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LES PIERRES DU SONGE Etudes sur les graffiti médiévaux LA PIERRE DU SONGE OU L'INVENTION DE LA TRIPLE ENCEINTE Cette étude a fait l'objet de deux communications lors des Deuxièmes rencontres graffiti anciens à Verneuil- en- Halatte (Oise) organisées par l'ASPAG, les 5 et 6 octobre 2002. Elle a été publiée dans les actes du colloque en 2005, mais connut aussi une pré- publication dans le n° 53 de la Gazette de la Société d'Histoire Naturelle de Loir-et- cher (janvier 2003). "...Que ce lieu est est terrible! C'est véritablement la maison de Dieu, et la porte du Ciel. Jacob, se levant donc le matin, prit la pierre qu'il avait mise sous sa tête, et l'érigea comme un monument, répandant de l'huile dessus." (Genèse, XXVIII-17-18) Autour de l'année 1848, non loin de l'église Saint-Lubin de Suèvres (Loir-et-cher), des vignerons creusèrent le sol pour y planter une vigne. Ils remontèrent accidentellement des fragments de mosaïque romaine qu'ils laissèrent sur le champ. Les savants attirés sur place ne furent pas surpris de découvrir de nouvelles traces d'un établissemnt antique puisque le lieu avait été occupé par un temple dédié à Apollon, ainsi qu'en témoignent encore aujourd'hui deux pierres dédicatoires enchâssées dans un mur de l'église. On s'était même persuadé à l'époque , mais sans aucune preuve, qu'un nemeton celtique avait précédé le temple païen. Ce fait aura, nous allons le voir, une certaine importance (Fig. 1).

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LES PIERRES DU SONGE

Etudes sur les graffiti médiévaux

LA PIERRE DU SONGE OU L'INVENTION DE LA TRIPLE ENCEINTE Cette étude a fait l'objet de deux communications lors des Deuxièmes rencontres graffiti

anciens à Verneuil- en- Halatte (Oise) organisées par l'ASPAG, les 5 et 6 octobre 2002.

Elle a été publiée dans les actes du colloque en 2005, mais connut aussi une pré-

publication dans le n° 53 de la Gazette de la Société d'Histoire Naturelle de Loir-et-

cher (janvier 2003).

"...Que ce lieu est est terrible!

C'est véritablement la maison de Dieu, et la porte du Ciel. Jacob, se levant donc le matin, prit la pierre qu'il avait mise sous sa tête,

et l'érigea comme un monument, répandant de l'huile dessus."

(Genèse, XXVIII-17-18)

Autour de l'année 1848, non loin de l'église Saint-Lubin de Suèvres (Loir-et-cher),

des vignerons creusèrent le sol pour y planter une vigne. Ils remontèrent

accidentellement des fragments de mosaïque romaine qu'ils laissèrent sur le champ.

Les savants attirés sur place ne furent pas surpris de découvrir de nouvelles traces

d'un établissemnt antique puisque le lieu avait été occupé par un temple dédié à

Apollon, ainsi qu'en témoignent encore aujourd'hui deux pierres dédicatoires

enchâssées dans un mur de l'église. On s'était même persuadé à l'époque , mais sans

aucune preuve, qu'un nemeton celtique avait précédé le temple païen. Ce fait aura,

nous allons le voir, une certaine importance (Fig. 1).

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Fig. 1: facade sud de l'église Saint-Lubin de Suèvres. Carte postale, autour de

1900. A droite de la croix, un peu en arrière, deux femmes sont assises sur

les ruines supposées du temple gallo-romain.

Selon l'historiographie officielle, c'est à l'occasion d'une visite sur le chantier de fouilles

en 1850 que Louis de La Saussaye (1801-1878) (1) remarqua dans le cimetière de

l'église une pierre de grande taille grossièrement équarrie posée presque au-dessus d'un

puits (2) qu'on qualifiait de romain bien qu'il n'eut pas été exploré (3). Il jugea la pièce

assez rare pour rejoindre les collections lapidaires du musée de Blois, alors en voie de

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constitution. L'antiquaire (comme on nommait ces pionniers de l'archéologie) avait

commencé sa "carrière" lors des fouilles gallo-romaines de Soings-en-Sologne (1821).

Historien et homme de lettres, auteur de nombreux mémoires d'ethnologie et

d'archéologie (parfois accompagnés de dessins ou d'aquarelles de sa main) fruits de

patientes recherches sur le terrain, il fut chargé d'une mission pour la conservation des

monuments de Loir-et-Cher (1841), contribuant à ce titre au classement du château de

Blois. Il présida à la création de son musée en 1850 (4). La pierre destinée à former la

base du nouvel établissement fut déposée la même année dans la cour du château, ou

elle demeura jusqu'en 1910 (5).

La Saussaye ne laissa rien dans ses notes à ce sujet, mais on la trouve mentionnée dans

les inventaires (par exemple en 1888) (6). Il faudra attendre E. C. Florance, archéologue

blésois dont nous reparlerons longuement, pour en voir publier une description précise

(1909) (7), description qui sera reprise par les auteurs jusqu'à la fin du XXe siècle.

UN DOLMEN GAULOIS

L'abbé Morin, ancien curé de Suèvres et historien de la commune, qui conduisit lui-

même les fouilles de 1850-1851, donna en 1891 de brefs mais précieux détails sur les

impressions éprouvées par l'antiquaire lorsqu'il examina sa découverte (Fig. 2)

:"L'aspect lui parut étrange. Trois trous (sic) énormes, perforés avec une certaine

symétrie, des traces de rainures, quelques lignes cabalistiques que la science

n'expliquera sans doute jamais, ont fait croire au savant antiquaire que cette pierre

était un monument mégalithique ou un dolmen gaulois" (8).

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Fig. 2: la pierre de Suèvres. Vue de A. de Mortillet, publiée par Florance en 1909 et

reprise par Paul Le Cour dans Atlantis en 1928. La gravure est fidèle à l'original,

mais la partie basse est inexacte: le monument fut-il exposé un temps sur un socle

maçonné?

L'association des des deux derniers termes peut surprendre aujourd'hui; il faut cependant

replacer ce jugement dans un temps où les catégories qui nous sont familières n'existent

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pas encore. On ne parle pas vers 1840-1850 de Préhistoire, Paléolithique, Néolithique

ou Age des métaux. On se réfère encore à la vieille chronologie biblique qui fait naître

l'Homme 4000 ans avant J. C. Les scientifiques à la suite de Cuvier (1769-1832)

admettent que la terre fut peuplée postérieurement au déluge par les fils de Noé, qui

donnèrent naissance aux civilisations dont l'archéologie naissante étudie les vestiges.

Les premières recherches métropolitaines ont d'ailleurs été jugées d'un intérêt

secondaire par l'Université et laissées comme telles à des "amateurs" éclairés, qui se

regroupent en sociétés d'études locales et développent leurs propres publications. A

l'époque de l'"invention" de la pierre de Suèvres, les monuments les plus anciens

trouvés en France sont attribués aux Gaulois, consacrés "ancêtres officieles" des

Français, notion qui deviendra un moteur idéologique puissant destiné à souder le

sentiment national et républicain surtout après 1870, et que l'école rendue obligatoire

ancrera fortement dans les consciences. Il faudra attendre Jacques Boucher de Perthes

(1788-1868) et sa "race antédiluvienne" pour voir naître progressivement l'idée d'une

plus grande ancienneté de l'Homme, et les linéaments de l'archéologie préhistorique

moderne (9). En 1867, le deuxième Congrès international d'anthropologie et

d'archéologie préhistorique réuni à Paris abandonne officiellement l'expression

"monuments celtiques" pour celle de "mégalithes". On n'en continuera pas moins, en

pratique (notamment en France où la "celtomanie" aura la vie dure), à attribuer

souvent jusqu'à la fin du XIXe siècle (voire au début du XXe) les mégalithes aux Celtes.

Nulle surprise donc à voir qualifier la pierre de Suèvres de "dolmen Gaulois".

Ce qui renforça cependant la thèse "druidique" fut non pas l'étude du site (10), mais -ce

qui impressionna si fortement Louis de La Saussaye- ces larges trous (énormes dira

l'abbé Morin), profonds, polis, cette inexplicable gravure dont l'incision et les "rigoles"

attenantes firent immanquablement penser à des canaux"qui paraissent, écrivait déjà

Anthony Genevoix en 1844, avoir été pratiqués pour l'écoulement de quelque liquide;

ce qui pourrait faire supposer que cette pierre a dû servir à quelques sacrifices, peut-

être de sacrifices humains" (11). On trouva à quelques pas de là dans un jardin une

hache celtique, et l'affaire fut faite: pour la pensée de l'époque façonnée par l'esprit

romantique et les thèses de l'Académie Celtique (fondée en 1805), les sacrifices

humains, sur un dolmen, par une nuit de pleine lune, c'était la grande affaire des druides

(12). La religion de "nos" ancêtres? Un culte empreint de spiritualité certes, mais aussi

d'une sauvagerie dont les preuves scientifiques définitives ne pouvaient manquer un

jour ou l'autre de paraître au grand jour. On les attendait, on les vit apparaître, dans les

scarifications de la pierre de Suèvres. Bien qu'on vït ordinairement un autel sanglant

derrière chaque mégalithe, un de ces autels primitifs où "le fer n'avait point passé" selon

l'image biblique, on n'avait jamais identifié avec certitude de table à sacrifices celtique,

et enfin, il en fallait bien une... La thèse "gauloise" allait connaître de beaux jours, mais

aussi quelques détracteurs cinglants tel Duchalais, directeur du Cabinet des Médailles à

Paris: "Le seul mérite que je lui trouve, lança-t-il (parlant du monument), c'est d'avoir

fourni aux journaux la matière d'un canard druidique" (13). Il y eut quelques

polémiques par voie de presse si l'on en croit l'abbé Morin, rapporteur des faits. Quant à

lui, plus de quarante ans plus tard, s'il fut d'avis qu'il s'agissait d'un mégalithe (mais les

temps avaient changé), il réserva son jugement sous bénéfice d'expertise par, ainsi qu'il

l'écrivit, "de vrais savants, versés dans la science préhistorique, science récente, et qui

n'a pas dit son dernier mot" (14).

En cette fin de siècle, l'archéologie préhistorique française était née, la pierre de Suèvres

aussi... Et l'appel de l'abbé Morin n'allait pas tarder à être entendu, moins de deux

décennies plus tard.

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L'INVENTION DE LA TRIPLE ENCEINTE

Le début du XXe siècle vit un regain d'intérêt pour le monolithe sous la plume de

Camille Florance (1846-1931), archéologue blésois et président de la Société d'Histoire

Naturelle et d'Anthropologie de Loir-et-Cher (15). S'exprimant d'abord prudemment, il

publia dans L'Homme Préhistorique (16) une description complète du monument et fut

le premier à concentrer son attention sur la question de la gravure. Il entreprit, par la

recherche d'objets et de dessins similaires, des études comparatives. Mais nous allons

voir comment -et par quels curieux procédés- il fit accréditer un préjugé des plus

tenaces: celui de la pierre à sacrifices druidique, à laquelle se trouva liée pour longtemps

l'interprétation du dessin aux trois carrés concentriques.

Partant, comme l'avait suggéré l'abbé Morin, de l'hypothèse mégalithique, conjecture

prudente mais fondée, soit dit en passant sur une impression tout aussi hasardeuse, il

lança un appel aux palethnologues, leur soumettant une reproduction de la pierre

réalisée d'après photographie (17). De ce côté, ses recherches restèrent vaines.

Il eut alors l'idée de rapprocher la gravure du monument de certains pétroglyphes de

Seine-et-Oiseressemblant à des jeux (dont des dessins de "marelles" à carrés

concentriques) qu'on considérait comme les signes d'une possible écriture figurée

remontant au Néolithique (18); car il s'agissait pour lui -il ne tardera pas à le laisser

entendre- d'établir la très grande ancienneté du dessin. Il s'engagea plus fermement dans

cette voie lorsqu'il eut pris connaissance d'une publication du Dr Bourguoin de Selles-

sur-Cher concernant les "antiquités" découvertes dans la vallée du Cher dans les années

1860. On y voyait la description d'un cachet d'oculiste de fabrication romaine présentant

sur une de ses faces un dessin identique à celui de Suèvres (19) (Fig. 3).

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A

B

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Fig. 3: cachet d'oculiste romain découvert à Villefranche-sur-Cher (Loir-et-

Cher) v. 1860.

A: planche publiée par Bourguoin en 1972, avec une version fantaisiste du cachet

(gravure de Launay). B: dessins publiés par Florance en 1910. La vue cavalière

provient d'un calque modifié de la gravure de Launay, qui a

été malencontreusement inversé (archives de la société d'Histoire Naturelle).

Florance note justement que les inscriptions devraient être à l'envers. Le dessin de

droite provient de M. Lottin, gendre et héritier du Dr Bourguoin. La pièce

originale est

aujourd'hui introuvable, mais un moulage est conservé dans les collections

archéologiques du château de Blois.

Florance soumit le cas à Emile Espérandieu (1857-1939, de l'Institut, auteur d'un

recueil de cachets d'oculiste en 1894 (20), mais on ne connaissait pas d'autre exemple

semblable. L'archéologue blésois commença à regarder la gravure du cachet comme un

antique symbole à caractère plus ou moins magique ou prophylactique, repoussant (à

juste titre) le fait qu'il pût s'agir d'une simple représentation de marelle. Cette

constatation allait, dans son esprit, contribuer largement à faire de la pierre de Suèvres

un monument sacré d'une exceptionnelle envergure.

Pour l'heure, Espérandieu l'avertit: "c'est extrêmement téméraire àmon avis. Croyez-

moi, cela vous ferait du tort. C'est le hasard. L'idée de trois carrés concentriques est

banale, il n'y a pas de symbolisme, c'est un simple amusement du médecin oculiste" (21)

(Fig. 4).

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Fig. 4: lettre d'Espérandieu à Camille Florance, à propos du cachet de

Villefranche, 1910 (archives de la Société d'Histoire Naturelle).

Téméraire (comme cette affirmation de l'épigraphiste!) Florance l'était; et il s'en tint à sa

conclusion. Cependant ses idées générales demeuraient confuses: on n'avait pas, en

effet, trouvé d'autre table dolménique qui fut équarrie et lisse à l'exemple de celle de

Suèvres. Le décryptage du symbole allait lui permettre de lever les dernières ombres et

de déterminer (crut-il) l'origine de la pierre. Il y parvint entre les années 1910-1920 ainsi

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qu'il le rapporta à deux reprises (22).

L'archéologue étudiait depuis 1907 les enceintes gauloises de Loir-et-Cher, encouragé

par la Commission d'étude des enceintes préhistoriques et anhistoriques. Il les rangea

par formes, ce qui lui permit d'en déduire une chronologie. Cet énorme travail de

localisation et de classification fut interrompu par la Grande Guerre; il n'en fit la

publication qu'en 1919. Cependant l'idée qu'il existait une analogie entre la gravure à

carrés concentriques et la forme de certaines enceintes à fossés gauloises l'avait frappé.

Il n'osa pas tout d'abord soutenir cette opinion publiquement, attendant une

confirmation. Elle lui vint, contre toute attente, d'un ancien officier d'artillerie "pas du

tout archéologue mais instruit", ainsi qu'il l'écrivit en 1919: "je lui demandai ce qu'il

pensait de ce dessin; il me répondit, sans hésitation, qu'il devait représenter un

oppidum sacré, ou une enceinte ancienne avec trois fossés communiquant entre

eux" (23). Il y vit aussitôt un argument de plus en faveur de l'origine gaulois des

enceintes à fossés (24)... On me permettra de m'arrêter un instant sur cette curieuse

conclusion.

Il n'est pas question de remettre ici en cause l'opinion somme toute très défendable de

l'officier, mais la conséquence que Florance prétendit en tirer. L'exemple est assez

typique du genre d'argument qu'il avancera désormais pour appuyer chacune de ses

thèses: comment, en effet, la gravure de Suèvres put-elle bien constituer une preuve de

plus de l'origine des enceintes à fossés puisque précisément, il ne venait d'établir

l'origine gauloise de la gravure que par comparaison avec ces mêmes enceintes... qu'il

savait déjà gauloises? On se serait perdu dans ce cercle vicieux. Pas lui, et il se mit à

broder avec appétit sur le thème gaulois.

LE REVE DE FLORANCE

Il lui fallut, pour articuler sa démonstration, ressortir un vieux serpent de mer: celui de

la pierre à sacrifices humains. La thèse était pourtant, déjà à cette époque, frappée

d'archaïsme. Mais le fait était là, soudainement établi, la pierre était sacrificielle, et il

l'avait, à ce qu'il semble, toujours su. La preuve? Il la livra sans rire: "(elle) a bien

l'apparence de tout ce qu'il faut pour cette destination" (25). Entendons: des trous et des

incisions...

Voulut-il se revêtir de l'autorité incontestée dont avait joui -et jouissait encore- l'illustre

antiquaire Louis de La Saussaye? Se laissa-t-il inffluencer par l'origine attestée du

cachet d'oculiste, et par l'opinion très ancrée malgré l'absence de preuves, qu'un lieu de

culte celtique avait dû précéder le temple gallo-romain? Quoiqu'il en soit, il s'en tint là,

et tout le reste en découla: la pierre était sacrificielle doncdruidique, druidique donc la

gravure représentait une triple enceinte gauloise... gauloise donc ses enceintes à fossés

étaient bien gauloises. Et par voie de conséquence, la triple enceinte symbolique de

Suèvres devint sacrée, car on n'avait jamais rencontré d'enceinte gauloise qui fût à triple

ligne de fossés... Florance de conclure avec enthousiasme: "une triple enceinte de

fossés, c'était l'idéal pour un gaulois" (26). Repoussant la thèse mégalithique et la

possible réutilisation du monument à l'Age du fer, il déclara la pierre de fabrication

gauloise, ce qui résolvait selon lui la question de sa singularité. Le médecin de

Villefranche (où l'on avait découvert le cachet d'oculiste) n'était pas Romain mais Gallo-

romain. Il avait augmenté la valeur curative et le "lustre" de son cachet en y gravant une

triple enceinte, emblème qu'il considérait comme sacré et dont il avait pu observer le

"type" (via le chemein gaulois répertorié n°29) dans le temple à Apollon, où la pierre

devait se trouver encore à l'époque romaine (27).

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Bref, la triple enceinte celtique et symbolique était née, et avec elle la thèse de la pierre

à sacrifices définitivement accréditée. Rien ne pouvait plus, désormais, arrêter le rêve de

Florance (Fig. 5)

Fig. 5: la table à sacrifices de Suèvres, manuscrit de Florance (archives de la

Société d'Histoire Naturelle).

Il entreprit d'élaborer sur cette base ce qu'on pourrait appeler sa théorie maîtresse.

L'occasion allait lui en être fournie dans les années vingt, alors qu'on s'activait de toutes

parts dans un grand élan de cohésion nationale, à déterminer le lieu exact du fameux

Ombilic des Gaules, le Locus Consecratus évoqué par César dans la Guerre des

Gaules. Profitant pour ainsi dire de la vitesse acquise, il jeta sa pierre si singulière dans

la bataille. Et puisqu'il fallait que le Sanctuaire des sanctuaires fût là, c'est à dire dans la

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petite localité de Suèvres, l'antique Sodobria celtique, il affirma en 1926: "On a dit

autrefois que l'Assemblée Générale des Druides avait lieu dans les forêts, je ne puis le

croire; ils y allaient chercher le gui dans des endroits différents chaque année et c'est

tout. Ceux qui composaient le Conseil National des Druides étaient des notables très

considérés (sic), qui ne devaient pas loger au grand air, par tous les temps, il leur

fallait bien des installations convenables avec un personnel assurant leur subsistance

(re-sic)" (28).

L'oppidum de Suèvres, c'était ce qu'il y avait de mieux pour cela, et les élites gauloises

de Florance se devaient d'avoir un train de vie bourgeois.

L'onction sanglante s'accomplissait maintenant au-dessus du puits sacré, sur l'omphalos

en guise d'autel (29) constitué par la pierre placée horizontalement, "la surface gravée

regardant le ciel" (30) ainsi qu'on l'avait trouvée. Il se représenta à loisir le phénomène

du sang s'échappant des victimes pour s'écouler à longs filets dans les canules de la

triple enceinte symbolique, rejoignant par les perforations l'abîme du fond du puits... Il

crut même deviner le but d'une telle opération: "il me semble, écrivit Florance, (...) que

la gravure à rainures devait jouer le rôle d'augure, et que, soit que le sang de la victime

coulât d'un côté ou d'un autre (par les rigoles d'écoulement partant des angles de la

figure) il devait en résulter un avis favorable ou non de la divinité" (31).

Elues Monument National dans le Bulletin de la Société d'Histoire Naturelle et

d'Anthropologie de Loir-et-Cher de 1926, et malgré un article dans Le Matin de

Paris du 19 juin 1930, la pierre de Suèvres et les théories de Florance retombèrent dans

un oubli relatif (côté "officiel" du moins, comme nous allons le voir) jusqu'en 1958, où

la publication du livre de l'abbé Rivard, natif de Suèvres, curé de Danzé, et membre de

la Société Archéologique du Vendômois, remit l'affaire au goût du jour, suscitant de

nouveaux et imprévisibles développements.

Je ne m'attarderai pas sur le contenu de l'Histoire d'une prévôté, Suèvres "Ombilic des

Gaules" (32). Quelles que soient par ailleurs les qualités de l'ouvrage (qui s'inspira en

partie des travaux de l'abbé Morin), je note simplement qu'il reprit sans réserve et dans

leur intégralité les thèses de Florance dans un chapître sur l'origine Celtique et Gallo-

Romaine de Suèvres (la première de couverture est à cet égard significative) (Fig. 6).

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Fig. 6: 1ère de couverture de l'ouvrage de Marcel Rivard (1958).

L'ecclésiastique sembla même avoir fait siennes les méthodes intellectuelles originales

de l'archéologue Blésois: "Nous admettons, écrit Rivard, "l'opinion du savant que fut

Florance et il nous paraît que Suèvres était bien le lieu de l'Assemblée générale

annuelle, et nationale des Druides" (33); opinion qu'il jugea "de valeur scientifique

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indéniable" (34), la pierre d'angle de cette affirmation étant évidemment le monolithe

lui-même: "le seul qui ait été découvert en France. Dans les autres lieux, au sujet

desquels on a émis l'hypothèse du "locus consecratus" druidique, comme à Arènes, près

de Vendôme, et Fleury, dans le Loiret, on n'a rien trouvé de semblable" (35) (Fig. 7). En

somme, puisqu'on n'en avait pas trouvé d'autre, c'était bien la preuve qu'il était celui que

l'on cherchait...

Fig. 7: la pierre de Suèvres et le cachet de Villefranche selon Rivard, 1958. Le

deuxième dessin est inspiré du cachet erroné de Florance. Le troisième dessin est

une version aménégée du cachet d'après la vue de Lottin (cf. Fig. 3); sa légende

indique qu'il représente... la gravure de Suèvres.

Bien légitimement, les Sodobriens réclamèrent leur monument toujours exposé à Blois,

mais sur la terrasse de l'ancien évêché où il avait été transporté en 1910 (36). Côté

Blésois, on fit la sourde oreille et selon certains, comme on craignit à un enlèvement, la

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pierre fut ramenée entre les quatre corps de bâtiment du château, près de la chapelle

(37). Elle y demeura jusqu'en 1990, année où le livre de Rivard connut une nouvelle

édition (printemps), provoquant de nouveaux mouvements. Plusieurs lettres envoyées

au conservateur du château et au maire de Blois demandèrent la restitution de l'objet.

Les Sodobriens obtinrent cette fois-ci gain de cause, et en peu de temps, le monolithe

fut rendu à la commune selon les modalités d'un prêt à durée indéterminée.

L'inauguration officielle eut lieu le 13 octobre en présence de l'abbé Rivard, du maire de

Suèvres et d'un assistance nombreuse. La pierre retrouva ainsi, après 150 ans de

tribulations, sa place dans l'enceinte présumée de l'ancien temple païen, devant la petite

église Saint-Lubin où chacun peut aujourd'hui la visiter et voir sa gravure s'éroder au fil

des pluies... Mais on comprendra mieux les effets inattendus qu'une telle propagande

gauloise eut sur les esprits à la fin du XXe siècle, par un article publié en 1995 dans la

Nouvelle République du Centre-ouest intitulé "Le druide, l'équinoxe et la pierre

sacrée": on y rend compte avec le plus grand sérieux (et force détails) qu'une cérémonie

"néo-druidique" se tint sur la pierre en guise d'autel à l'occasion de l'équinoxe

d'automne, le tout en grand apparat... Une célèbre historienne locale (en mal de

publicité?) s'y fit "initier" aux arcanes d'un naturalisme New-Age... et celtique (38).

Ce ne fut cependant pas là le reflet général et, côté scientifique, on amorça dès les

années soixante-dix un retrait prudent. La pierre fut classée en 1974 dans l'Inventaire

des mégalithes de la France sous le curieux titre de Faux Dolmen de Saint-Lubin

(Fausse pierre à cupules) (Fig. 8). Une mention inédite du R. P. Scoarnec (?), produite

à titre documentaire, rappelle, seule, son ancienne gloire (39).

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Fig. 8:

relevé de la pierre de Suèvres publié dans l'Inventaire des mégalithes de la

France en 1974. L'échelle est manifestement erronée.

L'étude conduite par l'archéologue Clauce Leymarios à l'occasion de la translation en

1990 conclut, sur l'avis des géologues, à la fortuité des trous et des cupules (40).

L'inventaire évoqua la gravure comme une figure apparentée au jeu de marelle, le

rapport à la conservation soulignant qu'"on ne trouve pas de telles représentations de

jeu à l'époque gallo-romaine" et que le dessin du cachet d'oculiste avait pu être tardif

(41). Dans tous les cas l'origine néolithique de la pierre fut implicitement confirmée;

mais on ne précisa nulle part qu'on ne connaissait aucun autre exemple de pierre

dolménique de cette taille qui fut équarrie... vieux problème de Florance (42). La thèse

de la pierre à sacrifices humains fit long feu, essentiellement attachée à l'idée

"druidique" et fondée sur les préjugés et les impression des observateurs du XIXe siècle.

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Une meilleure connaissance de la civilisation gauloise , due notamment à la

systématisation des fouilles depuis 1970, semble avoir considérablement relativisé la

pratique des sacrifices humains chez ces peuples, pratique connue jusqu'alors (et

probablement amplifiée) par le témoignage des auteurs antiques. D'omphalos gaulois, il

n'en est plus question aujourd'hui sinon, comme nous l'avons vu, dans le livre de l'abbé

Rivard (qui reste à ce jour le seul ouvrage complet sur l'histoire de Suèvres) et dans

l'imaginaire local où s'est "inventée" de toutes pièces une "tradition" qu'on dirait issue

d'un folklore multi-séculaire... et qui n'est que le produit d'une "superstition"

scientifique (43). Est-ce là le véritable couronnement du rêve de Florance ?...

Nous allons voir qu'il connut très tôt des ramifications dans dans les milieux moins

"officiels", ceux de l'occultisme et de l'ésotérisme chrétien. Le concept de triple

enceinte y fut immédiatement validé (44). L'essentiel des thèmes véhiculés par

l'archéologue blésois s'y développèrent librement dans leur connexion étroite avec la

figure aux trois carrés concentriques, sujet sur lequel on vit paraître plusieurs études

approfondies dès 1928-1929 (45).

LA PIERRE, LA KABBALE ET LE VICAIRE D'AUTUN

Le décès de Florance survint en mais 1931. La jonction de ses thèses avec ce qu'il est

convenu d'appeler l'ésotérisme s'était opérée dès 1927, par l'entremise d'un autre

Blésois, l'occultiste Paul Le Cour (1871-1954), rédacteur au ministères des travaux

publics à Paris, surtout connu pour ses entreprises de promotion d'une "idéologie

atlantéenne", qui affirmait l'origine occidentale de tous les grands symboles et des

grands systèmes métaphysiques (46).

Fondateur de la revue Atlantis, il y signa trois articles consécutifs sur le sujet de la

"triple enceinte". La parution de juillet-août 1928 intitulée L'emblème symbolique des

trois enceintes s'ouvrait sur un rappel des circonstances dans lesquelles Louis de La

Saussaye découvrit la pierre de Suèvres. Sur la base des conclusions de Florance, après

s'être livré à diverses considérations symboliques, il interpréta la gravure du monument

comme une représentation des "trois cercles de l'existence Keugant, Abred,

Gwynfyd",doctrine qu'il attribua "à la tradition gauloise et celtique" (mais qui bien sûr

proviendrait elle-même de la tradition atlantéenne). Pour preuve de cette analogie, il

publia dans le numéro d'avril 1929 un mystérieux document présentant "trois carrés

concentriques reliés par des lignes en croix et portant au centre un autel ou arus" (Fig.

9).

Page 18: Charbonneau Lassay Triple Centre

Fig. 9: plan présumé de la cité gauloise des Eduens publié par Paul Le Cour dans

Atlantis(1929), d'après Devoucoux.

La gravure, d'après Paul Le Cour, extraite d'un ouvrage sur la cathédrale d'Autun par le

chanoine Edme Thomas, y était donnée comme figurant la cité gauloise des

Eduens. "Dans cet ouvrage, nota-t-il,l'auteur s'occupe longuement de cette partie de la

kabbale qui s'appelle la Gématrie, c'est-à-dire la valeur numérale des mots (...) les mots

inscrits sur ce dessin se rapportent à la hiérarchie druidique. Edme Thomas ne donne

malheureusement aucun renseignement pouvant permettre de savoir ce que représente

cette gravure et quelle est sa provenance. Néanmoins elle s'associe singulièrement à

l'idée de faire de la pierre de Suèvres une pierre druidique comme le pense M.

Florance" (47).

Singulièrement en effet, puisqu'on ne sait rien de la gravure en question. Paul Le Cour

paraît de plus ignorer que le véritable promoteur de l'ouvrage d'où est tiré cet

"apocryphe" fut en fait Jean-Sébastien Adolphe Devoucoux (1804-1870), vicaire

général de la cathédrale d'Autun et kabbaliste réputé dans les milieux "ésotérisants", qui

émailla le texte d'Edme Thomas de ses commentaires. Son nom figure pourtant en

toutes lettres dans une note de l'introduction...

L'ecclésiastique, qui sera évêque d'Evreux de 1858 à sa mort, fut co-fondateur puis

président de la Société Eduenne (Société Archéologique d'Autun). Il réedita l'Histoire

de l'antique cité d'Autund'Edme Thomas, chanoine du XVIIe siècle, l'accompagnant

Page 19: Charbonneau Lassay Triple Centre

d'abondantes notes où il fit valoir ses vues spéciales en matière d'interprétation

symbolique. Le vicaire émanait d'une "école" centrée sur le diocèse d'Autun, témoin

d'une sorte de renaissance chrétienne post-révolutionnaire et romantique, qui prônait un

retour aux symboles et un certain ésotérisme dans leur herméneutique. On peut noter

que Devoucoux fut désavoué par ses anciens amis pour ses commentaires jugés sans

ordre et de peu de rigueur scientifique (48). Si l'on consulte l'ouvrage d'Edme Thomas

dans sa réédition de 1992, on constatera facilement que le plan supposé de la cité

éduenne illustre une des nombreuses notes du vicaire, par ailleurs fort obscure... Il est

probable selon moi qu'on dût à son zèle spéculatif la gravure de Paul Le Cour... un peu

trop belle pour être vraie, qui n'a évidemment pas d'origine connue, ce qui en fait

vraiement un de ces "documents providentiels" dont un certain ésotérisme a le secret.

On peut, dans le même ordre d'idées, noter que l'écclésiastique préconisait l'utilisation

d'apports judaïques dans le décryptage des monuments anciens, gallo-romains ou

médiévaux. Comme le livre en question fut édité par Devoucoux en 1846 (49), c'est-à-

dire peu ou prou dans les années où l'on "inventa" la pierre "druidique" de Suèvres (la

première mention en est faite, rappelons-le, en 1844), on ne peut manquer de rapprocher

de cet arrière plan "gallico-kabbalistique" les propos, déjà cités, de l'abbé Morin: "... des

traces de de rainures, quelques lignes cabalistiques (sous-entendu la gravure aux trois

carrés), ont fait croire au savant antiquaire que cette pierre était un monument

mégalithique ou un dolmen gaulois" (c'est moi qui souligne); et de se demander (comme

disait un autre célèbre ésotériste), lequel a inffluencé l'autre?... A moins que cette sorte

d'association d'idées ne fût dans l'air du temps (51)...

Comme on le voit, la plus grande confusion présida à la naissance de la "triple enceinte"

et de part et d'autre on usa des mêmes méthodes, chacun voulant à tout prix adapter le

symbole à ce qu'il faut bien appeler, sous réserve d'éléments plus concrets, sa petite

spécialité.

Paul Le Cour ajouta la mystérieuse gravure à l'édifice de Florance, ce qui n'était sans

doute plus nécessaire: au prix de quelques contorsions et fort d'une incontestable

autorité scientifique, l'archéologue blésois était parvenu à imposer l'idée d'une "triple

enceinte" druidique et sacrée à seule fin d'asseoir la réputation de son monument... A

l'instar de Jacob, il put alors y reposer sa tête et songer, peut-être, à une bien longue

descendance... Mais nous avons vu ce qu'il en fut exactement.

En juin 1929, le métaphysicien (et très anti-occultiste) René Guénon (1886-1951), autre

natif de Blois, publia à son tour dans Le Voile d'Isis une étude intitulée La triple

enceinte druidique, titre explicite qui reprend sans discussion les concepts de Florance,

bien que le contenu de l'article soit d'ordre plus général, et que soit remis prudemment

en cause dans une note le caractère d'ombilic des Gaules attribué à Suèvres. Il précisa

cependant que les trois enceintes de la figure, symbolisant d'après lui trois degrés

d'initiation, pouvaient effectivement se rapporter à la hiérarchie druidique, emboîtant en

cela le pas aux rapprochements hasardeux de Paul Le Cour (très curieusement d'ailleurs,

car on sait qu'il prenait ce dernier pour un fantaisiste), et imprimant à la thèse gauloise

un sceau que sa réputation intellectuelle allait rendre définitif.

UNE CONFRERIE MEDIEVALE

On vit se produire enfin sous la plume de l'archéologue loudunais Louis Charbonneau-

Lassay (1871-1946), ami de Guénon, figure emblématique de l'hermétisme chrétien et

collaborateur occasionnel de Paul Le Cour dans la revue Atlantis, une métamorphose

inattendue du thème "sacrificiel", déplacé cette fois-ci exclusivement sur la figure aux

Page 20: Charbonneau Lassay Triple Centre

trois carrés concentriques, et miraculeusement "christianisé" par le concours de

nouveaux et improbables témoignages.

Dans son étude intitulée La triple enceinte dans l'emblématique chrétienne parue dans

Atlantis de septembre-octobre 1929, Charbonneau-Lassay, qualifiant la pierre de

Suèvres de "menhir" (sic) et prenant comme point de départ les affirmations conjuguées

de ses prédecesseurs concernant notamment l'origine celtique du dessin, s'attacha

principalement à cerner le sens possible du symbole en milieu chrétien, puisqu'on avait

noté sa présence sur divers monuments médiévaux civils ou religieux, et qu'il l'avait lui

même relevé dans l'ancienne abbaye de Seuilly, ou parmi les graffiti de Chinon qu'il

attribuait aux Templiers (Fig. 10).

Fig. 10: graffiti relevés par Louis Charbonneau-Lassay au château de Chinon

(A), et dans l'abbaye de Seuilly (B) (xylographies).

Il s'était déjà exprimé sur le sujet dans une lettre dont Paul Le Cour fit paraître un extrait

dans le numéro d'Atlantis où figurait justement la gravure apocryphe de la cité eduenne:

Page 21: Charbonneau Lassay Triple Centre

il voyait alors dans la "triple enceinte" un possible emblème de la Jérusalem céleste.

Mais il corrigea son jugement à la suite de nouvelles informations reçues d'une

mystérieuse source "qui ne relève pas de l'ordinaire domaine de la bibliographie et qui

est, pour le moins, tout aussi sûre" (52). Elle l'était selon lui puisqu'il s'agissait d'un

représentant autorisé de sociétés initiatiques chrétiennes affirmant une parfaite

orthodoxie doctrinale, venues en droite ligne et par transmission directe de la fin du

Moyen-Age, appelées l'Estoile Internelleet la Fraternité du Divin Paraclet, fondues en

une seule organisation au moment de la Révolution française. L'existence lui en fut

révélée en 1925. Il reçut en dépôt certains documents dont un cahier de dessins du XVe

siècle contenant divers symboles, matériel dont il se servit pour rédiger en partie son

ouvrage majeur, le Bestiaire du Christ. D'après cette source, la "triple enceinte" aurait

été, pour la première chrétienté, "l'idéogramme de la portée de la rédemption sur le

plan universel", les trois enceintes concentriques symbolisant les "trois mondes", cette

fois-ci ceux de l'Encyclopédie médiévale: terrestre, firmamental et celeste ou divin, et la

croix "qui le traverse aux deux tiers, (y figurant)l'efficacité directe du sacrifice du

Calvaire sur le monde terrestre et sur le monde astronomique,(mais s'arrêtant) au seuil

du monde angélique et divin, qui n'a pas eu besoin de rédemption" (53).

