un sur le dos parce que la mère n’a absolument pas le temps de s’occuper d’eux. Ils savent qu’elle les aime, mais ne sont pas étouffés par les manifestations excessives de cet amour. » Menant l’interrogatoire de miss Williams, Poirot ne révèle aucune réflexion intime, mais la manière dont il oriente la discussion, sur la poursuite d’une éducation en pension, n’est peut-être pas sans arrière-pensées personnelles. Sa seule réaction ouverte est en elle-même révélatrice : « Je ne donne jamais dans le sentimentalisme ! » se récrie-t-il avec un sursaut d’indignation. Le lecteur sait bien que ce n’est pas vrai : Poirot verse souvent dans le pathos. Et le lecteur ne peut s’empêcher d’imaginer la famille Poirot, de condition modeste, avec un père relativement effacé dont l’un des rares plaisirs est la lecture du traditionnel numéro de la revue L’Espiègle — ce parangon de l’humour belge dont Baudelaire raille à l’époque la lourdeur satirique—, et une mère imposante qui régente de haut une marmaille nombreuse. On trouve chez J.-K. Huysmans quelques paragraphes qui, décrivant l’éduction du jeune des Esseintes (À rebours, 1884), pourraient aisément s’appliquer à celle de cet autre dandy, Hercule Poirot : « Les Pères se mirent à choyer l’enfant dont l’intelligence les étonnait ; (…) Sa famille se préoccupait peu de lui ; parfois son père venait le visiter au pensionnat : « Bonjour, bonsoir, sois sage et travaille bien. » »

Concernant la foi, il semble que Poirot ait été croyant. L’acteur David Suchet s’est d’ailleurs réjoui que, dans Taken at the Flood, « la racine de ce drame est sa foi »2. Toute l’éducation de Poirot, qu’elle fût dans un cadre familial ordinaire ou au sein d’un établissement religieux, n’a pu que ten-dre vers la foi chrétienne. S’il reconnaît que « je crois moi aussi au pouvoir de l’occulte. C’est d’ailleurs l’une des plus grandes forces que le monde ait jamais connue » (La Malédiction du tombeau égyptien (The Adventure of the Egyptian Tomb), cette affirmation se trouve tempérée quelques lignes plus loin par un « Il ne faut pas sous-estimer le pouvoir de la superstition ». Nulle part dans le Corpus il n’est fait la moindre allusion au fait que Poirot se rende dans une église mais, à cette époque, il s’agissait encore d’une dé-marche assez commune et par conséquent fort peu sujette à commentaires spécifiques. La foi de Poirot relevant du domaine intime et n’ayant pas de pertinence avec ses enquêtes, ses biographes n’ont pas jugé utile de nous donner des indices sur sa fréquentation ou non d’un lieu de culte. Par consé-

2 Documentaire Behind the Scene, Granada, 2005.

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quent, si Poirot confie être « un bon catholique » à l’époque de La Boîte de chocolats (The Chocolate Box), cette affirmation est à minimiser en regard du fait qu’il n’est peut-être pas pratiquant. Mais, de cette éducation catho-lique, il a au moins hérité la notion de souci pour le prochain. Dans Vol de bijoux à l’Hôtel Métropole (The Jewel Robbery at the Grand Metropolitan), lorsque Hastings lui offre de l’accompagner pour un changement d’air, Poirot répond : « Merci, j‘accepte avec reconnaissance. C’est faire preuve de charité chrétienne que de penser à un vieil homme comme moi. Et, après tout, un cœur généreux vaut bien tout un tas de petites cellules grises. Si ! si ! moi-même qui vous parle, je serais parfois enclin à l’oublier. » Du catho-licisme de sa jeunesse, Poirot a surtout conservé des tournures de phrases et notamment l’expression « le bon Dieu », certainement un souvenir de son éducation par les pères. Dans La Maison du péril (The Peril at End House), il déclare à Hastings : « Ah, mon ami ! Ne rendez pas le bon Dieu responsa-ble des mauvaises actions des hommes. » Et dans La Succession Lemesurier (The Lemesurier Inheritance), il affirme : « Je ne suis pas le bon Dieu et ne puis contrôler les vagues. »