Quand à la mystérieuse source d'information, il semble établi aujourd'hui qu'elle

provienne du chanoine Théophile Barbot (1841-1927), prélat, archiprêtre de Loudun,

qui aurait été à l'époque le chef et dernier représentant de la confrérie du Paraclet (54). Il

n'est pas indifférent de noter que ce dernier fut en étroite collaboration avec un

représentant des plus éminents de la fameuse "école" d'Autun, le cardinal Jean-Baptiste

Pitra (1812-1899), propre ami de jeunesse du vicaire Jean-Sébastien Devoucoux....Bref,

je ne ferai qu'évoquer ici ces rapprochements et filiations possibles dans le

développement de certaines interprétations. Quelle que soit la valeur de la thèse

défendue par Charbonneau-Lassay (certains graffiti de "triple enceinte" sont parfois

directement associés à la croix, à Loches par exemple), il semble décidémment qu'on

doive sur cette question se résigner à l'incertitude des preuves... Pourquoi, par exemple,

le cahier de

l' Estoile Internelle, souvent évoqué, et puisque Charbonneau-Lassay reproduisit ici ou

là quelques uns de ses dessins sous forme de xylographies, ne fut-il jamais publié dans

sa totalité?

Chacun répondra à cette question comme il l'entend. La "triple enceinte sacrificielle"

entra bel et bien par cet artifice dans le giron de l'orthodoxie religieuse, suivant en cela

le sanctuaire de Suèvres qui, par le passé, de païen devint chrétien... Et je ne peux guère

m'empêcher d'y voir l'inffluence discrète des préjugés attachés à la pierre de Suèvres

depuis le XIXe siècle, qui, sous l'impulsion inavouée de ceux d'Autun (rappelons qu'ils

entendaient prouver l'universalité du symbolisme et la "culmination" de toutes les

anciennes religions dans celle du Christ), transformèrent l'effusion païenne du sang

humain en sacrifice chrétien du Calvaire (55).

LE SONGE S'ACHEVE ?

On pourrait épiloguer longtemps sur les construction idéologiques qui marquèrent de

leur emprise les recherches sur le symbole aux trois carrés concentriques, inffluençant

durablement les esprits et stérilisant parfois purement et simplement le regard. Cette

constatation n'est pas une critique définitive des thèses qui furent énoncées, mais des

voies empruntées par lesquelles on les fit valoir. Le préjugé templier par exemple

(encore attaché aujourd'hui à la "triple enceinte"), dû à une interpolation des travaux de

Page 22: Charbonneau Lassay Triple Centre

Louis Charbonneau-Lassay sur le grand graffiti de Chinon (56), fondé sur la même

absence d'indices probants, parvint à imposer des développements qui ne furent pas

pour clarifier une question déjà bien embrouillée.

Il semblerait que, en matière de graffiti, on se soit plus souvent attaché à infléchir les

objets d'étude qu'à simplement les interroger, et cette pratique ne fut pas seulement le

fait de milieux non-scientifiques comme nous l'avons vu. Serge Ramond, président de

l'ASPAG, a donné une excellente preuve de ce phénomène pouvant aller jusqu'à la

falsification parfois inconsciente des relevés, dans une communication sur le très

"singulier" travail effectué à Domme par le chanoine Tonnelier, qui fit longtemps

autorité dans certains milieux archéologiques (57).

La "triple enceinte" se prête, plus que toute autre figure, à ce type d'arrangement, en

raison sans doute du caractère strictement géométrique et peu représentatif de son

dessin, mais aussi de l'absence de points d'appuis iconographiques ou textuels pouvant

expliquer sa présence parfois insistante dans certains lieux et apporter des éléments de

sens à son interprétation. Il en est cependant un document -réel celui-là- qui n'a jamais à

ma connaissance été publié dans une étude sur le sujet et dont l'évocation dans ce

contexte me paraît, à plus d'un titre, justifiée (Fig. 11). Il s'agit d'une xylographie

extraite de la célèbre Chronique Universelle de Nuremberg d'Hartmann Schedel,

ouvrage imprimé de la fin du XVe siècle (58). La gravure en question a le mérite d'être

appuyée par un texte et de s'inscrire dans une période pour laquelle sont attestées des

représentations de "triples enceintes", dont le caractère symbolique (au sens large) ne

peut être contesté.

Page 23: Charbonneau Lassay Triple Centre

Fig. 11: en haut, xylographie extraite de la Chronique universelle, 1493: le temple

d'Ezechiel. En bas, page manuscrite du f° LXVI r°, maquette destinée à

l'imprimeur (source: La chronique universelle, 1493, Taschen 2001).

Page 24: Charbonneau Lassay Triple Centre

Le style schématique de cette gravure présente une analogie presque parfaite avec celui

des "triples enceintes" telles qu'elles sont majoritairement représentées. La légende de la

maquette destinée à l'imprimeur semble indiquer qu'il s'agit d'une figure se rapportant au

plan du temple spirituel des Juifs prophétisé par Ezéchiel. Elle illustre la cinquième

époque de la Chronique, allant de la prise de Babylone aux évènements immédiatement

antérieurs à l'avènement du Christ et concerne plus particulièrement la reconstruction du

Temple de Jérusalem (59). Des voies relient, dans trois directions de l'espace, les parvis

séparés par des enceintes. Il manque un chemin, mais on suit en cela le texte de l'Ancien

Testament qui ne signale pas de portes à l'ouest. Le graveur crut bon d'interpréter ainsi

le texte biblique (60): obéissait-il à des instructions particulières ou se référait-il à un

modèle?

On peut noter que selon la typologie médiévale, le temple d'Ezéchiel est une

préfiguration de la Jérusalem Céleste. Se pourrait-il qu'on ait, dans certains milieux, usé

du shéma de la "triple enceinte" pour évoquer un archétype architectural

traditionnel (61)? Si un tel rapprochement peut être confirmé par de nouveaux éléments,

il faudra donner crédit à Louis Charbonneau-Lassay, précédemment cité, d'avoir

formulé une première hypothèse allant dans ce sens (62) et admettre que, malgré les

développements aventureux et les intentions trop manifestement orientées qui

caractérisèrent son travail sur la pierre de Suèvres, Florance n'eut peut-être pas tout à

fait tort de voir dans le dessin aux trois carrés concentriques la représentation

d'une triple enceinte sacrée...

NOTES (Les initiales en capitales se rapportent à la bibliographie)

(1) LHA 1886, 1891 / SOG 1958, p. 45. C'est en effet l'histoire telle qu'elle nous a été

transmise par l'abbé Morin. En réalité, il est déjà fait mention de la "pierre soulevée

récemment" en 1844 (CHO), où il n'est pas question de Louis de La Saussaye, ce qui

invalide l'opinion de A. Prudhomme, qui place l'évènement en 1836, se fondant sur

l'ethnologue Bernard Edeine (BSS 1986-1987 / LS 1970, p. 609); d'autres situent la

découverte par l'antiquaire en 1858, ce qui est très peu probable si l'on s'en tient aux

témoignages directs, par exemple de l'abbé Guettée (NHA 1850). Une source inédite

vient confirmer que la pierre était connue un an avant son "invention" par Louis de La

Saussaye, et il semble même que cette dernière ne lui soit redevable en rien. Il s'agit

d'un article publié dans Le Journal du Loir-et-Cher du jeudi 7 juin 1849 (REG 1849),

que je livre ici dans son intégralité (on pourra remarquer qu'on ne fait aucunement

mention de l'article de 1844 de la Chorographie de Loir-et-Cher):

"Découverte archéologique à Suèvres. On vient de faire une découverte archéologique

intéressante sur le territoire de Suèvres: c'est celle d'une pierre énorme que tout

annonce avoir servi à la célébration des mystères sanglants de la religion gauloise. En

effet, elle est traversée, à l'une de ses extrémités, par des trous naturels qui servaient à

faire tomber sur la tête des initiés le sang humain des victimes égorgées sur cet espèce

d'autel, comme le pratiquait ainsi l'antiquité romaine dans les cérémonies moins

barbares du Taurobole. Un autre monument druidique, situé près de Pontlevoy, la

Pierre de Minuit, est percée de trous semblables, et on en rencontre sur beaucoup

d'autres; mais une particularité de la pierre de Suèvres, tout à fait rare, même en

Bretagne où les monuments de ce genre sont nombreux, est une figure grossièrement

tracée en creux et formée de deux carrés (sic) concentriques terminés,à deux de leurs

angles, par des rigoles conduisant jusqu'aux bords de l'autel, et qui pouvaient aussi être

destinées à faire écouler le sang de la victime placée sur les carrés symboliques.

Page 25: Charbonneau Lassay Triple Centre

Ajoutons qu'une légende (?) conservée à Suèvres, rappelle le souvenir des sacrifices

sanglants accomplis sur cette pierre. M. Vilpou, auteur de la découverte du monument,

qu'il a faite en cherchant un bloc de pierre destiné à soutenir la machine à vapeur de

son usine, s'est empressé de l'offrir à M. le maire de Blois, en échange d'une autre

pierre de dimension semblable.

On savait que Suèvres, placé près de l'ancienne voie romaine d'Orléans à Tours,

remontait à une haute antiquité. Deux belles inscriptions du temps d'Auguste y ont été

recueillies il y a longtemps, et placées dans les murs de l'église romane de Saint-

Christophe (sic). Il serait à désirer qu'elles fussent acquises pour le musée de Blois, car

cette église, qui sert de grange aujourd'hui, peut être démolie, et ses matériaux

dispersés.

Les plus anciens monuments écrits, où il soit question de Suèvres, remontent au IXe

siècle, et son église de Saint-Lubin offre dans le pignon occidental un des débris,

extrêmement rares aujour'dhui, de l'architecture de ce temps. Suèvres était alors une

Viguerie, ou chef-lieu de justice seigneuriale, ce qu'on a appelé depuis une prévôté. Son

nom latinisé était Sodobrium, dont on ne peut méconnaître la physionomie gauloise, et

d'où est venue l'appellation moderne. La pierre de M. Vilpou vient d'ajouter un précieux

témoin de l'époque la plus reculée de cette localité".

(2) LHA 1891. Le lieu exact ne semble pas très établi. L'abbé Rivard indique de son

côté (mais cela paraît peu plausible) que "ce puits se trouve sous le dallage , au fond de

la chapelle Saint-Lubin"(SOG 1958 p. 29).

(3) Il ne le sera d'ailleurs jamais. Sur quoi se basait-on pour le qualifier de "romain"?...

(4) Louis de La Saussaye fut à l'origine de la Société des Sciences et lettres de Loir-et-

Cher (1833), co-fondateur et collaborateur de la Revue Numismatique Française (1836),

titulaire de l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres (1845) et recteur de l'Académie

de Poitiers puis de Lyon (1856-1871) (Cf. Elizabeth Latrémolière: Un bicentenaire:

Louis de La Saussaye (1801-1878) dans Les Amis du Château et des Musées de Blois

n°32, déc. 2001.

(5) HP 1909

(6) E. Latrémolière, chargée des collections archéologiques du château de Blois, lettre

du 20 fév. 2002. La pierre est mentionnée sous l'appellation de "table des sacrifices",

sans plus de précisions.

(7) HP 1909

(8) Nicolas Morin, curé de Suèvres de 1846 à 1891, membre de la Société

Archéologique du Vendômois, LHA 1891.

(9) Antiquités celtiques et antédiluviennes. Mémoire sur l'indusrie primitive et les arts à

leur origine par M. Boucher de Perthes, 3 vol., Paris 1849-1864.

(10) Il n'y aura aucune preuve archéologique de l'origine celtique de l'oppidum de

Suèvres. Les fouilles sur le site de Saint-Lubin ne feront état que de vestiges gallo-

romains.

Page 26: Charbonneau Lassay Triple Centre

(11) Anthony Genevoix alias M. Blanchot, directeur de l'école maternelle primaire de

blois, CHO 1844.

(12) C. Goudineau, Cette Gaule qui n'exista pas, dans mensuel Notre Histoire, juin

2002. Voici, pour donner le ton du moment, ce qu'écrivit le chanoine Mahé, fervent

celtomane, fondateur de la Société Polymathique de Morbihan en 1826 et membre de

plusieurs sociétés savantes, dont les travaux servirent de référence durant des

décénnies: "Là, une pierre solaire: de tous côtés, on trouve des menhirs devant lesquels

se prosternaient un peuple aveuglé par la superstition et des autels sur lesquels

ruisselait le sang humain. Ici, se fait sentir de quel aveuglement et de quelle

dépravation l'homme est capable quand sa raison n'est pas éclairée par une lumière

supérieure et en quel triste état nous serions nous-mêmes si la main bienfaisante d'une

religion lumineuse n'avait déchiré le bandeau qui nous couvrait les yeux" (Essai sur les

Antiquités du département du Morbihan, 1825, cité par F. Ars, Archéologues en soutane

au chevet des mégalithes, magazine Histoire du Christianisme, n° 13, nov. 2002).

(13) LHA 1891. Duchalais n'eut pas toujours cette opinion (cf. LHA 1886); Et cf. abbé

Guettée (NHA

1850): "Nous ne dirons rien de la fameuse pierre transportée naguère du cimetière de

Saint-Lubin à Blois. Avec un peu de bonne volonté on peut en faire un dolmen, y

découvrir même la rigole et l'orifice par lesquels coulait le sang des victimes. Mais

aussi, avec un peu de mauvaise volonté, on peut n'y rien voir et ne la regarder que

comme une pierre tumulaire".

(14) LHA 1891.

(15) Camille Florance était fondé de pouvoir du Trésorier payeur général du

département. Il devint en mai 1885 trésorier de la Société d'Histoire Naturelle et

d'Anthropologie (constituée le 10 juin 1881) avant d'accéder à sa présidence en 1901,

fonction qu'il exercera jusqu'à sa mort. D'abord et surtout botaniste, il se consacra avec

vigueur au développement des collections et mit ses multiples talents au service de

l'association, suscitant donations, subventions, aides de toutes sortes, avant de faire du

Musée d'Histoire Naturelle de Blois (inauguré en 1903) le plus réputé et le plus

richement doté de province. La société ne prendra qu'en 1922 une orientation plus

nettement paléontologique et préhistorique. Florance fut l'un des vice-présidents de la

Société Préhistorique Francaise ( Madeleine Siériès, historique inédite).

(16) HP 1909.

(17) Gravure en 3/4 face de A. de Mortillet, d'après une photographie de Mieusement

(HP 1909).

(18) Cf. les travaux de Georges Courtry, Congrès de l'Association francaise pour

l'avancement des sciences à Montauban, 1902; congrès de Reims, 1907 (cité par

Florance); et L'écriture préhistorique, dans Congrès Préhistorique de Nîmes, compte

rendu de la 7ème session, 1911 (Paris, 1912).

(19) MSS 1872.

Page 27: Charbonneau Lassay Triple Centre

(20) Officier et archéologue, grand spécialiste de la statuaire gauloise, auteur d'un

monumental Recueil général des bas-reliefs, statues et bustes de la Gaule romaine,

publié entre 1907 et 1938. Il fut conservateur des musées de Nîmes.

(21) Cité par Paul Le Cour, ATL n°10, 1928.

(22) BSP 1919; BSH 1926.

(23) BSP 1919.

(24) BSP 1919.

(25 BSP 1919.

(26) BSP 1919.

(27) GCO 1910; BSP 1919; BSH 1926.

(28) BSH 1926).

(29) En fait, cela ne semble pas très clair dans l'esprit même de Florance: situe-t-il

l'autel à sacrifices à proximité de l'omphalos, ou identifie-t-il bel et bien les deux?

(30) BSH 1926.

(31) BSH 1926.

(32) SOG 1958.

(33) SOG 1958, p. 36.

(34) SOG 1958, p. 39.

(35) SOG 1958, p. 35.

(36) Sur la demande de Florance, la pierre avait accompagné le transfert du Musée des

Beaux-Arts, comprenant les collections lapidaires (les collections de science naturelle

n'y seront exposées qu'en 1922). Le monolithe fut déposé dans la cour d'honneur près de

l'escalier qui conduisait au musée. En 1940, après le bombardement de la mairie quai

Saint-Jean, la municipalité s'installa de toute urgence dans l'ancien palais épiscopal,

provoquant le retour des collections vers les combles du château. La pierre fut laissée

sur place en raison des difficultés que présentait son transport.

(37) Le mystère de la pierre de Suèvres, hebdo gratuit Expressions, mercredi 31 octobre

1990. E. Latrémolière précise plus sobrement que la pierre fut rapatriée au château

"dans le cadre d'une nouvelle présentation des collections d'antiquités" en 1959, et non

en 1958 comme l'indique Expressions (lettre du 20 février 2002).

(38) La Nouvelle République du Centre-Ouest, mardi 19 septembre 1995, p. 2; et cf. le

Page 28: Charbonneau Lassay Triple Centre

n° du 18 octobre 1990 pour le compte-rendu d'inauguration.

(39) IMF 1974.

(40) Communiqué par E. Latrémolière (lettre du 20 fév. 2002). Dans son mémoire de

maîtrise sur les "cultes carnutes" M. Ferdière (qui fut directeur régional des Antiquités

Historiques du Centre) rejoint l'avis des géologues, à savoir que des trous semblables

sont naturellement observables dans le calcaire de Beauce. D'après Florance les trous

d'origine naturelle avaient été agrandis artificiellement. Rappelons pour mémoire que

Paul Le Cour y voyait l'empreinte... d'une main géante.

(41) Cependant, d'après Christian Wagneur, le chercheur sans doute le mieux informé

sur le sujet (recherches inédites), si l'on excepte la gravure de Villefranche, deux "triples

enceintes" sont attestées en France pour la période gallo-romaine (lettre du 9 juin 2001).

(42) Cette datation par défaut semble avoir suscité de nouvelles interprétations

concernant la signification de la pierre. Dans une lettre en date du 26 mars 1990, la

conservation du château de Blois (à l'époque Mme Tissier de Mallerais) précisa qu'"une

signification ludique et rituelle (solaire) (sic) doit être aussi envisagée et plus

plausible", mais sans qu'on sache véritablement pourquoi (archives du Syndicat

d'Initiative de Suèvres, communication de Mme Fiot).

(43) L'histoire de la pierre druidique est référencée dans le légendaire de Loir-et-Cher

publié par

J. Cartraud en 1981. L'article est inspiré de la notice de l'Inventaire des mégalithes de

France. Il est symptomatique qu'aucune mention ne soit faite de Florance (LLC).

(44) On peut noter que l'appellation de "triple enceinte" est toujours préférée dans

certains milieux archéologiques au terme plus générique de "marelle". Mais il s'agit

d'une commodité de langage qui n'a plus nécessairement de connotation architectonique

(cf. F. Beaux, GERSAR). D'autres utilisent le nom de "marelle triple" (cf. C. Wagneur).

(45) ATL 1928-1929; ATC 1929; VI 1929.

(46) Cf. correspondance de Paul Le Cour à Camille Florance (Bibl.)

Paul Le Cour donna plusieurs conférences à la Société d'Histoire Naturelle de Loir-et-

Cher, dont une au sujet de l'"Atlantide" (1er mars 1925, bulletin n° 19). La société eut

par ailleurs au XIXe siècle quelques préoccupations "occultistes": elle présenta en 1894,

par l'entremise d'un de ses membres bienfaiteurs,

M. Horace Pelletier, une "séance d'occultisme expérimental" dans l'une des salles du

château de Blois, où elle avait alors son siège. On fit la démonstration d'une "mise en

action de la force psychique" avec médiums, quelques séances d'hypnose d'après la

méthode de Charcot à la Salpêtrière (!), des expériences de "magnétisme à distance", de

spiritisme et de "théurgie" (programme du 14 juin 1894, archives de la Société

d'Histoire Naturelle).

(47) ATL 1929.

(48) Cf. P. L. Zoccatelli, La réception de Louis Charbonneau-Lassay dans les milieux

francais, dans www.cesnur.org/paraclet/archive-6.htm.

Page 29: Charbonneau Lassay Triple Centre

(49) Histoire de l'antique cité d'Autun par Edme Thomas, official, grand chantre et

chanoine de la cathédrale de cette ville mort en 1660, illustrée et annotée, Autun, 1846.

Repris en grande partie dans Etudes traditionnelles, Paris, années 1952 à 1957. Réédité

en 1977 chez Jeanne Laffitte et en 1992 chez Archè, Milan.

(50) Voir plus haut, "Un dolmen Gaulois".

(51) Plus qu'un trait de syncrétisme typiquement "occultiste", ce curieux mélange

est peut-être un écho de la mentalité ecclésiastique de l'époque. L'évocation de la

Kabbale est une allusion directe à la tradition judaïque; or pour nombre de prêtres au

XIXe siècle, pétris de culture classique et biblique, les autels anciens des Gaulois décrits

par Tacite ou Lucain sont du même ordre que les autels primitifs des Hébreux décrits

par Moïse dans la Bible (cf. LHA 1891, p. 108): en somme les signes d'un même culte

grossier, celui d'une même "religion naturelle" privée de la lumière de la révélation

christique, religion à laquelle cette dernière mit un heureux terme (cf. note 12). Il s'agit

bien sûr, avant tout, d'affirmer la supériorité du catholicisme... et de stigmatiser au

passage le "nouveau paganisme" que constitue l'affirmation progressive de l'état laïque.

(52) ATC p. 14 de la réed. posthume.

(53) ATC p.14-15.

(54) Cf. Marie-France James: Esotérisme, occultisme, franc-maçonnerie et

christianisme aux XIXe s. et XXe s., Paris, 1981/ S. Salzani et P. L.

Soccatelli, Hermétisme et emblématique du Christ dans la vie et dans l'oeuvre de Louis

Charbonneau-Lassay, Milan, 1996, p. 63.

(55) Le dossier est toujours susceptible de s'étoffer, cette conclusion reste donc

provisoire... Rappelons cependant que la vocation supposée sacrificielle des anciennes

tables dolméniques, professée notamment dans le passé par le très inffluent chanoine

Mahé (Cf. note 12), fut une idée qui trouva ses principaux partisans dans les milieux

cléricaux, dans une optique évidemment apologétique (et cela bien que certains prêtres

fussent gagnés aux idées nouvelles). Un érudit nota justement en 1853: "C'est parce

qu'il fallait des autels à l'abbé Mahé que les dolmens sont d'anciens autels" (cité par F.

Ars, op. cit.).

(56) Louis Charbonneau-Lassay, Le Sacré-Coeur du donjon de Chinon attribué aux

Chevaliers du Temple, dans Regnabit, revue universelle du Sacré-Coeur, 1ère année, n°

8, janvier 1922 et n°10, mars 1922. Réédité dans Etudes de symbolique chrétienne, vol.

1, Paris, 1981. Tiré à part: Le coeur rayonnant du donjon de Chinon attribué aux

Templiers, Fontenay-le-Comte, 1922.

(57) Serge Ramond, Le faux dans l'archéologie du trait glyptographique, actes des

"Premières Rencontres Graffiti anciens"à Loches en Touraine, octobre 2001, ASPAG,

Verneuil-en-Halatte, 2002.

(58) Liber chronicarum, Anton Koberger imprimeur à Nuremberg, 1493 /

Cologne,Tashen, 2001 (version allemande).

Page 30: Charbonneau Lassay Triple Centre

(59) f° LXIII recto à f° XCIIII verso. La gravure se trouve au f° LXVI r°. La maquette

manuscrite de ce folio (conservée à la Stadtbibliothek de Nuremberg) est reproduite

en fac-simile de la réédition Taschen (p. 29). La notice p. 644 indique que la plupart des

bois concernant le Temple ont été utilisés pour la première fois en 1481 dans l'édition

imprimée d'un ouvarage de Nicolas de Lyre. L'iffluence de sources judaïques pour une

telle iconographie "en diagramme" mériterait d'être explorée.

(60) Ezechiel, chap. 40 à 44.

(61) Dans une perspective théologique un tel symbole a un sens eschatologique. On

pourrait expliquer, dans cette hypothèse, la présence de "triples enceintes" sur certains

monuments funéraires, notamment dans l'enfeu de Jean Grivel ou Griveau, précepteur

de la commanderie Hospitalière de Lavaufranche (Creuse) à partir de 1402, mort vers

1420. Près de 80 "triples enceintes" sont peintes sur l'arc, la voûte et la partie supérieure

du fond du tombeau. Soulignons en dernière analyse que rien ne permet d'affirmer que

la figure de Suèvres (quelle que soit d'ailleurs la raison pour laquelle elle fut gravée) soit

antérieure au Moyen-Age.

(62) "avant le christianisme, ce dessin des trois enceintes devait avoir un sens

symbolique précis; il est possible que les deux premières lignes soient des enceintes, les

lignes droites en croix qui y aboutissent, des avenues et le plus petit carré un autel ou

un "saint des saints", un hiéron plus sacré que les autres. Je ne serais pas surpris que

les chrétiens en aient fait une image de la Jérusalem céleste..." (Lettre de Louis

Charbonneau-Lassay à Paul Le Cour, cité dans ATL avril 1929, p. 107). On retrouve

chez R. Guénon une idée semblable, bien qu'indirectement formulée (VI, note 2, p. 86

du recueil posthume).

BIBLIOGRAPHIE SUR LA PIERRE DE SUEVRES ET LE CACHET DE

VILLEFRANCHE-SUR-

CHER

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LCC/ CARTRAUD Jacques, Des sacrifices druidiques..., dans Légendes de Loir-et-

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LHA/ MORIN Nicolas, Le druidisme à Suèvres, dans revue Le Loir-et-Cher historique,

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époque celtique, gallo-romaine et les origines du christianisme à Suèvres, dans Congrès

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POIDEVIN Hervé, La pierre du songe ou l'invention de la triple enceinte, dans La

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TAIN J. L'énigmatique pierre druidique de Suèvres, dans Gazette de la Société

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REG/ TROUËSSART Arthur, copies d'articles de presse dans registres Trouëssart, ms.,

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Cher, jeudi 7 juin 1849 (vol. 24, p. 432); Un menhir au château de blois, dans journal

L'avenir, 23 sept. 1888 (vol. 28, p. 81-82).

VILLEDIEU Pierre, Villefranche-sur-Cher: à propos d'un cachet d'oculiste romain

trouvé au XIXe siècle, dans Bulletin de la Société d'Art, d'Histoire et d'Archéologie de la

Sologne, n° 91, janv. 1988.

ANNEXE 1

Cette source inédite est un article paru dans le journal L'avenir du 23 septembre 1888

(REG 1888). Je ne la livre que pour mémoire, car elle est assez amusante: on peut y

constater une fois de plus qu'on n'a cessé de redécouvrir la pierre de Suèvres au fil du

temps, et cela jusque... dans la cour du château de Blois!... Au point même d'en oublier

son origine sodobrienne. On verra que les notations entre parenthèses, qui sont de la

main d'A. Trouëssart, ajoutent au sel de l'histoire:

"Un menhir au château de Blois. M. Mieusement vient de découvrir (?) ou plutôt

retrouver une pierre des plus curieuses, qui se trouve dans la cour du château, à l'angle

de la salle des Etats.

Il y a une vingtaine d'années, on montrait cette pierre aux étrangers, en la qualifiant de

pierre druidique. M. Mieusement, qui était récemment en Bretagne, aux environs de

Carnac, d'Erdeven et de Locmariaquer, a été frappé par l'aspect de cette pierre. Elle lui

est apparue comme un mégalithe des plus intéressants et des plus précieux. Elle porte,

en effet, un dessin en forme de grille, des plus curieux, rappelant les sculptures qui se

voient dans le dolmen de Kergavat, sur la route de Plouharnel à Auray.

Nous sommes allé voir nous-même cette pierre qui est digne de fixer l'attention des

savants. Est-ce un menhir, un mégalithe de la période Carnacéenne? A-t-elle été élevée

à Blois même, ou a-t-elle été apportée de Landes? Depuis quand est-elle au château?

Le dessin est-il de date relativement récente, ou remonte-t-il à l'époque des menhirs?

Autant de points à déterminer.

Si c'est un mégalithe sculpté, notre ville posséderait un des plus rares spécimens de

l'âge de pierre, qui a couvert le globe de ses monuments. En effet, à par les dessins

merveilleux du monument de Gavr'inis, les grilles de Kergavat et les haches sculptées

sur deux ou trois autres dolmens, il n'existe pour ainsi dire pas de mégalithes sculptés.

Cette trouvaille serait dès lors (en admettant la trouvaille? A. T.) une découverte (?)

Page 33: Charbonneau Lassay Triple Centre

importante, qui aurait dans le monde un légitime retentissement (Et tout cela avant de

prendre le soin de s'informer sur l'origine de cette pierre!).

Ce serait une curiosité de plus dans notre ville, un attrait de plus pour l'étranger, que ce

vestige des temps préhistoriques, modestement caché depuis des siècles (et pourquoi

caché, cette pierre était parfaitement en vue) dans la cour du château/ H. de C."

14 octobre: " M. l'abbé Morin, curé de Suèvres, nous écrit que la pierre en question

était située dans l'enceinte de l'ancien temple d'Apollon, dont on voit encore les ruines

dans le cimetière de Saint-Lubin, à Suèvres, qu'elle a été tirée, en 1848, par M. de La

Saussaye, avec le consentement du maire et de la fabrique, et transportée par ses soins

au château de Blois."

ANNEXE 2 (13-02-10)

Le département des fonds anciens de la bibliothèque de l'Abbé Grégoire de Blois

possède, dans un dossier de correspondance entre Paul Le Cour et camille Florance (cf.

Bibl.), une lettre inédite de René Guénon à l'archéologue blésois intéressant cette étude,

puisqu'elle nous révèle que les deux hommes furent en contact au moins ponctuellement

au sujet de la "triple enceinte" et échangèrent diverses publications. René Guénon y

livre à son correspondant une interprétation générale du symbole dont il ne fera état

officiellement qu'en juin 1929 dans les pages du Voile d'Isis. J'ai donc jugé intéressant

d'en faire ici la transcription intégrale:

"M. Guénon. Paris, 10 novembre 1928. 51, rue St-Louis-en-l'Ile (IVe)

Cher Monsieur,

C'est moi qui aurait dû vous remercier de m'avoir confié votre brochure sur le gui, que

j'ai lue avec beaucoup d'intérêt, ainsi qu'un de mes amis qui désirait la connaître depuis

longtemps.

Je suis heureux que la brochure de M. Charbonneau vous ai fait plaisir; bien entendu,

vous pouvez la garder, car j'en ai encore un assez grand nombre d'exemplaires.

J'ai vu en effet, dans le dernier numéro d'"Atlantis" qu'on m'a communiqué ces jours-ci,

ce qui concerne la figure des trois enceintes, dont l'origine druidique me paraît aussi

très vraisemblable. J'ai écrit hier à M. Charbonneau, et je lui ai demandé ce qu'il pense

de cette question; s'il a quelque idée intéressante à ce sujet, je ne manquerai pas de

vous en faire part.

Pour moi, je pense que les trois enceintes représentent tout simplement trois degrés

d'initiation. Ce qui m'a donné cette idée, c'est que j'ai eu autrefois sous les yeux des

documents provenant de certaines organisations initiatiques et dans lesquels les

différents degrés hiérarchiques étaient décrits comme autant d'enceintes concentriques.

Naturellement, ces documents étaient fort récents en comparaison de ce dont il s'agit,

mais il y a là, probablement, l'écho d'une tradition dont l'origine peut remonter très

loin, encore que la façon dont elle a pu se conserver et se transmettre soit assez

difficilement saisissable pour bien des raisons. Je vous donne mon idée pour ce qu'elle

vaut; il faut ajouter, d'ailleurs, que les degrés initiatiques sont toujours regardés comme

correspondant à autant de "mondes", c'est-à-dire d'états d'existence hiérarchisés, et

aussi que presque tous les symboles ont une pluralité de significations qui, loin de

s'exclure, se complètent au contraire les unes les autres. Il ne faudrait donc pas voir

Page 34: Charbonneau Lassay Triple Centre

dans ce que je vous dis une interprétation exclusive, mais il me semble bien que c'est là

que se trouve le point de départ dont il faut tenir compte pour rechercher, par analogie,

les autres interprétations possibles. Vous serez bien aimable de me dire, à l'occasion, si

cette explication vous paraît satisfaisante.

J'ajoute encore que les lignes qui joignent les trois enceintes s'expliquent aussi très

bien: ce seraient les canaux par lesquels l'enseignement de la doctrine se répand du

degré suprême jusqu'au plus inférieur. Cette figuration me fait penser à la "fontaine

d'enseignement" des "Fideli d'Amore", depuis Dante jusqu'à Pétrarque; et des images

plus ou moins semblables se rencontrent dans les traditions de presque tous les peuples,

en Orient aussi bien qu'en Occident. Cette fontaine a même été prise comme un des

symboles du Christ; M. Charbonneau a là-dessus des documents très intéressants.

Veuillez recevoir, cher Monsieur, l'expression de mes sentiments les meilleurs.

R. Guénon.

Je vous demanderai, jusquà nouvel ordre, de ne pas communiquer ce que je vous dis ici

à M. Le Cour; quand son imagination travaille sur certains renseignements, on ne sait

jamais ce que cela peut devenir; et c'est pourquoi j'aime mieux prendre le temps de

préciser moi-même divers points, surtout en ce qui concerne les rapprochements à

établir avec d'autres symboles".

LES PIERRES DU SONGE

Etudes sur les graffiti médiévaux

LA TRIPLE ENCEINTE COMME SYMBOLE ARCHITECTURAL (1) ESSAI D'INTERPRETATION DE QUELQUES GRAFFITI DE LA TOUR

"A BEC" DE LOCHES (INDRE-ET-LOIRE)

"A tant ce tout complet en sa charpenterie:

Ne demandoit plus rien que sa menuiserie Le meuble précieux et l'embellissement.

L'Eternel dit le mot, et la terre déserte

Est toute de vergers, et de jardin couverte Et produit fleurs et fruicts d'un seul enfantement."

Pierre Poupo, La muse chrestienne, 1585.

Il n'existe aucun témoignage direct des phases de construction des fortifications de

Loches entre la fin du XIIe siècle et le début du XIIIe siècle. La datation des diverses

parties concernées ne résulte que de l'étude architecturale et archéologique.

Les tours dites "à bec" en raison de leur forme ogivale (autrefois appelées tours

d'Aubiron ou d'Auberon) sont attribuées tantôt à Philippe-Auguste après la "grande

et cruelle batterie" qu'il infligea à la forteresse en 1205, tantôt à Richard Coeur-de-

Lion qui occuppa la place de 1194 à cette date. Mais tous sont d'accord pour situer

l'élévation progressive des tours au temps charnière des XIIe et XIIIe siècles. Les

trois édifices au plan novateur englobèrent en partie des tours cylindriques plus

anciennes. Ils étaient destinés à renforcer la courtine sud. Malgré des disparités de

conception, les tours "à bec" suivaient un même shema directeur: un niveau

sommital traversé par le chemin de ronde, trois étages indépendants entre eux;

chaque édifice possédant une salle chauffée par une cheminée d'angle (1).

Page 35: Charbonneau Lassay Triple Centre

C'est à l'aplomb de l'une de ces cheminées, dans le seul bâtiment de ce type visible

aujourd'hui, que se trouve un ensemble de gravures géométriques très effacées, mais

dont l'intérêt principal est d'apporter des éléments nouveaux à la compréhension

des représentations de "triples enceintes".

Fig. 1: Loches. Graffiti de la tour "à bec": "triple enceinte" avec 12 perforations:

a) martelage; b) fissure; c) désquamation (relevé de l'auteur).

DES GRAVURES RECTANGULAIRES

Au contraire de la plupart des graffiti du même étage (dont une "triple enceinte" en

association que j'évoquerai tout-à-l'heure), ceux qui "encadrent" le foyer de cheminée,

dans l'angle nord-ouest de la tour, sont marqués par une très forte érosion et en voie

d'effacement. Un relevé par transparent permet toutefois une lecture fiable.

Ils sont curieusement situés à la base du mur, à proximité du plancher. En premier lieu,

une "triple enceinte" assez mal formée, sur le mur à droite de l'archère ouest (c'est-à-dire

à gauche de la cheminée), comportant une dépression dans son centre, est marquée dans

sa partie supérieure droite de douze petites cupules alignées horizontalement (Fig. 1).

Elle est accompagnée de petites figures à demi-effacées en forme sensible de rectangles,

motifs que l'on retrouve sur le lit de pierres inférieur, et surtout en face, à la base du mur

nord (à droite de la cheminée) en assez grand nombre et regroupés sans ordre,

accompagnant quelques autre "signes" dont je parlerai ensuite. Ces figures

rectangulaires sont d'échelle semblable et obéissent à un même type. Il n'y a guère que

leur plus ou moins grand degré d'effacement qui les singularise, et tout de même

quelques variations qui vont faciliter l'interprétation. Dans un cas le dessin prend une

allure très explicite pour un oeil moderne: l' objet représenté est de toute évidence une

doloire (Fig. 2).

Page 36: Charbonneau Lassay Triple Centre

Fig. 2: Loches. Graffiti de la tour "à bec": doloire (relevé de l'auteur).

En va-t-il de même pour les motifs plus schématiques? Ils sont moins évidents; il faut le

secours de l'iconographie des miniatures pour confirmer qu'il s'agit bien de l'outil attitré

des charpentiers médiévaux, toujours le même, laissé à plusieurs reprises sur les murs,

de toute évidence par la ou les personnes qui gravèrent la "triple enceinte" dont j'ai

parlé, puisqu'on retrouve le même motif (dans un style de gravure et avec une érosion

très proches) jouxtant la figure (Fig. 3).

Fig. 3: Loches. Graffiti de la tour "à bec": doloires schématiques (relevés de

l'auteur. La disposition est modifiée pour cette présentation).

La doloire de charpenterie était une hache à large taillant et à manche court (ce qui la

Page 37: Charbonneau Lassay Triple Centre

distinguait de la doloire de justice) (2), avec un seul biseau, servant parfois à

l'émondage, mais surtout à l'équarrissage du bois. C'était aussi, avec la grande cognée et

la bisaigüe, l'un des instruments tranchants les plus en usage dans les métiers du bois.

La doloire était caractéristique du métier comme en témoigne par exemple Le roman de

la rose (1300): "Li carpentiers qui emprès pendues / Grans coigniés en leur couls

tiendrent / Dolouères et besaguë / Orent à lour costez pendues" (3). C'est l'apparence

que l'on voyait quotidiennement aux ouvriers du bois; et c'est pourquoi l'une ou

l'autre hache nécessaire au métier pouvait à juste titre être regardée comme

emblématique de la fonction. Le Livre des moeurs deshommes et des devoirs des

nobles ou livre des échecs moralisés de Jacques de Cessoles, Frère Prècheur du XIIIe

siècle (il sera édité pour la première fois à Milan en 1479) décrit la société médiévale

sous la forme d'un jeu d'échecs (4). Chaque pièce figure allégoriquement un acteur de la

cité, elle-même symbolisée par le tablier à 64 cases, que l'auteur assimile au plan de la

ville de Babylone. La métaphore du jeu est le prétexte de dissertations sur les attributs,

les rôles, les devoirs des différentes classes et les vertus dont elles étaient censées faire

preuve dans l'exercice de leur activité. L'artisan est représenté par le pion situé juste en

face du chevalier (cavalier) et porte comme attributs propres des outils, notamment ceux

des métiers du bâtiment: "un marteau dans la main droite, une dolabre dans la main

gauche et une truelle"; la dolabre "avec laquelle on aplanit le bois" symbolisant bien

sûr les charpentiers . L'auteur les nomme mariniers, c'est-à-dire charpentiers de marine

(5), "ceux qui coupent le bois" et ainsi qu'aux maçons, les corps des hommes leur sont

confiés "pour être protégés des vents et des pluies par les maisons qu'ils

construisent". Mais ceci peut encore s'entendre symboliquement puisque, précise

l'auteur, "avec les corps, ce sont les âmes qui sont en sécurité au milieu des dangers,

protégées par le marinier". Une illustration de cet ouvrage, provenant d'un manuscrit de

la fin du XIVe siècle-début XVe siècle, montre effectivement une doloire entre les

mains de cet artisan (BNF, ms fr. 1166).

Il est utile de signaler que le texte, destiné à l'éducation des nobles, fut très largement

diffusé. Il connut un fort succès dans toute l'Europe et devint un "classique" des

bibliothèques princières. On peut certainement regarder son contenu comme une

collection de "lieux communs" du temps, d'images partout entendues. On peut supposer

de ce fait qu'à l'époque où l'on situe la construction et l'usage des "tours à bec", il était

admis que la hache puisse signifier le charpentier, et par conséquent le métier de

charpenterie lui-même.

Contemporain des versions manuscrites de l'ouvrage de Jacques de Cessoles est Le livre

d'Etienne Boileau, un ouvrage juridique capital pour la connaissance de l'organisation

des métiers au XIIIe siècle, où sont consignés les statuts qui régissent les industries dans

la capitale: c'est encore de hache dont il y est question lorsqu'il faut caractériser les

métiers du bois, sur lesquels un certain "Mestre Foulques du Temple" a juridiction. Les

charpentiers forment encore une corporation qui inclut, outre les charpentiers eux-

mêmes, les huchiers, huissiers, tonneliers, charrons, tourneurs,

lambrisseurs, "recouvreurs de mesons", "feseurs de nez" (nefs), et, ainsi que le précise

le texte, "toutes manières d'autres ouvriers qui euvrent du trenchant en merrien", c'est-

à-dire qui travaillent à la hache le bois d'oeuvre, en somme "toute autre manieres de

ouvriers que a charpenterie appartiennent" (6). Au XVIIIe siècle encore, les quelques

80 charpentiers que compte Paris seront nommés maîtres de la hache (7). On voit un

charron signer d'une hache à manche court et au fer triangulaire un acte de 1612, peut-

être d'ailleurs une forme particulière de doloire, ou bien toute autre hache servant à

l'exercice de son métier (Fig. 4).

Page 38: Charbonneau Lassay Triple Centre

Fig. 4: A gauche et au centre, marque de Jean Savart, charron. Sur fond

blanc: telle qu'elle figure sur un acte de 1612. Sur fond noir: simplifiée

(source: http://www.savart.net). A droite: Loches. Graffiti de hache de la tour "à

bec" (relevé de l'auteur).

Une question se pose maintenent concernant les doloires de Loches: la silhouette est-

elle assez caractéristique pour permettre une datation, même approximative, de la

gravure? Il semble bien qu'on doive répondre par l'affirmative, le dessin "en rectangle"

se révélant même plus figuratif qu'il ne paraît au premier abord. Les miniatures, la

sculpture, les outils qui nous ont été conservés offrent suffisamment d'exemples pour

permettre des comparaisons significatives. D'après ces sources, on peut établir un

classement des formes privilégiées à certaines époques, qui témoignent peut-être d'une

adaptation de l'outil aux exigences techniques du moment. Il semble que la forme large

et rectangulaire du fer de doloire appartenne plus spécifiquement aux XIIe, XIIIe et

XIVe siècles, "période" dans laquelle s'inscrit parfaitement la construction des tours à

bec. Une illustration vénitienne du XIVe siècle présente d'ailleurs une forme d'outil en

tous points semblables au shéma lochois, avec des simplifications relevant des mêmes

maladresses (Fig. 5).

Page 39: Charbonneau Lassay Triple Centre

Fig. 5: doloire de charpentier de marine, d'après une miniature vénitienne, XIVe s.

(dessin de l'auteur).

Une variation sur le mur nord de la tour "à bec" dénote peut-être une des

caractéristiques des doloires: elles étaient parfois munies d'un manche à courbures

permettant d'attaquer les bois larges sans se blesser la main (8) (Fig. 6). Il convient enfin

de noter que la doloire subsistera bien au-delà du Moyen Age dans la seule tonnellerie.

Fig. 6: Loches. Graffiti de la tour "à bec": doloire à manche à courbures (relevé de

l'auteur).

HACHES ET "FLECHES"

Les doloires schématiques forment l'essentiel du groupe de gravures de la cheminée

liées à la "triple enceinte". Mais on trouve d'autres signes mêlés et parfois directement

couplés aux précédents, dont l'étude, nous allons le voir, confirme le statut professionnel

des graveurs. Tout d'abord des haches, qui peuvent être également rapportées au métier

de charpenterie malgré leur aspect plus courant: ce sont encore les vues de chantiers

présentées dans les miniatures qui vont permettre d'en préciser la qualité et la fonction.

Elles sont elles aussi gravées selon un schéma-type fait à l'économie: le tranchant à

demi trapézoïdal est fixé à l'équerre sur un manche court. Ce dernier est seulement dans

un cas exprimé par un double trait (Fig. 7).

Page 40: Charbonneau Lassay Triple Centre

Fig. 7: Loches. Graffiti de la tour "à bec": doloires et haches (relevés de l'auteur.

La disposition est modifiée pour cette présentation)

Le Livre d'heures de Bedford, Les Heures d'Etienne Chevalier, les Heures de jacques II

de Chastillon, trois ouvrages manuscrits du XVe siècle, me fourniront les termes de

comparaison mais on pourrait multiplier les exemples. L'outil, tel qu'on le voit sur les

murs de Loches, est toujours représenté dans les miniatures entre les mains d'un ouvrier

(ou de saint Joseph) occupé à parfaire l'équarrissage d'une poutre, reposant le plus

souvent sur des bastaings perpendiculaires (Fig. 8).

Page 41: Charbonneau Lassay Triple Centre
Page 42: Charbonneau Lassay Triple Centre

Fig. 8: charpentiers occupés au façonnage d'une poutre: en haut, de l'Arche de

Noé, d'après les Heures de Bedford, XVe s.; au milieu: saint Joseph, d'après

les Heures de Jacques II de Chastillon, v. 1430; en bas: de la croix du Christ,

d'après les Heures d'Etienne Chevalier,

v. 1450 (dessins de l'auteur).

Le traitement du bois, commencé à la cognée, se poursuivait par l'opération dite de

"blanchissement", à la doloire, puis au moyen d'une courte hache dite pour cette raison

"hache à blanchir", si bien que doloire et hache à blanchir avaient à des degrés divers la

même fonction de "mise au carré" de la grume. On utilisait encore de simples haches de

chantier, de petite taille, concues pour retravailler ou rectifier les pièces de bois sur le

lieu de construction, souvent au cours de l'assemblage. Elles étaient multifonctionnelles

et pouvaient aussi assurer les finitions de l'équarissage (9).

J'ai relevé à deux reprises dans la forteresse des associations hache-doloire. L'une, dans

la même salle, sur l'ébrasement gauche de l'archère axiale, présente une doloire très

réaliste au tranchant un peu arrondi. L'autre association, très discrète, se trouve au

premier étage du grand donjon dans le couloir dit "aux graffiti". Hache et doloire,

reliées par un trait, ont leur tranchant évidé, mais elles sont d'un style graphique très

semblable aux gravures de la tour "à bec". Au groupe s'adjoint même un troisième

signe en forme de "Y" que l'on va retrouver dans les graffiti de la cheminée et sur lequel

je vais revenir (Fig. 9).

Fig. 9:

Loches. Couples doloires-haches. A gauche: graffiti de la tour "à bec" (relevé de

l'auteur). A droite: graffiti du couloir nord-ouest, 1er étage du grand donjon

(relevé à vue).

Quelques figures de haches isolées ayant une parenté de style et d'échelle, parfois de

forme, avec les haches de la cheminée, sont à signaler pour le reste du donjon. Je les

apparente toujours à des haches comme celles décrites par les imagiers, à cause de la

faible longueur de leur manche et de leur forme caractéristique de "fausse équerre".

L'une possède un point sur son taillant ce qui n'est pas sans évoquer ces figures

géométriques de la tourelle d'escalier de l'église de Boubiers (Oise), elles aussi sans

doute des haches, et, ce qui est notable, accompagnant entre autres signes une "triple

enceinte" (Fig. 10).

Page 43: Charbonneau Lassay Triple Centre

Fig. 10: graffiti de haches. A gauche, couloir nord-ouest du grand donjon de

Loches. A droite, haches pointées, tourelle d'escalier de l'église de

Boubiers (relevés de l'auteur).

Dans le groupe de la tour "à bec" de Loches, une doloire est également marquée d'un

point. Pour ce détail, on peut encore se rapporter aux Heures de Bedford: le fer possède

une sorte de poinçon, une "marque", ou plus probablement s'agit-il de la perforation qui

tenait lieu d'arrache-clou (généralement de forme trèflée), comme on le voit dans

plusieurs illustrations. Peut-être permettait-elle accessoirement l'accrochage de l'outil. Il

n'est enfin pas à exclure que ce point, outre sa fonction descriptive, ait eu quelque valeur

symbolique particulière pour l'individu qui l'a gravé, d'autant qu'on ne le trouve pas

représenté dans la grande majorité des figures de la cheminée.

Contrairement aux haches de la tour "à bec", il est impossible de dater en elles-

même les gravures de haches isolées de petit format (les manufacturiers du bois ont

utilisé cet instrument bien au-delà du Moyen Age). Si j'attribue ces mêmes outils aux

travailleurs du bois médiévaux, c'est par comparaison avec les haches de la cheminée.

Cela ne pèse certes pas lourd, mais il est pour le moins remarquable de constater que ces

gravures de hache se trouvent toutes à proximité d'une ou plusieurs "triple enceintes".

Je peux encore citer ici le groupe de "triples enceintes" du château de Gisors (Eure), où

s'intercalent deux serpes dépourvues de nason. Il est peu probable pour cette raison

qu'elles soient le fait de vignerons. Des outils de cette sorte servaient à débarder le bois,

c'est-à-dire à le débarrasser de l'aubier. Ou bien étaient-ils des outils servant à émonder

les arbres comme on le voit dans une tapisserie aux armes du chancelier Rollin, vers

1460, qui décrit l'activité d'un chantier de bûcheronnage (11). On peut rappeler que le

travail du charpentier commencait dans les forêts par le choix des essences, et certaines

de ses opérations n'étaient pas clairement distinctes des attributions du forestier. Il se

Page 44: Charbonneau Lassay Triple Centre

pourrait même que le métier émane primitivement des communautés de fendeurs. Je ne

sais s'il était parfois dans l'attribution du charpentier d'émonder les arbres, mais tout au

moins les fers de Gisors sont-ils très probablement des outils du bois (12).

Pour en revenir aux autres signes visibles dans le groupe de la cheminée, il faut citer

encore un petit ensemble de lignes brisées gravé sur le mur nord. Comme il ne me paraît

pas -peut-être à tort- significatif, j'aborderai directement la question du schéma en "Y"

signalé tout-à-l'heure, susceptible de quelques développements. Il figure à plusieurs

reprises sur le mur nord. Il est même dans un cas directement couplé à une doloire, dans

un autre cas, à une hache (Fig. 11). Ses branches supérieures sont la plupart du temps

recourbées.

Fig. 11: Loches. Graffiti de la tour "à bec": signes en "Y" couplés ou isolés (relevés

de l'auteur. La disposition est modifiée pour cette présentation).

Dans un vitrail gothique de la cathédrale de Bourges (Cher) qui représente un chantier

de charpenterie, on voit un objet de forme identique. Le même a été sculpté à l'époque

romane sur un chapiteau de l'église de Rozier-Côtes-d'Aurec (Loire) auprès d'une figure

"grotesque" qui brandit d'ailleurs une doloire dans sa main droite et qui

jouxte la structure de qui semble être un bâtiment. Les deux ont des caractéristiques

identiques (Fig. 12).

Page 45: Charbonneau Lassay Triple Centre

Fig. 12: à gauche, chapiteau roman de l'église de Rozier-Côtes d'Aurec. A droite,

détail d'un vitrail gothique de la cathédrale de Bourges (dessins de l'auteur)

J'en conclus qu'il s'agit probablement d'un outil de charpenterie, et je n'ai pu l'identifier

autrement qu'en comparant sa silhouette avec celle d'un outil plus tardif ayant cette

forme de "Y" un peu recourbé: il pourrait s'agir d'une forme plus ou moins dérivée de

"flèche", instrument servant à percer des avants-trous dans le bois, tel qu'on le retrouve

plusieurs siècles après par exemple dans l'outillage d'un sabotier (Fig. 13). Je ne suis pas

spécialiste de ces questions et je livre cette interprétation à simple titre indicatif.

Page 46: Charbonneau Lassay Triple Centre

Fig. 13: Outil de sabotier

pour percer des avant-trous dans le bois (dessin de l'auteur).

Quoiqu'il en soit de la fonction réelle de l'instrument, il y a de fortes présomptions, sur

la base des ressemblances constatées à Bourges et à Rozier, pour que le graffiti de

Loches représente schématiquement un outil de charpenterie. Cela d'ailleurs

s'accorderait à l'ensemble des autres gravures, et on verrait ainsi signifiées plusieurs

étapes essentielles de la préparation du bois d'oeuvre avant l'assemblage.

Ces signes, ainsi que les représentations de haches, doloires et "triple enceinte", sont

probablement les éléments constitutifs de marques, ou de "signatures" d'ouvriers qui

travaillèrent un temps à la charpente et aux planchers des tours "à bec", et pourquoi pas

aux échaffaudages et aux engins d'élévation nécessaires à la construction, car il n'est pas

exclu qu'elles puissent être contemporaines de l'édification des tours (13). La répétition

de figures comme les doloires, selon un schéma-type, s'expliquerait mal si elles n'étaient

le fait de plusieurs individus: quel intérêt une seule et même personne aurait-elle eu à

regrouper sur une même surface des dessins identiques? Il faut donc qu'il y ai eu

plusieurs graveurs, et à cause de la référence à un même type, qu'ils aient appartenu à un

même groupe ou une même communauté d'esprit au sein de la charpenterie. Enfin, il

n'est pas impossible que cette sorte de signe ait pu désigner le corps tout entier à une

certaine époque, au moins localement (14).

Page 47: Charbonneau Lassay Triple Centre

"SI LE MAITRE NE BATIT LA MAISON..."

La présence de charpentiers médiévaux dans la tour "à bec" utilisant comme symbole

une "triple enceinte" est encore attesté par un remarquable graffiti de l'archère ouest

situé sur l'ébrasement droit, soit à très peu de distance des gravures de la cheminée. La

"triple enceinte" carrée est accompagnée d'un fer de hache éxécuté de toute évidence par

la même main. L'ensemble pourrait être plus récent que celui de la cheminée, mais la

gravure est plus profonde et réalisée avec plus de soin. La silhouette du fer est très

réaliste: il est très semblable à celui d'une cognée. Si ce n'était sa faible dimension, on

jurerait que l'outil lui-même a servit de "gabarit" pour l'éxécution (Fig. 14).

Fig. Loches. Graffiti de la tour "à bec"sur deux pierres superposées. En haut:

Page 48: Charbonneau Lassay Triple Centre

"triple enceinte" et fer de hache, en bas: château ou forteresse (relevés de

l'auteur).

La grande cognée du charpentier avait de multiple usages: elle assurait aussi bien

l'abattage que le façonnage grossier des troncs. Le nom d'ailleurs servait à qualifier le

métier: sous Philippe le Bel, on distinguait les charpentiers de de la grande cognée de

ceux de la petite cognée, qu'on appellera plus tard menuisiers (15). On voit un outil de

cette sorte dans une intéressante miniature datée de 1480, provenant d'un manuscrit latin

découvert en 1948 par Roger Lecotté. Elle présente une vue du port de Rhodes menacé

par les Turcs. A l'arrière plan, des maçons travaillent au renforcement des fortifications

tandis que l'avant plan montre une scène détaillée de "réception" d'ouvriers charpentiers,

maçons et tailleurs de pierre par le grand maître des Hospitaliers de Rhodes. Le

charpentier, la tête ceinte d'un ruban blanc, porte sur l'épaule droite sa grande cognée.

Par ailleurs, une xylographie illustrant la construction de la Cité de Dieu reprend ce

thème: cette fois-ci, ce sont les démons qui assiègent et détruisent une ville tandis que

les ouvriers travaillent aux fortifications. Dans ces deux exemples, les fers de hache me

paraissent rappeler celui de Loches (Fig. 15).

Fig. 15: charpentiers avec leur grande cognée. A gauche: détail de la construction

de la Cité de Dieu, XVe s. A droite: détail du siège de Rhodes (ms. lat. Guillaume

Caoursin, De casu regis Zizimi ou De bello Rhodio, après 1480 (dessins de l'auteur).

Mais notre graffiti possède un autre intérêt. Sur la pierre immédiatement inférieure est

représentée la silhouette très altérée d'une bâtisse, sans doute un château ou une

forteresse, qui possède un détail intéressant: la couverture de la tour d'angle est hérissée

de quelques traits à espacements réguliers qui pourraient simuler ces pièces décoratives

Page 49: Charbonneau Lassay Triple Centre

en forme de végétaux appelées "crochets", alignées par les sculpteurs gothiques sur les

arêtes des tours ou des flèches (Fig. 14). On trouve aussi de tels ornements sur les

rampants de gâbles, et peut-être a-t-on voulu représenter cette dernière pièce

d'architecture par les deux lignes en arêtes au milieu de la gravure. On ne comprend pas

vraiment quel sens aurait un tel dispositif dans cette présentation, mais des éléments du

dessin ont dû s'effacer avec le temps. D'autant que selon toute probabilité, l'usage des

"crochets" s'étant généralisé aux XIVe et XVe siècles, le graffiti de forteresse pourrait

dater de cette époque, ou lui être de peu antérieur (16). Si l'on en croit l'iconographie

des miniatures, il est possible de penser la même chose de l'association "triple enceinte"-

fer de hache qui se trouve au-dessus.

Je pense qu'il existe un lien direct entre cette vue de forteresse et la "triple enceinte" qui

la surmonte, et qu'elles sont le fait d'un même graveur. Mais avant de développer ce

point, je dois aller plus avant dans l'étude des sources qui permettent d'interpréter la

"triple enceinte" comme un symbole en usage dans certains groupements professionnels

liés à la construction d'édifices, notamment la charpenterie.

C'est justement une maison à pans de bois qui nous fournit de nouveaux points d'appui.

Le bâtiment est situé dans l'ancienne ville impériale de Goslar, en Allemagne. La facade

à colombages comporte de nombreuses parties richement ornées, notamment une "triple

enceinte" de forme carrée et en-dessous, sur un large frontispice, figure l'inscription

suivante:

" SOLI DEO GLORIA - ANNO DOMINI 1.5.7.5

NISI DOMINUS EDIFICAVERIT DOMUM

FRUSTRA LABORANT QUI EDIFICANT EAM - NISI DOMINUS CUSTODIERIT

DICIT PSA... 126"

En voiçi la tradustion française:

"GLOIRE AU DIEU UNIQUE - AN DU SEIGNEUR 1575

La suite est une partie du psaume 126 de la Bible grecque et de la Vulgate (127 de la

tradition hébraïque). Le dernier verset n'a pas été gravé vraisemblablement par manque

de place; il figure ici entre parenthèses:

SI LE SEIGNEUR NE BATIT PAS LA MAISON

EN VAIN PEINENT LES BATISSEURS

SI LE SEIGNEUR NE GARDE PAS LA VILLE

(EN VAIN LA GARDE VEILLE)

A DIT LE PSAUME... 126 (17)"

La présence à Goslar d'une "triple enceinte" dans le contexte d'un symbolisme à la fois

constructif et biblique est tout à fait intéressant pour notre étude, comme nous allons le

voir (18). Certes un historicisme étroit fera remarquer que le bâtiment n'est pas

exactement médiéval, comme nos "triples enceintes" de la tour "à bec", mais la présence

de la figure sur un édifice du XVIe siècle laisse précisément entrevoir que des éléments

du vocabulaire symbolique médiéval ont subsisté au-delà du XVe siècle, ce qui à vrai

dire n'est guère étonnant, la distinction entre les deux "périodes" historiques étant bien

évidemment purement conventionnelle et n'a en fait qu'une faible valeur concrète (19).

A ce titre, il n'est pas déplacé d'envisager un tel rapprochement, et le contexte

architectural s'y prête, dès lors qu'un lien probable entre la "triple enceinte" et la

charpenterie a pu être établi.

Afin de poursuivre dans cette direction, je me propose de revenir longuement sur une

xylographie du XVe siècle dont j'avais déjà signalé l'existence dans une précédente

étude sans toutefois m'y attarder (20). L'image en question illustre précisément une

construction, celle du Temple de Salomon, par une vue en plan dont le graphisme est

très semblable, à un détail près, à celui que l'on nomme "triple enveinte" depuis le

Page 50: Charbonneau Lassay Triple Centre

commencement du XXe siècle.

UN TYPE ARCHITECTURAL BIBLIQUE

Cette vue schématique du Temple provient d'un important ouvrage historiographique

sorti en 1493 des presses d'Anton Koberger, imprimeur à Nuremberg, en deux versions,

allemande et latine (21). On donne ordinairement à cette somme le nom de Chronique

universelle ou encore Liber chronicarumbien qu'elle ne comporte en réalité aucune page

de titre (sinon celle du registre en tête d'ouvrage), conformément à l'usage des

manuscrits. Cette Chronique, qui sera abondamment diffusée en Europe encore au XVIe

siècle, retrace l'histoire du monde depuis la Genèse jusqu'à l'époque de sa rédaction par

le compilateur, mais aussi médecin et humaniste Hartmann Schedel. On y trouve mêlés

chronologiquement et dans un esprit encyclopédique, histoire de l'église et histoire

séculaire, Antiquités grecque et romaine, histoire médiévale et histoire contemporaine,

le tout agrémenté de nombreuses planches gravées à caractère pédagogique ou

simplement illustratif montrant des vues de villes, des portraits et des généalogies, des

scènes bibliques. On attribue généralement à Albrecht Dürer, alors apprenti, le détail de

certaines gravures.

L'ouvrage est divisé en sept époques, s'achevant par la fin du monde et le Jugement

dernier. La quatrième époque se clôt par la destruction de Jérusalem sous

Nabuchodonosor (-587) et la déportation des populations juives vers Babylone. Une

illustration présente en vue panoramique la capitale du royaume de Juda: les remparts

de la cité sont partiellement détruits, le temple de Salomon (légendé) est en proie aux

flammes. La composition est émaillée d'indications topographiques relatives à la vie du

Christ (22). La cinquième époque débute avec la prise de Babylone par Cyrus roi des

Perses (-539): vainqueur des Chaldéens, le monarque favorise bientôt le retour des

exilés à Jérusalem, ordonne la restitution des trésors du Temple, et par un édit décide de

la reconstruction de l'édifice. La Chroniqueest prolixe sur ce dernier évènement. La

construction du deuxième Temple est en effet un évènement capital pour les Chrétiens

puisque l'édifice est celui que connut le Christ, et dont il prédit la destruction (23). Trois

planches décrivent le monument par des plans et des élévations minutieusement

annotés. Le folio LXVI r° qui nous intéresse ici (il débute la série) présente en deux

schémas la structure du Temple telle qu'elle ressort de la vision d'Ezéchiel, ou plus

exactement son interprétation (24). Dans le premier dessin, trois enceintes carrées et

concentriques figurant les murs qui séparent les parvis sont reliées entre elles par des

voies orthogonales, dans lesquelles sont notés la direction et le nombre de portes

qu'elles traversent. Il n'y a pas de chemin à l'occident conformément au texte scriptuaire

qui ne signale pas de portes à l'ouest ( 25). C'est le seul détail qui différencie ce schéma

théorique du Temple du dessin d'une "triple enceinte". Le deuxième schéma reprend

uniquement les trois carrés concentriques, cette fois-ci pour nommer les trois aires

séparées par les enceintes. Enfin la planche est complétée par deux vignettes donnant le

détail de la porte orientale du Temple, en plan et en élévation. Il est à noter que cette

dernière montre un châtelet d'entrée dont la conception, avec ses deux tourelles en

encorbellement, rappelle beaucoup celle d'un châtelet du XVe siècle (26) (Fig. 16).

Page 51: Charbonneau Lassay Triple Centre

Fig. 16: Chronique universelle (1493). Page manuscrite du f° LXVI r°, maquette

destinée à l'imprimeur (source: La chronique universelle, 1493, Taschen, 2001).

On peut noter pour mémoire que les plans figurés sur les deux planches suivantes

suggèrent une marche en mode spéculatif vers le coeur du complexe. Le Temple montre

toujours trois enceintes concentriques, cette fois-ci que l'on nomme, et possède

curieusement un plan rectangulaire, mais on sait que ces images sont une

réutilisation d'un ouvrage antérieur.

Le choix des vues du f° LXVI r° illustrant l'épisode de la reconstruction du Temple n'est

pas bien sûr de pure fantaisie. Des raisons d'ordre historique tout d'abord expliquent le

Page 52: Charbonneau Lassay Triple Centre

choix du modèle architectural, puisqu'Ezéchiel est le prophète de l'exil et qu'il reçut à

Babylone même la vision d'un Temple rebâti de base carrée. Mais plus profondément,

l'éxégèse chrétienne (dont s'inspire la Chronique nous allons le voir) préféra ce modèle

parce qu'il préfigurait la Jérusalem céleste, cité sainte des derniers jours (elle aussi de

plan carré), où ne figurera à proprement parler plus aucun temple bâti de main

d'homme. Le Temple prophétisé par Ezéchiel n'était donc susceptible d'aucune

reconstruction: c'était un Temple hors du temps, un Temple eschatologique,

messianique pour les Juifs, et archétype de l'Eglise éternelle pour les Chrétiens. Ces

derniers feront de ce Temple-ville l'objet de considérations architecturales et

topographiques s'inscrivant dans une théorie et une pratique spirituelles poussées: "Pour

les moines du XIIe siècle, l'expression la plus courante de l'avatar du Tabernacle-

Temple est, outre la description de l'Exode, celle de la citadelle de la vision d'Ezéchiel.

A l'instar du Tabernacle, la citadelle fait l'objet d'une description détaillée, dans

laquelle sont mentionnés divers plans de construction dont les "mesures" complexes

furent interprétées par Jérôme, et par Grégoire le Grand. (...) Le commentaire de

Grégoire met en évidence le caractère pénitentiel de l'activité consistant à prendre les

mesures du Temple. (...) (il) rappelle par ailleurs que le Temple est dit "quasi

aedificum": ce n'est pas un bâtiment réel, mais une construction spirituelle; il ne peut

donc faire l'objet d'une interprétation littérale, mais doit être considéré comme (...) une

"dispositio" susceptible d'accueillir d'autres contenus" (28).

Plus largement, on peut rappeler que les métaphores de la voie spirituelle furent très

fréquemment tirées de la construction. Cette tradition s'appuyait sur l'Ecriture (par

exemple Corinthiens 3, 10-15) et sur les Pères de l'église. Le corps de l'homme était de

ce point de vue regardé comme le tabernacle vivant de l'Esprit, qu'il convenait d'édifier.

Quodvultdems, évêque de Carthage, écrivit au Ve siècle: "Si tu es disposé à t'édifier, tu

as la création du monde, les mesures de l'arche, l'enceinte du tabernacle, le faîte du

temple de Salomon, et dans le monde les membres de l'Eglise que tous ceux-là

figuraient"(30). C'est ainisi que le formidable effort architectural issu notamment des

monastères aux XIe et XIIe siècles répandit fortement l'usage de l'architecture comme

symbole. On peut citer comme exemple caractéristique cet extrait d'un sermon pour la

dédicace de l'église attribué à Hildebert de Lavardin, évêque du Mans (+ 1133): "Dans

l'édification d'une cité, trois éléments concourent: d'abord on extrait avec violence des

pierres de la carrière, avec des marteaux et des barres de fer, avec beaucoup de travail

et de sueur des hommes; ensuite avec le burin, la bipenne et la règle, elles sont polies,

égalisées, taillées à équerre; et troisièmement elles sont mises à leur place par la main

de l'artiste. De la même façon dans l'édification de la Jérusalem céleste, il faut

distinguer trois phases: la séparation, le nettoyage et la position. La séparation est

violente, le nettoyage est purgatoire, la position éternelle. Dans la première phase

l'homme est dans l'angoisse et l'affliction; dans la seconde, dans la patience et l'attente;

dans la troisième dans la gloire et l'exultation. Dans la première phase l'homme est

criblé comme du grain, dans la seconde il est examiné comme l'argent; dans la

troisième il est placé dans le trésor..." (30). Le symbolisme architectural eut tant

d'importance que saint Thomas d'Aquin, dont

E. Panofsky a souligné l'inffluence qu'il eut sur le développement de l'architecture

gothique, cherchant pour sa Somme théologique une image du Dieu créateur, choisit un

architecte.

Pour en revenir plus particulièrement à la représentation qui nous occupe, on constate

que les vues du Temple de la Chronique apparaissent comme les derniers avatars

médiévaux d'une tradition d'exégèse visuelle du livre d'Ezéchiel, vivante chez les Juifs

comme chez les Chrétiens. Son représentant le plus marquant fut, au XIIe siècle,

Page 53: Charbonneau Lassay Triple Centre

Richard de Saint-Victor (+ 1173), qui s'opposa, dans son Traité sur la vision

d'Ezéchiel, aux gloses à visées uniquement interprétatives et fut le promoteur d'un

commentaire architectural fondé sur les mesures et les structures du Temple telles

qu'elles sont rendues par l'intelligence concrète du texte (31). Richard préconisait

d'ailleurs la connaissance des Arts libéraux (c'est-à-dire des sciences du langage et

mathématiques de l'époque) comme préalable à l'étude de la Bible. La communauté de

chanoines réguliers à laquelle il appartenait eut un autre célèbre écrivain, Hugues (+

1144), qui insista également sur la nécessité d'une formation scientifique préliminaire à

toute approche du texte biblique, et fut même l'auteur d'un ouvrage de géométrie en

1125 (33). On comprend dès lors que chez les Victorins, les bâtiments conventuels eux-

mêmes pouvaient constituer des supports de prière et de méditation (32). Chaque étape

de la lecture de Richard, et c'est ce qui nous intéresse plus particulièrement ici, était

appuyée par une figure en schéma ou diagramme rendant compte visuellement de tout

ou partie de la structure architecturale du Temple, de ses mesures, de ses élévations et

de l'articulation de ses parties, par une succession de plans et d'élévations mettant en

valeur la hiérarchie des espaces, qui devait conduire l'intelligence, à la suite de l'oeil, du

lieu le plus profane vers le plus sacré. Il s'inspirait, pour cette méthode d'exégèse, des

commentateurs juifs de son entourage, et l'on voit déjà des équivalents de ce type

d'illustrations dans certains manuscrits de commentaires scriptuaires de Salomon Ben

Isaac, plus connu sous le nom de Rachi de Troyes (1039-1040/ 1104-1105), maître de

l'école talmudique du nord, puis plus tard dans les manuscrits des Postilla in Bibliam du

franciscain Nicolas de Lyre (env. 1270-1349), commentaires standard de la Bible

jusqu'au XVIe siècle. Pour expliquer l'érudition hébraïque de leur auteur, on prétendit

un siècle après sa mort qu'il était d'origine juive, mais cela n'a jamais pu être établi.

Quoiqu'il en soit, Nicolas de Lyre transmit les gloses de Rachi aux premiers traducteurs

modernes de la Bible, c'est-à-dire aux milieux Humanistes dont étaient les concepteurs

de la Chronique (34). On a d'ailleurs signalé que la gravure du folio LXVII v° était une

réutilisation et figurait dans une édition imprimée de 1481 des Postilla de Nicolas de

Lyre (35). En ce qui concerne la gravure qui nous occupe, on trouve son modèle dans

divers manuscrits des Postilla, sous forme carrée ou rectangulaire (par exemple, le ms

0267, t. III de la B. M. de Charleville-Mézières), avec parfois quatre chemins

entièrement figurés, ce qui la rapproche très exactement de la "triple enceinte". Mais on

ne peut y voir là l'origine de notre figure, car des "triple enceintes" sont attestées bien

avant le XIVe siècle. Il s'agit donc d'une tradition graphique qu'aura reprise Nicolas de

Lyre, et dont on ne peut pour l'instant établir exactement l'origine. On peut noter au

passage qu'un plan du Temple carré à trois enceintes successives est déjà représenté sur

une Apocalypse du début du IXe siècle (B. M. Valenciennes, ms 0099). Des questions

se posent encore quand à la source d'inspiration graphique d'une telle figure, car je ne

lui trouve nulle part d'équivalent... sinon dans les graffiti et autres représentations de

"triples enceintes" qui émaillent les constructions médiévales (36), et dont certaines sont

contemporaines de la Chronique. A la suite de ce constat, et d'après les observations

précédentes, je crois pouvoir supposer que la "triple enceinte" fut regardée, à l'époque

médiévale, comme la représentation plane d'un archétype architectural biblique. De ce

point de vue, on peut suggérer une lecture des "triples enceintes" de la tour "à bec" qui

n'entre pas en contradiction avec les points déjà évoqués et qui permettra au passage de

rappeler quelques aspects essentiels de la pensée à la fois symbolique et technique

médiévale.