Si Poirot évoque peu sa famille et ses jeunes années, il ne s’agit pas seule-ment chez lui d’une pudeur inspirée par ses antécédents familiaux, mais aussi et plus simplement, d’une réticence fort courante en Europe : il ne faut pas oublier que le concept même d’enfance est d’origine anglaise. Le continent mit longtemps à adopter cette vision idyllique des premières années de la vie, adoptée au Royaume-Uni dès le courant du XIXe siècle. Dans Mrs McGin-ty’s Dead, Poirot attend poliment que le Surintendant Spence ait fini de se livrer à une évocation nostalgique des plaisirs enfantins. Il reconnaît trou-ver incompréhensible cet aspect de la mentalité anglaise : « lui-même avait joué à cache-cache étant enfant mais ne ressentait aucun désir d’en parler ni même d’y songer.» Cette méfiance qu’entretient Hercule Poirot à l’égard de l’enfance pourrait trouver son fondement dans une stricte éducation catholi-que. Ainsi, la Première Épitre aux Corinthiens (XIII, 11) affirme : « Lorsque j’étais enfant je parlais comme un enfant, je pensais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant ; lorsque je suis devenu homme, j’ai laissé là ce qui était de l’enfant ». L’éducation classique qui est celle prodiguée par l’institution scolaire belge a pu faire connaître à Hercule Poirot cette phrase d’Aristote : « Nul homme ne choisirait de vivre en conservant durant toute son existence l’intelligence d’un petit enfant, même s’il continuait à jouir le plus possible de l’enfance ». Aristote est l’inventeur de la Logique, ce qui n’est pas sans rapport avec le raisonnement du détective. Quoi qu’il en soit, l’enfance prolongée, avec ses souvenirs bons ou mauvais, étouffe l’homme

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qui doit advenir. Quand on sait le souci qu’a Poirot de contrôler sa personne, de paraître ce qu’il veut être vraiment, on ne s’étonne pas que l’adulte tienne loin de lui l’exubérance enfantine. Source de confusion qui se prolonge à l’âge adulte, elle est contrée chez le détective par une rigueur maniaque, rigidité des manières dictant sa loi dans chaque acte du quotidien. Poirot « joue » à l’adulte jusqu’à l’outrance, comme un contrepoint à l’enfance, forcément symétrique. « Tout ce qui n’est pas symétrique est une véritable torture pour moi », confit-il dans Le Crime du golf, ce que l’on est tout prêt à croire… L’éloignement de l’enfance, naturel pour chacun mais forcé chez Poirot, devait nécessairement le conduire à une réflexion sur l’origine. L’inné et l’acquis, ce que je subis ou maîtrise, autrement dit l’hérédité. Préoccupa-tion qui était déjà celle de Descartes, par exemple. Pour le philosophe, « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » dit-il en ouverture du Discours de la Méthode. Mais d’ajouter quelques lignes plus bas : « Ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien ». Descartes tient pour la principale cause de l’erreur les préjugés acquis dès l’enfance, « jugements dictés par le seul instinct de conservation », d’autant plus ancrés dans l’esprit qu’ils sont souvent le fait des parents. Que Her-cule Poirot suive les pas de l’inventeur de la « Méthode » n’a vraiment rien d’étonnant… Dans Le Roi de trèfle, Poirot déclare qu’il croit à l’hérédité. Cette notion le rend d’ailleurs pensif un court instant, durant lequel il laisse échapper « J’ai d’ailleurs vu des choses bien étranges dans ce domaine. Moi qui vous parle… » Se reprenant aussitôt, Poirot interrompt sa phrase. Qu’al-lait-il laisser échapper quant à ses origines ? Il serait tentant d’imaginer au justicier maniaque des parents criminels. Et son célibat ne s’explique-t-il que par son physique peu avantageux ? Ou bien Hercule Poirot aurait-il fait un choix identique à celui du célèbre dramaturge anglais T. H. White qui, se méfiant des instincts sadiques qu’il discernait en lui-même, préféra demeurer solitaire ? L’égocentrisme outrancier de Poirot et les piques acerbes qu’il lan-ce régulièrement à Hastings, assez surprenantes chez un homme par ailleurs pétri de bonté et de compassion pour son prochain, pourraient être les indi-ces d’une légère tendance sadique — peut-être héréditaire selon Poirot.