"REX SALOMN FECIT"

Page 54: Charbonneau Lassay Triple Centre

On peut constater que l'ensemble plan-élévation (partielle) de la planche LXVI r° de

la Chronique et l'association "triple enceinte"-forteresse de la tour à bec (Fig.

14) participent d'un même esprit de composition et on peut légitimement penser qu'ils

s'inspirent des mêmes principes ou qu'ils s'appuyent, par des voies différentes, sur la

même tradition exégétique. On peut donc tout à fait regarder le graffiti de Loches

comme le plan et l'élévation d'un même bâtiment. Cependant la "triple enceinte" de

Loches et le plan du Temple de la Chronique ne sont pas exactement identiques, et en

cela je crois pouvoir suggérer une explication: dans l'optique chrétienne médiévale

nous l'avons vu, le Temple d'Ezéchiel était regardé comme une préfiguration de la

Jérusalem céleste. Les deux types renvoyaient à un seul et même archétype, une

structure architecturale spirituelle de plan carré dont Dieu lui-même était le concepteur

et le bâtisseur. La gravure de la Chronique situe clairement les diverses portes du

Temple à l'intersection des voies orthogonales et des enceintes. Elles sont au nombre de

9. Si l'on applique ce principe au graffiti de "triple enceinte" (et l'on sait l'importance du

symbolisme numéral chez les interprètes médiévaux de l'Ecriture) (37), les intersections

sont portées à 12, ce qui donne exactement le nombre des portes de la Jérusalem céleste

d'après le texte de la Bible attribué à saint Jean. La ville sainte, en référence au camp

des Hébreux et donc au Temple, y est d'ailleurs toute entière dominée par un

symbolisme duodénaire: "(...) elle avait douze portes, et aux portes douze anges, et des

noms écrits sur elle, qui sont ceux des douze tribus d'Israël: à l'orient, trois portes; et

au nord, trois portes; et au midi, trois portes; et à l'occident, trois portes. Et la muraille

de la cité avait douze fondements, et sur eux les douze noms des douze apôtres de

l'Agneau. (...) et il (l'ange) mesura la cité avec le roseau, jusquà douze mille stades (...).

Et il mesura la muraille, cent quarante-quatre (12 X 12) coudées, mesure d'homme,

c'est à dire d'ange." Au milieu de la Cité est planté l'arbre de vie, portant douze

fruits"rendant son fruit chaque mois" (38). La série de douze points qui figure sur la

"triple enceinte" de la cheminée de la tour "à bec" pourrait donc parfaitement

s'expliquer, comme un procédé signalétique permettant de clairement spécifier la

figure. Que la "triple enceinte" soit un symbole de la Cité céleste, ce qui est à mon avis

probable, on peut en trouver confirmation dans le graffiti de forteresse de l'archère

ouest, analysé plus haut. La tenture dite de l'Apocalypse par exemple, ne montre-t-elle

pas la ville de l'Apocalypse sous la forme d'une forteresse, d'un complexe architectural

idéal (39) (Fig.17)? L'architecture est "gothique", et on peut comparer au passage sa

forme et son organisation avec celle du château de Mehun-sur-Yèvres remodelé par le

duc de Berry à la même époque (voir la restitution faite par Darcy en 1844) (40).

Page 55: Charbonneau Lassay Triple Centre

Fig. 17: la Jérusalem céleste sous la forme d'une forteresse gothique. Détail de la

tapisserie de l'Apocalypse (dessin de l'auteur).

Sur un plan éthique, Temple d'Ezéchiel et Cité de Dieu furent d'ailleurs interprétés

comme la forteresse où sont réfugiées les vertus (41), antithèse de la ville terrestre, cité

de la chute édifiée par les hommes dont le prototype fut bâti par Caïn, et où combattent

encore en son sein les vices et les vertus (42). On peut noter incidemment que, dans une

illustration d'un manuscrit de la Cité de Dieu, la diligence destinée à combattre l'acédie

(ou la paresse) est montrée sous la forme d'un charpentier équarrissant une poutre,

selon une représentation conventionnelle que nous avons déjà évoquée (43).

L'assimilation de la "triple enceinte" à la Jérusalem céleste semble encore confirmée par

la présence de la figure dans des contextes funéraires, comme par exemple sur l'enfeu de

Jean Grivel ou Griveau (+ v. 1420), précepteur de la commanderie Hospitalière de

Lavaufranche (Creuse): la Cité céleste a bien en effet un caractère essentiellement

eschatologique.

Il importe enfin si l'on veut bien saisir ce qui précède, et pour compléter ce qui a déjà

été évoqué à ce sujet, de décrire en termes généraux et en quelques

traits essentiels les principes de la pensée symbolique médiévale telle qu'elle fut

appliquée au métier de la construction, à ses artefacts et à ses artisans, principalement à

travers la philosophie et la théologie du temps; principes qui, n'en doutons pas, furent

présents à l'esprit des charpentiers de Loches (consciemment ou non) lorsqu'ils

gravèrent les figures qui sont étudiées ici.

L'édification de Forteresses et de donjons, d'églises et de monastères, de villes

mêmes, étaient certes conditionnée par des contraintes matérielles, des impératifs

techniques, des problèmes de matériau ou de terrain, des nécessités financières ou

Page 56: Charbonneau Lassay Triple Centre

politiques. Mais le métier et ses artisans furent regardés à travers un prisme qui n'avait

rien de bien "matériel": en règle générale, un mode de pensée interprétatif semblait

relier en droite ligne chaque acte créateur à son modèle primitif et biblique, et chaque

créateur était symboliquement comme une image de Dieu, Créateur du monde.

L'Ecriture ne parle-t-elle pas de Dieu comme d'un architecte? C'est pourquoi

l'iconographie médiévale le montrait parfois comme tel, tenant un compas avec lequel il

circonscrivait la Création. Dans une miniature de Jean Fouquet (XVe siècle), le Dieu au

compas mesurant le ciel des étoiles fixes (zodiaque) est entouré d'anges artisans tenant

équerre, niveau, maillet et tarière, tous outils en usage dans la charpenterie (44). En ce

qui concerne les édifices sacrés, Dieu fut regardé comme pouvant seul offrir le modèle

de l'action licite, du plan juste, par l'intermédiaire des anges, des prophètes, des saints,

voire des théologiens (45). A Dieu était encore réservé le couronnement de l'oeuvre

entreprise, car l'architecte (qui en était l'image) était, selon la définition thomiste, celui

qui avait connaissance de la raison des choses qui sont faites, c'est à dire de leur finalité.

Tout autre mode d'action paraissait vouer immanquablement l'édifice à la

ruine, comme on l'avait vu de la tour de Babel.. Et si l'on reconnaissait l'autorité de

géomètres de l'Antiquité tels Pythagore, Euclide ou Vitruve, c'est parce leurs travaux ne

remettaient pas en cause l'édifice théologique. Les artefacts de la construction (et nous

verrons plus loin qu'un discours mythique pouvait concerner aussi les bâtiments

civils) avaient symboliquement leurs modèles, tous issus du premier modèle cosmique

présent dans la nature: Arche de Noé, Tabernacle de Moïse, Temple de Salomon, Croix

ou sépulcre du Christ... Mesures, proportions étaient inspirées de l'Ecriture, dictées par

un édifice de la Ville Sainte, le fruit d'un songe suscité par Dieu (46). La filiation

typologique entre les édifices nouveaux et leurs modèles scriptuaires était

particulièrement sensible dans la cérémonie de dédicace des églises: Adam de Saint-

Victor par exemple, écrivait au XIIe siècle à l'occasion de cette fête, une hymne qui

rattache l'église chrétienne à son prototype salomonien: " Rex Salomon fecit templum

quorum instar et exemplum Christus et Ecclesia... Sed tres partes sunt in templo

Trinitatis sub exemplo: imma, summa, media... Nem ex gente Judaeisque sicut templum

ab utrisque conditur Ecclesia" (47). La référence salomonienne était d'ailleurs une

constante de l'univers des bâtisseurs, notamment gothiques. Et on peut noter pour notre

étude qu'au XVIe siècle encore l'empereur Philippe II d'Espagne, nouveau Salomon (il

portait comme lui le titre de roi de Jérusalem), conçut l'Escurial en mémoire du gril du

martyre de saint Laurent; mais surtout sur le modèle du Temple d'Ezéchiel, inspiré par

la même tradition exégétique que celle des rédacteurs de la Chronique. C'est pourquoi

les miniatures, concrétisant ces filiations symboliques, montraient la Maison de David,

le Temple de salomon, la Ville Sainte, la tour de Babel même, sous la formes

d'architectures médiévales (réalistes ou imaginaires) ( Fig. 18), et les artisans sur le

chantier comme des ouvriers du temps.

Page 57: Charbonneau Lassay Triple Centre

Fig. 18: Temple de Jérusalem gothique cerné d'une double enceinte (dessin de

l'auteur), d'après le manuscrit d'une oeuvre de Nicolas de Lyre (XVe s. B. M.

Cambrai. Sur l'original, chaque partie du Temple est légendée)

Le texte qui va suivre montre avec certitude que la construction de bâtiments civils et

militaires n'échappait pas à l'ordre d'un discours mythique, même si cet aspect reste très

peu connu aujourd'hui tant les documents font défaut. Ces extraits proviennent d'un

poème anonyme anglais de 1410 appelé aujourd'hui manuscrit Cooke (48), texte

particulièrement intéressant pour nous puisqu'il constitue une source strictement

"professionnelle", qui enseigne à l'usage des bâtisseurs les règles et l'histoire du métier.

On notera que les maçons sont placés sous l'égide du Dieu créateur, ainsi que la

référence salomonienne et, pour la suite de cette étude, le primat donné à l'art de

géométrie qui se confond avec le métier de maçonnerie lui-même:

"Grâce à Dieu / notre glorieux / géniteur, créateur / et démiurge du ciel / et de la terre

et de toutes / choses qui s'y trouvent. C'est lui qui a voulu engager / son glorieux

principe divin dans / la création d'un si grand nombre de choses / diversement utiles à

l'humanité (...) / (...) il y a sept arts / libéraux, c'est à dire sept arts / ou métiers qui sont

libres par eux-mêmes, lesquels sept n'existent que par la géométrie (qui est le cinquième

d'entre eux). Les seigneurs / du pays (d'Egypte) se réunirent / en conseil (afin de savoir)

/ comment ils pourraient aider leurs / enfants, qui n'avaient ni moyen / ni compétence

pour subsister, à en trouver (...) / et tous placèrent leurs fils / sous la direction d'Euclide

/ et son bon vouloir. / Il leur enseigna le métier / de maçonnerie auquel il donna le /

nom de géométrie à cause / du départage des terres / qu'il avait enseigné au peuple, / à

l'époque où ils devaient construire / des digues et des fossés, comme on l'a / déjà dit,

Page 58: Charbonneau Lassay Triple Centre

afin de préserver / de l'innondation (du Nil). / Là cet excellent clerc Euclide / (...)

l'enseigna / aux fils des seigneurs du / pays qu'il avait dans sa classe. / Il leur fit un

devoir / de ne s'appeler l'un / l'autre que compagnons et non / autrement, car ils étaient

tous / du même métier, et tous / nés de souche noble, fils de seigneurs. / (...) Ainsi

collaborèrent-ils avec les seigneurs du pays, et firent / des cités, des villes, des châteaux

/ des temples, et des palais seigneuriaux. / Tout le temps que les fils / d'Israël

demeurèrent / en Egypte, ils apprirent le métier de maçonnerie. Après quoi ils furent /

chassés d'Egypte, et / pénétrèrent en terre promise / qu'on appelle aujourd'hui

Jérusalem. / Le (métier) y fut pratiqué et / les devoirs respectés, (comme le prouve) la

construction / du temple de salomon commencé / par le roi David. (...) / Salomon

confirma les devoirs / que David son père avait / donnés aux maçons. Salomon / lui-

même leur enseigna / leurs usages, fort peu / différents des usages / actuellement en

cours. Depuis / lors cet art excellent / fut importé en France / et dans de nombreuses

autres régions. / (...) Et il faut savoir que qui / désire s'engager dans / la condition du

susdit art / doit d'abord principalement / aimer Dieu et la sainte église / et tous les

saints, ainsi que son maître / et ses compagnons comme ses propres / frères. (...) (49)"

QUESTIONS DE GEOMETRIE

On trouve dans l'ensemble de la forteresse de Loches -et ailleurs- de nombreux graffiti à

caractère strictement géométrique, dont beaucoup peuvent à mon sens être rapportés au

milieu de la construction en raison du caractère central occupé par cette discipline dans

l'art de bâtir comme le rappellent les textes dits Anciens devoirs (51) tels le Cooke nous

l'avons vu, ou le Regius, qui lui est de peu antérieur (1390). Il n'est d'ailleurs pas

toujours facile d'en démêler le sens et le rôle précis. Les graffiti de "grilles" et leurs

dérivés par exemple, isolés ou parfois associés à une "triple enceinte", offrent un rappel

parfois seulement symbolique des possibilités les plus élémentaires de division de

l'espace. Le tracé de la "marelle simple" (communément appelée "drapeau anglais"),

elle aussi associée fréquemment à la "triple enceinte", est le préalable indispensable à

toute orientation et toute partition d'un plan quadrangulaire, pour l'arpentage et

l'architecture comme pour l'art pictural. On peut même dire que beaucoup de figures de

grilles et de "triple enceintes" découlent plus ou moins directement de ce schéma, qu'il

les contient toutes en puissance (52). Certaines grilles dérivées directement de la

"marelle simple" évoquent incontestablement des schémas de voûtement. A l'instar de la

"triple enceinte", on peut interpréter ces figures géométriques gravées sur les murs

comme les signes visibles d'une appartenance aux métiers du bätiment, marques à la

fois dépositaires d'une mémoire technique élémentaire et porteuses à mon sens d'un

contenu symbolique quil est encore diffigile de définir. On peut citer à l'appui de ces

suppositions le cahier de dessins de Villart de Honnecourt (XIIIe siècle), laissé par un

personnage proche des milieux de la construction, peut-être architecte lui-même: figures

et modules géométriques y occupent une place importante, comme schémas régulateurs

et comme outils de description technique. Ils exigent par ailleurs une herméneutique, et

proposent donc un enseignement voilé (comme c'était l'usage à l'époque dans les

milieux de la construction) à caractère professionnel et peut-être symbolique. Leur

interprétation reste, encore aujourd'hui, inachevée (54).

Le petit nombre, presque insignifiant, de "triples enceintes" présentes dans le

vocabulaire ornemental des édifices médiévaux, sous forme de sculpture ou de peinture

par exemple, m'autorise à supposer une origine et un usage réservés, peut-être

majoritairement "corporatifs" du graphisme, d'autant que la Jérusalem céleste a déjà un

Page 59: Charbonneau Lassay Triple Centre

type bien fixé dans l'iconographie des miniatures (Fig. 19). Je n'ai pas trouvé de sources,

y compris dans l'art décoratif, permettant d'envisager autrement les choses; sinon la

gravure de la Chronique, qui est un document capital, et par conséquent son

modèle graphique figurant dans les manuscrits des Postilla de Nicolas de Lyre. Encore

est-ce un phénomène isolé dans l'édition ou les manuscrits (55), ce qui vient renforcer le

caractère confidentiel de la "triple enceinte" . On ne peut à ce sujet exclure que des

modes de pensée propres aux métiers de la construction soient "passés" dans certaines

corporations d'imprimeurs ou de libraires, en vertu du fait que charpentiers et graveurs

(ces derniers étant à la base de l'ouvrage imprimé) soient également des artisans qui

tirent leur subsistance du bois.

Fig. 19: type de la Jérusalem céleste dans les miniatures médiévales. D'après

l'Apocalypse de St-Sever, XIe s (dessin de l'auteur).

Afin d'éclairer un peu les propos qui précèdent, et tenter de mieux cerner les

implications que les figures de "triple enceintes" et autres graffiti géométriques

pouvaient avoir dans l'esprit d'un homme de ce temps, il paraît nécessaire de préciser un

peu ce que l'on entendait exactement par géométrie au Moyen-Age, spécialement dans

les milieux de la construction.

Le Cooke définit la géométrie, qui inclut aussi l'art de la pondération, comme une

discipline universelle: d'elle procèdent toutes les oeuvres humaines "Car il n'est aucun

artifice / ni métier manuel fait / de main d'homme qui ne soient / réalisés par la

géométrie (...)" et tout homme ici bas vit du travail de ses mains (56); on comprend

mieux pourquoi maçonnerie et géométrie furent termes équivalents. Ils le furent

doublement d'ailleurs puisque la taille de la pierre est avant tout un art de la coupe des

matériaux, c'est à dire des volumes (stéréotomie), en somme une géométrie appliquée.

Page 60: Charbonneau Lassay Triple Centre

Le même procédé de trait était utilisé pour le travail du bois, et ce sont pour une bonne

part des outils et instruments de charpenterie qu'Albrecht Dürer, digne héritier de l'esprit

médiéval et des connaissances géométriques de la maçonnerie (son Instruction sur la

manière de mesurer s'inscrit dans la tradition des traités de géométrie gothique), choisit

de représenter pour illustrer la Géométrie dans sa célèbre gravureMelencolia-I. Allusion

y est faite d'ailleurs à toutes les formes de l'art, qui était art de la mesure, c'est-à-dire de

la partition, de la division comme nous le verrons plus loin: balance pour la pondération

(leCooke l'évoque), sablier pour la mesure du temps; carré magique pour la numération,

car toute opération géométrique est sous-tendue par le nombre (et nous verrons plus loin

que des modes de comptage ont pu être assimilés à de la géométrie); creuset alchimique

et meule de moulin pour la séparation et la division des matières (57). L'essence de la

mesure, comme nous le rappelle le Cooke, est la proportion. Elle est évoquée par Dürer

sous la forme d'une scie de charpentier posée sur une règle: leur intersection partage la

règle en moyenne et extrême raison, c'est à dire selon la proportion favorite des artistes

de la Renaissance, dite "divine" depuis l'extrême fin du Moyen Age (58). Enfin, dans la

continuité de l'esprit médiéval, l'acte de créer (c'est à dire avant tout, mesurer) est

un fiat lux qui reproduit et commémore celui de la Genèse: en haut à gauche de la

gravure, une comète inonde le ciel de sa lumière, chassant les ténèbres figurés par une

chauve-souris. Cet acte premier, pour être pleinement accompli, doit être aussi fonction

angélique: l'ange qui domine la composition et tient un compas est un ange géomètre,

c'est à dire l'exact pendant des anges arpenteurs qui opèrent dans la Cité céleste de la

vision de saint Jean, et que l'iconographie médiévale n'a cessé de représenter.

Très concrètement, la géométrie des bâtisseurs médiévaux était une géométrie appliquée

qui ne se souciait pas de démonstration et guère plus sans doute de calculs

arithmétiques. Elle était, selon la définition platonicienne, une connaissance intimement

liée à l'action (59). On pense que les architectes établissaient les plans à partir de

modules géométriques simples aisément transposables à diverses échelles, même très

grandes, par le concours des seuls instruments de mesure ou d'arpentage, les procédés

de déduction utilisés étant purement géométriques (60): " (...) on ne disposait pas

d'échelle étalonnée suffisamment précise pour mesurer les plus petites fractions d'une

toise ou d'un pied et les transposer ensuite avec certitude en unités plus grandes, il était

donc plus sûr de prendre un schéma géométrique comme base du plan et de la

construction; par exemple le réseau constitué de carrés égaux, dans les basiliques

romanes et pré-gothiques (...). Les romains n'établissaient pas autrement leurs villes et

leurs camps fortifiés" (61).

Un motif comme la "marelle simple" n'évoque-t-il pas, comme je l'ai suggéré plus

haut, l'un de ces tracés fondamentaux nécessaires à l'élaboration d'un plan

d'édifice? Ainsi semble-t-il probable que quelques- uns au moins de ces

"diagrammes" fussent, dès l'origine, et en marge de leur caractère opératif, chargés d'un

contenu symbolique précis, comme le laisse penser leur présence sur les murs (nous

l'avons vu de la "triple enceinte" à laquelle grilles et "marelle simple" sont parfois

associées). Il en était ainsi des objets architecturaux chez les Victorins et (il faut insister

sur ce point) de tout acte et de toute production humains à cette époque, notamment (à

la suite des mathématiques pythagoriciennes et platoniciennes) les polygones et les

polyèdres réguliers. Au Moyen Age, les "êtres" mathématiques sont une réalité et ont en

conséquence leur source en Dieu; à ce titre, ils sont aussi des symboles exprimant les

aspects de la divinité, et peuvent constituer, à l'inverse, des supports de méditation

permettant de connaître ces aspects. La géométrie, les figures et leurs propriétés,

l'arithmétique, sont d'abord et essentiellement des expressions de la vérité éternelle, ce

que saint Augustin exprima en ces termes: " (...) quiconque ne connaît ces mots de

Page 61: Charbonneau Lassay Triple Centre

mesure, de nombre, de poids, qu'en les rapportant aux objets sensibles, les connaît de

façon servile. Qu'il transcende donc tout ce qu'il connaît ainsi, ou, s'il le peut encore,

qu'il cesse de s'attacher aux mots eux-mêmes, à propos desquels il ne peut faire que des

pensées triviales (62)". On accordait une importance toute particulière au carré,

puisqu'il constitue l'unité de base du plan des édifices bibliques: carré simple pour le

Temple d'Ezéchiel et la Jérusalem céleste, double pour le Temple de Salomon, triple

pour le tabernacle de Moïse. Les proportions de la nef de la cathédrale de Salisbury

(1220...) sont celles de l'Arche de Noé, soit un rectangle de 1x6 unités carrées. Hugues

de Saint-Victor, qui offre dans son traité sur l'Arche de Noé (De pictura arche ou De

arca Noe mystica) un exemple de l'utilisation d'un dispositif architectural comme outil

spirituel, pose le carré comme base de construction de son image mentale, "qui est aussi

celui de la Jérusalem céleste et celui du Temple érigé par les vertus victorieuses de

prudence", évoquant en outre le cloître (63). On a déjà noté que le carré constituait aux

temps romans la base du plan. Plus tard, beaucoup de plans d'édifices religieux ou civils

ont été établis sur la base d'un rectangle exploitant les mesures du côté et de la

diagonale d'un carré fondamental, engendrant d'autres rectangles successifs selon le

même procédé, et dont la caractéristique commune est de posséder une longueur

irrationnelle, c'est-à-dire qui ne se résoud pas en nombres entiers, ne pouvant donc être

obtenue qu'empiriquement à l'aide du compas. Des manuels de tailleur de pierre du

gothique tardif mentionnent que ces divers rectangles sont dessinés d'après "la juste

mesure" (64). On peut observer leur présence combinée avec le carré, ou entre-eux,

dans de nombreux plans: par exemple dans celui, reconstitué, de Cluny III (l'abbatiale a

été détruite à la Révolution). On a enfin remarqué que le premier de ces rectangles (1x

rac.de 2) permettait de résoudre empiriquement les problèmes de portance des poutres.

Il ressort de ce qui précède que du carré, forme privilégiée du Temple ou de la Cité

construits par Dieu et lieu de sa "résidence" selon l'Ecriture, émanent les nombreuses

possibilités d'expansion du plan. Les poutres du Temple elles-mêmes sont de section

carrée d'après saint Augustin (La Cité de Dieu), exprimant ainsi "la stabilité absolue de

la vie des saints". N'est-ce pas le genre de symbole qui put en partie inspirer les

charpentiers de Loches lorsqu'ils gravèrent en guise de signature haches et doloires,

instrument assurant tous deux la "mise au carré" d'une poutre, à proximité d'une "triple

enceinte", image du Temple éternel?

Nous avons vu précédemment ce que pensait la théologie de l'art géométrique et des

métiers de la construction. Comment imaginer que leurs artisans ignorèrent tout de

ces théories et ne se reconnurent pas dans ses principes (65)? Les loges on le sait avaient

leur propre chapelain, et les modèles graphiques étaient établis par l'architecte, qui fut

longtemps un membre de la hiérarchie religieuse, régulière ou séculière (66).

Le Cooke n'est pas explicite sur cette question, mais l'invocation à Dieu-créateur et la

profession de foi qu'il contient le laissent au moins présager.

En marge de son sens symbolique, la "triple enceinte" fut-elle dépositaire d'une

mémoire technique? A ce point de mon enquête, il m'est impossible de répondre à cette

question de manière assurée. Toutefois, la convergence des points abordés au cours de

cette étude méritent au moins qu'une telle hypothèse soit envisagée, à condition qu'elle

n'entre pas en contradiction avec ce qui a été dit précédemment du contenu spéculatif de

la figure. On remarque par exemple que le dessin d'une "triple enceinte", sous sa forme

de "marelle à douze pions" (c'est-à-dire où diagonales et médianes sont entièrement

figurées), fréquemment représentée dans les graffiti, est l'exacte projection en plan d'une

charpente de pavillon carré, avec laquelle il est possible de couvrir tours et clochers. Le

tracé par lignes simples du plan de cette même charpente offre un schéma identique à

celui de la "marelle simple", figure parfois directement associée à la "triple enceinte",

Page 62: Charbonneau Lassay Triple Centre

par exemple dans l'ornementation du château du Moulin à Lassay-sur-Croisne (Loir-et-

Cher). Quelle meilleure place accorder à la Cité céleste que de lui permettre d'assurer,

par le biais de la charpente, le couronnement de l'édifice (Fig. 20)?

Fig. 20: charpente de pavillon carré. A gauche, en haut: vue cavalière; en bas:

tracé par lignes simples. A droite: trait en plan et en élévation pour le façonnage et

le montage des pièces (sources: Encyclopédie des métiers, la charpente et la

construction en bois, Paris, 1979; L. Mazerolle, Traité de charpente, Dourdan,

1977).

Je ne dispose d'aucun élément concret pour appuyer ces simples constations, je les livre

donc comme telles. Cette hypothèse permet au moins d'envisager de quelle façon le

schéma de la "triple enceinte", conçue symboliquement comme type architectural

biblique, pouvait aussi répondre pratiquement aux besoins de la charpenterie, les deux

aspects ne s'excluant pas. Notons au passage que, si l'on ajoute ce qui a été dit plus haut

à propos de la forme des poutres du temple, nous aurions peut-être là, en ce qui

concerne l'association "triple enceinte"-doloires du groupe de gravures de la tour "à

bec", une excellente illustration du caractère souvent polysémique des images

médiévales.

Page 63: Charbonneau Lassay Triple Centre

D'un autre point de vue, mais dans le même ordre d'idées, nous allons voir que

l'étymologie peut apporter un concours singulier à l'idée qu'il pût exister primitivement

un lien étroit entre les figures de "triples enceintes" et les conceptions d'ordre

géométrique et architectural. N'étant pas spécialiste de cette question, je livre les

remarques qui vont suivre à titre de pures hypothèses.

Il n'y a pas eu en effet d'explication plausible à l'appellation de "moulin" donnée en

Sologne et ailleurs (en Allemagne par exemple) aux jeux de marelle à main, dont les

tabliers reproduisent une "triple enceinte" ou une marelle simple" (67). Le terme (qui

désigne aussi un alignement de trois pions) est censé faire référence à la machine

servant à broyer les matières: en ancien français, molin, du bas latin molinum, demola,

meule (68); mais selon quel ordre d'idées? B. Edeine trouva des ressemblances

formelles entre la "marelle simple" et une roue de moulin à eau (69). Cela pourrait

s'entendre à la rigueur de sa forme circulaire, mais qu'en est-il de sa forme carrée, et du

graphisme de la "triple enceinte"? J. Hinout note que cette dernière, comme jeu de

carriers, fut souvent agrémentée d'ailes de moulin à vent. Hélas, il semble qu'il ait été le

seul à voir de tels specimens... et l'on attend encore qu'il produise un quelconque

document à l'appui de ses dires (70). On considère ordinairement que Philippe du

Moulin a fait figurer "marelle simple" et "triple enceinte" sur les murs de son château en

guise d'armes parlantes, dont la mode était effectivement très répandue en cette fin de

XVe siècle; ce qui attesterait donc de l'emploi du terme "moulin" à cette époque pour

désigner les figures de marelle. Dans le même ordre d'explication, on a pu faire figurer

(entre autres symboles) une "triple enceinte" sur le château de Gien (XVe siècle) en

raison du nom de sa propriétaire, Anne de Beaujeu (beau jeu). Mais de telles

affirmations, pour être sans doute réalistes, ne peuvent à mon sens rendre compte

exclusivement des raisons pour lesquelles on fit représenter de telles figures sur des

bâtiments de prestige. Et cela n'élucide en rien l'origine et les raisons de l'emploi du

terme "moulin" pour désigner les figures de marelle à main, point essentiel qui nous

intéresse ici. Or dans le français médiéval, le terme mole signifie précisément

"modèle". Mole, ou modle, qui donnera aussi "moule" vient du latin modulus, "mesure",

et plus particulièrement mesure pour régler les proportions d'un bâtiment (71). Le mot

désigna plus particulièrement, dans le vocabulaire médiéval de la construction, un

patron pour la taille de la pierre, dont la géométrie était définie par l'appareilleur ou

"parlier", sous les ordres directs de l'architecte (72). Y aurait-il là plus qu'une simple

coïncidence? Le terme "moule" dans le sens de "mesure" a d'ailleurs appartenu

longtemps au vocabulaire professionnel des métiers du bois: "mouler était synonyme de

"mesurer dans le cas du "mouleur de bois" ou "compteur de bois", qui désigna dès le

Moyen-Age et jusqu'au XIXe siècle celui qui mesurait au moyen d'un anneau de fer

appelé "moule" les lots de bûches destinées à la vente (73). Enfin le "moulet" était un

calibre de bois utilisé en menuiserie (74).

La racine même du mot mérel (méreau), d'où est issu "marelle" nous ramène encore à

l'art de mesurer, et plus précisément à l'une de ses visées principales, telle au moins que

la définissaient les constructeurs gothiques comme nous le verrons plus loin. Le

terme merel vient du grec meros, partie, division, portion (75), ou de l'indicatif meiro, je

partage. Il désignait ordinairement un jeton, une pièce de monnaie de convention

servant de marque, de signe, d'indice pour la réalisation de toutes sortes de comptes, de

dénombrements ou de partages. Mais au milieu du XXe siècle dans le langage solognot,

on nommait encore "marelles" les assemblages en colombages et en torchis des maisons

à pans de bois, et plus exactement les intervalles entre ces colombages, c'est-à-dire les

partitions de la structure (76). La notion de "partage" attachée au mot "marelle"a donc

été précisément utilisée dans un sens purement architectural, c'est-à-dire géométrique.

Page 64: Charbonneau Lassay Triple Centre

On peut alors supposer que le terme "marelle" a pu désigner originellement toute forme

de construction géométrique partageant (c'est-à-dire mesurant) la surface d'un plan (77)

avant d'évoquer le dessin d'une charpente à colombages, puis simplement celui d'un

tableau de jeu. Et ce premier sens est de toute évidence technique et professionel. Il

paraît peu probable que les seuls charpentiers de Sologne aient inventé cet usage. Mais

on ne sait rien hélas de l'époque à laquelle il remonte.

Quoiqu'il en soit, la racine grecque du mot "marelle" propose un sens qui recoupe la

définition même que les constructeurs gothiques donnaient de la géométrie: c'est "à

cause du départage des terres" que pour le Cooke, Euclide inventa le nom de

géométrie; "(...) Par géométrie / il mesura le pays et le départagea / en divers lots, / et

invita chacun à clôturer son / propre lot avec des / fossés (...)(78)." Et avant

lui "Jobelle (fils de Lameth) fut le premier homme / à inventer la géométrie (qui ne

portait pas encore ce nom) et / la maçonnerie. Il fit des maisons (...) / Le maïtre des

histoires / dit avec Bède, le De Imagine / mundi, le Polychronicon et / beaucoup

d'autres, qu'il fut le premier à départager / le pays, afin que tout homme puisse / savoir

quel est son propre lot, / et travailler à cet endroit pour / lui-même. En sus il /

départagea les troupeaux de moutons afin / que tout homme puisse savoir / quel était

son propre bétail. / A cela nous pouvons / voir qu'il fut le premier / inventeur de cet art

(...) (79)". On voit dans ce texte que le comptage, en ce qu'il divise en part ou portion,

pouvait être appelé géométrie. Ou bien est-ce parce qu'en Occident, les comptes

s'effèctuèrent longtemps "à get" c'est-à-dire sur l'abaque, avec son tablier fait de

divisions géométriques en lignes et en colonnes? Ce mode de calcul hérité de la

civilisation gréco-romaine restait au XVe siècle encore, malgré l'introduction des

méthodes que nous connaissons aujourd'hui (les chiffres arabes), très répandu (l'usage

de l'abaque se poursuivra dans les administrations européennes jusqu'aux XVIIe et

XVIIIe siècles) (80). Les marguilliers de Sologne, c'est-à-dire ceux qui avaient soin des

affaires temporelles d'une église, apuraient les comptes de la fabrique sur un tablier

géométrique en un lieu de l'église appelé "banc de marelle". L'ethnologue Bernard

Edeine signale que le dessin de ce tablier était justement celui d'une "marelle simple"

(81).

DERNIERES SUPPOSITIONS

Il est bien sûr trop tôt pour conclure sur l'usage complet qu'on aurait fait de la "triple

enceinte" dans les milieux de la charpenterie. Si pour le fond, nous avons pu apporter un

éclairage sur le sens, la question me paraît loin d'être complètement réglée du seul point

de vue des rares documents (dans lesquels j'inclus les graffiti) signalés dans cette étude,

qui ne peuvent pas prétendre épuiser, à mon sens, la signification de la figure. Il me

semble qu'il pouvait y avoir là autre chose, qui n'était pas susceptible d'être confié

à l'écriture (nous n'avons en l'occurence aucun texte direct concernant la "triple

enceinte") et ne peut donc pas être stricto sensu l'objet d'une investigation historique.

Quelque chose d'un enseignement comme il en était pratiqué dans les loges et dans les

chambres de trait, qui n'était pas destiné à être connu des personnes étrangères au

métier. Le fait de l'extrême rareté des représentations de triples enceintes" dans l'art

"officiel" me fait cheminer dans ce sens. Je ne peux, à ce propos, que citer ce passage

duRegius, sans plus de commentaires: "Le troisième point doit être très strict envers

l'apprenti, sache le bien. Qu'il garde et dissimule le conseil de son maître et de ses

compagnons de bon gré. Qu'il ne parle à personne des décisions de la chambre, ni de

rien de ce qu'ils font dans la loge; quoi que tu puisses les entendre dire ou voir faire,

Page 65: Charbonneau Lassay Triple Centre

n'en parle à personne où que tu ailles. les opinions (entendues) dans la maison ou sous

la charmille, garde les bien pour ton (plus) grand honneur, sans quoi cela tournerait

pour toi au blâme, et n'apporterait au métier que grande honte" (82).

On peut toutefois légitimement s'interroger sur la possibilité d'un usage du symbole

dans d'autres cercles de bâtisseurs que ceux de la charpenterie. Bien qu'il n'existe pas, à

ma connaissance, de représentation d'outils de maçon ou de tailleur de pierre associés à

une "triple enceinte", et qu'il ne nous ai pas été conservé d'équivalents du Cooke ou

du Regius pour les métiers du bois, il est légitime de penser que maçons et charpentiers

eurent, comme principaux opérateurs du bâtiment, des conceptions symboliques

analogues, sinon identiques. La géométrie était le fondement commun de leur art et une

représentation du Temple ou de la Cité céleste sous la forme de la "triple enceinte"

pouvait leur convenir également. Ils purent, avec diverses adaptations liées aux

particularités de chaque métier, adopter les mêmes conceptions, s'abreuver aux mêmes

sources théologiques et bibliques. L'Ecriture ne témoigne-t-elle pas de leur action

commune dans l'édification du Temple de Salomon? Pour justifier cette hypoyhèse, on

peut par exemple faire remarquer que si la "marelle simple" indique dans ses grandes

lignes le plan d'une charpente pyramidale, elle reproduit ausi le schéma au sol d'une

voûte à liernes, qui est en quelque sorte une "couverture de pierre" de l'édifice gothique

(Fig. 21).

Fig. 21: voûte d'ogives avec doubleaux et liernes dessinant en plan une "marelle

simple" (source: Précis d'archéologie du Moyen Age de J. A. Brutails, Toulouse-

Paris, 1936).

Page 66: Charbonneau Lassay Triple Centre

On peut rappeler pour justifier ce propos qu'au Moyen-Age, les liens entre charpentiers

et maçons furent extrêmement étroits: à Paris au XIIIe siècle, le Maître charpentier royal

désignait les jurés (c'est-à-dire les agents chargés de faire respecter les règles du métier

et les lois civiles au sein de la communauté) des deux corporations. Les jurés de l'un et

l'autre métier remplissaient ensemble leurs fonctions, comme en témoignent les procès-

verbaux de visite d'immeuble qui ont été conservés. Sur le chantier, l'un ne pouvait

travailler sans l'autre: il était par exemple impossible d'élever une voûte de pierre sans

l'asseoir provisoirement sur des cintres de bois. Charpentiers et maçons furent parfois

patronnés par les mêmes saints, et ils eurent, en Ile-de-France, la même chapelle. Nous

avons vu que la miniature, déjà citée, du siège de Rhodes par les Turcs (XVe s.) les

montre ensemble lors d'une cérémonie de "réception" par le Grand maître des

Hospitaliers de Rhodes.

On peut peut-être trouver trace de cette communauté d'esprit dans les constructions en

briques de la fin du Moyen-Age. La "résille" losangée qui leur sert fréquemment de

décor reproduit l'effet graphique de certaines structures à pans de bois de la même

époque. La persistance du motif, fait de briques vernissées plus foncées, en dehors de

toute nécessité architecturale, laisse entrevoir qu'une valeur emblématique ou

symbolique devait être attaché à ce type de structure, comme il en était d'ailleurs

souvent des pièces décoratives. On a par exemple remarqué que les treillis losangés

indiquaient souvent, dans la construction en bois, les parties nobles, l'étage noble, le

bâtiment noble lui-même. On ne sait rien encore des raisons qui commandaient à cette

pratique (83).

Peut-on envisager le fait que le symbole de la "triple enceinte" n'ait pas été l'apanage

exclusif des charpentiers, voire des maçons? Ce symbole a-t-il été connu par d'autres

métiers, d'autres fonctions de la société médiévale? Cette question dépasse l'objet de ce

travail, mais on peut toutefois remarquer, en guise d'exemple, que comme

représentation de la Jérusalem céleste en tant que forteresse et guidés en cela par

l'extrait du psaume 126 qui figure sur la maison de Goslar ("Si le seigneur ne garde pas

la ville..."), elle a pu aussi intéresser les professions chargées de la défense des lieux

fortifiés. La présence de la figure sur le château de Philippe du Moulin, fidèle du roi

Charles VIII nommé capitaine de cinquante hommes d'armes, capitaine de Blaye et

gouverneur de Langres après les campagnes d'Italie, plaiderait en faveur de cette thèse.

Et c'est du moins ce que pourraient laisser supposer ces rares cas de graffiti de "triples

enceintes" associées (et même superposées) avec un arc schématique. La tour "à bec" de

Loches en offre un exemple. Mais il faut là aussi avancer avec prudence: le "signe" dans

ce dernier cas pourrait bien ne pas constituer en soi une preuve décisive: car selon

Isidore de Séville, qui fit autorité en matière d'étymologie au Moyen-Age, arx (en latin,

forteresse), arca (coffre, c'est-à-dire l'Arche), arcus(arc) sont liés, et appelés arces en

référence à la nécessité de se prémunir de l'ennemi (84).

La présence d'un arc auprès d'une "triple enceinte" pourrait donc simplement évoquer,

par un de ces jeux sémantiques familiers de l'exégèse du temps, le mot arx; et souligner

simplement le caractère de "forteresse" (des vertus) attaché à la Jérusalem céleste, ce

qui ne constitue pas en soi une preuve indubitable du statut professionnel de son

graveur. Si tel était le cas cependant, on peut imaginer que ce genre de symbole, gravé

par exemple dans une archère (où on le trouve très fréquemment représenté), assure une

protection symbolique contre les armes de trait. Il aurait alors acquis une valeur plus

spécifiquement "magique", comme une corruption de son sens initial. En l'état actuel

des observations (et les documents faisant bien sûr cruellement défaut!), il est

véritablement impossible de conclure sur ce point, mais il me paraissait tout de même

utile d'en signaler l'éventualité.

Page 67: Charbonneau Lassay Triple Centre

Le cadre de cet essai étant volontairement restreint, et le sujet si vaste, certains thèmes

ou exemples qui auraient permis d'étayer mes propos n'ont pas été mentionnés: les

légendes par exemple, religieuses ou profanes, qui établissent une relation certaine et

étroite entre le métier de charpenterie et la typologie du Temple (légende du bois de la

croix, légende de la nef de Salomon) (85). La mise au jour de nouvelles sources, des

observations plus systématiques permettant des vues plus précises et surtout moins

conjecturales viendront sans doute infléchir (voire contredire) ce que j'ai tenté de

démontrer ici, avec un dossier qui, faute de données véritablement indiscutables,

ressemble bien à un puzzle dont il manquerait la pièce centrale. Mais on ne peut exclure

que le dernier mot, ainsi que je l'ai suggéré plus haut,

se dérobe toujours à l'investigation historique, puisqu'elle n'est jamais qu'une

"reconstruction critique" (Jacques Heers) des faits à partit de témoignages écrits ou

figurés subsistant, qui ne tient évidemment absolument aucun compte de ce qu'elle

laisse en dehors d'elle, c'est-à-dire peut-être le principal dans une civilisation dite

traditionnelle, l'oralité. N'est-ce pas l'un des attraits de la mentalité médiévale, et

des graffiti de ce temps, que de ne jamais nous livrer en totalité les secrets dont ils sont

porteurs?

LES PIERRES DU SONGE

Etudes sur les graffiti médiévaux

LA TRIPLE ENCEINTE COMME SYMBOLE ARCHITECTURAL (2) NOTES ET BIBLIOGRAPHIE

(1) Cf. Jean Mesqui, La tour maîtresse du donjon de Loches dans Deux donjons

construits autour de l'an mil en Touraine. Langeais et Loches, Paris, 1998, p. 71-72 /

Edmond Gauthier, Histoire du donjon de Loches, Châteauroux, 1881, p. 58.

(2) L'usage de la doloire pour trancher la tête des criminels remonte au XVe siècle en

Angleterre (E. Viollet-Le-Duc, Dictionnaire raisonné du mobilier francais de l'époque

carlovingienne à la renaissance, t. 2, Paris). On utilisait aussi la doloire comme

"instrument de ménage" pour la coupe des taillis (cf. le mois de décembre du Bréviaire

de Belleville, v. 1323, Paris, B. N.)

(3) Cité par Victor Gay, Glossaire archéologique du Moyen Age et de la Renaissance, t.

1, Paris, 1887.

(4) Cf. Jacques de Cessoles, Le livre du jeu d'échecs ou la société idéale au Moyen Age,

XIIIe siècle, traduit et présenté par Jean-Michel Mehl, Paris, 1995.

(5) Jean-Michel Mehl, op. cit. Le terme de "marinier" a désigné plutôt le nautonnier aux

XIXe et XXe siècles, mais il ne semble pas qu'il en ait été de même au Moyen Age (Cf.

J. et C. Fraysse, Vie quotidienne au temps de la marine de Loire, Cholet, 1972, p. 105).

Le texte de J. de Cessoles indique qu'à cette époque les charpentiers assuraient la double

activité de charpentier de bâtiments et de nefs. On a ainsi très justement remarqué des

analogies de forme entre la coque d'un navire et certaines charpentes d'église couvrant la

nef. Les charpentiers de marine appélé encore feseurs de nez oucharpentiers de

nés appartenaient au XIIIe siècle à Paris à la corporation des charpentiers, et furent donc

placés sous l'autorité de 1er charpentier du roi (Cf. A. Franklin, Dictionnaire historique

Page 68: Charbonneau Lassay Triple Centre

des arts et métiers et professions exercées dans Paris depuis le XIIIe siècle, Paris, 1905).

Les nautonniers durent être informés des techniques de charpenterie puisqu'ils

emportaient encore au XXe siècle un coffre contenant les outils de charpenterie

nécessaires aux réparations d'urgence. Ils consacraient de plus fréquemment leurs loisirs

à la confection de petits meubles et objets d'apparat en bois (J. et C. Fraysse,ibid).

(6) Cf. Histoire générale de Paris, Les métiers et corporations de la ville de Paris, XIIIe

siècle. Le livre des métiers d'Etienne Boileau, publié par René de Lespinasse et Francois

Bonnardot, Paris, 1879.

(7) A. Franklin, op. cit.

(8) M. Noël - A. Bocquet, Les hommes et le bois. Histoire et technologie du bois de la

préhistoire à nos jours, Paris, 1987.

(9) Cf. Daniel Boucard, Les haches, Paris, 1998, pp. 63-85 / Jean-Fr.

Robert, L'herminette et la hache, dans Cahiers du Musée du bois, n° 13, Lausanne, mars

1991.

(10) Jean-Fr. Robert, op. cit. p. 22.

(11) Paris, Musée des Arts Décoratifs. Sur l'échiquier de J. de Cessoles, la serpe est

emblématique du paysan.

(12) Je souhaite rectifier ici l'information que j'avais communiquée à J.-M. Couderc lors

du colloque de Verneuil (publiée dans les Actes des "Premières Rencontres Graffiti

Anciens" à Loches en Touraine - Verneuil-en-Halatte, 2001, p. 40) concernant

l'existence d'un graffiti de serpe sans nason à Loches, et qui est manifestement erronée.

Ma mémoire m'a joué des tours!... Je pensais bien plutôt aux serpes de Gisors.

(13) La doloire fut par ailleurs un emblème héraldique. Elle a été fixée dans son type

rectangulaire, avec un manche très court, et représentée verticalement c'est-à-dire en

pal. On trouve également des doloires dans certaines marques commerciales : enseigne

de boucher de la place des veaux à Paris, marque de l'imprimeur Etienne Dolet en guise

d'arme parlante (Jean Céard- Jean-Claude Margolin, Rébus de la Renaissance, t. 2,

Paris, 1986, p. 245).

(14) Nous avons vu qu'on trouve à quelques reprises l'association doloire-hache dans le

donjon de Loches. le passage de charpentiers, attesté par un compte de dépenses faites

en 1358 et 1359 (archives municipales de Tours. Cf. Congrès archéologique de France,

XXXVIe session, à Loches) est confirmé par au moins un graffiti du couloir sud-ouest

du 2e étage: il s'agit d'un schéma de charpente de moulin à pivot. Certains graffiti de nef

dans ce même donjon doivent être probablement attribués à des charpentiers.

(15) A. Franklin, op. cit.

(16) J. A. Brutails, Précis d'archéologie du Moyen Age, Toulouse-Paris, 1936, PP. 159

et 167.

(17) Documentation fournie par Christian Wagneur.

Page 69: Charbonneau Lassay Triple Centre

(18) En outre, parmis les figures à caractère géométrique de cette bâtisse (losanges,

demi-cercles à multiples rayons dont le centre irradiant est un pentagramme ou une

rouelle à six ou sept branches, décoration fréquente sur les fermes de Basse-Saxe) on

voit représenté un arbre, peut-être l'arbre de vie. On peut rappeler à ce propos que la

"triple enceinte" sculptée au XIIe siècle sur un pilastre de l'église d'Aregno (Corse)

surmonte la représentation d'un arbre biblique: il s'agit cette fois-ci de l'arbre de la chute

qui étend ses branches chargées de fruits vers la croix de la rédemption. Le symbolisme

du bois est dans les deux cas nettement marqué, en corrélation avec une "triple

enceinte". Selon Friedrich Berger, les figures géométriques du bâtiment offraient une

protection symbolique à ses occuppants, ce qui pourrait appuyer l'idée que la "triple

enceinte", cependant unique dans un tel contexte à sa connaissance, aurait bien possédé

une valeur apotropaïque.

(19) Le concept de "Moyen Age" a été introduit par les Humanistes à partir de Giovanni

Andrea, bibliothécaire du pape, en 1469.

(20) Cf. Hervé Poidevin, La pierre du songe ou l'invention de la triple enceinte, étude et

ref. sur ce blog.

(21) Cf. Hartmann Schedel, La chronique universelle de Nuremberg. L'édition de 1493

coloriée et commentée. Introduction et notes de Stephan Füssel, Cologne, 2001.

(22) Chronique universelle, op. cit. f° LXIII v°-f° LXIV r°

(23) Cf. Matthieu, 24, 2 - 27, 40.

(24) Cf. Ezéchiel, 40-48.

(25) Cette partie de l'enceinte est close car c'est l'endroit le plus proche du Saint des

saints.

(26) Le point central de l'édifice est constitué par l'autel: "Ce lieu, d'après Maïmonide

(Beis HaBechirah, ch. 2), est d'une signification vitale et universelle car il s'agit de

l'endroit précis où eurent lieu toutes les édifications d'autel, d'Adam à Salomon: celui

d'Isaac, celui de Noé après sa sortie de l'Arche, celui de Caïn et Abel et celui d'Adam

lorsqu'il a été créé" (M. Lapidus, La pierre cubique, Fuveau, 2003,

p. 72).

(27) On peut citer comme exemple le châtelet d'entrée d'Aubigny-sur-Nère (Cher). La

porte orientale du Temple a en outre une importance symbolique toute particulière: il est

dit qu'elle doit restée fermée car c'est par elle que Dieu est entré (Ez. 44; 2, 3), ce que

les exégètes chrétiens ont interprété comme une préfiguration de la virginité de Marie.

(28) Mary Carruthers, Machina Memorialis. Méditation, rhétorique et fabrication des

images au Moyen Age, Paris, 2002 pour la traduction francaise, pp. 303-304.

(29) Liber de promissionibus et praedictionibus Dei, cité par Patrick Négrier dans

Textes fondateurs de la Tradition maçonnique, 1390-1760, Paris, 1995, p. 310.

Page 70: Charbonneau Lassay Triple Centre

(30) Cité par J. Le Goff dans Un autre Moyen Age, Paris, 1999, p. 958.

(31) Cf. André Bonnery, Mireille Mentré, Guylène Hidrio, Jérusalem, symboles et

représentations dans l'Occident médiéval, Paris, 1998, pp. 283 à 287.

(32) Ce type de pratique expliquerait (au moins pour une part) pourquoi les grandes

réformes monastiques furent avant tout des réformes architecturales.

(33) Cf. Mary Carruthers, op. cit. p. 305 et suiv. Les Victorins s'inspirèrent des

Platoniciens de l'Ecole de Chartres. Leur doctrine se situe dans le courant de saint

Augustin et de Denys le Mystique. Les références à saint Jérôme, père du courant

exégétique chrétien du livre d'Ezéchiel, et à Grégoire le Grand, y sont fréquentes (Cf.

M.-M. Davy, Initiation médiévale. La philosophie au XIIe siècle, Paris, 1980, pp. 154

à 157).

(34) A. Bonnery, op. cit. p. 305 et suiv. Les Humanistes chrétiens critiquèrent Rome et

furent partisans d'une réforme modérée. Résolument christocentriques, souhaitant

retrouver la pureté des origines, ils délaissèrent la scholastique pour l'exégèse biblique

et développèrent à cette fin, parallèlement aux études grecques et latines,des études

hébraïsantes en étroite collaboration avec des érudits israëlites ou des Juifs

convertis au Christianisme. Les contacts entre Juifs et Chrétiens ne furent nulle part plus

évidents que dans l'imprimerie. De grands imprimeurs de textes classiques se lançèrent

dans l'impression de textes en caractères hébreux, souvent avec l'aide de typographes et

d'artisans juifs. Les Postilla in Bibliam de Nicolas de Lyre, qui citent Rachi et d'autres

autorités rabbiniques, constituèrent la première édition imprimée d'un commentaire

chrétien de la Bible. Le commentaire du Talmud que fit Rachi (et qui sera poursuivi par

ses disciples) fut quant à lui le premier livre imprimé en Hébreu.

Cependant l'usage de la langue hébraïque en milieu spécifiquement chrétien est

toutefois attesté dans les milieux de constructeurs dès le XIIIe siècle (Cf. Jacques

Thomas, L'inscription AGLA YAH du carnet de Villart de Honnecourt, dans Ce "G",

que désigne-t-il?, Milan, 2001, p; 27 et suiv.).

(35) Stephan Füssel, op. cit. p. 644.

(36) J'avais déjà signalé en note de mon étude La pierre du songe ou l'invention de la

Triple enceinte, qu'il fallait peut-être chercher dans des sources iconographiques

spécifiquement juives (manuscrits ou incunables) des représentation du Temple ayant

une réelle parenté de style avec la gravure de la Chronique, et donc avec la "triple

enceinte", mais je n'ai pu hélas entreprendre ce travail. Il semble en effet que la tradition

judaïque d'un temple carré avec trois enceintes concentriques soit véritablement

"antique" puisque le Temple des Esséniens (?) est ainsi décrit dans un des rouleaux des

grottes de Qoumrâm. Le manuscrit appelé "rouleau du Temple" fut rédigé au moins un

siècle avant qu'on n'entreprenne la reconstruction du temple de Salomon et décrit un

Temple-ville (on a calculé que la superficie totale de l'enceinte du Temple était celle de

Jérusalem au IIe s. av. J. C.) comportant douze portes (du nom des douze fils de Jacob)

sur les deux premières enceintes (extérieure et médiane) et quatre orientées selon les

points cardinaux sur l'enceinte intérieure (ou se trouve le Temple proprement dit).

L'édifice resta à l'état de projet; mais était-il seulement destiné à être construit? (Cf.

Ygael yadin, Le rouleau du Temple: le plus long rouleau de la mer morte, avec en

Page 71: Charbonneau Lassay Triple Centre

appendice le plan du Temple; Magen Broshi, Le gigantisme du Temple visionnaire dans

le Rouleau du Temple, dans L'aventure des manuscrits de la mer morte, sous la direction

d'Hershel Shanks, Paris 1996 pour la traduction francaise, pp. 137 à 165).

(37) Sur ce sujet, on consultera avec profit la thèse très complète de Vincent F. Hopper:

La symbolique médiévale des nombres, Paris 1995 pour la traduction francaise.

(38) Traduction J. N. Darby, Valence, 1977. La description de la Cité céleste se trouve

dans Apoc.

21-22. L'iconographie médiévale place ordinairement les douze portes sur le mur

d'enceinte de la ville. Elles correspondent d'après l'Ecriture aux douze tribus d'Israêl (la

reliant ainsi typologiquement au Temple des Hébreux); et pour certains commentateurs,

aux douze signes du zodiaque, rappelant ainsi le caractère cosmologique de la ville

nouvelle. le duodénaire est encore plus marqué dans une gravure extraite du Liber de

intellectu... de Charles de bouelles (Paris, 1509) par une structure graphique à

"enceintes" successives dans lesquelles sont notées diverses correspondances

symboliques du nombre. L'image accompagne un petit traité de la vertu des nombres et

illustre le nombre douze, produit du nombre métaphysique trois, et du nombre physique

quatre. Le schéma inclut l'histoire sainte, la hiérarchie cosmique (éléments et cieux), la

hiérarchie spirituelle (clergé et choeur des anges), les vertus, les prophètes, les apôtres,

les pierres précieuses aux propriétés occultes et les tribus d'Israël (Fig. 1)

Page 72: Charbonneau Lassay Triple Centre

Fig. 1: la Jérusalem céleste selon Charles de Bouelles, Liber de intellectu...

Paris, 1509 (source:

A. Chastel, R. Klein, L'humanisme. L'Europe de la Renaissance, Paris, 1995).

Le concept trouvera encore des applications au XVIIe siècle chez Athanase Kircher

(Arithmologia, Rome, 1665). Au XVe siècle, l'alchimiste anglais George Ripley fait du

symbole des douze portes l'image de l'opus magnum et du passage par les douze phases

de l'oeuvre.

Je ne peux manquer de rappeler ici que l'hypothèse selon laquelle la "triple enceinte"

serait une représentation de la Jérusalem céleste a d'abord été formulée (puis

abandonnée) par l'hermétiste chrétien et archéologue Louis Charbonneau-Lassay en

1929, sans qu'il apporte jamais aucun élément concret pour l'étayer. R. de la Torre

Martin-Romo a traité ce sujet, rejoignant par des voies différentes certaines conclusions

de la présente étude, mais uniquement sur la base des études de R. Guénon et L.

Charbonneau-Lassay qui (quelque soient par ailleurs l'intérêt et de leurs travaux) ne

procèdent trop souvent que par affirmations et ne permettent pas d'établir les choses

avec certitude (Cf. R. de la Torre Martin-Romo, Pervivencia, simbolismo y function de

los signos lapidarios: notas sobre los "Tableros cuadratos", dans Actes du colloque

international de glyptographie de Cambrai, Centre International de Recherches

Page 73: Charbonneau Lassay Triple Centre

Glyptographiques, 14-15-16 septembre 1984).

(39) Tenture de l'Apocalypse, entre 1374 et 1381, musée des tapisseries d'Angers.

(40) Publiée par J.-M. Perouse de Montclos dans Architectures en Région Centre, Paris,

1988, p. 434.

(41) Cette interprétation se fonde sur Apoc.20; 7, 10 et 22; 15: "Et ils (les

démons) montèrent sur la largeur de la terre, et ils environnèrent le camp des saints et

la cité bien-aimée (...). Dehors sont les chiens, et les magiciens, et les fornicateurs, et

les meurtriers, et les idolâtres,et quiconque aime et fait le mensonge" (trad. Darby).

(42) Caïn est mentionné dans le Cooke comme "maïtre maçon" et constructeur de la cité

d'Hénoch, considérée comme le prototype de toutes les cités.

(43) Maïtre Francois, illustration d'un manuscrit de la Cité de Dieu, entre 1469 et 1473,

Paris, B. N. fr. 18, fol. 3 v° (Cf. Charles Sterling, La peinture médiévale à Paris, 1300-

1500, Paris, 1990, t. II, p. 196).

(44) La tarière est peut-être une allusion à la crucifixion, comme le montrent certaines

images relatives à cet épisode de la vie du Christ.

Dieu est architecte parce qu'il a, comme créateur de l'univers, "tout disposé avec

mesure, nombre et poids" (sag. XI, 20). Ce ternaire de propriétés, fondement de la

géométrie médiévale, était considéré comme un vestige de la Trinité dans la Création. A

partir de lui, l'esprit était susceptible de remonter vers Dieu (Cf. saint Bonaventure (+

1274), Itinerarium mentis in Deum -Itinéraire de l'esprit vers Dieu-, trad. H. Dumery,

Paris, 2001). Pour saint Thomas d'Aquin surtout, le Dieu créateur et ordonnateur de

l'univers est un architecte, qui entretien avec sa création le même rapport que l'ouvrier

avec son oeuvre d'art. Il concoit d'abord dans sa pensée, c'est-à-dire sa parole intérieure,

son verbe, ce qui n'existe pas encore, les "formes" non extériorisées, et qui les

coordonne lorsqu'elles le sont, dans la connaissance de leur fin, de leur comportement,

de leur proportion (Cf. F. Cali, S. Moulinier, L'ordre ogival, Paris, 1963). Le Dieu

architecte est un Dieu pensant, et cette pensée est "mesure": ainsi Nicolas de Cues

conjectura que le mot mens (en latin, partie supérieure de l'âme, esprit) se rattachait

étymologiquement àmensura, mesure (Cf. J. Thomas, op. cit. Cette idée est empruntée à

Isidore de Séville, Etymologies, livre 15, XV). Pour des références scriptuaires

complètes concernant le Dieu-architecte ou bâtisseur, cf. J. Hani, Dieu architecte et

maçon, dans Les métiers de Dieu, chap. VI, Paris, 1975.

(45) Sur la "proportion juste" et la "mesure juste", cf. note 58.

(46) Une légende clunisienne rapportée dans un manuscrit (v. 1180) relate que le plan

du nouvel édifice (destiné à remplacer Cluny II) fut révélé en songe au moine Gunzo

par l'apôtre Pierre. Une image montre ce successeur d'Ezéchiel alité à l'infirmerie alors

que les saints Pierre, Paul et Etienne mesurent au moyen de cordes le tracé de la future

construction (B. N. ms lat.17716, f° 43. Cf. Mary Carruthers, op. cit. p. 286-287. Cette

dernière note par ailleurs qu'"en matière de d'architecture, il allait quasiment de soi que

les grands projets monastiques prenaient d'abord naissance dans une "vision" et (...)

qu'ils suivaient le modèle (du songe) défini par Ezéchiel").

Les modèles tirés de l'Ecriture ou de monuments à forte charge symbolique (comme

ceux de Jérusalem) sont cependant rarement suivis servilement. Les copies peuvent ne

retenir que quelques éléments architecturaux ou emblématiques du monument. La

Page 74: Charbonneau Lassay Triple Centre

dédicace suffit parfois seulement à commémorer l'original (Cf. Richard Krautheimer,

Introduction à une iconographie de l'architecture médiévale, Paris, 1993 pour la

traduction francaise). On trouve trace de ce principe dans l'iconographie de Jérusalem:

elle ne restitue pas nécessairement la réalité historique, topographique ou architecturale

de la ville, mais montre souvent des architectures purement signalétiques faites

d'éléments composites à caractère symbolique, notamment numéral. La jérusalem

terrestre et la Jérusalem céleste obéissant à deux types iconographiques distincts,

peuvent en outre voir leurs éléments se mélanger. Ce qui importe avant tout est la

reconnaissance d'une filiation spirituelle, donc typologique, qui ramène de copie en

interprétation, au modèle initial. Autant dire que la pensée médiévale échappe

généralement à toute idée de "reconstitution". La filation ne semble souvent réelle qu'au

plan des principes, par exemples géométriques ou topographiques, ce qui ne laisse pas,

à défaut d'une grille d'interprétation convenable, d'en rendre aujourd'hui la lecture

difficile; d'autant qu'ont été également retenus par les constructeurs des données issues

de l'Antiquité gréco-romaine.

(47) Cité par Patrick Négrier, Textes fondateurs de la Tradition maçonnique, 1390-

1760, Paris, 1995,

p. 20. Sur les références salomoniennes dans le rituel de dédicace des églises, cf.

Bénédicte Palazzo-Bertholon et Eric Palazzo, Archéologie et liturgie. L'exemple de la

dédicace de l'église et de la consécration de l'autel, dans Bulletin monumental, t. 159-

IV, 2001.

(48) Ce manuscrit conservé au British museum, du nom de son premier éditeur (1861)

Mathew Cooke, est une copie de deux documents qui devaient exister dès 1395. Il est

écrit dans le dialecte qui était parlé dans le centre sud-ouest de l'Angleterre vers la fin

du XIVe siècle, par un prêtre ou un clerc érudit (ou par plusieurs personnes selon

d'autres). D'après Patrick Négrier, l'histoire du métier relatée dans ce texte est un

enseignement voilé sous un certain nombre d'allégories (P. Négrier, op. cit. p. 57).

(49) Patrick Négrier, op. cit. p. 62 et suiv.

(50) La valeur signalétique du plan, parfois de l'édifice tout entier sous la forme d'une

maquette, est manifeste dans certains portraits d'architectes ou de donateurs. Elle l'est

aussi dans certains graffiti, comme dans ce schéma du plan rappelant l'église du Temple

de Paris, gravé sur les murs de l'église de Chataincourt (document de M. Leblond). On

peut noter aussi que la nef ecclésiale ou le calvaire (avatars du Temple en terme de

typologie) ont leurs pictogrammes dans les graffiti, avec diverses variations biens

connues. Le calvaire fut d'ailleurs utilisé à Loches comme base graphique pour la

réalisation de dessins architecturaux.

Par ailleurs, la "marelle simple" qui a son équivalent dans l'emblématique héraldique

("gironné en bannière") mais n'y constitue pas sous son appellation de "marelle" un

signe particulier, a engendré l'adjectif "marellé" qui servit à décrire (au moins sous

l'Ancien régime) des meubles disposés en marelle, comme les chaînes de Navarre qui

furent portées par le roi de France. Il est pour le moins remarquable de noter, pour notre

sujet, que le dessin de ces chaînes, comportant selon les époques, une, deux ou trois

"enceintes" successives, servit de plan pour la construction de la ville d'Henrichemont,

dédiée par Sully à Henri IV.

(51) "Anciens devoirs" ou "Old charges" sont des appellations utilisées par la Franc-

Page 75: Charbonneau Lassay Triple Centre

maçonnerie spéculative. Elles désignent un ensemble de 130 manuscrits d'origine

"corporative" étalés entre 1390 et 1722, dont il est admis qu'ils servirent de base à la

rédaction des "Constitutions" d'Anderson éditées à Londres en 1723 et 1738. On peut

noter que l'Angleterre médiévale d'où émanent le Cooke et le Regiusne connaïssait pas

d'organisation générale du Métier. Ces textes étaient les statuts de communautés

ponctuelles regroupées à l'occasion des grands chantiers.

(52) Il est intéressant de rappeler que pour l'iconographie médiévale, les quadrillages

(losangés ou orthogonaux) se réfèrent souvent à la structure cosmique: dans les

représentations de la sphère céleste mise en mouvement par les anges par exemple, les

quadrillages occupent la majeure partie de la surface (figurée par un plan circulaire

divisé en quatre), s'inspirant sans doute de ce passage du Timée de Platon, où l'âme du

monde est dite "tissée à travers tout le ciel, du centre à l'extrémité" (trad. E. Chambry,

Paris, 1969). Il en est de même des images de la Jérusalem céleste: la surface cernée de

remparts et mesurée par l'ange est elle aussi couverte de quadrillages, réaffirmant au

passage le symbolisme cosmologique de la Ville nouvelle. Enfin on peut citer les

représentations bien connues de l'Arche de Noé: elle est, selon la description scriptuaire,

formée de compartiments (répartis sur trois étages), évocant une "grille" orthogonale sur

les miniatures ignorant la perspective. Une image du Livre d'heures de Bedford (XVe s.)

en donne une interprétation en volume, sous la forme d'une structure de charpente (Fig.

2).

Fig. 2: détail de la construction de l'Arche de Noé, sous la forme d'une maison à

structure de bois. D'après le Livre d'heures de Bedford, XVe s (dessin de l'auteur).

(53) Je ne prétends pas que toutes les gravures à caractère géométrique soient le faits

d'auteurs médiévaux, mais qu'au moins certaines d'entre elles peuvent leur être

Page 76: Charbonneau Lassay Triple Centre

hypothétiquement attribuées. La datation est d'autant plus problématique que les milieux

artisanaux ont probablement conservé intactes certaines pratiques au cours des siècles,

se référant aux mêmes principes. C'est pourquoi il est impossible de dater avec certitude

les graffiti de "triples enceintes" en l'absence de toute association caractéristique (figure,

texte ou millésime), ainsi qu'elles se présentent dans la plus grande majorité des cas.

(54) Cf. Roland Bechmann, Villart de Honnecourt. La pensée technique au XIIIe siècle

et sa comminication, Paris, 1993 (nouvelle édition).

(55) On peut noter que pour l'essentiel, les essais de reconstitution graphique du

monument sont postérieures à la fin du XVe siècle: 1540, Robert Estienne et Francois

Vatable; 1595, Juan Bautista Villalpando (très lié à l'architecte de l'Escurial); 1689,

Bernard Lamy; et même Isaac Newton en 1728, pour ne citer que quelques exemples.

Au début du XVIIe siècle, le Prélat luthérien allemand Johann Valentin Andreae (1586-

1654), qui fut très certainement à l'origine de la légende d'une fraternité de la Rose-

croix, héritera de cette conception du plan pour l'élaboration de

sa Christianopolis (Reipublicae Christianopolitanae descriptio, Strasbourg, 1619; Paris,

B. N.) (Fig. 3).

Fig. 3: Christianopolis, de J. V. Andreae, 1619. Plan d'une cité utopique (avatar

sécularisé de la Jérusalem céleste) dont les institutions sont inspirées de celles de la

République de Genève. La conception d'une ville carrée à enceintes successives (ici

quatre) et de paln centré, probablement transmise par l'éxégèse médiévale aux

Page 77: Charbonneau Lassay Triple Centre

milieux humaniste et réformés, est directement inspirée de celle du Temple

d'Ezéchiel (source: Utopie. La quête de la société idéale en Occident, sous la

direction de L. Tower-Sargent etde R. Schaer, Paris, 2000).

(56) Comme le rappelle le Cooke, la géométrie "réalise" toute oeuvre manuelle. L'acte

de mesurer (c'est-à-dire partager l'espace par géométrie) doit être rapporté à la main

selon Albrecht Dürer (cf. note 57). Les mains "contournées" accompagnant des figures

géométriques dans les graffiti (grille orthogonale à Loches, "triple enceinte" à Esnes)

apparaissent vraiment comme une visualisation de cette définition.

(57) Dürer, tout en s'inspirant des foyers artistiques italiens et de leur nouvelle forme de

représentation (la perspective), fut un des derniers porte-parole des conceptions

géométriques médiévales (Instruction sur la manière de mesurer, 1525; traité sur la

fortification des villes, châteaux et bourgs, 1527; traité des proportions du corps

humain, 1528): il est d'ailleurs parfaitement explicite sur ses sources: "Aussi est-il

nécessaire à quiconque veut aborder l'étude des proportions d'avoir bien assimilé la

manière de mesurer et d'avoir bien compris comment toute chose doit être tracée dans

son plan et dans son élévation, selon la méthode que les tailleurs de pierre pratiquent

tous les jours" (Traité des proportions, trad. J. Bardy et M. Van Peene, 1995). Pour lui

comme pour ses prédecesseurs, "toute créature est définie par son chiffre, son poids et

sa mesure" (notion biblique, mais aussi aristotélicienne que l'on retrouve chez Pacioli

dans sa Summa de Arithmetica, Venise, 1494). La forme "bien mesurée" est en "ordre

juste", c'est-à-dire, selon Dürer, que la partie se trouve liée au tout à l'aide de la

proportion harmonieuse. Cet ordre résulte d'une pratique de l'oeil, tandis que la "mesure

juste" résulte d'une pratique de la main. La proportion harmonieuse est si importante

que, d'après Pacioli,"aucune chose ne peut durer dans la nature si elle n'est dûment

proportionnée à sa nécessité" (op. cit. ).

(58) Cette proportion est le plus souvent déduite du rectangle formé par un double carré.

Elle fut connue au Moyen Age bien qu'aucun texte ne la mentionne explicitement avant

l'ouvrage du moine franciscain Luca Pacioli (Divina Proportione, Venise, 1509),

qui précise qu'il ne fait qu'exposer un ensemble de connaissances remontant à

Pythagore, transmises par traditions écrites et orales jusqu'à son époque; et l'architecture

au moins en témoigne (moins souvent sans doute qu'on a bien voulu le dire): par

exemple, le rectangle d'or organise de façon évidente l'espace du plan de la cathédrale

de Dol-de-Bretagne et les proportions du plan du logis du château du Moulin à Lassay-

sur-Croisne (Loir-et-Cher) (fin du XVe siècle). Un dessin de Villart de Honnecourt

(XIIIe siècle) montre une toiture avec son gable dont le tracé régulateur est une étoile à

cinq branches; on sait que la proportion dite "dorée" est contenue naturellement dans

cette figure, par ailleurs omniprésente dans les graffiti de Loches.

(59) " (les disciplines) qui se rapportent à la construction des charpentes (c'est-à-dire la

géométrie)et, d'une façon générale, à toute opération manuelle, possèdent la

connaissance comme si celle-ci était originellement immanente aux actions", au

contraire de l'arithmétique, qui est une "discipline de connaissance pure" (Platon,

Politique, 258de. Trad. E. Chambry, 1969).

(60) La déduction (Dame déduction louable) dans un manuscrit traitant des douze

dames de rhétorique (XVe siècle), est justement figurée par une femme entourée des

Page 78: Charbonneau Lassay Triple Centre

pièces d'une charpente dispersées au sol. Elle tient dans sa main droite une équerre, ce

que la légende en latin explique par "Et ma main droite me dirigea à merveille", et de

l'index de sa main gauche se touche le front . A ses pieds est ouvert un livre sur lequel

figure la série des nombres. A l'arrière plan est représenté un chantier de charpenterie:

des ouvriers équarrissent le bois à la hache tandis que la structure d'une maison à

colombages est déjà montée (Cf. R. Klibansky, E. Panofsky, F. Saxl, Saturne et la

Mélancolie, Paris,1989 pour la trad. francaise, p. 554). Le livre ouvert aux pieds de la

Dame, le doigt sur le front, l'équerre symbolisant la mesure juste, disent assez que ce

qui est évoqué est d'abord l'étape de conception, opération essentiellement intellectuelle

et toute entière déductive, sans laquelle le bois ne peut être ni taillé ni assemblé.