La même année que Poirot, en 1864, naissance au Royaume-Uni du futur gentleman-cambrioleur A. J. Raffles. En 1874, naissance en France d’Arsène Lupin3. En 1876, fondation par l’ingénieur

3 Cf. Les Nombreuses vies d’Arsène Lupin, même collection.

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belge Nagelmackers de la compagnie chargée de lancer l’Orient-Express. Le 5 juin 1883, premier voyage de l’Orient-Express — l’année-même de la naissance de Felicity Lemon, future secrétaire de Parker Pyne puis de monsieur Poirot.

En 1886, après avoir envisagé des études de théologie, mais n’ayant pas les moyens de payer les droits d’inscription à la célèbre université de Louvain, Poirot intègre les rangs de la police belge. Hercule savait depuis le plus jeune âge ce qu’il voulait faire dans la vie. Il rapporta à une occasion qu’il avait été confronté très tôt à la nécessité de se tenir sur ses propres pieds et de faire face à des difficultés et des dangers. Le jeune Poirot aurait-il, dans sa prime jeunesse, eut l’occasion de faire œuvre de détective amateur ? Cette hypo-thèse n’est pas à exclure afin d’expliquer sa vocation policière. Après tout, on sait que tant Sherlock Holmes4 que James Bond5 débutèrent dés leur jeunesse dans la carrière d’investigateur. Pour séduisante, cette hypothèse de-meure sans preuves. Toujours est-il que Poirot va acquérir durant ses années de police une grande connaissance en matière de toxicologie, mais s’avérer aussi un très bon tireur, puisqu’il aura l’occasion de neutraliser un criminel désespéré qui avait trouvé refuge sur le toit d’un immeuble, depuis lequel le forcené tirait sur les personnes en contrebas6.

La Belgique est un pays particulièrement calme, où le nombre d’affaires criminelles est certainement le plus bas d’Europe tant ses citoyens sont or-donnés et respectueux des lois. Des années plus tard, un célèbre enquêteur d’Amsterdam, l’inspecteur Van Der Valk7, aura de nombreuses occasions de se moquer de la quiétude belge et du légendaire civisme de ses citoyens. Poirot travaille dur, grimpant lentement dans la hiérarchie des forces de po-lice. Il commence à se faire un nom. Ses succès sont remarqués, même si, comme il le déclara plus tard8, « La bonne chance, elle ne peut pas être toujours de votre côté. Il m’est arrivé d’être appelé trop tard. Bien souvent un autre, travaillant pour le même but, était arrivé là le premier. Deux fois je suis tombé malade alors que j’allais connaître le succès. » La carrière de Poirot ne se réduit pas à la Belgique, car il est alors de tradition que les jeunes officiers belges fassent des stages dans la police française. Poirot eut donc très

4 Cf. Les Nombreuses vies de Sherlock Holmes, même collection.5 Cf. Les Nombreuses vies de James Bond, même collection (parution fin 2007).6 Souvenirs d’Hercule Poirot dans Hercule Poirot quitte la scène (Curtains).7 Dont les enquêtes ont été rapportées par Nicolas Freeling.8 In La Boîte de chocolats (The Chocolate Box).

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