L'image visualise nettement le lien étymologique admis à cette époque entre les

termes mens (esprit) et mensura (mesure) (cf note 44). On peut encore noter que le sol

forme un quadrillage, matérialisation de la mesure qui "réalise" l'espace. Cette

représentaton permet de mieux saisir l'intention qui guida Dürer pour l'élaboration de sa

gravure Melencolia-1.

(61) Titus Burckhart, Chartres et la naissance de la cathédrale, Paris, 1995, p. 115.

(62) De Genesi ad litteram. Cité par J. Thomas, La divine proportion et l'art de la

géométrie, Paris, 1993, chap. XIII.

(63) Cf. M. Carruthers, op. cit.

(64) Sur la "mesure juste", cf. note 57.

(65) Possèdèrent-ils également des traditions hétérodoxes qui leur fussent propres,

transmises seulement oralement sous formes d'initiations spécifiques? Des indices

beaucoup plus tardifs que la période qui nous intéresse ici pourraient le laisser penser,

cependant cette question est de celles qui, dans le cadre auquel je souhaite me

restreindre (tenter d'appréhender les faits à partir des sources iconographiques et

textuelles dont nous disposons), sont bien difficiles à éclaircir. On a beaucoup écrit sur

le sujet, et si l'on excepte les travaux de quelques très rares auteurs, la question d'un

possible ésotérisme (même catholique) est traitée le plus souvent avec la plus grande

insouciance.

(66) "Architecte" est employé ici au sens de "concepteur". L'architecte tel que nous le

concevons aujourd'hui est le plus souvent appelé dans les contrats ou dans les

sommes aedificator ou artifex, notamment à l'époque romane. Au XIIIe

siècle, architector semble un équivalent de dux: le terme désigne surtout celui qui

patronne l'oeuvre, qui possède un plan et une règle d'action, pas nécessairement celui

qui oeuvre (seigneur du bâtiment, évêque ou abbé; un seul homme pouvait parfois

assumer les deux fonctions). Pour saint Thomas d'aquin, le terme architector désigne

celui qui connaît les raisons des choses qui sont faites et commande à ceux qui les

ignorent (1er art. de la Somme théologique, cité par F. Cali, op. cit.).

(67) En Sologne, ces jeux étaient encore appelés "engrange" ou "antipo" (B. Edeine, La

Sologne..., t. II, pp. 607 et 609, Paris-La haye, 1970).

(68) A. J. Greimas, Dictionnaire de l'ancien francais. Le Moyen Age, Paris, 1979-1997.

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(69) B. Edeine, Le château du Moulin à Lassay-sur-Croisne, dans La Sologne et ses

environs, n° 49, juillet 1985, p. 12.

(70) J. Hinout, L'art schématique des abris du Bassin Parisien, Dans Encyclopédie de la

France des origines aux gaulois, n° 6, p. 187.

(71) Dictionnaire général et grammatical des dictionnaires francais, extrait et

complément de tous les dictionnaires les plus célèbres, par Napoléon Landais, t. 2e,

Paris, 1834, p. 446 / A. J. Greimas, op. cit. /

R. Bechmann, op. cit. p. 62.

(72) les modèles ("moles") étaient des instruments de la conception au même titre que le

compas, le cordeau, le fil à plomb, etc... c'est pourquoi on les voit représentés sur un

vitrail de Chartres. Exécutés en bois ou métal, ils reproduisaient grandeur nature les

différentes faces des pierres, tandis que les "gabarits" en indiquaient la section (profils

de moulure, corniches, etc...). Moles et gabarits permirent la standardisation et la

préfabrication à la carrière, les pierres arrivant "habillées" sur le chantier. L'emploi du

terme dans cette acception est attesté par l'Album de Villart de Honnecourt: "Par ceste

saison montons laguile dane tour et taille les moles" (cité par Frédéric Godefroy,

Dictionnaire de l'ancien francais et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle, t. 5e,

Paris, 1888. Et cf. R. Bechmann, op. cit. pp. 45, 58, 62). Le "modèle" ou "moule" chez

Vitruve, que l'on redécouvre au XIIIe siècle, est un module, unité de mesure constituée

en général du diamètre ou du demi-diamètre d'une colonne au bas de son fût, servant à

régler les proportions d'un ordre d'architecture ou de tout un bâtiment (A. Rich,

Dictionnaire des Antiquités romaines et grecques, traduit de l'anglais, Paris, 1987 pour

la réédition, p. 410). Le terme "mole" fut également employé pour désigner les

caractères d'imprimerie: livre moulé, livre imprimé (XVe s.).

(73) Le "moule" était marqué d'une fleur de lys et l'étalon s'en conservait à l'hôtel de

ville. Il servait à mesurer les bois à brûler d'au moins 17 pouces de grosseur, tandis

qu'on utilisait la corde pour les bûches inférieures à ce diamètre; ainsi appelait-on le

gros bois "bois de moule" ou "bois de compte". Le dictionnaire de Ménage, d'après Du

Cange, dérive moule de bois de modulus, qui donna modulator etmouleur (Dictionnaire

étymologique de la langue francoise par M. Ménage, nouvelle édition, t. 2e, Paris, 1750,

p. 227, col. A-B). Les mouleurs de bois sont mentionnés pour la première fois dans la

taille de 1292 où ils sont dits conteeurs de busches. Le Livre des métiers les

nomme moleres; l'ordonnance de février 1415 moleurs et molleurs. L'encyclopédie de

Diderot et d'Alembert en donne la définition suivante: "Mouleur, terme de rivière, est

un officier qui visite le bois, qui recoit la déclaration des marchands de bois, qui les

porte au bureau de la ville, qui mesure les membrures, les bois de compte, les fagots,

cotrets, et qui met les banderolles aux bateaux et piles de bois contenant la

taxe" (Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers... t.

10e, 1767). La locution tombe en désuètude au XIXe siècle (Littré) (cf. A. Franklin, op.

cit. p. 94, col A-B).

(74) Pierre Larousse, Grand dictionnaire du XIXe siècle, Nïmes, 1991 pour la réédition,

t. 16, p. 631.

(75) "Méreau", du grec méris ou méros, part, portion dans la distribution d'une chose.

marque qu'on distribue à des gens pour servir à être admis en quelque lieu, ou pour

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témoigner qu'ils y ont été, et avoir part à une distribution. Se disait surtout des marques

de ce genre données aux chanoines pour leur assistance aux offices (Napoléon

Landais, op. cit. p. 408). Le Nouveau dictionnaire de la langue francaise de M. Noël et

Chapsal, à Paris, 1833, donne la même étymologie. le Dictionnaire étymologique de la

langue françoise,

t. 1er, par B. de Roquefort, Paris, 1829, ajoute à cette racine grecque une source latine:

de merenda (en grec, méris, méros), part, portion que l'on donne dans la distribution

d'une chose; fait du latin méréo; en grec méirô, je partage, je distribue, je divise. Le mot

grec pour "se partager" signifie aussi "obtenir en partage par le sort" (Dictionnaire grec-

francais, A. Bailly, Paris). Ainsi en ancien francais, "mérelle" put désigner le sort, bon

ou mauvais: un trait de merele, un coup de la fortune; avoir cette merele, avoir telle

chance, éprouver tel sort; laisser quelqu'un dans la merele: dans l'embarras, etc... On

peut noter aussi à ce sujet que le jeu lui-même se jouait parfois au moyen de dés. On

appelait aussi merel tout ou partie d'une écluse (sans doute en ce qu'elle partage les

eaux) et certains fossés (fossé méreau, peut-être à propos d'une sorte de fossé

appelé mere, servant à collecter les eaux d'un champs venant de divers petits fossés)

(Frédéric Godefroy, op. cit.). Cette étymologie grecque s'accorde parfaitement au sens

des termes "méreau" et son féminin "mérelle" dans les diverses acceptions qu'on leur

donnait au Moyen Age. Elle a été pourtant inexplicablement abandonnée dans le cour

du XIXe siècle pour d'autres plus incertaines: d'un type matrellus, matrella, d'où

mairelles, marellus, qui serait un dérivé du latin matara, mataris, materis, sorte de

javeline (sic?), mot d'origine gauloise d'après Strabon, etc...

(P. Larousse, Grand dictionnaire du XIXe siècle, Nïmes, 1991 pour la réédition.

Ménage et Furetière faisaient déjà, au XVIIe siècle, dériver le terme d'un hypothétique

ancien gaulois ou celtique madrella, madrellum). D'autres sont très obscures: peut-être

d'un radical pré-roman marr, signifiant pierre, étymologie qu'on trouve aujourd'hui dans

les dictionnaires, et qui n'est justifiée par le fait qu'on usait parfois de petits cailloux

dans le jeu de marelle.

(76) Cf. B. Edeine, op. cit. t. III, p. 332 / Hubert-Fillay et L. Ruitton-Daget, Le Parler

solognot. Glossaire du pays de Sologne, Blois, 1933 (nouvelle édition) / Marcel

Guillou, Le parler de mon enfance en Sologne et en Blaisois, Chambray-les-Tours,

1998.

(77) La mesure d'un plan était entendue comme un "découpage" en raison des

conceptions philosophiques du temps: l'espace, quantité continue, ne pouvait être

"réalisé" (c'est-à-dire mesuré) qu'au moyen du nombre, quantité discontinue (et principe

de distinction), l'espace initial "passant" par cette opération de l'un au multiple. De la

même façon, on considérait au XIVe siècle la mesure du temps (au moyen de l'horloge

mécanique) comme un acte de rupture du continuum temporel.

(78) La première traduction latine des Eléments, faite sur le texte arabe, fut rapportée de

Cordoue au XIIe siècle par Adélard de Barth. Mais on pense aujourd'hui que la tradition

euclidienne se transmettait oralement dans les milieux de la construction avant le XIIe

siècle. Euclide est représenté sur le portail de Chartres accompagnant la Géométrie,

personnifiée par une femme tenant une planche à tracer.

(79) P. Négrier, op. cit. pp. 67 et 75. Pour le Cooke, la géométrie est mesure de la

terre, "... de géo qui signifie en grec terre, et de metrona qui signifie mesure",

étymologie encore admise actuellement.

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(80) Cf. Georges Ifrah, Histoire universelle des nombres, t. I et II, Paris, 1981, 1994. A

ce sujet, et pour aller dans le sens de cette étude, on peut noter qu' il existe au château de

Chillon (XVIIe s.) un exemple curieux de table de comptes comportant, outre des signes

monétaires, un marellier de type "triple enceinte" et un échiquier.

(81) B. Edeine, op. cit. p. 332; et La Sologne..., t. II, p. 609. Adrien Thibault précise

l'emploi du terme "marguillier": Lesdits marelliers nous ont affermé ne tenir, ne

posseder autres héritages" (1472, déclaration des marguilliers de Mer). Marguillirer, de

"mârelle", fabrique d'une église: "Nous ont remonstré la pouvreté de ladicte marrelle et

la charge d'icelle" (1472). Banc des marguilliers: il a été s'asseoir à la mârelle, au banc

de mârelle. "Que son corps soit inhumé en l'église de Villebarou pres le pilier ou on met

la chandelle de la marelle" (8 déc. 1605, arch. mun. de Villebarou) (Adrien Thibault,

Glossaire du pays Blaisois, Blois-Orléans, p. 215-216). Pour mémoire, N. Landais (op.

cit.) fait dériver "marguillier" du latin matricularius, de matricula, matricule, rôle. Le

matricule était un registre public où l'on inscrivait les pauvres qui demandaient l'aumône

à l'église. les marguilliers ont d'abord été gradiens de ces registres et distributeurs de ces

aumônes. On a ensuite donné ce nom à ceux qui avaient soin du revenu des églises

(marguilliers comptables), puis au bedeau et au sacristain. les marguilliers étaient

encore appelé "marelliers" ou "marregliers" (Frédéric Godefroy, op. cit.).

(82) P. Négrier, op. cit. pp. 36-37.

(83) Cf. Bernard toulier, Châteaux en Sologne, Cahier de l'inventaire n° 26, Paris, 1991,

p. 300. Sur la "grille comme représentation possible de la structure du cosmos, cf. note

51. Sur le contenu symbolique possible du treillis losangé, voir l'intéressant article de

L'art décoratif en Europe. Renaissance et maniérisme, Mazenod, Paris, 1993, p. 44-

45: Les entrelacs symboles de la révélation divine.

(84) Isidore de Séville, Etymol. XV, 2; cité par M. Carruthers, op. cit. p. 351, note 31.

(85) L'histoire médiévale du bois de vie parle d'une filiation matérielle entre l'arbre de

vie, la poutre du Temple de Salomon, le bois de la Croix (Jacques de Voragines, La

légende dorée, XIIIe s.). Un texte du cycle arthurien met en relation ce même arbre de

vie avec la construction de la nef de Salomon, avatar de l'arche de Noé mais aussi

allégorie du Temple, et celle d'un mystérieux lit en bois (le symbole du lit évoque le

repos de l'âme en Dieu dans la spiritualité monastique) servant de support à l'épée et à la

couronne du roi David, destinées au chevalier Galaad (Joseph d'Arimathie, v. 1200-

1210).

LES PIERRES DU SONGE

Etudes sur les graffiti médiévaux

LA TRIPLE ENCEINTE DANS LA SPIRITUALITE DES JOHANNITES Cette cité solide et stable demeure éternellement.

Par le Père, elle luit d'une lumière éclatante; par le Fils, splendeur du Père, elle se réjouit, elle aime; par l'Esprit Saint, amour du Père et du Fils, subsistant elle se modifie, contemplant elle s'illumine, s'unissant elle se réjouit. Elle est, elle voit, elle aime.

Page 82: Charbonneau Lassay Triple Centre

Les trois états constitutifs de la société médiévale semblent également concernés par

l'usage du diagramme de jeu de marelle à neuf pions comme symbole de la Cité

céleste, usage dont la connaissance des principes qui le commandent paraît toutefois

avoir été restreinte et objet d'une transmission principalement non-écrite comme il

ressort à mon sens de l'étude des rares traces documentaires qui nous sont parvenues.

Le caractère trinitaire de la société de cette époque se voulait le reflet et comme le

"vestige" de la trinité divine dans la cité des hommes, dont le bon

gouvernement devait préluder, selon la conception augustinienne, à l'avènement de la

Jérusalem spirituelle en chaque homme et dans le corps ecclésial (c'est-à-dire à la

fois social et mystique) tout entier, chacun étant appelé à y oeuvrer selon son ordre et

la fonction qui lui était assignée. la "triple enceinte" par sa constitution ternaire

même, semble tout à fait désignée pour symboliser la perfection de la Cité

eschatologique, objet de la cité chrétienne placée sous le gouvernement du Christ: les

trois enceintes concentriques, outre qu'elles désignent les trois parties traditionnelles

du Temple-ville édifié par Dieu, peuvent légitimement évoquer aussi la hiérarchie des

trois états ou ordres (ordines) pour reprendre la terminologie d'Aldébaron de Laon

dans son Poème au roi Robert (le Pieux) vers 1030: oratores (ceux qui prient),

bellatores (ceux qui combattent), laboratores (ceux qui travaillent); ces derniers étant

tout entier symbolisés par les plus nombreux d'entre eux, c'est-à-dire

les paysans. Le caractère sacré de cette hiérarchie est expressément formulé, pour le

roi Charles VI, par le précepteur royal que fut Philippe de Mézières au XIVe siècle,

qui reprend en outre l'image de l'échiquier emblématique du monde et de ses

imperfections que les rois sont appelés à réformer: les trois états que sont les gens

d'église, le peuple et la noblesse représentent pour lui respectivement le Père, le Fils et

le Saint-esprit (1). Or il est une institution au Moyen Age, sujet qui nous intéresse

ici, qui réunit en un même corps ces trois états, institution souveraine affranchie des

obligations de vassalité qui avait le privilège de ne dépendre que du pape en personne

et d'échapper à toute juridiction ecclésiastique, impériale et royale, dans laquelle on

trouve des traces de l'utilisation du symbole de la "triple enceinte": l'institution des

ordres militaires de Terre Sainte.

Concernant le plus célèbre d'entre-eux, l'ordre du Temple, et quoiqu'on ait pu en écrire,

nous ne possédons à ce jour à ma connaissance aucune preuve formelle de l'utilisation

du symbole de la "triple enceinte" en son sein. Toutes les affirmations contraires

émanent d'auteurs "templaristes" faisant peu de cas de la critique documentaire et se

contentant, pour preuve de leurs affirmations, de répéter les propos gratuits de leurs

prédécesseurs dont l'autorité n'est fondée en cette matière que sur celle qu'on veut bien

leur attribuer, et non sur des preuves qui font hélas encore cruellement défaut. Ainsi

l'interprétation templière de la "triple enceinte" tire son origine comme je l'ai déjà

signalé sur ce blog (2), d'une interpolation des travaux de l'archéologue et hermétiste

chrétien loudunois Louis Charbonneau-Lassay, qui certes n'a jamais formulé cette

théorie, mais dont l'attribution par lui-même aux Templiers de l'ensemble des graffiti de

la tour du Coudray à Chinon a laissé croire à ses successeurs que les deux "triples

enceintes" représentées dans une archère leur étaient spécialement redevables. Or, outre

le fait que l'attribution templière des graffiti de Chinon est une nouvelle affirmation

purement gratuite que l'analyse iconographique ne permet certes pas d'établir (3),

l'existence de "triples enceintes" gravées dans une archère est un lieu commun du

graffiti médiéval, et je voudrais bien qu'on produise une quelconque preuve statistique

positive de la présence de "triples enceintes" dans les sites de fondation

Page 83: Charbonneau Lassay Triple Centre

spécifiquement templière subsistants encore aujourd'hui. Evidemment cette preuve

n'existe pas, parce qu'on ne trouve pas spécialement cette figure dans ces lieux, dont elle

est même, il faut bien le dire, désespérément absente. Pour ne pas parler des "triples

enceintes" du château de Gisors, site présumé templier parce que ces derniers l'eurent en

garde quelque temps, qui donna naissance à une célèbre littérature ressortissant au

romanesque journalistique et pseudo-ésotérique. Les figures en question y sont très

clairement dues à des artisans du bois comme en témoigne la présence conjointe de

serpes sans nason visiblement de la même "main"(4).

Il n'existe pas plus, à ma connaissance, d'éléments concrets permettant de penser que les

chevaliers teutoniques usèrent spécialement de la figure. Par contre, et c'est l'objet de

cette étude que d'en rendre compte, il est certain que le symbole joua un rôle dans la

spiritualité des Johannites ou chevaliers de Saint -Jean-de-Jérusalem, l'ordre hospitalier

et militaire le plus ancien fondé en Terre Sainte et le seul qui connut

une véritable pérennité après la perte des états latins d'orient, à Chypre d'abord, puis à

Rhodes et enfin à Malte jusqu'en 1789, vocable sous lequel il est encore connu

aujourd'hui.

LA "RELIGION" HOSPITALIERE ET SES PRINCIPES

Il n'est nullement question d'examiner en détail l'organisation de l'ordre des

Hospitaliers, voué on le sait à la sauvegarde et à la protection des pélerins et des

malades, mais d'évoquer quelques unes de ses structures

intéressant la suite de notre étude et surtout de dégager les grandes lignes des principes

qui présidèrent à sa fondation à Jérusalem et qui guidèrent son évolution sans jamais se

démentir, notamment sous le magistère Rhodien à partir de 1310, période qui nous

intéresse plus particulièrement ici comme nous le verrons.

La "religion" ou "sacrée religion" comme on surnomma l'ordre était issue primitivement

d'un lieu d'hospitalité destiné aux pèlerins du Saint-sépulcre de Jérusalem, alors que la

ville sainte était sous la domination de la dynastie des Fatimides. Le lieu, qui n'était pas

unique en son genre fut fondé par des marchands d'Amalfi, ville proche de Naples et

centre important de commerce avec l'orient; ils y bâtirent tout d'abord l'église Sainte-

Marie-Latine, un monastère et deux hospices pour les pélerins sains ou malades des

deux sexes. L'hospice des hommes fut tout d'abord placé sous le patronnage de saint

Jean l'Aumonier, puis de Saint

Jean Baptiste, et sous une règle que l'on pense être de Saint benoît, mais les sources sont

très floues jusqu'à l'administration, après 1099 (date de l'arrivée des croisés à

Jérusalem) d'un laïc nommé Gérard (né pense-t-on vers 1040 et d'origine probablement

provencale) qui fut le véritable fondateur de lacongrégation qui donnera naissance,

quelques années plus tard, à l'ordre religieux des Hospitaliers de Saint-Jean-de-

Jérusalem. On croit ordinairement que l'on doit à ce fondateur, premier chef de l'ordre

et qui sera déclaré bienheureux par la ferveur populaire, l'institution de la croix blanche

à huit pointes caractéristique, cousue au niveau du coeur sur un manteau noir. On peut

noter que sous l'autorité du frère Gérard était également placé l'hôpital de Saint-Lazare

spécialement dévolu aux lépreux. Des exemptions furent accordées très tôt par la

papauté à cette "véritable maison de Dieu", et des hospices furent créés sous sa

dépendance en terre sainte pour accueillir malades et blessés des guerres de croisade. Ce

fut Raymond du Puy, gentilhomme dauphinois élu premier "maître de l'ordre", qui

ajouta, à la mort de Gérard (1120) un caractère militaire à cet ordre primitivement

hospitalier et religieux, et sous le magistère duquel un réseau de commanderies

Page 84: Charbonneau Lassay Triple Centre

commenca à se développer en Europe. C'est aussi lui qui rédigea la première règle de

l'ordre inspirée de la règle de Saint-Augustin (1137), qui commandait alors toute

institution pieuse sur le modèle des chanoines réguliers, religieux non-strictement

cloîtrés autorisés à poursuivre un apostolat sans renoncer absolument aux biens

matériels. Ce point sera, en ce qui concerne les ordres militaires, particulièrement

appliqué chez les hospitaliers dont la règle, si elle était bien celle d'une vie conventuelle,

n'imposait qu'une pauvreté relative et laissa parfois libre cours à un certain faste dans les

moeurs, ce qui leur fut parfois reproché. Les hospitaliers se caractérisèrent par une règle

toute de "prudence et de tolérance" proche des laïcs, ce qui les distinguait des

Templiers. Mais plus encore et en vertu du privilège de droit d'asile dont l'ordre était

investi par le pape, droit qu'il s'exerca avec une grande largeur d'esprit et malgré les

plaintes du clergé, il admettait à la messe, aux relevailles, et à l'inhumation dans ses

cimetières même les excommuniés (5), et recevait quiconque dans ses hôpitaux, fussent-

ils juifs ou sarrazins. L'ordre Johannite, qui connaissait aussi des couvents féminins, fut

et resta, malgré ses considérables activités militaires au cours des diverses croisades,

avant tout un ordre hospitalier, dont chaque fondation fut avant tout une villa dei, une

ville de Dieu ainsi que fut nommée une maison de l'Hôpital en Normandie vers 1170

(6). L'hôpital de l'ordre à Jérusalem, en face du Saint Sépulcre, fut un lieu de soin qui

impressionna tous les contemporains, latins ou sarrazins, par l'exceptionnelle richesse

des moyens matériels et médicaux mis en oeuvre, et la science qui s'y exercait

(notamment de l'hygiène), empruntant aux modèles antiques bien sûr mais adoptant

aussi toutes sortes de pratiques que l'on dirait "en pointe" aujourd'hui, notamment

arabes, et qui donnèrent lieu, au cours du temps, à des avancées remarquables par

exemple en pharmacologie et en ophtalmologie (7). La justice hospitalière fut elle-

même moins rigoureuse que celle du Temple. Les jeux c'est à noter étaient autorisés aux

frères à condition qu'ils ne fussent pas de hasard, et il semble bien que la première vertu

de l'ordre fut bien celle de la caritas à travers l'hospitalité, vertu toute christique et en

somme restée trop souvent programmatique dans une chrétienté médiévale qui sut si

bien la malmener au cours de son histoire.

La perte des états latins d'orient après la chute de Saint-jean-d'Acre (1291) provoqua le

reflux des ordres militaires vers Chypre, puis, l'année-même de l'arrestation des

Templiers par Philippe le Bel (1307), les Hospitaliers débarquèrent dans l'ile de Rhodes

où ils établirent définitivement en 1310 un état indépendant, poursuivant seuls la lutte,

essentiellement sur le terrain maritime, contre les sarrazins et surtout l'expansion turque,

qui s'achèvera par la prise de constantinople et la chute de l'empire romain d'orient en

1453. Mais les Hospitaliers ne cèderont la place de Rhodes qu'en 1523, après un

quatrième siège entrepris victorieusement par Soliman le Magnifique.

C'est à Rhodes que l'ordre connut son apogée, constituant une "république

aristocratique" internationale dont le Grand Maître, prince souverain, entretenait des

relations diplomatiques avec les autres états, battait monnaie et développait pour une

guerre de "course" une flotte de galères qui devint la plus puissante de Méditerranée. Un

grand "hospital des seigneurs les malades" qui recevait les malades des deux sexes et les

enfants fut évidemment édifié sur le modèle des grands hôpitaux de Jérusalem et de

Saint-Jean-d'Acre, ainsi qu'un hospice destiné aux pélerins sous le vocable de Sainte-

Catherine. Mais c'est aussi durant cette période que fut confirmée l'institution des

"Langues" reposant sur les commanderies et les prieurés d'Europe, destinée à structurer

la cohabitation de chevaliers appartenant à des "nations" différentes regroupées

en larges zones linguistiques. Au nombre de sept en 1301, elle seront huit en 1462

auquelles furent attribuées hiérarchiquement des rôles précis, sous l'autorité chacune

d'un "Pilier" ou "Bailli conventuel". En souvenir du "pieux Gérard" fondateur de l'ordre,

Page 85: Charbonneau Lassay Triple Centre

la Langue de Provence (la plus représentée) fut désignée pour occupper la première

place. Son Pilier était Grand précepteur ou Grand commandeur de l'ordre, bras droit du

Grand Maître, s'occupant essentiellement des finances. Suivait la Langue d'Auvergne

(langue d'oc) dont le Pilier était Grand Maréchal ou chef de l'armée, adjoint du Grand

Maître dans le commandement et gouverneur de Rhodes dont il assurait la défense. La

troisième Langue était celle de France (langue d'oïl, incluant cependant l'Aquitaine); son

Pilier dit Grand Hospitalier était responsable des activités hospitalières. Ces

trois "nations" dominant la hiérarchie des Langues et issues du royaume de France

étaient appelées "vénérables". Elles étaient suivies des quatre Langues "européennes":

Italie dont le Pilier était Amiral, c'est-à-dire chef de la flotte; Aragon, dont le Pilier était

Grand conservateur ou drapier (chef de l'intendance); Angleterre, dont le Pilier était

Turcopolier (chef des supplétifs indigènes); Allemagne (y compris Hongrie et Europe

balkanique), dont le Pilier était Grand Bailli chargé de la justice et de l'inspection des

fortifications; enfin Castille (incluant le Portugal), dont le Pilier était Grand Chancelier,

contrôlant la diplomatie, l'administration et les tribunaux. Les Piliers siégeaient au

chapitre ordinaire ou Conseil autour du Grand

Maître, chacun selon leur fonction (Fig.1).

Page 86: Charbonneau Lassay Triple Centre

Fig. 1: Le Grand

Maître des Hospitaliers Pierre d'Aubusson et son Conseil, composé des Piliers des

huit Langues, XVe siècle. Guillaume Caoursin, Obsidionis Rhodiae (Siège

de Rhodes). B. N. ms lat. 6067 (source: Internet).

D'autres fonctions statutairement définies dont nous savons peu de chose existaient au

sein de l'ordre comme celle d'architecte, poste sans doute très important chez ces

grands constructeurs que furent les Hospitaliers. Les fortifications et les infrastructures

de l'ordre en Terre sainte, à Rhodes (qui fut décrite comme "un couvent dans une

forteresse") et en Europe furent considérables; on peut noter à ce sujet, pour ce qui

intéresse notre étude, que l'exceptionnelle citadelle de Belvoir, bâtie à près de 300

mètres au dessus de la vallée du Jourdain par les Hospitaliers, offre un plan

sensiblement carré à deux enceintes successives flanquées de douze tours qui ne

peuvent manquer d'identifier symboliquement l'édifice à la Jérusalem céleste considérée

comme" forteresse des vertus", thème qui a été abordé dans une précédente étude (8)

(Fig. 2 ).

Page 87: Charbonneau Lassay Triple Centre

Fig. 2: plan de la citadelle hospitalière de Belvoir, XIIe siècle

(source:http://www.castellorient.fr).

Les Hospitaliers résumaient donc bien en eux-même les trois états constitutifs de la cité

chrétienne, comme moines-soldats tout d'abord, mais aussi comme incluant en leur sein

une population nombreuse de Laboratores que je ne ferai qu'évoquer ici, artisans et

surtout paysans puisque l'essentiel des revenus de l'ordre provenait de l'énorme domaine

foncier organisé en Europe autour des prieurés et des commanderies, domaine qui se

verra encore accru par l'acquisition des biens templiers après leur dissolution. C'est

précisément une commanderie de la Langue d'Auvergne qui va nous

offrir essentiellement un témoignage exceptionnel de l'utilisation de la "triple enceinte"

comme symbole chez les Hospitaliers de Rhodes au début du XIVe siècle.

LES "TRIPLES ENCEINTES" DE L'ORDRE

La chapelle de la commanderie johannite de Lavaufranche (Creuse; autrefois inscrite

dans le territoire frontière entre langue d'oc et langue d'oïl du comté de la Marche) offre

un cas unique de représentations de "triples enceintes" peintes à fresque, inscrites dans

un programme iconographique relativement bien conservé et évidemment tout entier

religieux: plus de 80 marelles de proportions identiques sont peintes en décor sur

Page 88: Charbonneau Lassay Triple Centre

l'arcade, la voûte et le fond de l'enfeu de Jean Grivel, ou Griveau, Précepteur de

Chambéraud en 1389, de Lavaufranche à partir de 1402, de Blaudeix et Sénéchal du

Prieuré d'Auvergne en 1419, soit peu avant sa mort (9). On sait par ailleurs que ce

personnage fut, de 1397 à 1419, commandeur de Châteauroux, héritée des biens du

Temple. C'était donc un acteur d'importance de la deuxième Langue"'vénérable" de la

hiérarchie des "nations" hospitalières, et la somptuosité architecturale du monument où

fut inhumé son coeur, qui semble en témoigner, contraste singulièrement avec la

sobriété de la chapelle qui l'accueille, édifiée elle, au XIIe siècle (10); mais on a vu que

les Hospitaliers et notamment leurs élites ne pratiquaient nullement l'austérité que leur

condition monastique pourrait laisser supposer, à l'inverse des Templiers (Fig. 3).

Fig. 3: Enfeu de Jean Grivel, chapelle de la commanderie de Lavaufranche, XVe

siècle (cliché: François Beaux).

L'enfeu de style gothique international occuppe une portion du mur nord proche du

chevet. Il est composé d'une arcade en accolade disposée entre deux piédroits en pierre

calcaire, surmontant la fosse et la dalle où reposait primitivement un gisement en

marbre détruit à la Révolution, ainsi d'ailleurs que l'écu et l'épitaphe disposés à l'origine

sur le fond du monument. Les fresques figurant de part et d'autre de l'écu furent

redécouvertes sous une dalle couvrant le fond qui fut déposée en 1974 par le

propriétaire de l'époque. Elles représentent, à gauche, Jean Grivel vêtu du vêtement noir

de la "Religion" agenouillé en orant aux pieds de Saint Jean-Baptiste patron de l'ordre et

tourné vers la droite, où figurent la Vierge à l'enfant. Cette dernière semble présenter un

phylactère aujourd'hui illisible. Le programme iconographique de la chapelle subistant

encore aujourd'hui est par ailleurs essentiellement centré sur les thèmes traditionnels

concernant le Précurseur et les saints habituellement révérés par la chevalerie: la danse

Page 89: Charbonneau Lassay Triple Centre

de Salomé, Saint Pierre et Saint Paul, la controverse de Sainte Catherine et des docteurs

(le pélerinage de la noblesse au Saint-sépulcre de Jérusalem s'achevait en général au

monastère de Sainte-Catherine-du-mont-Sinaï), Sainte Valérie apportant sa tête à saint

Martial (deux saints locaux par ailleurs puisque ce dernier, évêque de Limoges, fut

l'évangélisateur de la région et commenca sa prédication à Toulx-sainte-croix, à 5 km de

Lavaufranche). Une scène militaire fait par ailleurs sans aucun doute allusion aux

croisades et enfin, bien entendu, une crucifixion occupe le mur à gauche de la fenêtre

axiale. L'ensemble, qui ne fut entièrement dégagé qu'en 1977, peut être daté du

milieu du XIIIe siècle-début du XIVe siècle.

On voit que les "triples enceintes" en décor s'inscrivent parfaitement dans un contexte

religieux, chevaleresque et nobiliaire conformes à l'état du haut personnage pour lequel

elles ont été peintes. Le carrelage sur lequel se tient le Saint Jean-Baptiste du fond de

l'enfeu présente même une extrapolation graphique de cette "triple enceinte", par

son décor fait d'une double enceinte carrée enserrant une croix potencée, cette dernière

évoquant bien sûr la croix de Jérusalem. On sait par ailleurs que les plus anciennes

représentations de la croix Hospitalière, dans l'iconographie, montrent une croix qui se

rapproche de cette forme (Fig. 4).

Fig. 4: détail de pavement: double enceinte et croix potencée. Peinture de St Jean

Baptiste, sur le fond de l'enfeu de Jean Grivel, XVe siècle (cliché: Françoise

Mousson).

Page 90: Charbonneau Lassay Triple Centre

Il est remarquable de constater d'autre part qu'une fois de plus, la "triple

enceinte" cohabite avec des structures graphiques orthogonales sous la forme

d'échiquetés, puisque ces derniers apparaissent sur la face interne des piédroits du

monument. Pour ce qui concerne le sens symbolique de cette association très courante,

je ne peux que renvoyer à ma précédente étude ("La marelle comme jeu et comme

symbole à la fin du Moyen Age") (Fig. 5).

Fig. 5: échiqueté et "triples enceintes". Peinture de l'enfeu de Jean Grivel, XVe

siècle (cliché: François Beaux).

Figurent également, très effacés, des arbres peints sur la paroi de droite, et là encore je

renverrai à ce qui a été écrit précédemment sur les liens entre la "triple enceinte" et le

symbolisme du bois (cf. "La triple enceinte comme symbole architectural").

L'emblématique végétale est encore appuyée par la représentation d'une plante dont les

tiges sont dirigées vers le bas, au-dessus de ce qui fut l'épitaphe. Elle est accompagnée

de la figuration d'un clocher, l'église évoquant bien sûr typologiquement la Cité

Sainte.Je ne m'explique guère le sens de la grande multiplication des "triples enceintes"

comme décor, sinon que leur disposition évoque celle d'un ciel étoilé et peut souligner

en effet le caractère d'"objet céleste" de la Cité de Dieu; cependant leur nombre doit

avoir un sens précis que je n'ai pu établir. On trouve par ailleurs en alternance avec les

figures du fond, une inscription gothique formée de deux mots paraissant bien constituer

une devise, celle sans doute de Jean Grivel, mais elle n'a pu encore être déchiffrée (11)

(Fig. 6). Enfin, on peut noter à nouveau que le caractère eschatologique de la Jérusalem

céleste justifie son emploi, ici comme ailleurs, dans un contexte funéraire (12). On

peut noter aussi que des "triples enceintes" gravées figurent dans d'autres lieux situés à

une très grande proximité de la commanderie de Lavaufranche: les villages de Toulx-

Sainte-Croix (sur des blocs de grès de réemploi dans un mur de clôture) et de Fleurat

(pierre de réemploi à la base d'un contrefort de l'église Saint-Michel).

Page 91: Charbonneau Lassay Triple Centre

Fig. 6: "triples enceintes" accompagnées d'inscriptions. Peintures de l'enfeu de

Jean Grivel, XVe siècle (cliché: François Beaux).

La précédente étude de ce blog a mis en évidence l'utilisation certaine du symbole de la

"triple enceinte" dans les milieux de la haute noblesse attachés à la couronne des Valois,

notamment dans un périmètre territorial correspondant au comté de Blois et à ses

frontières, ce dernier étant possession de la famille royale depuis son acquisition par

Louis de France frère de Charles VI en 1391, soit à l'époque même où Jean Grivel vécut

et exerca ses charges hospitalières. Or il est un site intéressant cette zone géographique,

ou plus exactement un mobilier, présentant une "triple enceinte" gravée, découvert à

Villefranche-sur-cher (Loir-et-Cher), commune située au sud de Romorantin soit à une

très grande proximité du château de Philippe du Moulin dont j'ai longuement parlé et

où furent figurées en décor au XVe siècle des représentations de marelles

symboliques; mobilier gravé que j'ai passé sous silence car il me semblait que son

étude s'intégrerait mieux au sujet qui nous occupe, selon une hypothèse qui me semble

peut-être éclairer son usage, voire son sens. Tout au moins mérite-t-elle quelque

attention, bien qu'aucune preuve concrète ne vienne à ce jour l'étayer. Je laisse bien

évidemment le lecteur juge de ce qui ressort des faits exposés et de l'interprétation que

j'en donne.

L'objet en question est un cachet de pharmacopole ou d'oculiste romain découvert dans

les années 1860, dont le Dr Bourguoin de Selles-sur-Cher publia une représentation

gravée par Launay ainsi qu'une très brève description, sans donner malheureusement

aucun détail sur le lieu exact et les circonstances de la découverte (13). La pierre en

serpentine verte est de forme carrée et porte sur deux de ses tranches des inscriptions

latines abrégées dont voici la traduction:

(Collyre) de Caïus Romanus Stephanus pour les cicatrices récentes et (Collyre) de

Caïus Romanus Stephanus pour enlever les maladies d'yeux (14).

Page 92: Charbonneau Lassay Triple Centre

Ces inscription gravées y sont inversées puisqu'elles devaient faire l'objet d'empreintes

sur le collyre proprement dit. Sur sa face supérieure est gravée également une "triple

enceinte" ce qui en fait un objet parfaitement singulier; car, outre que les découvertes de

cachets d'oculistes romains sont relativement rares, aucun autre objet de cette sorte ne

comporte, aux dires des spécialistes, une telle figure. Un cachet d'oculiste découvert à

Gièvres non loin de Villefranche ne porte par exemple sur sa face que

l'inscription Martinus. L'original du cachet de Villefranche a disparu aujourd'hui, mais

un moulage en fut effectué par l'archéologue blésois Camille Florance; il est conservé

aujourd'hui dans les collections archéologiques du musée du château de Blois (Fig. 7) .

Fig. 7: moulage du cachet de Villefranche-sur-Cher conservé au musée

archéologique du château de Blois (cliché: François Beaux).

Or, puisqu'aucune figure de "triple enceinte" n'est valablement attestée pour la période

gallo-romaine, que ce cachet est unique en son genre et que d'autre-part le lieu de la

découverte se trouve bien à une très grande proximité de sites comportant des "triples

enceintes" dont le contexte médiéval est lui, clairement identifié, il semble probable à

mon sens que la pierre fut réutilisée durant cette période, peut-être même dans

son usage médical comme je vais tâcher de le montrer.

En premier lieu, je pense que la réutilisation d'un matériel antique ne fut certainement

pas rare au Moyen Age, ce qui se comprend aisément puisque ces temps ne cessent

d'invoquer l'autorité des anciens, grecs ou latins, pour justifier et asseoir leurs savoirs

philosophiques, politiques et bien sûr scientifiques, tout spécialement en médecine. On

trouve un bon exemple de récupération de "matériel" antique dans l'utilisation

des images d'"Abraxas" provenant des camées gnostiques sur les contre-sceaux des

Templiers, du roi Louis VII ou même de l'archevêque de Rouen au XIIe siècle; et des

tombes d'évêques anglais de la même époque révèlent l'existence de bagues à intailles

où figure encore l'Abraxas. On peut citer aussi, au sein-même de l'ordre des

Hospitaliers, ce réemploi d'un sarcophage antique dans la tombe de Robert de Julhiac,

31e Grand Maître de l'ordre (1374-1371) (musée de Cluny). Il n'est pas impossible que

la médecine médiévale, qui n'est essentiellement fondée que sur l'auctoritas des

anciens même si elle intégra les connaissances arabes, pût faire parfois usage ici ou là

dans ses pratiques, d'un matériel du type du cachet de Villefranche-sur-Cher, le

Page 93: Charbonneau Lassay Triple Centre

réintégrant en quelque sorte dans une pratique chrétienne par l'adjonction d'une figure

de "triple enceinte", ce qui d'un point de vue symbolique nous allons le voir, n'est peut-

être pas complètement dénué de sens.

Or, pour en revenir au sujet de cette étude, le territoire de cette commune posséda

justement une importante commanderie hospitalière dont il ne reste pratiquement plus

trace aujourd'hui, mais qui nous est quelque peu connue par les documents. La date

exacte de fondation reste assez obscure, mais une charte de l'an 1172 nous révèle que

l'ordre reçut d'Hervé de Vierzon, suzerain du lieu, les terres travaillées par les frères

hospitaliers et les bâtiments édifiés, c'est-à dire la terre de la future Villefranche et la

partie ouest de la proche paroisse de Langon. En 1190, ce même seigneur donna par

testament aux Hospitaliers (ainsi qu'aux Templiers) 100 livres d'argent ainsi que des

armes. Une ville "franche" fut créée dans l'ancienne paroisse où les futurs habitants,

libres et non serfs, furent attirés par des privilèges. Elle ne constitua pas une commune

mais resta sous l'autorité du commandeur des Hospitaliers, seigneur du lieu. La

commanderie et son château étaient situés sur la paroisse dite de l'Hôpital, un peu au

nord, ainsi que l'établissent des actes à partir du XVe siècle. Il ne subsiste aujourd'hui

que quelques vestiges du château; de la commanderie détruite au XIXe siècle nous est

conservé un retable de pierre qui sert actuellement de soubassement à la "croix de fer",

un calvaire marquant l'embranchement de la route de Romorantin (Fig. 8).

Fig. 8: socle de la "croix de fer" à Villefranche-sur-Cher (Loir-et-Cher), constitué

d'un

retable provenant de l'ancienne commanderie hospitalière (cliché de l'auteur).

Les frères de l'Hôpital recevront au XIIIe siècle à titre d'aumône perpétuelle les droits

de Haute Justice, sauf en matière de rapt et de meurtre (ces droits leur seront ôtés par

avis du Parlement de Paris quelques années plus tard au profit du comte de Blois, sans

doute parce qu'Hervé de Vierzon en était le vassal) et les droits sur certains péages.

Après 1314, les biens templiers de Vierzon et ses annexes, attribués aux Johannites,

deviendront membres du chef de Villefranche. La commanderie prendra dès lors une

Page 94: Charbonneau Lassay Triple Centre

importance considérable, et l'on pense d'après ses vestiges que le château actuel (ou

plutôt ce qu'il en reste) fut construit à cette époque. Outre l'église de l'Hôpital, les frères

possédaient également l'église paroissiale Sainte-Marie-Madeleine et nommaient le

curé; ils édifièrent sans doute le monument, qui fut amputé au XVe siècle de deux

travées de la nef menaçant ruine, vers le milieu du XIIe siècle.

Il n'est pas aberrant à mon sens de supposer que le cachet d'oculiste romain découvert

sur la commune ait pu être réemployé par les médecins Johannites de Villefranche,

d'autant que cette dernière commanderie relevait, comme celle de Lavaufranche, de la

langue d'Auvergne (15); la présence nous l'avons vu d'une "triple enceinte" sur ce même

cachet nous encourage à aller dans ce sens. Les hôpitaux de l'ordre on le sait

possédaient des services de pharmacologie et d'ophtalmologie très élaborés, sciences

médicales auxquelles leur propre expérience ajoutée à celle de la médecine arabe qu'ils

pratiquaient, et qui puisait évidemment dans le fond de la médecine grecque, feront faire

d'éminents progrès tout au long de l'histoire de l'ordre. On doit rappeler en outre que

l'art médical à cette époque, et en particulier hospitalier, ne manquait jamais de

s'accompagner de pratiques spirituelles, en vertu du principe clairement exprimé selon

lequel Dieu était la seule cause véritable de la guérison; c'est pouquoi la règle

ecclésiastique auxquels étaient soumis les hôpitaux imposait le silence aux malades, le

suivi des offices et les prières en commun. On voit ainsi que la présence d'une

représentation schématique de la Cité de Dieu sur le cachet de Villefranche, dont on

reproduisait peut-être l'empreinte sur le collyre, pouvait avoir une valeur prophylactique

certaine. Le but du pélerinage en ce monde, selon un concept de l'époque, étant

l'accession post mortem à la Jérusalem céleste, c'est-à dire la contemplation ou vision

spirituelle du Royaume de Dieu après la guérison de l'"oeil du coeur", on comprend

combien symboliquement la présence d'une "triple enceinte" sur un cachet voué à la

guérison des yeux, cette fois-ci de chair, pouvait être profondément signifiante, selon la

pensée toute analogique de l'époque (Fig. 9).

Fig. 9: le Pélerin a la vision de la Jérusalem céleste, sous la forme d'une forteresse

gardée par St Augustin et les Pères de l'Eglise. Guillaume de Digulleville, Le

Pèlerinage de vie humaine, XIVe siècle. Ms B. N.

(source: http://expositions.bnf.fr/utopie/feuill/feuill6/findex1.htm).

Page 95: Charbonneau Lassay Triple Centre

C'est d'ailleurs bien à la sûreté ou "sauveté" du pélerin du Saint-sépulcre qu'était, outre

la fonction hospitalière qui la complète, vouée primitivement l'activité des Johannites, à

l'instar des autres ordres militaires de Terre Sainte. Mais plus encore, ils assuraient en

Europe refuge et protection à quiconque, notamment les pélerins en général et les

voyageurs, par l'administration de "salvats", lieux d'asile où chacun pouvait se réfugier.

L'implantation de nombre de maisons hospitalières à proximité des gués ou au bord des

grandes grandes routes (ainsi qu'il en est à Villefranche), en un temps où les traversées

de fleuve et les déplacements n'étaient pas sans danger, n'avait d'autre sens que de

sécuriser les points névralgiques où la protection des passants et l'assistance aux

voyageurs étaient les plus nécessaires.

Et c'est sans doute par la très grande proximité du sanctuaire espagnol de

Compostelle que s'explique la présence hospitalière à Beade en Galice, dans la province

d'Ourense. Si j'en fais mention ici, c'est que l'église Santa Maria actuelle, édifiée

principalement au XVIe siècle et appartenant à l'ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem,

possède dans sa maçonnerie une pierre, peut-être de réemploi, gravée d'une "triple

enceinte". Cette dernière est située entre deux consoles sous la corniche du mur nord,

dans une zone conservée du bâtiment qui a précédé l'actuel édifice, datable des XIIe-

XIIIe siècles (16).

Je n'ai pu encore identifier d'autres sites témoignant de l'usage de la "triple enceinte" par

les Johannites, mais je crois probable qu'une recherche systématique dans ce sens, dont

je souhaite qu'elle soit entreprise un jour, ne ferait que confirmer les quelques

observations de la présente étude. On voit d'après ce qui précède, que les sources

iconographiques concernant une éventuelle "triple enceinte hospitalière", au contraire de

la thèse templière, sont quelque peu fondées, même si l'on hésite à retenir mon

hypothèse concernant le cachet de Villefranche.

UNE "DOCTRINE INTERIEURE" JOHANNITE?

Je crois certain qu'il était d'usage au Moyen Age dans certains milieux de réserver le

coeur de la doctrine spirituelle à une minorité de personnes qui avait vocation, par son

état ou ses dispositions particulières à la comprendre et pour tout dire, à l'accomplir

pleinement; enseignements qui ne pouvaient être livrés à la foule des croyants tant ils

apparaîtraient contradictoires à qui n'avait d'expérience de la divinité qu'en mode

"participatif", à travers le dogme commun, les rituels publics et les images, en somme

dont la foi ne pouvait se réaliser que dans l'ordre de la représentation la plus élémentaire

et la plus matérielle. Le cardinal Nicolas de Cues l'exprima très clairement cette

nécessité du secret et ses raisons profondes dans le court dialogue qu'il écrivit lorsque

la peste chassa de Rome la cour pontificale à laquelle il appartenait: "Voici la raison

pour laquelle les choses cachées ne doivent pas être communiquées à tous: c'est parce

qu'elles semblent paradoxales quand elles sont dévoilées" (La sagesse selon l'idiot -

idiotia de sapientia- 1450) (17). Ces "choses cachées" concernent l'éternelle Sagesse de

Dieu ainsi qu'il le souligne par ailleurs, destinée à être connue intimement et pour ainsi

dire ontologiquement, imposant le dépassement complet de toute idée propre à l'égard

de la divinité, et à fortiori de toute représentation, c'est-à-dire en somme, leur rejet pur

et simple. Et c'est bien en ce sens que Maître Eckhart invitait au début du XIVe siècle,

dans un sermon sur la véritable pauvreté spirituelle, à l'affranchissement de Dieu lui-

même pour saisir la Déité dans son propre fond, pouvant ainsi écrire:"C'est pourquoi je

prie Dieu lui-même de me libérer de Dieu" (18). Il fut lui-même sommé, à la fin de sa

Page 96: Charbonneau Lassay Triple Centre

vie, de retirer quelques-unes de ses propositions dont il semblerait que la papauté n'ait

eu d'autre choix que les déclarer hérétiques tant leur audace et leur formulation

paradoxale menacait de semer trouble et scandale dans la foule des croyants qui ne

pouvaient que suivre les simples prescriptions publiques. On comprend à la lumière de

ce qui vient d'être dit qu'il n'est nul besoin de supposer que la "gnose" au Moyen Age

(car c'en est une, entendue bien sûr dans son sens propre, non dans son sens historique)

eut un quelconque caractère hétérodoxe sous prétexte qu'elle demeurait secrète et

s'exprimait parfois en contradiction avec les pratiques communes. Ainsi sans doute en

fut-il du rituel secret Templier de reniement de la croix qui nous est connu par les

minutes de leur procès, pour l'explication duquel il n'est nullement nécessaire d'invoquer

autre chose que ce qui fut écrit par Bernard de Clairvaux lui-même dans son éloge de

l'ordre, sous forme d'une prescription qui rend on ne peut plus claire cette pratique

apparemment scandaleuse dans une milice vouée toute entière au Christ, et si l'on se

réfère à ce qui a été dit plus haut de la nécessité de dépasser les images pour ceux qui

étaient pleinement qualifiés à l'accomplissement du chemin spirituel: "Il (le Templier)

ne parle de la sagesse de Dieu, en toute sécurité et sans crainte de donner du scandale,

qu'en présence des parfaits, et ne propose les choses spirituelles qu'aux spirituels; mais

se trouve-t-il parmi les enfants et les bêtes (pecoribus), qu'il ait soin de se

proportionner à leur intelligence et ne leur propose que Jésus-Christ, et Jésus-Christ

crucifié" (Louange de la nouvelle milice -de laude novae militiae, VI, 12) (19). On

comprend ainsi que le rituel secret de réception dans l'ordre n'est rien d'autre que

l'accomplissement symbolique et en quelque sorte la préfiguration du véritable chemin

intérieur auquel était voué celui qui perdait statutairement et symboliquement tout bien

et toute volonté propres en revêtant concrètement, lors de sa reception, le manteau d'un

ordre d'élite de la Chrétienté, lié par cet acte (et pour paraphraser le Maître rhénan), à se

libérer du Christ comme représentation afin d'accéder pleinement et réellement en lui au

Fils, "éternelle Sagesse du Père" selon la formulation théologique de l'époque. Nombre

d'enseignements et de rituels particuliers échappèrent ainsi sans doute à l'Histoire faute

de textes, non seulement au sein de la clergie, mais dans les autres "états" de la société

médiévale, par exemple dans les milieux artisanaux comme quelques rares indices le

laissent sans aucun doute entrevoir. Il est probable comme je l'ai dit en introduction de

cette étude, que la "triple enceinte" fut un symbole dont le sens profond relevait de ce

type d'enseignement intérieur réservé et secret tant les traces doctrinales le concernant

sont, malgré sa présence récurrente dans les graffiti, presque inexistantes, et

sa représentation dans l'iconographie "officielle" on ne peut plus laconique. Son

caractère purement géométrique facilitait je crois, la dissimulation nécessaire du sens

profond dont il était porteur.

La singularité parfaite du site de Lavaufranche est à cet égard témoin du silence quasi-

complet jeté sur certaines pratiques, au sein d'un ordre à la fois monastique et militaire

qui, à l'instar des Templiers, dut posséder lui aussi une doctrine toute intérieure qui ne

pouvait manquer à mon avis qu'être semblable chez tous les ordres militaires de Terre

Sainte, puisque leur statut et leur vocation étaient identiques. C'est je pense en ce sens

qu'on peut valablement comprendre certains propos de l'alchimiste Bernard de Trévise

oeuvrant à Rhodes au XVe siècle, lorsqu'il affirma qu'il avait retrouvé chez les

Hospitaliers la tradition secrète de l'ordre du Temple (20). Je ne crois pas que cela

implique fondamentalement une quelconque notion de filiation historique, fruit d'une

transmission après la dissolution du Temple, comme l'interprètent généralement les

tenants d'un "templarisme" étroit (21), mais d'une communauté de pratiques qu'il connut

chez les Templiers et qu'il retrouva chez les Johannites. On trouve d'autre

part des preuves certaines d'une spiritualité des plus actives chez ces derniers dans le

Page 97: Charbonneau Lassay Triple Centre

fait que l'ordre engendra nombre de saints, de saintes, et même quelques papes,

phénomène que l'on serait par ailleurs bien en peine de relever chez les Templiers

(22). Mais plus encore en témoigne l'union matérielle et spirituelle de l'ordre avec la

communauté laïque des Amis de Dieu de Rulman Merswin au couvent de l'Ile Verte à

Strasbourg au XIVe siècle, l'une des manifestations les plus éloquentes d'une vocation

toute intérieure au Moyen Age, chevalerie spirituelle ainsi que l'a justement définie

Henri Corbin (23) destinée à servir de refuge à ce qui restait d'esprits religieux sincères

de quelque horizon qu'ils viennent dans d'une "cité" chrétienne marquée par le Grand

Schisme, en pleine dissolution devant l'incapacité qu'elle avait de se réformer, cité dont

Rulman Merswin stigmatisera la déchéance des trois "ordres" et de toutes leurs

composantes dans son"Traité des neufs rochers" (24). Ce texte ainsi que les autres écrits

spirituels et les annales de la communauté furent justement collectés et conservés par les

frères hospitaliers dans cette véritable "sauveté" que constitua le couvent johannite de

l'Ile-Verte, qui, à l'instar du cloître ainsi que le définit l'ancien monachisme (25),

constitua véritablement semble-t-il pour ces "amis secrets" animés du seul désir de

Dieu, une image fidèle et une parfaite préfiguration de la Cité Céleste eschatologique,

but ultime de toute ascension spirituelle.

NOTES

(1) Philippe de Mézières, Songe du vieux Pèlerin, livre second, chapitre 110 (cf. bibl.).

(2) Cf. sur ce blog: "La pierre du songe ou l'invention de la triple enceinte".

(3) Cf. sur ce blog: "Chinon, un testament imaginaire".

(4) Cf. sur ce blog: "La triple enceinte comme symbole architectural".

(5) Raymond VI de Toulouse (1195-1222) soutien des Cathares, plusieurs fois

excommunié, était pourtant associé aux Johannites et souhaita se faire inhumer en terre

hospitalière. Il fut adoubé par l'ordre à l'article de la mort et reçut d'eux une sépulture

dans un verger attenant à leur cimetière, bien qu'il fût encore en état

d'excommunication.19 ans après, la dernière enquête de réhabilitation ne lui accorda pas

la grâce du mort et ses ossements furent dispersés, tandis que l'hôpital conserva le crâne

afin de satisfaire au testament du comte sans contrevenir à l'arrêt du pape (cf. Muraise,

p. 36).

(6) Il s'agit de la première commanderie de ce qui deviendra la Langue de France, celle

de Villedieu-les-Poêles (Manche), érigée vers 1170.

(7) Les hôpitaux johannites n'accueillaient pas les lépreux, même ceux de leur propre

ordre. On confiait le sort de ces "malades de Dieu" aux Hospitaliers de Saint-Lazare qui

constituèrent eux-aussi un ordre militaire mais qui, contrairement aux autres ordres de

Terre sainte, demeura sous la dépendance de l'église d'orient et du Patriarche grec

Melkite de Jérusalem. Les Hospitaliers de Saint-Lazare reçurent en 1154 du roi Louis

VII son château royal de Boigny, près d'Orléans, qui devint le chef de l'ordre après son

départ de Terre Sainte.

Page 98: Charbonneau Lassay Triple Centre

(8) Cf. sur ce blog: "La triple enceinte comme symbole architectural".

(9) L'épitaphe aujourd'hui détruite fit l'objet d'une lecture fautive au début du XVIIe

siècle, attribuant au personnage le nom de "Jehan Grimeau". L'inscription, d'après les

visiteurs de l'époque, en faisait par ailleurs

l'édificateur de la maison de Lavaufranche en 1400, ce qui est impossible (cf. note 10),

et le commandeur. (Cf. Andrault-Schmitt, p. 214).

(10) La commanderie fut donc fondée à la fin du XIIe siècle puisque selon l'usage

monastique, la construction de la chapelle précédait immédiatement l'érection du

couvent. Le donjon lui est contemporain et des agrandissements furent effectués à la fin

du XIVe siècle-début XVe siècle (Cf. F. Mousson).

(11) C'est la thèse de Francoise Mousson. Elle pense avoir pu déchiffrer partiellement

l'inscription, qui contiendrait le mot "pour".

(12) Cf. sur ce blog: "La marelle de Suèvres est-elle une triple enceinte"?

(13) Cf. sur ce blog: "Les pierres du songe ou l'invention de la triple enceinte" pour la

bibliographie.

(14) Pierre Villedieu, Villefranche-sur-Cher, à propos d'un cachet d'occuliste romain

trouvé au XIXe siècle, dans Bulletin de la Société d'Art, d'Histoire et d'Archéologie de la

Sologne, N° 91, janvier 1988.

(15) Le Grand Prieur de chaque Langue organisait des tournées d'inspection périodiques

dans les commanderies placées sous ses ordres, à son initiative où à la demande d'un

commandeur. Lavaufranche et Villefranche relevaient donc d'un même chef qui fut, à la

fin du XVe siècle, la commanderie de Bourganeuf non loin de Lavaufranche. Il est à

noter également que Charlotte d'Argouges, veuve de Philippe du Moulin qui fit

figurer une "triple enceinte" sur son château à cette même époque, acquit des terres au

début du XVIe siècle au Lyot, commune de Langon qui relevait de plusieurs seigneuries

dont celle des Hospitaliers de Villefranche puisqu'ils tenaient aussi d'Hervé de Vierzon

des possessions en ce lieu proche de la commanderie. Il est utile de rappeler pour notre

étude (et faire également écho à la précédente) que l'Hôpital était un ordre nobiliaire qui

entretenait évidemment des relations étroites, dans les combats outremer bien sûr mais

aussi en Europe-même, avec les seigneurs, princes et rois de la chrétienté, donc la

couronne et la cour des Valois, traitant d'égal à égal avec ces derniers à travers son

Grand Maître qui était prince souverain de Rhodes. En tant qu'ordre monastique, ils en

furent d'autre part les très larges bénéficiaires, recevant de la noblesse en guise

d'aumônes l'essentiel de leurs biens fonciers.

(16) Cf. http://juegosdetablerosromanosymedievales.blogspot.com

(17) Traduction de Françoise Coursaget, p. 39 (Cf. bibl.).

(18) Traduction de Alain de Libera, sermon N° 52, p. 354 (Cf. bibl.).

(19) Chapitre VI, pp. 57-58 (Cf. bibl.).

Page 99: Charbonneau Lassay Triple Centre

(20) Corbin, chapitre 3 p. 394 (Cf. bibl.). La tradition alchimique assigne au Trévisan

(1406-1490) deux séjours dans l'île, en 1468 et en 1490, où il décèdera. Elle y signale

d'autre part le passage de Georges Ripley (1450-1490) après 1477 où il se serait livré à

l'art d'Hermès en compagnie de chevaliers et d'adeptes après un voyage en orient. Enfin

la légende assure que Paracelse (1493-1541) y aurait rencontré le Grand Maître Philippe

de Villiers de l'Isle Adam durant le siège de l'île par Soliman le magnifique après 1521

(cf. Arnold Waldstein, L'alchimie, Paris, 1987).

(21) le "templarisme" est une sorte de vue fantasmée de l'ordre du Temple élaborée dès

la naissance de la Franc-maçonnerie francaise dans la première moitié du XVIIIe siècle

(au départ d'ailleurs non dans son sein, mais dans les gazetins parisiens), qui

consiste à assigner systématiquement à toute manifestation d'un "ésotérisme" au Moyen

Age une source templière, en raison des révélations bien connues qui furent faites au

cours de leur procès. Cette exclusivisme, qui n'est fondé sur rien d'autre que, d'une

part, des pétitions de principe qu'une lente maturation à travers une littérature très

abondante au cours des années ont rendus "traditionnelles", et d'autre part parfois sur un

anti-catholicisme romain, voire un anti-papisme inconscients, fut relayé par l'occultisme

du XIXe siècle, avant de recevoir un sceau définitif au sein des milieux de l'ésotérisme,

et de là, dans le grand public au XXe siècle, par son assomption par le métaphysicien

René Guénon. On ne s'étonne donc plus aujourd'hui de voir énoncer chez certans

auteurs pourtant sérieux, à propos d'un passage du célèbre discours de Ramsay de 1737

prononcé en loge à la naissance de la Franc-Maçonnerie francaise et qui eut tant

d'impact sur le développement des Hauts-grades, où il est dit explicitement que cette

dernière tira son origine d'une union avec les Hospitaliers de Saint-Jean-de-

Jérusalem, l'interprétation selon laquelle il s'agirait d'une façon dissimulée de parler...

des Templiers (cf. Patrick Négrier, Textes fondateurs de la tradition maçonnique, Paris,

1995, pp. 320-321). Sans préjuger évidemment de la véracité historique des propos de

Ramsay, il n'y a à mon sens véritablement aucune raison objective de croire, à moins

d'être à prioriconvaincu du contraire selon l'idéologie énoncée plus haut, qu'il ait voulu

dire autre chose... que ce qu'il a dit.

(22) L'Hôpital comptera neuf saints et bienheureux et trois saintes. On verra sortir de ses

rangs deux papes et quatre cardinaux (cf. Muraise, p. 53; Galimard Flavigny, annexes

11 et 12).

(23) Corbin, chapitre III (Cf. bibl.).

(24) La première partie du Traité est suivie d'une description allégorique de l'ascension

spirituelle

de "l'homme" (qui ne semble être autre que Rulman Merswin lui-même) sous la

direction de "la présence" (le Christ), sur une montagne faite de neuf rochers, s'achevant

par une vision très brève de l'Origine de toutes choses. Cependant le symbolisme de la

Cité céleste n'y est pas spécialement évoqué.

BIBLIOGRAPHIE

Page 100: Charbonneau Lassay Triple Centre

Ce travail est, pour ce qui concerne la documentation concernant la commanderie de

Lavaufranche, essentiellement redevable à Françoise Mousson: La commanderie de

Lavaufranche, mémoire de maîtrise d'histoire de l'art et d'archéologie, université de

Clermont-Ferrand, faculté des lettres et sciences sociales, année 1981; 162 p.

dactylographiées + 1 volume de planches, Archives Départementales de la Creuse, 104

J2.

ANDRAULT-SCHMITT Claude, Limousin gothique, Paris, 1997;

CORBIN Henry, En Islam iranien, tome IV, Paris, 1972;

DE CUES Nicolas, La sagesse selon l'idiot, traduction Françoise Coursaget, Paris 2009;

DE MEZIERES Philippe, Songe du vieux pèlerin, traductoin Joël Blanchard, Paris,

2008;

GILSON Etienne, Les métamorphoses de la Cité de Dieu, Paris, 2005;

GALIMARD-FLAVIGNY Bertrand, Histoire de l'ordre de Malte, Paris, 2006;

GIRARD-AUGRY Pierre (choix de textes et présentation), Aux origines de l'ordre du

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LE GOFF Jacques (sous la direction de), L'homme médiéval, Paris, 1989 pour l'édition

française;

LECLERC J. , Initiation aux auteurs monastiques, Paris, 1957;

LEROY Thierry, Les Templiers, légendes et histoire, Paris, 2007-2008;

MAÎTRE ECKHART, Traités et sermons, traduction Alain de Libera, Paris, 1993;

MERSWIN Rulman, Le livre des neuf rochers, traduction Jean Moncelon et Eliane

Bouchery, Paris-Orbey, 2011;

MOUSSON Françoise, Les peintures murales de la commanderie de

Lavaufranche, dans Mémoires de la Société des Sciences-Naturelles, Archéologique et

Historique de la Creuse, Tome 41, 1982;

MURAISE Eric, Histoire sincère des ordres de l'Hôpital, Paris, 1978;

NARDONE Jean-Luc (sous la direction de), La prise de Rhodes par Soliman le

magnifique, Cahors, 2010;

PETIET Claude, Des chevaliers de Rhodes aux chevaliers de Malte, Villiers-de-l'Isle-

Adam, Paris, 1994;

SAINT AUGUSTIN, La cité de Dieu, traduction de Louis Moreau (1846) revue par

Jean-Claude Eslin, trois tomes, Paris, 1994;

Page 101: Charbonneau Lassay Triple Centre

TRIPEAU R., BRANCHER J., Mennetou-sur-Cher, histoire d'un canton, Châtres-sur-

cher, 1994

LES PIERRES DU SONGE

Etudes sur les graffiti médiévaux

LES TRIPLES ENCEINTES RUPESTRES DU MASSIF DE FONTAINEBLEAU PAR FRANCOIS BEAUX

(avril 2011)

Il m'a semblé indispensable qu'à travers une étude complète concernant la recherche

ancienne et moderne sur la "triple enceinte" dans les pétroglyphes des abris rocheux

du Bassin Parisien (où l'on sait qu'elle fut gravée en nombre considérable), le point

de vue de l'archéologue vienne compléter utilement l'optique plus spécifiquement

iconologique et étroitement contextualisée proposée jusqu'alors sur ce blog au sujet

de cette figure. A titre de chercheur, notamment aux côtés de Christian Wagneur qui

fut l'un des membres fondateurs du Groupe de recherche, d'Etude et de Sauvegarde

de l'Art Rupestre (GERSAR), nul n'était mieux placé que François Beaux, ex vice-

président de cette association et ancien responsable de la revue Art Rupestre (1), pour

assumer la rédaction d'une telle étude. Le texte qui va suivre est un travail inédit dans

sa forme proposé tout spécialement aux lecteurs de ce blog, que son auteur en soit

donc vivement remercié.

Hervé Poidevin.

Un ensemble de quatre-vingt triples enceintes gravées dans les cavités des rochers de

grès du sud de l'Ile-de-France a été étudié, aboutissant à la notion de gravures

relativement jeunes compatibles avec une datation d'époque médiévale.

LES GRAVURES DE FONTAINEBLEAU

Le massif de Fontainebleau, situé au sud de Paris, est grossièrement contenu dans un

polygone rejoignant Melun, Fontainebleau, Nemours, Malesherbes, Rambouillet et La

Ferté-Alais (Fig. 1) et correspond essentiellement à l'ensemble géologique de sables et

de rochers de grès stampiens dits "de Fontainebleau". Les rochers, disposés en platières

horizontales ou morcelés en chaos s'écroulant dans les pentes, sont particulièrement

riches en cavités naturelles de dimensions très variables, dont certaines présentent

volontiers des gravures pariétales. On parle alors d'abris gravés, terme préférable à celui

d' abris ornés qui, par définition comprendrait aussi des peintures, si rares en cette

région.

Page 102: Charbonneau Lassay Triple Centre

Fig. 1:

situation schématique du Massif de Fontainebleau.

Un bilan effectué en 1999 faisait état dans ce massif de 1120 cavités comportant des

gravures, faisant de cet ensemble, en quantité de gravures, le deuxième de France après

celui de la Vallée des Merveilles et du Mont Bégo.

Effectuées dans les zones tendres du grès à différentes époques par frottement ou

abrasion à l'aide d'objets durs (silex, grès dur, métal), les gravures comprennent

essentiellement des sillons rectilignes, isolés, diversement regroupés, souvent associés

en faisceaux parallèles ou convergeants, pouvant se recouper perpendiculairement en

grilles. D'autres figures, à caractère symbolique, apparaissent çà et là: cruciformes,

étoiles, rouelles, carrés, arbalétiformes ou autres. Assez rares sont les figures végétales,

animales ou anthropomorphiques.

Parmi les gravures dérivées du carré ou du rectangle, une place particulière doit être

ménagée à une figure composée de trois enceintes concentriquesà bords parallèles le

plus souvent complétées par la présence de médianes, lesquelles s'interrompent presque

toujours au niveau de l'enceinte centrale, figure qui réalise ce que l'on nomme parfois

"marelle" mais de préférence "triple enceinte" (Fig. 2).

Page 103: Charbonneau Lassay Triple Centre

Fig. 2: triple enceinte typique gravée sur le sol de la Grotte Moreau (Larchant,

77).

A/ HISTORIQUE DES DECOUVERTES DE TRIPLES ENCEINTES

(les chiffres entre parenthèses et en italiques renvoient à la bibliographie)

En 1868, H. Martin présente une note dans les Mémoires de la Société d'Emulation

Scientifique du Doubs, décrivant "une petite grotte dont les parois sont couvertes de

figures gravées profondément" à Ballancourt (Seine-et-Oise, 91) au lieu-dit Le Mont.

C'est la première mention de gravures dans le massif de Fontainebleau.

D'autres découvertes d'abris ornés seront mentionnées à la fin du XIXe siècle mais il

faut attendre Georges Courtry pour effectuer les premières études, et publier en

1904 (18) un relevé des gravures d'une des roches de Souzy-la-Briche (Seine-et-Oise),

parmi lesquelles figure une marelle constituée de trois rectangles concentriques que l'on

peut nommer "triple enceinte" (Fig. 3).

Page 104: Charbonneau Lassay Triple Centre

Fig. 3:

relevé des gravures de la grotte de Souzy-la-Briche par G. Courtry, publié en 1904.

La triple enceinte, bien que rectangulaire et ne possédant qu'une médiane

partielle, est parfaitement identifiable.

En 1909, E.-C. Florance fait remarquer la similitude existant entre cette marelle et la

gravure figurant sur une pierre découverte à Suèvres en 1849 et déposée dans la cour du

château de Blois, ainsi qu'à celle gravée sur un cachet d'oculiste gallo-romain trouvé à

Villefranche-sur-Cher en 1860.

Auguste Mallet, qui découvrit et étudia plusieurs abris gravés en vallée de l'Essonne

vers la fin de la même époque, interprètera en 1910 la triple enceinte de Souzy-la-

Briche comme étant le plan d'un dolmen, celui de Janville tout proche, et attribuera les

gravures de l'abri au Néolithique (32).

Un peintre canadien fixé à Montigny-sur-Loing, Frédéric Ede, cherchant un motif

d'aquarelle en forêt de Fontainebleau, découvre au Mont Aiveu en 1911 une roche-abri

couverte de gravures parmi lesquelles figurent deux triples enceintes gravées

verticalement (Fig. 4) qu'il rapproche de celles signalées par E.-C. Florance (21).

Passionné par ces gravures rupestres, F. Ede découvrira de nombreux autres abris ornés,

étendant les connaissances en ce domaine vers le sud de la forêt et la région de Larchant

(77).

Page 105: Charbonneau Lassay Triple Centre
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Fig. 4: les deux triples enceintes du Mont Aiveu (forêt de Fontainebleau, 77).

Le comte de Saint-Périer, châtelain de Morigny près d'Etampes relate en 1912 la

découverte d'une roche à pétroglyphes à Molineux (91) dans laquelle il décrit des

quadrillages qui, à son avis, ne sont que des jeux. Ce n'est que bien plus tard que deux

de ces quadrillages seront reconnus comme étant des triples enceintes (47). De même G.

Courtry publie en 1912 une étude dans laquelle il ne voit dans les marelles, lui aussi,

qu'un jeu.

Vers 1917-1918, Georges Lasserre effectue des recherches dans la région de Milly-la-

Forêt et découvre au sud-ouest de Moigny-sur-Ecole une cavité qui sera baptisée "La

Roche au Violon" en raison d'une gravure très profonde évoquant la forme de

l'instrument de musique. Mais ce n'est qu'en 1976, lors de l'étude de la grotte par une

équipe du GERSAR, que parmi l'ensemble des gravures de l'abri sera observée une

triple enceinte, incomplète du fait de la desquamation de la roche, mais certaine(34).

Vers 1948, fouillant une grotte de Nanteau-sur-Essonne (77), James Baudet décrit une

triple enceinte sous un remplissage archéologique constitué par des industries à bifaces.

Au terme de nombreuses publications, trop souvent incomplètes, cet auteur verra dans

la triple enceinte une figure préhistorique qu'il fait remonter à l'extrême fin du

Paléolithique et qu'il considère comme commune à Fontainebleau dans les phases

graphiques mésolithiques et néolithico-protohistoriques (1-2). Il lance d'ailleurs un

appel aux préhistoriens, ethnologues et historiens pour lui communiquer des

renseignements au sujet de la "marelle", accompagnant cette demande d'un croquis de

triple enceinte (3).

Quant à Henri Poupée, il reconnaît que cette figure se retrouve à différentes époques,

même au Moyen-Age (46).

Dans les mêmes années, Jean Poignant se passionne à son tour pour les gravures de

Fontainebleau, et le 12 mars 1949, alors qu'il examine le plafond de l'Auvent des

Page 107: Charbonneau Lassay Triple Centre

Maréchaux au Coquibus (Milly-la-Forêt, 77), son fils Pierre revient en courant d'une

exploration. Il vient de découvrir, toute proche, une cavité qui dépassait en richesses

toutes les cavités connues du père: la Grotte du Cavalier, qui doit son nom à une gravure

de cheval monté par un personnage portant heaume, écu et épée (45). Parmi les très

nombreuses gravures qui couvrent les parois, se trouve, réalisée sur une partie

plafonnante, une superbe triple enceinte (Fig. 5).

Fig. 5: triple enceinte plafonnante de la Grotte du Cavalier (Milly-la-Forêt, 91).

En septembre 1950, le même Jean Poigant découvre à la Roche au Diable (Larchant, 77)

la Grotte Moreau, nommée ainsi du fait d'un graffiti figurant à l'entrée (45), cavité où

cinq triples enceintes sont gravées (Fig. 2).

Les compagnons du GAL (Groupe Archéologique de Lardy, 91) relatent en 1972, sous

la plume de Raymond Mouret (33), la découverte par Louis Martin du Trou Martin,

grotte gravée du Rocher Billard à Auvers-Saint-Georges (91), dans lequel une très belle

triple enceinte voisine, en traits de la même facture, avec des motifs d'inspiration

médiévale.

Louis Girard trouve et décrit en 1973 l'abri Leuillet à Boissy-aux-Cailles (77) (27), très

richerment décoré et où figure, au plafond là encore, une gravure de triple enceinte

assortie de la date de 1656, de facture très similaire.

En mai 1974, Jean Galbois, président du Groupe Archéologique de Fontainebleau

(GARF), expose en public le résultat des recherches menées par son groupe dans le

massif de Fontainebleau en ce qui concerne les gravures (20). 400 sites sont fichés, dont

64 à Larchant (77). Il précise que les "marelles" y sont très nombreuses et pose la

question de la signification de cette figure que l'on retrouve "dans la vallée du Nil

depuis 3850 BP, chez les Romains, aux Indes du XIIIe siècle ou dans les églises du XIIe

avec chaque fois une symbolique différente".

En 1974 toujours, Gilles Tasse présente une thèse, qui ne sera publiée qu'en 1982,

consacrée aux Pétroglyphes du Bassin Parisien, utilisant tout particulièrement une

grande nouveauté, des moyens informatiques (50). Parmi les relevés de 50 abris gravés

choisis arbitrairement figurent plusieurs triples enceintes. De cette thèse, qui conclura

Page 108: Charbonneau Lassay Triple Centre

que "les gravures les plus usées ont des chances d'être les plus anciennes", il sera

surtout retenu des mesures statistiques concernant justement l'usure des gravures mais

aussi d'autres facteurs, mesures qui serviront de comparaison dans l'étude des triples

enceintes qui sera effectuée plus tard (6).

L'année 1975 voit tout d'abord la fondation du Groupe d'Etude, de Recherche et de

Sauvegarde de l'Art Rupestre (GERSAR) par Christian Wagneur, Jean Galbois, Gérard

Nelh, Bernard Quinet, Alain Sénée, Pierre Thorant et Jean Poignant (45). Leur domaine

d'étude dépassera largement le massif de Fontainebleau, mais la triple enceinte

constituera l'une de leurs préoccupations importantes.

Ce groupe participe à l'organisation d'une exposition et surtout d'un colloque sur les

gravures de Fontainebleau qui aura lieu du 17 au 19 mai 1975. parmi les interventions,

il faut remarquer celle de Christian Wagneur durant laquelle il effectuera une synthèse

sur la diffusion de la triple enceinte à travers le monde (53), mais ne s'étendra pas sur

ses aspects dans le massif de Fontainebleau.

Par la suite, le GERSAR publiera dans son bulletin de nombreux articles dans lesquels

sont citées ou décrites diverses triples enceintes du massif ou d'ailleurs. Pour s'en tenir à

celles de Fontainebleau, il faut retenir:

1976: Philippe Ronceret découvre dans les Côtes de Courances (Coquibus, Milly-la-

Forêt, 91) plusieurs abris gravés dont un contient une triple enceinte noyée dans un

ensemble de sillons.

1977: le GERSAR dans son étude de la Roche au Violon (Moigny-sur-Ecole, 91) relève

une triple enceinte incomplète du fait de desquamation de la roche, mais certaine. Une

autre étude (22) montre un abri du parc d'Augerville (Orville, 45) où sont présentes

quatre triples enceintes (Fig. 6).

Fig. 6: les quatre triples enceintes du Parc d'Augerville (Orville, 45). Relevé:

GERSAR 1973.

1977 toujours: E. Boeda publie dans Gallia-Préhistoire les relevés de l'abri des

Louveries (Saclas, 91) dans lesquels figure une belle triple enceinte (16).

1978-1979: plusieurs triples enceintes sont décrites par le GERSAR en forêt de

Fontainebleau (77): celle de l'abri de la Vente Franchard, les deux du Mont Aiveu déjà

observées par Frédéric Ede en 1911 (Fig. 4), et les deux gravées dans des abris aux

Couleuvreux (23, 24, 25).

Page 109: Charbonneau Lassay Triple Centre

1980: Pierre Thorant, publiant sur les abris du Fond de la Vallée (Buthier, 77), relève

une double enceinte dans l'abri F (51). Photographiée en lumière rasante quatre ans plus

tard, une troisième enceinte, centrale, apparaîtra sur les clichés (Fig. 7).

Fig. 7: triple enceinte de l'abri F du fond de la Vallée (Buthiers, 77), photographiée

en lumière rasante.

1983: le GERSAR publie le relevé d'un abri fraîchement découvert par Pierre Warcolier

au Bois Vaublas (Le Vaudoué, 77), où figure une triple enceinte aux médianes

prolongées jusqu'au centre et donc formant une croix. Dans la même publication

l'inventeur de l'abri pense que, si la croix de la triple enceinte n'est pas effectivement

tracée, c'est qu'elle y est virtuellement présente (26) et, s'appuyant sur un document

maçonnique dont il ne donne pas les références, y voit les reférences d'une Jérusalem

céleste, du moins une démarche intériorisée...

1984: ayant pris connaissance par les confrère du GERSAR de l'existence de 65 triples

enceintes dans le massif de Fontainebleau, nous abordons leur étude en les visitant

toutes, les relevant chacune sur polyéthylène et les photographiant. Un premier article

est publié (6), d'analyse portant sur leurs paramètres morphologiques, leurs variations

graphiques, leur répartition géographique et leur orientation, leur inclinaison, leur usure,

leurs possibilités ludiques pour définir leurs caractéristiques principales. Nous

concluons qu'il s'agit d'une population de gravures relativement récentes, à contenu

principalement symbolique et proposons une datation qui pourrait ne pas remonter au-

delà du Moyen Age. Ce travail sera détaillé et complété plus bas.

1985: Georges Nehl publie un article sur la Grotte du Renardeau (Rocher Chambos,

Valpuiseau, 91) dans les relevés duquel figurent deux triples enceintes (39).

Page 110: Charbonneau Lassay Triple Centre

1986: Alain Bénard et Alain Senée (12) décrivent une triple enceinte au Fond de Saint-

Martin (Gironville-sur-Essonne, 91), et Georges Nelh (40) une autre à la grotte

Boussaingaut (Boigneville, 91).

1987: Bénard et Senée (12) relèvent deux triples enceintes dansd l' Abri des Rochers

(Saint-Sulpice-de-Favières, 91).

1988: depuis notre étude de 1984, seize nouvelles triples enceintes sont venues

compléter l'inventaire; une nouvelle étude relate les modifications éventuelles apportées

statistiquement à leurs caractéristiques mais les conclusions ne seront pas très

différentes (7).

De 1989 à 1997, au moins sept autres triples enceintes seront découvertes mais n'ont pas

encore été intégrées dans l'étude (13, 14, 19, 29, 31, 56).

B/ ETUDE DES TRIPLES ENCEINTES DU MASSIF

La question de la signification de la triple enceinte a été posée dès le début des

premières découvertes dans le massif. Quelques hypothèses ont été évoquées au cours

de l'historique: jeu, plan d'un dolmen, symbole chrétien ou maçonnique. Bien d'autres

hypothèses furent proposées de bouche à oreille. James Baudet par exemple prétendait

qu'elles étaient orientées, non pas vers le nord actuel, mais vers le nord de l'époque où

elles avaient été tracées et situait leurs réalisations les plus anciennes à un Paléolithique

plus ou moins précis en fonction de l'écart d'angle entre les deux directions, tout en

affirmant sa présence, selon les fouilles, jusqu'à la protohistoire.

Mais avant de comprendre "pourquoi", il était important de savoir "comment".

Pour approcher la problématique de la triple enceinte, nous avons pensé que l'analyse

des conditions dans lesquelles on la trouvait, de la façon dont elle était répartie, placée,

gravée, orientée, usée, ou dans quel contexte elle se présentait permettrait de fournir des

renseignements susceptibles d'apporter des éléments de compréhension. C'est donc par

un abord archéologique et statistique que nous avons entrepris une enquête portant sur

80 de ces figures dont nous avions connaissance.

Chaque triple enceinte a été localisée, mesurée, relevée sur calque et photographiée. Sa

situation dans l'abri, sa disposition, la pente du panneau où elle était gravée, son

orientation géographique, les variations de sa morphologie, la facture, la profondeur et

l'usure de ses traits ont été notés. Un tableau-inventaire résumant les principaux

paramètres de toutes ces triples enceintes a été publié dans Art Rupestre (6 et 7).

DEGRE DE CERTITUDE

Une triple enceinte est certaine lorsqu'elle est complète, comprenant donc trois

enceintes, carrées ou le plus souvent rectangulaires, et quatre médianes s'interrompant

presque toujours au niveau de l'enceinte centrale. Ainsi 42 triples enceintes de la série

étaient complètes.

Certaines figures sont incomplètes, car partiellement usées ou desquamées, ou

inachevées, ou surchargées d'autres gravures mais la finalité en semble bien

indiscutable: 34 triples enceintes, malgré leurs manques, pouvaient être ainsi qualifiées

de certaines.

Enfin six figures soit mal dessinées, soit dont une enceinte manquait du fait de

surcharges, ont été retenues comme vraisemblables et intégrées à l'étude. Par contre un

certain nombre de figures malformées ou trop mal dessinées que nous nommons

"fausses triples enceintes" ont été éliminées. Il est cependant possible que, parmi ces

Page 111: Charbonneau Lassay Triple Centre

dernières, une intention du graveur de réaliser une triple enceinte ait été réelle mais le

dessin fort mal compris.

REPARTITION GEOGRAPHIQUE

Les 80 triples enceintes retenues pour l'étude se répartissent assez bien dans le massif de

sables et grès de Fontainebleau, suivant en cela la densité des abris gravés (Fig. 8):

Fig. 8: répartition des triples enceintes dans le massif de Fontainebleau (carrés

noirs) et des abris ou groupes d'abris gravés (points noirs).

La présence de 18 triples enceintes sur la commune de Larchant est à mettre en relation

avec la quantité d'abris gravés répartis sur le territoire de cette commune, la plus riche

du massif puisque 105 y ont été dénombrés. Initialement, cette concentration nous avait

étonnés et nous avions tenté de mettre en relation la triple enceinte avec le pèlerinage

médiéval à Saint-Mathurin, où étaient menés "les possédés, les épileptiques, les

déments, les femmes même dans lesquelles le démon de méchanceté avait élu domicile,

tous ceux enfin qui étaient malades de corps ou d'esprit..." (C. Olivier Edwards,

1933,Grandeur et décadence de Saint-Mathurin de Larchant, H. Didier, Paris, p. 8).

Nous imaginions ainsi de pauvres pèlerins conduisant un des leurs à la Collégiale,

s'abritant dans l'une ou l'autre des nombreuses cavités présentes à proximité du village

et y gravant, horizontalement donc face au ciel, un symbole de demande de protection

aux puissances supérieures (6). Cette hypothèse a beaucoup perdu de sa crédibilité

lorsqu'un deuxième lot de triples enceintes nous a fait mieux recentrer la répartition de

cette figure vers les vallées de l'Ecole et de l'Essonne (7).

FACTURE DU TRAIT, USURE

Page 112: Charbonneau Lassay Triple Centre

Comme l'essentiel des gravures du massif, et à l'exception d'une figure réalisée par

martelage ou de quatre autres trop usées pour laisser apparaître leur technique

d'exécution, toutes les autres ont été effectuées par frottement d'un objet dur creusant

des sillons plus ou moins rectilignes, étroits ou larges, superficiels ou profonds, aux

bords réguliers et aux extrémités le plus souvent effilées. L'homogénéité du trait de la

gravure est à noter, bien que l'enceinte extérieure soit volontiers plus large et profonde.

Certaines triples enceintes ont été plus ou moins partiellement regravées en traits plus

épais, ou certains de leurs traits utilisés dans la constitution d'une figure voisine ou

superposée.

Une moyenne de la largeur des traits a été déterminée pour chaque triple enceinte après

mesure des largeurs minima et maxima. L'ensemble des moyennes a été réparti en

classes empruntées et comparées à celles de G. Tasse (50):

L'essentiel des triples enceintes est donc gravé en traits dont la largeur moyenne est

inférieure à 1 cm et entre dans la catégorie des gravures fines à moyennes, des traits

plus épais étant moins fréquents que sur un ensemble indistinct de gravures.

L'usure des traits a été appréciée selon les critères utilisés par G. Tasse, montrant que les

triples enceintes sont surtout d'usure faible à moyenne, donc un peu moins usées que

dans l'ensemble témoin:

Par ailleurs le degré d'usure d'une gravure dépend de son exposition aux intempéries ou

aux passages d'êtres vivants, en particulier lorsqu'elles sont situées sur le sol d'un abri.

Cette exposition a été appréciée, toujours selon les critères de G. Tasse, montrant que

les triples enceintes sont nettement plus exposées:

Exécutées en traits fins à moyens donc aptes à disparaître plus rapidement, les triples

enceintes seraient donc un peu moins usées tout en étant plus exposées et semblent donc

appartenir à une population de gravures relativement plus jeune. VARIATIONS GRAPHIQUES ET ASSOCIATIONS

Page 113: Charbonneau Lassay Triple Centre

Une rigueur modérée semble avoir présidée à l'élaboration de ces gravures. Le plus

souvent rectangulaires, la forme carrée y est plus rare avec seulement 8 cas. Des

maladresses sont responsables d'irrégularités de concentricité des enceintes ou d'absence

de parallélisme des côtés avec de nombreux graphiques en trapèze voire en losange. De

même des variations de proportions des enceintes peuvent s'observer, certaines

enceintes centrales étant très grandes, ou au contraire franchement plus petites, ou

certaines enceintes médianes non toujours équidistantes des deux autres. Toutes ces

variations semblent liées au fait que les gravures étaient tracées à main levée sur des

surfaces plus ou moins planes et dans des conditions de confort pas toujours idéales. Ce

qui comptait, c'était de représenter une triple enceinte, bien reconnaissable même de nos

jours.

Certains détails viennent parfois compléter le schéma classique. Quelques médianes se

prolongent légèrement dans l'enceinte centrale, ce qui paraît lié à une relative

imprécision du geste du graveur. Très rarement ce prolongement aboutit à la formation

d'une croix centrale, mais lorsque celle-ci se trouve présente, dans plusieurs cas elle

paraît avoir été gravée secondairement comme le prouve le manque d'alignement

rigoureux avec les médianes dans 4 cas. Tentative de christianisation secondaire?

La présence de diagonales est exceptionnelle ou incomplète et douteuse, celle d'une

cupule centrale rare (3 cas), celle de cupules creusées aux angles unique.

Des figures de même facture de trait ou de facture différente sont parfois associées:

carré, rectangle, triangle, grille complexe, double enceinte.

Très particulière est la présence ou l'association avec la marelle simple, carré orné de

ses diagonales à la façon d'un drapeau anglais (Fig. 9). Ainsi 30 triples enceintes se

trouvent en présence de cette marelle sur le même panneau, soit 37,5 %. Si des

relations, déjà observées ailleurs, existent entre ces deux figures, elles paraissent réelles

mais restent encore mal expliquées.

Fig. 9: association d'une marelle simple et d'une triple enceinte (Massif de la Dame

Jouane, Larchant, 77.

DIMENSIONS

Page 114: Charbonneau Lassay Triple Centre

Par souci de simplification, seule a été étudiée la plus grande longueur de chaque triple

enceinte. Celles-ci se répartissent entre 9 et 40 cm avec un maximum entre 16 et 18 cm.

Plus de 90 % se situent entre 12 et 26 cm (Fig. 10).

Au-dessous de 9 cm, il devient techniquement peu facile de graver une figure complexe

comme la triple enceinte. Au dessus de 30-35 cm, la difficulté est de trouver une surface

suffisamment grande, plane et de préférence non gravée. Par ailleurs ces dimensions,

compte tenu de tout autre facteur, sont compatibles avec celles d'un jeu.

Fig. 10: histogramme de répartition de la plus grande longueur de 80 triples

enceintes

ORIENTATION GEOGRAPHIQUE

Un grand axe est facilement déterminé pour une figure rectangulaire. Pour les figures

carrées, lorsque l'une des médianes n'était pas personnalisée par un prolongement et

même une gravure d'étoile, l'axe le plus proche du nord a été choisi. Ainsi l'orientation

de chaque figure par rapport au nord magnétique 1983-1987 a été mesurée, y compris

lorsqu'elles étaient plafonnantes (Fig. 11). Seule une triple enceinte gravée sur une paroi

verticale n'a pas été prise en compte.

Page 115: Charbonneau Lassay Triple Centre

Fig. 11: orientation par rapport au nord magnétique du grand axe de 79 triples

enceintes.

Les orientations se répartissent donc assez bien dans toutes les directions et les triples

enceintes ne présentent pas d'orientation privilégiée (le maximum apparent entre 320° et

350° n'est pas statistiquement significatif).

PLANEITE ET INCLINAISON

Les graveurs semblent bien avoir recherché des surface relativement planes, puisque 14

triples enceintes seulement se trouvent sur des surfaces plus ou moins convexes,

concaves ou irrégulières.

La recherche de plan proche de l'horizontale est aussi un élément du choix des graveurs.

Il a en effet été mesuré l'angle de la plus grande pente (Fig. 12) d'où il ressort que 60

triples enceintes (75 %) sont gravées sur un plan inférieur à 20 % par rapport à

l'horizontale et que 7 seulement sont plafonnantes.

Page 116: Charbonneau Lassay Triple Centre

Fig. 12: histogramme de répartition des angles de plus grande pente des triples

enceintes.

Une confirmation de cette notion est fournie en comparant la situations des triples

enceintes avec celle des gravures observées par G. Tasse (50):

POSSIBILITES LUDIQUES

Que le schéma de la triple enceinte ait été utilisé comme support à un jeu de pions est

attesté depuis le Moyen Age. Ainsi figure-t-il en 1283 dans le Livre des jeux d'Alphonse

X ou dans le Roman d'Alexandre par Jean de Grise en 1340 et bon nombre de triples

enceintes à travers le monde peuvent ressortir de cette utilisation.

En ce qui concerne les triples enceintes rupestres du massif de Fontainebleau, leurs

dimensions et leur disposition sur des plans proches de l'horizontale pourraient évoquer

aussi la pratique d'un jeu. Cependant ces deux caractères ne suffisent pas à affirmer la

finalité ludique de cette figure.

En effet, la pratique d'un jeu de pions mobiles nécessite une surface sffisamment

horizontale sous peine de voir les pions glisser, et nous admettons qu'au-delà de 10°

d'inclinaison, il serait difficile de jouer. Ainsi seules 39 triples enceintes du massif

conviendraient.

D'autre part il s'agit d'un jeu de réflexion pratiqué à deux personnes, lesquelles doivent

pouvoir s'installer correctement et séjourner à proximité de la figure. Une notion

d'inconfort voire d'inaccessibilité élimine ainsi 15 triples enceintes parmi celles qui

conviendraient. La pratique du jeu n'est donc possible que sur 24 triples enceintes (30

Page 117: Charbonneau Lassay Triple Centre

%) et l'on doit admettre que 70 % de ces figures ont été tracées pour d'autres raisons que

ludiques. Un symbole se camouflerait sous l'aspect d'un jeu?

CARACTERISTIQUES DES TRIPLES ENCEINTES RUPESTRES DU MASSIF

Les 80 triples enceintes rupestres du massif de Fontainebleau étudiées ici constituent

donc un ensemble relativement homogène de gravures:

-Par leur morphologie constituée de trois enceintes emboîtées, rectangulaires plus

souvent que carrées, et de quatre médianes s'interrompant au niveau de l'enceinte

centrale. La quasi-absence de diagonales est à remarquer.

-Par leurs dimensions comprises pour 90 % d'entre elles entre 12 cm et 26 cm.

-Par leur exécution, pour la majorité d'entre elles en traits fins à moyens.

-Par la relative jeunesse de leur population lorsque l'on étudie l'usure compte tenu de

leur exposition.

-Par la recherche comme support de surfaces relativement planes et les plus proches de

l'horizontale, les triples enceintes situées sur des parois surplombantes étant finalement

assez rares (7,8 %).

-Par l'absence d'association constante ou caractéristique avec d'autres figures. Seule est

à souligner l'association fréquente avec la marelle simple que l'on retrouve dans 37,5 %

des cas, de façon encore inexpliquée.

-Par leur absence d'orientation géographique particulière.

-Par l'absence dans 70 % des cas de possibilités ludiques réelles.

De part leurs dimensions et leurs dispositions, les triples enceintes évoquent donc un jeu

mais le plus souvent inutilisable en tant que tel. Des raisons symboliques ont donc très

certainement présidées à leur élaboration.

POSSIBILITES DE DATATION

Une datation stratigraphique mettant en relation directe une gravure de triple enceinte et

un niveau archéologique précis eût constitué un élément de datation majeur qui n'a, en

fait, jamais été observé dans le massif.

Pourtant James Baudet a décrit une triple enceinte "sous un remplissage constiué par

une industrie à bifaces" (2) dans une grotte de Nanteau-sur-Essonne (91) qu'il avait

fouillée en 1948, cavité inventoriée par le GERSAR sous le nom de Moulin Roisneau 3.

En compagnie de Jean Poignant, nous nous y sommes rendus en 1984 et avons bien

retrouvé une triple enceinte, mais gravée sur une banquette rocheuse surplombant très

nettement la fouille de Baudet dont le niveau supérieur était clairement indiqué par la

disparition des lichens recouvrant la paroi. Nulle triple enceinte n'apparaissait dans le

fond de cette fouille, constitué de sable et de blocs rocheux fragmentés (Fig. 13).

Rapprocher une figure gravée en dehors de l'espace fouillé d'un niveau archéologique

nous a paru excessif et ne permettait certainement pas d'attribuer la triple enceinte à un

Paléolithique quelconque, ni à aucun des niveaux observés. Par ailleurs aucune des

affirmations de James Baudet décrivant la triple enceinte comme "commune à

Fontainebleau dans les phases graphiques mésolithiques et néolithico-

protohistoriques" n'a jamais été démontrée dans ses publications.

En pratique, aucune triple enceinte du massif ne peut actuellement être attribuée avec

certitude à la préhistoire.

Page 118: Charbonneau Lassay Triple Centre

Fig. 13: grotte de Moulin Roisneau 3. Le niveau du sol avant la fouille de 1948 est

encore visible du fait de la différence de couleur des lichens de la paroi droite,

gravée et dont la base des gravures disparaissait dans le sable.

D'autre part il ressort de notre étude que les triples enceintes du massif font partie d'une

population de gravures relativement jeunes du fait de leur usure faible à moyenne,

compte-tenu de leur degré d'exposition aux divers agents érodants.

Enfin deux triples enceintes se distinguent par la présence d'éléments permettant de les

situer chronologiquement. La première est celle du Trou Martin à Villeneuve-sur-

Auvers (91) qui est gravée dans un ensemble de même facture où l'on reconnaît un

personnage casqué et muni d'une lance, un écu à croix de Savoie, un fer à cheval et trois

croix latines cupulées, contexte évoquant assez clairement l'époque médiévale (Fig. 14).

Page 119: Charbonneau Lassay Triple Centre

Fig. 14: triple enceinte du Trou Martin (Villeneuve-sur-Auvers, 91) et son contexte

médiéval.

La deuxième triple enceinte, gravée au plafond de l'abri Loeuillet à Boissy-aux-Cailles,

est accompagnée du millésime de 1656 ou 1658 (Fig. 15).

Fig. 15:

triple enceinte de l'Abri Loeuillet (Boissy-aux-Cailles, 77) et le millésime

l'accompagnant.

Loin d'être définitivement décisif et sous réserve de découvertes ultérieures, un faisceau

d'arguments converge donc vers une origine historique des triples enceintes rupestres du

massif de Fontainebleau et nous accepterions l'idée qu'elles aient été gravées à l'époque

médiévale.

PLACE DES TRIPLES ENCEINTES DE FONTAINEBLEAU

Page 120: Charbonneau Lassay Triple Centre

Dans une périphérie plus ou moins lointaine du massif de Fontainebleau, un certain

nombre de triples enceintes sont gravées sur des monuments, des églises, des châteaux

ou dans les milieux carcéraux.

La première, découverte par Christian Wagneur, se trouve à l'hospice Saint-Séverin de

Château-Landon (77), gravée à 4 m de hauteur sur un pilier de la chapelle de la Vierge,

bâtie au XVIe siècle. Retaillée et abrasée, cette triple enceinte semble avoir été tracée

sur un bloc de pierre du chantier, vraisemblablement à titre de jeu, avant que le bloc ne

soit taillé et mis en forme pour la construction puis mis en place dans l'appareil du pilier

(Fig. 16). Le fait d'avoir laissé la triple enceinte apparente procède-t-il d'une intention

particulière? Superstition, demande de protection, prophylaxie, apotropaïsme?

Fig. 16: Christian Wagneur devant la triple enceinte de Château Landon (77).

Le même phénomène se retrouve sur un pilier du caquetoir de l'église de Chatenoy (77),

du XIIe siècle, où une triple enceinte finement gravée puis abrasée et recoupée peut

s'observer.

A proximité des ruines de l'église de Yèvres-le-Châtel (45), terminée au début du XIIIe

siècle puis saccagée durant les guerres de religion, se trouve un calvaire sur une marche

duquel une demie triple enceinte est gravée. Un réemploi des pierres de l'église a

certainement été effectué pour construire ce calvaire, et là aussi la triple enceinte a été

laissée apparente.

Dans l'allée centrale dallée de l'église romane de Rumont (77) se trouve gravée au sol et

usée par le passage et les desquamations une triple enceinte incomplète mais certaine.

Le château de Blandy-les-Tours (77) recèle deux triples enceintes. L'une, complète, se

trouve gravée verticalement sur un crépi intérieur de la tour des Gardes, près d'une

fenêtre aménagée au XVIe siècle à l'emplacement d'une ancienne meurtrière. L'autre,

incomplète et seulement vraisemblable, est gravée sur la face supérieure d'un banc de

pierre situé, lui aussi, près d'une ancienne meurtrière aménagée. Sa disposition au milieu

du banc fait penser à un jeu.

Une borne en grès d'une rue d'Etampes (91), autrefois plantée dans une dépendance du

Palais Royal et actuellement déposée au musée local, supporte une grande triple

enceinte gravée verticalement.

Page 121: Charbonneau Lassay Triple Centre

Dans les souterrains de Provins (77), qui servirent de carrière de terre à foulon au

Moyen Age, trois triples enceintes sont gravées verticalement et ont été

photographiées (54).

Plus lointaines, trois triples enceintes sont figurées dans les cachots du palais synodal de

Sens (89), construit au XIIIe siècle sous le règne de saint Louis. Si l'une est tracée au sol

en un endroit recevant un rai de lumière par un soupirail et fait penser à un jeu, les deux

autres sont gravées verticalement sur le mur d'un autre cachot.

Plus lointaines encore seraient les triples enceintes gravées sur les rebords de caquetoirs

de l'église d'Escolive-Sainte-Camille (89) (XIe-XIIe siècles), de plusieurs églises

romanes de la forêt d'Othe (Moussey et Saint-Aventin, 10) ou celle gravée à une époque

indéterminée sur un polissoir néolithique entreposé dans la cour du musée des Beaux-

Arts de Troyes (10).

Plus au sud, dans le bassin de la Loire, de nombreuses triples enceintes, qui ne seront

pas détaillées ici, sont figurées sur bâtiments ou églises, d'autres sont gravées sur des

églises normandes, d'autres dans la Creuse, d'autres dans l'Est à Notre-Dame-de-l'Epine

près de Châlons-en-Champagne ou à Marmoutiers en Alsace... Quelques-unes sont

indatables, mais la plupart se trouvent sur des bâtiments médiévaux.

Les triples enceintes rupestres du massif de Fontainebleau se trouvent donc entourées

d'un halo, peut-être clairsemé ou lointain mais réel, de triples enceintes gravées sur des

monuments. Doit-on isoler les premières et séparer ces deux lots? Il semble plus logique

de penser que des intentions similaires ont présidé à leur élaboration, indépendamment

du support sur lequel elles ont été gravées: monuments pour les unes, rochers de grès

pour les autres. Tout se passe comme si les parois des abris gravés du massif, bien que

supportant des gravures remontant souvent à la préhistoire, n'avaient fait que relayer

l'absence de monuments pour recueillir des triples enceintes -ou d'autres symboles- que

l'on ressentait le besoin de figurer.

De plus, parmi les triples enceintes périphériques régionales citées ici et hormis celle,

indatable, gravée sur un polissoir, toutes sont attribuables à une époque qui s'étend du

XIe au XVe siècle et peuvent être qualifiées de médiévales. Il serait alors peu logique

d'isoler chronologiquement les triples enceintes rupestres de leurs consoeurs

environnantes en leur attribuant des datations notoirement plus anciennes,

préhistoriques par exemple.

APPORTS A LA COMPREHENSION DE LA TRIPLE ENCEINTE

Qu'elle soit réalisée sur la roche d'un abri gréseux ou sur un monument, la triple

enceinte est une figure assez stéréotypée. malgré ses dimensions et la recherche de

surfaces proches de l'horizontale compatibles avec un jeu, ses possibilités ludiques ne

sont réelles que sur 30 % des triples enceintes du massif de Fontainebleau. Dans tous les

autres cas elle se présente comme une figure symbolique du fait de l'impossibilité de

l'utiliser réellement comme support à un jeu.

Symbole d'appartenance à une société secrète? Les trois enceintes emboîtées peuvent

représenter les trois stades d'initiation que comportent souvent une telle société:

candidat, initié puis maître. les quatre médianes correspondraient aux quatre chemins ou

séries d'épreuves subies par les membres pour s'intégrer à la société ou pour accéder au

stade supérieur, et peuvent donc s'interrompre une fois parvenues à l'enceinte centrale:

le maître est, et n'a nullement besoin d'être éprouvé. Citons les Templiers, les Francs-

maçons, les Compagnons, d'autres encore... Le problème est qu'aucune société secrète,

dont les symboliques ont souvent été publiées, n'a encore revendiqué ce symbole de

façon bien claire!

Page 122: Charbonneau Lassay Triple Centre

Figure didactique destinée à enseigner la façon de dessiner un pentagone par exemple?

Une étude d'Hervé Poidevin est assez convaincante à ce sujet, mais ne s'applique que

dans le cas de la pierre de Suèvres, exposée aujourd'hui près de l'église Saint-Lubin de

la commune. On imagine mal utiliser pour cela une triple enceinte plus ou moins bien

tracée parmi un ensemble gravé souvent confus dans une cavité souvent étroite, mal

éclairée et au plancher irrégulier. Mais le symbole didactique demeure et pourait

s'apparenter à un signe de reconnaissance de Compagnons bâtisseurs par exemple.

Figure apotropaïque destinée à demander une protection aux instances supérieures?

Malgré l'existence de triples enceintes du massif très inclinées voire plafonnantes, nous

avons noté que 75 % de ces figures étaient gravées sur des plans inférieurs à 20 %, c'est-

à-dire plus ou moins proches de l'horizontale. Si le carré symbolise classiquement la

terre chargée de ses pauvres humains et le cercle les puissances célestes, les disposer

face à face, le carré regardant le ciel, peut-être interpréter comme une invocation ou

demande de protection des premiers aux seconds. Mais pourquoi trois enceintes

lorsqu'un seul carré suffirait? De plus cette notion d'horizontalité n'est pas respectée

lorsque les triples enceintes sont figurées verticalement sur des murs de Sologne, ou

réutilisées et disposées de façon apparente dans des façades comme s'il s'agissait

d'invoquer une protection.

En fait, l'abord archéologique entrepris dans l'étude des triples enceintes rupestres du

massif de Fontainebleau apporte certes un abondant matériel d'étude concernant cette

figure mais fournit peu d'explications quant aux motivations qui ont amené les graveurs

à l'exécuter. Il n'en reste pas moins que ces données sont objectives et devront être

intégrables dans toute tentative de proposition de signification de cette figure qui

continue à questionner bien des chercheurs.

D'autres angles d'abord doivent être envisagés -et sont en cours de réalisation- comme

l'étude des documents historiques occidentaux, particulièrement ceux du Moyen Age,

période qui apparaît de plus en plus à certains chercheurs comme probable quant à

l'utilisation du symbole de la triple enceinte, ou comme l'étude des documents orientaux

tant il est vrai que l'on doit rapprocher cette figure de certains motifs peints sur tankas

tibétains (Fig. 17), ou du plan de l'un des temples d'Angkor par exemple, et que les

relations culturelles et spirituelles entre Occident et Orient à des époques éloignées sont

encore bien mal connues. Les routes de la soie n'étaient-elles que commerciales?

Page 123: Charbonneau Lassay Triple Centre

Fig. 17: Kalachakramandala contemporaine.

NOTE de l'introduction:

(1) François Beaux écrivit de nombreux articles sur les gravures rupestres des forêts

domaniales de Fontainebleau et de Larchant. Il est également l'auteur de la mise en

valeur et de l'inventaire des gravures rupestres du Queyras, membre du conseil

d'administration des Amis de la Forêt de Fontainebleau et ancien responsable de la

revue La voix de la forêt.

ELEMENTS BIBLIOGRAPHIQUES:

1. BAUDET James, 1949, Les cavités ornées et les enceintes de S. & O. et S. & M.,

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12. BENARD Alain & SENEE Alain, 1986, Les abris ornés du Fond de Saint-Martin

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Sulpice-de- Favières), Art Rupestre, Bull. du GERSAR N° 28, p. 5-11.

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Art Rupestre, Bull. du GERSAR N° 38, p. 7-18.

15. BENARD Alain 1993b, A propos de la Grotte à la Peinture, note de lecture, Art

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19. DECANTES Pascal, 1993, Les abris ornés du Rocher de Milly, Forêt Domaniale de

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46. POUPEE Henri, 1948, Remarques sur les gravures rupestres et la topographie

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47. SAINT-PERIER René de, 1912, Découverte d'une roche à pétroglyphes à

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48. SCHMIDT Pierre, 1974, Archéologie et gravures rupestres dans le massif de

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49. SENEE Alain & BENARD Alain, 1983, L'abri orné du Puy Sauvage (91, Baulne),

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51. THORANT Pierre, 1980, Les rochers de Roncevaux (77, Buthiers), Art Rupestre,

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52. TOTAL ARCHEOLOGIE, 1975, L'auvent Marie König à Moigny (91), Total

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53. WAGNEUR Christian, 1975, Marelles et triples enceintes, communication au

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Poignant.

54. WAGNEUR Christian, 1995, La mystérieuse triple enceinte, Inventaire, document

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55. WAGNEUR Christian & NELH Georges, 1976, Abris ornés du Coquibus (91,

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56. WAGNEUR Janine & WAGNEUR Christian, 1989, La grotte du Pas des Sangliers

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GERSAR N° 20, p. 33-34.